Alain |
YVES DORION
(mise à jour le 24/02/09)
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Sommaire3-La philosophie de l’imaginaire
1- La théorie des idées Les Entretiens ne portent pas de titre. Les titres ci-dessous sont ceux des leçons. |
2- La politique Les titres ci-dessous sont ceux des leçons, non des Propos.
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3- La philosophie de l’imaginaire Les titres donnés ci-dessous, sauf celui de la leçon se rapportant à l’Introduction, sont ceux qu’a donnés Alain aux chapitres des Dieux
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dans les Entretiens au bord de la mer
(1998)
à Robert Bourgne
en vif souvenir
des leçons d’autrefois
(PREMIER ENTRETIEN)
On peut se demander si le nom d’entretien définit assez clairement la forme dans laquelle l’auteur expose en ces quelques dizaines de pages sa philosophie. Il en a ailleurs et ordinairement pratiqué une autre qui ne s’éloignait guère du propos inventé par lui. Mais cette fois c’est de la forme platonicienne qu’il se rapproche, sans cependant s’y identifier. Ce qu’un entretien vulgaire a de commun avec le dialogue vulgaire c’est l’échange des idées émanant de deux ou de plusieurs points de vue. Il y a là en même temps ce qui les distingue le plus profondément du dialogue platonicien. Lorsque Socrate s’entretient avec Phèdre ou avec Théétète, le lecteur ne rencontre pas une opposition entre le point de vue de ces derniers et celui du philosophe. Socrate n’a pas de point de vue. Le dialogue tient en ceci que Socrate y procède à l’examen impitoyable de la doctrine qui lui est proposée par son interlocuteur. La manière d’Alain est assez proche : ici il y a bien des interlocuteurs qui les uns et les autres exposent des idées, mais leurs réflexions sont convergentes et, sans jamais s’affronter, ils soumettent quelque point à une discussion sereine mais tenace, l’un essayant telle idée, l’autre la saisissant et la prolongeant.
Il serait par conséquent illégitime de prétendre que l’un est le porte-parole de l’auteur, tandis que les autres exprimeraient des doctrines à combattre. Il s’agit plus d’un dialogue intérieur, chacun des intervenants étant en quelque manière le représentant de l’auteur lui-même. Comme Polyeucte ou Auguste ont leurs stances, Alain sans cesser d’être lui-même, réfléchit, se propose des idées et les soumet à l’attention la plus vigilante. Les Entretiens au bord de la mer sont des monologues d’Alain. Ce n’est qu’en apparence que les interlocuteurs sont autres que lui... en même temps que ce n’est qu’en apparence qu’ils sont lui. Lebrun semble être le plus extérieur. Mais, si Alain n’a assurément jamais été polytechnicien, il y a pourtant en lui pour les mathématiques, les sciences et les techniques une part d’aptitude et de goût, qui aurait éventuellement pu aboutir à faire de lui un ingénieur, voire une part de regret de n’avoir pas suivi la carrière du béton armé. Réciproquement Lebrun ne manque pas de philosophie. ça le distingue de ses collègues. Il a reçu les leçons du maître. Le lecteur ne tardera d’ailleurs pas à s’apercevoir qu’il fallait que participât à cet entretien un homme de formation scientifique. Le narrateur, puisqu’il s’exprime à la première personne, parce qu’aussi il est nommé Alain par les autres, donnerait facilement à croire qu’il est l’auteur. Mais il n’est que l’auteur des " petites feuilles " (p. 10), c’est à dire des Propos, tels que la presse quotidienne les publiait. Sans qu’on doive l’assimiler à la part journalistique d’Alain, car il est manifestement aussi professeur de philosophie, il est l’auteur dans sa jeunesse, lorsqu’il n’avait pas encore publié de livre, quoiqu’il fût un professeur réputé, avant la guerre (celle de quatorze dix-huit) car ce n’est pas lui qui l’évoque mais Lebrun, ce qui confirme que celui-ci également est bien une part de l’auteur. C’est un Alain prompt à la polémique philosophique, " trop professeur ", trop politique aussi, même si le temps des Universités populaires est passé. Il est le radical au sens de la fin du XIXe siècle, c’est à dire le républicain sans concession. Ce n’est pas que l’âge permette de déguiser les concessions sous l’apparence flatteuse de la sagesse. Cependant l’auteur est enfin dans le personnage du vieillard par la distance que prend celui-ci à l’égard de la philosophie des écoles en même temps que de la politique : la passion autrefois éprouvée pour les choses de la cité s’est apaisée. L’engagement militant s’est éteint. La raison de cette mutation n’est pas tant la déception que l’exigence philosophique qui situe la pensée politique au niveau où elle est vraiment... et la philosophie au sien ! Il ne faudrait pourtant pas n’identifier l’auteur qu’au vieillard, car celui-ci n’exprime qu’une tendance, qui a elle aussi son excès dans un retrait du monde qui n’est pas le fait de l’auteur en 1929. Il n’est pas encore le vieillard. Quant à la muse de style italien, indice autobiographique, elle n’appartient pas seulement au peintre aux cheveux tout blancs.
Ainsi la pluralité des vrais interlocuteurs, qui éloigne l’entretien du dialogue platonicien, est en même temps ce qui l’en rapproche, puisque c’est une seule pensée qui s’y soumet à l’examen le plus attentif. Le narrateur étant nommé Alain, et l’auteur étant manifestement ailleurs, je me tiendrai pour désigner celui-ci à cette seule qualité. Peut-être puis-je ajouter sans verser dans l’anecdote qu’il y a entre lui et le narrateur la même relation qu’on trouve en certains dialogues entre Platon et Socrate jeune, guidé par un interlocuteur tel que Parménide ou l’Etranger d’Elée, dont le vieillard serait ici en quelque sorte l’analogue. Mais Lebrun l’incarne encore plus jeune et c’est lui qui au cinquième Entretien sera le répondant.
Il n’est nullement indifférent que les entretiens se déroulent au bord de la mer. Ce rivage océanique a beaucoup plus d’importance que n’en ont les rives de l’Ilyssos dans le dialogue de Socrate avec Phèdre. On serait tenté de dire que c’est un hommage de l’auteur à la Bretagne. Mais ce n’est pas l’un de ces goûts dont on ne discute pas qui le portait vers elle ; c’est parce que la mer rend hommage à l’entendement qu’Alain a aimé la Bretagne et choisi ce pseudonyme celtique. Il y a donc un lien intime entre ce qui fait l’objet des entretiens et leur cadre. Sans pouvoir l’expliquer pleinement, il faut cependant tenter de l’éclairer dès à présent en anticipant l’analyse qui va suivre. Une philosophie qui entreprend une " recherche de l’entendement ", comme l’annonce le sous-titre, est une philosophie qui ne cherche plus à saisir un objet quelconque (le monde, l’histoire, l’homme), mais qui s’interroge sur ce qui rend possible de saisir un objet quelconque. Elle ne peut pourtant aboutir qu’à la condition de ne pas le quitter. Tout objet peut être compris : si complexe qu’il paraisse et qu’il soit, l’entendement est capable de le rendre intelligible. Comme le remarquait aussi Einstein, dont la physique sera examinée plus loin, " il n’y a qu’une seule chose au monde qui soit inintelligible, c’est que le monde soit intelligible ". Est-ce miraculeux ? Comment l’entendement rend-il le monde intelligible, telle est la question à laquelle ce livre veut répondre. La référence à Platon n’est donc pas que de seule forme. C’est le fond de la philosophie exposée qui est platonicien. L’auteur écarte deux types de réponse qui, par des voies diverses cependant, aboutissent à chosifier l’entendement. L’une porte au compte d’idées éternelles l’accord du monde et de l’entendement (le spiritualisme), l’autre l’attribue à une nature (le matérialisme). Elles se trompent l’une et l’autre en ce qu’elles attribuent aux idées une raideur et pour tout dire dans les deux cas une réalité, à laquelle peut bien conduire la considération des choses de la terre et de la pierre, mais dont détourne à l’inverse le spectacle de " la mer sans moissons ". C’est pourquoi les Entretiens ont pour cadre un sentier de douanier, le village dans le dos et l’océan en face.
Ce n’est pas seulement de la terre et de ses idées figées dont on se détourne, c’est aussi de la cité. Le narrateur indique dans quelles circonstances il a connu son ami Lebrun. Il n’est nullement anecdotique de renvoyer aux Universités populaires. Comme leur nom l’indique, en un temps où les études secondaires ne concernaient que les enfants des classes aisées, ces initiatives visaient à donner aux ouvriers une formation qui fût plus élevée que celle qu’ils pouvaient atteindre par la simple fréquentation de l’école primaire. La motivation de leurs promoteurs était essentiellement politique : la République, menacée par la conjuration anti-dreyfusarde, avait besoin, pensaient-ils, de cadres prolétaires. Il lui fallait pour les produire le concours de formateurs, bénévoles assurément, mais de haut niveau. Le narrateur, professeur de philosophie, Lebrun, polytechnicien, ont pu se rencontrer dans la fondation d’une Université populaire et nouer d’autant plus facilement une amitié qu’ils agissaient volontairement, animés d’un idéal commun. Ils rêvaient d’un changement politique... qui ne se fit point. Il y a quelque chose de militant dans ces deux personnages, même si au moment des entretiens les Universités populaires ne sont plus de saison et s’ils les considèrent d’un œil critique. Ils n’en demeurent pas moins marqués par un engagement qui visait à changer la cité. Alors qu’ils y ont renoncé, ils ne sont évidemment pas comme s’ils n’y avaient jamais pris part. Les Entretiens vont témoigner, à leur manière, de cet engagement politique passé.
Selon une image qui se rencontre dans Rousseau (Contrat social, I, 5 et au-delà), Comte, Durkheim et beaucoup d’autres auteurs, la société est un corps plus grand, mais qui en tant que tel a sa tête, son estomac, ses membres, bref différents organes entre lesquels existent des liens semblables à ceux qu’on rencontre dans un vivant. Il a sa vie, son activité, marquées par des événements normaux (croissance, digestion, circulation...) et d’autres pathologiques comme ces soubresauts dont il est question ici (p. 9). En première analyse ils s’opposent à des actions plus concertées et plus dirigées, à des changements comme ceux que voulaient les interlocuteurs de ces entretiens, qui eussent été maîtrisés. Cette première réflexion critique n’est pas la plus fondamentale. Elle est d’ordre sociologique. Mais si l’on pousse plus loin la réflexion au sujet des soubresauts, on peut penser qu’ils s’opposent à des changements plus réussis et tout simplement plus réels. Or ce que dit l’auteur est particulièrement pessimiste : de changement maîtrisé et réel il n’y en a point. Tout ce dont sont susceptibles les corps politiques c’est de cette agitation qui saisit certains dormeurs : sans pourtant s’éveiller ils peuvent donner des coups et se les donner à eux-mêmes, se battant, en rêve, contre des moulins à vent. A moins qu’il ne s’agisse d’une agitation d’ivrogne, qui au lendemain ne laisse d’autre trace que la gueule de bois. Il y a donc des révolutions parce qu’il n’y a pas d’évolution volontaire et maîtrisée. Seulement les transformations qu’elles opèrent sont illusoires. Quiconque a participé aux Universités populaires a forcément médité sur la Révolution de 1789 et aussi sur celles du XIXe siècle. Ce mouvement était animé par le souvenir et par l’espoir, à moins que ce ne fût la condamnation, qu’il faisait naître. Toujours est-il qu’après quelques années d’activisme les initiatives étaient retombées.
Le plus important cependant relève de la pédagogie. Le narrateur se fait cette réflexion que les militants qui visaient à éduquer les prolétaires s’y prenaient à l’envers. Leurs cours, fussent-ils de mathématiques, avaient pour objectif de les mener à une analyse politique. Il n’est pas difficile en effet de constater que les prolétaires n’ont pas spontanément une représentation prolétarienne ou simplement véridique du monde. La triste mais incontournable vérité est qu’ils adoptent les points de vue de la classe dominante, de la bourgeoisie qui les exploite. C’est ce que Marx explique remarquablement dans l’Idéologie allemande (in Philosophie, Folio, pp. 338-339). Ceux qui assistaient à ces cours n’avaient donc aucun souci d’autre chose que de politique. Il fallait leur expliquer qu’ils avaient raison d’être républicains. Mais ces Universités populaires ne pouvaient réussir à faire des prolétaires des intellectuels. Le verdict est sans appel. Elles péchaient par succomber à la tentation d’éviter un détour. Elles voulaient aller tout droit au but, sans se rendre compte qu’en faisant l’économie d’une réflexion plus profonde elles allaient contre leur but. Qu’est-ce qui distingue une idée de gauche d’une idée de droite ? Si l’un est pour la liberté et l’égalité, tandis que l’autre est pour l’ordre et la tradition, ni les idées de l’un ni celles de l’autre ne valent qu’on meure pour elles, ni qu’on se fasse mutuellement la gueule pour elles. Si les valeurs s’opposent entre elles, le choix de celles-ci plutôt que de celles-là relève de la subjectivité : c’est de naissance ou sous influence qu’on est d’un côté ou de l’autre, mais ça ne se discute pas. Donc ça n’a pas de sens. La seule conclusion à tirer de là est que chacun doit avoir le droit de prier ses pénates devant son petit autel domestique, pourvu qu’il n’importune pas les autres.
Aller au fondement des valeurs est une toute autre affaire. Cela exige de prendre départ et appui sur ce que peut réellement penser chacun. Car la pensée ne vaut que par son mouvement propre. Ce qui fait la valeur d’une pensée ce n’est pas qu’elle est conforme à tel idéal plutôt qu’à tel autre, qui ne lui serait préféré que par des raisons subjectives. C’est qu’elle est le produit d’un mouvement véritable de la pensée, de l’esprit ou de l’entendement, comme on voudra dire. Ce n’est donc pas par en haut qu’elle doit être formée, mais par en bas. Il faut partir des conditions d’activité et d’existence. Il est inutile d’enseigner aux ouvriers de belles et bonnes idées. Il faut les amener à porter un jugement sur leurs propres pensées, leur faire découvrir ce qu’il y a en elles d’erroné, les amener à les redresser par eux-mêmes. Une pensée vraie n’est pas celle qui vient combler une lacune, remplacer l’ignorance par le savoir. C’est celle qui vient redresser une erreur. Il faut partir de ce que savent ceux auxquels on s’adresse pour les amener plus haut. Si ce sont des prolétaires, ils savent essentiellement un métier, une pratique professionnelle. C’est sur celle-ci qu’il faut les amener à réfléchir. Ainsi un maçon a une pratique du ciment. Elle est propre à faire naître en lui une réflexion de nature scientifique et à le porter vers le concept d’atome. C’est un mauvais choix que de lui enseigner Démocrite, l’abstraction du dernier et plus petit élément constitutif du réel. Le bon choix eût été de passer par la prise du ciment. Comment sa pâte d’abord liquide peut-elle si rapidement se figer et devenir aussi solide que le roc ? Elle est faite d’éléments entre lesquels il n’y a de jeu que pour autant qu’ils sont maintenus dans certaines conditions (température, pression). Si on les place dans d’autres conditions il n’y a plus de jeu. Cela est penser comme Lucrèce.
N’est nullement anecdotique non plus le fait que la discussion se fasse les pinceaux à la main. Le vieillard est d’abord mentionné comme peintre, le narrateur déclare avoir le goût de peindre. Certes, comme il est dit, cela permet de longues pauses dans la conversation. Mais de cela le lecteur n’a rien à faire ; il est seulement invité à les placer où il veut. Ce qui est tout à fait essentiel par contre c’est l’attention que la peinture donne nécessairement à l’apparence. N’est-il pas étonnant que des philosophes se jettent dans la peinture ? L’entendement vise l’être, il cherche à saisir l’être. De quoi la pensée serait-elle la pensée, si ce n’était de l’être ? Aussi doit-elle évidemment se défier de l’apparence. Lebrun remarque (p. 12) qu’un champ carré apparaît selon la perspective comme une figure aplatie qui a des angles aigus et des angles obtus. Il ne faut pas le prendre pour un losange s’il est carré. De même la fable avertit que tout ce qui porte la bure n’est pas moine. Pour atteindre l’être ne faudrait-il donc pas renoncer à le voir afin de le penser seulement ? Mais cela est assurément impossible. C’est dans l’apparence qu’il faut trouver l’être et le déterminer. Il n’y a pas d’autre voie pour parvenir à l’être que de passer par l’apparence. C’est en cela que le peintre est meilleur que qui que ce soit d’autre. Chacun, sauf lui, a tendance à projeter dans sa vision ce qu’il croit savoir. Dans un dessin d’enfant le champ qui est connu carré sera figuré carré. Le peintre au contraire va le figurer tel qu’il apparaît, c’est à dire comme l’a dit Lebrun. Il est l’homme qui se défie le mieux de ses pensées. C’est pourquoi mieux qu’aucun autre il est capable d’atteindre l’être, qui est toujours plus complexe qu’on ne le pense. L’apparence en effet est toute vraie, pourvu qu’on sache la comprendre. Selon la belle parole de Hegel, l’être ne peut apparaître mieux qu’il ne le fait. Car si le champ carré apparaît aplati, ce n’est pas pour tromper celui qui le regarde, mais pour lui dire en même temps d’où il le regarde. De la même façon si le bâton droit paraît brisé, cela dit qu’il y a de l’eau. Mais les peintres d’ordinaire ne poussent pas plus loin cette fermeté qu’ils manifestent dans le refus des pensées précipitées. Ils ne la poussent pas même toujours aussi loin. Car dans la figuration de scènes telles que le baptême dans le Jourdain, ou Jésus enfant traversant le ruisseau sur les épaules de Christophe, les peintres se refusent à briser les jambes plongées dans l’eau. Aussi, tout en peignant, les interlocuteurs de ces Entretiens sont-ils autre chose que des peintres. Ils sont assurément philosophes.
Leur objet n’est d’ailleurs pas seulement le respect de l’apparence. Ici l’apparence est mouvante. La mer contrairement à la terre n’a pas une apparence stable. L’esprit terrien a toujours du mal à se représenter les lieux tels qu’ils étaient, autrement qu’ils ne sont. Qu’à l’emplacement même de ces bâtiments et de ces routes il y eût autrefois des prés et des bois, que telle personne qu’on connaît y eût ses jeux et ses émotions, cela est toujours objet d’étonnement et presque de scandale, même si l’on sait bien que c’est vrai. " Tu as connu, toi, cet endroit au temps où etc. ! " Le bouleversement des lieux terrestres est tenu pour théoriquement possible mais, en attendant, quotidiennement on y retrouve les mêmes choses. L’esprit marin n’a pas ces assurances. Dans un petit discours (pp. 13-15) le vieillard invite les deux autres à s’assurer en leur commun siège ionien. L’Ionie c’est la Grèce maritime, celle d’Héraclite dont l’éloge sera fait plus loin (p. 121), opposée à la Grèce continentale, fût-elle la Grande Grèce de Parménide. Il faut penser le mobile, le mouvant et non plus l’être, la permanence. Il ne s’agit cependant pas de se contenter de dire que tout passe et tout trépasse, que rien n’est mais que tout devient. Cet héraclitéisme de pacotille est en dessous de la philosophie, en tout cas de la philosophie de l’entendement que ces pages visent à édifier. Pour aller jusqu’au bout de l’image du fleuve, il faudrait dire que non seulement ses eaux ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’hier, mais aussi ses rives. Mais ce n’est pas au regard d’un homme, en quelques décennies, que les rives coulent et que le fleuve se déplace. Encore que dans les baies vaseuses le pêcheur à pied sache bien ne pas trouver les rivières toujours au même endroit ; il sait bien qu’elles divaguent. Toutefois il est déjà dans le domaine maritime. Il est moins facile de penser la mort du soleil, parangon de la permanence. C’est pourtant ce qu’a fait le philosophe éphésien.
L’océan est briseur d’idoles. La fluidité de ce milieu ne permet pas en effet de subir en face de lui l’illusion qu’on éprouve invinciblement en face de la terre. Face à celle-ci on a invinciblement l’impression que les idées lui sont faites sur mesure. C’est ce qu’on interprète soit en admettant qu’elles émanent d’elle, soit en s’agenouillant devant le miracle qu’elles trouvent en elle leur application (c’est hélas ce que faisait Einstein). Ainsi en va-t-il par exemple de l’idée du cercle, dont on est porté à croire soit qu’elle est empiriquement tirée des objets ronds soit qu’il y a entre elle et eux une merveilleuse harmonie. Mais face à l’océan il devient tout à fait évident qu’il n’y a pas d’objets qui soient ronds avant que l’entendement n’y applique l’idée du cercle qui est sienne. Dès lors il faut reconnaître que l’idée de cercle est un outil de l’entendement, créé par lui, avec lequel il se porte vers les choses afin de les prendre, comme le marteau est un outil de la main, créé par elle, afin de prendre les choses. Or personne ne dit que le marteau soit empiriquement tiré de la contemplation des choses, ni ne prétend qu’il existe entre lui et les choses une ressemblance miraculeuse. Face à la terre l’idée de cercle se fait ronde, elle se fait chose. Face à l’océan elle reste le produit de l’entendement. L’océan avec son flux et son reflux, avec ses vagues qui montent et qui descendent et qui ne font que semblant d’avancer n’est pas seulement rebelle à la chosification dans le solide. Il devient l’image même de l’entendement. Car c’est celui-ci d’abord qui refuse de se faire chose, qui refuse de s’identifier à quoi que ce soit et même à ses propres idées.
Significativement Alain situe sa perspective philosophique au-delà du spiritualisme et du matérialisme, il nomme son objet entendement, entre esprit et corps. Cette philosophie met en lumière que l’entendement est activité et qu’il ne peut se résoudre ni dans une nature spirituelle, ni dans une nature corporelle. Dans le premier cas on voudrait faire de l’entendement, sous le nom d’esprit, un relais de l’esprit divin, voire un dépôt de celui-ci, recelant des idées qui ne seraient que le reflet de celles qui appartiennent premièrement à celui-ci et c’est la tendance de Parménide -les formes éternelles-, Descartes, Leibniz et Kant, tandis que dans l’autre on voudrait faire de l’entendement un reflet et un dépôt du monde corporel dans la mesure où l’expérience, comprise dans le sens le plus étroit de ce qui affecte immédiatement les sens, serait la source des idées et c’est la tendance abdéritaine qui, partant de Démocrite - l’atome immuable -, ou de Protagoras et de sa sensation, se prolonge dans l’empirisme, dont on discutera plus loin l’expression que lui donne Berkeley (p. 165). Entre fils du ciel et fils de la terre, les uns et les autres chosifiant l’entendement, c’est à dire perdant son activité, l’auteur essaie de tracer le sillage d’une autre philosophie, qu’il n’est sans doute pas le premier à ouvrir, mais où il est l’un des très rares à avancer. Personnellement je vois devant lui dans cette voie Héraclite, Platon, Spinoza et Marx. Il est possible que l’auteur lui-même serait quelque peu surpris de mes classifications, des cousinages que je lui attribue, car l’interprétation que je donne des philosophes n’est pas la sienne.
Que l’on verse dans le spiritualisme ou dans le matérialisme (en fait dans l’empirisme), la cristallisation des idées qui s’ensuit nécessairement est aussi une sacralisation, selon le cas, de ce qui vient du ciel ou de ce qui vient de la terre. Voulant mettre au-dessus de toute critique les idées, parce qu’elles viennent d’en haut le spiritualisme a vite fait de prêcher pour un ordre politique de droit divin, tandis que symétriquement, mettant au-dessus de toute critique les idées parce qu’elles viennent d’en bas, le matérialisme a vite fait de prêcher contre ce même ordre. La même faute est commise par ces deux philosophies, et elle leur vaut la même punition : retomber au niveau de la politique. Celle-ci est bien l’art de gérer les cités, assises sur la terre, faites de maisons et de routes de pierre. Quant à la philosophie capable de sauver l’entendement, l’auteur la montre à l’œuvre dans les observations qu’il livre sur le cercle, la roue et le rouleau. Mais on la trouvera développée dans les entretiens suivants.
(DEUXIEME ENTRETIEN)
Ce chapitre est l’expression d’une nécessité philosophique, celle d’une mathématique d’entendement. Il s’en tient cependant à la géométrie. La discussion entre les trois interlocuteurs porte tout entière sur le triangle. Il faut comprendre que l’exposé qui se construit sur la géométrie du triangle est certes conforme à l’exposé euclidien quant à ses propositions, mais tout autre que lui quant à ses voies. Le livre d’Euclide n’est en effet pas de nature à satisfaire le besoin d’une géométrie d’entendement. Au lieu de son appareil de démonstrations et de preuves abstraites, ce qu’exige cette philosophie c’est de mettre l’entendement en action sur le monde et, ce faisant, de produire la géométrie. Mais il ne faudrait pas qu’on se méprenne sur ce rapport au monde et qu’on en fasse un rapport empirique. C’est tout le contraire d’un rapport empirique. En celui-ci on prétend aller du monde aux idées pour y voir naître l’entendement, ce qui en réalité ne se peut pas ; tandis qu’en celui-là on va de l’entendement au monde pour y voir naître les idées. Aussi en même temps qu’elle doit se situer par rapport à celle d’Euclide et se séparer d’elle, cette géométrie doit-elle s’opposer, et encore plus vivement, aux géométries non euclidiennes, ou du moins à leur version naïve qui attribue des qualités à l’espace.
Le mètre pliant, celui dont usent ordinairement les ouvriers du bâtiment, dont il a déjà été fait mention dans l’entretien précédent et justement à propos des triangles changeants que le maître se plaisait à montrer à ses élèves, est largement sollicité maintenant. Il sert à établir la relation qui existe entre les trois angles du triangle. Ensuite on procédera à la rotation par laquelle s’ouvre l’angle du sommet et corrélativement se ferment les deux autres. Enfin une autre manipulation, la translation, permettra d’examiner ce qui se passe lorsqu’on fait varier la position de la troisième droite de l’angle.
1° : de l’intersection. Le triangle est la figure formée par l’intersection de trois droites. Afin de comprendre les relations qui lui sont internes, il faut d’abord prendre en considération ce qu’est un angle. Contrairement à ce que pourrait dicter un point de vue trop abstrait, l’angle n’est pas ce qui sépare deux segments de droite, comme seraient deux murs d’une maison. Dans la chambre je peux placer un lit de coin si l’angle formé par les deux murs est un angle droit. Je ne le peux pas si c’est un angle aigu, et j’en suis détourné par des raisons pratiques ou esthétiques si c’est un angle obtus. Mais comme l’indique le nom du lit dont je parle, ceci n’est nullement un angle, c’est seulement un coin. On peut cependant se demander si la notion d’angle ne dérive pas de celle de coin, c’est à dire si ce ne sont pas des considérations empiriques qui conduisent à l’élaboration de concepts géométriques. Mais il n’en est rien, car dans cette hypothèse on ne voit pas pour quelles raisons il faudrait prolonger les côtés du coin au-delà de leur point de rencontre. Au demeurant il est parfaitement clair qu’aucune considération empirique (en tout cas en ce sens étroit et classique du terme) ne permet de donner à un énoncé quelconque une nécessité ni une universalité. D’un autre côté on peut être tenté de prétendre que le concept géométrique, ici celui du triangle, est tellement indépendant de l’expérience, que loin d’en être tiré c’est lui qui la rend pensable. Mais il faut s’entendre : quelle est alors son origine ? C’est ici que les rationalistes, spiritualistes, en réalité soutiens de la théologie, veulent conclure qu’il est issu de la raison seule, telle qu’elle est voulue par le Créateur. Alors se pose le problème signalé dans la précédente leçon, comment est-il possible que les concepts de la raison reçoivent leur application dans le monde sensible ? Il est vrai que les théologiens (et derrière eux jusqu’à Einstein) ont leur réponse toute faite : la raison et la nature étant l’une et l’autre l’œuvre du Créateur, il y a entre elles une harmonie telle que la raison peut comprendre la nature. Mais ce ne sont que des mots vides de sens. C’est bien le cas de dire avec Spinoza que Dieu est l’asile de l’ignorance.
Contre l’empirisme et contre le spiritualisme à la fois, Alain montre l’entendement au travail. L’entendement travaille sur des idées qui ne sont, qui ne peuvent être totalement abstraites. L’angle n’est ni une image dématérialisée (abstrait signifie extrait) du coin, ni un diktat de la raison s’abattant sur le coin comme les sauterelles sur l’Egypte. C’est pourquoi l’angle est formé par deux droites xx’ et yy’ et non par deux segments de droite. Par voie de conséquence il n’est pas d’angle séparé de son semblable, opposé par le sommet. Une droite ne s’arrête pas en un point, fût-il le point d’intersection. La droite se prolonge au-delà, à l’infini et à tout angle xOy est joint un angle x’Oy’ qui lui est égal. Si à partir du point O d’intersection des deux droites on fait tourner l’une quelconque d’entre elles, l’angle qu’elles forment augmente ou diminue, l’angle opposé fait de même, tandis que les angles complémentaires (xOy’ et x’Oy) font le contraire, diminuent si les premiers augmentent ou l’inverse. Cependant il n’y a de triangle que par une troisième droite zz’, à son tour sécante avec les deux premières. C’est ici qu’on retrouve le mètre pliant. Il permet de faire varier simultanément les trois angles. Or on voit bien que l’on ne peut pas les faire varier n’importe comment. Il y a entre eux des rapports nécessaires. Pour plus de facilité, quoiqu’il n’y ait là rien d’indispensable, on supposera le triangle isocèle, c’est à dire qu’on supposera égaux entre eux les deux angles opposés à l’intersection O. Lebrun fait une première remarque. Si cette dernière s’ouvre, les deux autres se referment de manière concomitante ; tout se passe comme si le triangle s’affaissait sur lui-même ; il y a là le moyen de comprendre premièrement que la somme des trois angles d’un triangle est absolument constante, la même quel que soit le triangle, et deuxièmement que cette somme est nécessairement égale à l’angle plat, c’est à dire à l’ouverture maximum xOy, tandis que la somme des deux autres, et chacun d’eux en particulier, tend à s’annuler. A cela le narrateur rajoute que si à l’inverse on tend à fermer au maximum l’angle de l’intersection O, chacun des deux autres s’ouvrira par suite autant qu’il le pourra et, les deux ayant été supposés égaux, chacun tendra vers l’angle droit. C’est une autre voie pour comprendre que la somme des angles du triangle est égale à deux droits.
Ce jeu, je veux dire cette mise en mouvement, de triangles variables amène le vieillard à qualifier le triangle de Saturne des formes géométriques (p. 29). C’est dire qu’il est le père du cercle, qualifié pour sa part de Jupiter. Certes c’est Jupiter qui règne parmi les dieux de l’Olympe, mais avant lui régnait Saturne et, comme on le sait, avant Saturne un autre Dieu encore. Les concepts géométriques sont assurément tous descendants de l’entendement, néanmoins il y a entre eux des rapports plus précis de filiation. Donc le triangle est père du cercle, parce que le triangle est déjà le produit d’une rotation et il ne faut que l’hypothèse supplémentaire d’une longueur constante du segment tournant pour donner l’idée du cercle. Une géométrie bien ordonnée commence donc nécessairement par le triangle avant d’aborder le cercle.
2° : de la rotation. Mais puisqu’on vient de parler de la rotation, il faut poursuivre dans cette voie. Le narrateur puis le vieillard font observer (p. 32) ses effets. Des deux droites sécantes au point O supposons pour la clarté l’une mobile et l’autre fixe. La droite mobile tourne autour du point O. Tournant elle revient une première fois sur elle-même, ayant décrit un angle plat, puis poursuivant sa rotation elle retrouve avec deux angles plats sa position initiale. Au-delà elle ne pourra que décrire à nouveau le chemin qui a déjà été parcouru. Elle ne fera rien surgir de neuf. C’est ce que les mathématiciens observent en disant un angle égal à une certaine valeur à 2k
p près. La rotation, qui se fait autour d’un point fixe, est nécessairement finie. Une rotation de deux droits est effectivement plus grande qu’une rotation d’un droit, mais il n’y a pas de rotation supérieure à quatre droits. On touche là une limite. C’est quelque chose qu’on ne peut pas dire de la translation, car celle-ci peut toujours aller plus loin. Sur une droite une distance est plus grande qu’une autre, mais si grande soit elle, elle est en même temps toujours plus petite qu’une troisième.En outre il ne peut arriver à l’angle rien d’autre que s’ouvrir ou se fermer. Tout l’intérêt de ce fait est dans les relations qu’il induit. Une variation quelconque de l’un des angles du triangle a pour effet une variation corrélative dans au moins l’un des deux autres. Si pour la commodité on suppose cette fois l’un des deux autres invariants (quelle que soit sa valeur, et par exemple si l’on en fait un angle droit), lorsque le premier augmente le troisième diminue d’autant et inversement. Si l’on suppose Ox fixe et Oy tournante, la rotation quelconque
a de celle-ci par rapport à Ox est en même temps une rotation a par rapport au troisième côté du triangle (qu’on peut appeler AB) sur la droite zz’ et, en fait par rapport à toute autre droite du plan. Puisqu’on a supposé fixe, je l’ai déjà dit, l’un des deux autres angles, le troisième varie donc aussi de la valeur a. Comme les angles du triangle sont complémentaires (c’est à dire que leur somme est égale à deux droits) on peut dire en outre que si le premier augmente de a, le troisième diminue de a et inversement. Le narrateur souhaite donner une autre explication de l’égalité de la somme des angles à deux droits. Si l’on définit le triangle comme l’intersection de trois droites, rien n’exige que ces intersections se fassent en trois points différents. Il y a un triangle limite (en ce sens qu’il n’occupe plus aucune superficie) dans le cas où les trois droites font leur intersection au même point. (On observera qu’elles ne peuvent le faire en deux points !) Mais il y a même deux triangles, les deux triangles opposés en O, puisque la troisième droite passant par ce point est à la fois la base du premier et celle du second. Les 360° de la rotation complète constituent nécessairement la somme de leurs six angles et comme les deux triangles sont rigoureusement égaux, puisqu’ils sont opposés de part et d’autre de la troisième droite zz’, la somme des angles de chacun d’entre eux est nécessairement de deux droits.L’intérêt de cette nouvelle explication (et non pas preuve) est qu’elle est donnée " sans plaider ". La preuve est plaidoyer, elle est usage de la raison et cette définition, qu’on le comprenne bien, est péjorative. A diverses reprises les remarques du vieillard ou du narrateur ont situé la raison par rapport à l’entendement comme un entendement errant, c’est à dire qui a quitté l’objet. Mais loin de situer celle-là au-dessus de celui-ci, au contraire elles la renvoient en dessous. En fait la notion de plaidoyer appartient à la sphère du tribunal, là où l’on se soucie aussi peu de la validité que du niveau des arguments, pourvu qu’ils fassent flèche. Le plaidoyer est un acte essentiellement politique, c’est à dire qu’il appartient à la vie de la cité et qu’il est l’instrument de la manipulation des uns par les autres. C’est toujours en ce sens qu’il faut l’entendre chez Platon et les références à cet auteur sont aussi constantes que discrètes dans ces Entretiens. Ainsi s’opposent deux sphères intellectuelles, celle de la politique et celle de la philosophie. Comment les mathématiques se situent-elles dans cette alternative ? Qui ne s’élève pas retombe. Faute d’être d’entendement les mathématiques sont de raison, faute d’être philosophiques elles sont politiques. Mais sur le fond qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire que faute de tenir l’objet la pensée tourne à vide, va d’une idée à l’autre et de cette autre à la suivante sans jamais pouvoir énoncer quelque proposition qui ne soit vaine, au moins par quelque côté. Car elle ne profère alors de discours que cohérent dans l’articulation de ses propositions, sans qu’on puisse voir s’il se rapporte précisément à un objet. C’est le problème de la définition du vrai qui se trouve ainsi posé. Appellera-t-on vraie la proposition qui est cohérente avec les précédentes, ou celle qui constitue un reflet de l’objet ? Cette seconde hypothèse est assurément mauvaise elle aussi, mais peu importe ici. Les mathématiques en tant que discours de raison (et peut-être mieux : de raisons) sont illusoires. A un discours cohérent on peut toujours opposer un autre discours tout aussi cohérent, comme va le faire voir le débat sur le troisième point.
3° : de la translation. Tandis que la rotation affecte les angles et n’affecte qu’eux, au contraire la translation ne les affecte aucunement. La translation au point O de la troisième droite zz’ nécessaire pour faire un triangle ne change rien aux angles de ce triangle, tout en permettant de mieux voir leur somme. Mais cette translation peut se faire à n’importe quelle distance de la position initiale de la droite, elle peut se faire en direction du point O ou au contraire en direction opposée. Quoi qu’il en soit, la position nouvelle de la droite relativement à la précédente peut être appelée parallèle. La discussion sur la translation est débat sur le plus fameux des postulats d’Euclide, débat où sont situés cet illustre géomètre et ceux qui s’opposent à lui, pour cette raison appelés non-euclidiens. Est-il vrai que par un point extérieur à une droite il ne puisse passer qu’une seule parallèle à cette droite ? Euclide, qui ne peut pas le démontrer, en fait la demande à ses lecteurs et, tenant pour acquis que leur réponse est positive parce qu’elle lui semble évidente, inscrit cette proposition dans sa géométrie comme postulat. Les autres, beaucoup plus récemment, ont au contraire l’un refusé un postulat en admettant qu’il en passait une infinité (Lobatchevski), le second refusé un théorème en rejetant qu’il en passât une (Riemann).
Comme le remarque le narrateur (p. 38), contredire un postulat ou contredire un théorème c’est tout un, car au regard de l’entendement cette distinction est sans intérêt. Elle n’a de sens que dans un appareil de preuves, dans un plaidoyer de la raison ; elle n’en a pas dans un rapport aux choses de l’esprit actif, dans une géométrie d’entendement. C’est en même temps pourquoi l’auteur renvoie en quelque sorte dos à dos Euclide et les non euclidiens, car dès lors qu’on argumente il est impossible de décider entre un postulat et un autre. Il ne saurait donner raison à Euclide par les raisons qu’invoque celui-ci. Celui-ci en effet, comme ses contradicteurs, se trompe de terrain. Lebrun observe à juste titre (p. 37) que le géomètre présente ses demandes animé par la crainte d’être contredit par l’expérience. Il présente sa demande comme une nécessité émanant des choses. Et c’est aussi comme une nécessité émanant des choses que ses adversaires, du moins les partisans de Riemann, présentent leur propre postulat. Ce n’est d’ailleurs pas un aspect secondaire du débat entre les géométries que de déterminer si l’une répond mieux que l’autre, ou si l’autre répond aussi bien que la première aux données de l’expérience.
En effet alors que l’existence de géométries fondées sur des postulats contradictoires avec celui d’Euclide montre qu’il est vain de prétendre que le postulat euclidien s’impose par la cohérence interne de la géométrie, les autres étant tout aussi cohérentes, il faut bien chercher ailleurs ce qui pourrait donner avantage à l’une ou l’autre. On va donc se tourner vers l’expérience afin de déterminer à quelle géométrie il faut reconnaître plus d’applications qu’aux autres. Or sur ce terrain, et contrairement aux apparences, c’est la géométrie de Riemann qui est la plus féconde, puisque celle d’Euclide n’en est qu’un cas particulier. En général, dans un espace de courbure quelconque (j’emploie ici le langage à juste titre condamné par Alain), les droites sont sécantes. Mais entre les espaces de courbure positive et les espaces de courbure négative, se rencontre nécessairement le cas particulier de l’espace de courbure nulle, où il existe des droites non sécantes. C’est uniquement dans ce cas que s’applique la géométrie euclidienne. On pourrait par conséquent être tenté de dire que si la question de la supériorité d’une géométrie n’a pas été tranchée par le critère de la rigueur, elle l’est par le critère de la fécondité.
Seulement ce n’est pas le débat d’entendement qui peut se régler selon de tels critères. Au regard de l’entendement il importe peu que l’une dispose de preuves expérimentales dont l’autre ne disposerait pas. Ce n’est pas l’expérience qui doit décider entre Euclide et ses opposants, c’est l’entendement, c’est à dire l’esprit actif s’appliquant aux choses. C’est pourquoi Lebrun et à sa suite le vieillard examinent la notion même d’espace. La première observation est pour dire qu’il n’y a pas deux espaces. La seconde précise qu’il n’y en a pas même un. Prétendre distinguer un espace sensible et un espace intelligible, ce serait faire de l’espace une chose, et forcément une chose parmi les choses, comme si l’espace pouvait tomber sous la main ou sous le regard. Mais ce qui tombe sous la main ou sous le regard ce sont les choses. Maintenant si elles sont grandes ou petites, si elles sont proches ou lointaines, si elles sont deux ou trois, si elles sont disposées en triangle ou en cercle, etc. ce sont là des relations, qui, en tant que telles, appartiennent à l’esprit. Il est donc totalement illégitime d’opposer un espace sensible à l’espace intelligible. Mais parler d’un espace intelligible ce serait encore inadéquat, ce serait supposer qu’il existe un monde des idées et, dans ce monde des idées, une idée d’espace accessible à l’entendement. Or tout au contraire il n’y a d’idée d’espace que dans la mesure où elle est produite par l’entendement actif, c’est à dire dans l’exacte mesure où celui-ci établit des relations entre des choses. A parler exactement il n’y a donc même pas un espace.
4° : on peut maintenant tirer quelques conclusions de cette discussion où sont entremêlées les remarques qui élaborent la géométrie d’entendement et l’observation de l’océan en mouvement. C’est que l’agitation des vagues montre avec évidence qu’il n’y a dans les choses ni parallèles, ni angles, ni droites et que les idées appartiennent à l’esprit. Le vieillard cite le narrateur (p. 37), celui qui est l’auteur des Propos, qui a écrit qu’" il est aussi ridicule de chercher dans le monde des droites et des nombres que de chercher l’équateur dans le ciel ", ce qui n’est d’ailleurs que l’illustration de cette naïveté. Le regard tourné vers les choses de la terre, champs, maisons, etc. on peut aisément se laisser aller à croire que les droites et les angles et les parallèles appartiennent aux choses. C’est l’apparente permanence de ce monde-là qui fait illusion. Tourné vers la mer au contraire le regard ne peut croire découvrir ces mêmes relations dans les choses, qui n’ont aucune permanence. Il ne peut ignorer que ces relations sont de lui. Les empiristes, disciples lointains de Démocrite et de Lucrèce, oublient l’entendement (p. 35) et croient la connaissance toute faite dans la sensation. Ils sont fils de la terre. Et certes il faut les opposer aux fils du ciel, mais ces derniers sont tout aussi fautifs qu’eux et même davantage. Ils oublient que les relations, pensées assurément, sont pensées entre les choses. Ce ne sont pas des relations entre les idées. Le vieillard, qui avoue avoir eu pour métier de donner des cours de philosophie, nomme dialecticiens cette catégorie de philosophes. Il fait là du mot dialectique un emploi qui sera constant dans ce livre et par lequel il faut entendre le vain voyage à travers les idées. La dialectique n’est pas ici l’effort de la pensée pour penser le changement dans les choses. A celui-ci, qu’il met en œuvre dans les Entretiens suivants, l’auteur ne donne jamais ce nom. Il désigne seulement la fâcheuse pratique intellectuelle, voire intellectualiste, qui lie entre elles les idées sans jamais se rapporter aux choses. Elle caractérise ceux qui ont été appelés plus haut spiritualistes, en tant qu’ils réalisent l’esprit.
Ils ne sont pas désignés plus précisément. Je vais m’y hasarder, pour mon compte personnel et non pour celui d’Alain dont je peux ne pas partager le jugement sur tel philosophe. Les premiers qui me semblent répondre à la définition sont les éléates, Parménide et Zénon, tels qu’ils apparaissent dans les quelques fragments qui sont parvenus de leur œuvre et dans le portrait qui est donné d’eux par Platon. Dans Parménide on voit la dialectique tourner à vide. Et quoique dans Théétète Platon affirme que le vieil éléate avait des profondeurs sublimes, je suis enclin à penser que le seul à avoir des profondeurs sublimes est Platon, qui par excès de modestie déclare en découvrir chez un prédécesseur à qui sa philosophie doit bien quelque chose sans que cependant il soit juste de dire qu’elle soit son héritière. Le nom de dialecticien autorise à trouver d’autres illustrations de ce que veut dire Alain dans les pratiques dénoncées par Kant. La Dialectique transcendantale est en effet l’inventaire des formes de pensée qui négligent le rapport à l’expérience. Certaines d’entre elles seront reprises plus loin (en particulier pp. 197-198). Il faut donc comprendre qu’un grand nombre d’auteurs peuvent être visés par le qualificatif de dialecticiens, au moins pour une part de leur œuvre. Plus qu’une doctrine arrêtée la dialectique serait une tentation dans laquelle ils tombent quelquefois.
Au-delà du point de repère que constitue la Critique de la raison pure il est tout à fait évident que le mot dialectique renvoie à la philosophie de Hegel et de nombreux de ses successeurs. Quoique le mot soit par eux employé dans l’autre sens signalé ci-dessus, il y a lieu de penser qu’ils sont eux aussi critiqués. Encore convient-il de reconnaître que ce n’est pas tellement Hegel lui-même qui est visé, parce que lui a constamment le souci de parler des choses. La lecture de ses œuvres montre qu’il a toujours un objet, le droit, l’art, la religion, etc. sur lequel il se donne une prise très concrète. Par contre certains hegeliens font de la dialectique une machine infernale sans aucun rapport aux choses. Peut-être l’auteur partageait-il l’avis de Marx selon lequel il fallait remettre la dialectique sur ses pieds. Quoi qu’il en soit, la lecture de quelques pages du Capital montre avec clarté que la dialectique qui y est mise en œuvre n’oublie rien moins que son objet. C’est à chaque instant que ces pages reviennent à la filature, aux produits filés, aux conditions de leur production, à leur prix, etc. Toutefois si Alain s’emploie avec constance à ne désigner sous le nom de dialectique que les errements de la raison, c’est sans doute afin de manifester que pour penser le changement il entend sortir du sillage de Hegel et de Marx. Ni fils du ciel, ni fils de la terre, pour philosopher correctement il faut être fils de la mer.
(TROISIEME ENTRETIEN)
Comme le précédent avait pour objet la géométrie, cet Entretien porte sur la physique. Dans un glissement qui passe du plus abstrait au plus complexe l’auteur poursuit la discussion des idées qui marquaient son temps. Et comme il refusait de trouver Euclide ou Riemann dans le monde, il refuse maintenant d’y trouver Newton ou Einstein. Les idées de la physique, de même que celles de la géométrie, appartiennent à l’entendement. Cette discussion de la physique porte en premier lieu sur le concept de mouvement, puis sur la théorie de la relativité et pour finir sur le rapport de l’essence à l’existence.
La première question est introduite par une référence à Zénon d’Elée, dont on sait que les paradoxes visaient à conclure que le mouvement n’existe pas. Ainsi à propos de la flèche demandait-il qu’on reconnût qu’elle ne volait ni dans l’espace où elle est, puisqu’elle y est, ni dans celui où elle n’est pas, puisqu’elle n’y est pas. Comme elle ne se meut ni où elle est ni où elle n’est pas, elle ne se meut pas du tout. Ce n’est pas bien malin. Mais l’auteur se plaît à accorder au sophiste une autre sagesse. Il se plaît à entendre derrière le paradoxe éculé une autre leçon, selon laquelle le mouvement serait non dans les choses mais seulement dans les pensées. Je ne chercherai pas davantage si c’était là la philosophie des éléates, par contre on peut aisément s’assurer que c’est celle de l’auteur. Le mouvement n’est pas vu dans la chose qui se meut, il en est conclu. Hume, qui était empiriste, mais qui avait le culot de ne pas permettre à l’empirisme de dire plus qu’il ne le peut légitimement, remarquait qu’on ne peut pas savoir si c’est la même boule qui roule sur le billard ou si ce sont des boules successives qui y occupent des positions successives. La supposition du mouvement est invinciblement conclue de l’apparence ; mais a-t-on raison de le supposer ? L’auteur n’a pas plus que l’Ecossais l’intention de faire prendre au sérieux la supposition opposée. Ce serait du fétichisme que de croire que le mouvement est dans les boules, et ce serait encore du fétichisme que de croire qu’il s’y trouve quoi que ce soit d’autre.
Mais comme le mouvement est irrésistiblement conclu de l’apparence, on ne perdra pas son temps en examinant d’autres exemples. Le nuage qu’on voit courir dans le ciel est-il d’un instant à l’autre formé des mêmes gouttes d’eau qui auraient effectué une translation d’un endroit à l’autre ? Si c’est ce que l’on croit spontanément, ce n’est pourtant pas tout à fait exact. Il se peut qu’une certaine proportion de gouttelettes soit effectivement transportée, mais il n’en est pas moins vrai qu’une autre proportion est vaporisée tandis qu’inversement de la vapeur se trouve condensée dans le même moment. Le nuage qui avance serait donc une apparence. La réalité serait plus complexe et plus masquée. La seule chose qui avancerait serait peut-être la dépression, encore qu’il se puisse, comme pour la vague, que là où l’on croit voir un mouvement d’avancée il n’y ait que descente puis remontée de la pression. La vague en effet, chacun l’a appris, n’avance pas. Chaque goutte dont elle est formée est bien animée d’un mouvement, mais non pas horizontal : c’est un mouvement de bas en haut et de haut en bas, comme l’établit clairement la simple contemplation d’un bouchon qui " danse sur la vague ", ainsi que le dira le mauvais poète qui sommeille en chacun. Néanmoins si le même homme fixe cette fois l’ensemble du spectacle qu’il a depuis le rocher où il est installé, il ne manquera pas de croire que les vagues viennent une à une se briser sur celui-ci.
Le cinéma donne une autre illustration de la même illusion. Calé dans son fauteuil le spectateur voit galoper le cheval. Il n’y a pourtant pas de cheval qui galope. La seule chose qui lui soit donnée à voir n’est qu’une succession d’images fixes, une succession d’instantanés qui montrent tous le cheval immobile. Aucun spectateur néanmoins ne verra une succession d’instantanés d’un cheval immobilisé dans des positions différentes. Or s’il voit un mouvement ce ne peut être parce qu’il y aurait un mouvement dans ce qu’on lui montre. On ne lui montre que des images fixes. Si le spectateur voit un mouvement c’est parce que, pour donner un sens à l’apparence, il fait en quelque sorte le pari qu’il y a un mouvement. Cela demeure toujours une gageure, car il se peut que quelqu’un connaissant cette irrésistible tendance à le supposer décide d’en jouer et d’abuser le spectateur. C’est le cas du prestidigitateur, il prestigiatore selon l’étymologie véritable qui n’a rien à faire des doigts ni de la prestesse, qui a seulement subtilisé une muscade et découvert celle qui était dissimulée. L’hypothèse du mouvement est une idée qui met de l’ordre dans une expérience qui sans elle resterait informe. Le changement en effet pris tout seul est inintelligible. Le mouvement joint à l’idée de changement celle de la permanence. " Le mouvement, c’est à dire le changement de l’identique ", dit le vieillard (p. 49) qui pense dialectiquement sans le dire. Le mouvement est l’outil qui permet de trouver l’identique dans le changement. Cela est vrai, même si le mouvement doit assurément quelquefois être pensé plus complexe qu’il n’est d’abord cru.
Il ne faut en outre pas perdre de vue que le mouvement ne se comprend que par rapport à une référence immobile. Ce point fixe est indispensable pour penser autre chose que le simple changement, chose seulement qualitative, impossible à déterminer. Aussi longtemps qu’on n’arrive pas à décider d’un point fixe, l’événement, ce qui se passe, est impossible à comprendre. A supposer que sur la route les bornes et tout ce qui est observable soit mobile, on peut bien savoir qu’on a bougé, mais on ne sait pas de quelle distance on a avancé, si même on a avancé. C’est d’ailleurs la situation du marin qui, dès qu’il a quitté les côtes se trouve sans aucun repère fixe. D’où la difficulté de faire le point. On dit que Christophe Colomb trompait systématiquement ses marins, sous-estimant pour eux les distances parcourues afin de mieux temporiser, afin de retarder leur envie de retour. Crier terre c’est enfin trouver le point fixe. Mais on peut se tromper aussi et par la force des repères usuels croire que c’est le navire qui est immobile et que la terre se meut. C’est qu’en effet le mouvement est une relation.
Tout naturellement de ce point la discussion est conduite vers la théorie de la Relativité. Il y a lieu de penser que ce troisième entretien n’est destiné qu’à traiter de celle-ci. Ce qui en est dit paraît net : elle est " trop promptement acclamée ", elle " porte au comble l’ordinaire confusion ". Cependant si l’on cherche quelles sont les propositions que l’auteur condamne, on ne trouve que ceci : " la courbure de l’espace est (...) une erreur énorme (...) qui est à vouloir que la relation soit inhérente à la chose " (p. 51). Et les mêmes termes sont employés à l’égard du mouvement relatif. Expression d’une physique d’entendement ces propos ne sont que paradoxaux, au sens propre de ce terme. L’opinion, voire certains physiciens eux-mêmes (dans la mesure où ils sortent de leur rôle et vulgarisant leurs théories, ils sont amenés à les abstraire de l’appareil scientifique, qui leur donne leur sens, et à leur donner une apparence philosophique) voient ou donnent à voir dans ces propositions autre chose que ce qui peut légitimement s’y trouver. Il y a donc ici deux parts à faire. Il faut distinguer premièrement les contraintes de l’expérience, auxquelles l’auteur ne peut songer à se soustraire, et secondement les termes dans lesquels elles sont exprimées, qui, selon la vigilance qu’on y apporte, peuvent être conformes ou non à une philosophie de l’entendement.
La théorie de la Relativité surgit de la contradiction rencontrée entre les théorèmes de la physique classique (newtonienne) et le fait expérimental que la vitesse de la lumière (c) est une limite, qui ne saurait entrer dans des additions et des soustractions simples. C’est ce qui ressort des tentatives aussi vaines que persévérantes faites par Michelson pour établir une somme de la vitesse de la lumière avec une autre vitesse, ou une différence. Peut-on nier que les expériences faites par Michelson aient toujours abouti à l’échec ? L’auteur ne peut évidemment pas vouloir dire qu’elles aient été mal faites, qu’un autre dispositif eût permis de déceler que c+v>c et que c-v<c. C’est un fait incontournable que la vitesse de la terre dans l’espace (v), que celle–ci soit dirigée vers la source lumineuse ou en direction opposée, ne change rien à la vitesse à laquelle la lumière parvient de cette dernière : c+v=c-v=c. Que la vitesse de la lumière soit une constante met évidemment à mal le théorème classique de l’addition des vitesses. Peut-on nier la nécessité d’élaborer un nouveau théorème de l’addition des vitesses, qui prenne en compte ce que l’expérience répond à ceux qui l’interrogent ? L’auteur ne peut pas proposer de maintenir que l’addition des vitesses v et v’ de deux mobiles dont l’un se meut dans le corps de référence (système de coordonnées galiléen) formé par l’autre (comme le train et le voyageur dans le train), soit égale à leur somme arithmétique : w=v+v’. Les conséquences de l’abandon de cette proposition mènent loin. Personne ne peut les empêcher de mener loin.
L’une des plus remarquables est que deux événements qui sont simultanés pour un observateur ne le sont pas pour un autre dès lors que ce dernier est en mouvement par rapport au premier. Comme le premier est en mouvement par rapport au second autant que celui-ci l’est par rapport à lui, il n’y a pas de mesure du temps qui soit plus vraie que l’autre. Et comme la réciprocité est parfaite il ne se peut pas que l’un trouve le temps de l’autre plus long que le sien pendant qu’au contraire l’autre trouve celui du premier plus court que le sien. Chacun doit trouver le sien plus long que celui de l’autre. C’est cela la Relativité au sens einsteinien, et cela n’a rien à voir avec les sophismes de Protagoras, selon qui, mon brave Monsieur, chacun voit midi à sa porte et tout se vaut. Le temps intervenant dans la mesure des distances, la Relativité implique encore que chacun trouve son propre espace plus long que celui de l’autre. A ces propositions étonnantes en succèdent d’autres encore plus difficiles à comprendre quand on passe de la considération du mouvement uniforme (Relativité restreinte) à celle du mouvement accéléré (Relativité généralisée). Ce sont ces dernières qui conduisent à dire que l’espace est courbe. Peut-on nier ces conséquences de la mise au point initiale d’un théorème relativiste de l’addition des vitesses ? Cela n’est évidemment pas de la compétence de l’auteur de maintenir la mécanique newtonienne.
Par contre ce qui est non seulement de sa compétence, mais aussi de sa responsabilité, c’est de relever les abus de langage qui ont été commis dans le précédent exposé. Le temps est-il en cause dans la relativité de la mesure d’une durée ? L’espace est-il en cause dans la relativité de la mesure d’une distance ? De la relativité de la mesure peut-on légitimement passer à la relativité du temps et de l’espace eux-mêmes ? Du fait non seulement constaté, mais encore expliqué comme une nécessité, qu’aucun mouvement ne se peut faire de manière absolument rectiligne, a-t-on le droit de passer à l’affirmation que l’espace est courbe ? Même si l’on accepte, comme il le faut bien, les leçons de l’expérience, on peut encore, et il le faut bien, veiller à les exprimer dans un langage totalement intelligible. L’objet de la physique est-il le monde où nous vivons, la nature (
fusis) ou le mouvement, l’espace, le temps ? La réponse de l’auteur est que seule la nature est l’objet de la physique, que par contre il appartient à la philosophie de l’entendement (en l’occurrence en tant que physique d’entendement) de montrer ce que sont le mouvement, l’espace et le temps. Il lui appartient d’affirmer que le mouvement n’est ni relatif ni absolu, parce qu’il n’appartient pas au monde, mais qu’il est l’hypothèse sous laquelle peuvent être pensés les changements de celui-ci ; d’affirmer que l’espace n’est ni courbe ni droit, parce qu’il n’appartient pas au monde, mais qu’il est l’abstraction qui rend pensables toutes les relations possibles dans l’ordre du simultané, comme le temps est celle qui les rend pensables dans l’ordre du successif.Dans l’hostilité de l’auteur à l’encontre de la Relativité il ne faut par conséquent lire aucun plaidoyer pour le maintien de la physique newtonienne, pas plus que dans son hostilité à la géométrie de Riemann il ne faut lire un plaidoyer pour Euclide. Toute la question que veulent poser et traiter ces Entretiens au bord de la mer est de distinguer ce qui revient à la nature des choses et ce qui revient à l’esprit. Quant à ce qui appartient au monde, si insuffisantes que soient la géométrie euclidienne et la physique newtonienne, si complexes qu’apparaissent la géométrie riemannienne et la physique relativiste, celles-ci ne font l’affaire que pour autant que les investigations ne soient pas poussées plus loin qu’elles ne le sont au début du XXe siècle. Si elles ne sont pas remises en cause cent ans plus tard, cela ne peut évidemment garantir qu’elles ne le seront jamais. Il est même raisonnable de penser que le niveau d’abstraction qui les caractérise leur assure un bon délai avant de permettre qu’elles soient inquiétées. Mais peu importe ici. Ce qui intéresse l’auteur est tout autre chose que ce qui fait l’objet des réflexions de Bachelard, par exemple, dans le Nouvel esprit scientifique ou dans la Formation de l’esprit scientifique. Le problème que se pose ce dernier est celui de l’adéquation des différents systèmes de géométrie et de physique aux phénomènes qui interviennent dans l’expérience. Ce que l’auteur au contraire veut montrer c’est l’adéquation des idées ou des hypothèses à l’esprit qui les forme. C’est en ce sens et seulement en ce sens que le mouvement ne peut pas être relatif et que l’espace ne peut pas être courbe.
Néanmoins il importe au plus haut point que celui qui s’intéresse à la nature sache quelles sont les idées et les hypothèses qui sont " dignes de l’esprit " (p. 57). Car en refusant que le mouvement soit relatif ou que l’espace soit courbe, ce n’est pas seulement l’honneur de l’esprit que l’on préserve. C’est aussi la connaissance de la nature qui est l’enjeu de ce refus. Lebrun dans une sorte de haussement d’épaule (p. 51) absoudrait encore trop vite les excès de langage dont je parlais ci-dessus. Et moi-même en les qualifiant d’excès de langage je minimiserais la faute qu’ils contiennent. En attribuant au mouvement la qualité d’être relatif, à l’espace celle d’être courbe, on déshonore l’esprit parce qu’on attribue à des idées qui n’appartiennent qu’à lui des propriétés qui leur seraient imposées par le monde. Mais ce faisant, le trouble est réciproque, on attribue au monde ce qui n’est que des idées, lesquelles ne peuvent appartenir qu’à l’esprit. Croyant connaître la nature des choses, les physiciens se méprennent à son sujet. Voir l’esprit dans les choses, qu’est-ce sinon le fétichisme ? Il y a du fétichisme dans les discours que combat l’auteur. Tout se passe comme si les géomètres et les physiciens de ce temps-là (voire de celui-ci) disaient au brave peuple ébahi : " nous vous guérissons de l’erreur grossière et atavique qui était de croire que le monde fût droit. Oyez et apprenez qu’en réalité il est courbe ". Alors que l’on avait été dans l’erreur, on serait maintenant dans la vérité. Pourtant c’est une naïveté que de penser que l’esprit qui hier était dans l’erreur au sujet du monde soit capable aujourd’hui de le connaître comme s’il lui était transparent.
Il y a deux manières de comprendre que l’esprit est irrémédiablement étranger au monde, ou celui-ci à celui-là, et de se convaincre qu’aucune théorie, si brillante qu’elle soit, ne peut prétendre être vraie selon la réalité des choses. La première, qui n’est pas celle de l’auteur, est de considérer l’histoire des sciences, de prendre en compte les innombrables redressements, corrections, bouleversements dont elle a été le lieu, de comprendre qu’ils n’ont d’autre cause que l’élargissement de l’expérience, que celui-ci est un mouvement sans fin possible, et que par conséquent la théorie aujourd’hui féconde sera demain stérile. C’est une démarche longue. Mais, il faut le reconnaître, c’est aussi une voie dans laquelle on va brusquement passer du constat des incessantes révisions auxquelles les sciences ont toujours été soumises à l’idée qu’il est nécessaire qu’elles y soient toujours soumises. Il y a quelque chose d’empirique dans ce procédé et sa conclusion est illégitime (quoique la conclusion inverse soit simplement folle). Ou alors pour sortir de cet empirisme il faut encore être attentif aux expériences précises sur lesquelles repose chaque théorie, montrer de quelle expérience déterminée une théorie déterminée est la mise en ordre, mettre en évidence comment s’articulent les expériences successives et les théories successives, élaborer un modèle théorique de cet emboîtement... et enfin faire preuve de pas mal de jugement pour deviner en quoi les théories aujourd’hui les plus capables de rendre compte des expériences d’aujourd’hui seront demain incapables de rendre compte des expériences nouvelles ! C’est sans doute ce que peut faire de mieux la philosophie des sciences.
Mais l’auteur a un autre dessein que de s’occuper de philosophie des sciences. Le premier Entretien l’a indiqué, son objet est la philosophie de l’entendement. Celle-ci a une intersection avec celle-là, mais elle n’en conserve pas moins son originalité. C’est pourquoi elle ne prendra nullement en considération ce qui ferait l’objet de l’autre. Par contre il lui appartient de justifier ce que la philosophie des sciences ne peut pas justifier, à savoir qu’il ne peut pas y avoir d’adéquation entre la théorie et l’existence. Il lui faut mettre en opposition la nature de l’esprit et la nature des choses, ce qu’elle fait en distinguant deux sortes de nécessités. Il ne faut pas confondre la nécessité qui appartient à la nature et celle qui appartient aux idées. Cette dernière est celle d’un théorème mathématique. Par exemple quiconque a admis que par un point extérieur à une droite il passe à celle-ci une parallèle et une seule (ce qui n’est pas un théorème) est coincé et ne peut plus reconnaître autre chose que ceci : la somme des angles du triangle est égale à deux droits. S’il a admis qu’il y passe deux parallèles, il est coincé également et doit reconnaître que la somme des angles du triangle est toujours inférieure à deux droits. Et s’il a admis qu’il ne passe aucune parallèle, il devra reconnaître, tout aussi coincé, que la somme des angles du triangle est toujours supérieure à deux droits. C’est d’ailleurs ce même genre de nécessité sur lequel le Socrate des dialogues platoniciens se fonde pour mener la discussion avec son interlocuteur, qu’il soit ou non de bonne foi. Il vient toujours un moment où il lui fait remarquer : mais n’avait-on pas dit que etc. ? Il y a entre les idées des relations telles qu’une fois la prémisse admise on ne peut échapper à la conclusion. Il revient d’ailleurs à la logique de dégager ces relations. Ainsi Aristote montrera qu’il y a entre les différentes formes possibles de syllogisme des cas où l’on peut légitimement conclure et d’autres où on ne le peut pas. Par exemple de deux propositions universelles affirmatives liées par un moyen terme on peut légitimement tirer une conclusion. Mais si les propositions sont seulement particulières, on ne le peut pas.
Ceci dit, l’enjeu de la réflexion est de savoir si de la même façon une fois énoncé un principe ou une loi physique la conséquence en suit nécessairement. L’exemple donné est celui du principe d’Archimède. Il s’impose : on est devant l’océan. Tout corps plongé dans un liquide subit de la part de celui-ci une pression exercée de bas en haut qui est égale au poids du volume de liquide déplacé. De cet énoncé à la réalité y a-t-il un passage ? On ne peut pas dire que le principe est cause de la noyade scandaleuse de Hamelin (cf. septième Entretien). Le philosophe en vacances sur une plage voulut sauver une personne en danger et périt lui-même dans le sauvetage. Il y a bien une nécessité qui le noie, car enfin il n’avait aucune envie de périr. Mais peut-on dire que c’est à cause du principe d’Archimède ? Si c’était vrai il faudrait tout de suite exécuter ce maudit inventeur. Or ce n’est pas vrai. Le principe autorise la natation comme il autorise la noyade. La loi de la pesanteur, de la même façon, autorise évidemment la chute mais aussi le vol. Il n’y a pas plus de défi à la loi de la pesanteur dans le vol qu’il n’y a de défi au principe d’Archimède dans la nage ou dans la navigation. Par contre lorsqu’il y a noyade c’est par un autre genre de nécessité, " une certaine rencontre de vent, de vague, de voile en tel lieu et en tel moment " (p. 54). C’est quelque chose sur quoi on ne peut guère faire de discours, puisque justement cette nécessité n’est pas celle du discours. C’est un événement.
Et ce n’est pas un fait ! Cette distinction (p. 59) est celle de l’existence et de l’essence. " Un nombre, dit Alain, n’est pas premièrement un fait. C’est plutôt par le nombre que la multitude devient un fait ". La multitude est l’événement, elle est ce qui caractérise l’existence. Ainsi Lebrun tient-il dans sa main une poignée de sable. Les grains ont été prélevés au hasard, quelques-uns uns coulent et le vent les emporte. Mais que l’on suppose maintenant que quelqu’un les compte. Alors la multitude des grains devient un nombre. Dans Théétète Platon s’amuse à affoler le jeune interlocuteur de Socrate en faisant dire à celui-ci que le plus grand, sans pourtant avoir changé, devient le plus petit. C’est qu’il jongle avec l’idée spontanée que le nombre est dans la chose, afin d’en montrer l’absurdité et d’établir que le nombre est une idée. Le nombre est d’entendement et c’est pourquoi ce n’est que lorsqu’ils sont comptés que les grains de sable ont un nombre ou en tout cas que c’est un fait qu’à leur collection correspond un nombre déterminé. Dans un propos connu (Cent un propos, cinquième volume, LI) Alain évoque une explosion survenue dans un dépôt de munitions à La Courneuve. La déflagration fut entendue dans Paris et évidemment à des kilomètres à la ronde. Dans un certain rayon les fenêtres furent brisées et les gens choqués. Ce que je décris n’est encore qu’un événement. Quant au fait, il appartenait à l’enquête de l’établir. L’enquête policière, l’expérience scientifique ont pour rôle de déterminer le fait. Indéterminé le fait n’est pas un fait, ce n’est qu’un événement. Toutefois la distinction n’a de sens que pour l’esprit. L’essence du réel n’est qu’une reconstruction hypothétique que l’entendement peut en faire et qu’il serait imprudent et naïf de confondre avec l’existence.
L’existence est toujours au-delà de ce que l’entendement peut en penser. L’existence ne se laisse pas réduire à quelque chose de démontrable ou d’explicable. La démonstration et l’explication appartiennent à l’esprit. Leur moyen est dans des idées qui appartiennent à l’esprit. Quelques-uns unes constituent des hypothèses, d’autres des concepts, toutes sont de l’entendement. Les projeter sur les choses, sur l’existence, c’est fétichisme. " C’est par le refus de l’inhérence que l’entendement est l’entendement " (p. 62), autrement dit par le rejet des qualités occultes.
(QUATRIEME ENTRETIEN)
Se tenant à l’intérieur, pour cause de pluie, le colloque se fait aujourd’hui théorie des outils. Il s’agit de donner un tour nouveau aux discussions sur la physique. Celles de la veille sont critiquées pour leur abstraction. Il faut revenir au plus près de l’objet afin de saisir l’entendement s’en détacher en même temps que le comprendre. Ce besoin a été ressenti par tous. Sans s’être donné le mot Lebrun et Alain sont venus avec en poche chacun un outil des plus élémentaires, l’un un clou, l’autre une vis. On va donc faire la théorie du clou et de la vis. Mais dans quel but ? Il ne s’agit pas de produire ici des théorèmes qui auraient été oubliés des physiciens, ni de rectifier sur tel point ce qu’ils ont pu dire. Le seul but de cette discussion est de prendre en considération une activité humaine concrète, en prise sur des objets tout à fait communs et quelconques, pour élaborer une physique d’entendement.
Puisque reprise il y a de cette question après le troisième Entretien, sans doute est-il opportun, pour ne pas dire nécessaire, de préciser ce que peut être cette physique d’entendement, ou cette philosophie de la physique. Certes la théorie du clou ni celle de la vis n’appartiennent à la philosophie. Pas davantage pour moi dans ces commentaires que pour l’auteur il ne s’agit de substituer à la philosophie la connaissance d’un objet quelconque, laquelle relève d’une science. Mais l’Entretien précédent en a donné l’avertissement, le problème n’est pas illusoire de valider ces sciences en tant que connaissances de l’objet. Il faut séparer l’entendement qui connaît de l’objet qui est connu, ce que, semble-t-il, les spécialistes ne savent pas toujours faire. Une physique d’entendement consiste donc à reprendre les questions sur la nature des choses en laissant de côté tout l’appareil des calculs (ce qui est une bonne raison de retourner aux exemples les plus simples) et aussi en ramenant l’expérience à une fiction d’expérience.
Cette manière de faire permet de ne pas attribuer à l’objet ce qui appartient à l’esprit, c’est à dire de faire évanouir ce qui n’est que fantôme. Le premier exemple en est donné (p. 74) dans les éléments de la théorie du clou. Je tape sur le clou avec un marteau, il s’enfonce dans la planche. Pourquoi la planche ne résiste-t-elle pas davantage à cet enfoncement ? Une supposition qui vient aisément à l’esprit, et qui est d’imagination et non pas d’entendement, est que la planche est moins dure que le marteau, lequel est généralement en fer. Mais la raison qui fait que le clou s’enfonce n’est pas du tout là. Le clou est un outil tout simple en apparence, qui cependant produit un effet absolument formidable. Il transmet à sa pointe cent fois plus de force qu’il n’en reçoit sur la tête. Il n’y a là toutefois aucune magie. Ce résultat est obtenu par le rapport des surfaces. Le clou ne multiplie pas magiquement par cent la force qu’il reçoit. En réalité il ne peut que transmettre celle qu’il reçoit sans aucune augmentation. Aussi ce qu’il y a lieu d’admirer en lui ne consiste nullement dans une certaine propriété qui lui serait inhérente. C’est un rapport des surfaces entre elles. C’est parce que entre la tête et la pointe le rapport est de cent à un qu’inversement la force avec laquelle se fait le choc passe de un à cent.
Afin de ne pas se tromper et pour être intelligible au maximum, il faut forger le concept de pression. Le clou transmet exactement la force qu’il reçoit du marteau. Mais, rapportée à des surfaces différentes, plus ou moins grandes, cette force produira inversement des effets plus ou moins petits. A supposer que le clou soit simplement cylindrique, qu’il n’ait pas de tête et pas de pointe, il faudrait déployer sur le marteau une force d’Hercule pour parvenir à l’enfoncer. Heureusement le clou est ainsi fait que dès qu’un enfant a assez de force pour soulever le marteau, il en a aussi suffisamment pour enfoncer le clou. Ce n’est plus un problème de force, c’est un problème de pression. Donnez-moi un levier suffisamment long, demandait Archimède, et je soulèverai le monde. Plus besoin du géant Atlas ! En le plagiant on pourrait dire : donnez-moi un clou et je percerai le matériau le plus résistant. Une force déterminée, exercée sur une surface déterminée, est intégralement transmise à une autre surface. Mais pour obtenir des actions utiles il suffit de mettre dans un rapport adéquat les surfaces de réception et de restitution de l’outil. Dès lors que la seconde est cent fois plus petite que la première, la pression qui y est exercée est cent fois plus grande. La pression est ce rapport de la force à la surface. Elle varie de façon inversement proportionnelle à la surface.
Que le clou ne fasse que transmettre ce qui lui vient d’ailleurs, c’est ce qu’on peut appeler l’inertie du clou. L’inertie est un autre concept physique fort important. Il a été singulièrement difficile à dégager et c’est l’un des mérites les plus signalés de Galilée que d’y être parvenu en menant une critique inflexible de la physique d’Aristote, qui l’ignorait, puisque c’est elle qui attribue aux choses des qualités occultes, comme à l’opium la vertu dormitive, dont s’amuse Molière. Mais aucune qualité occulte n’explique que la pomme lâchée du haut du mât d’un navire en mouvement ne tombe nulle part ailleurs... qu’au pied du mât. Dans ce contexte le principal rôle de ce principe est de dissiper les fantômes, de les chasser du clou. C’est simplement l’idée que dans la chose il n’y a rien. En l’occurrence c’est l’idée que dans le clou il n’y a rien. Ce n’est pas par une certaine qualité qui lui serait propre et qui serait en lui cachée que le clou perce la planche. Le clou est inerte, ce n’est pas un gri-gri. L’imagination et la superstition sont anéanties par le concept d’inertie. Son corollaire est le rapport. S’il n’y a dans le clou aucune qualité occulte, ce qui explique au contraire qu’il pénètre la planche c’est le rapport qui existe entre la surface sur laquelle frappe le marteau et celle qui est au contact de la planche. Un rapport s’établit entre des éléments extérieurs les uns aux autres, comme ces deux surfaces, mais aussi bien entre des masses et des distances ou entre des masses et des vitesses, etc.
" La forme n’égale jamais la matière " (p. 78). Avec cette formule prononcée par Alain tous les interlocuteurs sont d’accord, parce qu’elle est la suite cohérente de l’idée de rapport S’il y avait dans les choses des qualités telles que la vertu dormitive dans l’opium, ou telles que la vertu perforatrice dans le clou (c’est à dire plus simplement sa dureté), il serait éventuellement possible que l’esprit les décelât avec perspicacité et que la description qu’il donne du monde fût exacte. Mais ce n’est pas ainsi que va l’entendement. Il impose à la matière des formes qui ne peuvent jamais l’embrasser toute, dans tous ses détails. Ces formes, qui sont les rapports de la mathématique, ceux de la physique, etc. sont comme un filet que l’esprit jette sur les choses, avec lesquelles il les saisit, mais dont les mailles, si fines qu’elles soient, sont cependant par nature, non occasionnellement, toujours trop larges pour ne pas laisser filer quelques poissons. Il n’y a pas lieu de le regretter, il n’y a pas lieu non plus de croire qu’en les resserrant on parviendrait à ne rien laisser échapper. L’alternative n’est pas entre des mailles trop larges et des mailles assez fines ; elle est entre la divination des qualités occultes et le travail par lequel l’entendement détermine ses rapports dans le monde.
Sur ce point l’auteur effleure furtivement un problème tout à fait fondamental, à propos duquel il me paraît fécond de serrer de plus près son texte. La question se pose de l’origine de ces formes que l’esprit applique aux choses. Il ne peut en effet être indifférent de savoir d’où elles viennent, puisque le succès de cette application est flagrant. Au début de l’Entretien il a été dit que la maison, le puits, le fauteuil, etc. étaient autant de traces de la forme humaine. Mais inversement les théories physiques n’ont quelque efficacité que dans la mesure où elles ont bien travaillé à éliminer de leurs concepts toute trace de la forme humaine. Ce n’est pas en voyant partout dans la nature des objets utiles à l’activité et à la vie humaine que l’homme peut saisir la nature. Ce point de vue à la fois utilitariste et finaliste a été difficile assurément à éliminer, mais c’est justement la victoire remarquable de l’entendement d’en avoir fini avec lui. Ce fut toute l’histoire de l’esprit humain dans sa tentative d’établir des classifications que de dépasser le critère des besoins humains. En outre, d’un point de vue philosophique, c’est aussi un combat, d’ailleurs constant, que de constituer une compréhension du vrai qui échappe à l’utile (cf. Platon dans Théétète contre Protagoras, ou Spinoza dans l’Ethique I contre l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme).
Dès lors qu’on a cessé de croire que le monde fût fait pour l’homme et qu’il suffisait à celui-ci de découvrir les qualités cachées des choses, le problème de la possibilité d’une connaissance de la nature prend plus d’acuité. Trianguler, soit, mais avec quelle chance de saisir le réel ? Si la notion de force, celle de pression, celle d’inertie, etc. sont totalement abstraites, c’est à dire ne sont que de purs produits de l’entendement, ne sont pas extraites des choses, alors n’est-ce pas un miracle qu’elles s’y appliquent ? Cela me paraît être une question du plus haut intérêt philosophique que de savoir comment l’auteur échappe à la théologie. Car c’est bien là le danger que doit affronter quiconque aborde le problème de l’adéquation au réel des concepts de l’entendement. Le vieillard a sa réponse : " nous commençons par finir ". Certes il faut d’abord bien établir que ces concepts sont étrangers à la nature en ce sens qu’ils n’en sont pas empiriquement tirés. Si le concept du cercle n’était que le reflet des objets ronds, si le concept de force n’était que le reflet de l’action naturelle des choses naturelles (telles que les hommes), c’en serait fait de la possibilité d’établir une connaissance certaine. Là-dessus Hume a très bien dit les choses, si l’induction n’est qu’une extrapolation elle ne peut légitimement énoncer une proposition universelle. Les concepts de l’entendement ne sont donc pas issus d’une recherche dans les choses, qui par approximations successives conduirait vers des formes toujours mieux adaptées aux choses, vers un filet à mailles rondes si le filet à mailles carrées ne convient pas assez bien. C’est un premier acquis de la discussion. Toutefois si l’on s’en tient là, le mystère reste entier et l’appel au miracle reste possible.
C’est pourquoi Alain précise : " Non point comme un procédé appliqué à la nature, mais comme donné en même temps que la nature, et d’abord collé à elle et comme tressé avec elle ". Ce n’est donc pas de l’extérieur, arbitrairement, que l’entendement impose ses concepts au monde. Ils y sont tressés. Ainsi, bien que de manière non empirique, les concepts de cercle, de triangle, etc. sont néanmoins issus du monde. De quelle manière ? En évoquant un autre philosophe qui se gardait bien de dire l’essentiel, l’auteur veut peut-être avertir son lecteur que lui non plus ne répondra pas ouvertement à cette question. Il est très remarquable que ce passage ne contienne une référence à personne d’autre qu’à Platon, qui est l’auteur le plus profond, sur ce problème comme sur beaucoup. Alain évoque Timée. Peu importe le dialogue. C’est partout que Platon répond sans répondre. Mais qui a lu Phèdre, ou Théétète, ou la République, etc. a abordé ce problème. Quant à l’auteur, la manière dont il le résout est révélée par une lecture plus attentive de ces Entretiens. Ce sont des actions humaines très générales qui y sont mises en évidence.
L’examen attentif de ce qui est dit de la vis permet de s’en convaincre... et de retrouver ce qui a été rencontré dans le second Entretien au sujet de la géométrie. La vis, malgré une ressemblance tout extérieure, ne procède pas du tout de la même manière que le clou. Ce n’est pas en la frappant qu’on peut l’enfoncer dans la planche. L’effort que l’on fait sur elle n’est pas vertical, mais horizontal ; il n’est pas de translation, mais de rotation. C’est au moyen d’une rotation effectuée dans un plan horizontal qu’est obtenue une translation verticale. Le résultat de ces changements intervenus dans l’orientation de l’effort est que son intensité s’en trouve considérablement diminuée en même temps que la distance sur laquelle il est fait en est proportionnellement augmentée. Afin de faciliter l’analyse le vieillard propose une comparaison, à laquelle collaborent aussitôt ses interlocuteurs. La vis est une route et l’écrou qu’on y serre une voiture qui grimpe en tournant autour d’une montagne conique.
Une fois admise l’image est transformée. La route sur laquelle la voiture grimpe la montagne peut tout aussi bien être rectiligne et l’effort de translation remplacer celui de rotation pour obtenir l’ascension. Encore faut-il préciser que la translation ne produirait aucune ascension si elle était horizontale, cela relève de l’évidence. Mais il ne faut pas avoir peur d’énoncer des évidences si l’on veut mettre au jour des idées importantes. En l’occurrence celle qu’il convient de dégager est celle du plan incliné. L’angle qu’il faut maintenant considérer n’est plus celui dont tourne la vis dans un plan horizontal, mais celui dont la route s’écarte du plan horizontal. Voilà une première sorte d’" étrange changement qui ne change rien " (p. 83). Mais c’est sur une autre que le vieillard attire l’attention : si dans l’image acceptée de tous la voiture monte sur la route immobile, en fait dans la réalité physique examinée, c’est la voiture, c’est à dire l’écrou, qui est immobile tandis que c’est la route, la vis elle-même, qui monte, ou d’ailleurs plutôt qui descend à tous les coups. Comment un changement peut-il ne rien changer ? C’est qu’il ne s’agit plus de changement mais de mouvement et que dans le mouvement tout est relatif. Certes on a vu l’auteur refuser la Relativité. Mais ce qu’il fallait entendre par là c’était le refus d’accorder aux choses ce qui n’était attribuable qu’au mouvement, lequel justement est relatif. Ainsi il refusait que le mètre de l’un fût plus court que celui de l’autre, et que la seconde de l’un fût plus courte que celle de l’autre. Mais quant à dire que l’effet est le même soit qu’on admette que la route est immobile et que la voiture monte, soit qu’on admette le contraire, cela ne fait aucune difficulté.
Ceci montre que l’expérience générale et diffuse de la translation et de la rotation dans les mouvements du corps humain autorise la formation de concepts très rigoureux de translation et de rotation. En effet ces opérations sont définies de manière tellement stricte que des équivalences apparaissent. Sous réserve qu’aucune rotation n’accompagne la translation, ni qu’inversement aucune translation n’accompagne la rotation, ce qui certes est impossible dans les mouvements du corps humain, alors peu importe l’ordre dans lequel se font ces opérations. Ainsi dans un carré ABCD, pour aller de A en C peu importe que je passe par B ou par D, c’est à dire peu importe que je me transporte d’abord vers le haut, sur l’axe des ordonnées, avant de me transporter vers la droite, sur l’axe des abscisses, ou vers la droite, sur les abscisses, avant de me transporter vers le haut, sur les ordonnées, pourvu qu’entre ces transferts il y ait des rotations la première fois en sens direct, la seconde en sens indirect. Si je veux y aller non plus en suivant les axes orthogonaux, mais par la voie la plus rapide, sur la diagonale, en l’absence cette fois de toute rotation (encore qu’il faille penser qu’il n’y a pas seulement un point A origine, mais aussi une direction de référence, par exemple le nord, relativement à laquelle une direction quelconque est déterminée) il y a bien une translation, mais sa longueur n’est plus la longueur unitaire du carré, c’est racine de deux. La voie est donc ouverte vers de grandes abstractions. La première en est l’analyse galiléenne ou cartésienne décomposant la force qui s’exerce sur un plan selon ses composantes orthogonales (pp. 85-86)...
Au-delà de ces considérations une remarque me paraît maintenant utile, que l’auteur laisse à l’initiative de son lecteur. Des routes et des voitures, il en existe de toutes sortes. On peut imaginer une moderne autoroute, aux pentes et aux virages bien calculés afin d’exiger le moins possible de ralentissements. Passages en déblai, en remblai, tunnels et viaducs, y régularisent les voies et y facilitent la circulation. Mais rien n’interdit de penser aux voies romaines qui vont tout droit en acceptant tous les accidents du terrain. Si ça monte, c’est pas un problème, le légionnaire s’y fera les mollets. Quant aux voitures, il y en a aussi de modernes et d’anciennes. On peut penser aux voitures automobiles de la fin du XXe siècle qui sont conçues pour rouler à cent ou deux cents km/h. Mais rien n’exclut de se rapporter en imagination aux chars à bœufs ou à chevaux sur lesquels marchandises et hommes ont voyagé pendant des millénaires. Peu importe en vérité la voie et le véhicule à quoi l’on pense. La comparaison n’appelle qu’une idée très générale et très diffuse du transport. Pourtant elle est simultanément très particulière.
Elle est très générale en tant qu’elle est rapportée à l’homme. Encore que l’on puisse se demander si Lebrun s’adressant à des Bororos dans la forêt amazonienne ou à des Esquimaux sur la banquise pourrait sérieusement employer cette image, il est constant qu’elle conviendrait tant aux Romains qu’à des hommes d’aujourd’hui. En tant toutefois qu’elle ne se rapporte qu’à un type de transport qui ne monte et descend qu’avec effort, elle est particulière à quelques espèces animales. On sait que Saint François prêchait aux petits oiseaux et Saint Antoine aux poissons. A supposer que leurs discours fussent ceux de Lebrun, pourraient-ils mieux les leur faire entendre en transformant la vis en route et son écrou en voiture ? J’ignore si ces espèces éprouvent le sentiment de l’effort en s’élevant, mais ce n’est certainement pas s’avancer excessivement que de prétendre que la notion de route risque de leur être impénétrable. Quant à la voiture... il serait quand même désobligeant de la comparer pour eux au filet ! Ce que je souhaite faire apparaître c’est que les notions de translation et de rotation qui sont appelées par l’image de la route et de la voiture, bien qu’elles n’en soient pas empiriquement tirées, sont relatives à une expérience.
Celle-ci sans doute n’est pas particulière, puisque chacun l’a faite, du moins dans la civilisation dominante de la planète, et sans même y penser. Elle n’y peut nullement servir de critère permettant de distinguer les hommes entre eux, comme ce serait le cas avec d’autres expériences telles que celle qui distingue le vieillard du jeunot ou celle qui sépare le spécialiste du néophyte. En matière de translation et de rotation il n’y a ni jeunot ni néophyte, si l’on néglige le cas du nourrisson. Et néanmoins ces idées sont bien d’origine expérimentale, puisqu’elles sont liées à des conditions qui ne sont pas celles de toutes les espèces qui vivent et se meuvent sur la terre. Ainsi, quoique non empiriques ces idées sont de nature expérimentale. Ce ne sont pas des idées pures et il ne peut d’ailleurs pas y avoir d’idées pures. L’entendement pur ou la raison pure sont des billevesées. Je propose d’appeler surempirique ce niveau très général de l’expérience où ne se rencontrent que les conditions les plus générales de l’existence humaine et de son activité, au moins dans une civilisation donnée.
C’est donc à ce niveau-là de l’expérience que renvoie l’image employée par le vieillard, acceptée par Alain et par Lebrun, afin de clarifier ce qu’est une vis. Pour expliquer ce qu’est une vis il faut par conséquent se reporter à des concepts d’origine expérimentale, surempirique et non empirique. Or ce que veut l’auteur en écrivant ce quatrième Entretien c’est aller aux fondements de la physique, comme dans le second Entretien, avec les mêmes concepts, il allait aux fondements de la géométrie. C’est donc là que se trouve la réponse à la question qu’on se posait plus haut. Comment les concepts de l’entendement sont-ils tressés avec la nature ? C’est dans l’action humaine qu’ils sont tressés. Les actes humains sont à la fois des événements dans le monde et des produits de l’homme. Je ne dis pas des effets de sa volonté, mais de sa condition. Une translation et une rotation sont bien des actions opérées sur les choses, mais des actions opérées par l’homme. Dans cette perspective on comprend ce qu’il y a de juste et ce qu’il y a de faux dans la philosophie empiriste. Certes elle a raison d’affirmer que la source des idées est dans l’expérience et qu’avant l’expérience l’entendement est comme une table rase. Mais elle a tort de prétendre qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens. Car c’est abusivement réduire l’expérience à la sensation. Il y a dans l’expérience deux choses tressées ensemble, qu’il faut cependant distinguer. Il y a premièrement en effet une trace des choses laissée par elles en l’esprit. Mais celui-ci n’est nullement passif dans l’expérience, parce qu’elle ne serait encore pas l’expérience si elle n’était produite à travers translations, rotations et choses de ce genre qui appartiennent à la condition humaine, et qui sont, selon le mot de Lagneau, des " habitudes de l’esprit ".
Encore ne faut-il pas perdre de vue que les actions humaines n’ont pas l’universalité qu’on leur prêterait si facilement en ne considérant pas ce qu’elles ont de variable selon l’histoire et selon les civilisations. C’est ne pas tenir compte de ces variations que de vouloir que les conditions sur lesquelles sont fondées la géométrie et la physique soient aujourd’hui les mêmes qu’hier. C’est faire abstraction de ce que le surempirique a d’expérimental que de refuser tout sens à la géométrie non euclidienne et à la physique relativiste. Qu’il faille nécessairement effectuer une translation dans une seule direction donnée pour atteindre un point B en partant d’un point A, qu’il faille nécessairement effectuer une rotation de deux droits et opérer une translation en sens inverse mais égale à la précédente afin de revenir de B en A, cela n’est vrai que dans un type historique déterminé de condition humaine, celui qu’exprime la géométrie euclidienne. Qu’il faille nécessairement ajouter v’ à v pour déterminer w, cela n’est vrai que dans un type historique déterminé de condition humaine, celui qu’exprime la physique newtonienne. Dès que l’action de l’homme a produit pour l’homme d’autres conditions d’existence, il faut que la géométrie et la physique en tiennent compte. C’est ce que font la géométrie de Riemann et la physique relativiste. La première tient compte du passage d’un milieu réductible à une portion de plan (le bassin méditerranéen) à un autre milieu, sphérique, où d’un point quelconque pour en rallier un autre s’offrent plusieurs directions (comme Colomb en fait la démonstration), où aussi pour revenir à son point de départ il n’est pas nécessaire de faire demi-tour (comme Magellan l’a prouvé). La seconde tient compte du passage de conditions où les mouvements se font à des vitesses qui sont celles du mouvement humain (même aidé de moteurs) à d’autres conditions où faute de se déplacer lui-même à de telles vitesses, l’expérimentateur opère sur des mobiles qui peuvent approcher celle de la lumière. Il me semble donc pouvoir dire que lorsqu’il fait des idées de l’entendement des idées universelles l’auteur s’arrête en chemin. Il montre excellemment ce que les concepts de la géométrie et de la physique ont d’humain, de relatif à la condition humaine, autrement dit d’impur, mais il ne met pas en évidence que les conditions de l’homme du XXe siècle sont différentes, je ne dis pas de celles des Anciens, mais plus généralement de celles de ses prédécesseurs. Or la question se pose inévitablement de comprendre comment des conditions peuvent être universelles, comment elles peuvent échapper à l’histoire. C’est pourquoi, sauf à estimer que l’auteur rejoint les théologiens créationnistes, j’incline à penser qu’il ne va pas jusqu’au bout de sa propre philosophie.
(CINQUIEME ENTRETIEN)
Il se tient à nouveau dehors et le spectacle de la mer " rompue et déchirée " permet de suggérer plus fortement que dans les pages précédentes que les idées ne sont pas dans les choses. Cela est vrai aussi de l’idée de mouvement. Le mouvement n’est pas dans les choses, il est une relation entre les choses, il est pensé, c’est une idée, un produit de l’entendement. Les ethnologues rapportent qu’il y a des peuples qui n’ont pas compris les phases de la lune. Ils se lamentent lorsque de nuit en nuit le croissant s’amincit et disparaît, parce qu’ils croient la lune malade, puis morte. Lorsque au contraire quelques jours plus tard réapparaît le premier croissant, ils explosent de joie, parce qu’une " nouvelle lune " est née. L’expression est restée dans les langues d’aujourd’hui, preuve que ce ne sont pas seulement les sauvages des îles qui pensaient ainsi. On peut s’amuser de cette erreur, mais il est plus avisé d’en saisir le ressort. Ces sauvages mettaient en œuvre le principe d’inhérence, plaçant dans la lune la cause de ses phases, en l’occurrence une vie de la lune avec des épisodes tout pareils à ceux qui se rencontrent dans la vie des hommes. Pourtant, si l’on met de côté la part d’anthropomorphisme qui se rencontre ici, dont on estimera peut-être bien à tort qu’on s’est débarrassé aujourd’hui, il reste la part du pur principe d’inhérence dont l’auteur veut montrer par ces pages qu’on a bien de la difficulté à se séparer. C’est pourquoi il veut dans cet Entretien procéder à une critique sans concession de la théorie du mouvement, laquelle passe par l’examen de la notion d’induction (pp. 97-101), de la notion de temps (pp. 105-110), de la notion même de cause (pp. 114-125).
L’induction est le nom donné au raisonnement particulier, qui serait à l’œuvre dans l’activité scientifique, par lequel on découvre la cause en partant de l’effet. Ce raisonnement paraît être tout autre que celui du mathématicien, qui procède à une démonstration en partant des principes et en allant vers leurs conséquences. Ainsi, sachant qu’un triangle est la figure formée par l’intersection de trois droites dans un plan, je procède à la démonstration que la somme de ses angles est égale à deux droits. Mais parce que je vais du principe à ses conséquences, je vais aussi du général au particulier. L’énoncé du principe, en l’occurrence d’une définition, est plus général que celui de la conséquence, qui ne recouvre pas toute la portée du principe. C’est ce que veut dire le mot déduction. Déduire c’est conduire ses pensées en descendant du général au particulier. Mais le physicien, le biologiste sont dans une situation qui ne leur permet pas de raisonner de cette manière. Au contraire du mathématicien celui qui travaille dans la recherche scientifique ignore les principes et doit justement les découvrir. Dans cette démarche il n’a qu’un seul point de départ possible : les conséquences, c’est à dire les effets. Il doit donc remonter des effets aux causes. Son raisonnement paraît donc être le contraire de la déduction, d’où le nom d’induction qui lui a été donné.
Par suite on ne peut pas dire que la déduction va du général au particulier sans affirmer du même coup que l’induction va au contraire du particulier au général. Et c’est sur ce point qu’il y a lieu de réfléchir. Est-il légitime de conduire ainsi ses pensées en remontant du particulier au général ? En vérité une semblable démarche ne serait pas autre chose qu’une vaine extrapolation. Or l’extrapolation n’est pas un raisonnement, c’est seulement l’expression d’un ridicule préjugé. Lorsque le racisme par exemple cherche à se donner l’apparence de la raison, il extrapole. Dreyfus est un traître, Dreyfus est juif, donc les Juifs sont des traîtres. Si le physicien ou le biologiste d’un nombre n d’expériences, même beaucoup plus grand que 1 ou 2, où ils ont vu que les choses se déroulaient d’une certaine manière, se permettaient de passer à la formulation d’une loi selon laquelle il serait nécessaire que les choses fussent ainsi, ils seraient aussi ridicules que le raciste. Mais est-ce vraiment là ce qu’ils font ? Lorsque Galilée " faisant rouler sur un plan incliné ses boules de fonte ", comme dit Kant, établit que tous les corps tombent à la même vitesse, est-ce une extrapolation, par laquelle il passerait de la considération de quelques cas isolés à la formulation abusive d’une prétendue loi ? La loi est en réalité si peu conclue de l’expérience, que c’est elle qui la commande, que sans elle l’expérimentateur n’expérimenterait rien. Car il faut écarter la vision grossière du travail du physicien ou du biologiste selon laquelle une expérience serait faite au hasard, l’image selon laquelle il se serait aperçu par hasard d’un certain fait.
Becquerel, dit-on, s’aperçoit par hasard que des rayons sont produits dans le noir et traversent des emballages. C’est juste, mais ce hasard n’est révélateur que pour quelqu’un qui avait soigneusement préparé son expérience. Que le premier innocent venu ait dans son placard un cristal d’uranium et une plaque photographique soigneusement emballés l’un et l’autre, même s’il retrouve sa plaque voilée, il n’en découvrira pas pour autant la radioactivité. Il se peut que l’expérience ne vérifie pas l’hypothèse pour laquelle elle avait été organisée, mais il n’y a d’expérience que pour tenter de mettre en évidence une certaine hypothèse. Pour faire une expérience, il ne suffit pas de mettre en tas un certain nombre de choses en se disant : " on va bien voir ce qui se passe ". Quand il se passerait effectivement quelque chose, s’en apercevrait-on, saurait-on déterminer quoi ? Même s’il trouve autre chose que ce qu’il cherche, seul celui qui sait ce qu’il cherche risque de trouver quelque chose.
Voilà pourquoi Lebrun affirme (p. 97) " la doctrine de l’induction m’a paru toujours bassement scolaire, et simple mensonge d’académie. Rien ne recommence de même et les lois sont des à peu près ". Ce n’est évidemment pas sur le recommencement qu’on peut compter lorsque s’appuyant sur une ou plusieurs expériences on énonce une loi. Qu’on prenne l’exemple de Galilée établissant que la masse d’un corps n’entre pour rien dans la vitesse de sa chute. Il prend deux boules de fonte, de diamètre identique mais de poids très différent. L’une était dix fois plus lourde que l’autre (une livre et dix livres). Grâce au plan incliné il divisait l’action de la force de la pesanteur (cf. quatrième Entretien) et se donnait le moyen de mesurer avec des instruments peu précis la vitesse de la chute. Combien d’expériences fallait-il pour établir le fait ? Si le prétendu raisonnement inductif consiste à passer du particulier au général, il ne suffira ni d’une expérience ni de mille, car la même incertitude subsistera lorsqu’il faudra passer à la mille et unième. C’est ce que Hume faisait très justement remarquer. Mais la démarche de Galilée n’est nullement empirique et il ne prétend aucunement établir sa loi en accumulant les exemples qui la vérifient. Son raisonnement est tout autre. Ce n’est pas par la multiplication des faits qu’il prétend établir la loi, c’est à l’inverse dans la loi qu’il établit le fait.
De ce point de vue une seule expérience, pourvu qu’elle soit bien faite, est parfaitement suffisante. Je ne dis pas qu’un physicien se contente en fait d’une seule expérience, car il sait bien que des circonstances particulières peuvent faire intervenir dans le résultat un élément ignoré du calcul. Mais dès lors qu’il aura éliminé autant que possible l’intervention du hasard, le nombre toujours petit des expériences sera suffisant. C’est donc sous l’idée de la loi, selon laquelle la vitesse de la chute d’un corps ne dépend en rien de sa masse, loi qui sera ultérieurement formulée de la façon suivante : e = ½
gt², que le florentin opère son expérimentation. C’est ce que l’auteur formule (p102) en disant : " j’applique la règle ; je commence par finir ". La loi n’est donc nullement conclue en s’appuyant sur les cas connus. Ce sont tout au contraire les cas que représentent les expériences successives qui sont construits sous l’idée de la loi. Il est donc évident qu’il ne peut y avoir rien de plus dans le second cas que dans le premier.Le raisonnement du physicien n’est pas le contraire de la déduction. Le mot induction tel qu’il est ordinairement défini non seulement ne désigne aucun raisonnement légitime, mais n’a même aucun sens. En même temps qu’il faut le reconnaître il faut aussi admettre que le risque qu’il prend de s’écarter de la nature est très réel. Interrogée afin qu’elle donne ou qu’elle refuse son accord à l’hypothèse avancée, la nature a répondu oui. Mais c’est dans des circonstances très particulières que la question lui a été posée. Pour ce qui est de Galilée il procède à ses expériences dans des circonstances qui annulent par exemple et très évidemment la résistance de l’air à la chute de ses boules. C’est même justement pour obtenir ce résultat qu’il a donné à ses deux boules de masses différentes le même diamètre. Ce n’était pas pour tromper l’observateur inattentif, c’était pour que leur avancement rencontrât exactement la même résistance. Mais dans la nature les objets qui tombent ne sont pas seulement soumis à la pesanteur, ils le sont aussi à la résistance de l’air et à d’autres choses auxquelles je ne pense pas (température, pression, humidité, etc.). Toutes ces choses sont négligées par Galilée, qui n’établit donc de loi que pour une situation tellement abstraite qu’elle n’existe pas. " Toutes choses égales d’ailleurs, déclare le physicien, on peut considérer que telle formule s’applique ".
Mais les choses ne sont jamais égales par ailleurs. C’est la raison pour laquelle l’auteur tient que l’induction, ou le raisonnement prétendu inductif, est faux non pas par accident mais par essence (pp. 98-99). Quelles que soient les rectifications, qui seront apportées à la loi trop abstraite dès lors qu’on aura aperçu d’autres circonstances que celles dont il a été tenu compte pour lui donner son énoncé, elles resteront par essence très en deçà de la complexité de la nature, qui ne s’y plie pas, qui refuse de s’y plier. Ce n’est pas qu’elle soit comme un cheval rétif, qui bronche quand on l’approche, qui renâcle, qui rue quand on prétend le dompter, mais simplement elle est étrangère aux projets humains, elle est indifférente aux pensées humaines et elle est indéfiniment vaste, tant vers le plus petit, que vers le plus grand, comme dirait Pascal. Les mailles du filet que tend sur elle l’entendement sont toujours trop larges pour la saisir. C’est en ce sens que l’auteur écrit que " l’existence est l’autre terme, l’antagoniste, celui qui refuse l’idée " (p. 100).
Pas plus que dans le troisième Entretien il ne se fondait sur l’histoire des sciences pour montrer combien l’esprit est étranger au monde, il ne le fait ici. Il ne s’agit d’ailleurs de montrer rien d’autre. Il pourrait ici indiquer combien d’inductions, après avoir longtemps joui des faveurs des esprits les plus scientifiques, ont finalement été rejetées, et d’autres à leur suite sur une seule et même question. Mais ce n’est pas la voie qu’il choisit. Il préfère s’en tenir à l’essence des idées et dans ce cas en particulier à l’essence du nombre. Le nombre, parce qu’il est l’idée la plus abstraite, permet de découvrir avec une plus grande évidence que toute autre que l’œuvre de l’esprit est d’évacuer le changement des choses elles-mêmes et de le transporter dans leurs relations. Car le nombre est extériorité pure. Le seul changement qui soit susceptible d’être exprimé par le nombre c’est le rapport à un autre nombre, dans une suite, qu’elle soit algébrique, géométrique, ou exponentielle. On passe ainsi au suivant, au double, à un autre tel que le carré, etc. Ce n’est donc pas parce que la recherche empirique aurait jusqu’ici été incapable de mettre un point final à la série des nombres que celle-ci est illimitée, c’est parce que le nombre répond à la définition très générale n’=n+1 dans la suite arithmétique la plus simple, n’=nx2, ou nx3, ou etc. dans une suite géométrique, n’=n
n dans une suite exponentielle. On peut se contenter de la suite arithmétique pour concevoir tous les nombres entiers positifs. Or on ne peut concevoir de nombre, si grand qu’on voudra, auquel il serait impossible d’ajouter l’unité. Ce ne sont pas les conditions de l’expérience qui imposent de concevoir illimitée la série des nombres. Quand bien même il s’avérerait que le nombre des étoiles fût fini, ou le nombre des atomes, c’est par une loi qui n’appartient qu’à l’esprit que la suite de nombres est sans fin.Il faut cependant se poser la question de savoir si la loi de l’esprit est totalement indépendante de l’expérience. Si l’on entend par là qu’elle ne doit rien à la considération des objets, qu’elle n’est pas empirique, cela me semble hors de doute. Mais si l’on tient compte que dans l’expérience interviennent des activités humaines (translation, rotation, et beaucoup d’autres qui sont moins abstraites), qui informent le divers objectif, alors il faut dire que tout en étant indépendante du contenu de l’expérience (tel objet ou tel autre), la loi de l’esprit reste cependant liée à la forme de celle-ci. Cela ne suffit encore pas : pour être précis il faut ajouter que cette dernière n’est nullement pure (cf. leçon précédente).
Après l’examen de la notion d’induction vient celui du temps. Dans un passage qui constitue une allusion très négative à la Relativité il repousse la prétention de celle-ci d’attribuer au temps des propriétés qui ne peuvent appartenir qu’aux choses qui y sont contenues, ou plus exactement aux relations qu’elles entretiennent entre elles. La physique relativiste pourtant, on l’a déjà vu, affirme non que le temps de l’un est plus court ou plus rapide que celui de l’autre, mais que chacun voit que le temps de l’autre est plus court que le sien. L’affirmation que l’un est effectivement plus court que l’autre n’est pas relativiste, puisqu’elle n’amène pas l’autre à reconnaître que le temps du premier est également plus court que le sien. Cette affirmation au contraire appelle l’idée que le temps du premier est plus long, ce qui est une pure absurdité. Peut-être l’auteur dirait-il que la distinction n’a aucune importance et que, soit que l’un seul trouve plus court le temps de l’autre soit que chacun des deux le trouve tel, il n’en demeure pas moins qu’on attribue au temps ce qui ne convient qu’aux choses. " Le temps est une forme ", écrit-il (p. 107). Est-ce du kantisme ? La suite : " Cela suffit pour qu’on sache que le temps n’est pas des choses, pas plus que l’espace, mais que les choses quelles qu’elles soient ne peuvent être contenues que par l’espace et le temps " ne suffit pas à l’affirmer. L’argument de Lebrun cependant : " il y aurait un temps commun à ces deux temps ; et ce temps commun est le temps ; les autres sont des mouvements " est dans la Critique de la raison pure (exposition métaphysique).
Dans cette discussion l’auteur ne dit pas si ce qu’il appelle forme est un concept ou une intuition. Mais c’est assez indifférent. Ce qui importe davantage c’est de savoir si cette forme est pure. Or à vouloir refuser au concept tout ce qui peut provenir de l’expérience, et pas seulement de la part empirique de celle-ci, il semble bien vouloir opter pour un esprit pur. Que l’espace et le temps ne soient pas dans les choses, j’en suis d’accord. Mais si l’on pense jusqu’au bout que ce sont des relations, je ne vois pas comment on peut échapper à l’idée que la complexité plus grande de ces relations, loin de pouvoir être le fait d’un décret de l’esprit, n’est issue que de la reconnaissance par celui-ci que les formes les plus simples, celles qui sont issues des premières activités humaines, deviennent insuffisantes pour les interpréter. La nature est plus complexe que ne le sont les premières activités de l’homme. Les mouvements les plus primitifs, tels que translation, rotation, ne suffisent pas à la déterminer clairement.
Au risque de verser dans la digression il faut évoquer ici les remarques de Langevin. Le débat dans lequel celui-ci se prononce touche également aux assertions des " nouveaux physiciens ". Il concerne l’interprétation de l’impossibilité constatée dans l’expérience de connaître avec précision à la fois la vitesse et la position d’un corpuscule. Heisenberg prétend en effet que l’impossibilité d’assigner à un corpuscule doté d’un certain niveau d’énergie une position déterminée prouve que dans la nature règne une indétermination fondamentale. Langevin répond qu’il faut au contraire abandonner l’idée que les prétendus corpuscules sont des objets analogues à des corps individualisables et " qu’on peut suivre dans leur comportement comme l’astronome suit une planète sur son orbite ou l’artilleur un projectile sur sa trajectoire ". Le monde découvert par la physique du XXe siècle est bien plus riche que ne le croient les physiciens eux-mêmes. Contrairement à ce qu’ils imaginent depuis une suggestion de Pascal, il n’est pas vrai qu’une même structure s’y répète de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Les concepts à construire pour représenter le monde infra atomique et, à plus forte raison, infra nucléaire sont profondément différentes de ceux qui se sont imposés dans le domaine macroscopique, celui de la vie quotidienne, auquel on est habitué. Ces concepts nouveaux ne sont encore qu’en filigrane, sous une forme abstraite et, il n’en faut pas douter, approximative dans les équations de la mécanique ondulatoire. Si donc la nature ne répond pas lorsqu’on lui demande où est le corpuscule dont on connaît la vitesse, ce n’est pas parce qu’elle n’assigne à celui-ci aucune position déterminée, mais parce qu’elle ignore le concept même de corpuscule, c’est à dire celui de corps, étendu au niveau infra atomique.
Plutôt que d’énoncer le fâcheux principe d’indéterminisme, il serait plus correct de maintenir le principe du déterminisme et de reconnaître à l’inverse que le matériel conceptuel dont se sert la physique est hérité d’un niveau d’expérience, celui de la vie quotidienne, où le concept de corps a du sens, tandis qu’il n’en a pas au niveau infra atomique où elle prétend pourtant continuer de s’en servir. Il n’y a donc pas du tout une crise du déterminisme en général, mais bien plutôt une crise du mécanisme, que l’on essaye vainement d’utiliser pour interpréter un domaine où il est inadéquat. L’effort d’abstraction de Langevin, lui-même physicien, me semble être de nature à la fois à sauver la souveraineté de l’entendement qui ne peut donner de sens à la nature qu’en la déterminant et à repousser la miraculeuse harmonie de celle-ci et de celui-là, à laquelle on est condamné dès lors qu’on tient ses concepts pour purs. En réalité lorsque les physiciens abordent un domaine nouveau, les concepts qui leur semblent d’abord les plus simples sont seulement ceux qui leur sont les plus familiers. Mais à mesure que leur expérience s’approfondit ou s’élargit, ces concepts doivent faire place à d’autres, forcément nouveaux et déroutants. Un renversement s’opère ensuite : les plus familiers leur apparaissent alors comme les plus complexes et les moins capables de constituer un outil général d’interprétation. Par conséquent lorsqu’on se trouve en présence d’aspects en apparence contradictoires de la réalité, leur contradiction traduit simplement l’insuffisance des concepts acquis. Elle prouve la nécessité de poursuivre inlassablement un effort de synthèse toujours plus haute qui exige l’élargissement ou le remplacement des abstractions anciennes.
Il serait bon par suite de reconnaître que le temps n’est pas un principe comme le déterminisme, qu’il est seulement un concept et que celui-ci, sans pouvoir nullement être calqué sur les choses, est cependant issu de la manipulation que les hommes font des choses, à commencer par celle de leur propre corps en le menant d’ici à là et en le faisant tourner sur lui-même. Jusque récemment elle passait par ces actions simples de translation et de rotation qui imposaient à la fois un concept de corps et de corpuscule et un concept de temps et d’espace absolus (newtoniens), c’est à dire tels que deux événements simultanés pour un observateur le sont pour tous. A présent elle impose d’une part des concepts d’onde qui se substituent à ceux de corpuscules et d’autre part des concepts de temps et d’espace relatifs où la simultanéité pour l’un n’est conservée pour l’autre qu’à la condition que les deux observateurs ne soient pas en mouvement relativement l’un à l’autre. C’est seulement de cette manière qu’il peut être répondu à la double demande de l’auteur (p. 108) de n’aller ni " à la conquête du monde par la raison " ni à " la conquête de la raison par le monde ". Dans la mesure où il semble incliner vers des concepts purs, des concepts qui ne devraient absolument rien à l’expérience et qui s’adapteraient miraculeusement à la nature, je me demande si l’on ne pourrait lui reprocher d’aller lui-même à la conquête du monde par la raison.
Le principe du déterminisme, que je viens d’évoquer, fait l’objet de la dernière partie de l’Entretien. Sous une forme semblable à celle qui est réclamée dans Parménide par le vieux philosophe éléate, et pour une raison semblable, ici le vieillard formule les propositions et Lebrun donne son assentiment. Il s’agit de saisir ce que sont réellement la cause et l’effet. L’usage vulgaire qui est fait de ces notions en masque le vrai sens. Si l’on dit que le nuage est cause de la pluie, cela sépare la cause de son effet. La cause est le nuage et l’effet est la pluie. Il y a un moment où la cause existe sans l’effet et un autre où l’effet existe sans la cause. Mais cela n’a pas de sens. Comment une cause peut-elle être sans effet, comment un effet peut-il réciproquement être sans cause ? Il y a un curieux travail effectué par le vieillard sur ces notions. Les questions qu’il pose au plus jeune, qui se trouve être le polytechnicien, obtiennent de lui sans doute plus facilement que d’un autre les réponses qui mettent en évidence que les choses ne sont pas aussi simples que les croit le mécanisme vulgaire. Il n’y a pas d’un côté la cause et de l’autre l’effet, comme deux choses différentes. La cause n’est la cause que dans la mesure où elle produit l’effet et celui-ci n’est tel que dans la mesure où il est suspendu à la cause. Il n’y a donc pas deux moments successifs, l’un où existerait la cause et le suivant où existerait l’effet. Il y a un incessant passage de l’un dans l’autre : " le rapport de cause à effet ne vit que d’un continuel passage " (p. 121). La démarche de l’auteur qui se voulait inspirée de Parménide, tel du moins qu’il apparaît dans Platon, aboutit paradoxalement à l’éloge d’Héraclite, que l’éléate méprisait. La raison en est qu’il tente une nouvelle manière de concevoir le mécanisme, dont il affirme qu’il est plus propre à penser le mouvement que le repos (p. 123).
Il y a lieu de se demander si c’est encore un mécanisme et si celui-ci lorsqu’il est formulé scientifiquement est tellement distinct de sa forme vulgaire. Certes le mécanisme tel qu’il est mis en œuvre par les physiciens ne conçoit pas de cause séparée de son effet, ni réciproquement, mais si la causalité est une relation elle doit néanmoins toujours rester une relation entre des termes fixes. Or ce que l’auteur prétend ici appeler mécanisme c’est une relation entre des termes qui ne restent pas fixes, qui se transforment sans cesse. L’exemple d’Héraclite est parfaitement éclairant. Le soleil, qui est tenu pour le repère absolument immobile, pour l’image de l’éternité, s’écoule lui-même comme toute autre chose. Le mérite du philosophe d’Ephèse, sur la côte ionienne, est d’avoir tenté de penser le mouvement en montrant que sans cesse l’un passe dans l’autre, et que ce n’est pas vrai seulement pour les rivières mais aussi pour le soleil. Seulement la profondeur de cette philosophie n’est pas dans l’idée isolée du mouvement, elle est dans la proposition indissociable que tout est et n’est pas. Que tout se transforme, ce n’est pas une idée bien forte. Mais que " nous sommes et ne sommes pas ", c’est beaucoup plus fécond. C’est cette contradiction qui exige le mouvement pour être autre chose qu’une absurdité. Loin de s’inscrire dans une conception mécanique, comme l’auteur le prétend, elle exige tout autre chose, une conception dialectique au sens hegelien et marxiste. La dialectique est cette fois conçue non comme le discours dans lequel on passe à vide d’une idée à l’autre (tel que celui de Parménide dans le dialogue qui porte son nom), mais comme celui qui retrouve en lui-même le mouvement qui est dans les choses. C’est là le moyen de penser le temps, qui ne s’impose pas comme une donnée du monde mais comme un produit de l’entendement.
En plusieurs passages (p. 110, p. 118) la politique est mise en accusation. C’est elle que l’auteur tient pour responsable de freiner l’essor d’un entendement sain premièrement en concevant la loi de la nature sur le modèle de la loi de la cité, c’est à dire comme autorité à laquelle il faut obéir et secondement en concevant par voie de conséquence des causes suspendues, figées, inactives, qui cependant exigeront obéissance. C’est que l’ordre qui règne dans la cité préexiste à toute tentative de représentation scientifique du monde et par conséquent lui sert de référence. Avant de s’organiser en cités des peuples de pasteurs ont élaboré des représentations du monde, comme l’attestent par exemple les fragments les plus anciens de la Bible, mais ce n’est que dans des Etats, comme sont les cités grecques, qu’il est possible de développer une géométrie, une astronomie, etc. et une philosophie ! Ces théories ne jaillissent pas, comme fit Athéna, armées et casquées de la tête de Zeus, elles portent la marque du terrain et du terreau qui leur a donné naissance. Il faut ensuite des siècles et des millénaires pour les en purifier.
(SIXIEME ENTRETIEN)
Il va maintenant être question de l’existence. Elle n’est pas un système clos. Elle implique au contraire une quantité indéfinie de conditions. Par là elle se distingue complètement de l’essence. En elle ne peut être donné aucun sens précis au mot possible. Ça ne signifie pourtant pas qu’en elle rien ne soit possible. Mais parce qu’elle est toute extériorité, il n’y a en elle pas d’autre possible que le réel. C’est ce que la théorie darwinienne montre fort bien en renvoyant aux conditions environnantes indéfiniment nombreuses, et non à une qualité occulte, la raison pour laquelle existe telle espèce plutôt que telle autre. Cependant la portée de cet Entretien est encore plus longue, elle est dans la possibilité de donner ultérieurement un sens au mot liberté.
Une double remarque sur l’atome (p. 133) permet d’ouvrir le débat. L’atome donne une bonne idée de l’existence pure en cela qu’il n’a évidemment aucune volonté, qu’il ne faut chercher en lui aucune intention, aucune qualité occulte. Pourtant des malentendus peuvent naître à son sujet, au sujet de son action, si on ne remarque pas deux choses. Premièrement l’atome, contrairement à ce que voulaient Démocrite, Epicure, Lucrèce et jusqu’aux chimistes du XIXe siècle, n’est nullement la plus petite partie de la matière, il n’est pas l’élément indivisible que voulait une théorie philosophique. L’atome est à son tour composé de parties, et c’est même la raison décisive de son adoption par les physiciens du XXe siècle. Tant qu’il ne leur fut présenté que comme le dernier élément constitutif de la matière, celui qui avait des qualités différentes selon qu’il était atome de ceci plutôt que de cela, et malgré les impressionnants succès de Mendéléiev dont la classification n’a de sens que relativement à lui, ils se refusèrent à l’admettre. Il est admirable que les physiciens du XIXe siècle aient opposé une ferme négation à l’atome aussi longtemps qu’il leur parut mériter son nom,
atomos, l’indivisible. Il est admirable qu’inversement cette opposition obstinée cessa dès qu’il leur fut possible d’intervenir sur lui, c’est à dire d’y distinguer des parties, que très vite ils furent capables de séparer les unes des autres. C’est la découverte de Becquerel et de Marie Curie qui leur en procura le moyen. A partir du moment en effet où le rayonnement qui se fait dans l’obscurité et qui traverse les emballages est compris comme la désintégration de l’atome, comme la perte par lui de certaines de ses parties et comme sa transmutation (c’est l’œuvre de Rutherford), les physiciens deviennent les plus chauds partisans de l’atome.Deuxièmement la notion d’atome ne donne une bonne idée de l’existence qu’à la condition qu’on voie bien que dans la nature les relations extérieures qui sont efficientes ne se limitent pas aux relations d’un atome avec ses voisins les plus proches, mais que ceux-ci à leur tour de proche en proche sont en relation avec une quantité indéfinie d’atomes. Descartes avait distingué l’indéfini de l’infini et il faut ici tenir compte de cette distinction. L’infini, " imprudente abréviation " (p. 136), est le terme à partir duquel peut être pensé le fini (III
ème Méditation). L’indéfini au contraire n’est que ce qui n’est pas fini. Le nombre des relations dans lesquelles entre la moindre particule de matière n’est ni infini (ce qui n’a aucun sens) ni fini (ce qui l’inscrirait dans un système clos), il est indéfini. L’auteur nomme chocs ces relations que les atomes ont les uns avec les autres. Peu importe l’image. Mais si l’on est attentif aux quantités énormes d’énergie qui en dernière analyse y sont mises en jeu, celle-ci n’est pas mauvaise. Quant à la thèse qu’elle soutient elle me paraît être tout à fait sensée. A quoi rimeraient les efforts des ingénieurs de l’énergie nucléaire pour confiner les réactions qui ont leur siège dans le cœur des centrales nucléaires, si un atome n’entrait en réaction qu’avec un nombre limité d’autres atomes ? Réciproquement à quoi viseraient les efforts des ingénieurs militaires pour produire la réaction en chaîne s’il n’était pas possible qu’un atome entrât en réaction avec un nombre illimité d’autres atomes ? (Par contre aussi longtemps que la bombe n’est pas destinée à éclater, il faut que son cœur soit confiné).Ainsi il est remarquable que l’auteur rejoigne à propos de l’atome la pensée des physiciens alors qu’il s’éloigne d’elle lorsqu’il est question de la Relativité. Si l’on pense que la théorie atomiste et la théorie relativiste sont à peu près contemporaines, on voit que l’hostilité aux " nouveaux physiciens " n’a rien de systématique, ni rien qui relève d’une fermeture d’esprit aux idées nouvelles. La différence de traitement qu’elles reçoivent dans les Entretiens au bord de la mer tient à ce que les théories atomistes sont des théories d’entendement, des théories qui ne visent pas " à la conquête de la raison par le monde " contrairement à celles qui attribuent aux choses ce qui n’appartient qu’aux idées. Mais au fond, que l’on parle ici des atomes ou d’autre chose cela ne change rien. Aucune partie de la matière n’est indivisible. Toute partie de la matière en outre, si grande ou si petite qu’on la conçoive, entre en relation avec un nombre indéfini d’autres parties.
C’est ce que l’auteur veut lire aussi dans la théorie de la transformation des espèces, du moins dans la forme que lui a donnée Darwin, pour laquelle plaide Lebrun. Au passage (p. 155) il condamne aussi bien Lamarck que Cuvier. Or, on le sait, ils appartiennent à deux boutiques irréductiblement ennemies. Cuvier est l’adversaire acharné des idées transformistes, il est celui qui de son autorité, qui est immense, maintient qu’il découvre dans la nature le plan de la Création divine. Cela se comprend bien de sa part. Il a eu le mérite à peine croyable de reconstituer entièrement un dinosaure, dont personne n’avait jamais vu le squelette entier, à partir d’un seul os. On ne peut pas impunément prétendre devant lui que les anatomies ne sont que des formes passagères, qui reflètent non un plan éternel mais seulement un éphémère moment. Autant vaudrait dire qu’elles ne sont rien. Or justement dans cette thèse, d’un point de vue philosophique il y a une substantification des espèces. Chacune d’elles est ce qu’elle est par elle-même, sans aucun rapport avec les autres. Et si elle entre avec les autres dans certains rapports, ceux-ci ne les changent en rien, ne les altèrent en rien. Ces rapports ne comptent pour rien. Ils ne sont rien. Il est impossible de trouver plus belle illustration du principe d’inhérence que combat l’auteur tout au long de ces pages.
Quant à Lamarck, si c’est l’un des principaux exposants des thèses transformistes, l’interprétation qu’il en donne repose sur le principe de l’hérédité de l’acquis. Le ressort de la transformation serait selon lui l’adaptation de l’espèce aux conditions nouvelles qui lui sont faites, la première génération se transformant d’elle-même quelque peu afin d’y faire face, la suivante à la fois héritant de la transformation de la précédente et se transformant à son tour quelque peu. Ainsi de génération en génération on irait de transformation en transformation, jusqu’à ce que la nouvelle anatomie soit satisfaisante relativement aux exigences du milieu. Si cette théorie a le mérite philosophique de faire du rapport au milieu une cause de transformation, elle n’est néanmoins qu’à mi-chemin du processus dans lequel l’entendement se débarrasse de la substantialisation de l’espèce, et plus largement du concept de substance. En effet pour Lamarck l’espèce a encore son unité, elle est encore quelque chose en soi. Par ailleurs après d’interminables discussions et des rebondissements surprenants son hypothèse de l’hérédité de l’acquis a été définitivement rejetée par les biologistes.
C’est la supériorité de Darwin d’avoir été au bout du chemin et d’avoir complètement écarté l’unité de l’espèce. Je ne veux pas dire qu’il rompe le lien entre les individus de l’espèce contemporains les uns des autres, qui restent susceptibles de se reproduire, mais qu’il le dissout entre ce qu’est cette espèce et ce qu’elle a été. Car ce n’est pas de son propre effort d’adaptation qu’elle tire sa survie, c’est des rapports qu’elle a avec son milieu. Celui-ci favorise les individus les plus adaptés et élimine les autres. Aussi l’espèce est-elle toujours un équilibre entre un ensemble de caractéristiques héritées et la pression des conditions, qui opèrent une sélection. Un exemple analysé par Jean Rostand peut éclairer ceci. Ce biologiste est bien connu pour avoir travaillé sur les mouches drosophiles. Comme de toute espèce il en existe plusieurs variétés. On en distingue en particulier deux selon la forme de leurs ailes. Les unes ont les ailes droites, les autres les ont en V. Ces deux variétés ne sont pas présentes partout dans des proportions identiques. Leur taux de représentation varie selon le milieu. Dans celui-ci peuvent intervenir de nombreuses conditions (température, présence de mammifères, etc.) mais en particulier celle du vent. C’est vraiment un cas où l’on peut dire que " ça dépend, s’il y a du vent ". En effet il est aisé de remarquer que là où souffle un vent fort, comme par exemple dans la région de Cherbourg, la drosophile aux ailes droites est absente. Seule se rencontre celle dont les ailes sont en V. La raison en est presque évidente. Les ailes droites ne permettent pas de résister au vent, d’avancer contre lui. A supposer que les drosophiles de cette variété y aient été présentes, il y a longtemps qu’elles en ont été emportées. Réciproquement dans d’autres régions, moins ventées, c’est l’autre variété qui peut être moins favorisée, voire mise en difficulté, et qui sera moins présente, voire totalement absente.
C’est pourquoi l’auteur écrit : " l’insecte aux ailes fortes et l’insecte aptère expriment l’un et l’autre la force des vents " (p. 156). Mais ce n’est pas encore ce qu’il faut expliquer. Il ne faudrait pas imaginer que c’est seulement d’une condition, climatique ou autre, que l’espèce subit la pression. Toutes les conditions du milieu interviennent et parmi elles manifestement joue un rôle important la présence de telle ou de telle autre espèce. On sait par exemple le rôle décisif qu’il faut attribuer aux rapports des prédateurs avec leurs proies. Souvent si une espèce se développe plus abondamment que par le passé, c’est parce qu’elle n’a plus de prédateur. Encore faut-il qu’elle ait une proie, car la disparition de celle-ci entraîne la disparition de celui-là.
Les espèces sont tellement liées entre elles et avec les conditions climatiques (température, pression, vent, humidité, etc.), hydrographiques, orographiques, etc. que l’on parle de chaîne alimentaire et d’écosystème, pour dire que toucher à l’un des éléments de la nature entraîne des répercussions sur tous les autres, et que dans l’incapacité où l’on est de calculer tous ces impacts, les conséquences peuvent en être dramatiques. On a pu par exemple vouloir le regroupement et l’agrandissement des parcelles exploitées par le même agriculteur. Cela lui facilite l’utilisation des moyens mécaniques sans lesquels le marché l’élimine. Mais on a vu aussi que la destruction des haies avait entraîné d’une part la disparition des oiseaux, donc le développement, le pullulement des insectes, contre lesquels on a employé massivement les insecticides, qui empoisonnent les productions telles que les céréales, les fruits, etc. et d’autre part le ravinement des terres et l’inondation des villes parce que les haies sont aussi un réservoir d’eau. Je m’arrête ici pour ne pas transformer en autre chose un cours de philosophie. Mais je note que le développement de la science du milieu ou écologie (
oikos, la maison) près d’un demi-siècle après qu’aient été écrites les pages qu’on lit ici (1929), ne pouvait que donner plus de force à la réflexion de l’auteur.Dans l’exposé de Lebrun se trouve une admirable définition du fait. " Les faits ne décident pas (...) Il s’agit de constituer des faits, c’est à dire de rendre l’univers observable " (p. 155). On a l’habitude en effet de dire que entre deux théories, par exemple entre le fixisme et le transformisme, ce sont les faits qui décident. Ce peut être une manière de parler tout à fait acceptable, mais elle risque aussi, faute de précaution, d’entretenir la confusion. Car on peut entendre par là que les faits attendent et que parmi les théories il y en a qui sont scrupuleuses et qui en tiennent compte, et qu’il y en a d’autres qui sont étourdies et qui n’en tiennent pas compte. Imaginer une théorie inattentive aux faits c’est donner ce nom bien légèrement à ce qui n’est qu’une collection de préjugés. Toutes les théories dignes de ce nom sont également attentives aux faits, car aucune d’entre elles n’existe pour une autre raison que l’intérêt qu’elle porte aux faits. Seulement s’intéresser aux faits c’est autre chose que tourner vers eux son attention. Les faits ne sont pas donnés, les faits sont construits.
Ainsi par exemple, et pour en rester aux problèmes de la transformation, au cours de son voyage autour du monde, aux îles Galapagos, Darwin rencontre des animaux que non seulement il n’a jamais vus, que personne n’a jamais vus, mais qui en outre n’entrent dans aucune classification. Beaucoup d’espèces nouvelles sont ainsi trouvées par lui dans ces îles très anciennement détachées du continent américain. Il trouve en particulier l’ornithorynque. Celui-ci est effectivement un animal qui, au regard des classifications, est très bizarre. Il ne savait pas qu’on ne pouvait à la fois être ovipare et mammifère. Quand on est respectueux de la classification ou bien on pond des œufs, comme font les poissons, les oiseaux, les reptiles, ou bien on allaite ses petits, ce qui est le cas des vivipares comme sont les mammifères. Il faut choisir. Eh bien, l’ornithorynque, qui n’a pas lu les zoologistes, fait les deux. Mais quel est le fait ? Certes c’est un fait qu’il existe des ornithorynques. C’est un autre fait qu’à la fois il pond des œufs et allaite ses petits. Mais ces faits mêmes n’ont de sens que dans une théorie. Le fait de pondre et d’allaiter à la fois n’est remarqué que dans une théorie qui dissocie les deux, comme le font les classifications de la fin du XVIIIe siècle. Mais l’homme des îles Galapagos, s’il y en a un, quelque Vendredi, ou même Robinson, s’en moque. C’est encore trop dire : il ne le voit même pas. Pour lui il y a cet animal, comme il y a aussi et à côté de lui la tortue de mer, et à côté d’elle le perroquet, et aussi la mouche, drosophile ou tsé-tsé. On a déjà distingué, dans le troisième Entretien, le fait de l’événement.
Pour être complet il faut expliquer ce qu’est le fait. Pour l’esprit nourri de zoologie la découverte de l’ornithorynque n’est pas encore un fait, quoique pour lui seul elle puisse en devenir un. Toutefois il y a là une alternative : soit le fait est qu’il faut réviser la classification afin d’y faire une place à cet animal, soit le fait est qu’il y a transformation des espèces et que la sienne ne s’est pas développée ailleurs ou bien en a disparu. La réponse ne peut être obtenue en examinant seulement l’ornithorynque, aussi attentivement qu’on voudra, même en écarquillant les yeux. Ce n’est pas une affaire d’observation, encore que sans l’observation rien ne soit possible. Des deux hypothèses qui sont en concurrence, à supposer qu’elles ne soient que deux, l’une a une puissance d’explication que n’a pas l’autre. De la même manière qu’entre Ptolémée et Copernic, entre Cuvier et Darwin la différence tient en ceci que l’hypothèse du second est plus puissante que celle du premier. Pourquoi la paléontologie montre-t-elle des espèces qu’on ne voit pas aujourd’hui ? Pourquoi trouve-t-on sur certains continents des espèces qu’on ne rencontre pas sur les autres ? Ces questions ne se résolvent pas si l’on tient que la classification est un plan de la Création. Par contre l’univers des vivants devient observable avec l’hypothèse darwinienne. Et assurément la théorie théologique de la Création, encore que sur le fond elle ne soit pas réductible à l’image de la Création faite au commencement des temps, perd un point d’appui avec le triomphe de la thèse transformiste, parce que l’image à laquelle elle est ramenée y perd sa légitimité.
Il faut maintenant prendre un peu plus de recul et regarder de plus loin quel est ce mode de penser qui se voit à l’œuvre dans la pensée darwinienne. Il consiste à désubstantifier ses objets, à les destituer même du statut d’objet dans la mesure où celui-ci implique identité et permanence, fixité et stabilité, et encore parce qu’il implique une séparation d’avec les autres. Ce que l’auteur montre opérant ici c’est une pensée que Marx reconnaît comme dialectique (cf. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, quatrième partie). C’est une pensée qu’on peut définir dialectique au sens marxiste premièrement parce qu’elle éjecte la substance, ce que l’auteur appelle l’inhérence, et deuxièmement parce qu’elle fait du mouvement dans le rapport qu’entretiennent les choses la cause de leurs transformations, de leur apparition et de leur disparition. L’auteur ne cesse d’insister sur ce point, que dans cette conception de l’existence tout est extériorité. Par exemple il voit dans le transformisme sous sa forme darwinienne le moyen de concevoir " enfin toute la nature d’un vivant comme extérieure à lui " (p. 157). Cette esquisse de théorie écologique montre les relations de dépendance réciproque qui règlent la vie et la nature même des espèces et identiquement les relations de dépendance réciproque qu’on trouve entre les espèces biologiques et leurs conditions non proprement biologiques d’existence. Que tout soit relations et non pas substance, telle est la pensée dialectique. Il est vrai que l’auteur ne donne ce nom ni à elle ni à sa propre pensée. Cependant la confrontation de ses propres exigences avec celles de la pensée marxiste importe plus que le nom qu’il leur donne... ou ne leur donne pas, puisqu’il s’abstient de les nommer.
Ce n’est pas par hasard ni par goût personnel qu’il parle en cet Entretien de biologie. Il y a des matières qui plus que d’autres rejettent le principe d’inhérence. Ainsi la physique est de celles qui s’en sont le mieux accommodées, elle a longtemps été dominée par la mécanique, c’est à dire par une conception du déterminisme réduite à la relation de la cause et de l’effet. On a vu dans l’Entretien précédent les efforts de l’auteur pour donner de cette relation une interprétation qui fût plus complexe et en fait déjà incompatible avec la notion d’inhérence. Mais une telle interprétation n’est pas celle des physiciens et jusqu’à la fin du XIXe siècle elle les eût simplement fait rire. C’est une conception de la mécanique éclairée par le rejet de la notion de substance, lequel rejet constitue un principe de la dialectique au sens marxiste, avec le recul que donnent les avancées de cette pensée dans les autres domaines de l’activité scientifique. Il est vrai qu’au XIXe siècle dans le domaine propre de la physique on rencontrait déjà avec la thermodynamique et son principe de l’équivalence de la chaleur et de l’énergie mécanique une des premières applications de cette pensée. La physique atomique ne viendra qu’au XXe. Cependant c’est dans la biologie que semble se manifester avec le plus de force l’exigence de ce mode de pensée.
Qu’exige en effet le transformisme darwinien, loué par l’auteur ? En premier lieu il postule un processus, au cours duquel la contradiction dans la nature entre une espèce telle qu’elle est constituée et les conditions nouvelles où elle vit, d’abord tolérable, mûrit et devient tellement insupportable qu’elle exclut de l’existence l’espèce en question. Ensuite il implique que la vie ne peut s’en sortir, je veux dire se poursuivre, qu’en inventant du neuf bien sûr, c’est à dire une espèce nouvelle, qui va pouvoir s’accommoder des conditions telles qu’elles sont, mais seulement à partir du vieux, c’est à dire à partir des seules variétés existantes ; cela impose de penser que la sélection en privilégiant une variété donnée dans des conditions qui ont varié quantitativement (un peu plus chaud, un peu moins de proies, etc.) peut produire un saut qualitatif, et rendre supportable l’intolérable. Enfin il demande que les termes qui étaient contradictoires dans l’état antérieur de la nature (une espèce donnée et ses conditions d’existence) soient conservés dans l’état postérieur où néanmoins ils ne seront plus contradictoires. Ces exigences sont inadmissibles à un esprit tel qu’on le dit vulgairement logique ou cartésien. Mais si elles sont excessives pour une pensée qui repose sur le principe d’inhérence, par contre elles sont constitutives de la pensée transformiste darwinienne. L’auteur des Entretiens les fait manifestement siennes, comme déjà les faisait siennes l’auteur du Capital avant même la publication de l’Origine des espèces. Aussi, bien que le premier réserve le nom de dialectique à une pratique tout à fait différente, à cette habitude blâmable de ne trouver de lien que d’une idée à l’autre, peut-on très légitimement dire qu’il pense dialectiquement au sens du second. Il n’est assurément pas seul à assumer une pareille destinée. Peut-être l’un des plus subtils éclaireurs de la dialectique prise en ce sens est-il Jean-Jacques Rousseau, tel qu’on le voit à l’œuvre dans le début du chapitre VI du Contrat social. La manière en effet dont il surmonte la contradiction entre la revendication de sécurité et celle de liberté manifeste exactement les mêmes exigences exprimées ci-dessus. Il suppose atteint " un point " qui ne renvoie nullement à un moment historique, mais qui marque les nécessaires conditions d’une association qui soit réellement autre chose qu’un despotisme. Sans que Rousseau imagine un seul instant d’appeler dialectique sa propre pensée, il n’en est pas moins vrai qu’elle l’est. Ce n’est d’ailleurs pas un fait ponctuel, puisqu’il se retrouve dans le chapitre VIII. La raison en est presque évidente : la connaissance de l’homme, plus encore que celle de la vie, a besoin de la dialectique, en particulier pour penser la liberté dans les conditions de la cité.
Ce n’est pas un secret que l’émergence du mécanisme au XVIIe siècle a constitué pour la liberté une redoutable objection. Les Entretiens suivants y feront allusion. Comment pourrait-il y avoir des volontés libres dans un univers où tout n’est que relations de cause à effet ? " Ce qui effraye les hommes et les rend tristes, c’est qu’ils imaginent que cet avenir, qu’ils ne savent prévoir, est néanmoins prévu " (p. 137). Le mécanisme qu’on ne comprend pas tourne au fatalisme. Là-haut, sur le grand rouleau, tout est déjà écrit : et qu’il y a cette classe d’hypokhâgne, et qu’il y a devant elle un professeur nommé Dorion, et qu’il lui parle d’Alain et de la dialectique. Les élèves ne sont pas libres d’être là ou ailleurs, le professeur n’est pas libre de dire cela plutôt qu’autre chose, etc. puisque Celui qui pourrait lire le grand rouleau y aurait d’avance lu tout cela. Les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles déploient des trésors de subtilité pour prouver que toutefois l’homme est libre (Leibniz, Kant). Car il faut bien qu’il le soit afin qu’il soit juste de le punir du mal qu’il fait. Mais si le monde n’est pas une piste de billard, il n’y a plus besoin de contorsions idéologiques pour préserver la liberté humaine. Le monde n’est pas un système clos. Les conditions qui rendent à la fois possible et nécessaire le réel sont en nombre indéfini. Cela implique qu’en cette existence tout est extériorité. Cependant la conscience elle aussi est un fait, la mienne et celle des autres humains. L’action éclairée au sein de ces innombrables conditions a certes ses impossibles, mais elle a aussi ses possibles. " La liberté, dit le vieillard, est peut-être la seule qualité occulte " (p. 160). Que dans l’existence tout soit extériorité signifie qu’il n’y a en elle nulle conscience. Là où au contraire il y en a une se trouve le lieu d’une activité dont on peut dire qu’elle est voulue, qu’elle répond à une intention, qu’elle vise un but, donc qu’elle est libre. Mais c’est une question sur laquelle il faudra revenir.
(SEPTIEME ENTRETIEN)
C’est à nouveau sur l’existence que roule l’Entretien. Mais il n’en traite pas de la même manière que le précédent. Il ne s’agit plus ici de mettre en évidence la multitude indéfinie des conditions qui font un événement et de rejeter l’idée du système clos. Il faut à présent en développer la conséquence, dans la discussion approfondie d’une philosophie célèbre. L’objet de cette nouvelle journée est donc plutôt d’établir que l’existence n’est pas dans les qualités que l’on perçoit des choses, parce que celles-ci ne renvoient au contraire qu’à la conscience de celui qui perçoit et non proprement aux choses, comme Berkeley l’a si bien montré. Il y a juste un point dont celui-ci ne dit rien, et pour cause ! " Il a manqué à Berkeley de manier la pelle et la pioche ; tout lui venait comme un dîner d’évêque " (p. 169). Quiconque s’affronte réellement à la nature, afin de la soumettre aux besoins humains, est bien obligé d’admettre qu’il est dans l’impossibilité de changer ces qualités par décret, comme par un coup de baguette magique, que la plus petite partie n’en peut être altérée sans que les multiples relations qu’elle entretient avec son environnement n’exigent aussi une application de l’effort sur ces dernières, et que de proche en proche il y faut bien souvent beaucoup de travail. Il n’en va pas ici comme des états d’âme. On ne peut rien obtenir sans mettre en jeu les forces de son corps, c’est à dire jamais autrement que par une activité qui coûte de la peine.
La philosophie exprimée dans les Principes de la connaissance humaine (1710) n’est pas une philosophie méprisable, au sens du moins où on pourrait la prétendre faible. C’est au contraire avec une force certaine qu’elle déploie les conséquences qui découlent du principe de la thèse empiriste. L’évêque de Cloyne est un lointain héritier de la pensée de Protagoras, de cette pensée plus sophistique que vraiment philosophique, qui revient éternellement faire de la sensation la connaissance elle-même (cf. Platon, Théétète). Sur cette base on peut éventuellement formuler des propositions moins choquantes que les siennes, mais elles seraient aussi plus inconséquentes. Il montre au fond avec une logique implacable à quoi conduisent les prémisses qu’il se donne et, à la limite, cette œuvre est un remède contre elles, comme on dit d’une personne repoussante qu’elle est un remède contre l’amour.
Mais ce n’est que par commodité, parce qu’on s’appuie implicitement sur le modèle bien connu du syllogisme, qu’on peut attribuer à cette philosophie plusieurs prémisses. Il lui suffit en réalité d’une seule. Je viens d’ailleurs de l’énoncer dans les termes qui appartenaient à Protagoras. Dans ceux qui appartiennent à Berkeley cette proposition devient : j’appelle idée ce que l’entendement perçoit. Il faut en mesurer l’audace. D’une part c’est l’expression, dans le langage qui est celui de ce philosophe, du principe selon lequel il n’y a dans l’entendement rien qui n’ait d’abord été dans les sens. Mais en même temps c’est déjà très clairement le refus d’attribuer à des objets ce qui est perçu. Ce n’est assurément pas la première idée qui est la plus audacieuse, et la seconde à elle seule n’aurait pas la solidité nécessaire pour résister aux objections. Ce qui est fort c’est de donner à la seconde son fondement dans la première. Berkeley voit très clairement qu’à refuser à l’entendement toute activité, à ramener la connaissance à une simple réceptivité, on retire du même coup à celle-ci toute objectivité, c’est à dire que non seulement on la relativise en lui donnant pour référent le sujet qui perçoit, mais qu’on enlève à l’objet jusqu’à son existence. Cette philosophie nie l’existence de la matière et ne la reconnaît que premièrement aux sujets qui perçoivent et deuxièmement aux " idées ". C’est de ces dernières qu’elle dit : " Their esse is percipi " (§3).
Le point de départ est donc assez commun. Il est dans une interprétation superficielle de la connaissance humaine. Il est à coup sûr extrêmement difficile d’élaborer une théorie de la connaissance et les grands philosophes se reconnaissent à ce qu’ils y consacrent une bonne part de leur œuvre. Les Entretiens au bord de la mer, par exemple, cherchent à constituer une philosophie de la connaissance. Toute la question qu’une telle théorie a la tâche de résoudre est finalement de savoir si l’on va reconnaître à l’esprit un rôle actif dans la constitution du savoir, ou si au contraire on ne va reconnaître comme savoir que ce qui vient des sens à l’esprit, celui-ci étant alors réduit à un rôle de réception. Alors que certains auteurs admettent des réminiscences (Platon), des notions primitives (Descartes), des idées innées (Leibniz), ou des concepts purs (Kant), afin de sauvegarder l’activité de l’entendement dans la connaissance, Protagoras, Locke, évidemment Berkeley, puis Hume au contraire la refusent et n’accordent à l’entendement qu’un rôle passif : il enregistre ce qui lui vient des sens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce qui vient des sens est appelé " idée " : il n’y a dans l’entendement pas d’autre idée que le produit de la sensation. Alors la connaissance se constitue par une sorte d’accumulation, une idée étant le produit d’une sensation ou d’une somme de sensations. Il n’est pas nécessaire d’aller maintenant au-delà de ce point dans l’exposé de la théorie de la connaissance que partagent tous les empiristes.
La suite de la doctrine à laquelle font allusion les Entretiens est beaucoup moins commune. La question qui y est examinée est de savoir ce qu’on peut alors appeler un objet. Assurément certaines sensations se présentent ensemble de telle manière que je suis tenté de les associer et d’en faire un objet. Mais ce ne sont en fait rien de plus que des " collections d’idées " (§1), c’est à dire que le lien qu’il y a entre elles en effet est tout subjectif et nullement objectif. Allant plus loin que ses prédécesseurs Berkeley refuse de passer de la proposition que je perçois à la proposition que je perçois quelque chose. C’est là que se tient son " immatérialisme ". " Il y avait une odeur, c’est à dire on odorait ; il y avait un son, c’est à dire on entendait ; une couleur ou une forme, on percevait par la vue ou le toucher " (§3). Dès lors que la réalité de la connaissance est dans la sensation, la réalité du connu n’est non plus nulle part ailleurs que dans la sensation. Ce qui est senti c’est évidemment la sensation, supposer qu’autre chose est senti est une conjecture superfétatoire. Ce n’est par conséquent qu’une " opinion étonnamment prédominante " (§4) que de croire qu’au-delà de la sensation il y a quelque chose d’autre qui est senti.
L’existence ne peut par conséquent pas se dire d’autre chose que de la sensation elle-même et, bien sûr, du sujet qui perçoit. Pour la première être n’est rien d’autre qu’être perçue (percipi), pour le sujet être c’est percevoir (percipere). Quelque chose qu’on appellerait le monde extérieur ou la matière, c’est une supposition qui n’a pas de sens. La seule existence est de nature spirituelle, soit qu’il s’agisse de l’esprit lui-même, soit qu’il s’agisse de ses " idées ". Il est vrai qu’il se pose maintenant un problème délicat. En l’absence d’une matière ou d’un objet de la sensation, comment est-il possible que les esprits s’accordent ? Comment se peut-il par exemple que l’un s’accorde avec l’autre pour voir par la même fenêtre le même paysage, qu’ils s’entendent pour dire quels sont les prétendus objets qu’ils y voient, et quelles qualités ils peuvent d’un consentement mutuel leur attribuer ? Mais l’évêque anglican a pensé à tout. Les idées ne sont pas des hallucinations des esprits autonomes, ce sont en quelque sorte des messages, et autant de preuves, de l’existence d’un " Esprit éternel " (§6).
Ainsi il faudrait renoncer à l’existence du monde extérieur, on serait bien incapable d’apporter une preuve de son existence. Il peut être utile de mentionner un autre argument contre celle-ci, parce qu’il est assez connu. On se souvient que Descartes en ses Méditations fait réflexion sur les connaissances du monde extérieur que lui apportent ses sens. Quoique les jugeant incertaines il trouve excessif d’en tirer la conclusion que tout y serait faux et qu’elles lui présenteraient une image délirante de la réalité. Ce ne sont pas des hallucinations. Certains peut-être s’imaginent qu’ils sont des rois vêtus de pourpre, ou qu’ils ont un corps de verre, alors qu’ils ne sont que de pauvres bougres, tout nus dedans leur lit. Ce sont des fous. Mais il lui revient aussi que dans son sommeil il lui arrive de rêver et de croire des choses semblables et aussi peu fondées que celles que s’imaginent les fous. S’arrêtant sur ce point il cherche quelle est la différence entre la veille et le rêve. A sa grande surprise il se rend compte qu’il n’y a aucun signe qui puisse lui assurer qu’il ne rêve pas. Car c’est seulement quand on est sorti du rêve qu’on peut le critiquer et déclarer qu’il n’était qu’un rêve. Aussi doit-il très sérieusement se demander si présentement il ne rêve pas et ne va pas tout à l’heure, en s’éveillant, critiquer ce que présentement il croit fermement. " Supposons donc que nous sommes endormis ", conclut-il. Le lecteur qui s’arrêterait à ce point de la première Méditation ou qui l’isolerait pourrait voir en Descartes le père fondateur de l’immatérialisme.
On peut maintenant se demander quel remède apporter à cette doctrine. Le but qu’un philosophe peut poursuivre en l’exposant n’est assurément pas de convaincre de sa véracité. Peut-on sérieusement douter de l’existence du monde extérieur ? Comme il ne peut y avoir réellement de doute à ce propos, il est vain de perdre son temps à chercher contre Berkeley une preuve de son existence. Mais il sera utile de réfléchir à ce qu’implique un débat sur la question de savoir s’il y a une preuve de l’existence du monde. Chercher une preuve c’est se situer encore dans la perspective qui est celle de cette doctrine, c’est ne considérer les idées que comme un produit des sens dans l’entendement passif. Il est sûr que chercher dans cette voie un argument décisif en faveur de l’existence de la matière, c’est chercher la quadrature du cercle. Si cette doctrine a une utilité, c’est de manifester avec la plus lumineuse évidence le lien qu’il y a dans une théorie de la connaissance entre le postulat empiriste et l’impossibilité de penser l’existence. L’évêque de Cloyne est un homme à qui le dîner est servi. Tandis qu’il écrit son livre des serviteurs s’activent pour lui préparer le repas. Le jardinier, le cuisinier riraient s’ils pouvaient lire ce qu’il écrit. Car il ne suffit pas de Dieu pour envoyer le dîner. Il y faut leur travail. Même sa femme rirait, car si elle ne veillait pas à l’ordre du palais, si elle ne donnait pas ses directives au jardinier, au cuisinier et aux autres serviteurs pendant que Monseigneur écrit ses balivernes, celui-ci n’aurait pas de dîner. Il y faut son travail. " Les philosophes savent-ils assez qu’on ne les prend point au sérieux ", demande l’auteur (p. 168). Qu’on laisse seulement Monseigneur un jour sans manger ni dormir, comme Alain le fait dire au Huron dans un Propos (du 17/06/1922), on verra alors si sa philosophie est sérieuse.
La question de l’existence n’est pas d’ordre spéculatif et il n’y a d’ailleurs pas de question. Enfermé dans sa tour d’ivoire le philosophe le plus fécond ne découvrira aucune preuve de l’existence. On peut s’en assurer d’ailleurs en examinant le prétendu argument ontologique. Celui-ci, comme on sait, a été inventé par Saint Anselme, abbé du Bec-Hellouin qui, ultérieurement arrivé de Normandie avec Guillaume le bâtard est devenu évêque de Canterbury. Dans le Proslogion (environ 1070) cet auteur cherche une preuve décisive de l’existence de Dieu. Certes c’est de Dieu qu’il veut prouver l’existence et non pas du monde. De celui-ci il ne doute pas. De Dieu non plus d’ailleurs, mais comme il y a des " insensés " qui le nient (y compris dans leur cœur) il veut arrêter net leurs insanités. Il affirme donc que chacun conçoit Dieu comme un être absolument parfait. Or, poursuit-il, si l’on venait à dire qu’il n’existe pas, il en serait moins parfait, ce qui est contraire à l’hypothèse. Il ne peut donc pas ne pas exister. L’argument consiste à déterminer l’existence comme une perfection. C’est à dire qu’il raisonne sur l’existence comme si elle était une idée, et il attribue à Dieu l’existence comme il attribue au triangle rectangle un angle droit. Il est cependant clair que ce genre de raisonnement n’a jamais fait exister le triangle rectangle. L’argument ontologique est sévèrement critiqué par Kant dans la Dialectique transcendantale et l’on ne peut que s’accorder avec lui pour dire que l’existence ne se déduit pas. Fût-elle celle de Dieu. " L’existence n’appartient pas à cette chose ou à telle autre ; elle n’est que le rapport extérieur, d’après lequel il n’arrive rien en aucune chose que de ce qui n’est pas elle ", dit le vieillard (p. 170).
Quand bien même la preuve ontologique ne serait pas vicieuse elle ne prouverait pas ce qu’on veut qu’elle établisse. Car ce qu’on veut obtenir par elle ce n’est pas qu’il existe un être absolument parfait, c’est qu’existe le Dieu des religions monothéistes, créateur, juge et rémunérateur, un Dieu qui entre avec les hommes dans au moins ces trois sortes de rapports. En appelant Dieu l’objet de l’argument ontologique on n’a encore fait dans cette direction qu’un tout petit bout de chemin. L’être absolument parfait est-il mon créateur, est-il celui qui à la fin des temps me jugera, est-il celui qui me récompensera du paradis ou me châtiera de l’enfer ? Pour cela il faudrait que cet " être ", dont l’" existence " a été établie indépendamment de l’existence de tout autre, ait néanmoins des rapports avec moi. Or j’ai beau chercher, je ne vois pas en quoi je suis concerné, ni moi ni qui que ce soit, par un tel " être ". Ce qui est à part soi est en fait hors de l’existence. L’existence est dépendance et interdépendance. Le Dieu de l’argument anselmien est tout au plus le Dieu épicurien, celui qui peut-être existe, mais qui sûrement est ailleurs, dans un autre monde que le mien, celui qui peut-être regarde ce que font les hommes, mais qui sûrement n’a pas de législation à leur imposer.
On retrouve la même argumentation employée par Descartes en faveur de l’existence de Dieu dans sa cinquième Méditation. Il y a toutefois dans la troisième un argument fort différent de celui de Saint Anselme. Parmi ses idées le philosophe en trouve une à laquelle il ne peut attribuer la même origine qu’aux autres. L’idée de cheval est évidemment empruntée à l’extérieur, au monde sensible ; l’idée de centaure ou celle de licorne, quand bien même de tels êtres n’existent pas, ne sont rien d’autre néanmoins que des composés formés par lui d’éléments qui eux aussi sont issus du monde sensible. Les idées les plus abstraites en sont tirées elles aussi comme des généralisations, c’est à dire en ne tenant pas compte de telle ou telle qualité particulière. Ainsi l’idée du quadrupède est celle de l’animal qui peut être indifféremment cheval ou chien ou encore autre chose. Elle est formée par moi, issue du cheval, pourvu que je ne tienne pas compte de sa taille, de sa forme, de sa couleur, de son alimentation, ni de beaucoup d’autres choses encore. C’est cela qu’on peut appeler une abstraction ou une idée générale.
Mais l’idée d’infini est une idée singulière. Elle ne peut pas être formée à partir de celle du fini. Car en prolongeant le fini au-delà de ses limites, et même en le prolongeant ainsi autant qu’on voudra, on ne formera encore que l’idée d’indéfini. En outre, contrairement à ce que les mots semblent indiquer, ce n’est pas l’infini qui est la négation du fini, car c’est l’infini qui est affirmation, positivité tandis que le fini n’est que négation, limitation. C’est donc le fini qui est la négation de l’infini. Ce n’est par conséquent pas par le fini qu’on peut penser l’infini, mais c’est au contraire par l’infini qu’on peut penser le fini. Descartes doit donc reconnaître qu’il ne peut pas être l’auteur de l’idée d’infini. Elle n’a pu être mise en lui que par l’être infini, lequel par conséquent existe nécessairement. Pourvu qu’on ne prétende pas lier l’être infini aux notions anthropomorphiques et puériles de créateur, de juge ni de rémunérateur, cet argument est plein de sens et il est autre chose que le précédent. Il met en évidence qu’il y a dans l’exercice de la pensée autre chose que son objet, l’existence, qu’il y faut en outre une activité de l’esprit. Au fond cette preuve, parce qu’elle montre l’irréductibilité de la pensée à l’existence, fait tout le contraire de la preuve ontologique car elle ne montre pas tant qu’existe un être que je conçois, puisqu’il ne s’agit que de la pensée elle-même, que la séparation radicale de l’existence et de la pensée.
L’existence n’est donc pas quelque chose que les philosophes rencontrent dans leurs arguments, pas plus pour établir qu’elle est que pour établir qu’elle n’est pas. Par contre le peintre, et particulièrement celui qui tente de capter les couleurs de la mer, voit de ses yeux un perpétuel changement, dans lequel tout agit sur tout, et qu’on ne peut pourtant diriger à son gré. " Ce monde n’est pas un jeu d’images ". Les enfants qui regardent trop, ou trop exclusivement la télévision n’apprennent pas à distinguer la réalité d’un simple jeu d’images. Ils ont une conception magique de la réalité. Assurément elle n’est pas d’aujourd’hui et les contes de fées ont toujours été appréciés. Le coup de baguette magique fait paraître ou disparaître au gré de la fée tout un monde, qui pour cette raison est enchanté. Il en va de même sur l’écran. L’un succède à l’autre ou bien le même est ailleurs sans que les enfants sachent comment, celui-ci est à nouveau là alors qu’il a été précédemment tué, etc. Il en va de même d’ailleurs dans les feuilletons, j’entends les romans à publication épisodique, tels que le fameux Rocambole, tellement emblématique que sur son nom a été formé un qualificatif qui dit bien ce qu’il veut dire.
Mais, conte de fées ou feuilleton, il y avait un moment pour y entrer, se donner le plaisir de l’irrationnel, et un moment où il fallait le quitter, retourner au réel. La différence avec eux de la télévision c’est qu’elle est omniprésente, c’est que certains vivent devant elle. Cette dernière expression est d’ailleurs en deçà de la vérité. Sans parler de la débilité des scénarios, le résultat de la simple assiduité devant l’écran est la déréalisation du monde extérieur. Dans la mesure où le spectacle de l’écran détourne tout simplement du rapport au réel, il impose une idée fausse du réel. Ce n’est pas que le réel soit noir au lieu que l’image est rose ou réciproquement que le réel ne soit pas toujours aussi moche que ce qui est montré ; ce n’est pas que ce qui est montré soit autre chose que la réalité, une féerie, tant noire que rose. Ce qui est déréalisant c’est que se substitue au rapport avec le réel le rapport avec des images. Car le rapport dans lequel s’établissent non seulement les qualités du réel, mais son existence même, est un rapport pratique et non spéculatif. L’immatérialisme de Berkeley n’avait jamais trouvé de meilleur soutien que la télévision. Bien qu’elle ne parle jamais de lui, parce qu’elle permet de confondre l’existence avec un jeu d’images, parce qu’elle exclut le travail, elle fait de tout ce qu’elle montre un repas d’évêque et de celui qui la regarde un évêque attablé.
L’existence du monde c’est d’abord sa résistance aux vœux. Ce n’est que dans les contes de fées ou les scénarios télévisuels qu’on destine aux enfants (mais à travers lesquels d’autres qu’eux aussi, alors qu’ils ont atteint un âge avancé, demeurés, se représentent le monde) qu’une baguette magique ou un " pouvoir " mystérieux peuvent rompre l’ordre des choses. Celui-ci n’est alors qu’une hallucination. Si le monde cependant n’était qu’une hallucination, il suffirait de diriger habilement son esprit pour " percevoir une idée " plutôt qu’une autre, pour voir une chose plutôt qu’une autre. Mais quiconque a l’expérience " de manier la pelle et la pioche " est définitivement guéri des spéculations à la manière de Berkeley. Il sait quels efforts il faut fournir pour changer ne serait-ce qu’une toute petite partie du spectacle qui s’offre à ses yeux. C’est qu’aucune partie, si petite soit-elle, n’existe indépendamment des autres. Il ne suffit pas de peindre en rose la chose noire. Car aucune chose n’est rose par elle seule, ni noire. Mais elle l’est par son rapport à toutes les autres, dont la quantité est indéfinie. La pelle et la pioche sont les images du travail, comme la faucille et le marteau. Peu importe l’outil avec lequel, comme une arme en main, on affronte l’existence. Ce qui compte c’est qu’on ne peut avoir d’idée vraie de l’existence si d’une manière ou d’une autre on ne s’est pas donné quelques suées pour la changer. Et d’ailleurs le premier outil du travail n’est autre que le corps humain lui-même. C’est lui qui fatigue. D’où l’importance du clou, de la vis, etc. pour en diminuer la peine.
On s’aperçoit alors qu’il n’y a pas de raison dans l’existence, que l’existence est irréductible à l’essence. Elle est l’imprévu, l’impossible à prévoir. En face d’elle tous les calculs sont insuffisants ; il n’est pas possible qu’elle s’y soumette. " Jamais l’existence d’une chose ne se définit par la nature ou l’essence de cette chose, mais toujours au contraire par des conditions étrangères " (p. 172). C’est pourquoi l’homme, en ce qu’il a de spécifique, c’est à dire en ce qu’il est un animal qui essaie d’être et qui ne se contente pas d’exister, apparaît stupidement broyé par l’existence. On aimerait que ce qui survient à un homme, ce qui ne dépend pas de lui, soit à la mesure de ce qu’il est, conforme à son essence. On aimerait que Hamelin ne périsse pas de la noyade, que Hegel ne périsse pas du choléra, que Descartes ne périsse pas d’un refroidissement. C’est trop bête ! Ce n’est d’ailleurs pas seulement le terme de l’existence dont on souhaiterait qu’il fût conforme à l’essence de celui qui existe, ce sont aussi les divers événements qui y surviennent. Mais ce qui relève de la rencontre, autrement dit du hasard, est sans rapport avec la nature de l’homme. Spinoza affirme fermement qu’il n’y a rien dans l’essence de l’homme qui explique sa maladie ni sa mort. L’homme est par essence éternel. Aussi tout ce qui lui arrive pour briser son existence est-il fondamentalement scandaleux.
Il faut accepter qu’il en soit ainsi et que rien dans l’existence ne rende justice ni à la bonté ni à l’intelligence. Faut-il pour autant être fataliste ? La notion de fatalisme s’entend généralement comme expression de l’impuissance devant l’existence, comme renoncement à faire quoi que ce soit sous le prétexte fallacieux que ce qui arrivera est de toute façon ce qui doit arriver. " Inch Allah ", disent les fatalistes, en attendant que tombe du ciel la solution de leurs problèmes. Cependant le fatalisme pourrait au contraire se comprendre comme une sorte d’art de la navigation. Celui qui prend la mer ne se dit pas que le destin a de toute éternité arrêté le jour où la vague fatale l’engloutira. Ou s’il le dit ce sont des mots qui n’influent heureusement pas sur sa conduite. Car celle-ci ignore le renoncement. Il y aurait ici une autre sorte de fatalisme, qui consisterait à renoncer aux beaux plans préparés à l’avance et à tirer parti de l’événement qui se présente pour aller où on avait l’intention d’aller.
(HUITIEME ENTRETIEN)
C’est à la liberté qu’on revient maintenant. Il faut distinguer combien les termes dans lesquels l’auteur traite la question sont originaux, sinon on ne voit même pas quelle est la réponse qu’il y apporte. Saint Thomas, qui n’était pas du tout troublé par le déterminisme, rendait fort joliment compte de la possibilité de la liberté humaine en ces termes : " Parmi les autres êtres, la créature raisonnable est subordonnée à la providence divine d’une manière plus excellente, en tant qu’elle devient elle aussi participante de la providence, étant capable de prévoir pour elle-même et pour les autres " (Somme théologique, I
a IIae, qu 91). A son profit Dieu a donc fait une exception dans l’ordre de la nature, et il n’y a pas à la comprendre autrement que comme une effet de sa volonté. Plus tard cependant le principe du déterminisme sous sa forme mécaniste a posé aux philosophes un énorme problème. Comment est-il possible, se sont-ils demandé, de le concilier avec ce qui n’était rien de moins pour eux qu’un autre principe, la liberté de l’homme ? Afin de ménager la possibilité de celle-ci, Descartes avait distingué l’homme comme un être à part du monde : alors que ce dernier n’était qu’une vaste mécanique dont il entreprenait l’explication dans divers traités, il avait affirmé le libre arbitre de celui-là. Les lettres à Mesland, en particulier celle du 09/02/1645, expriment le caractère absolu, inconditionné, de la liberté d’indifférence conçue comme " faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires " y compris, " lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté ", pour aller de l’autre. Il ne justifiait pas l’exceptionalité de cette situation. Kant avait plus de scrupules et, pour s’autoriser le même résultat distinguait l’ordre des phénomènes dans lequel régnait le déterminisme et celui des noumènes où l’homme pouvait être un commencement absolu. Ainsi la fameuse prosopopée du devoir (Critique de la raison pratique, I, I, 3) oppose au monde sensible, au " mécanisme de la nature entière ", le monde intelligible où l’homme n’est soumis qu’aux " lois spéciales dictées par sa raison ". Ces solutions étaient au fond l’une et l’autre théologiques, tout simplement parce qu’elles exigeaient comme la philosophie thomiste que Dieu eût créé l’homme, et l’homme seul, à son image.L’auteur des Entretiens au bord de la mer n’est pas partisan de la subordination de la philosophie à la théologie. De la même façon que Spinoza, celui qu’il appelle le penseur libre, il refuse de traiter du problème dans les termes piégés qui ne laissent d’autre choix qu’une alternative entre le déterminisme sans faille et l’exception voulue par le Créateur. " Il est vrai que tout nous trompe ; sens, inhérence, existence, cause, loi, tout nous trompe " (p. 193). Tous ces termes ont fait l’objet d’une critique approfondie dans les Entretiens précédents. Connaître n’est pas sentir ; il n’y a pas de nature inhérente aux choses ; l’existence est pure dépendance et interdépendance ; il n’y a pas de cause séparée de l’effet ; la loi n’est pas dans les choses, elle est de l’esprit. C’est sous réserve de se souvenir de ces propositions qu’on peut tenter de penser la liberté et on y parviendra d’autant mieux qu’on se passera de ces termes.
Il n’y a pas de preuve de la liberté. Il n’y a déjà pas de preuve de l’existence du monde extérieur, comment pourrait-il y avoir une preuve de la liberté ? Ce qu’on peut prouver c’est que la somme des angles du triangle est égale à deux droits. Encore cela n’est-il vrai que si l’on a admis que par un point extérieur à une droite il passe, à cette droite, une parallèle et une seule. C’est une nécessité hypothétique. Il est très clair que c’est une nécessité qui ne concerne que les idées, qui exprime leur lien entre elles. Mais elle ne concerne pas le monde. Qu’on essaie de concevoir une preuve de la liberté : cela implique que l’homme ne puisse pas, à l’inverse, n’être pas libre, que sa liberté pèse sur lui comme un destin. Pour être très précis cela signifierait qu’il est déterminé à être libre ! C’est la raison pour laquelle il ne saurait aucunement y avoir de preuve de la liberté. Elle n’est pas donnée, elle se gagne. On n’est pas libre, comme on est blanc ou grand, choses auxquelles on ne peut rien, mais plutôt comme on est heureux ou riche, si on s’en donne les moyens.
D’ailleurs " ce dont on ne doute point ne peut être assuré " (p. 193). La certitude ne vient pas de la preuve, elle n’est pas dans la preuve. C’est pourquoi la certitude est autre chose que l’évidence. La preuve peut bien rendre évidente une certaine relation, telle que l’égalité de la somme des angles du triangle à deux droits. Mais ce qui est évident c’est que dès que j’ai admis le postulat d’Euclide je ne peux pas échapper à cette relation. L’évidence de la proposition vient de ce qu’elle n’est qu’une autre manière de dire le postulat. Or il y a une chose que cette évidence laisse en dehors d’elle, c’est le rapport de cet énoncé à l’esprit qui l’énonce. Celui-ci ne peut être inscrit dans aucune formule. Rien ne peut contraindre l’esprit à reconnaître une évidence, c’est au contraire par son seul aveu qu’une évidence est une évidence. Ainsi, à supposer que l’esprit ne puisse mettre en doute la proposition évidente, celle-ci n’est plus qu’une chose et cette chose n’emporte pas l’adhésion de l’esprit. Il n’y a de certitude que d’une vérité construite. La vérité qui par sa seule force s’imposerait à l’esprit, celle dont on aurait une preuve irréfutable, serait lettre morte, ce ne serait pas même une vérité. Il y a donc au moins une liberté, c’est celle de l’esprit, car toute vérité est le produit de l’esprit libre.
Mais ce ne serait pas suffisant. L’impossibilité de la preuve se rapporte également à la preuve de l’existence de Dieu. Sans relever ce qui est dit expressément à ce propos dans la Critique de la raison pure, on peut néanmoins en reprendre les idées qui se rapportent plus précisément à la question de l’existence. Il y a dans la Dialectique transcendantale toute une section consacrée à ce que Kant appelle les antinomies de la raison pure. Antinomies, il appelle ainsi les oppositions insolubles entre arguments valables également, c’est à dire aussi peu l’un que l’autre. Il y en a plusieurs ; elles concernent toutes l’ordre du monde pris globalement et leur insolubilité rend impossible la prétendue cosmologie rationnelle. Celle qui est envisagée ici (pp. 197-198) a d’ailleurs une autre portée, puisque le problème de la cause première, depuis Aristote (Métaphysique
L), est celui de l’existence de Dieu. Des deux arguments l’un est affirmation, c’est la thèse, l’autre est négation, c’est l’antithèse.Je commence par ce dernier. Un effet quelconque ne peut exister que par une cause qui le détermine à exister. Cette cause à son tour ne peut exister que par une autre cause qui la détermine à exister. Etc., etc. On est donc conduit par le principe même du déterminisme à concevoir un enchaînement indéfini de causes et d’effets, sans qu’il soit jamais possible de s’arrêter dans la régression de l’effet à la cause. Dans cette perspective on dira que le moment t de l’univers a sa cause dans le moment t-1, qui lui-même a sa cause dans le moment t-2, qui... t-3, etc., etc. Par exemple et pour rester simple chaque génération a sa cause dans la précédente. Que répond à cela la thèse affirmative ? Elle a à dire que le monde n’est pas seulement possible, qu’il existe actuellement et que pour que cet effet soit actuel, en acte et pas seulement en puissance, il lui faut une cause elle aussi actuelle. Si on remonte indéfiniment d’effet en cause, jamais on ne peut trouver de cause en acte et par conséquent aucun effet n’existe non plus en acte. Il est donc nécessaire de s’arrêter dans la régression et de trouver une cause qui ne soit elle-même causée par aucune autre, une cause qui ne soit pas seulement cause de ses effets mais qui soit aussi " causa sui ", une cause qui existe par soi, une cause première. Ce raisonnement est chez Aristote, et c’est ce qui le conduit à parler de moteur non mu. Les auteurs chrétiens en ont fait le nom philosophique de leur Dieu.
Alain, celui des interlocuteurs de ces Entretiens qui porte ce nom, déclare en ces pages changer d’opinion au sujet de cette antinomie. Alors qu’il aurait jusque là incliné à croire la thèse plus forte que l’antithèse, il penche maintenant en faveur de celle-ci. Car si les arguments sont contradictoires et qu’aucun d’entre eux ne semble pouvoir prévaloir sur l’autre, ils ne se situent pourtant pas au même niveau. L’antithèse suit pas à pas l’existence avec les moyens de l’entendement, qui ne la peut penser qu’en remontant toujours d’un événement tenu pour un effet à l’événement qui peut être tenu pour sa cause et de celui-ci, etc. Comme un chien reste le nez collé à la piste, l’entendement ne quitte pas un instant l’existence. Au contraire la thèse s’autorise à bondir, à faire un saut hardi par-dessus l’existence, par-dessus les relations que l’on peut penser entre les choses pour aller directement, non pas à elle, mais à ce qui l’explique, à ce qui la justifie. Elle veut donner raison de ce qui existe.
Ce n’est donc pas et ce ne peut pas être l’existence qu’elle atteint ainsi, c’est quelque chose qui est au-delà de celle-ci et qui est son idée, son essence. Ainsi la preuve ontologique, et pas seulement la preuve cosmologique, celle qui se trouve plus directement exprimée par la thèse, prétend passer de l’essence à l’existence, mais c’est bien en vain : cela ne se peut pas. Kant déclare qu’entre les deux argumentations on ne peut en trouver aucune qui soit supérieure à l’autre. Ce qu’il veut montrer dans cette section de la Dialectique transcendantale c’est que la connaissance est impossible lorsqu’elle cesse d’appliquer à l’expérience les concepts de l’entendement. Mais au fond, précisément parce qu’elle ne se situent pas au même niveau, elles ne sont pas également en défaut. La thèse n’entretient avec l’expérience aucune sorte de rapport. L’antithèse quant à elle, si elle anticipe trop hardiment sur l’expérience, peut cependant être confirmée par elle puisque ces relations de cause à effet sont justement celles que constitue l’expérience. Ainsi ce n’est donc pas de la même manière que l’expérience, tranchant en arbitre souverain entre eux pourra traiter les deux termes de l’antinomie. En tout cas ce que l’Entretien stigmatise ici c’est bien l’idée d’une existence globale, fermée, d’un système clos qui ne pourrait trouver sa raison d’exister que dans une intervention supérieure.
La référence au spectacle dont le vieillard cherche à faire le dessin, au début du chapitre, est assez éclairante à la fois sur l’existence et sur la liberté qu’y trouve l’action humaine. Le peintre essaie de fixer sur le papier les mouvements que font les goémoniers, récolteurs d’algues sur les rochers. Il faut aller chercher les algues dans l’eau, mais on n’est pas au bord d’une piscine, les vagues montent et descendent. Ce sont d’ailleurs elles qui apportent le goémon. Il faut profiter d’un creux pour s’avancer vers les algues et les tirer à soi avant que la vague ne remonte. Si l’on ne s’avance pas assez on retire trop peu. Si l’on avance trop on risque d’être pris par la vague. Les hommes se livrent à un mouvement comme de danse. Ils sont une belle image de la liberté. Celle-ci consiste dans un rapport étroit avec la nature, un rapport dans lequel on ne parvient à ses fins qu’en portant la plus extrême attention aux éléments et en se soumettant à leur mouvement. Depuis que les soldats de César sont parvenus sur ces rives le spectacle est le même. On n’invente pas les gestes qui assurent le succès de l’action. On les acquiert des anciens. Ceux qui prétendent faire mieux ou autrement ne sont que des imprudents. Les anciens d’ailleurs n’ont rien inventé non plus ; ils se sont inscrits avec leurs forces là où c’était possible dans le jeu des forces de la nature.
A deux reprises dans l’Entretien est cité le fameux mot, est-il de Bacon, " vaincre en obéissant " (pp. 188 et 202). Il montre que l’affirmation de la liberté ne peut nullement consister à prétendre briser les déterminismes naturels, à imposer sa liberté à la nature. Celle-ci, on peut en être sûr, n’a aucun respect pour le fantoche qui imaginerait qu’il est possible de défier ses lois, qui croirait pouvoir la soumettre à la sienne propre. C’est une expression éculée que celle de défi à la pesanteur. L’acrobate, par exemple, ou l’aviateur, pourtant ne contrarient aucunement la pesanteur ; ils ne l’ignorent pas non plus, car ils s’appuient sur elle. La liberté n’est que là. L’homme libre n’est pas celui qui saute de la tour Eiffel sans parachute en disant " je méprise la pesanteur ". Ce n’est assurément pas non plus celui qui est tellement habité par la crainte qu’il n’ose pas même quitter un instant le plancher des vaches. C’est celui qui laisse jouer les forces de la nature et qui inscrit en elles son action, son travail, au moyen de son corps.
Par une manière de retour à l’objet du second Entretien, et sans revenir néanmoins seulement à la vis et au clou, il sera profitable de revenir aux outils, pour en dire quelque chose qui avait alors été omis. L’outil a deux bouts. Ce n’est qu’une manière de parler, car la roue aussi a deux bouts. Elle les a vraiment et pas à la manière dont le globe ou l’hexagone ont quatre coins dans le langage des journalistes. Un bout est celui par lequel l’outil attaque la matière, l’autre est celui par lequel le tient la main humaine. On m’a rapporté que l’archéologue et anthropologue André Leroi-Gourhan avait été le premier à pouvoir dire à quoi servaient certains objets préhistoriques, dont on supposait qu’ils étaient des outils sans concevoir leur usage, simplement parce qu’il les avait pris en main et qu’il avait essayé de s’en servir, tandis que ses prédécesseurs les considéraient comme fait une poule qui a trouvé un couteau. L’outil porte à la fois la marque de la matière qu’il est chargé d’attaquer et la marque de celui qui s’en sert. Lebrun admire le râteau des goémoniers (p. 188). " L’outil même a la forme et l’angle de la chose ; ces dents inclinées du râteau, c’est la plage même qui les a dessinées ". Alain complète : " Cet outil est autant de l’homme que de la chose, et mesuré exactement sur ce jet oblique et sur cette course en arrière, qui assurent la conquête ". L’outil est une sorte de précipité de l’action humaine et à celui qui connaîtrait et l’homme et la matière il n’y aurait aucun outil mystérieux.
Cependant le premier outil de l’homme, celui dont les autres ne sont jamais que des prolongements ou des prothèses, c’est son propre corps. Le corps est l’outil de la marche, de la course, du saut, de la nage. Il est celui de la respiration, de la digestion, par lesquelles je m’assimile le monde et, c’est plus que jamais le cas de le dire, le rend mien. Sans doute dans le corps la main a-t-elle plus de fonctions et plus de noblesse qu’aucun autre organe, comme le relève Aristote, mais on peut ne pas les dissocier et les considérer tous ensemble. Le corps donc est le plus clair précipité de l’action humaine. C’est à dire qu’il est l’instrument de la liberté. " Ulysse, tout en nageant, écoutait le ressac et regardait du haut de la vague (...) Etre un corps, avoir droit de choc, c’est le départ de la puissance " (p. 195). Ainsi les philosophes qui se demandent comment la liberté humaine va pouvoir s’insérer dans le monde, comment ce qui relève de l’initiative va prendre place dans ce qui relève du déterminisme, arrivent comme les carabiniers, toujours et par définition trop tard. Leur problème est mal posé. Ils raisonnent en termes de fin, de moyens, de motifs, c’est à dire qu’ils cherchent à conceptualiser une cause qui ne soit pas tout à fait cause tout en étant quand même une cause. L’homme a des fins qui sont sans égard pour la nature, comment fait-il, se demandent ces profonds penseurs, pour s’insinuer en elle ? Il faut qu’elle le détermine sans le déterminer absolument, tout en le déterminant un peu. Ulysse nage après que Posidon, l’ébranleur de la terre, eut brisé son radeau. Mais alors qu’après deux jours et deux nuits d’effort, du sommet de la vague il apercevait la terre et croyait pouvoir aborder, il entend le ronflement terrible du ressac et il ne voit partout que des récifs effrayants (Odyssée, chant V).La question serait de savoir comment il peut nager.
La réponse est à la fois plus simple qu’il n’y paraît et cependant assez compliquée. La liberté n’est pas à rechercher dans une quelconque indépendance à l’égard des lois de la nature, comme si l’on pouvait suspendre l’action de la loi de la pesanteur ou des diverses lois qui régissent la vie de l’organisme humain. Au contraire de cette vaine chimère de s’abstraire des conditions de l’existence, la solution est de s’y inscrire. On dira certes que de toute façon on ne peut qu’y être inscrit et qu’il n’est au pouvoir de personne de faire autrement. Mais dans la tempête déchaînée par le Dieu offensé soit on se dit qu’on est bien petit et bien faible et que l’issue de la lutte est écrite, soit on nage. Ulysse nage. La liberté ne peut consister à s’extraire des conditions de l’existence pour les dominer. On ne les domine pas. Ou plutôt si, on les domine mais pas autrement qu’en s’y soumettant. Cette soumission cependant, loin de signifier le renoncement, n’est que le moyen de l’action. On n’est pas libre en sortant, ce qui ne se peut pas, du poste auquel on a été assigné par l’existence, on est libre en assumant ce poste.
L’image du poste est sans doute empruntée à l’expérience militaire de l’auteur. Au front devant l’ennemi, et plus généralement dans l’armée, un poste est assigné à chacun et si chacun le tient l’ennemi ne passera pas. Mais elle renvoie tout aussi bien et peut-être encore mieux au travail humain dans la forme d’organisation dont l’exemple a été donné par Taylor et par Ford. Sur la chaîne le travail est dit posté. La fabrication est décomposée en une suite d’opérations qui sont ordonnées, qu’on ne peut pas faire dans un autre ordre. A chaque opération est affecté un poste où est placé un ouvrier dont l’intervention est indispensable à la bonne fabrication. Le travail de chacun n’est rendu possible que par les tâches qui ont été effectuées par les autres sur les postes précédents, et inversement ce sont les tâches effectuées par d’autres encore sur les postes suivants qui lui donnent son achèvement et son sens. Un poste quelconque dépend de tous les autres. C’est une des leçons qu’on peut tirer des Temps modernes de Charles Chaplin. Indépendamment de la question de l’exploitation capitaliste que ce cinéaste montrait bien, lui-même à son poste et nullement à celui de Marx, il est encore possible au spectateur attentif de dire ceci : on peut rêver de s’abstraire de la chaîne, mais ce n’est qu’en y assumant son poste qu’on peut être réellement libre.
Il est en outre très remarquable que le concept de la liberté soit associé à l’image de la chaîne. Même si l’auteur vise par là (p. 202) les relations d’interdépendance qui existent entre le menuisier et l’avocat, l’instituteur et le boucher, etc. davantage que le travail posté, il n’en demeure pas moins que chaque homme apparaît ici comme un maillon lié aux autres, alors que la chaîne est le symbole de la servitude. On dit d’un prisonnier ou d’un esclave qu’il est dans les chaînes. Il faut s’en souvenir pour goûter pleinement cette phrase : " L’homme est libre à son poste. J’entends en un point de cette chaîne des travaux humains, soutenu de provisions et d’outils, aidé et aidant ". Certes une contrainte est exercée par le maître sur l’esclave, mais beaucoup d’autres contraintes sont exercées par tous sur chacun et réciproquement. Or la liberté ne consiste pas à s’affranchir de ces chaînes. Que ferait-on ? Il faut vivre, ce qui ne se peut que dans l’accomplissement des travaux. C’est d’ailleurs ce qui terrorise les bons nègres dans Autant en emporte le vent. Non sans raison, car si on peut leur reprocher d’être tellement accoutumés à l’esclavage qu’ils sont incapables d’envisager la liberté (cf. Rousseau, du Contrat social, I, 4), il est juste aussi de penser qu’ils ont peut-être compris qu’en dehors du travail que leur donne leur maître il n’y a pour eux aucune vie possible.
Les travaux de la terre trompent en quelque manière le regard humain. Les choses semblent immobiles et on croit pouvoir les attaquer selon un plan où tout est écrit à l’avance. Ce n’est qu’une illusion que démentent les travaux de la mer. Le pilote ne cesse de gouverner en cédant. Il ne s’agit pas d’arriver au port en disant, à propos de la vague ou du vent : ça passe ou ça casse ! En agissant ainsi on irait très sûrement à la casse. Le pilote ne passe que parce qu’il plie sous la vague et qu’il plie sous le vent. La réalisation du projet humain, qui est la seule preuve, pratique, de la liberté, suppose " le double appui de la résistance et du changement " (p. 206). Les choses en effet résistent à ce projet que l’homme a formé sans les consulter. Mais aussi les choses ne sont pas immobiles, figées dans leur forme pour l’éternité. Les choses d’elles-mêmes se transforment. Je ne veux pas dire qu’il suffise d’attendre qu’elles veuillent bien prendre la forme désirée pour être satisfait. On pourrait attendre longtemps. Mais c’est le changement qui offre une prise à l’action humaine. " On ne change que ce qui est commencé " (p. 209). Si on conçoit l’homme en face de l’univers et celui-ci clos et immobile, alors aucune place n’est possible pour l’action humaine et la liberté est impensable. Mais si l’on conçoit au contraire l’univers ouvert et l’homme en lui, armé, outillé de son corps, comme Ulysse se jetant dans la mer, alors on sauve sa vie, et pas seulement une fois dans cette tempête, mais à chaque instant en avançant ses projets humains : telle est la liberté.
Le fatalisme consiste à croire que tout est dit. Dans la mer bouleversée par le trident du Dieu ébranleur de la terre Ulysse eût pu être fataliste : tout est foutu, il sent défaillir son cœur et ses genoux. Mais c’est dans le frottement de tous les éléments du monde les uns contre les autres, et leur quantité n’est pas finie, que se trouve une prise pour le plus petit et le plus faible. C’est par là qu’on échappe à l’idée que celui qui connaîtrait tous les éléments constitutifs du réel pourrait tout calculer de ce qui surviendra dans un avenir aussi lointain qu’on voudra. Pour Leibniz le monde est une monade. Son Dieu calculateur a prévu de toute éternité la moindre des choses qui arriverait au moindre d’entre les hommes ; il a prévu cette classe et ce professeur et ce cours. Leibniz a beau protester que l’homme est libre, dans ces conditions finies, parce qu’en tant qu’objet de calcul elles sont finies, ce n’est pas possible. S’il avait raison de concevoir le monde comme le produit du divin calcul, le désespoir serait fondé et, conséquence du désespoir, le fanatisme qui enrage que tout soit écrit et qui s’acharne à justifier ce qui arrive.
Mais la liberté est à l’opposé, dans la ferme résolution de trouver dans le mouvement des choses la faille par laquelle faire passer sa volonté. Tous les éléments imprévus et imprévisibles de chaque instant, parce qu’ils sont pris comme ils viennent, sont pris en compte par l’homme libre et il s’appuie sur eux pour avancer et pour vivre. La vague, le vent, le navire lui-même ne veulent rien. Mais avec ce qu’ils sont, qu’on ne pouvait prévoir l’instant d’avant, le marin fait naviguer son bateau. Toutefois les mains vont alors devant l’esprit, le corps va devant la pensée. La nature se moque des pensées, mais elle est malléable aux mains. " La dernière folie est sans doute de vouloir mouvoir ces mains par une pensée " (p. 209). Une fois encore la navigation est l’image de la politique. Dans la cité et entre les cités il ne faut pas de projets bien ficelés, toujours contredits par les événements, mais il faut savoir saisir à tout instant les potentialités de la situation. C’est éviter à la fois le fatalisme au sens du renoncement, le dogmatisme qui se brise sur l’événement et l’opportunisme qui ne sait plus où il va.
(NEUVIEME ENTRETIEN)
Avant de se disperser, car c’est la fin de l’été, et sans pourtant abandonner leur position de bord de mer, les vacanciers se retournent vers la terre et achèvent leur conversation. Sans l’évocation de l’ordre humain elle eût été inachevée. Après l’ordre mathématique, physique, biologique, le moment est venu de considérer l’ordre politique. Mais il y a deux façons de le prendre selon qu’on a fait ou pas le détour d’entendement que constituent les précédents entretiens. " Nous avons contemplé la puissance nue, d’où nous avons retiré âme, préférence, décret, tout ce que l’esprit enfin y mettait de lui-même " (p. 217). Il y a en effet maintenant un acquis : c’est que l’ordre n’est pas dans les choses. Et cela est de grande conséquence, puisque cela induit ce qu’on pourrait appeler un jansénisme politique, dont l’unique credo est le refus de l’idolâtrie, c’est à dire de l’absolutisme. Dans cette dernière rencontre les interlocuteurs se donnent pour mission de démêler l’esprit et la puissance politique.
Sur la terre " règne le Dieu politique, le Jupiter qui change de nom tous les mille ans " (p. 214). Il y a un puissant contraste entre l’idée du changement et celle du millénaire. L’ordre de la terre s’oppose certes au chaos permanent de la mer et par là est susceptible de donner assise à un règne. Cependant l’opposition n’est qu’apparente, la terre elle aussi s’écoule et s’écroule, et le règne ne dure pas éternellement. Mille ans c’est beaucoup par rapport à la météo marine. Et pourtant, si élevé que soit le chiffre, il fixe un terme à ce qui prétendrait ne pas en avoir. Que se passe-t-il au terme de ce règne ? Un Dieu se substitue à un autre, mais c’est assez indifférent, il est toujours celui de l’ordre terrible. Et cela est vrai aussi du Dieu du christianisme. La terre n’est plus le pays des marins, c’est celui, non seulement des laboureurs, mais aussi des fantassins qu’on envoyait dans les combats les plus mortels, ceux d’où l’on ne revenait guère. C’est en Bretagne qu’il y a le plus grand nombre de noms sur les monuments au morts (parce qu’on n’en a pas élevé au Sénégal). Par soldats d’élite il faut entendre ceux qu’un verre de " gwin ru " fera sortir de la tranchée, chair à canon. L’aumônier militaire a donné sa bénédiction au massacre. On va analyser ce qu’est ce Jupiter, qui règne mille ans, pour qui les hommes se font tuer.
La vache Io, peut-être excitée par les taons, peut-être aussi par le souvenir de ce qui lui vaut la forme bovine, se met à courir dans le pré. Faut-il que Prométhée, enchaîné pour avoir enfreint l’ordre qui séparait les hommes des dieux, soit jaloux de cette liberté ? Elle est illusoire. Io galope dans la mesure où le lui permet son entrave. Si elle prétend mener sa course au-delà de la longueur de la corde, celle-ci se rappellera énergiquement à elle. Cependant feignant de n’être pas entravée, Io galope en rond ! Prométhée n’a pas grand chose à lui envier, sinon une illusion. Tous deux sont dans les mêmes liens, ceux que leur a imposés le même dieu tonnant. La vraie différence entre eux est que la vache conspire avec son geôlier pour ne pas voir sa corde, ou pour l’adorer, tandis que le maudit jamais ne l’oublie et jamais ne l’adore. Il est cependant lui-même ambigu. Car il est à la fois celui qui revendique l’esprit, la liberté du jugement, et celui qui non seulement va à la messe, mais " assommera très bien ceux qui n’y vont pas " (p. 214). Dans l’ordre humain l’esprit n’est jamais seul, jamais pur, mais toujours associé à la puissance ; les deux choses sont toujours mêlées. L’esprit ne se montre que sous un grand chapeau. Car l’homme souhaiterait que l’obéissance qu’il accorde à l’ordre politique fût pleinement justifiée, ce qui implique au-delà de sa nécessité sa divinité.
L’ordre politique s’achève donc en ordre divin. L’ordre politique en effet ne se contente pas d’être seulement politique. César est chef politique et militaire, il veut en outre être grand Pontife. Si Napoléon ne peut se faire lui-même grand Pontife, du moins veut-il faire de celui-ci un simple exécutant et montrer à tous qu’il en est ainsi. Car le pouvoir ne se contente pas d’être le pouvoir, il ne se contente pas d’être celui qui administre les choses. Il veut encore donner à croire qu’on ne peut les administre ni mieux ni autrement qu’il ne le fait. Parce que l’ordre serait dans les choses, l’ordre serait sacré et sacré aussi celui qui l’administre. La puissance est faite Dieu et l’on demande aux hommes non pas d’obéir, ils ne peuvent faire autrement, mais d’aimer le maître. Ce que les hommes pratiquent sous le nom de religion est un produit mixte. " Dieu est composé ; composé de puissance et d’une autre grandeur " (p. 216), c’est à dire de l’esprit, cette grandeur qui ne se mesure pas à l’autre. Deux messages se nouent pourtant l’un à l’autre dans la religion et l’autel de l’enfant Jésus est en même temps celui de Jupiter. Il est celui de la faiblesse et celui de la force. Il est celui de l’esprit et celui de César.
La vraie religion, une expression que le Traité théologico-politique a faite lourde de sens, exige de démêler la " mauvaise nouvelle " (p. 215) dont sont porteurs les prêtres en même temps que de la bonne et d’opposer à la première son refus. C’est ce que fait le jansénisme. Ce courant, qui n’appartient pas à la Réforme, s’oppose aux jésuites sur les voies du salut. Ce qui peut sauver une âme ce ne sera pas la soumission aux autorités existantes, telle que l’exige par exemple Bossuet s’appuyant sur Saint Paul, ce seront ses actes et d’abord ses pensées. Mais peu importe le paradis, ce qu’il faut entendre par salut c’est la dignité de l’esprit. On ne peut pas s’étonner que le couvent de Port-Royal, haut lieu de la pensée qui refuse le respect au pouvoir, ait été rasé sur ordre de Louis XIV, et qu’on n’en ait pas laissé subsister pierre sur pierre. Le conflit était forcément inexpiable entre le roi qui voulait s’égaler à un dieu et l’esprit qui refusait d’adorer dans son Dieu la puissance. Toutefois la destruction par les troupes royales supposait la condamnation par l’Eglise romaine. Effectivement celle-ci, fidèle soutien des puissances parce que puissance elle-même, a logiquement déclaré hérétique le jansénisme.
Donc Pascal est hérétique, il n’en faut pas douter. Car il n’adore que ce qui est vraiment digne d’amour. Or il n’y a qu’une chose qui le soit, c’est l’esprit. On sait ce que Pascal doit au jansénisme et ce que le jansénisme doit à Pascal, ce qu’il en exprime lui-même. Ce ne sont pas seulement les Provinciales qui sont écrites contre les jésuites, fermes soutiens du trône et pas seulement du trône pontifical. Les Pensées aussi, qui devaient constituer une apologie de la religion chrétienne, formulent une énergique conception du rapport avec le divin, de laquelle sont exclues l’idolâtrie et toute forme de soumission à la puissance politique. Son Dieu n’est pas le Dieu de la puissance, celui qui mène les armées à la victoire, ni celui de la pompe qui mène les hommes dans les cérémonies et leur fait courber l’échine devant le trône. Ce n’est pas celui qui anéantit, avec ou sans fulgurations, les infidèles. C’est un Dieu beaucoup plus difficile à découvrir que celui qui s’exhibe dans les églises de la Contre-réforme avec leurs marbres et leurs ors. Le Dieu de Pascal est invisible " absolument faible et absolument proscrit " (p. 220). Tout au plus l’aperçoit-on dans une crèche, c’est à dire dans une étable, avec pour courtisans le bœuf et l’âne. Pire encore on le voit sur la croix, sur l’instrument du supplice infamant. La crèche est l’image de la faiblesse, la croix celle de la proscription.
L’auteur n’est pas insensible à cette forme de religion. S’il ne va pas à la messe (p. 221), il n’est pas pour autant ennemi de ceux qui y vont. Cela est remarquable et méritoire en France au début du XXe siècle, où la séparation de l’Eglise et de l’Etat s’est faite dans la douleur et a exacerbé le sectarisme de tous les côtés. L’auteur ne cherche pas à choquer ceux qui croient sincèrement. C’est pourquoi il ne dit que sous cette forme euphémistique son irréligion totale : il faut en fait entendre par là qu’il ne croit absolument pas, qu’il est parfaitement athée. Mais cela ne le rend pas insensible pour autant à ce qui relève de l’homme, à ce qui exprime la forme de l’homme. Or c’est ce que fait la religion. La philosophie, comme elle gagne à prendre en considération ce que fait l’art, gagne aussi à méditer sur la religion. La philosophie doit être absolument libre de la théologie, mais sa liberté à l’égard de la religion ne signifie pas une hostilité.
S’il faut condamner de la religion ce qui est soutien à César, il convient en même temps de rendre hommage à ce qui en elle est le temple de l’esprit. Là-dessus, dans les Propos sur la religion, l’auteur est tout à fait élogieux. Il est remarquable, dit-il, qu’on se prosterne devant un tout petit enfant. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement des bergers qui viennent lui témoigner leur adoration, mais selon la légende ce sont aussi des rois qui lui ont offert des cadeaux merveilleux. La question n’est pas de savoir si ce qui est raconté est vrai, ce qui est complètement indifférent, mais de savoir quel est l’objet de la religion populaire. Or c’est un fait que ce qui est honoré par elle c’est un tout petit enfant dénué de puissance, dénué de richesse, pourchassé même, puisqu’il devra fuir le massacre. Or ce que veut la religion ce n’est pas qu’on vénère l’enfance martyre. " Le petit Jésus " n’est qu’une image. Il représente symboliquement ce qui n’a ni force ni argent et qui doit cependant être reconnu souverain en chaque homme, l’esprit.
Il est non moins admirable qu’on s’agenouille devant un supplicié. C’est plus ordinairement à ceux qu’on mène au supplice qu’on demande de s’agenouiller, sur la voie du gibet, devant les puissances que leur conduite a offensées. Mais celui qui est mis en croix n’a offensé personne, sa conduite n’a pas renié les valeurs. Ou bien alors il faut dire que les valeurs reconnues ne sont pas les vraies et qu’il n’a accordé son respect qu’aux vraies. Ce n’est pas un assassin, ce n’est pas un proxénète, pas même un voleur qui est mené au Golgotha. Sciemment les Juifs ont demandé à Ponce Pilate, le gouverneur romain, de gracier pour la fête plutôt Barrabas que lui. Aussi la raison pour laquelle ils le mettent à mort est-elle fort claire : il méprise la religion des cérémonies officielles et des simagrées ostentatoires, il condamne l’hypocrisie des Pharisiens, " sépulcres blanchis ", et il honore une valeur plus cachée, l’esprit qu’il reconnaît, à l’avance, en chaque homme, dans le plus misérable et dans la plus pécheresse.
L’habitude émousse l’attention aux choses les plus étonnantes. Il faut s’étonner du signe auquel s’annonce le christianisme, le signe de la croix. Ce n’est pas un sceptre, ce n’est pas une crosse, ce n’est pas une épée... signes de puissance. C’est une croix, signe de supplice et du plus infamant. Il y a toujours eu deux supplices, moyens d’exécution de la peine capitale. Aux gens de l’espèce supérieure, quand il fallait se débarrasser d’eux, ou faire un exemple, on tranchait la tête. L’exécution était publique, mais sitôt la mort acquise le corps était rendu à la famille. Au contraire le gibet, croix ou potence, est réservé aux gens de rien et permet de laisser le corps exposé, de longs jours, à la méditation de leurs semblables et à l’appétit des corbeaux. Pour rendre au signe de la croix toute sa force, il faut penser à ce que serait un signe de la potence ! On en tirerait d’ailleurs exactement la même image que dit l’auteur, celle de l’angle droit. Par une fière décision de l’esprit, qui maintient contre vents et marées sa propre loi et l’impose aux éléments violents et amorphes, le signe coupe le monde en quatre parties égales, séparées par l’angle droit. Assurément on ne pense ordinairement pas à cela lorsqu’on fait le signe ; il n’empêche. " Les hommes ont trouvé ; il ne leur reste plus qu’à savoir ce qu’ils pensent " (p. 218). Dans l’emploi des signes linguistiques aussi on dit plus qu’on ne croit dire. Les mots portent leur propre signification devant celui qui les profère.
L’intérêt que marque le philosophe pour le christianisme ne réside pas dans un commentaire érudit des dogmes que les croyants ignorent ou qui restent extérieurs à leur vie : trinité, eucharistie, résurrection, immaculée conception (personne ne sait ce que cela veut dire), et choses semblables ; ni dans celui du culte qui se donne à l’église : on n’y va plus en dehors des mariages, des baptêmes et des enterrements. Son attention est celle d’un anthropologue pour une pratique dont le sens échappe aux observateurs superficiels. Il faut séjourner longtemps auprès des peuples qu’on prétend connaître afin d’en pénétrer la culture. Le philosophe n’a que faire des informations qu’il pourrait recueillir auprès des représentants officiels de l’Eglise, spécialistes patentés, elles n’expriment que leur propre savoir qui est coupé des pratiques réelles. Par contre il relève que le signe de la croix est partout, et pas seulement du fait des autorités, mais du fait de la volonté commune. Il remarque que dans toutes les familles à Noël on fait la crèche et qu’on apporte le plus grand soin à placer, non pas tant les bergers, dont l’absence est aussi inaperçue que fréquente, mais les rois mages devant l’enfant Jésus. Il voit bien encore que la vénération populaire pour Marie dépasse de loin celle de tous les autres saints, même réunis ! et qu’elle concurrence celle du Dieu officiel lui-même.
En analysant ces pratiques il n’y trouve ni superstition, ni fanatisme, mais au contraire un sens profondément positif. Cette religion populaire est autre chose que l’adoration de la puissance. Quoique cela échappe vraisemblablement à la plupart, cette inconscience est sans importance. Ce n’est pas parce qu’ils auront de belles idées que les hommes seront accessibles à la justice, à la charité ou à la pitié. C’est inversement parce qu’ils auront été conduits à ces vertus qu’ils accueilleront les belles idées. En outre l’alternative n’est pas entre le rationalisme et le christianisme, elle est entre celui-ci et la superstition ou le fanatisme. Aussi, quoiqu’il n’aille pas lui-même à la messe, le philosophe trouve-t-il bon que les autres y aillent. Quoiqu’il ne croie pas lui-même en Dieu, il trouve bon que les autres y croient. D’ailleurs aller à l’église comme le faisait son grand-père, en vidant quelques bouteilles au troquet d’en face, c’est aussi la pratique réelle du christianisme. A chacun sa place : si celle des femmes est à l’église, celle des hommes est au bistro. Ce n’est pas parce qu’on y joue aux cartes pendant les dévotions des femmes, mais parce que c’est là qu’on traite, âprement mais honnêtement, les affaires sérieuses le dimanche matin. C’est là, parce qu’elles exigent la reconnaissance de l’ordre, dont la présence est rendue manifeste par l’édifice et la prière des femmes à l’intérieur.
Cette observation ramène à l’autre composante de la religion. Elle exerce une puissance, elle est un instrument du pouvoir. C’est plus largement vers celui-ci qu’il faut se tourner pour aller jusqu’au bout de ce dernier Entretien. La politique de l’auteur est facile à comprendre, et moins facile à pratiquer. L’ordre exige obéissance et non respect, explique-t-il abondamment dans ses propos de Politique. Mais aussi bien la comparaison ici omniprésente du gouvernement avec l’art de la navigation mène à cette idée. Le pilote tient la main sur le gouvernail, il vainc les éléments en y obéissant. A chaque instant il assure à la fois la soumission de l’embarcation à la nature capable de la broyer, en quoi il ne fait qu’agir pour sa simple survie, et il assure son acheminement vers un port, c’est à dire la réalisation de ses desseins, des projets humains. L’Etat n’est qu’une plus grande embarcation. Il a la charge d’assurer la survie de la communauté et, s’il se peut, l’amélioration de son sort. Il faut que l’ordre règne. Mais la paix civile dans la famine ni n’a de sens pour personne, ni même n’existe. Elle n’est qu’un aspect de l’ordre et un aspect subordonné à l’autre, qui est la satisfaction des besoins.
Si l’on veut assurer la subsistance, il faut obéir. Car la réponse à la volonté de donner la nourriture, le vêtement, le logement, le transport, etc. passe par la prévoyance à l’égard de tout ce qui peut arriver. La première des choses qui peut arriver et qui arrive inévitablement c’est la succession des saisons. On connaît la fable de la Cigale et la fourmi, elle exprime clairement l’idée de la nécessaire prévoyance. Toutefois d’un autre côté elle n’exprime pas la nécessité de s’unir. Or même dans les travaux qui sont prévisibles et prévus, comme la moisson, il faut rassembler les forces, parce qu’ils impliquent une course contre la montre ; le temps est lui-même un élément naturel (je ne préjuge pas ici de ce qu’en dirait une analyse philosophique). Cependant il est vrai que face aux saisons, qui sont prévues dans leurs grands traits, chacun est renvoyé à ses propres responsabilités, bien plus que face aux cataclysmes. Les incendies, les orages, le gel, sans parler des éruptions volcaniques, des tremblements de terre, des raz de marée, plus fréquents sous d’autres cieux, sont toutes sortes de phénomènes naturels qui empêchent l’activité des hommes ou qui détruisent ses résultats. Comme on en sait seulement qu’ils peuvent survenir mais sans savoir quand, c’est une lutte d’urgence qui s’impose à chaque fois, qui requiert les forces de tous. Contre la nature déchaînée, mais est-elle jamais enchaînée ? il faut en quelque sorte se disposer en légions, s’armer et partir en guerre. Il y a là une organisation qui s’impose. Sans doute jusqu’à un certain point peut-elle être spontanée. Mais au-delà d’un niveau de développement déterminé des cités il est clair qu’elle relève de l’autorité politique.
D’elle aussi relève l’ordre, celui que l’on maintient. Si l’on veut assurer la sécurité, il faut obéir à la puissance politique. La paix peut être troublée par des interventions extérieures, auxquelles personne ne fait face avec ses seuls moyens. Le plus puissant des particuliers est incapable d’entretenir une armée susceptible de résister à une invasion. Tout au plus peut-il entretenir quelque milice qui le tienne à l’abri des agressions personnelles et des actes de brigandage. Mais ce qui est source de sécurité pour lui est cause d’insécurité pour les autres : cette milice ne pèse pas seulement sur les projets des assassins et des brigands, elle est un danger permanent pour les gens paisibles. Il y a ceux avec lesquels le maître se trouve en concurrence, il y a ceux que les gradés haïssent pour une raison ou une autre, aussi futile qu’on voudra, il y a ceux qui se trouvent en travers du chemin des simples miliciens. Il y a encore les règlements de compte entre bandes rivales. Une troupe chargée de la sécurité d’une personne privée est un danger permanent pour les autres. Il n’y a finalement pas de différence entre elle et ceux contre lesquels elle est censée protéger. La sûreté ne peut relever que de l’Etat. Il faudra donc une armée et une police, qui à leur tour donneront des ordres.
L’auteur accorde toutes ces bonnes raisons d’obéir. Mais il refuse d’accorder davantage, c’est à dire qu’il ne donnera pas de respect à la puissance. Quelques penseurs faibles s’imaginent que les rois voudraient bien que les hommes soient des bêtes, afin qu’ils ne soient pas tentés par la désobéissance. Cela ferait des Cités de simples troupeaux et des maîtres de simples bergers. Il faut penser au contraire que les rois veulent être dieux. Rousseau est bien plus clairvoyant qui compare, dans le Contrat social (Livre I, chapitre 2), le gouvernement exercé par un chef à celui d’un père qui se maintient par la volonté commune au-delà de la maturité de ses enfants. Si dans les deux cas c’est une convention qui donne sa légitimité à l’autorité, il remarque que le chef n’a pas pour ses sujets l’amour du père pour ses enfants. Exercerait-il le gouvernement sans aucune satisfaction personnelle ? Ce qui se substitue à l’amour des enfants, c’est le plaisir de commander. Que serait celui-ci s’il ne s’agissait que d’administrer des bêtes ? Les dieux ne sont dieux que lorsqu’il y a un esprit pour les reconnaître et pour les adorer. Il y a une jouissance dans un rapport avec les hommes parce qu’ils donnent plus que les choses.
Or l’esprit qui adore la puissance se compromet, s’abaisse et se perd. Autant adorer la vague, le feu ou le gel ! Il ne se sauve au contraire qu’en se retirant, en prenant ses distances, en doutant de l’ordre. A celui-ci l’obéissance ne sera pas contestée, mais l’adoration lui sera refusée. Il faut comprendre que ce refus s’oppose bien à une demande pressante. Il ne s’agit pas de ne pas donner, comme en supplément, ce qui ne serait pas voulu. Il faut entendre que le respect, que l’amour, que l’adoration sont voulus par le pouvoir et qu’il les exige de façon pressante. Il y a par conséquent une sorte d’héroïsme dans le citoyen qui les refuse. Il ne va pas de soi de ne pas les donner. C’est pourquoi l’auteur avait intitulé un recueil de propos politiques : le Citoyen contre les pouvoirs. Car l’obéissance ne fait pas encore le citoyen si elle est accompagnée de l’adoration des pouvoirs. Ceci n’est encore qu’une attitude infantile. Le citoyen est celui qui cesse d’être un enfant et qui, tout obéissant qu’il soit, parce qu’il y va de la subsistance et de la sécurité de tous, juge froidement le pouvoir. Alors une véritable lutte s’engage entre la puissance qui veut être respectée et le citoyen qui lui résiste. Il y a là une conception dialectique du rapport entre eux. Car il y a accord en même temps que combat. Cette contradiction vise à transformer la nature du pouvoir, à dissocier en lui ce qui relève de l’administration des choses de ce qui est règne sur les esprits.
Cette philosophie n’est par ailleurs pas sans parenté avec ce que Spinoza expliquait dans le Traité théologico-politique, chapitre XVI. Les pensées sont libres. La liberté de pensée, qui n’existe pas si l’on n’a pas le droit de dire ce qu’on pense, ne peut être retirée au citoyen. Ce n’est pas parce qu’il est impossible à l’Etat de " sonder les reins et les cœurs ", c’est parce qu’il est bon pour lui qu’elle existe. Il est même vital pour l’Etat de la reconnaître, car aucun Dieu ne soufflera aux chefs la bonne politique. Celle-ci ne peut être élaborée que dans la délibération, et le débat n’a quelque force et quelque profondeur que si chacun y participe et sans voiler ce qu’il pense. Mais en retour de l’avis motivé que les citoyens donnent aux chefs, l’obéissance leur est due. Car en désobéissant ce n’est pas seulement l’ordre auquel je désobéis que je détruis, c’est l’ordre tout court, au nom duquel l’autre est donné. Non seulement je ne peux pas vouloir que l’ordre soit détruit, mais le chef, pour sa part, ne peut pas vouloir donner des ordres absurdes, des ordres qui ruineraient l’ordre. D’ailleurs si je crois, à tort ou à raison, que ses ordres sont mauvais, je le lui dis. " Die Gedanken sind frei ", chante Mahler.
dans les Propos
(2003)
Propos du 17 décembre 1910 (Propos sur les pouvoirs, p. 85).
L’Etat doit être gouverné non par les désirs mais par la raison : tout le monde peut s’entendre sur cette proposition, car personne n’aura l’outrecuidance de soutenir ouvertement que les désirs valent mieux que la raison. C’est seulement dans leurs discours privés que les nazis et les fascistes oseront se dire entre eux la vérité qu’ils prennent bien garde de dissimuler au peuple, à savoir que seule compte pour eux l’exaltation de leurs désirs. Dans leurs discours publics cependant ils soutiendront comme tous les autres que leur action politique est guidée par la raison. Ainsi le surarmement, le militarisme et l’expansionnisme nationalistes, l’arrestation, l’enfermement et le meurtre des opposants, la surveillance des intellectuels, l’accusation, la concentration et l’extermination de telle ou telle minorité faite bouc émissaire, cause et victime expiatoire de tous les maux, sont-ils désignés comme une politique raisonnable. De la même façon au nom de la science socialiste, évidemment supérieure à la science bourgeoise, c’est une politique raisonnable de collectiviser les terres, de privilégier la production des biens d’équipement au détriment de celle des biens de consommation, d’intervenir sur le marché pour y fausser entièrement les rapports de l’offre de la demande... et d’envoyer les opposants dans les camps de redressement. On ne trouvera certes personne pour avouer crûment qu’il a pour politique de satisfaire ses désirs. Aussi la vraie difficulté ne serait-elle pas de se mettre d’accord sur la priorité qu’il faut accorder à la raison dans le gouvernement des affaires humaines, mais de reconnaître celle-ci. C’est sur ce point que Alain opère un renversement d’autant plus remarquable qu’il le conduit à s’opposer à la philosophie politique, sinon telle qu’elle est exposée par Platon dans sa République, du moins telle qu’elle est résumée trop hâtivement par le platonisme à partir de ce dialogue : le gouvernement de la raison n’est nullement souhaitable.
Le philosophe antique reconnaît la raison dans les savants, c’est-à-dire ceux qui ont parcouru tout le cours de l’éducation, qui commence avec l’arithmétique et la géométrie et qui ne s’achève que par l’apprentissage de la dialectique, qui n’est que l’art du dialogue. Mais Alain au contraire de son illustre devancier refuse totalement sa confiance et son respect à ceux qui savent : il a eu tout le loisir d’observer qu’il n’y a chez eux pas moins de déraison que chez les ignorants, ou bien encore qu’il ne manque jamais de savants pour soutenir la politique la plus exécrable. Aussi sa philosophie politique va-t-elle comme celle de Machiavel (Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre Ier, chapitre 58) rechercher la virtù dans le peuple. Or il n’ignore assurément pas ce que Platon a pu dire de la démocratie, qu’on définit l’exercice du pouvoir par le plus grand nombre. S’il est d’un avis différent, ce n’est pas parce qu’il mésestime le risque de la démagogie, de la médiocratie, de la licence et de l’anarchie, mais parce qu’il trouve dans la nature du travail quelque chose qui n’y était pas dans l’Antiquité et que le philosophe athénien ne pouvait par conséquent pas y découvrir. La nature propre du travail ouvrier n’est pas celle du travail esclave. Il est " sans luxe, sans vanité, sans cupidité, (gouverné) par la force même des choses ".
Sur la voie par laquelle la philosophie politique a quitté le modèle aristocratique et s’est approchée de celui de la démocratie, quels que soient les reproches qu’un esprit inflexible continuera d’adresser à cette dernière, se rencontrent assurément quelques grandes étapes marquées par les Discours sur la première décade de Tite-Live, le Traité théologico-politique, le Contrat social. Cependant la confiance et le respect du peuple exprimés par Machiavel, Spinoza ou Rousseau n’ont pas le même fondement qu’ici. C’est chez ces auteurs une option proprement politique, je veux dire une option qui renvoie à des réflexions dont l’objet est le corps politique lui-même. Et par là elles sont jusqu’à un certain point abstraites. Tandis qu’ici le choix est appuyé sur une analyse économique, dont l’objet n’est pas le corps politique mais la société civile, chose beaucoup moins abstraite. Alain n’évoque nullement les boutiquiers auxquels pouvaient penser ses prédécesseurs. A Florence au XVIe siècle, à Amsterdam au XVIIe, à Paris au XVIIIe on ne voit pas encore " les masses ouvrières ". Si l’on y trouve cependant déjà quelques centaines de prolétaires, ils n’y sont encore que la lie du système marchand de production (à Florence les " Ciompi "). C’est pourquoi si l’analyse d’Alain peut être rapprochée d’une philosophie antérieure, c’est plutôt à celle de Marx telle qu’elle est exposée dans le Manifeste du parti communiste, qu’elle est redevable. Car c’est bien cette dernière qui premièrement a procédé à l’analyse de la société marchande bourgeoise, autrement dit du capital, et qui deuxièmement a établi quel genre de rapports on peut découvrir entre la base économique de la société et sa superstructure étatique. Or la raison pour laquelle Alain se prononce, d’une manière militante, en faveur de la démocratie ne se trouve nulle part ailleurs que dans l’organisation bourgeoise du travail. C’est elle qui fait du prolétaire le porteur de la raison.
Le point de départ de la réflexion est dans un petit résumé de ce qui pourrait passer pour la philosophie politique de Platon, si l’on avait l’imprudence de la séparer de sa philosophie de la connaissance. Dans son grand dialogue, après qu’il ait fait poser par ses frères la question de la justice, il fait opérer par Socrate un passage à l’Etat, afin de l’y découvrir plus aisément que dans l’homme isolé (368c). C’est à partir de là qu’apparaît une distinction des classes, fondée sur la base de la division du travail : il y a des artisans, il y a des gardiens et il y a des magistrats. Beaucoup plus loin, 588b-590a, ces classes vont réapparaître dans une image, celle de la peau unique, où sont enfermées la bête polycéphale c’est-à-dire des artisans, le lion c’est-à-dire des gardiens, et l’homme c’est-à-dire des magistrats. C’est cette image, très attentivement remarquée par Alain, puisqu’elle fait expressément l’objet de l’un de ses Onze chapitres sur Platon significativement intitulé " le sac ", qui est reprise allusivement ici. Si la considération de l’Etat devait fournir une image agrandie de l’homme et permettre de découvrir en lui la justice en tant qu’harmonie présidant aux rapports des désirs, du courage et de l’intelligence, ce sont inversement ces rapports pensés légitimes en l’homme qui justifieraient dans l’Etat la subordination de la classe du travail à celle du savoir. La politique comme la science est affaire de loisir. Ceux qui n’en ont pas le temps doivent s’en remettre à ceux qui le prennent. L’Etat démocratique ignore que la société est faite sur le modèle de l’homme, qu’elle a une tête, un cœur et un ventre et qu’en elle c’est bien évidemment la tête qui avec l’appui du cœur doit s’imposer au ventre. Ceux qui savent, la partie la plus raisonnable, doivent gouverner. A l’inverse de cette description, l’Etat démocratique " marche tête en bas ". A travers les artisans, il faut entendre les ouvriers, ce sont les désirs qui le gouvernent. Ces hommes sont en effet incapables de s’élever au-dessus de la considération de leurs intérêts immédiats et de concevoir sagement le bien commun. Chacun va vers ce qui lui est personnellement profitable en se moquant de l’intérêt général. Chacun réclame pour lui ce qui lui est avantageux en se moquant de ce qui est avantageux à la nation. Est-il bon pour la nation, par exemple, que chacun roule dans son automobile ? La démocratie semble exiger que l’automobile soit mise à la portée de tous, et chacun veut la sienne avant même d’imaginer quels problèmes d’infrastructure et quels problèmes écologiques cela peut poser. Or aucun homme politique dans un Etat démocratique n’osera dire qu’il n’est pas bon que chacun ait son automobile. Moyennant quoi la nation supporte des infrastructures de plus en plus lourdes, qui ne se développent qu’au détriment de l’équilibre de son milieu. Il en va de même du transport aérien : tout le monde veut prendre l’avion, quoique personne ne veuille d’un aéroport auprès de chez soi. Dans la revendication comme dans le refus le souci du bien public est totalement absent.
Quel rôle joue dans cet Etat celui qui sait ? Assurément ce n’est pas lui qui décide du nombre d’automobiles en circulation, de la largeur des routes, du carburant qu’il faut mettre dans les moteurs, pas davantage que du nombre d’avions et d’aéroports, ni de la proximité des routes aériennes avec les zones habitées. On lui demande seulement de calculer ce que doivent être ces différents paramètres dans des hypothèses qui ne dépendent pas de lui mais seulement du désir populaire. Il doit seulement cuisiner des solutions qui rendent possibles les plaisirs du peuple qui commande. En même temps qu’il introduit des maux, il doit aussi mettre en place les remèdes qui les rendront supportables. Par exemple avec l’automobile les interdictions de stationner, les contraventions, les fourrières, les garages payants, les vigiles, etc. Les remèdes finissent-ils par être pires que le mal ? Aucun homme politique dans un Etat démocratique n’osera les remettre en cause, si insupportables et absurdes qu’en soient les conséquences. A l’écervelé qui serait tenté de dire la vérité on fera démagogiquement observer qu’il veut supprimer des centaines de milliers d’emplois : c’est ainsi qu’on lui cloue le bec. Le savoir n’est toléré que pour autant qu’il soit subordonné à des fins, sur lesquelles il n’a pas droit de regard. Quand il ne peut porter remède aux maux, il doit endormir la douleur qu’ils provoquent. S’il ne peut empêcher les encombrements, les queues et les bouchons de la circulation automobile, il doit en rendre la douleur insensible, par exemple en mettant sous les yeux ou dans les oreilles de celui qui est enfermé dans sa voiture des publicités qui alimentent et renforcent son désir, celui d’une autre automobile, plus confortable, plus luxueuse, plus rapide : alors que son mal principal est de ne pouvoir rouler ! Un ingénieur n’a pas à se demander si l’automobile est un désir utile socialement, mais seulement à chercher et trouver les moyens de l’exaucer. Sous un gouvernement de ce type l’intelligence n’est pas seule à être pervertie. Le courage l’est encore plus qu’elle. Loin d’avoir le courage politique de pointer les vraies difficultés, de proposer des objectifs de salut public, le politicien passe son existence dans la hantise d’un déphasage de son discours relativement aux désirs populaires. Il subit la peur exaspérée de la publication d’une cote de popularité qui montrerait le recul de son indice ou son retard sur ses concurrents. Il s’aligne promptement et précautionneusement sur les sondages d’opinion pour confondre sa voix à celle des désirs populaires. Au lieu d’être le gardien du bien public, il est le chien de garde de toutes les concupiscences.
Ainsi parle le représentant du platonisme et son constat est vrai, son désenchantement est fondé. " Oui, la tête est en bas, et le ventre en haut ". Que faut-il faire alors ? Puisque la démocratie " ramène à la vie animale ", poursuit le philosophe lecteur de Platon, il faut alors lui préférer une autre forme de l’Etat. Il n’y a de choix qu’entre la monarchie et l’aristocratie. La première est discréditée, non parce que le gouvernement d’un seul, fût-il héréditaire, serait mauvais, mais parce que le gouvernement d’un seul s’appuie nécessairement sur un corps intermédiaire, une noblesse quelconque, qui ne peut jouer son rôle qu’à la condition d’avoir de la valeur : c’est exactement ce que Platon demande à ses gardiens. Mais la démocratie précisément a anéanti cette caste : elle n’existe plus. Ceux qui sont capables de servir avec honneur le chef unique, roi ou président de la République, sans détourner à leur profit les fonds publics, constituent une espèce disparue. Les scandales liés à la corruption du parti au pouvoir sont si connus qu’il est inutile de s’y attarder. Le parti d’opposition a exactement les mêmes mœurs, lorsque vient son tour de gérer la caisse. On ne peut donc opter que pour une aristocratie du savoir. Il n’échappe évidemment pas à ce philosophe que la reconnaissance de l’élite constitue une difficulté : si supérieur que soit un esprit, il n’émet pourtant pas des signaux d’une telle clarté que sa supériorité soit indiscutable. Nul ne portant sur lui des signes évidents de son appartenance à l’élite, il est donc nécessaire que celle-ci soit reconnue par un quelconque jury. S’il est bien clair qu’afin d’échapper à la démocratie on ne remettra pas au peuple le soin de reconnaître l’élite, on ne saurait pourtant désigner aucun juge impartial capable de le faire sans contestation. Dès lors sous l’hypothèse que l’aristocratie sera choisie " par le corps dirigeant lui-même ", il n’est plus possible d’entendre qu’une seule chose, à savoir la cooptation de l’élite par elle-même. L’élite sera juge de l’élite, ce qui signifie encore que le corps dirigeant détermine sans appel qui est le corps dirigeant.
Ce partisan de l’aristocratie précise certes que les plus savants et les plus raisonnables seront " choisis dans tout le peuple ". Il ne faut pas douter de sa volonté de promotion sociale, appelant les enfants de familles modestes à accéder à l’élite par la voie de l’instruction. Dès lors qu’un homme a des capacités, quelle que soit son origine sociale, la possibilité lui sera offerte de jouer un rôle dirigeant. L’école, parce qu’elle est publique, laïque et obligatoire, permet d’éviter l’autoreproduction de la classe dirigeante. Effectivement la IIIe République, brisant avec l’aristocratie héréditaire, a permis l’accès aux fonctions gouvernantes de quelques enfants de commerçants ou de paysans, voire plus rarement d’enfants d’ouvriers. Cependant même si l’on peut désirer sincèrement l’ascension sociale de qui la mérite et sincèrement la croire possible, il n’en demeure pas moins que dans ce schéma social l’élite est autoproclamée : je suis conscient de ma valeur, je suis persuadé que je serai reconnu de mes pairs, et j’exercerai à mon tour de manière éclairée le privilège de désigner les miens. Pour juger de la capacité d’un tel processus de reconnaître véritablement l’élite, il n’est besoin que de se souvenir des sarcasmes, des injures, voire des condamnations en bonne et due forme, dont ont fait l’objet par exemple Freud, Darwin ou Galilée de la part de leurs pairs avant d’être plus tard, et quelquefois de manière posthume, reconnus comme l’élite de leur temps. Mais quoi qu’il en soit, même dans le cas le plus favorable où un grand novateur est immédiatement nommé membre de toutes les académies, ce système exige encore la confiance et le respect de ceux qui n’appartiennent pas à l’élite. Or justement " il n’y a plus ni respect ni confiance nulle part ". L’exercice de la démocratie à tout perdu.
Jusqu’à quel point le philosophe rencontré par Alain est-il platonicien ? La raison n’est pas la raison si elle est autoproclamée. L’interlocuteur imaginaire, qui pourrait bien rassembler en un unique symbole de nombreux interlocuteurs réels, se décerne sereinement à lui-même un brevet d’appartenance à l’élite. Or c’est pourtant bien ce que Platon ne s’est jamais autorisé à lui-même. La dialectique est assurément la plus élevée de toutes les sciences et le dialecticien est assurément l’homme au savoir le plus élevé. Cependant loin de ne s’identifier que par lui-même ce savoir suprême se soumet constamment et suprêmement au contrôle du dialogue. Socrate, le représentant de Platon dans le dialogue, ne sait rien. Il n’a pas de doctrine établie à l’avance. Toutes les propositions qu’il avance sont interrogatives. Elles ne deviennent affirmatives, le cas échéant, que sous réserve de l’accord qui leur est donné par celui qui est soumis à la question. La raison de Socrate n’est la raison que parce qu’elle est reconnue telle par celle de l’autre. Il faut en outre se souvenir encore que l’autre donne son accord devant un parterre muet, toujours attentif et plus ou moins nombreux : on est à Athènes entre gens qui ont du loisir. Pourvu que l’on comprenne bien que si le peuple a raison, ce n’est pas par la loi de la consultation du grand nombre mais par celle de la consultation de chacun par soi-même, le peuple est bien pour Platon l’arbitre de la raison. Le philosophe rencontré par Alain, celui dont le discours forme le premier paragraphe de son Propos, n’est platonicien qu’en apparence : il pourrait bien en réalité être plus proche de Gorgias ou de Lysias. Il est toutefois vrai que l’argument d’Alain pour soumettre la raison au contrôle populaire n’est pas celui de Platon. Plus exactement il ne s’y réduit pas, parce que la notion de " travail manuel " est au moins d’une certaine manière opposée à celle du loisir.
Au discours de son interlocuteur Alain n’objecte qu’une seule chose. Car il ne nie certainement pas que la démocratie réponde au portrait qui vient d’en être fait. Il n’examine même pas le processus de formation de l’élite, mais il nie purement et simplement qu’elle puisse être raisonnable. Peut-être l’était-elle lorsqu’elle n’avait pas à faire preuve... de raison. L’élite du courage, dans les termes de l’analyse platonicienne celle des gardiens occupés à la guerre, pouvait être une vraie élite parce qu’elle pouvait avoir un incontestable courage ; elle pouvait en outre, soumise à des magistrats sages, être aussi par reflet une élite du savoir. Derrière les guerriers il y avait pour les orienter de vrais politiques, soucieux du bien de l’Etat, quel que fût leur habit : celui de prêtre de Saint Rémi sous Clovis, celui de barbier d’Olivier le Daim sous Louis XI, celui d’avocat de Duprat sous François Ier, voire la pourpre du cardinal de Richelieu. Mais ces temps-là sont finis : l’honneur, la fidélité et choses semblables font rire. Il n’y a plus qu’une seule chose qui ne fasse pas rire, l’argent. La puissance industrielle ou bancaire, le capital où qu’il soit engagé, est toujours susceptible d’apparaître sous la forme de l’argent. Aussi l’élite du savoir est-elle méprisée et pour échapper au mépris se laisse corrompre. Il n’est même pas besoin d’examiner le cas de ceux qui vont ouvertement au-devant de l’argent. Les autres peuvent facilement être piégés, car il est toujours aisé de proposer au grand homme, savant mais pauvre, une semaine de repos bien mérité aux Baléares, un logement décent pour sa fille étudiante, un service quelconque, à peine un luxe qui, une fois accepté, lui ôtera la liberté de son jugement.
Or en même temps que la corruptibilité de l’élite, Alain découvre dans la société bourgeoise la droiture des masses ouvrières, droiture éthique et droiture intellectuelle inséparablement. Pour quelle raison Platon ne pouvait-il concevoir cela ? Le travail de l’esclave, labourer, tisser, moudre est assurément un travail manuel. Que certains esclaves aient été précepteurs est un fait statistiquement insignifiant. Dans son travail manuel le rapport de l’esclave à la nature est moyen de dominer celle-ci. Par contre dans son rapport à l’homme il est soumission au maître. L’esclave obéit aux ordres, il est fouetté s’il n’obéit pas, s’il obéit mal ou trop tard ou inexactement. Mais l’ouvrier d’industrie, si réellement qu’il soit soumis au bourgeois dans le rapport du salaire au capital, fait quotidiennement et durement l’expérience de sa confrontation à la matière. A l’inverse de l’homme celle-ci n’excuse rien, ne pardonne rien. Un instant d’inattention se paye de l’accident, de l’amputation ou de la vie. La chose dicte sa loi, inexorablement. Un tournevis de cent grammes oubliés lors d’une révision dans le cœur gigantesque d’un réacteur nucléaire provoque à la reprise de l’activité une surchauffe telle qu’il faut arrêter le réacteur et cesser pendant des mois de produire de l’électricité. La classe ouvrière, qui dans la centrale nucléaire peut bien être recrutée à bac plus deux, bac plus cinq, etc. sait cela et se soumet à la discipline. Celle-ci n’exprime pas tant les désirs du patron que la loi de la matière. C’est pourquoi elle signifie à la fois la rigueur dans le comportement et la reconnaissance du savoir. Il fallait l’exploitation capitaliste, qui dans son essence est à la fois la même et une autre que l’exploitation esclavagiste, pour placer le travailleur manuel dans ces conditions inconnues de Platon. Dans sa pratique quotidienne il est au-delà du luxe, de la vanité, de la cupidité qui caractérisent les corrompus passifs et actifs et, parce que la justice ne saurait être séparée de l’ordre nécessaire des choses, il est le noble chevalier. Le roman de Don Quichotte est celui d’un monde qui s’abîme. On y rit de la loyauté, de la fidélité, de l’honnêteté qui n’ont plus cours dès lors que l’argent est roi. " La bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste " écrivaient Marx et Engels en 1848 dans le Manifeste du parti communiste (Editions sociales, page 34. Cf. une autre traduction in Philosophie, folio, p. 401). Mais le monde bourgeois à son tour est susceptible de s’abîmer en même temps qu’un autre peut le remplacer. Une certaine sorte de Don Quichotte retrouve un avenir !
La société qui a été mise tête en bas par la bourgeoisie capitaliste peut retomber sur ses pieds et c’est pourquoi Alain écrit : " Nous travaillons à nous retourner ". Sans doute la révolution communiste est-elle loin de ses préoccupations, totalement étrangère à sa façon de penser ; mais il voit dans la maturité croissante de la classe ouvrière le chemin par lequel il est possible enfin de donner tout son sens à la démocratie. Le problème de la démocratie est dans l’immaturité du peuple, immaturité éthique et immaturité intellectuelle. Aussi longtemps que le peuple est esclave ou serf, de l’Antiquité jusqu’à l’aube du monde contemporain, il est insuffisamment conscient de la force des choses. Sous l’exploitation capitaliste, cruelle, sans merci, il y est confronté suffisamment pour en prendre conscience de plus en plus nettement. Cette conscience constitue l’espoir de la démocratie. Elle peut être le vent qui balaie les difficultés qui empêchaient Platon de la prendre au sérieux. Et pour aider le vent à souffler, le faire souffler plus tôt et plus fort, celui qui dispose d’un savoir quelconque peut consacrer un peu de son temps à l’éducation du peuple. Telle est la mission que s’étaient donnée à elles-mêmes les Universités populaires. Apparues spontanément dans les ultimes années du XIXe siècle en réaction à l’abominable raison d’Etat qui avait fait condamner l’innocent capitaine Dreyfus, elle visait à constituer une élite intellectuelle prolétarienne. Alain s’y était engagé passionnément, se faisant même l’initiateur d’une telle école du soir à Lorient, où il était en poste. Son effort personnel pour élever la conscience de la classe ouvrière consistait à y enseigner non la philosophie, trop éloignée de la connaissance de la matière, mais la mécanique. Plus tard néanmoins, dans les Entretiens au bord de la mer (1929), il se fera critique à l’égard de cette entreprise. Ce n’est pas parce qu’il renoncera à tout espoir d’établir la démocratie, ni à tout espoir dans le rôle de la classe ouvrière, mais parce qu’il comprendra que les leçons données par lui et ses amis aux prolétaires leur tombaient comme du ciel, au lieu de se fonder sur les connaissances vraies qu’ils tirent de leur confrontation avec la matière. L’échec était pédagogique. Mais en 1910, lorsqu’il écrit ce Propos, son enthousiasme est intact.
Texte de avril 1939 (Propos sur les pouvoirs, p. 122).
On aimerait bien que le pouvoir ne soit pas entre les mains de gens incompétents. On se gausse d’un ministre de l’éducation nationale qui ne serait pas titulaire de quelque titre universitaire, d’un ministre des armées qui serait un civil, d’un ministre des travaux publics qui ne serait pas quelque peu ingénieur, etc. Beaumarchais résume le scandale : " on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint " (le Mariage de Figaro, V, 3). On souhaite naturellement que les décisions soient prises par des connaisseurs. On souhaite ce qu’on pourrait saluer comme le gouvernement de l’élite. C’est pourtant une grossière erreur, car il ne convient pas que les bons techniciens sortent de leur département. Il ne faut pas confondre le pouvoir du technicien, qui lui est conféré par le pouvoir politique, délégué par lui, tenu d’en haut, et le pouvoir politique lui-même au-dessus duquel il n’y a rien, qui par conséquent est nécessairement tenu d’en bas, c’est-à-dire conquis et conservé par soumission au peuple. Le premier, le pouvoir administratif, peut être aussi brutal qu’on voudra, non parce qu’il repose sur une compétence, mais parce qu’il ne doit aucun compte à ses administrés. L’autre, le pouvoir politique, est au contraire sans cesse obligé de persuader et de négocier : c’est la raison pour laquelle il doit toujours se tenir poliment à l’écoute de ce qui se dit. Celui qui affecte de traiter les hommes de la manière la plus brutale ne peut pas être le pouvoir suprême, mais seulement un pouvoir subalterne. La place de l’élite n’est pas au gouvernement, mais dans l’administration des choses ; d’ailleurs elle s’y trouve, et sur ce plan-là il n’y a rien à désirer de mieux.
Le pays est administré par l’élite, mais administrer n’est pas gouverner. Lorsqu’on demande que le pays soit gouverné par l’élite, c’est parce qu’on pense que les difficultés politiques tiennent à l’incompétence de ceux qui exercent le pouvoir. Mais il n’y a là en réalité aucun problème, car dans toute administration l’accès au corps se fait sur concours et la promotion sur le jugement des supérieurs hiérarchiques. Il n’est pas vraisemblable que les fonctionnaires de l’Armée ne connaissent rien aux armes, que ceux de l’Education nationale ne connaissent rien à l’enseignement, que ceux de l’Equipement ne connaissent rien aux ponts et chaussées, etc. Tout au contraire, malgré quelques exceptions qu’on ne saurait légitimement tenir pour représentatives, tous ces gens-là savent bien ce qu’ils font et sont en outre animés du désir de faire encore mieux. Mais que l’élite soit à sa place et qu’elle détienne le pouvoir qui lui revient ne signifie nullement que lui revienne le pouvoir de gouverner. Le gouvernement en effet implique un arbitrage entre les administrations. Un militaire veut des armes, un maître veut des écoles, un ingénieur de l’équipement veut des routes. Chacun veut aussi toutes les armes, ou toutes les écoles, ou toutes les routes qui lui semblent très raisonnablement nécessaires afin de satisfaire les besoins du pays. Mais il n’est pas possible de satisfaire tous ces besoins à la fois. Au-dessus du pouvoir technocratique le pouvoir politique devra trancher afin de concilier au mieux les besoins avec le possible : on pourra construire tant de canons, tant d’avions, tant d’unités navales, mais pas plus. Car il faut aussi des écoles et des universités, des chaussées et des ponts, etc. qu’on ne pourra pas construire non plus aussi nombreux qu’on le souhaiterait. Il appartient au pouvoir administratif de pousser aussi loin qu’il lui semble légitime de le faire la revendication des moyens qui sont de son domaine. Mais une compétence va nécessairement à l’encontre de l’autre, parce qu’elle l’ignore et même refuse obstinément de la reconnaître : il suffit de songer à la réputation qu’ont les militaires chez les maîtres d’école... et réciproquement !
Par conséquent n’écouter que l’un d’entre eux, ce serait réduire l’homme et le définir comme un animal qui se bat, ou qui apprend, ou qui roule, etc. Chacun vise la perfection et c’est évidemment très louable. Or " toutes ces perfections luttent ensemble et retombent sur nous de tout leur poids ". Chacune a son prix et le budget de la nation n’est pas inépuisable. Il faut donc au-dessus de toutes les administrations un pouvoir qui n’est plus de la même essence, qui ne repose plus sur la compétence, qui n’est plus technocratique mais qui est enfin proprement politique. Il lui revient de voir l’ensemble des besoins du pays, de les hiérarchiser, de les coordonner et enfin de faire un homme qui n’ait pas pour unique fonction de se battre, ni d’apprendre, ni de rouler, etc. mais qui soit humainement le meilleur possible. Chaque spécialiste dans la qualification qui lui appartient se fait une idée du meilleur qui est tout à fait inhumaine, irréductible à celle que s’en fait l’autre et incompatible avec elle. Cette catégorie très diversifiée de techniciens n’est pas de celles qui produisent : tout au plus organise-t-elle. Il est très remarquable, et nullement regrettable, que la distinction entre le pouvoir administratif et le pouvoir politique la soumette à ceux qui n’ont pas de qualification, pas de compétence pour décider dans aucun de ces domaines, mais qui à l’opposé de cette catégorie produisent : l’ensemble des producteurs, qui fait le peuple, qui constitue le souverain et qui décide soit directement, soit par ses représentants. Les compétents sont soumis aux incompétents, diront les esprits chagrins. Mais plus exactement ceux qui ont une vue spécialisée et partielle sont soumis à l’ensemble du peuple, qui a une vue d’ensemble des problèmes. Il n’est donc pas seulement vrai que les élites ne gouvernent pas, il faut ajouter que cela est heureux. L’acte suprêmement politique dans un pays quelconque comme dans toute communauté, c’est le vote du budget, qui appartient légitimement au peuple et heureusement pas aux spécialistes.
Il faut en outre distinguer que c’est parce qu’il est limité que le pouvoir administratif est absolu. Le pouvoir administratif n’est jamais plus fort que dans l’Armée : là il s’exerce avec la brutalité la plus extrême, parce qu’il est alors dans un milieu isolé, fermé, comme retiré hors du monde, lequel devient un extérieur assez lointain avec lequel les hommes n’entretiennent plus que des rapports épistolaires. On sait quelle est pour les soldats l’importance de la lettre, celle qu’ils écrivent et celle qu’il lisent. Ils ne sont pas rendus à la vie civile tous les soirs à 17 h, ni les samedis et dimanches ; ou bien alors la privation de sortie reste suspendue au-dessus de leur tête comme l’épée de Damoclès, à la discrétion des supérieurs hiérarchiques. C’est d’ailleurs un moyen de torture bien connu, employé avec tout le raffinement des bourreaux qui exercent proprement leur métier. Le sous-officier de quart, dont la fonction exige qu’il joue à la perfection le rôle d’un abruti, annule la permission au dernier moment et sous le prétexte le plus futile, c’est-à-dire sans aucune raison autre que la volonté de brimer et d’humilier le soldat. Cela paraît très méchant, mais c’est le meilleur moyen de lui enseigner que les ordres ne se discutent pas. C’est le moyen très efficace de briser toute volonté, en tant qu’elle est tentative de se donner une loi intelligible. Le soldat puni méditera dans sa chambrée vide, ou dans la salle de police aussi longtemps qu’il sera bon et découvrira que les décisions prises par la compétence militaire ne peuvent être discutées par les incompétents. Ce sera d’ailleurs une excellente préparation à la vie civile où l’incompétent rencontrera d’autres compétences... En temps de guerre et non plus de caserne ce pouvoir paraît moins arbitraire, mais il est toujours au-dessus de toute discussion. Il revient au capitaine de changer le cantonnement. Même si dans un lieu quelconque les hommes finissent par se créer leurs commodités, afin de se tenir à l’abri et au chaud, afin de s’allonger, afin de se laver, afin de trouver un ravitaillement complémentaire à la roulotte, tous les cantonnements cependant ne se valent pas. Certains recèlent manifestement des richesses qu’on ne retrouve pas lorsqu’on les quitte et de toutes façons il est désagréable d’abandonner ses habitudes. De la décision de l’officier dépend que la vie des hommes leur soit lourde ou relativement légère. L’exercice de ce pouvoir semble terrible parce qu’il est inaccessible à la discussion, aux arguments, à la raison. L’homme de troupe peut avec raison faire observer au capitaine qu’il n’y a pas lieu de changer de cantonnement, ou qu’il en existe à quelques centaines de mètres un meilleur que celui qu’il a choisi, ou qu’il serait astucieux d’attendre les événements proches pour procéder à cette opération : il plaide en vain, il aura tort si l’officier en a décidé ainsi. S’il insiste pour faire entendre son point de vue, il sera puni. Si les hommes grognent pour faire entendre leur insatisfaction, ils seront punis. Dès que le supérieur flaire la moindre velléité d’entrer avec lui dans un rapport de forces dans le but de le détourner de sa décision, il exerce sa force avec d’autant plus de cynisme, c’est-à-dire avec le plus total mépris des hommes. Il peut bien être conscient qu’il a eu tort, son problème n’est pas de se faire comprendre, il est seulement de maintenir la hiérarchie : à quoi tous les moyens sont bons. La punition peut aller de la corvée aux arrêts, et en temps de guerre jusqu’au peloton d’exécution.
Sous l’administration des militaires tout ce qui est normal, légitime, irrécusable doit apparaître comme une faveur, une grâce accordée sans raison intelligible, aussi bien qu’elle peut être refusée sans davantage de raison. Le désir d’utiliser ses compétences, le besoin de prendre le repas, celui même du repos ne seront reconnus qu’à contretemps, et par système. " Le capitaine était comme un dieu pour nous " ; c’est-à-dire que ses décisions étaient arbitraires, inintelligibles, mais aussi que puisque la raison était inutile pour tenter de se le concilier, il fallait comme avec tous les foutriquets de l’Olympe et d’ailleurs employer envers lui la prière et les sacrifices. Lorsque les hommes veulent obtenir des dieux ce qui devrait aller de soi, mais qui ne va pas de soi, ils les caressent dans le sens du poil. Avec les dieux il n’y a pas de justice, il n’y a que des faveurs et c’est pourquoi, comme le dit Platon dans Euthyphron, " la piété est une technique commerciale réglant les échanges entre les dieux et les hommes " (14e). Afin d’obtenir d’eux ce qu’on désire, il faut leur adresser des cadeaux. S’ils donnent quelque chose avant qu’on l’ait demandé, on ne peut se tenir quitte tant qu’on ne l’a pas payé. Même avec la vierge Marie, réputée intercéder bénévolement, il faut entrer dans ce commerce. C’est donnant donnant : le marin ne se croit échappé à la tempête que parce qu’il a fait vœu à la vierge Marie de suspendre dans sa chapelle une belle maquette reproduisant son navire miraculé. Il redouterait les conséquences de sa désinvolture, s’il négligeait d’honorer son engagement. L’homme de troupe emploie prière et sacrifices afin d’obtenir ce qui est suspendu au bon plaisir de l’officier, et celui-ci se plaît et se complaît bien entendu à ce rôle qui le flatte. Dans toute administration il existe une hiérarchie, des chefs et des sous-chefs qui tyrannisent leurs subalternes... lesquels se vengent sur les administrés. Derrière son guichet l’employé de bureau se plaît à laisser entendre qu’il ne remplit que par bonne grâce la fonction pour laquelle il perçoit pourtant un traitement ; il jouit lui aussi des prières et sacrifices. Dans son essence l’administration militaire n’est pas exceptionnelle, elle est seulement la plus puissante de toutes.
Son pouvoir est admirable, certes, et parmi ceux qui l’exercent quelques-uns en viennent à penser que la société civile serait bien mieux ordonnée si le pouvoir y appartenait aux militaires. Que l’on confie à l’Armée les tâches de la police, que l’on applique partout les méthodes qui réussissent si bien dans les régiments, que l’on transforme la société tout entière en une vaste caserne, c’est le rêve de celui que Brel a si bien nommé Caporal Casse-ponpon, et avec sa réalisation c’en sera fini de la désobéissance, du désordre et de la chienlit ! Pour sortir le pays de la crise, il faut mettre à sa tête des militaires ! Il faut occuper les ministères, la télévision, les centraux téléphoniques, etc. Il faut mettre des chars aux carrefours. Il faut disperser les manifestations et les rassemblements. Il faut emprisonner et même fusiller ceux qui désobéissent et qui complotent, et préventivement ceux aussi qui risquent de le faire, ceux dont les renseignements militaires savent qu’ils peuvent le faire. Ce doux rêve ne germe que trop souvent sous les képis. Et trop souvent les généraux ou les colonels passent à l’acte. Mais les résultats de l’occupation militaire, du coup d’Etat de l’Armée, ne sont pas ce qu’espéraient leurs inspirateurs et leurs instigateurs. Car vouloir mettre les militaires au gouvernement, c’est confondre deux sortes de pouvoirs. Le pouvoir administratif, et singulièrement le pouvoir militaire, n’est absolu que parce qu’il est limité. Il peut n’avoir aucun égard aux subalternes, parce qu’il ne dépend pas d’eux. Mais en revanche il dépend entièrement du pouvoir politique, qui l’a nommé. Sa puissance, si absolue qu’elle paraisse, n’émane pas de lui-même, mais elle lui est déléguée, elle lui est donnée par décret. Il n’est absolu que parce qu’il n’est pas au sommet. Un général n’est fait général que par le conseil des ministres ; les opérations qu’il dirige lui sont confiées par le gouvernement. Il n’a donc aucun compte à rendre à ceux sur lesquels il exerce son commandement, en effet, mais c’est parce qu’il a des comptes à rendre au pouvoir politique. Alors, objectera-t-on naïvement, si les militaires s’emparaient du pouvoir politique, ils n’auraient plus de comptes à rendre à personne !
Rêve puéril, ignorant de la nature du pouvoir politique. Il est au sommet de tous les pouvoirs, c’est certain, mais de ce fait il est aussi le plus dépendant. Bien évidemment il cherche à masquer sa dépendance, et c’est la raison pour laquelle il a souvent prétendu être de droit divin et prétend encore quelquefois être de droit " scientifique " : comme le soi-disant Parti communiste chinois, qui revendique le droit incontestable d’administrer un tiers de l’humanité, parce qu’il en serait l’avant-garde éclairée. Mais le rôle d’avant-garde ne se décrète pas, il se prouve dans les actes et il doit se prouver à nouveau tous les jours. Or devant qui faut-il faire la preuve ? sinon devant le peuple, seul juge, juge souverain de la légitimité du pouvoir politique. Qu’un " quarteron de généraux félons ", comme disait joliment le Président de Gaulle, renverse le gouvernement issu des élections et se substitue à lui, il ne se maintiendrait qu’à la condition de se faire comprendre des gouvernés, de s’en faire approuver, de satisfaire leurs intérêts. Il ne pourrait aucunement ignorer cette préoccupation, il devrait au moins la feindre avec habileté. Il devrait chercher à convaincre, chercher à plaire : c’est-à-dire qu’il devrait aller jusqu’à renoncer à être militaire. " Si militaire qu’il soit, il exerce alors un pouvoir civil ; il explore l’opinion, il donne ses raisons, il persuade ; en un mot il ne cesse de négocier ". Le vrai maître du pouvoir politique, le souverain inaliénable dirait Rousseau, c’est le peuple. On peut tenter de l’abuser et y réussir, mais on ne peut se passer de son consentement. Le pouvoir politique est soumis au jugement populaire, et par conséquent il flatte le peuple. La place de la flatterie dans l’exercice du pouvoir politique est inversée relativement à ce qu’elle est dans l’exercice du pouvoir administratif. Le second aime être flatté, tandis que le premier aime à flatter.
C’est ce que comprennent mal les militaires lorsqu’ils voient faire les politiques. Ils ne comprennent pas l’essence du pouvoir civil. Le leur leur est donné, délégué, commis ; tandis que celui-ci, loin d’être reçu est conquis. Cela fait qu’il ne se trouvera aucune différence entre le chef qui s’empare du pouvoir comme le condottiere machiavelien et celui qui succède à son père, né sur le trône. Louis XVI était roi héréditaire, il n’a pas su le rester. Il n’a pas été attentif à ce que réclamaient les Etats généraux. Il a cru naïvement qu’il tenait son pouvoir d’en haut et qu’il pouvait mépriser les voix venues d’en bas. Or c’était d’elles qu’il tenait son pouvoir, comme le lui rappela Mirabeau : " nous sommes ici par la volonté du peuple, et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ". A trop irriter la patience des Etats généraux et des assemblées qui leur succédèrent, à refuser de faire droit à leurs revendications les plus profondes, ce roi perdit son trône et finalement la tête. Bonaparte par contre n’était pas né sur le trône, mais il y monta parce que tel était le désir du peuple. Le coup d’Etat du 18 brumaire ni dans son initiative ni dans sa réalisation n’est proprement bonapartiste. Depuis des mois Siéyès, Ducos, Fouché, Talleyrand, Cambacérès et quelques autres qui détiennent le pouvoir sont à la recherche d’un général qui accepterait être le sabre qui manque à la République thermidorienne pour satisfaire les intérêts de ses mandants, à savoir la bourgeoisie industrielle et commerçante. L’intelligence de Bonaparte est d’avoir compris depuis les sables de l’Égypte ce qui échappait à d’autres qui hantaient pourtant les antichambres parisiennes, à savoir que l’acteur qui jouerait ce rôle était attendu et qu’il pouvait être celui-là. Le coup d’Etat n’était qu’une formalité, si peu décisive que sa réussite put y être médiocre. Ce qui importait était la mise en place d’un pouvoir politique qui pût fait régner l’ordre à l’intérieur et rétablir par des victoires décisives les conditions extérieures de la prospérité. Après quelques années il apparut que ce programme politique n’était qu’imparfaitement réalisé, car si Fouché à l’Intérieur et Talleyrand aux Affaires étrangères remplissaient correctement leur rôle, l’Empereur lui-même en perpétuant l’état de guerre allait contre sa mission. Le poids des guerres, même victorieuses, s’alourdissant d’année en année et lui-même ne sachant y mettre un terme, ses défaites furent un soulagement, parce qu’elles ouvrirent la voie à son remplacement. La Restauration de 1814 n’a pas d’autre raison. Si le pouvoir militaire ne sait pas effectuer de lui-même sa mutation en pouvoir civil, il tombe inévitablement tôt ou tard. Bonaparte n’acceptait pas de discuter avec les puissances de la société civile, parce qu’il était trop militaire pour réussir cette mutation. Le résultat est qu’elles l’ont lâché : tant pis pour lui. Les hommes d’Etat, conclura-t-on avec Alain " sont toujours élus en ce sens qu’on ne cesse de les juger, et qu’ils ne peuvent refuser d’être jugés ".
Il faut comprendre toute la différence qui oppose une carrière politique à une carrière militaire ou technocratique en général. Celle-ci repose tout entière sur un avancement qui est accordé par la hiérarchie. On ne passe les grades les uns après les autres que lorsqu’on en est jugé digne par les chefs immédiatement supérieurs. Si l’on n’avance que par l’ancienneté, un grade supérieur ne signifie pas un pouvoir supérieur mais seulement un traitement supérieur. Un militaire est nommé capitaine, puis colonel, puis général. Il voudrait encore être nommé chef d’Etat : " mais par qui nommé ? " Le chef d’Etat n’est pas nommé mais élu. Et le débutant n’a aucune chance d’être élu chef d’Etat. Le politique doit lui aussi monter les grades un à un. Il doit lui aussi commencer petit. Mais il n’a pas de supérieurs qui puissent l’en juger digne. Ce sont les électeurs de sa ville, puis ceux du canton, puis un jour ceux de la circonscription législative auprès desquels il s’établit. Il ne lui faut pas de diplômes, mais une connaissance des hommes, de leurs passions et de leurs intérêts, avec la manière d’en jouer et de les utiliser. Serrer les mains, remettre des décorations, participer au goûter des petits vieux, tel est son pain quotidien. On s’étonnait que les discours d’un homme politique très puissant fussent si creux. Mais c’est le contraire qui serait étonnant, car il faut contenter les uns sans déplaire aux autres, il faut être poli avec les syndicats ouvriers comme avec les représentants des patrons, avec les agriculteurs comme avec les commerçants, avec les sportifs comme avec les anciens combattants, etc. Quelle autre solution que de cultiver l’art de ne rien dire ? Mais alors, quelle carrière ! Conseiller municipal, maire, conseiller général, sénateur, président de la Commission des lois et enfin pour couronner le tout membre du Conseil constitutionnel. Quel nageur aussi : mis à part un petit cafouillage en début carrière qui le rendit inéligible à la Libération, car l’expérience ne s’improvise pas, il fut élu et en fonction par tous les temps, je veux dire sous tous les gouvernements. Certes, contrairement aux chefs militaires il a dû se donner la patience d’écouter toute plainte comme tout raisonnement, il a dû s’appliquer à ne faire paraître jamais, et mieux encore n’avoir jamais de bon plaisir. Le ressort constant de sa carrière fut de toujours sur toute question s’en rapporter au jugement de ceux qu’elle concernait et de se mettre en harmonie avec leurs pensées. Le vrai politique n’a pas de pensée propre, il a celle de ses électeurs. Le pouvoir politique est démagogue par essence. C’est d’ailleurs bien là ce qui fonde la nécessité de le surveiller, de l’interpeller. Pour se maintenir il adopte aujourd’hui avec enthousiasme les opinions qu’il combattait hier. On reprochait à tel illustre dignitaire des IVe et Ve Républiques d’être une girouette. A cela il répondait finement : " ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent ! " Eh oui, si la fonction du politique n’est que d’aller dans le sens du courant populaire, alors il est inutile qu’il ait une seule conviction, une seule idée. Il lui suffira de celles de ses électeurs et il les changera avec eux.
Mais le peuple n’a-t-il pas besoin que s’exerce aussi une autre fonction, comme celle que remplit le journaliste de la Dépêche de Rouen, lorsque seul contre presque tous, à contre-courant, il prononce un réquisitoire contre la guerre qui s’approche ? C’est d’ailleurs ce que voulait dire Platon, qui ne reprochait à la démocratie qu’une seule chose, de n’être qu’une démagogie. Afin de la sortir de cette ornière, il faut des Socrate et des Alain, c’est à dire qu’il faut des gens qui n’ont aucune ambition d’être élus et qui pourtant s’adressent au peuple animés seulement de la passion de la vérité. La vie politique a besoin des philosophes. Assurément pas pour administrer, car ils ne sont pas techniciens, ni pour gouverner, car ils ne sont pas démagogues ; pourquoi alors ?
Propos du 4 juillet 1912 (Propos sur les pouvoirs, p. 87).
Quelle que soit la forme de l’Etat politique, qu’elle reconnaisse ou non l’appartenance de la souveraineté au peuple, l’exercice du gouvernement est toujours entre les mains d’un petit nombre d’hommes, qui par cet exercice même se distingue du peuple et s’oppose à lui. Alors même qu’il prétend le représenter, être le porte-parole de ses intérêts, il veut en réalité autre chose que lui. Il existe une divergence entre la pensée du peuple et la pensée de la caste dirigeante, entre la volonté de l’un et la volonté de l’autre. Non seulement celui-ci peut ne pas vouloir faire que ce que demande celui-là, mais il peut faire tout le contraire. C’est pourquoi à la notion du peuple Alain oppose celle de ses maîtres. Que le peuple obéisse et que les maîtres commandent, quoi de plus naturel ? Que l’on soit en démocratie, en aristocratie, ou en monarchie les maîtres se considèrent eux-mêmes supérieurs au peuple, sinon par l’essence, du moins par le savoir. Le mépris par lequel les gouvernants traitent les idées exprimées par le peuple n’est jamais bien loin de la haine avec laquelle périodiquement ils procèdent à des pendaisons ou des fusillades en masse. Et pourtant au bout de cette morgue et de ces crimes il faut bien la plupart du temps que le gouvernement se soumette, non pas au peuple mais aux réalités que le peuple a comprises avant lui. " Le peuple vaut mieux que ses maîtres ". Cela ne signifie pas qu’il serait d’une autre essence, supérieure, mais que son jugement est meilleur. Il y a de fortes raisons qui expliquent que le peuple juge mieux que la caste dirigeante et ce Propos les expose brièvement dans ses dernières lignes.
Grand lecteur de Balzac, Alain fait d’abord référence à l’un de ses romans : le Médecin de campagne. Il n’y trouve sans doute rien qu’on ne sache par ailleurs avec certitude, mais le témoignage du romancier est en lui-même intéressant. Ses sympathies politiques vont à la société d’ancien régime : il ne révère rien tant que les duchesses et les marquises, il ne déteste rien tant que les usuriers et les banquiers. La société capitaliste bourgeoise qui se met en place en France au début du XIXe siècle lui paraît avant tout destructrice des valeurs aristocratiques. En quoi il n’a pas tort ; mais c’est aussi être insensible à l’émergence des " masses ouvrières ". Le règne de Bonaparte ayant exprimé le premier et très puissant soutien de l’Etat aux entreprises industrielles et bancaires, ayant tenu à la distance de l’exil, de la prison ou du mépris la noblesse d’ancien régime, il pourrait n’être pour Balzac qu’une chose horrible. Mais il a aussi pour le grand homme une vive admiration. D’ailleurs il ne le dépeint pas directement, puisque son objet de prédilection est la société de la Restauration. C’est de l’intérieur de cette dernière qu’indirectement le Médecin de campagne entend le peuple parler de l’épopée de la Grande Armée.
Dans un chapitre intitulé " le Napoléon du peuple " on voit alors le romancier transcender ses opinions personnelles, ce qui n’est nullement exceptionnel mais significatif de son statut même d’artiste, pour manifester avec vigueur d’une part l’attachement du peuple à un régime politique que lui-même déteste, et d’autre part l’existence, dans ce peuple auquel il n’est prêt à reconnaître aucun rôle politique, des valeurs qui sont perdues dans le même temps par la classe dirigeante. Ce qu’il y a de touchant dans l’aventure napoléonienne ce ne sont pas ses succès militaires, sa période de triomphe, mais bien au contraire son effondrement. Non seulement un homme vainqueur, quand bien même il peut être admiré, échoue à toucher fortement les cœurs, tandis que sa décadence les atteint très sûrement, comme le prouve avec évidence l’existence d’une presse spécialisée dans les malheurs des Grands ; mais surtout et c’est ici ce qui importe, une telle période est propre à révéler avec évidence la profondeur des liens qui l’unissent aux diverses catégories sociales. L’Empereur dans sa chute est abandonné par les bourgeois. Pour bien comprendre la chose il faudrait presque dire qu’à défaut d’être provoquée par eux sa chute est au moins accueillie par eux avec soulagement. Les affaires sont les affaires, et les continuelles guerres de l’Empire, le blocus maritime imposé par les flottes anglaises, l’impossibilité de commercer avec les si juteuses colonies sont depuis des années devenus très nuisibles aux affaires. On ne peut quitter le port de Marseille sans rencontrer une flotte anglaise. Bordeaux, Nantes ou La Rochelle, si lourdement compromis dans le commerce triangulaire, sont maintenant condamnés au déclin. Si l’instauration du régime avait effectivement répondu aux vœux de la bourgeoisie, son maintien dans ces conditions lui est devenu détestable. C’est pourquoi elle le trahit sans vergogne et accueille avec faveur l’invasion du territoire français par les armées étrangères. Comme le montre dans le roman la veillée paysanne où le docteur Benassis a entraîné le commandant Genestas, il n’en va pas de même du peuple. Bien qu’il ait eu à souffrir de l’autocratie napoléonienne, de son despotisme et de l’ubiquité de sa police, la présence de l’ennemi sur le sol national lui reste encore plus haïssable. C’est la raison pour laquelle le dévouement des soldats est sans calcul et leur fidélité inébranlable. Le dévouement et la fidélité ne sont assurément pas des valeurs bourgeoises, et leur persistance dans le peuple, alors même qu’il se tourne vers l’usurpateur au lieu de l’héritier légitime du trône, ne pouvait que toucher Balzac.
Ce ne sont toutefois pas que des valeurs aristocratiques : ce sont aussi les vertus sans lesquelles il n’y a pas de justice. On peut par conséquent trouver dans le peuple le gardien du droit. La formule évoque quelque fonction sacerdotale : c’est le temple qui a ses gardiens. Or ceux-ci sont communément déchargés de toutes les tâches matérielles et de tous les soucis. Il y a donc quelque paradoxe non seulement à voir dans le peuple le meilleur défenseur du droit, mais à faire de lui un gardien. Car loin de se trouver dans les conditions idéales d’un clergé nourri, choyé et respecté, il est au contraire pauvre de toute la richesse prélevée sur son travail par l’exploitation des riches, il est soumis à des tâches pénibles, dangereuses ou insalubres, avec des conditions de salaires et d’emploi qui lui rendent impossible tout projet, même prochain. Je renvoie qui trouverait ce tableau excessivement noirci aux études sociologiques sur la société française il y a deux cents ans et même seulement cent ans et j’y ajoute que la situation ouvrière aujourd’hui, relativement à des richesses sociales énormément accrues depuis, par rien d’autre d’ailleurs que le travail ouvrier, est tout aussi mauvaise. Cela pose une question : humilié, offensé, exploité, comment trouve-t-il encore le goût de se faire le gardien du droit ? Cela la pose avec d’autant plus de vigueur que les riches, les nantis, les privilégiés lui tournent lestement le dos. Elle trouvera sa réponse plus bas. Mais auparavant Alain va se rapporter à un épisode historique encore tout frais à la date où il écrit. Il ne lui est pas nécessaire en effet de se retourner vers un passé lointain pour saisir dans leur opposition la plus brutale la trahison de la bourgeoisie et la justice du peuple.
On mesure mal aujourd’hui quel ébranlement social a été l’affaire Dreyfus il y a cent ans. " Ce fut une belle expérience ". Ce qu’il y eut de beau là-dedans ce ne fut certes pas la condamnation au bagne d’un capitaine innocent. Au contraire de ce point de vue-là les bornes de l’abjection ont été dépassées. Et c’est ce que je voudrais maintenant exposer, en transformant cependant cette explication philosophique aussi peu que possible en cours d’histoire. J’emprunte à l’Histoire de la France contemporaine de Jean Elleinstein, (tome 4, pages 131-137), mon résumé des faits.
Le 15 octobre 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, du quatorzième régiment d’artillerie, détaché à l’état-major général au ministère de la Guerre, stagiaire au premier bureau de la direction de l’artillerie, est arrêté sous l’inculpation d’espionnage au service de l’Allemagne. Son procès commence le 19 décembre devant le premier Conseil de guerre de Paris. Le 22 décembre il est condamné à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire. Quelques semaines plus tard il est embarqué pour l’île du Diable en Guyane. Tout le monde le croit coupable et il n’y a pas à ce moment-là d’affaire Dreyfus.
Une polémique s’amorce néanmoins dans les journaux et le 16 septembre 1896 un article intitulé : " le traître ", manifestement inspiré par l’Etat-major, fournit stupidement aux défenseurs de Dreyfus un renseignement précieux : la délibération du Conseil de guerre l’a condamné sur la base d’une lettre, dont ni lui ni son avocat n’avaient eu connaissance ! Cela prouve la manipulation de la justice, mais pas encore l’innocence du capitaine. Ses proches cependant, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de l’innocenter que de trouver le vrai coupable, mènent l’enquête. En même temps le colonel Picquart, nouveau chef des services de renseignement français, découvre que l’écriture du bordereau accompagnant les pièces transmises à l’Allemagne est celle d’un autre officier, nommé Esterhazy. C’est évidemment la preuve de l’innocence de Dreyfus. Mais Picquart est envoyé exercer ses talents en Tunisie. J’avoue ne pas savoir si ce fut Bizerte ou Tataouine, ce ne sont pas exactement les mêmes cieux, quoique de Paris leur distance est indifférente.
Il n’aura toutefois pas découvert pour rien le pot aux roses puisque le 15 novembre 1897 les proches de l’accusé en informent la presse. Dès lors commence l’affaire Dreyfus en tant qu’affaire politique. Pour les nationalistes, antisémites, de même que pour la plupart des catholiques la culpabilité de Dreyfus ne fait pas de doute, puisqu’il est juif ! Le président de la République et le gouvernement considèrent quant à eux qu’il n’y a pas lieu de revenir sur la chose jugée. Les corps constitués, l’Armée en premier lieu, partent de l’idée que la raison d’Etat doit l’emporter sur tout autre considération : Dreyfus a été jugé et condamné, donc il est coupable ! Le reconnaître innocent, ce serait admettre que l’Etat et l’Armée puissent se tromper, ce serait donc affaiblir la France. C’est bien pourquoi le Conseil de guerre, qu’on n’a pu manquer de réunir parce qu’il fallait bien juger Esterhazy, l’innocente le 11 janvier 1898 !
Le 13 janvier dans le journal radical l’Aurore, le célèbre romancier Émile Zola publie sous le titre : " J’accuse " une lettre adressée au président de la République. Ses accusations sont précises. Il met en cause le lieutenant-colonel du Paty du Clam qui a mené l’enquête et arrêté Dreyfus, les généraux de Boisdeffre et Gonse, le général Mercier ministre la guerre au moment du procès, qui l’ont couvert, et le général Billot nouveau ministre de la Guerre, qui ne peut manquer de savoir ce qu’il y a dans le dossier. Celui-ci répond en assignant Zola devant la cour d’Assises de Paris. L’écrivain est condamné à un an de prison. La chambre des députés manifeste sa confiance au gouvernement. En outre Picquart est cassé " pour faute grave contre la discipline ". Les amis et défenseurs de Dreyfus sont mis à la retraite ou révoqués de leurs fonctions. L’ordre règne.
C’est dans ce contexte qu’interviennent en mai 1898 les élections législatives qu’évoque Alain. Contrairement à ce qu’ils croyaient et affichaient cyniquement, " regardez vos circonscriptions " disaient-ils, un certain nombre de députés sont sanctionnées par leurs électeurs pour n’avoir pas pris le parti de la justice. La nouvelle chambre est moins antidreyfusarde que la précédente. Le gouvernement cependant le reste tout autant et son ministre de la Guerre tente de démontrer devant les députés la culpabilité de Dreyfus. Picquart le réfute publiquement, ce qui lui vaut d’être mis en prison. Il fait la démonstration que la lettre sur laquelle le Conseil de guerre, en dehors de la présence de la défense, a été convaincu de la culpabilité du capitaine est un faux. Le ministre de la Guerre doit convoquer le lieutenant-colonel Henry, qui avoue être son auteur. Arrêté, emprisonné, celui-ci se suicide le 31 août. Esterhazy, mis à la réforme, s’exile.
La révision du procès ne peut plus être évitée. Le 3 juin 1899 la Cour de cassation déclare casser le jugement de 1894, elle renvoie Alfred Dreyfus devant le Conseil de guerre de Rennes et amène le gouvernement à accuser le général Mercier de forfaiture. Le capitaine revient alors de l’île du Diable. Le 7 août 1899 s’ouvre son procès en révision. Mais l’Armée n’a pas fini de se déshonorer : son verdict deux jours plus tard déclare à nouveau Dreyfus coupable, en dépit de la totale absence de preuve. Il lui accorde cependant des circonstances atténuantes ! et le condamne à dix ans de détention. C’est manifestement un très cynique compromis politique, dicté par le gouvernement tout aussi déshonoré que l’Armée, fait pour sauver la " raison d’Etat ", pour donner aux antidreyfusards quelque consolation, tout en ouvrant au président de la République la possibilité d’accorder sa grâce dix jours plus tard. Le gouvernement porte avec le Conseil de guerre la responsabilité de ce verdict inouï. Il faudra attendre le 12 juillet 1906 pour que la Cour de cassation annule, sans ordonner cependant un nouveau procès, la condamnation de Dreyfus et ordonne sa réintégration dans l’Armée avec son grade et sa fonction.
Ce qu’il y eut de " beau " dans cette expérience, c’est que la caste dirigeante dans ses diverses couches, les députés, le gouvernement, l’Armée, l’Eglise et les autres corps constitués, s’est opposée et a résisté aussi longtemps qu’elle l’a pu à la manifestation de la vérité et de la justice, et qu’il a fallu que s’exprime dans les élections de 1898 l’indignation du peuple pour que commence à s’opérer un début de retournement dans l’attitude des maîtres. " Le pouvoir ne pensait qu’à se déshonorer en fermant les oubliettes " sur le capitaine Dreyfus. Le rôle de Zola, puis de quelques autres intellectuels comme Lucien Herr, le très remarquable bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, bien connu d’Alain, a sans doute été tout à fait décisif. Mais en quoi consiste-t-il, sinon en appeler au jugement du peuple ? Sans aucunement minimiser le courage de Picquart, de Zola et de la poignée de ceux qui ont encouru des condamnations diverses, il faut bien dire que leurs efforts seraient en eux-mêmes restés vains, si leur dénonciation n’avait rencontré dans la conscience du peuple un écho retentissant fondé sur l’exigence de la justice. Le droit et avec lui l’honneur furent en fin de compte sauvés mais sûrement pas par les généraux, ni par les ministres, ni par les députés, ni non plus par l’Eglise trop antisémite pour préférer la justice à l’injustice. Ce qu’il y eut de " beau " dans cette expérience, c’est qu’elle fit voir de façon éclatante qu’il n’y eut que le sursaut du peuple, non pas seulement sans ses maîtres, mais contre eux pour imposer la justice.
C’est ce qui donne sens à la vieille formule : " le peuple juge de toute sainteté ". Assurément ce sont les autorités de l’Eglise qui décident de canoniser tel personnage ou de ne pas le faire ; mais elles ne sont sollicitées de le faire que parce que le personnage est parmi le peuple " en odeur de sainteté ". A contrario elles auront beau canoniser celui-ci ou celui-là, ils ne feront pourtant l’objet d’aucun culte si le peuple n’en décide pas. La sainteté est ici évidemment l’image de l’estime et inversement du mépris que voue le peuple aux personnages historiques et plus largement aux hommes politiques. En cette occurrence il a rendu son jugement : les ministres qui se sont obstinés à empêcher la lumière sont tombés dans un oubli aussi profond que juste ; à l’inverse le romancier Émile Zola jouit toujours d’une popularité que son œuvre littéraire ne suffit sans doute pas à expliquer. La place de l’affaire Dreyfus dans la réflexion politique d’Alain est bien plus que circonstancielle. Ce propos l’évoque en passant quelques années après. Mais l’événement fut déterminant, car c’est de lui que naquit une puissante méfiance à l’égard de toutes les autorités, un mépris des pouvoirs qui ne se rencontrent pas seulement dans la philosophie d’Alain, mais qu’on trouve aussi à l’origine de ce mouvement de défense des citoyens contre tous les abus de l’autorité qu’est la Ligue des droits de l’homme, née dans ces circonstances, et chez tous les participants des Universités populaires, également issues de la matrice de l’affaire Dreyfus.
Il faut maintenant expliquer la rectitude du jugement populaire. Ses maîtres étant faits du même bois que le peuple, il est clair que ce n’est pas dans sa nature mais dans ses conditions de vie et de travail qu’il faut rechercher la cause de ses vertus. Ces causes sont ordonnées et conduisent l’une à l’autre, chacune vers la suivante, en sorte que la dernière constitue l’explication la plus approfondie de la supériorité du peuple sur ses maîtres. Le premier niveau d’analyse n’est jamais qu’un constat que tout le monde peut faire. Le peuple, craignant d’être abusé par les belles paroles, se méfie des pouvoirs et de leurs discours, il entretient toujours un soupçon à l’encontre de ceux qui manient le langage mieux que lui. Il appelle universellement avocats ceux qui parlent bien, suffisamment bien pour soutenir successivement les opinions les plus diverses et les plus contradictoires, trop bien pour être honnêtes. J’ajoute que dans le milieu des truands, les moins défendables des hommes du peuple mais qui ont pourtant droit d’être défendus, dont est plus grand qu’ailleurs le besoin d’avocats, ces derniers sont appelés des " bavards " : ils ont toujours quelque chose à raconter, ils sont capables de prendre des heures pour le faire, alors même que la cause de leurs clients pourrait être déjà entendue. Au bout de leurs discours cependant celui qui aurait dû écoper de vingt ans s’en tire avec deux, dont la moitié avec sursis. Il y a là une excellente raison de se défier des discuteurs. L’exercice de l’art politique procédant au moyen du discours, la suspicion qui pèse sur ce dernier touche sans exception ceux qui détiennent les pouvoirs. Ce début d’explication est plus psychologique que politique.
Le second niveau d’analyse est davantage politique. Il ne s’agit plus des discours en général, mais précisément du discours de l’exploitation. Tous les jours à l’usine, à la mine, au bureau le salarié se trouve confronté au refus argumenté de ses patrons. Qu’il leur demande une augmentation, un congé, un dispositif de sécurité, une autre machine moins polluante, moins bruyante, moins ingrate, etc. la réponse est d’abord non. Il peut avoir du mal à nourrir ses enfants, il peut être dans l’incapacité de payer le loyer d’un appartement décent, il peut porter des habits et des chaussures troués, il peut être dans l’impossibilité de payer le dentiste ou l’opticien, cela n’émeut pas ses patrons, qui sont à chaque fois très capables de lui expliquer froidement qu’ils ne peuvent pas faire plus, qu’eux-mêmes ont à payer leurs fournisseurs, qu’ils doivent supporter l’amortissement de leurs machines, que le marché en ce moment est mauvais, que le dollar baisse (il y a toujours des choses qu’on exporte) ou qu’il monte (il y a toujours des choses qu’on importe), que la bourse est dans le marasme, etc. moyennant quoi la réponse est non. S’il insiste on lui dira que le marché du travail est libre et qu’il a toujours la ressource de s’adresser à un autre employeur. Il ne manque pas d’apprendre cependant par ailleurs quels sont les dividendes que le conseil d’administration de son entreprise verse à ses actionnaires, ni de quel pourcentage les bénéfices ont augmenté dans la dernière année. Mais sans doute y a-t-il sur la terre deux espèces d’hommes dont les besoins sont sans commune mesure les uns relativement aux autres ! puisque apparemment les discours qu’on lui tient visent à justifier cette différence.
Et il est vrai qu’il y a deux sortes d’hommes, ou du moins deux sortes de vies, c’est ce que montre le troisième niveau d’analyse. Parmi les hommes les uns vivent de leurs discours tandis que les autres vivent de leur travail. Les premiers ont pour moyen l’intrigue et la chance. Ils jouent du discours en faveur de celui-ci, contre celui-là, en dépit de cet autre, en se fondant sur des faits mal établis, confus, probables ou improbables, invérifiables, mais agitant sûrement les passions. Il s’agit de les susciter à leur bénéfice, mais le résultat n’est jamais certain. Tel qui croit plaider sa cause par son petit discours peut bien sans le savoir plaider celle de son concurrent. Car ces gens sont en concurrence : ils visent une place que d’autres visent également et ils ont pour y parvenir autant, ou aussi peu, de bonnes raisons à avancer les uns que les autres. Or ça n’est évidemment pas pour un poste d’aiguilleur, de mécanicien ou de puisatier qu’on intrigue, qu’on plaide, qu’on ment, qu’on calomnie, qu’on flatte, qu’on flagorne et qu’on se prostitue. Celui qui au contraire vit de son travail ignore toutes ces belles pratiques, ne laisse aucune place à la chance, et porte sur les choses un jugement qui tient à leur nature et non à ce que peuvent en dire ses amis ou ses ennemis.
On touche maintenant au fond de ce qui fait la vertu populaire. Tandis que le discoureur cherche à manipuler les hommes, le prolétaire ne manipule que les choses. Le travail qui s’applique aux choses ne supporte ni plaidoyer, ni mensonge, ni flatterie : les choses ne les entendent pas. Les choses attendent l’outil et derrière celui-ci la main qui le tient, l’engagement de l’ouvrier dans l’action. " C’est au pied du mur qu’on voit le maçon ", dit-on ; et plus généralement les choses mettent l’ouvrier, quel qu’il soit, au pied du mur. Sans la mise en jeu et la mise en péril de son corps il n’obtiendra rien ; sans force ou sans habileté il n’obtiendra qu’un mauvais résultat ; sans savoir il obtiendra le contraire de ce qu’il attend. Le travail ouvrier exige précision et conscience. Ce n’est pas seulement qu’il doit être bien fait pour être rémunéré, c’est qu’il doit être fait scrupuleusement pour que l’action ne se retourne pas contre son auteur. Les choses ont une nature, et la nature des choses ne pardonne aucune erreur.
Le travail ouvrier, par rapport au travail esclave ou serf, présente cette caractéristiques nouvelle d’une nécessaire qualification technique, faute de laquelle l’homme ne serait pas seulement mis en échec mais écrasé par les choses elles-mêmes. Le berger n’a aucune idée de cela : bien sûr s’il mène son troupeau dans cette vallée plutôt que dans cette autre, l’herbe qu’il y trouvera sera peut-être moins haute ou moins grasse, mais il n’en aura pas moins une pâture et si elle n’est pas fameuse il n’en subira la sanction que bien des mois plus tard, pendant lesquels il se passera beaucoup d’autres choses venues du ciel. Le laboureur n’a aucune idée de cela : certes s’il creuse mal son sillon sa récolte sera moindre ou de moins belle qualité, mais il n’en n’aura pas moins une récolte et si elle est mauvaise, il ne subira cette sanction que dans six mois, pendant lesquels il se passera bien d’autres choses venues du ciel.
Le forgeron sans doute commence à avoir idée de cela car selon qu’il porte au rouge ou au blanc son morceau de métal, il le façonnera plus ou moins aisément ; selon qu’il le trempe ou ne le trempe pas il le durcira plus au moins, etc. Toutefois le forgeron accomplit dans son travail toute une série de tâches successives, auxquelles le ciel ne prend aucune part, afin de transformer une matière première donnée en un produit fini déterminé, afin de transformer une certaine quantité de fer par exemple en soc de charrue ou en casque de soldat. Or dans la suite des opérations l’une peut corriger l’autre : s’il n’a pas assez trempé le métal, il peut le tremper une seconde fois. J’exagère vraisemblablement la différence, mais il en va tout autrement de l’aiguilleur. S’il envoie le train sur une voie où se trouve déjà un autre, ou s’il l’envoie dans le butoir, il est déjà trop tard pour remédier à l’erreur et, quand bien même il la voit venir, il ne lui reste plus qu’à s’arracher les cheveux de désespoir, car la catastrophe est dès lors inévitable. Sur sa machine, par exemple une fraiseuse, le mécanicien fait descendre la fraise sur la pièce qui lui est apportée par la chaîne qui n’attend pas ; s’il la manque la pièce est fichue. Ce n’est pas forcément une catastrophe, mais c’est irrécupérable. Enfin dans la galerie de mine le puisatier établit un boisage, étais et linteaux, qui seuls peuvent garantir que les centaines de mètres cubes de terre au-dessus ne vont pas s’écrouler sur le mineur. Lui-même avance dans la galerie, il est le premier usager de son propre travail. S’il est mal fait, il le paye de sa vie. Le rapport avec les choses est tout autre que le caprice, la faveur ou l’inutilité. Si le rapport avec les hommes fait perdre la conscience de ce qui est utile, efficace ou indispensable, les choses au contraire l’imposent. L’ouvrier est sans cesse ramené à la nécessité : les choses ne mentent pas, elles ne trichent pas ; elle lui imposent de ne pas mentir, de ne pas tricher. C’est sur ces conditions de travail proprement prolétariennes que repose le sens de la justice. Car derrière la notion de justice il y a celle de nécessité. La justice est le nom poli de la nécessité. C’est donc parce qu’il est quotidiennement confronté à la nécessité que le peuple se fait son interprète et qu’il vaut mieux que ses maîtres.
Il y a là une idée qui trouve sa source dans Machiavel, qui a expliqué dans ses Discours (Livre Ier, chapitre 58) que le peuple est plus capable que le prince de reconnaître le bien public et de le vouloir. Toutefois le ressort de son explication est psychologique : il s’agit des passions humaines, irrépressibles chez celui qui est sans contrôle et au contraire susceptibles d’être apaisées dans celui qui est retenu par un frein L’idée du florentin est cependant plus subtile, puisqu’il refuse la comparaison entre un peuple sans lois et un prince soumis aux lois. Mais justement le peuple est soumis à la loi tandis que le pouvoir tant administratif que politique peut subir la tentation de se croire absolu. Cet argument n’est donc pas étranger à la pensée politique d’Alain, qui redoute fort l’inclination à la passion de la part des détenteurs d’un pouvoir. Or s’il est tout à fait vrai que l’Etat-major, les ministres et les députés de l’affaire Dreyfus se sont laissé aveugler par leurs passions, ce qui inversement a fait la virtù populaire, la capacité du peuple de résister à ses propres passions d’abord anti-dreyfusardes et de les dépasser, c’est bien autre chose. Il s’agit d’une donnée de nature économique, à savoir la position du prolétaire dans le processus matériel de production. Et sous cet angle la source de l’idée est évidemment dans Marx.
Propos du 13 avril 1923 (Propos sur les pouvoirs, p. 98).
Un discours de la brebis adressé à son fils l’agneau, l’invitant à l’obéissance, soutenu par d’excellentes raisons, est encadré de deux paragraphes d’un cynisme peu commun, qui en déterminent la portée avec une extrême précision. La vie d’un mouton, pour son plus grand bien, est dirigée par le berger. Celui-ci sait ce qui est utile à son troupeau, ce qui lui est profitable ; il le gouverne avec plus de jugement que les moutons ne pourraient le faire eux-mêmes. Il est un Dieu pour eux. A ceci près cependant qu’il les mène pour finir se faire égorger à l’abattoir. Ceci est sans doute une histoire vraie, trop cruelle pour être racontée aux petits-enfants, qui aiment tendrement les agneaux et désirent les serrer sur leur cœur. Mais enfin les petits-enfants un jour deviennent grands et prennent goût à la viande d’agneau, particulièrement délectable les jours de fête. Ils doivent alors ouvrir les yeux sur la destinée de ces aimables mammifères et sur leur passage obligé par l’abattoir, " chose prompte, séparée, et qui ne change point les sentiments " ! Ce Propos n’est pas l’expression d’un militantisme végétarien, qui viserait à faire abandonner au lecteur la consommation de chair animale : c’est une fable à la manière de l’excellent La Fontaine, voire une allégorie à la manière de Platon.
Sans doute un fabuliste met-il en garde son lecteur en plaçant en tête ou en queue de son récit ce que les instituteurs appellent une moralité, qui en délivre un sens propre à éclairer la conduite des lecteurs. Il n’y a rien de semblable ici. Pour cette raison on peut être tenté de rapprocher le Propos du mythe platonicien, tel qu’il se rencontre par exemple au milieu de Phèdre ou à la fin de la République. En effet ces textes célèbres, celui de l’attelage ailé comme celui du retour d’Er du royaume des morts, ont ceci de remarquable que leur traduction est laissée tout entière à la responsabilité et même à l’initiative du lecteur, qui pourrait d’abord ne pas comprendre qu’il y a lieu de les interpréter. Si l’occasion lui est effectivement donnée ici de le faire, il n’en demeure pas moins que l’intention de l’auteur est transparente, et évidente la possibilité comme dans le Loup et l’agneau (Fables, I, 10), de transposer chaque terme du récit dans un autre, dont il est en quelque sorte le symbole. C’est pourquoi cette histoire relève davantage de l’allégorie. Nul amateur de philosophie politique ne peut d’ailleurs ignorer que depuis des millénaires le couple berger et moutons constitue un lourd symbole politique. L’interpellation de Thrasymaque en a clairement déterminé le sens : " tu t’imagines que les bergers ont en vue le bien de leurs moutons, et qu’il les engraissent et qu’ils les soignent dans une autre vue que l’intérêt de leur maître et du leur propre. De même tu t’imagines que ceux qui gouvernent dans les Etats ont à l’égard de leurs subordonnés d’autres sentiments que ceux qu’on peut avoir pour des moutons " (République, 343b). L’interlocuteur de Socrate pourtant, si méprisant qu’il soit, n’ose pas aller jusqu’au bout de sa logique et se contente pudiquement d’évoquer une exploitation limitée à la tonte. Il n’évoque pas la fin bien plus lamentable du gouverné.
Le lecteur douillettement installé dans l’Europe occidentale du début du XXIe siècle, a peut-être perdu de vue la totale abjection des gouvernants, qui envoient leurs peuples respectifs se massacrer réciproquement sur les champs de bataille. Sans doute ceux qui déclarent la guerre le 2 août 1914 ne devinent-ils pas à ce moment-là qu’elle va durer près de cinq ans, que les morts se compteront par millions, que les mutilations seront atroces et les destructions apocalyptiques. Peut-être croient-ils vraiment que la guerre sera achevée avant l’hiver, qu’en trois semaines ils seront à Berlin ou à Paris, selon le cas. Mais si cela est vrai, cela ne peut que faire douter de leur capacité de gouverner, sans affaiblir en rien cependant le jugement qui les condamne, parce qu’il est par principe abominable de faire usage de la violence contre les peuples. Les peuples payent pour des intérêts qui ne sont pas les leurs.
Alain est né en 1868, il avait donc 46 ans en 1914 et n’était pas mobilisable. Dans les mois qui ont précédé le premier conflit mondial il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour en éviter le déclenchement ; il a été un militant de la paix. Il écrivait le 15 juin 1913 au sujet des initiatives des gouvernants français et en particulier de l’allongement à trois ans de la durée du service militaire : " cette politique conduit tout droit à la guerre, non sans d’énormes risques. Quel est le Français raisonnable qui risquerait notre patrimoine à ce jeu de hasard ? Aussi n’est-ce pas ainsi qu’ils pensent. Ils se laissent aller ". Plus d’un an à l’avance il mettait en garde contre la pente facile qui risquait de mener les peuples à la guerre. Le 30 novembre de la même année, dans la perspective de prochaines élections législatives, plus énergiquement il proposait aux partis politiques de gauche une autre voie : " il faut opposer une politique résolument pacifique à une politique résolument guerrière (...) Il faut montrer à l’électeur que le rôle d’un gouvernement selon l’esprit radical, c’est justement d’annuler la puissance des provocateurs et de calmer les passions ". Et inlassablement jusqu’au 31 juillet 1914 il analysait lucidement ce que serait le conflit : " le massacre des meilleurs ; j’y insiste. Considérez tout à nu cet effet de la guerre, et même de la victoire. L’honneur est sauf, mais les plus honorables sont morts. Toute la générosité est bue par la terre (...) La guerre n’est plus une épreuve pour les héros, mais un massacre des héros. On fait la guerre pour être digne de la paix ; mais les plus digne n’y sont plus quand on fait la paix (...) Bref, dans toute guerre, la justice est assurément vaincue ; l’injustice rit en dedans. Je voudrais que les ombres des héros reviennent, et qu’ils admirent cette paix honorable qu’ils auront achetée de leur vie ". Ayant vainement résisté au bellicisme, va-t-il se planquer ? Le 2 août il se présente au recrutement et s’engage. Le 23 août il choisit l’artillerie lourde. D’octobre 1914 à octobre 1917 l’ex-professeur de la khâgne d’Henri IV, devenu le deuxième classe Chartier, sera téléphoniste dans les batteries de 95. Il fera courir les fils dans les tranchées. Il sera le lien entre les postes : " Chartier écoute... " Je n’en dirai pas plus de sa vie et de son expérience dans les tranchées : agneau parmi les agneaux, il bénéficiait d’une première loge sur le spectacle de la dernière heure de l’agneau. Celui qui l’avait vue venir de loin ne pouvait pas s’en désolidariser ; il le pouvait d’autant moins que dès les premières semaines en Argonne, sur la Marne, en Belgique ses élèves, " les meilleurs " incontestablement, étaient fauchés en nombre.
Il faut maintenant comprendre le discours de l’obéissance. A la fois il faut des chefs au peuple et il ne faut pas que le peuple les aime ni les respecte. Les respecter et les aimer, c’est prendre le chemin de l’abattoir. Mais n’avoir pas de chefs, ou leur désobéir, c’est aller contre le bien public. S’il est normal et juste que le peuple vaque à ses affaires, c’est-à-dire qu’il travaille à se procurer la subsistance dont il a besoin, en allant au bureau, à l’usine, etc. où il est effectivement mal placé pour juger du bien public, il est nécessaire aussi par conséquent qu’il délègue à quelques-uns la tâche d’examiner les affaires publiques et d’y décider ce qui est bon pour tous. Il y aurait de l’incohérence à ne pas se soumettre à leur décision. Il faut donc que les hommes se pressent derrière leur chef et que lui marche devant. Dans la mesure où il sait ce qu’eux-mêmes ne savent pas, où il décide pour leur bien, il peut leur apparaître comme un être d’une essence supérieure, c’est-à-dire comme un dieu. Il les garde du loup et aussi, et d’ailleurs plus souvent que du loup, il les garde du mouton noir.
Qui est ce dernier ? sinon celui au discours duquel la brebis oppose son prêche, c’est à dire le fauteur de désordre, l’anarchiste, le séditieux qui exhorte les bons petits agneaux à la désobéissance. Il ressemble à ce personnage de La Fontaine, d’une espèce autre certes mais voisine, dont le bref et vigoureux discours s’achève par ces mots : " notre ennemi, c’est notre maître : je vous le dis en bon françois " (le Vieillard et l’âne, Fables, VI, 8). L’auteur a beau mettre une minuscule à l’initiale de françois, ces vers, les deux derniers de la fable et donc sa moralité, sonnent aussi bien comme l’avertissement donné à ses concitoyens par celui qui n’a jamais été très bien en cour. Il parle clair sans doute, mais il parle aussi en politique s’adressant au peuple dont il est membre, afin de le mettre en garde contre celui qui le gouverne. Il est le mauvais esprit, certains voudraient dire le Malin, qui travaille à miner et à ruiner dans la conscience des autres les principes du civisme. Il est le révolutionnaire qui fait entrave à la collaboration des classes, le peuple avec ses dirigeants tous unis vers un but prétendu commun, qui n’est en fait que l’intérêt de la classe dirigeante. Il souffle sur les braises, il veut ranimer la lutte des classes, il explique que l’ennemi du mouton, loin d’être le loup est le berger lui-même. Il n’a certes pas tort ; mais il serait pourtant catastrophique de céder à ses sollicitations.
Le prêche de la brebis est fort bien composé. Elle rappelle premièrement à son fils ce qu’il doit au berger relativement à sa subsistance. La première fonction de l’Etat et du gouvernement est de veiller à ce que toute la population trouve la nourriture dont elle a besoin. Sans une organisation collective chacun serait réduit à se procurer par ses seules forces et d’abord à trouver par sa seule intelligence les éléments qui peuvent lui convenir en quantité et en qualité. De manière sous-jacente est évoqué ici l’état de nature, dans lequel assurément chacun est libre, mais libre avant tout de crever de faim. Il est voué à crever de faim d’abord parce que les hasards défavorables, qui ne manqueront pas, lui seront fatals ; mais aussi parce que ce que le hasard n’aura pas fait, la nécessité des heurts hostiles avec les autres le fera. On peut bien être le plus fort quelquefois, mais non pas toujours, comme l’a dit tranquillement Rousseau dans son Contrat social (Livre Ier, chapitre 3). Dans le domaine de l’alimentation, on voit très bien ce que le berger apporte aux moutons. Mais c’est vrai également dans celui de l’abri : il faut se garder tant de l’ardeur des rayons du soleil que de la froidure et de l’humidité de la pluie ; dans ce domaine également à défaut d’une organisation collective règne une concurrence, qui sera forcément fatale au plus faible. Etre suffisamment pourvu du logement et du vêtement grâce auxquels sont minimisés les effets des intempéries est aussi une raison d’être de l’Etat.
La mère enseigne ensuite à son fils ce qu’il doit au berger relativement à sa sécurité. Elle use d’une métaphore traditionnelle parmi les Grecs depuis l’Antiquité la plus reculée. On la trouve chez Homère qui désigne souvent Agamemnon comme " le pasteur des peuples ". Elle est en outre largement répandue dans le bassin méditerranéen, puisqu’on la retrouve dans la bouche de Jésus, qui est " le bon pasteur ", celui qui veille si attentivement sur son troupeau qu’il prend un soin particulier de la moindre de ses brebis (Luc, XV, 4-7). Dans les termes de cette image l’homme qui exerce une fonction de commandement politique, militaire ou religieux est le berger de son peuple. Or le pasteur est celui qui veille sur chaque animal de son troupeau et pas seulement sur le troupeau pris globalement, celui qui plante là quatre-vingt-dix-neuf brebis qui sont dans le droit chemin, pour ramener la centième qui s’est égarée. Sa déontologie ne l’autorise pas à perdre un seul élément du troupeau ; il est et se sent comptable de chaque tête. Ce n’est que sous condition que son rôle soit bien ainsi entendu que la métaphore est rassurante et que le peuple peut avoir confiance en ses dirigeants. Si le peuple devait croire au contraire que l’éthique professionnelle de ses chefs leur autorise un certain pourcentage de pertes, il ne leur accorderait plus sa confiance. De même que le berger va patiemment chercher la brebis égarée, qu’il soigne attentivement celle qui est malade, le gouvernement multiplie les efforts pour retrouver l’homme perdu en mer ou en montagne, pour fournir en soins et en médicaments celui qui est exposé aux attaques d’un mal quelconque. Dans ce domaine encore les hommes n’ont qu’à se féliciter de n’avoir pas que leurs seules forces pour faire face à leurs difficultés.
Mais les problèmes ne viennent pas que de la nature des choses, ils tiennent aussi à la rivalité des différents groupes humains. Car si l’état civil met fin à la concurrence des hommes entre eux à l’intérieur du groupe, il ne remédie évidemment pas à la concurrence entre ces derniers. C’est pourquoi la brebis évoque troisièmement la guerre contre les loups. Un Etat en agresse un autre, il cherche à s’emparer de tout ou partie de son territoire, de ses richesses naturelles comme les troupeaux, les mines ou les plantations, voire d’une fraction de sa population pour la faire travailler à son service. Invasion, annexion et esclavage, confiscation, destruction et massacre, tels sont les actes qu’il faut redouter des loups. Plaute (254-184) le premier, semble-t-il, avait averti : " homo homini lupus " et au XVIIe siècle Hobbes avait repris la formule à son compte. Les peuples ont tout à redouter de la convoitise de leurs voisins. L’un des rôles évidents de l’Etat est de faire face aux actes hostiles par lesquels ceux qui sont au-delà de la frontière viendraient agresser ceux qui sont en deçà. Le chef doit non seulement répondre à ces événements, y apporter la solution convenable, mais il doit aussi les prévoir et autant que possible les prévenir. Il doit donc mener contre l’étranger une politique active, usant de moyens diplomatiques et de moyens militaires pour contenir et repousser l’invasion, pour punir ses auteurs, leur ôter l’envie de recommencer et mieux encore pour l’empêcher. Les cinq têtes de loups clouées aux portes de l’étable constituent à la fois une démonstration de l’efficacité de la défense et un moyen psychologique de terroriser les attaquants potentiels. Sans Etat et sans gouvernants les moutons seraient réduits à être dévorés par les loups et les peuples les plus faibles réduits à être asservis ou exterminés par les plus forts.
De ce premier ensemble d’arguments la brebis tire une conclusion politique. " Nous sommes ses membres et sa chair. Il est notre force et notre bien ". Car la conséquence qu’il convient de tirer des réflexions précédentes n’est rien de moins que la supériorité du gouvernant sur le gouverné : le chef sait ce que le troupeau ne sait pas et le chef peut ce que le troupeau ne peut pas. Il est la providence de son peuple, un dieu pour lui. Or le rapport entre l’un et l’autre peut aisément être imagé, illustré par le modèle du corps humain, dans lequel la tête est la providence du corps. Ce n’est pas le corps qui sait ce qui est bon pour lui ; ce n’est pas le corps qui calcule les moyen de sa sauvegarde ; ce n’est pas le corps qui coordonne les mouvements de son action. Si l’association des hommes les uns aux autres dans un état civil constitue un ensemble nouveau, on trouve dans celui-ci non seulement des organes mutuellement dépendants, mais plus précisément des organes soumis à un autre, auquel seul reviennent la pensée pour le bien de tous et la volonté pour le bien de tous. Il y a dans le corps politique des membres et une chair, qui ne sont pas faits pour penser ni pour vouloir, mais seulement pour exécuter ce que pense et veut la tête. Sur le plan politique il n’y a pas d’égalité entre les gouvernants et les gouvernés ; ils sont deux sortes d’hommes aussi différentes l’une de l’autre que les bergers et les moutons. Tel est bien le discours spontané des chefs, qui reçoit ici un écho dans les bêlements de la brebis.
Mais son sermon ne s’arrête pas sur ce terrain politique, il se poursuit sur un autre, celui de l’éthique. Car elle connaît bien les tentations auxquelles est inévitablement soumis un agneau. Quand bien même il n’ignore pas qu’il doit obéir aux maîtres, un homme quelconque, et pas seulement un enfant, risque toujours de céder au désir de s’emparer d’un bien attrayant que le partage ne lui a pas attribué, qu’il n’a d’ailleurs peut-être attribué à personne et qui peut simplement se trouver en dehors de ce qui est politiquement déterminé comme légitime. Il peut sembler bien innocent à un homme mûr, je ne dis pas blet, de céder au désir de séduire une jeune fille de 17 ans, " une touffe fleurie ", et de se livrer avec elle au " plaisir d’une gambade ". Mais, " mon fils agneau ", tu ne dois pas transgresser l’interdit. " Un savant mouton ", quelque peu théologien éventuellement, a enseigné que le désir était diabolique et qu’il fallait y résister. La dignité de l’homme, celle qui le situe au-dessus de l’animal, exige qu’il ne se laisse pas gouverner par ses membres, fût-ce le membre sexuel, et qu’en lui ce soit la tête qui commande. L’oratrice a peut-être une lointaine connaissance de ce passage de la République, où est expliqué qu’un homme est formé d’une seule peau, vaste enveloppe dans laquelle sont contraints de cohabiter un homme proprement dit avec un lion mais aussi un monstre polycéphale (588b-590a). Il n’y a d’homme véritable qu’à la condition que dans la peau un ordre s’établisse par lequel l’homme commande au polycéphale, ce qui ne se peut qu’avec le concours du lion. Sans entrer dans les détails on peut dire qu’il n’y a pas d’homme éthiquement libre, s’il se laisse dicter sa loi par ce qui n’est bon que pour un de ses organes. Le gourmand, qui prend pour loi celle que lui dicte son estomac, le libidineux, qui prend pour loi celle que lui dicte son sexe, etc. ne sont pas libres mais esclaves de leurs désirs. La liberté ne consiste pas à faire ce qui peut combler tel ou tel organe, mais ce qui est bon pour le corps tout entier, que seule la tête est capable de déterminer.
Ce petit couplet éthique n’était destiné qu’à mieux faire entendre le refrain politique. Pas plus que dans l’être individuel il n’est bon que les organes aillent chacun leur chemin, dans l’être collectif il n’est bon que les hommes désobéissent au chef. La comparaison classique depuis des siècles, et même depuis des millénaires, si l’on songe que son origine est dans la République de Platon, qui fait du corps humain le modèle d’un prétendu corps social, la conduit à cette exhortation : " sois donc au troupeau comme ta jambe est à toi ". C’est ce discours bien connu de tous, mille fois entendu, qui est qualifié de : " génie propre au vrai mouton " !
Cela donne à penser. L’idée d’une Cité qui montrerait en grand ce qui n’est décelable qu’en petit dans le corps humain, l’idée d’un " corps social " (Rousseau), l’idée d’un " grand Etre " (Comte), prémisse et postulat de la réflexion politique de nombreux philosophes, de la totalité des sociologues de Durkheim à nos jours, peut bien être spéculativement féconde, mais incontestablement elle est éthiquement et politiquement dangereuse dans l’exacte mesure où elle est moutonnière. La philosophie politique d’Alain a ceci d’original qu’elle en appelle à la souveraine pensée de chacun ; elle refuse obstinément de remettre la pensée au chef. Il faut bien que le chef commande, mais cela n’implique nullement que le gouverné se démette de son jugement. Il faut bien que le gouverné obéisse, mais cela n’implique nullement qu’il voue à son chef quel sentiment que ce soit qui approcherait de l’amour, de la vénération, et encore moins de l’adoration qui lui feraient perdre la liberté de la pensée et de la parole. Telle est la politique du mouton noir. Il est juste de dire d’ailleurs que dans cette voie la philosophie d’Alain n’est pas sans précédents. Rousseau, même s’il parle d’un corps social, distingue précieusement le gouvernement de l’Etat, n’accordant au premier que la fonction d’exécuter les décisions du souverain, et ne reconnaît d’autre souverain que le peuple lui-même (Contrat social, Livres II et III). On ne saurait donc s’appuyer sur cet auteur pour accorder une ombre de légitimité au sermon de la brebis. Mais plus sûrement encore qu’elle est dans la lignée de Rousseau, la politique d’Alain se situe dans celle de Spinoza. Car nul plus clairement que celui-ci, ni plus vigoureusement, n’a exprimé l’impossibilité pour le citoyen de renoncer à la liberté de sa parole, car elle n’est pas seulement tolérable par l’Etat, mais elle est indispensable à sa propre liberté (Traité théologico-politique, chapitre XVI). Les détenteurs du pouvoir ne sont que des hommes, nullement des dieux, et en tant que tels ils sont sujets aux passions. Le citoyen doit donc premièrement se défier d’eux, et deuxièmement les rappeler à l’ordre. Il doit obéir, assurément, mais non se taire.
Propos du 12 juillet 1910 (Propos sur les pouvoirs, p. 213).
Qu’est-ce que la démocratie ? Si l’on s’en tient à l’étymologie, si l’on fait de la démocratie l’exercice du pouvoir par le peuple, on ne dit pas encore par là quel est le pouvoir exercé. S’agit-il de faire la loi ? Mais le peuple ne peut savoir tout ce qu’il est nécessaire de connaître pour faire correctement la loi. S’agit-il d’exécuter la loi ? On ne saurait trouver meilleur moyen d’instaurer l’anarchie. S’agit-il de désigner les représentants ? Pourtant si ce pouvoir ne consiste qu’à déposer un bulletin dans l’urne quand on y est appelé, cela ne garantit évidemment pas que l’exercice du pouvoir législatif et exécutif se fera pour le peuple. S’agit-il d’instaurer entre tous la plus parfaite égalité des droits en même temps que celle des charges ? Mais cela ne suffit pas à écarter l’hypothèse des charges maximales jointes aux droits minimaux. A mesure qu’il discute les différentes définitions imaginables de la démocratie Alain s’éloigne des courants politiques qui animaient et continuent d’animer la société française, et se rapproche de manière imprévue de deux philosophes qui se sont principalement exprimés sur le terrain politique, à savoir Rousseau d’un certain point de vue et surtout Machiavel. Car l’idée du contrôle et plus précisément de l’interpellation sur laquelle il s’arrête illustre fort bien la thèse d’une souveraineté populaire complètement séparée des pouvoirs et exerçant sur eux une constante pression, telle qu’on la trouve chez le genevois, et encore mieux celle d’un tribunat, troisième et indispensable organe de pouvoir après les Consuls et le Sénat dans la République telle que la conçoit le florentin.
On répète partout en France, aux États-Unis et dans quantité d’autres pays que nous vivons en démocratie, que notre pays est une démocratie, tandis que quelques autres se voient refuser ce même label. " Dans nos démocraties occidentales... " ressasse-t-on avec une satisfaction incantatoire, existe et fonctionne telle ou telle institution, par exemple un parlement élu au suffrage universel, ou une presse dont la liberté est garantie par la constitution. Par ces mots ces pays ou leurs représentants se décernent à eux-mêmes un brevet de haute civilisation politique, un brevet non seulement de supériorité mais d’achèvement, de perfection en matière d’institutions. C’est en fonction de cette certitude proclamée d’être les meilleurs que les gouvernements de ces pays, avec l’appui et la complicité de leurs peuples, prononcent magistralement la condamnation de tel autre gouvernement, isolent son peuple, interdisent par un blocus tout commerce avec lui, voire décident au nom de ces nobles idéaux politiques de lui faire la guerre, de lui expédier une monstrueuse armada et de l’écraser sous les bombes. On se dépêchera bien entendu de le soumettre à un gouvernement fantoche, préalablement proclamé opposition démocratique, et l’on sanctifiera l’invasion sous le nom de croisade pour la démocratie. Cette prétention serait simplement risible si elle ne signifiait mort, destruction et misère. La démocratie peut-elle être imposée de l’étranger ? Et réciproquement l’étranger qui impose son intervention peut-il être démocratique ? La vie politique internationale du XXIe siècle comme celle du précédent rend manifeste l’intérêt d’une réflexion sur la nature de la démocratie et son aboutissement dans une définition qui permette d’y voir clair.
Mais la tâche est délicate car il y a manifestement une grande difficulté à déterminer avec précision en quoi consiste l’exercice du pouvoir par le peuple. Si l’on conçoit aisément de quelle manière le pouvoir peut être exercé par un seul, si l’on conçoit encore mieux de quelle manière il peut être exercé par un petit nombre, les modalités selon lesquelles va pouvoir l’exercer le peuple tout entier quant à elles sont obscures. C’est pour échapper à ce problème qu’on peut être tenté de définir la démocratie non comme l’exercice du pouvoir par tous, mais comme son exercice au bénéfice de tous. Comme s’il était bien entendu que l’exercice du pouvoir en faveur du peuple et non de telle minorité ne pouvait être le fait que du peuple lui-même. Que signifie cependant que le pouvoir doit être au service de tous ? Il est au service d’une minorité dès lors que les droits des hommes et leurs charges sont inégaux. L’ancien régime en France a dérivé au cours des siècles vers une société caricaturale dans laquelle les droits étaient pour les uns et les charges pour les autres, une société où des parasites monstrueux pompaient tout le sang de la classe active. C’est bien entendu la raison pour laquelle la République issue de la Révolution a fait de l’égalité l’un de ses premiers mots d’ordre. Je ne discuterai pas de la question de l’égalité, qui mériterait pourtant d’être développée longuement. Car le mot qui en est dérivé, égalitarisme, exprime de manière transparente l’idée qu’il y a dans l’égalité quelque chose d’éminemment critiquable. Le débat sur ce point peut-être évité dans la mesure où Alain évoque à la fois celle des droits et celle des charges. Je tiendrai pour admis que l’égalité des droits n’a pas sens sans celle des charges. Je croirai même hors de doute que l’égalité n’est pas l’identité : de la même manière que des charges égales ne sont pas identiques, des droits égaux ne sont pas non plus identiques.
A supposer donc que l’égalité soit requise par la démocratie, elle n’est pas suffisante pour la définir. Car la très vive et très légitime critique qui est souvent adressée à l’égalité est qu’elle conduit à un nivellement par le bas ou qu’elle en implique le risque. Et l’on trouvera effectivement sans peine des pays dans lesquels le pouvoir ne reconnaît aux citoyens qu’une petite partie des droits qui sont très justement estimés indispensables ailleurs. Si à côté d’un droit à la santé, impliquant la gratuité des soins y compris les interventions chirurgicales les plus lourdes, à côté d’un droit à l’éducation, autorisant l’accès sans discrimination aux études supérieures les plus longues, n’existe pas une liberté de pensée permettant à chacun d’exprimer son point de vue, même au prix d’une sévère critique de l’action gouvernementale, et de le faire selon des modalités qui lui permettent d’être entendu de tous, on estime à juste titre n’être pas dans la démocratie. Alors même que les droits sont identiques pour tous, l’absence de droits, ou simplement la mutilation de l’un d’entre eux tenu pour essentiel, est un vice rédhibitoire. On ne saurait aucunement trouver la démocratie dans l’égalité des droits ramenés à leur degré zéro, ni même simplement ramenés à un degré inférieur à celui qu’on croit possible et qu’on revendique. Il n’y a de démocratie que dans et pour une croissance des droits. Elle est incompatible avec la régression économique et sociale que subissent les pays soumis à une domination impérialiste, parce que la corruption par voie de conséquence y est telle qu’elle substitue au moindre droit un privilège. Le sous-développement est une notion très relative : la démocratie était possible à Athènes au Ve siècle, elle ne l’est encore qu’en de rares pays au XXIe.
Puisque l’égalité peut s’accompagner des lois les plus répressives, on peut être tenté de définir la démocratie par l’absence de loi, c’est-à-dire par l’absence de contraintes pesant sur l’activité de chacun pour l’empêcher de faire ce qu’il peut désirer. Il n’y a alors pas non plus de gouvernement, pas d’Etat, ni même de société. C’est l’anarchie au sens où aucun pouvoir n’existe pour dicter à personne ce qu’il ne désire pas. Si les hommes étaient des dieux ils pourraient vivre dans de semblables rapports, comme le conclut Rousseau de son examen de la démocratie (du Contrat social, III, 4). Et encore faudrait-il qu’ils ne soient pas semblables aux Olympiens, parmi lesquels règne la discorde, comme la lecture d’Homère permet de s’en convaincre. Ces dieux-là sont trop humains, ils subissent les passions : amour, jalousie, colère, haine, etc. Le malheureux Héphaïstos découvre dans son lit Aphrodite et Arès enlacés... Ce qui leur manque à tous trois c’est la sagesse. Pour les extraire des rapports passionnels où ils se sont mis, il faudrait un gouvernement, une autorité, un pouvoir que même Zeus n’a pas. Aussi voit-on que dans l’Olympe, derrière la joviale façade des banquets, règne l’anarchie, c’est-à-dire un désordre tel qu’il n’exclut aucune atteinte portée à autrui (Odyssée, Chant VIII, 267-369). Les dieux entre eux n’échappent au meurtre que parce qu’ils sont immortels ! A travers le portrait qu’il fait d’eux le poète a bien jugé les hommes ; ils sont incapables de vivre sans lois, donc sans un pouvoir gouvernemental qui les contraigne à les appliquer. La définition que l’on pourra donner de la démocratie devra s’accommoder de cette nécessité.
Puisqu’elle ne saurait consister ni dans l’égal bénéfice du pouvoir, ni dans son absence, il faut bien en venir à la question de son exercice. Quelles sont les modalités de l’exercice du pouvoir par le peuple ? Toute la vie politique du XIXe siècle et de la première moitié du XXe a été agitée par la question du suffrage universel. Certains gouvernements l’ont octroyé, d’autres l’on refusé, les seconds n’étant pas forcément pires que les premiers. La première République par exemple ne le reconnaissait pas et imposait un cens ; à l’opposé le second Empire en faisait le ressort de ses plébiscites. Les luttes politiques ne purent abandonner cette question que lorsqu’on s’avisa qu’il était impossible que le suffrage universel exclût la moitié de la population. Cependant, universel ou pas, le droit de suffrage est encore loin de constituer le summum de la démocratie. Exprimer un choix entre des réponses, entre des programmes, entre des hommes, ne constitue pas encore un rôle politique actif. Car même dans le meilleur des cas, où l’électeur n’est pas invité au plébiscite, ni simplement à prendre un nom au lieu d’un autre, même s’il est invité à trancher entre deux orientations politiques, il n’y est encore qu’invité par le pouvoir. C’est-à-dire qu’il ne se prononce que quand on le lui demande et que réciproquement il n’a rien à dire tant qu’on ne le lui demande pas. Se rendre docilement aux urnes tous les cinq ans, et même tous les ans puisque alternent les élections des représentants à différents niveaux, est-ce en cela que consiste la citoyenneté ?
Les âmes bien-pensantes font tout un battage sur l’abstention. Dans certaines élections elle dépasse, et même de beaucoup, 30 % des inscrits. On a raison de dire qu’il est malsain de délaisser l’usage d’un droit qui n’a été acquis qu’au prix de durs combats politiques menés par les générations précédentes. Car il est vrai qu’il n’y a pas de démocratie s’il n’y a pas de consultation. Mais la démocratie ne s’achève pas avec la consultation. Napoléon III a été élu au moins " Prince-Président ", Hitler a été élu. L’origine élective du pouvoir, son origine populaire même, ne suffit pas à le rendre démocratique. Alain fait l’amusante fiction d’un Pape qui serait élu au suffrage universel. Comme on le sait, ce pontife est irresponsable, comme tout chef d’Etat : ce qui signifie qu’on n’a pas le droit de lui demander de répondre de ses actes, car sa fonction le place nécessairement au-dessus de toute accusation. Il n’y aurait en effet plus de président de la république, il n’y aurait plus même de présidence et par conséquent pas davantage République si le chef de l’Etat pouvait être traduit devant un tribunal, donc s’il pouvait être condamné par lui, par exemple pour détournement de fonds publics au bénéfice de ses amis politiques ou de sa campagne électorale. Tant qu’il détient ce mandat, l’existence de la République exige qu’on ne puisse l’accuser. Mais enfin au terme de son mandat il pourra lui être demandé de rendre des comptes : politiquement lui et ses amis pourront être désavoués par les électeurs, civilement il retrouvera sa responsabilité. Mais le Pape lui est comme Staline : il est infaillible. C’est-à-dire que ses actes sont inspirés d’en haut, puisqu’il est le Guide suprême, dont toutes les pensées sont fixées sur Dieu ou sur le bien public, expressions politiquement équivalentes. Dans ces conditions, malgré l’élection au suffrage universel, il n’y a pas de citoyenneté.
Si la démocratie n’est pas dans l’origine populaire du pouvoir, elle est dans son contrôle. La démocratie, c’est l’exercice du contrôle des gouvernés sur les gouvernants. Non pas une fois tous les cinq ans, ni tous les ans, mais tous les jours. Non pas celui qui laisse en place le politicien désavoué, mais celui qui le chasse. " Ce qui importe, ce n’est pas l’origine des pouvoirs, c’est le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants ". J’ajoute que pas plus que ça n’en est l’origine, ça n’en est l’exercice. Il ne revient pas au peuple d’exercer le pouvoir, ou du moins il ne lui revient pas d’exercer d’autre pouvoir que le contrôle des pouvoirs. Il ne lui revient pas d’exercer le pouvoir de faire la loi, ni celui d’exécuter la loi ; mais il lui revient de contrôler l’un et l’autre. La démocratie n’est donc pas opposable en tant qu’exercice du pouvoir par le peuple à l’oligarchie en tant qu’exercice du pouvoir par une minorité, ni à la monarchie en tant qu’exercice du pouvoir par un seul. En ce sens-là il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de démocratie : il n’est possible au peuple en corps ni d’appliquer la loi, ni de l’édicter. Le premier de ces pouvoirs est par essence monarchique, le second par essence oligarchique. Mais il n’y a pas plus de monarchie ni d’oligarchie que de démocratie. Ce qui existe ce sont seulement différents équilibres entre pouvoir d’un seul, pouvoir d’un petit nombre et pouvoir du peuple. Les institutions réelles sont toujours plus ou moins monarchiques en même temps qu’elles sont toujours plus ou moins oligarchiques et plus ou moins démocratiques. Il y a des équilibres plus ou moins favorables au peuple. Ce qu’on couvre du nom de démocratie, tout en conservant une part de monarchie et une part d’oligarchie, réalise l’équilibre le plus possible favorable au peuple.
Qu’il faille de la monarchie dans les institutions politiques, c’est tellement évident que lorsqu’il n’y a pas de monarque, ou lorsqu’il est réduit à un rôle représentatif, il y a un premier ministre ou un président la République, qui préside le conseil des ministres. Même si les différents domaines d’intervention sont partagés entre différents responsables, les décisions que prennent ceux-ci doivent pourtant être harmonisées entre elles pour faire une politique. L’image de la navigation, pourvu qu’on se souvienne qu’elle n’est jamais paisible, peut-être reprise ici : on comprend qu’il faut un capitaine pour imposer une route, pour affronter les tempêtes, pour vaincre les ennemis et ramener le navire au port. L’auteur préfère cependant l’image de la bataille afin de faire mieux sentir la part qui revient au chef. Car s’il importe naturellement que chacun à son poste fasse ce que tous attendent de lui, il est clair qu’il faut aussi à chaque instant donner des ordres nouveaux tenant compte de l’évolution de la situation et en particulier du mouvement des ennemis. Cela ne peut se faire dans la palabre permanente ; il faut que la décision suive immédiatement le coup d’œil. C’est pourquoi chez les Romains, observe Machiavel (Discours, Livre Ier, chapitre 2), " on avait bien moins banni l’autorité royale de Rome que le nom de roi ". En chassant les rois qui les tyrannisaient, ils n’ont pas tant supprimé la fonction monarchique que substitué aux monarques héréditaires irresponsables des monarques, ou plus exactement dyarques puisqu’ils étaient deux, soumis à un contrôle régulier et fréquent, puisqu’ils n’étaient élus que pour un an. Si le partage de l’exécutif entre les deux Consuls présentait encore le risque d’un désaccord, les Romains le surmontaient en cas d’urgence en instituant pour six mois une dictature.
Quant au pouvoir de faire des lois, il exige une compétence, un savoir. Tout le monde n’a pas les compétences nécessaires pour faire une bonne loi. L’impôt sur la fortune par exemple est une mauvaise loi. Je ne veux nullement dire que l’intention qui le guide soit mauvaise, que ses promoteurs étaient animés par des intentions détestables. Mais tout le monde observe que faute d’avoir été discuté par des spécialistes, il aboutit à des résultats qui ne sont pas ce qu’on en espérait, voire qui sont contraires à ce qu’on en espérait. En tant qu’impôt il a un rendement négligeable, parce que la fortune surtaxée cherche ailleurs des conditions plus favorables. Mais en tant qu’agent économique il est bien pire : il n’est pas seulement nul, il joue un rôle complètement négatif en provoquant l’expatriation du capital et en plaçant le pays en situation coloniale. Il ne suffit donc pas de dire que les riches doivent payer, d’énoncer dans la loi l’obligation qui leur est faite de payer des contributions proportionnelles à leur richesse, pour établir la justice sociale. Dans la pauvreté nationale il n’y a pas plus de justice sociale que de démocratie. Promulguer une loi n’est donc pas seulement une affaire de volonté politique, c’est aussi une affaire de savoir. Il y a un savoir sur la question du rendement de l’impôt, comme il y a un savoir sur la question de contagions (celle du sida par exemple), comme aussi sur la question des assurances (après des catastrophes exceptionnelles par exemple). Le législateur ne peut donc pas être constitué de gens sans savoir, ni de gens dont le savoir serait limité à certains domaines. C’est pourquoi le pouvoir législatif est nécessairement oligarchique. L’argument du savoir est à vrai dire étranger à la pensée de Machiavel comme à celle de Rousseau, mais il est compatible avec celle du premier tandis qu’il ne l’est pas avec celle du second.
S’il faut un président monarchique et une assemblée oligarchique que reste-t-il à la démocratie ? Comment un équilibre entre les institutions peut-il être favorable au peuple si ni le pouvoir exécutif ni le pouvoir législatif ne sont démocratiques ? Il y a un troisième pouvoir, qui n’est autre que le pouvoir de surveiller les pouvoirs, et qui peut s’exercer alors même qu’il n’est pas prévu par la constitution. Le troisième pouvoir n’est en effet assurément pas le pouvoir judiciaire, dont Montesquieu déclare lui-même qu’il est comme " invisible et nul " (l’Esprit des lois, Livre XI, chapitre 6). Est-ce le pouvoir de la presse ? Mais il y a plusieurs sortes de presses ; ou plutôt il n’y en a qu’une, car celle qui passe pour être la plus libre lorsque ses amis sont dans l’opposition devient soudain très docile lorsqu’ils arrivent au gouvernement. En fait la presse est trop souvent partisane et ne joue qu’épisodiquement un rôle qui la dépasse de beaucoup et que les citoyens seraient bien coupables de lui abandonner. Ils seraient d’ailleurs coupables aussi de ne pas défendre vigoureusement la liberté qu’a la presse de le jouer. Mais avec ou sans presse, et quelquefois contre elle, il appartient aux citoyens et à personne d’autre de faire vivre la démocratie en exerçant sur les pouvoirs législatif et exécutif une fonction de contrôle. Ce pouvoir s’exerce en critiquant, je veux dire en jugeant, et en disant ce qu’on pense, en le faisant entendre par tout moyen approprié. C’est un pouvoir que les citoyens ont à prendre seuls, sans qu’on les y invite, sans même qu’on le leur reconnaisse. Personne n’est fait citoyen par le roi, personne n’est fait citoyen par les spécialistes ; il n’y a de citoyen que celui qui se fait tel lui-même malgré les rois et les spécialistes.
C’est ce que savait très bien faire le peuple romain, comme le rapporte Tite-Live dans son histoire ab Urbe condita. Tandis que le Sénat était l’organe exclusif des grandes familles patriciennes et défendait prioritairement l’intérêt de celles-ci, autrement dit de l’oligarchie foncière, et que la plèbe n’avait pas de participation au pouvoir législatif, tandis que les Consuls étaient choisis parmi les mêmes familles patriciennes et que la plèbe n’avait pas de participation au pouvoir exécutif, elle a cependant su se faire entendre. Elle a usé quand il le fallait de ces moyens, que nous appellerions aujourd’hui manifestations et grèves, jusqu’à obtenir satisfaction. Il lui est arrivé de refuser le paiement de l’impôt et l’enrôlement dans l’armée. L’historien rapporte même qu’en 494 la plèbe sortit en masse de la ville et se tint plusieurs jours sur le mont Sacré à trois milles à l’extérieur des murs, jusqu’à obtenir l’institution des Tribuns, qui devaient la représenter en exerçant un pouvoir d’accusation redoutable aux ennemis de la liberté. Mais c’est Machiavel et non l’historien qui tire les leçons politiques de ces événements remarquables, en déclarant tout crûment que les désordres auxquels se porte quelquefois le peuple romain et qui sont blâmés par les historiens au premier rang desquels se tient Tite-Live, qui en font un tableau épouvantable, étaient inspirés par le souci de la liberté et avaient pour principal effet de la sauvegarder et de l’accroître. Contrairement à beaucoup d’autres, l’auteur des Discours (Livre premier, chapitre 4) non seulement ne redoute pas les mouvements populaires mais voit en eux le ressort de la liberté. La République romaine a été démocratique dans l’exacte mesure où à un exécutif monarchique et à un législatif oligarchique elle a ajouté un contrôle populaire. S’exerçant d’abord sous une forme insurrectionnelle, il s’est ensuite institutionnalisé.
De la même façon Alain considère que le pouvoir qu’il appelle Contrôleur, après s’être longtemps exercé par révolution et barricades, s’exerce aujourd’hui par l’interpellation. Dans la bouche des citoyens qui manifestent, ou sous la plume du journaliste qui rédige son quotidien Propos d’un Normand, c’est l’expression vigoureuse d’une critique, qui reproche à ceux qui se prennent pour des rois et à ceux qui se prennent pour des spécialistes incontestables de ne pas conduire les affaires du pays dans l’intérêt général. Contre les abus monarchiques de l’exécutif et contre les abus oligarchiques du législatif c’est un travail sans repos de la part des gouvernés pour conserver et étendre leur libertés. C’est une pratique à la fois facile et difficile : elle est facile parce qu’il n’y faut qu’un peu de courage, et difficile parce que le courage est ce qui manque le plus. Les citoyens ne s’y livrent qu’à regret, trop rarement et souvent trop tard. Mais il n’est personne d’autre qu’eux-mêmes à qui ils puissent légitimement reprocher la perte de leurs libertés. La démocratie n’est donc pas une forme de gouvernement, c’est une pratique tribunitienne, qui rétablit un juste équilibre dans la société entre les gouvernants et les gouvernés. Telle qu’Alain la définit, c’est la République machiavélienne.
Propos du 1er juin 1927 (Propos sur les pouvoirs, p. 126).
Ceux qui détiennent le pouvoir de gouverner accomplissent une tâche difficile, à laquelle ils apportent un savoir, une compétence qui ne sont pas discutables. L’obéissance qu’ils exigent des citoyens est justifiée. Des arguments pertinents et solides montrent qu’il est mauvais de remettre en question les moyens de leur gouvernement. Cependant l’on voit aussi trop souvent que parmi ceux-ci se rencontrent les suspicions, les emprisonnements, les supplices, les massacres. Ceux qui les emploient ne manquent pas de payer des discours qui leur donnent raison. Des idéologues serviles sont prêts en toute occasion, même monstrueuse, à expliquer au bon peuple que c’était la seule chose à faire, qu’il n’y avait rien de mieux à faire. Car, disent-ils, le gouvernement sait mieux que quiconque ce qu’est la situation, quels y sont les risques, et quels en sont les remèdes. Afin de contrebalancer les interventions qui visent à justifier l’injustifiable, il faut que parmi les citoyens s’élèvent des voix qui disent non, qui plaident contre les pouvoirs. Il est du devoir d’une conscience citoyenne d’exprimer son refus des moyens criminels ou simplement injustes. Il lui revient aussi de faire en sorte que sa voix entraîne le plus grand nombre de concitoyens à les condamner ouvertement. C’est contribuer à donner force au souverain, qui ne délègue au gouvernement que les moyens et non la fin de son action. C’est lui permettre d’exercer sur le gouvernement un contrôle qui évitera la dérive à laquelle il tend naturellement de décider des fins, ou de les compromettre par l’usage de moyens qui leur sont incompatibles. Telle est d’ailleurs la tâche à laquelle se consacre Alain dans les Propos qu’il livre quotidiennement à la Dépêche de Rouen.
Dans un texte célèbre (République, 488a-489d) Platon a comparé l’Etat à un navire : le peuple en est le patron, mais il a l’oreille dure et la vue basse. Autour de lui toutes sortes de jean-foutre se disputent le gouvernail, usent de la plus basse flatterie, voire même de la violence pour l’obtenir. Lorsqu’ils l’ont, ils font la fête avec ceux qui les y ont aidés, dilapident la cargaison et ne se préoccupent plus de conduire le navire, qui va à sa perte. On peut penser que ce tableau constitue une description de la démocratie, puisque le portrait qui est fait du patron est celui du peuple. La morale de la fable serait qu’il ne convient pas de laisser le peuple décider des affaires politiques, auxquelles il ne connaît rien et qu’il convient de renvoyer aux spécialistes. Toutefois son interprétation peut hésiter entre deux clés. La première verrait dans le patron l’assemblée populaire aussi incompétente que nombreuse, qui se laisse abuser par les démagogues qui vont prendre à sa place les décisions : dans ce cas ce serait effectivement le régime démocratique qui serait caricaturé. Il faudrait alors choisir une autre forme de gouvernement, l’aristocratique vraisemblablement, sous condition cependant que le critère sur lequel sont jugés les meilleurs soit celui du savoir. La seconde ferait du patron le peuple souverain, qui doit de toute façon désigner un gouvernement, qu’il soit démocratique, aristocratique ou monarchique, dont la compétence est de toute façon douteuse : dans ce cas la critique viserait une cible beaucoup plus large. La leçon serait alors différente et inviterait le citoyen conscient et responsable à faire entendre sa voix pour corriger les déviations et les abus du gouvernement. Le lecteur qui commence le Propos peut incliner vers la première solution ; mais lorsqu’il l’achève il a assimilé la seconde.
La première remarque d’Alain est pour dire que la fable écarte un certain type de gouvernement. Effectivement il ne viendrait à l’idée de personne de faire gouverner un navire par un capitaine dont il n’aurait pas vérifié la compétence. C’est bien sur la base d’un savoir prenant pour objet la mer, les côtes, la météorologie, l’astronomie, le navire lui-même et la composition des forces qui assurent sa stabilité et son mouvement, que l’on peut prétendre le gouverner. Celui qui n’a pas fait les études nécessaires pour comprendre et maîtriser ces choses n’a aucun titre à être capitaine. C’est évidemment l’objection qu’on adresse au régime monarchique dans sa version héréditaire : on se trouverait capitaine par la seule raison que papa l’était déjà ! L’absurdité d’un tel système n’est plus à démontrer, Rousseau ayant dit ce qu’il fallait (Contrat social, Livre III, chapitre 6). S’il y eut des rois compétents, il y eut aussi sur le trône des enfants débiles (François II), des fous (Charles VI), des indifférents (Louis XV), et même des criminels (Richard III). Les défenseurs de la monarchie objecteront que le roi ne gouverne pas seul, mais aidé d’un Conseil et citeront de grands ministres qui ont accompli au service de leur maître de grandes choses au bénéfice de l’Etat. Sans doute, mais est-ce autre chose qu’un correctif apporté au principe du gouvernement héréditaire, plaidant au fond pour l’élection ? D’ailleurs dans le même temps où le monarque est héréditaire, les charges le sont aussi : le collecteur d’impôts reçoit sa charge de son père, le juge de même, le colonel aussi. Le but d’une charge ainsi transmise n’est nullement l’administration de l’Etat, mais l’enrichissement personnel. Au niveau subalterne comme au niveau suprême, la transmission du pouvoir de père en fils constitue pour le peuple une servitude. La reconnaissance du critère du savoir dans l’attribution du pouvoir en délivre.
Sans doute, mais cela ne réjouit pas Alain pour autant. Le savoir est un autre moyen de tyrannie. Si l’on choisit le capitaine pour sa compétence, on ne peut plus le contester. Il a suivi les cours d’un Institut d’études politiques, il a obtenu un diplôme de l’Ecole nationale d’administration, il a déjà assumé des fonctions importantes dans l’exercice desquelles il a montré de l’efficacité : il a fait ses preuves. Peut-on permettre à n’importe qui de le critiquer ? A celui qui critique on répondra qu’il est un ignorant et qu’il ferait mieux de se taire. Il n’est pas possible que le simple citoyen, qui n’a pas suivi les mêmes Hautes études, comprenne toujours la pertinence de ses décisions. Mais, suggèrera-t-on, le chef ne pourrait-il expliquer son action ? Pourtant on ne peut légitimement demander qu’il fasse comprendre en quelques discours un savoir qui lui a demandé des années de travail. Ce serait nier la nécessité de ses études ; autant vaudrait dire qu’on peut s’improviser contrôleur des finances, diplomate ou chef des armées. Il faut donc renoncer à demander au gouvernement de faire œuvre pédagogique. Il faut se résoudre à admettre ses décisions sans les comprendre. Il faut même parier que l’immense majorité des citoyens ne les comprendra pas. Cela va très loin : c’est de la faculté de compréhension que dépend la légitimité d’un examen, d’une discussion, d’une contestation. Contester le pouvoir, c’est alors illégitimement se prétendre aussi compétent que lui, ce qui est d’une prétention insoutenable. Mais dès lors c’est la discussion elle-même qui est intolérable, et le simple examen qui est absurde, comme dans ce cas dont Spinoza par exemple se fait l’écho : " chez les Turcs la discussion même passe pour sacrilège et tant de préjugés pèsent sur le jugement que la droite raison n’a plus de place dans l’âme et que le doute même est rendu impossible " (Traité théologico-politique, préface), ou encore " si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n’est rien pour les hommes de si lamentable que la paix " (Traité politique, chapitre VI, §4). Toutefois si la critique est fauteuse d’échec, le grand Turc a parfaitement raison de trancher les têtes qui s’imagineraient avoir le droit de penser.
La France de la IIIe République n’en était sans doute pas là. Pourtant il faudrait considérer avec attention au XXIe siècle comme au précédent ce que signifie l’existence d’un débat politicien dans lequel l’opposition exerce contre le gouvernement un droit de critique permanente. Ceux qui prétendent substituer leur gouvernement à celui qui est en place n’ont-ils pas eux aussi suivi les Hautes études qui leur en donnent la compétence ? N’ont-ils pas été même les condisciples de ceux qui sont actuellement au pouvoir ? Sont-ils sans expérience ? On ne peut en tout cas pas le prétendre de ceux qui ont déjà exercé le pouvoir. Ils sont comme un capitaine, quelquefois renommé, embarqué sur le navire et mis au nombre des passagers. Le gouvernement peut-il permettre à d’anciens ministres de le critiquer ouvertement ? Peut il les laisser semer parmi les personnels de l’Etat le doute sur la justesse de sa politique ? Il ne peut les autoriser à insinuer au percepteur que les impôts ne sont pas justes, à l’ambassadeur que la paix n’est pas juste, au général que l’offensive n’est pas juste. Comment ces hauts fonctionnaires exécuteraient-t-ils correctement la manœuvre qui leur est demandée, s’ils ne sont pas persuadés qu’elle est la meilleure ou la seule possible ? Au moins dans certaines circonstances délicates les critiques de l’opposition relèvent-elles de la haute trahison.
Mais au fond y a-t-il une seule circonstance où la critique ne constitue pas un frein à l’action, où elle n’en entrave pas le bon développement, où elle ne conduit pas à son échec ? Contrairement à la navigation maritime, car toute métaphore a ses limites, la navigation politique est sans fin. On ne peut pas dire qu’à telle échéance, proche ni même lointaine, elle sera achevée dans le sens où l’on aurait réglé tous les problèmes, apaisé tous les conflits, satisfait toutes les revendications. La vie des sociétés ne cesse de faire apparaître des réalités complètement nouvelles et insoupçonnables quelques jours avant, parce que le travail des hommes ne cesse de produire du nouveau qui transforme et quelquefois bouleverse les données matérielles et avec celles-ci les esprits. Contrairement à la navigation maritime la navigation politique est toujours périlleuse. On ne peut pas dire que la mer est calme, et que la traversée est donc facile, car ici la navigation ne se fait pas seulement contre la mer, elle se fait aussi contre les autres navires. Et si par chance ce n’est pas contre eux mais avec eux, les difficultés n’en sont pas moindres pour autant. Or il n’y a aucun port où le navire de l’Etat pourrait se mettre en congé de navigation, remettre à plus tard la solution des problèmes. On peut se demander si contrairement à ce qu’explique Machiavel (Discours, Livre Ier, chapitre 37) en politique temporiser ne serait pas toujours aller à l’échec. Le gouvernement est donc fondé en toutes circonstances à faire taire les critiques et à s’opposer même seulement à l’examen de sa politique. " Aux fers donc l’esprit fort qui discute ; aux fers le matelot qui écoute ".
On serait tenté de se rassurer en se disant qu’il existe des tribunaux maritimes où sont jugés les capitaines qui ont perdu leur navire. Lorsque un navire est coulé, même au plus fort d’une terrible tempête, si son capitaine a la chance d’échapper à la mer, il n’échappera pas pour autant à la justice maritime. Le tribunal examinera avec beaucoup de soin les circonstances, il discutera les décisions, et peut-être rendra le capitaine responsable de la perte de la cargaison et du navire. Celle des hommes à vrai dire compte moins que celle du chargement. On serait tenté de souhaiter qu’il existe pour le navire de l’Etat de semblables tribunaux, où l’on jugerait les fautes commises dans le gouvernement. Le ministre a-t-il fait suivre à l’Etat la meilleure route, l’a-t-il armé comme il convenait, dans la rencontre du péril a-t-il manœuvré savamment ? Et singulièrement, puisqu’il s’agit ici de la vie des hommes, on aimerait juger ceux qu’on accuse de la mort injustifiée de trois, de cent, voire de dix mille d’entre eux. Au moment où écrit l’auteur, il n’a pas oublié ce qu’ont vécu les soldats de l’armée française en 1917. Un état-major incapable de comprendre la situation militaire et encore moins d’imaginer une décision efficace a ordonné à plusieurs reprises des attaques insensées, où les hommes étaient fauchés par milliers à peine avaient-ils bondi hors de la tranchée. Qui leur a demandé compte de ces hommes-là ? Et lorsque les survivants ont refusé d’obéir aux ordres qui les envoyaient à leur tour se faire tuer inutilement, le haut commandement a décidé de réprimer dans l’œuf ce qu’il tenait pour une intolérable mutinerie et ordonné de fusiller pour l’exemple des soldats, qui d’ailleurs n’étaient pas nécessairement choisis parmi ceux qui avaient désobéi. Le cinéaste Stanley Kubrick a réalisé sur cet épisode, " trois soldats irréprochables, accusés de couardise et de mutinerie, qu’on fusillait pour l’exemple ", écrit-il lui-même, un film admirable : les Sentiers de la gloire (1957). Le caporal Maupas, par exemple, issu du département de la Manche, a été exécuté dans ces conditions. Ces fusillades sont une infamie sans nom, dont on aimerait juger les coupables.
Cependant l’auteur n’a là-dessus aucune illusion. L’ouverture d’un procès à ce sujet amènerait d’abord à énoncer fermement le principe du droit à l’erreur qu’il faut reconnaître même à celui qui est compétent, et ensuite des discussions sans fin pour chercher ce qui se serait passé si ces crimes n’avaient pas eu lieu, si les officiers généraux avaient choisi une autre solution : c’est ce qu’on ne peut évidemment pas savoir. On ne peut pas refaire l’histoire. Il faut donc renoncer à demander justice des actes de gouvernement qui ont causé des morts qu’on pouvait éviter. Il est désespérant d’y penser. Parvenu à ce point de sa réflexion, Alain a fermé toutes les issues au désir du citoyen d’exercer un contrôle sur le pouvoir politique. Or c’est précisément à ce moment-là que par une sorte de renversement, sans lâcher pour autant la vieille métaphore, il montre comment ce contrôle est possible. La compétence de l’homme de métier, qui a suivi les écoles, fût-il général, ambassadeur ou contrôleur des finances, ne s’étend jamais que sur les moyens et nullement sur les fins de l’action politique.
Le capitaine du navire n’en est pas l’armateur. Or s’il appartient bien au capitaine de choisir la meilleure route possible, de faire face à la tempête et d’assurer le succès de la navigation, il ne lui appartient pourtant pas d’en déterminer la destination. De la même manière, si lourdes que soient les tâches du politicien, il ne lui revient pas de choisir une orientation politique. Le peuple doit sans doute le laisser seul juge des moyens qui lui semblent nécessaires à son action, mais il demeurera réciproquement lui-même seul juge des fins qu’il lui semble bon de viser. L’obéissance du citoyen aux pouvoirs n’est inconditionnelle que parce qu’elle ne porte pas sur ce qu’il en attend, mais seulement sur les voies à emprunter pour l’obtenir. Le tyran voudrait éliminer la discussion sur les fins, affirmant que tout le monde est d’accord pour vouloir richesse et puissance. Et sans doute aucun peuple ne veut être miséreux. Mais la question se pose aussi de hiérarchiser correctement cette fin avec une autre, qui est la justice. Le peuple veut-il encore de la richesse et de la puissance si elles ne s’obtiennent qu’au détriment de la justice ? N’est-il pas prêt au contraire à y renoncer au bénéfice de celle-ci ? Le tyran voudrait bien qu’on lui accorde les suspicions, les emprisonnements, les supplices et les massacres comme des moyens quelquefois inévitables de parvenir à la puissance.
Mais ici prend place nécessairement un débat sur le rapport des fins et des moyens. Contrairement à ce qu’on dit parfois, aucun peuple n’accepte des moyens qui déshonorent ses fins. Aucun philosophe non plus ! On attribue à Machiavel ce cynisme consistant à affirmer que la fin justifie les moyens. Mais si une lecture de ses œuvres peut donner quelque consistance à cette sordide maxime, il ne s’agit pas des Discours. Par contre dans l’analyse qu’il fait de l’action de César Borgia et de quelques autres condottieri sans scrupules, il peut effectivement désigner à l’attention de son lecteur l’usage de moyens immoraux relevant de la fourberie et de la cruauté. Cependant le Prince n’est écrit, relève Rousseau (du Contrat social, Livre III, chapitre 6) que pour mettre en garde les républicains contre l’oubli de la virtù. Si les peuples n’en ont plus, ils perdront nécessairement leur souveraineté au profit d’aventuriers qui n’en ont pas davantage. Encore Borgia n’était-il pas des pires, puisqu’il avait le sens de l’Etat. Ces remarques ne nous éloignent pas d’Alain, car ce à quoi il invite ses lecteurs n’est rien d’autre que la virtù républicaine. En quoi peut-elle consister, sinon à exprimer son refus à coup sûr des massacres, mais aussi des emprisonnements et des supplices insupportables à tout honnête homme ? Celui qui se tait devant ces pratiques, alors même qu’il ne peut les ignorer, manque précisément de virtù. C’est avec des hommes qui se taisent qu’on fait les tyrannies, c’est sur leur silence que reposent le nazisme et le stalinisme.
L’indignation, je ne dis pas in petto mais celle qui s’exprime, est d’un homme qui fait passer le bien public avant son intérêt personnel. Son intérêt personnel est peut-être de se taire, de dissimuler son jugement aux pouvoirs abusifs, et de recevoir le salaire de son silence. Mais quel est celui qui ne rougirait pas de ce choix devant ses enfants ? Quel monde leur prépare-t-il, s’il ne dit rien ? Sans la justice la puissance de l’Etat donne un certain genre de sécurité : celui qu’on a dans les prisons, nourri, logé, blanchi (cf. Rousseau, du Contrat social, Livre Ier, chapitre 2). Il a de quoi satisfaire le ventre, mais non le cœur ni la tête. Parmi les hommes tous n’acceptent pas la domination du ventre. Faisant taire non l’indignation mais la crainte, ils protestent même contre les suspicions. Il leur est intolérable que l’on traite en suspects ceux qui ont telle opinion, telle religion, telle origine. Car de la suspicion on passe bientôt à la rafle et de celle-ci à l’extermination. Sans doute est-il impossible de protester contre l’extermination sans être soi-même exterminé. Sans doute est-il malaisé de protester contre la rafle sans être soi-même raflé. Mais loin de plaider contre l’indignation et la protestation ce constat plaide au contraire en leur faveur, car ce n’est pas quand les choses en sont déjà venues au pire, que vient le temps d’en dire son refus. C’est dès le germe de la première injustice qu’il faut élever la plus ferme et la plus claire condamnation. A l’inverse la première petite compromission conduit à la seconde, plus grave, et celle-ci à une autre sans aucun espoir de voir se rompre cette dynamique impitoyable.
C'est ce qu’expliquait, à l'arrivée à Dachau des forces alliées en 1945, le révérend Niemöller, pasteur luthérien allemand arrêté par la Gestapo et interné en 1938 :
" En Allemagne, ils sont venus s’en prendre aux communistes.
Je n’ai rien dit : je n’étais pas communiste.
Ils sont venus s’en prendre aux juifs.
Je n’ai rien dit : je n’étais pas juif.
Ils sont venus s’en prendre aux dirigeants syndicaux.
Je n’ai rien dit : je n’étais pas dirigeant syndical.
Ils sont venus s’en prendre aux catholiques.
Je n’ai rien dit : j’étais protestant.
Puis, ils sont venus s’en prendre à moi.
Il n’y avait plus personne pour me défendre. "
Il n’est pas besoin pour entraver l’injustice d’attendre une miraculeuse unanimité spontanée contre elle. Beaucoup d’hommes qui hésitent à se prononcer le feront dès lors que quelques-uns leur en auront donné l’exemple. Alain cite Socrate. Le philosophe athénien est bien connu pour n’avoir pas gardé la langue dans sa poche, pour avoir au contraire mis en difficulté tous ceux, politiciens, idéologues, prêtres, hauts fonctionnaires, etc. qui commettaient ou qui couvraient les injustices. Certes ils lui ont réglé son compte, mais qu’est-ce que ça prouve ? Certainement pas l’inutilité de la protestation : on ne se débarrasse pas du prophète s’il ne prêche que dans le désert. Si on le fait taire, c’est évidemment parce qu’il est entendu. Toutefois il faut bien dire qu’en 399 il est déjà bien tard. Socrate a fait ce qu’il était en son pouvoir de faire, mais longtemps auparavant ses concitoyens auraient dû refuser de céder aux sirènes de la démagogie. Je veux dire refuser les facilités de la politique de Périclès. Platon sur ce personnage exprime un jugement sans équivoque. Les historiens d’aujourd’hui au contraire l’encensent parce qu’il a accédé aux désirs du peuple. C’est précisément ce que Platon lui reproche, non que la voix du peuple soit méprisable, mais parce qu’il est de la responsabilité du politique de s’élever contre elle lorsque ses revendications sont injustes.
Je dis le politique et non le politicien ou l’homme d’Etat. L’homme d’Etat gouverne, c’est un technicien. Le politique intervient dans le débat populaire pour éclairer ses concitoyens. Ce n’est pas qu’il croie ses lumières supérieures à celles des autres, mais il apporte sa contribution. En ce sens tout le monde est politique, dès qu’il participe au débat. Or c’est un devoir de le faire, parce que la bonne orientation politique, celle de la justice, apparaîtra d’autant moins spontanément au peuple que les hommes d’Etat, naturellement enclins à user pour eux-mêmes du pouvoir et à le conserver, savent s’entourer d’une cour de beaux parleurs stipendiés. Les écrans de télévision et les journaux sont remplis de discours qui plaident en faveur des pouvoirs. Dira-t-on que l’opposition s’exprime elle aussi ? Mais elle est faite d’autres politiciens, qui ont déjà exercé le pouvoir, qui y ont commis les mêmes injustices et les mêmes abus, qui les commettront de nouveau quand ils y retourneront. Ce n’est pas leur démagogie qui peut contribuer au débat politique. Leurs discours tout autant que ceux du gouvernement en place visent à obtenir des citoyens une délégation de pouvoir, un blanc-seing, un abandon de souveraineté. C’est pourquoi face à tout ceux qui plaident en faveur des pouvoirs, Alain plaide contre eux. Il faut inlassablement rappeler au peuple une vérité simple, à savoir que les pouvoirs sont ses serviteurs et non ses maîtres. L’administration est une fonction, très qualifiée assurément, mais le choix de la politique à suivre ne relève pas d’elle. Elle est au contraire un instrument au service de celle-ci, déterminée par le peuple souverain, et elle doit s’y subordonner.
Je ne reviens pas sur ce que doit ce texte à Platon, qu’il évoque à plusieurs reprises. Mais je veux remarquer rapidement ce qu’il doit à Spinoza et à Rousseau. La revendications d’une entière liberté de parole jointe à une obéissance sans faille revient au premier. Au second appartient l’opposition de la souveraineté, populaire par essence, et du gouvernement, dont on attend qu’il soit l’administrateur le plus compétent possible. Voilà dans quelle mesure la philosophie politique d’Alain s’inscrit dans la lignée ouverte par ses prédécesseurs. Ce qu’elle a de neuf, c’est l’idée d’un refus obstiné du citoyen à tous les pouvoirs, arrogants par essence.
L’esprit radical contre l’esprit de parti
Propos du 12 juillet 1930 (Propos sur les pouvoirs, p. 159).
Qui veut la justice, du même coup veut l’ordre et qui veut l’ordre, du même coup veut l’obéissance. La moindre désobéissance, même pour la justice, excitée par le sentiment d’une intolérable injustice, remet en cause la justice parce qu’elle est une négation de l’ordre, sans lequel on est rendu aux rapports de forces. Personne ne peut, sans une extrême inconséquence, désobéir. Désobéir, c’est réclamer pour soi le bénéfice d’une exception, dans laquelle disparaît toute règle. Aussi n’est-ce pas de l’obéissance qu’il y a lieu de discuter ; la question politique commence au delà. Elle serait plutôt : d’accord pour l’obéissance, et après ? Le rôle politique du citoyen commence par l’obéissance ; mais jusqu’où s’étend-il ? Le pouvoir voudrait encore de lui le respect, et même l’amour. Le naïf citoyen est prêt à les accorder, et même les accorde souvent : c’est ce qui fait le fascisme. Celui-ci n’est pas tant définissable comme la nature d’une certaine sorte de pouvoir, car tout pouvoir cherche l’approbation et l’acclamation, que comme une certaine réponse du citoyen qui peut l’accorder comme la refuser. Les peuples accablés par le fascisme, quel que soit le nom qui lui est donné à l’occasion, pâtissent d’avoir accordé au pouvoir plus qu’ils ne devaient lui donner. Ils sont coupables d’avoir renoncé à la liberté de leur jugement. Ils ne sont donc pas victimes d’un accident extérieur qu’ils n’auraient pas mérité, ils ont ce qu’ils ont voulu, ou du moins ils ont ce qu’ils n’ont pas eu le courage de refuser. Si mes actes appartiennent au pouvoir, mon jugement par contre n’appartient qu’à moi. C’est en lui que se trouve le seul remède, d’autant plus efficace qu’il est préventif, aux abus du pouvoir ; il est dans la résistance continuelle et obstinée au fascisme continuellement et obstinément renaissant.
Sachant ce qu’il y a d’injustice dans l’ordre établi, le partisan d’un monde meilleur, le rebelle, aimerait sans doute que le philosophe lui prêche la désobéissance. Comment en effet, se dit-il, peut-on changer cette société, la conduire vers plus de justice ou vers l’abolition des classes sociales et celle de l’Etat, si l’on continue d’obéir benoîtement aux gouvernements bourgeois ? L’instauration d’une autre société n’exige-t-elle pas l’insurrection contre ceux-ci ? A ceux qui raisonnent ainsi la philosophie politique d’Alain semble sans doute trop sage, trop modérée, précisément parce que son article premier est la résolution d’obéir. Elle est soupçonnée de servir au renforcement de l’ordre établi, ou au moins de se compromettre avec lui. Et sans doute celui qui imagine qu’il est préférable que l’exercice du pouvoir soit le fait de tel parti politique plutôt que de tel autre, ne pourra-t-il que constater avec déception et amertume qu’Alain n’est pas de son parti. Mais la vraie question que doit se poser le citoyen libre n’est nullement de savoir à quel parti il doit se vouer corps et âme. Plutôt qu’à celui-là se dévouer à celui-ci, fût-il révolutionnaire, c’est créer les conditions du fascisme, fût-il stalinien. La question politique la plus fondamentale, d’où dépend la sauvegarde de la liberté, est celle du libre exercice du jugement du citoyen sur le pouvoir. Le pouvoir n’en veut pas, il en a peur. Il faut par conséquent distinguer deux sortes d’obéissances : il y a primo l’obéissance soumise, qui avec les actes emporte les pensées de celui qui exécute les ordres, lequel par conséquent n’élèvera aucune objection le jour où on lui demandera de dénoncer ses parents parce qu’ils ne sont pas tout à fait convaincus de la divinité du chef, ou ses voisins parce qu’ils sont juifs ou bourgeois. Il y a secundo l’obéissance insoumise, celle qui n’accorde les actes que pour mieux refuser les pensées, dont le pouvoir sait et sent la défiance et le doute, le contrôle qu’elle exerce sur lui, celle de qui le pouvoir se sent jugé. Il est par là empêché de se croire, ce qui est le commencement de la sagesse, car il est par elle contraint à entretenir lui-même sur ses propres décisions la défiance et le doute, qui le gardent des abus dans lesquels le feraient verser les approbations et les acclamations.
Le citoyen est jaloux de sa liberté, et il a raison sans aucun doute. Mais s’il pense que sa liberté sera mieux défendue par tel parti que par tel autre, il se méprend lourdement. Il n’y a pas de parti meilleur qu’un autre. La politique d’Alain prend à contre-pied toute politique partisane. Elle est certes partisane de la justice et de la liberté ; elle se reconnaît assurément davantage dans la gauche politique française que dans la droite. Pourtant il y a quelque chose qu’elle ne donnera jamais, même au parti dont le discours lui procurerait la plus entière satisfaction, c’est une adhésion. Car il n’y a pas deux sortes de pouvoirs. Une philosophie qui distingue deux sortes de pouvoirs refuse qu’il y ait deux sortes d’obéissances et demande toujours pour l’un la soumission qu’elle refuse à l’autre. Elle prétend opposer aux mauvais pouvoirs la rébellion et devoir accorder aux bons pouvoirs le respect et l’amour. Mais les pouvoirs ne sont ni bons ni mauvais. C’est pourquoi inversement la seule distinction qui vaille pour sauvegarder la liberté est celle des deux obéissances. Les pouvoirs sont tous les mêmes, tous sont absolus et tous sont militaires.
Il est vain de discuter de l’obéissance, car on n’a pas le choix de la refuser. Si elle ne peut être obtenue de plein gré, elle le sera de force. Car aucune entreprise ne pourrait réussir si ceux qui doivent la mener s’amusaient d’abord à juger et à discuter les ordres. De toutes les entreprises celle de la guerre est celle qui tolère le moins la désobéissance. Les subordonnés obéissent au doigt et à l’œil, je veux dire qu’ils obéissent sans délai et sans murmure à la parole et au signal. Le commandant ne peut accepter les ébauches d’insubordination. Dès qu’il sent la moindre velléité de discuter son ordre, sa mission est de forcer l’obéissance. Et bien naturellement, parce qu’un mal est comparé à un autre et que des deux on choisit toujours le moindre, la menace qui fait taire les murmures et qui écarte tout délai est nécessairement la menace de mort. L’ennemi profiterait de la moindre désobéissance : il ne peut être question dans ces conditions de la punir seulement d’une corvée, ni même de quelques jours de prison. Et la menace doit être suivie d’effet, la peine suprême doit être appliquée à l’insubordination et l’officier sait très bien sortir son revolver et le pointer vers le récalcitrant. Il sait très bien commander le feu du peloton d’exécution devant lequel il a aligné les mutins ou supposés tels. Les âmes sensibles s’élèvent contre ces méthodes brutales : leurs protestations sont déplacées, ce sont des esprits faibles, qui ne savent pas dire non quand il le faut. Ce qu’il faut refuser, c’est la guerre. Quand au contraire on l’a admise, il n’est plus temps de protester contre ses conséquences. On avait le loisir d’être humain et juste en s’opposant au bellicisme, en parlant et en agissant contre la guerre quand elle n’était pas encore déclarée. Il faut savoir que si l’on en est complice, on est complice aussi des exécutions sommaires.
Mais on n’est pas toujours en guerre, objectera-t-on. C’est naïveté ! Tout pouvoir, à quel niveau qu’il se situe, à quelle époque qu’on soit, est toujours en guerre. Que l’on confectionne des vêtements, que l’on pêche la morue ou que l’on retraite les produits de la fission nucléaire, l’accord que les exécutants donnent à l’action est nécessaire. Le chef d’atelier, le patron pêcheur ou l’ingénieur ne peuvent un seul moment tolérer le refus ni même l’hésitation. L’un est en guerre contre la concurrence, le second contre la mer, le troisième contre la radioactivité. Le danger est peut-être moins sensible qu’au front, il est cependant tout aussi réel. Au moindre flottement le chef fera sentir qu’il est le chef, c’est-à-dire qu’il dispose de moyens d’obtenir l’obéissance qui tarde à venir. Suspension, mise à pied, licenciement sont les peines prévues par le code du travail pour réprimer les fautes graves. Tout pouvoir est par essence conduit à obtenir par la force l’obéissance qui ne lui est pas accordée de bon gré. Un citoyen doit être conscient que de telles relations de subordination et de hiérarchie sont aussi nécessaires pour se protéger de l’injustice que pour se protéger de l’ennemi. Elles constituent certes une machine sans aucun égard pour les hommes, mais bien préférable dans tous les cas à son absence.
Non seulement il est de la nature du pouvoir d’exiger l’obéissance par tous les moyens, mais il est aussi de son essence d’exiger la même obéissance à ses ordres les plus injustifiables. Le pouvoir n’est pas seulement absolu et militaire, il est aussi fasciste de nature. Les partisans du fascisme ne veulent qu’une chose : l’ordre, parce qu’ils veulent que toute entreprise de l’Etat soit conduite à sa réussite et ils croient que cela sera possible si tout le monde obéit au chef suprême comme sur le champ de bataille. Le fascisme se revêt volontiers, quoique pas toujours, d’uniformes militaires avec bottes et casquette. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne rêve que d’en découdre avec les puissances étrangères, mais que toute entreprise, que ce soit de filature, de pêche ou de retraitement nucléaire exige une discipline militaire. L’ouvrier de filature, le matelot pêcheur, le technicien du retraitement doivent se plier à la discipline comme s’ils étaient au front. Le partisan du fascisme s’imagine que tout ira mieux si le pays est commandé militairement. Mais il ne voit pas que le pouvoir qui n’a de comptes à rendre à personne divague bientôt et prend des décisions extravagantes et criminelles auxquelles il exige la même rigoureuse obéissance. Il ne faut pas en chercher la raison ailleurs que dans la constitution de l’homme. Il n’y a pas d’un côté des méchants qui commanderaient des injustices, et de l’autre des bons qui, nantis d’un pouvoir absolu, ne donneraient jamais que des ordres justes. Tout homme dont le pouvoir échappe au contrôle est du même coup un homme dont les passions échappent au contrôle. Même s’il imagine encore servir la justice, il la subordonne en réalité à ses peurs, à ses colères, à ses haines, etc.
Y a-t-il une seule raison de préférer les passions de Staline à celle de Hitler ? Staline a peur de Trotski, il craint les cadres expérimentés du parti communiste, il se méfie des intellectuels marxistes. Il les écarte des instances dirigeantes, les exile dans des postes lointains, leur fait de faux procès et les envoie en Sibérie ou les exécute. " L’homme puissant se croit lui-même ", il est paranoïaque : les applaudissements et les approbations l’entretiennent dans son délire. Les exemples historiques abondent, il n’est nul besoin que je les multiplie. Ils n’autorisent pas à croire que Trotski à la place de Staline n’aurait pas commis de semblables abus. Le remède au fascisme n’est pas de placer au gouvernement tel homme plutôt que tel autre. Il faut un chef, soit, mais il faut aussi des citoyens vigilants. Si le rôle des citoyens s’achevait dans l’élection d’un chef, le pire des gouvernements serait toujours sûr. C’est pourquoi, quand bien même ils ont choisi ce chef de préférence à un autre, parce qu’il leur a semblé moins mauvais voire meilleur, ils ont encore la responsabilité de s’opposer à ses débordements. " Il faut comprendre ; il faut circonscrire ; il faut limiter, contrôler, surveiller, juger ces terribles pouvoirs ". Les citoyens ont le devoir de ne pas laisser le chef agir à sa guise. Mais comment peuvent-ils l’en empêcher s’ils lui obéissent militairement ?
" Il leur reste l’opinion ". Il n’est pas pertinent ici d’opposer l’opinion au savoir : l’auteur ne parle pas du statut gnoséologique d’une doctrine par rapport à une autre, comme du géocentrisme par rapport à l’héliocentrisme. Si je dis que le soleil tourne autour de la terre parce que tout le monde le dit, je suis un sot. Si je le dis parce que tous les matins je le vois à l’est et tous les soirs à l’ouest, c’est déjà mieux. Mais si je dis que la terre tourne autour du soleil parce que Galilée l’a dit, je suis un sot. Si je le dis parce que j’observe dans le ciel d’autres centres autour desquels tournent certains corps et parce que cette hypothèse simplifie mes calculs, c’est beaucoup mieux. L’opinion est l’acte de la pensée qui forme un jugement, ce qui s’appelle juger ou opiner. Elle est donc en l’occurrence cet acte par lequel les citoyens jugent le pouvoir. Elle peut être bien fondée comme mal fondée ; ce qui importe ici est seulement que les citoyens n’y renoncent à aucun prix. Opiner c’est se prononcer avec des arguments. Il appartient à l’esprit de ne se prononcer que fondé à le faire : " L’esprit ne doit jamais obéissance ". Les citoyens ne sont pas des moutons : je ne veux pas dire qu’ils peuvent divaguer hors des pâtures définies par le berger et jouer à cache-cache avec ses chiens, mais que, si obéissants qu’ils soient, il leur revient de former un jugement. Il revient aux citoyens de former un jugement sur la moindre décision, par exemple l’éviction d’un rival par le chef. Former un jugement sur sa mise à l’écart est la meilleure garantie qu’il ne sera pas injustement exilé. Former un jugement sur son exil est la meilleure garantie qu’il ne sera pas injustement accusé. Former un jugement sur son accusation est la seule garantie qu’il ne sera pas injustement exécuté. Former un jugement sur son exécution... c’est trop tard.
Ce qui est à redouter plus que tout autre chose c’est que les citoyens renoncent à leur jugement pour le plaisir d’être d’accord avec le chef. Car du plaisir d’avoir un chef avec lequel ils sont d’accord, ils passent insensiblement au plaisir d’être d’accord avec le chef qu’ils se sont choisi. Le libre jugement cède la place à l’esprit partisan. Parce que le chef est celui pour lequel j’ai voté, je renonce à la critique, je trahis l’esprit. Bien sincèrement et bien généreusement je suis partisan de la justice et de la liberté. On me dit que tel parti est celui de la justice et de la liberté. Peut-être se nomme-t-il lui-même Parti de la justice et de la liberté. Vraisemblablement son chef pose-t-il au partisan incorruptible de la justice et de la liberté. J’ai même des preuves que dans de nombreuses circonstances il en a été le serviteur impeccable. Et quand bien même je ne suis pas un naïf et juge sur pièces, le risque subsiste encore que je tienne le passé pour une garantie de l’avenir. Les citoyens doivent au contraire refuser par principe leur jugement au chef, je veux dire par principe s’en défier, le soupçonner, lui demander des comptes. La première chose qui importe politiquement est que l’obéissance n’emporte pas le jugement.
Si bon citoyen qu’on soit, si partisan de l’ordre, si rigoureux exécutant des ordres, on n’a rien de plus à donner au pouvoir que ses actes. Il faut lui refuser tout le reste, c’est-à-dire son jugement. Le chef qui prononce un discours pour formuler des propositions justes ne remplit que sa tâche. C’est ce que font aussi l’ouvrier de la filature, le pêcheur de morues et le technicien du retraitement. Y a-t-il lieu de les en applaudir, de leur lancer des hourras et des bravos, de les couvrir de fleurs ? La réponse va de soi. Pourquoi ne s’en tient-on pas à la rigoureuse obéissance à l’égard du chef ? On l’acclame, on l’approuve, on l’aime. Et lui ne se prive certes pas de ces tournées provinciales, de ces bains de foule, de ces meetings enthousiastes, où son apparition bien préparée déchaîne les hurlements de joie, où son nom est scandé par des milliers de voix, où son discours fait péter les applaudimètres. Il faut le dire tout net : ces pratiques sont antirépublicaines. La différence entre le chapiteau de la porte de Bercy et le stade de Nuremberg est de degré, non de nature. Par une pente toute naturelle les citoyens abandonnent leur jugement et glissent à l’amour et à l’adoration du chef. C’est qu’il y a une facilité et même un bonheur à se fondre dans une communion avec des milliers d’autres, ce qui ne se peut faire qu’autour de lui. Ce n’est pas seulement dans une circonstance particulièrement périlleuse que l’union est sacrée, elle l’est toujours et comme par définition.
Le civisme est difficile parce qu’il exige qu’on se prive soi-même de ce bonheur. Il n’y a donc pas que l’obéissance qui soit civique, il y a aussi la résistance. Il est civique d’exécuter les ordres donnés, il est civique aussi de contrôler les donneurs d’ordre. S’il était possible que le fascisme fût choisi, il n’y aurait pas d’incohérence à se faire mouton. Mais c’est incompatible avec la citoyenneté. Etre un vrai citoyen ça n’est assurément pas seulement se rendre aux urnes quand on n’y est invité. Choisir un bulletin de préférence à un autre de temps en temps, il le faut puisqu’on a besoin d’un chef. Mais le rapport au chef ne se limite pas à l’obéissance. Il implique aussi, dans le cadre de la citoyenneté, une inflexibilité d’esprit pour rapporter toujours à son propre jugement les décisions du chef. Il implique qu’on doute non par mauvais esprit, mais par système, de ses intentions réelles et de la valeur des arguments avancés. Le gouvernement affirme qu’il ne veut qu’accroître la sécurité des citoyens : ceux-ci doivent se demander s’il ne veut pas tout au contraire limiter leurs libertés. Il affirme qu’il ne veut qu’accroître l’égalité devant l’impôt : il faut se demander s’il ne veut pas tout au contraire alourdir la charge de ceux qui vivent de leur travail. Il affirme qu’il veut un ordre international conforme à la justice : il faut se demander à quelles formes nouvelles d’exploitation il veut soumettre les pays pauvres, etc.
Les citoyens se doivent à eux-mêmes d’exercer le contrôle le plus intransigeant sur les actes du gouvernement : sont-ils conformes aux orientations sur lesquelles il s’est fait élire ? Mais il faut redouter plus encore que par ses discours il ne cherche à convaincre avec des arguments douteux de la nécessité d’actes nouveaux nullement conformes aux volontés des électeurs. Des gouvernements élus sur un programme de paix et qui en quelques mois, si ce n’est en quelques semaines, tournent le dos à leurs engagements, cela s’est vu. Mais ils ne l’ont pas fait sans discours pour convaincre que la situation avait évolué, qu’il était intervenu des faits nouveaux, que tout le monde avait sous-estimé la position de l’adversaire, que celui-ci avait machiavéliquement dissimulé ses intentions, etc. : les mauvaises raisons ne manquent jamais de faire le contraire de ce qu’on avait promis. Il convient donc que les citoyens soient particulièrement attentifs aux discours des gouvernants, qu’ils exercent contre eux la critique la plus malveillante, par principe. Soupçonner le gouvernement d’une intention de tromperie n’est nullement excessif, car la tromperie s’est trop souvent vue. Le citoyen aurait tort de laisser cette initiative à ses représentants, car ceux-ci n’exerceront leur critique sur le gouvernement que s’ils y sont poussés par leurs électeurs. Dès lors que " le citoyen chasseur à pied " exerce vraiment son droit de contrôle, les intermédiaires exercent aussi le leur et le pouvoir se sait jugé.
Un épisode politique aussi honteux que l’affaire Dreyfus n’a été possible que parce que ce contrôle ne s’exerçait pas. Les citoyens croyaient les députés, les députés croyaient le gouvernement, le gouvernement croyait l’Etat-major et personne ne pouvait croire au crime commis par les pouvoirs. Zola a réveillé brutalement une conscience civique endormie paisiblement dans sa confiance à l’égard des pouvoirs de la République. Son article de l’Aurore a constitué un acte fondateur des mœurs civiques, car dans sa foulée ont pris naissance d’innombrables initiatives pour réclamer la vérité et la punition des coupables. Cette défiance à l’encontre des pouvoirs est l’origine des Universités populaires et de la Ligue des droits de l’homme. Tout homme a ses passions et nul ne cesse d’en ressentir lorsqu’il accède à l’Etat-major ou au gouvernement ; il y a même tout lieu de penser qu’avec les moyens de les satisfaire le pouvoir lui en donne aussi un désir décuplé. Il ne parvient pas à ces places sans y être poussé par l’ambition, sans en avoir écarté des rivaux, sans avoir des vengeances à exercer. C’est trop se croire, ou comme on dirait plus volontiers aujourd’hui : c’est s’y croire, c’est-à-dire croire exactement qu’on est parvenu à une position si élevée qu’on a plus à redouter aucun contrôle. Il n’y a rien de plus urgent que de donner tort à cette espérance.
Alain nomme lui-même " radicale " sa philosophie politique. Pour comprendre ce qualificatif il faut assurément remonter à cette fraction des républicains qui réclamaient l’application sans délai et sans concession du programme politique de la République. Ils s’opposaient aux modérés peu pressés de donner satisfaction à leurs électeurs, enclins au compromis, voire aux compromissions. De cette fraction militante des républicains était issu le Parti radical ainsi nommé parce qu’il était partisan de l’application radicale du programme de Belleville (1869). Alain se reconnaît dans ce parti dans la mesure où il affirme la validité du suffrage populaire, la laïcité de la société, et les libertés individuelles. Cependant le philosophe assurément n’est pas radical dans le sens partisan du terme. Ce qu’il affirme dans ces pages c’est la volonté d’un esprit irréductible, c’est-à-dire d’un esprit qui ne répond pas à la demande de respect formulé par les pouvoirs, qui ne se rend pas plus à la séduction qu’à la menace, qui reste radicalement libre parce qu’il l’est par sa racine.
Propos du 20 mai 1928 (Propos sur les pouvoirs, p. 175).
Deux sortes d’ordres peuvent être opposés l’un à l’autre. L’un subordonne le corps à l’esprit, l’autre l’esprit au corps. Lequel des deux règne dans notre société ? Hélas ! Ce n’est pas celui qu’il faudrait, l’inférieur usurpe le commandement au supérieur. Sans doute faut-il que les ventres soient pleins, que les casseroles chauffent, que les cuisiniers fassent leur marché et par conséquent que l’intendant organise tout. Mais, si cet ordre-là est nécessaire, il ne doit pourtant pas se prendre pour le tout. Car cet ordre-là ne laisse encore aucune place à Phidias et à Michel-Ange. Il ne distingue pas la société humaine de la fourmilière, de la ruche, de la termitière. Il y a donc au-dessus de l’intendance et au-dessus de la société elle-même une autre valeur, le vrai Dieu qui est l’esprit. Sans nier la nécessité de manger, il ne doit pourtant pas s’effacer devant elle, il doit imposer un ordre dans lequel lui est reconnue la place supérieure.
L’idée de faire de la société un dieu ne peut surprendre que si l’on part d’une conception théologique, dans les termes de laquelle on conçoit un être transcendant et spirituel. Eu égard à la tentation de faire de la société un dieu, cette conception est heureuse parce qu’elle en détourne. A cet égard on doit remercier le christianisme qui, bon gré mal gré, a néanmoins hérité de Jésus la distinction de ce qui revient à César et de ce qui revient à Dieu : " Mon royaume n’est pas de ce monde ". Cependant si l’on part de la considération de l’ordre politique, on se rend compte que cette tentation est forte. Celui-ci non seulement s’impose, ce qui n’est que nécessité, mais en outre il prétend au respect et à l’amour. Pharaon n’est pas seulement roi de la haute et de la basse Egypte, il est aussi le Dieu vivant, le Dieu présent parmi ses sujets, le fils d’Amon, qui retournera auprès de son père. Il est délégué par lui pour administrer le royaume, et il dispose dans ce but d’une classe d’administrateurs, à laquelle appartiennent les récoltes et qui n’est autre que le clergé d’Amon. Parce qu’elle tient la richesse du pays, sa puissance est immense et l’hérésie est à peine imaginable. C’est pourquoi l’idée d’un nouveau Dieu, situé au-delà des récoltes de blé, placé au-dessus de la société et en tout cas du clergé, un dieu transcendant et spirituel, n’a tenu que le temps du règne de Akhenaton, qui lui-même n’a tenu qu’aussi longtemps que les intrigues du clergé d’Amon n’en sont pas venues à bout. L’empereur du Japon est lui aussi un Dieu vivant, et il est adoré comme tel par ses sujets. Le militarisme japonais a bien pu s’écrouler, de grandes villes du pays ont bien pu être instantanément détruites par les bombes atomiques, l’économie et les forces vives de la nation ont bien pu être saignées à blanc, l’empereur est resté et il est demeuré Dieu. Ce n’est pas du folklore. L’empereur est la clé de voûte de la société japonaise et son symbole, il est l’expression visible de l’appartenance de chaque japonais a un ordre auquel il est entièrement soumis.
Mais on aurait tort de penser que la divinisation de la société n’existe ou n’est un risque que lorsqu’un monarque et divinisé. Même sans têtes couronnées le risque peut-être grand. La question est celle du rapport de l’homme à la société. La société est-elle un moyen au service de l’homme, ou bien est-ce inversement l’homme qui est un moyen au service de la société ? L’activité de la société est-elle la condition de l’épanouissement des hommes, ou bien est-ce inversement l’activité des hommes qui est la condition de l’épanouissement de la société ? Il est clair qu’il y a là une alternative entre deux conceptions de l’ordre, dont l’une est l’image inversée de l’autre. Milan Kundera note dans la Plaisanterie que si les sociétés socialistes exaltaient la première dans les mots, elles mettaient en œuvre la seconde dans les actes. Officiellement placées sous l’idéal du développement de la personnalité individuelle, elles demandaient pourtant tous les jours au citoyen de se sacrifier au bénéfice de la collectivité. Pour avancer dans l’examen de cette question il faut examiner quelle est dans la société la place relative qui est accordée à ce qui est déclaré inutile. Les mathématiques pures sont inutiles, la philosophie est inutile, la sculpture, le roman, la musique et tous les arts sont bien évidemment inutiles.
Une société peut imaginer d’encadrer l’activité des artistes et des intellectuels dans des limites et avec une direction qui la rende utile socialement ; elle peut aussi envisager de les laisser crever tout simplement. Il y a des sociétés dans lesquelles l’activité des artistes est sévèrement contrôlée. L’exercice d’une profession artistique et la possibilité de gagner sa vie y suppose l’enregistrement dans une Association, celle des sculpteurs par exemple, ou celle des romanciers ou des cinéastes, etc. mais cette Association, loin d’être autonome, est en fait une antenne policière, parce que son président et son bureau même ne peuvent être désignés qu’avec l’accord du pouvoir politique. Le créateur qui chercherait dans ces conditions à travailler librement serait automatiquement soumis à des sanctions et, s’il persiste, exclu de l’Association, c’est-à-dire empêché de travailler, condamné à mourir de faim. Dans d’autres sociétés c’est le marché qui joue le même rôle. Chaque artiste y est totalement libre de créer ce qu’il veut, comme il le veut, et en même temps chaque mécène est totalement libre d’acheter ce qu’il veut à qui il le veut. Dans ce système aucune sanction n’est imaginable, il n’y a aucune autorité qui puisse en décider, et si l’artiste meurt de faim, il ne s’y trouve condamné que par la loi du libre marché. Tel fut le sort de Monet, celui de Modigliani, et c’est encore celui de beaucoup d’autres artistes. Ce libre jeu des acteurs d’un marché, ce libre fonctionnement de la loi de l’offre et de la demande, est un autre moyen, indirect mais puissant, de contrôler l’activité des artistes. Celui qui n’est pas dans la norme ne survit tout simplement pas. Il est même souvent conduit, pour des raisons alimentaires, à produire des œuvres qu’il reniera s’il a le loisir de faire ultérieurement ce qu’il veut. Bien des chanteurs, bien des cinéastes reconnaissent passer sous les fourches caudines des producteurs. Cette seconde solution est celle de la société joliment dite libérale, l’autre celle de la société autoritaire, dans ses variantes fasciste ou stalinienne.
En fait il ne faut pas s’attendre à pouvoir distinguer deux sortes de sociétés, l’une haïssable où l’épanouissement des hommes serait impossible, parce que subordonné à celui de la société, tandis que l’autre inversement serait une sorte de paradis où tous les moyens seraient mis au service de l’épanouissement des hommes pris comme fin. Cette deuxième sorte de société n’existe nulle part ; et partout existe la première, qui n’est pas aussi unilatéralement haïssable que je viens de la définir. Car ce qui existe partout, sous des formes variables, c’est une lutte visant à transformer la première dans la seconde.
Tout au long du Propos revient l’exemple du sculpteur : Phidias et Michel-Ange sont explicitement nommés. Et certes ces deux artistes peuvent être tenus comme deux sommets dans l’histoire spirituelle de l’humanité. Leur deux noms sont retenus même dans ces livres qui parlent avant tout de batailles et de royaumes, où les rois et leurs capitaines sont les figures principales. Le premier (490-430) est le plus célèbre représentant de l’art classique grec du Ve siècle. Si la plupart des statues qu’il a réalisées ont disparu, on sait qu’il a été le maître d’œuvre du chantier de l’Acropole, et que les frontons et les frises du Parthénon sont de son atelier, voire quelquefois de sa main. Quoique Alain n’en parle pas, je mentionne pour le parallèle avec Michel-Ange que son activité productrice a été entravée par des tracas politico-judiciaires : le grand chantier athénien n’avait pu lui être attribué que comme une commande politique, son sort était lié à celui de Périclès et les ennemis de celui-ci ne se sont pas fait faute de l’accuser d’avoir détourné de l’or et de l’ivoire, de l’accuser d’impiété et de le faire condamner à l’exil. Quant au florentin (1475-1564), lui aussi principalement sculpteur, il est le plus grand artiste de la Renaissance et ses statues sont bien connues : Piéta de la basilique Saint-Pierre, David de l’Académie, tombeau de Jules II, chapelle funéraire des Médicis, etc. Il a en outre été un certain nombre d’années le maître d’œuvre du chantier de Saint-Pierre et les grands traits de la fameuse basilique sont ceux qu’il lui a donnés. Si les procès et condamnations politiques lui ont été épargnées, il n’en demeure pas moins que les soucis n’ont pas manqué pour entraver son travail : le projet qu’il avait conçu pour la sépulture de Jules II della Rovere a subi du fait de ses commanditaires, les héritiers du défunt pape, des révisions successives le contraignant à autant d’éliminations. D’un immense monument avec plusieurs douzaines de personnages il a été ramené par étapes successives à quelques statues, dont la seule qu’il lui a été permis d’achever est la figure de Moïse : ce qu’il a vécu comme le tragique échec de sa vie.
Phidias bien qu’il puisse être loué de la vérité anatomique et de la fidélité de ses représentations, qualités qui ne se retrouveront pas avant la Renaissance chez Donatello, mérite encore davantage cependant d’être remarqué pour l’expression dans son travail d’une pensée élevée, spirituelle et civique. Michel-Ange après des siècles de sculpture médiévale et par-dessus l’héritage de Donatello a renoué directement avec l’antique, et soumis l’ensemble de ses projets à une philosophie néoplatonicienne, elle aussi idéaliste et politique. Sans pousser excessivement l’analogie entre les deux sculpteurs, il est cependant légitime de relever que dans les deux cas une activité artistique d’une haute spiritualité s’est heurtée à de basses considérations pécuniaires. L’un comme l’autre ont été châtiés de vouloir trop dépenser. Avec le recul nul ne peut douter qu’il aurait été beau de permettre à ces deux artistes d’exprimer totalement leur génie, au plus grand bénéfice spirituel de l’humanité, au lieu d’en entraver misérablement le déploiement.
Il ne faudrait pourtant pas croire que les arts sont la préoccupation de ce Propos. La sculpture ne doit être entendue ici que comme l’image de l’activité spirituelle de l’homme considérée en général. Elle se déploie dans toutes sortes de domaines et elle constitue une dimension interne à la vie de chaque homme. L’un est sculpteur sans doute, l’autre est mathématicien, etc. mais surtout chacun dans son activité propre en même temps qu’il vise un but professionnel et, si ceci n’est pas possible, en même temps qu’il vise un divertissement, cherche à donner à son existence une dimension d’esprit. Tout le monde n’est pas Phidias ou Michel-Ange, mais personne ne se satisfait d’une vie animale, entièrement soumise aux besoins du ventre. Le mieux est évidemment que l’on puisse trouver dans l’exercice de son métier non seulement les moyens de sa subsistance mais aussi du même coup un plaisir intellectuel. Le travail ne devient d’ailleurs incompatible avec ce dernier que depuis qu’il est divisé, fragmenté, parcellisé à l’extrême, comme c’est le cas avec la taylorisation. Si l’épanouissement personnel ne peut pas être obtenu dans la pratique professionnelle, il sera recherché en dehors d’elle, dans des activités de loisir. Par substitution seulement ce sont-elles qui assureront l’aboutissement d’une recherche intellectuelle, artistique ou religieuse. Mais elles n’y parviendront qu’avec un succès mitigé si l’ordre, tel qu’il est conçu dans cette société, leur fait entrave. Or effectivement il est ordinaire dans une société quelconque que l’épanouissement des hommes soit rendu sinon impossible par l’exclusivité, du moins difficile par la priorité accordée aux tâches de subsistance.
L’exemple de la cuisine, à travers un certain nombre de termes (cuisine, cuisiniers, marmiton, casseroles) est repris d’un bout à l’autre du Propos. Sans doute, sorti de son contexte propre, le mot cuisine reçoit-il souvent un emploi péjoratif. C’est évidemment le cas dans le vocabulaire politique, lorsque par exemple on parle de cuisine électorale. Il ne fait aucun doute que ça n’est pas pour désigner les règles qui permettent d’obtenir un résultat honnête, à moins que l’on entende par là le résultat conforme aux intérêts du chef ! Cependant Alain n’a en-tête aucune manœuvre illicite lorsqu’il parle de la cuisine. L’évocation de Platon dans la politique d’Alain comme dans toute son œuvre, et tout particulièrement dans ce Propos, autorise à connoter avec précision le sens de cette image. En effet dans un dialogue bien connu (Gorgias, 464b-465c) Socrate parle de la cuisine. Ce n’est assurément pas pour se donner en gourmet le plaisir de saliver à l’énoncé de quelque recette savoureuse. Il s’y livre à une comparaison complexe, où interviennent un certain nombre de termes, entre lesquels s’établissent différents rapports. Ainsi y en a-t-il un entre la cuisine et la médecine, et un autre entre la rhétorique et, je dirai, une authentique philosophie politique. Mais aussi le premier rapport est l’image du second et la comparaison entre la médecine et la cuisine se double donc d’une autre entre la cuisine et la rhétorique, c’est à dire en quelque sorte la pratique politicienne démagogique.
Sur l’ensemble de ces termes s’applique ce raisonnement que les mathématiciens appellent le calcul de la quatrième proportionnelle. Socrate s’est lancé dans ce raisonnement afin de déterminer avec exactitude l’essence de la rhétorique. Il oppose à la médecine quelque chose qui prend l’apparence de l’art, une pratique qui ne vise plus la santé ou le bien, mais qui vise seulement l’agréable en flattant le plaisir. Le concept qu’il oppose à l’art est celui de flatterie, une pratique qui abuse délibérément des âmes naïves en se faisant prendre d’elles pour l’art qu’elle n’est pas. Elle ne produit que l’apparence d’une pratique utile, et en réalité elle est nuisible. Ainsi la pratique rhétorique, au lieu de faire une âme droite et forte, ne lui donne qu’une illusion de droiture et de force, au lieu de l’éduquer ou de la redresser vers le bien, dont elle n’a aucune connaissance ou aucun souci, elle la flatte pour son seul et unique profit. Aussi lorsque arrive le temps des épreuves cette âme se trouve-t-elle désarmée et vaincue. C’est comme si un athlète imaginait se préparer sérieusement aux jeux olympiques en mangeant tous les pots de confiture qui sont en haut de l’armoire de la grand-mère ! Au lieu de rééduquer le corps, avec tout ce que cela implique de pénible ou douloureux, en particulier pour un palais délicat, elle lui propose des mets délicieux, dont l’effet sur la santé risque fort d’être désastreux. Mais le flatteur a toutes ses chances. Qu’on appelle le médecin et le cuisinier devant un tribunal d’enfants, il est inutile de dire à qui le jugement donnera raison !
Ceci n’est pas une plaisanterie à laquelle Platon se livrerait gratuitement. Il est légitime d’interpréter ce qui est dit du médecin devant le tribunal d’enfants comme la métaphore du véritable politique, inspiré par la justice, qui à l’inverse de Périclès et de ses semblables démagogues propose des mesures qui ne font pas plaisir. Lorsqu’on est parvenu au terme de l’exposé de Socrate, la question se pose de comprendre pourquoi l’art qui se rapporte à l’âme est appelé politique. Puisque toute la métaphore repose sur le parallèle de l’âme et du corps, s’il est logique d’appeler physique ou somatique ce qui relève de ce dernier, la médecine, on pourrait s’attendre à trouver nommé complémentairement psychique ce qui relève de celle-là. Mais il appelle politique l’art qui se rapporte à l’âme. Il n’y a en effet d’homme sage, courageux, tempérant et juste finalement que dans ses rapports avec les autres hommes. Ces rapports ne sont pas seulement interindividuels, ils sont constitutifs de la Cité. Et ce qui est relatif à celle-ci est par définition politique. Il n’y a d’homme juste ou injuste que dans la Cité ; cette distinction n’a pas de sens en dehors d’elle. Sur le plan politique la flatterie c’est la démagogie. Ses conséquences ne sont rien de moins que de la destruction de l’Etat ou la perte de sa liberté. Inversement la pratique authentiquement politique de Socrate est d’éduquer les citoyens pour en faire des hommes libres vivant dans un Etat libre. Cela implique de donner satisfaction aux exigences de l’esprit autant qu’à celles du corps, à la recherche de la vérité autant qu’à celle de la subsistance. Mais qui d’autre que le philosophe peut se soucier de cela ?
Ces images platoniciennes sont sous-entendues dans l’exemple d’Alain. La cuisine semble s’appliquer à donner satisfaction aux besoins du corps, tout en négligeant assurément ceux de l’esprit qui ne sont pas de son ressort. Mais comme, loin de s’exercer parallèlement à l’authentique art politique qui vise à satisfaire les besoins de l’esprit, elle se substitue illégitimement à lui, elle s’exerce sans règle et tombe au niveau de la flatterie, c’est-à-dire de la démagogie. Le règne des intendants, parce qu’il n’est pas subordonné au gouvernement légitime de l’esprit, parce qu’il ne situe pas à leur exacte place les besoins du ventre, fait retomber l’ordre humain à un ordre de fourmis, d’abeilles, de termites. C’est aussi ce qui excuse la tentation à laquelle cède Platon se rendant en Sicile. Il faut en effet s’occuper de l’intendance, il faut donner satisfaction au ventre, il faut lui donner l’orange, la figue et le vin muscat ; et le philosophe ne dédaigne pas de régler ce genre de questions. Pour y parvenir cependant il devrait descendre aux cuisines, afin de les transformer en officine médicale. Ce serait nettoyer les écuries d’Augias ! Peut-être n’est-il pas trop malheureux que le tyran Denys lui ait épargné cette peine en l’expulsant de ses Etats... " Plutôt qu’on nomme roi le meilleur Marmiton, mais qu’il n’essaie pas de nous faire baiser la casserole ". L’image est forte, d’autant que les casseroles ont elles aussi un cul ! et montre l’abaissement de l’esprit lorsque l’art politique est réduit à l’intendance.
D’une certaine manière, estimera-t-on peut-être, les sages du moyen age voyaient le problème mieux que Platon. Ils s’extrayaient du monde et se soustrayaient à la nécessité de régler ses problèmes d’intendance. En entrant à l’abbaye les sages échappaient à la tâche quotidienne de se nourrir eux-mêmes, ainsi qu’une femme et des enfants. Ils n’avaient plus à s’occuper de nourriture, de vêtements, de logement. Ils envoyaient tout cela au diable ! Il leur restait alors seulement à élever leur âme, ce qu’ils faisaient par la pratique quotidienne de la prière, de la lecture et de l’écriture : car s’ils étaient bénédictins, ils passaient plusieurs heures de la journée à copier les précieux manuscrits qui leur étaient confiés, et entraient dans une sorte de conversation privée avec Aristote ou Saint-Augustin. Le prieur (en latin : prior), c’est-à-dire le supérieur de l’abbaye, gouvernait son petit monde en lui épargnant les tâches subalternes, renvoyées aux convers. Cependant les moines devaient assurer leur gouvernement pour ne pas le laisser aux frères convers, à qui il ne pouvait évidemment revenir, et tel était le rôle du chapitre. Il fallait bien que cette institution dirigeante prît la peine de discuter, ne fût-ce qu’en termes financiers, du " bouillon d’herbes ". Fallait-il par exemple accroître la superficie cultivée par les convers, ou fallait-il accroître le nombre de ceux-ci, fallait-il substituer une espèce d’herbe à une autre, fallait-il admonester le frère cuisinier, etc. ? Au moins lors de la réunion du chapitre fallait-il que les intellectuels prissent le souci des choses matérielles. Ils éprouvaient vraisemblablement le sentiment de s’abaisser à des préoccupations subalternes, lilliputiennes, le sentiment d’une usurpation de l’inférieur sur le supérieur. Ce n’était néanmoins rien de plus que faire la part du feu. Pendant des siècles les moines se sont sans doute très bien gouvernés.
Mais enfin leurs abbayes ne constituaient dans la société qu’une sorte d’îlots utopiques. Au-delà de leurs portes commençait un monde chaotique, où étaient niées les exigences de l’esprit. Ce n’était que dans les monastères qu’on avait le loisir de devenir artiste, mathématicien, inventeur, philosophe, etc. Au-delà de leurs portes ceux à qui cette chance n’était pas donnée, conscients cependant qu’ils n’étaient pas qu’un ventre, qu’ils avaient aussi une tête, travaillaient à défaire l’ordre social qui leur interdisait de déployer les capacités de celle-ci. En tous les temps, aussi bien aujourd’hui, avance souterrainement une révolution dont l’objet est de permettre aux exploités d’atteindre par de nouveaux rapports sociaux le plein développement de leur personne. L’aliénation, comme on peut le lire chez Marx, n’est pas seulement un phénomène qui touche de l’extérieur à la personne, en la privant des subsistances dont elle a besoin par la dépossession de sa propre force de travail ; c’est aussi un phénomène qui l’atteint à l’intérieur en réduisant sa force de travail à une toute petite partie d’elle-même, non pas même son corps à l’exclusion de son esprit, mais tel membre et tel muscle à l’exclusion de tous les autres dans un travail taylorisé. Au moment où une version restaurée des Temps modernes nous est proposée sur les grands écrans, je ne peux manquer l’occasion de dire combien est aigu le regard que Charles Chaplin porte sur l’usine. " Du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d’activités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut s’évader, il est chasseur, pêcheur, berger ou ‘critique critique’, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre " (l’Idéologie allemande, p.319). Si l’on trouvait trop triviale cette citation, voici en d’autres termes ce qu’elle signifie : " L’aliénation n’apparaît pas seulement dans le fait que mon moyen d’existence est celui d’autrui, que ce qui est mon désir est en la possession inaccessible d’un autre, mais également dans le fait que toute chose est elle-même autre qu’elle-même, que mon activité est autre, enfin - et ceci vaut aussi pour le capitaliste - que c’est la puissance inhumaine qui règne universellement " (Ebauche d’une critique de l’économie politique, p. 172). L’homme aliéné revendique alors une reconquête de sa personne entière pour avoir le droit et les moyens de satisfaire ses exigences spirituelles. Cet homme aliéné est électeur, membre du souverain et, comme dit Alain, " roi dans l’isoloir ". Que cherche-t-il par son vote ? Aussi maladroitement qu’on voudra l’affirmer, il revendique alors sa souveraineté d’esprit.
Propos du 10 décembre 1927 (Propos sur les pouvoirs, p. 335).
Dans les luttes qu’il mène contre la faim, contre la misère, contre les catastrophes naturelles et contre les ennemis de l’autre côté de la frontière le pouvoir a besoin de toute la force du pays, de la force de tous les hommes. Le plus évident est qu’il ne peut parvenir à vaincre à la guerre si tous ne sont pas derrière lui, si tous ne lui obéissent pas aveuglément, s’il n’existe pas dans ce moment-là ce qu’on a appelé depuis longtemps " l’union sacrée ". Mais le gouvernement est toujours en guerre : quand ce n’est pas contre ceux de l’autre côté, c’est contre les circonstances, qui sont forcément difficiles, et très évidemment c’est pour le plus grand bien de tous qu’il les appelle à serrer les rangs. C’est donc à juste titre qu’à tout moment il en appelle au rassemblement autour de lui. Les hommes ne peuvent pas être insensibles à cette proposition, car scandalisés par l’impuissance à laquelle les réduisent leurs divisions, lassés des querelles qui les font abandonner leurs objectifs avant même d’avoir mis en œuvre les moyens nécessaires à les atteindre, lassés des luttes intestines qui les détournent de la lutte contre les choses ou qui du moins entravent gravement son efficacité, ils sont heureux de répondre à l’appel à l’union qui leur est lancé par un chef audacieux. Enfin ! se disent-ils, nous allons terrasser l’ennemi, vaincre les catastrophes, la misère et la faim par la force de notre union. Cependant que voient-ils, quels résultats retirent-ils de leur rassemblement ? Autant demander ce qu’on peut attendre du renoncement à la libre critique, au libre jugement, à la libre pensée. Il faut le dire fermement, le seul résultat qu’on peut obtenir par là est le plus détestable des gouvernements, celui qui s’autorise des droits de l’union pour réprimer toute pensée libre et pour éliminer ceux qui s’y obstinent. L’union conduit au totalitarisme, c’est lui dont elle fait la force.
L’union a pourtant bonne réputation : c’est un très vieux proverbe en effet qui déclare que l’union fait la force. Et c’est à cette idée qu’on en revient dès lors qu’on se trouve mis par l’isolement en état d’infériorité et qu’on en appelle à ses alliés. Contre l’" ogre corse " se coalisent les autres puissances continentales sous la houlette de l’Angleterre. L’idée peut même revêtir une apparence assez belle, dans la mesure où elle se pare des couleurs de l’entraide. L’homme qui ne parvient pas à déplacer un arbre tombé en travers de son chemin peut toujours compter que son voisin lui apportera ses forces pour réussir à deux ce qui n’est pas possible tout seul. On peut même admirer que ce soit spontanément qu’il les offrira, rien qu’à la vue de la difficulté. Il est beau que ceux qui sont frères se rassemblent pour pousser d’un commun effort l’obstacle qui s’oppose à la réussite de l’un ou de l’autre. Or on est frère de bien des manières : on l’est par le sang, issu de la même mère ou du même père, mais on l’est aussi par le partage du même travail, comme l’équipage d’un bateau de pêche, regroupé sur lui-même autant qu’il est isolé du reste du monde. En outre qu’un navire apprenne qu’un autre est en difficulté, il abandonne son banc de poissons, voire ses filets, et se porte auprès de lui. Plus largement encore on est frère pour être issu de la même terre. C’est pourquoi la République française, après avoir affiché son attachement à la liberté et à l’égalité, a également inscrit dans sa devise le mot fraternité. Etant frères les Français doivent s’unir, assurément contre les envahisseurs, mais aussi bien contre les circonstances.
Cependant s’il est relativement aisé d’être fraternel quand les temps sont faciles, parce que personne n’a rien à demander à personne au-delà de la rituelle poignée de mains, on l’est moins spontanément dans les périodes noires, c’est-à-dire en fait lorsqu’il importe le plus de l’être. Le moindre sourire entrevu de loin risque de faire fuir, parce qu’il prélude à une demande de secours. On s’accorde universellement à reconnaître que l’union, facile lorsqu’elle est peu nécessaire, devient sacrée lorsqu’elle est difficile autant que nécessaire. Dans ces cas-là il est beau de s’unir. C’est à dire que tout le monde est appelé à placer l’intérêt de la communauté avant les siens propres, et même tellement au-dessus d’eux que toutes les oppositions, toutes les divergences de vue doivent être oubliées aussi longtemps que l’ennemi ou l’obstacle n’est pas vaincu. Sur l’autel de la patrie chacun est appelé à déposer ses biens, son sang et même sa vie. " Dans la guerre qui s’engage, la France (...) sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée, et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique ", déclarait Raymond Poincaré dans son message du 4 août 1914. Derrière la certitude affichée par le président de la République que tous ses concitoyens partagent les mêmes sentiments, derrière la proclamation de sa foi dans la fraternité et le patriotisme des Français, l’oreille exercée entend la menace à peine voilée de faire intervenir la maréchaussée contre quiconque oserait s’écarter du troupeau et manquer d’enthousiasme dans la conduite de la guerre. Il faut vaincre, sans doute, et à cet objectif unique tout doit être subordonné, tout doit même être sacrifié.
Qu’ont vu cependant ceux qui se sont ralliés au discours présidentiel ? Sont-ils convaincus après cinq années de souffrances, des destructions et des mutilations innombrables, des millions de morts, que c’était pour défendre le bien public que tout cela était nécessaire ? Peuvent-ils encore croire que tout cela justifiait l’union ? Le philosophe qui le 31 juillet 1914, le jour même de l’assassinat de Jean Jaurès, tentait encore de s’opposer à la guerre en y dénonçant " le massacre des meilleurs " (cf. le Propos de la Dépêche de Rouen daté de ce jour), a dû se sentir bien seul dans la liesse populaire de la mobilisation générale (le 1er août) et de la déclaration de guerre (le 3 août). Il voyait d’un œil critique, pour ne pas dire désespéré, l’union se mettre en marche vers l’horreur. Il ne faisait pas bon ces jours-là exprimer le moindre scepticisme à l’égard de l’union. Encore Poincaré n’était-il pas Bonaparte. Le soldat de 1914 se souvient du grognard de l’Empire. Entre soldats on se comprend : il a fallu tout quitter pour donner son sang à la patrie ; il a fallu renoncer à tous les biens du monde, femme, enfants, maison, récoltes, pour passer des années sur les chemins et dans la boue ; il a fallu affronter le feu, mais aussi le froid, la saleté et les poux. Et tout ça pour quoi ? Le grognard de l’Empire avait d’abord été le va-nu-pieds de l’an II. Il avait défendu la république à Valmy et ailleurs, il avait poursuivi les Autrichiens au-delà des frontières, en Italie avec le petit général Bonaparte. Il ne fallait ménager ni son temps ni sa peine, ni sa sueur ni son sang pour faire reconnaître le droit des Français de vivre comme ils l’entendaient. La République était une et indivisible : si elle garantissait à tous sa protection, réciproquement et fermement elle appelait aussi chacun à lui accorder la sienne. Tous devaient être derrière le général, et lorsque celui-ci se fit couronner, c’était forcément pour le bien public. Il fallait encore vaincre les coalitions. Vers ce but sacré il fallait tendre toutes ses forces dans une union sans faille. On ne peut anéantir les ennemis qui pressent à toutes les frontières s’il s’élève des voix discordantes, si certains traînent les pieds, si tous ne sont pas unis derrière le chef. " Je veux qu’on m’approuve, je veux qu’on m’aime ". Celui qui le veut le ne dit pas, mais tout dans ses actes le révèle.
C’est le portrait du totalitarisme, qui est aisément reconnaissable dans ces mots. Il apparaît lorsque le peuple réclame un pouvoir fort, lorsqu’il en a assez, légitimement, des pouvoirs faibles. Il est las des gouvernements du Directoire, dont le travail est sans cesse interrompu par des émeutes jacobines ou royalistes, par des coups d’Etat larvés ou rampants. Il veut en finir avec cette chienlit. Mais le peuple ne sait pas ce qu’est un pouvoir fort. Il ignore que ça implique des dogmes, c’est-à-dire une doctrine officielle, un credo, une théologie quelconque sous le nom de vérités scientifiques incontestables. Ça peut s’appeler le national-socialisme ou le socialisme scientifique peu importe, mais ça implique dans tous les cas que le citoyen redevenu mouton bêle avec les autres. Il est interdit d’émettre un son discordant, ou de bêler à contretemps, et aussi de ne pas bêler du tout. Celui que ses voisins n’entendent pas faire la preuve distinctement qu’il est bien pensant, quand bien même il n’a strictement rien dit, est un mouton noir. S’abstenir de participer à l’enthousiasme commun, ce n’est pas seulement être suspect, c’est déjà être coupable. Il faut alors une police omniprésente, qui regarde tout, qui écoute tout, qui lit tout, qui soupçonne tout... et qui peut tout. Elle réveille le suspect au petit jour et l’emmène vers une destination inconnue. Personne d’ailleurs ne cherche à la connaître. Nacht und Nebel ! Il faut des représentants non pas élus par la base, mais désignés par le sommet, honorés, décorés, pensionnés, titrés comme des courtisans. Leur seule fonction est de répondre aux ordres du chef, de se réunir quand il le leur demande, pour voter à l’unanimité les lois qu’il leur propose. Il faut des journaux qui écrivent sous le nom de vérité (en russe : Pravda) ce qu’il est bon que sache le peuple, ce qu’il est bon qu’il pense. Les journalistes n’ont pas à enquêter, ils n’ont pas à se documenter ailleurs qu’aux sources officielles, ils doivent être aux ordres du ministère de l’Intérieur, dont ils reçoivent leurs articles pré-écrits. Il faut des académies pour encadrer les romanciers, les musiciens, les peintres et les cinéastes, afin que les uns et les autres travaillent uniquement à la gloire du Guide (en italien : Duce, en allemand : Führer, etc.). Et même les physiciens et les biologistes, travaillent dans ce cadre, parce que les vérités qu’ils doivent établir ne sont vérités que pour autant qu’elles plaisent au Guide. Lyssenko raconte des sottises et il le sait très bien, mais ses travaux sont couronnés parce sa thèse a quelque connexion avec la dialectique telle qu’elle est imaginée par Staline !
Dans ce système sans porte ni fenêtres, où l’air est confiné, il n’y a pas de place pour le doute, pas de place pour la contestation. Avoir seulement une autre pensée que celle du chef est en soi criminel. Penser tout court est criminel. Celui qui prétend penser, par cela seul que penser se fait dans la solitude, est déjà dissident. En tant que tel il est surveillé par la police, poursuivi par la justice, mis au ban, envoyé au bagne, exilé à l’étranger et, dans les formes ou sans les formes, finalement assassiné. Cet idéal politique, avant même d’avoir été illustré comme tout le monde s’en souvient par le XXe siècle, a été inauguré par Bonaparte. Mais il faut se souvenir que celui-ci, pas plus que Mussolini, Hitler ou Staline n’est parvenu au pouvoir tout seul. C’est bien le peuple qui l’y a placé, par des voies diverses il est vrai, y compris celle du suffrage universel, mais toujours dans le rêve délirant de l’union. Dans l’union le peuple est monstrueux, semblable à cette calamité terrifiante subie par les Hébreux en Egypte et connue dans le livre de Job sous le nom de Léviathan. Mais cette fois le grand crocodile ou le grand hippopotame qui dévore le peuple n’est autre que le peuple lui-même. Dès qu’il se fait lui-même une masse obéissant au chef sans faille et sans murmure, comme le veut Hobbes, il soutient sans problème de conscience les politiques les plus criminelles, y compris l’extermination de masse.
Il n’y a qu’une seule chose qui puisse sauver du totalitarisme, c’est la pensée. Il n’y a qu’elle qui par essence puisse refuser de se tenir elle-même pour suspecte. Ce que la police et la justice de Bonaparte tenaient pour suspect, ce qu’écrasaient ces députés, ces journalistes et ces académiciens aux ordres, n’était rien d’autre que la pensée. C’est la pensée elle-même assurément qui divise, mais c’est elle qui par la division même sauve du totalitarisme. Il y a antagonisme entre les deux choses : le totalitarisme étouffe la pensée : la pensée divise la totalité. Ils sont naturellement ennemis l’un de l’autre. Celui qui de lui-même ne conçoit sa propre fonction que comme celle d’un exécutant, qui obéit sans état d’âme, qui seconde sans faille, sans hésitation et sans délai, renonce à la pensée. De l’obéissance à l’ordre de nettoyer la rue, il passe à l’obéissance à l’ordre de massacrer les suspects. " Nettoie-moi tout ça ", dit le colonel au lieutenant, qui met le feu aux maisons où il a enfermé femmes, enfants et vieillards. Le Guide pense et cela suffit à ceux qui croient en lui. Mais le Guide lui-même pense-t-il ? Penser, comme dit souvent Alain, c’est peser, c’est-à-dire opposer dans les deux plateaux d’une même balance les arguments qui pèsent dans un sens et ceux qui pèsent dans l’autre. Non seulement celui qui pense se sépare des autres, mais il se sépare du même coup de lui-même, se divisant pour penser. Le chef est ennemi de ses propres pensées par la même raison qu’il est ennemi des pensées des autres : il ne peut pas davantage que ceux qui obéissent donner à son action toute l’adhésion dont sa réussite a besoin, s’il ne s’y absorbe pas totalement, s’il ne remet pas à plus tard la réflexion qui pourrait l’en faire douter ou l’en détourner. De la même manière qu’à l’égard des autres, à l’égard de soi-même il doit afficher la certitude inébranlable. Il remet l’examen à plus tard, lorsque les circonstances seront moins pressantes. C’est à dire à jamais. Et au contraire penser c’est accueillir en soi les doutes, les hésitations, les arguments adverses. C’est donner de la consistance aux idées qui ne font pas spontanément plaisir. C’est former de soi-même dans son propre esprit la pensée de l’autre, " c’est donner audience, et c’est même donner force, aux pensées de n’importe qui ".
L’incitation à laisser ce qui divise, à exclure les pensées qui divisent pour ne retenir que celles qui rassemblent, même sans être inspirée d’aucun machiavélisme, ne peut engendrer qu’un renoncement à toute pensée. Si l’on s’y livre, tout autre objet de la pensée que l’union elle-même devient impossible. L’union fait la force, mais il devient impossible de penser l’union comme un moyen mis au service d’une fin, au service du peuple : elle devient le but même, la seule pensée. C’est manifestement la seule pensée du Guide, qui toujours accuse de complot, d’entente avec l’ennemi celui qui prétend penser. Si l’on était autorisé à s’interroger sur le but de l’union, l’un penserait le trouver dans la justice tandis que l’autre le trouverait dans la prospérité, choses qui ne sont pas toujours immédiatement compatibles. La question diviserait. Tous les êtres collectifs ont peur de la pensée. Cela n’est pas seulement vrai des peuples qui se donnent à un maître, ça l’est aussi de la moindre association. Si librement qu’elle se donne à elle-même ses statuts, si librement que ses adhérents se donnent à eux-mêmes leur but, elle se subordonne toutes leurs pensées. Que ce soit pour l’Eglise, pour le parti ou plus modestement pour le journal, ils renoncent à parler des " choses qui fâchent ", des questions sur lesquelles ils sont en désaccord, des actes qu’en conscience ils désapprouvent. Tel a bien pensé que cette décision était une erreur, mais il ne l’a pas dit, parce que ç’aurait été ouvrir une faille, dont auraient profité les ennemis de l’Eglise, du journal, ou du parti. Il a bien pensé par exemple qu’il était mauvais, par une nouvelle réglementation des scrutins, d’éliminer des assemblées élues la représentation des minorités, fussent-elles extrémistes. Il a peut-être même pensé qu’il était mauvais qu’une nouvelle majorité parlementaire confectionne une nouvelle loi électorale. Mais par discipline de parti il s’est abstenu de le dire dans le parti. Il l’a peut-être dit confidentiellement à sa femme, le lendemain, après le vote dans lequel il avait joint sa voix à celle de ses amis, parce que c’étaient ses amis et qu’il ne voulait pas les affaiblir devant leurs ennemis. " Toute vie politique va à devenir une vie militaire, si on la laisse aller ".
Ou alors s’il a élevé la voix dans la réunion de groupe, loin des oreilles adverses, s’il a affronté le risque d’être désigné comme le vilain petit canard, c’est parce qu’il était certain qu’en plaidant une autre décision il emporterait devant ses amis la conviction du plus grand nombre, devenant du même coup leur Guide, substituant son autorité à celle du précédent. Ce ne sont là cependant que des jeux politiciens, qui n’impliquent de la part de ceux qui s’y livrent aucune réelle conviction, mais seulement de l’opportunisme. Ce n’est pas parce qu’une idée est juste qu’ils la défendent, c’est uniquement parce qu’ils croient qu’elle l’emportera sur l’autre. Jamais ils ne défendent à l’inverse une idée qu’ils savent juste, s’ils la croient destinée à être battue. Ils sont loin de l’attitude du philosophe, telle qu’elle est illustrée par Socrate, qui déclare dans Gorgias (458a) qu’il est toujours " bien aise d’être réfuté ". Contrairement à eux le philosophe ne serait pas satisfait de ne réfuter la thèse des autres que parce qu’elle est mal défendue. On le voit donc dans Théétète reprendre la discussion de la philosophie empiriste en faisant lui-même parler Protagoras, qui en est le père, parce que le jeune géomètre ne lui a pas semblé l’illustrer avec assez de vigueur. Ou bien dans Phèdre après avoir entendu le jeune étudiant lui rapporter le discours de Lysias, il le refait, non sans honte de proférer de telle sottises, parce qu’il manque trop d’habileté. De même dans la République, après avoir expédié Thrasymaque, il reprend l’examen de la même doctrine quasi fasciste, mieux soutenue par les interventions intelligentes de Glaucon et d’Adimante. Il ne lui importe pas être applaudi, d’aller dans le sens de l’opinion, il veut avancer dans la recherche de la vérité, y compris en assumant les risques non seulement de celui qui ne prétend pas la connaître au début de la discussion, mais aussi de celui qui, se croyant assuré de la connaître, devrait admettre à la fin qu’il s’est trompé. Garder la face ou perdre la face n’est nullement pour lui une affaire : s’il s’est trompé, celui qui le détrompe est de ce fait même son bienfaiteur.
Contre le totalitarisme le dialogue platonicien est la plus radicale antidote. Socrate en effet n’avance jamais aucune proposition sans la soumettre à l’approbation de son interlocuteur. Un lecteur honnête peut s’étonner de bonne foi de la longueur des questions de Socrate et de la brièveté des réponses de son interlocuteur. Il peut être tenté d’y voir un faux dialogue, dont l’apparence masquerait un discours dogmatique. Et de fait ce n’est pas un entretien dans lequel deux personnes échangent leurs points de vue en toute égalité. Il n’est pas question de face-à-face entre le tenant de la philosophie X et celui de la philosophie Y, le meilleur des deux l’emportant, comme on le voit dans certaines œuvres philosophiques du XVIIe siècle (Descartes, Leibniz, Berkeley). Mais il y a ici d’un côté le philosophe qui sait ce qu’il cherche, qui se tourne vers lui et tend à s’en rapprocher, qui ne s’autorise cependant à avancer que pas à pas, chaque pas ne se faisant que sous le contrôle et avec l’approbation de l’autre. L’autre est ami ou ennemi, ami comme Phèdre ou ennemi comme Gorgias, mais dans tous les cas il est élevé au niveau d’une pensée sommée d’être libre et obligée de l’être du simple fait que la question qui lui est posée émane d’abord d’un esprit libre. Contre l’engloutissement de la pensée dans l’union derrière le chef, l’antidote socratique fait paraître le royaume invisible des esprits.
Il est vrai que cette exigence de l’esprit à l’égard de lui-même, cette exigence d’intelligibilité de l’intelligence à l’égard de ses propres propositions, se rencontre aussi bien chez le mathématicien, chez le physicien et n’importe quel homme de science. Pythagore ne se paye pas d’impressions ou de sentiments pour établir l’égalité du carré de l’hypoténuse avec la somme des carrés des deux autres côtés du triangle. Il n’avance que ce qu’il peut démontrer. De même si Galilée n’avait cherché qu’à plaire il n’aurait pas ruiné la physique aristotélicienne, il n’aurait pas avancé le principe d’inertie, qui exige que la pomme tombant du haut du mât d’un navire en marche ne s’écrase nulle part ailleurs qu’à son pied. C’est ce qu’il ne devine pas plus que les aristotéliciens, mais qu’il doit constater. Ou bien encore ce n’est pas pour son malin plaisir que Darwin soutient la théorie de la transformation des espèces, qu’il lui est aussi pénible qu’à tout autre de concevoir. Il l’énonce parce que l’expérience considérablement élargie par lui au-delà de ses limites antérieures lui fait obligation de rejeter la doctrine du fixisme associée à celle de la création et de trouver une autre explication. Chacun de ces trois hommes de science ne s’autorise à dire que ce que la plus haute exigence d’esprit, non pas l’autorise à dire, mais lui fait obligation de dire.
L’enjeu cependant de cette confrontation d’un esprit libre à un autre esprit libre, ou d’une libre confrontation de l’esprit à la nécessité, tant celle de la preuve démonstrative que celle de la preuve expérimentale, n’est pas premièrement de développer un vaste savoir. Il est premièrement d’assurer la liberté de l’esprit. Celle-ci n’aurait aucun sens dans le choix arbitraire entre deux idées, qui ne serait qu’un caprice finalement peu différent du tirage au sort. Elle est au contraire dans la reconnaissance d’une contrainte, ou d’une nécessité, de nature purement intellectuelle. Socrate, qui disait ne savoir qu’une seule chose, en l’occurrence qu’il ne savait rien, savait pourtant par là quelque chose de bien plus important que l’accumulation de tous les savoirs des sophistes. Ceux-ci savaient beaucoup de choses, ils étaient très savants, mais ils ne savaient rien avec la certitude qu’apporte la preuve. Ils étaient complaisants à l’égard de leur propre pensée, ils admettaient aisément ce qui leur faisait plaisir. Aussi ce qui importait au philosophe n’était pas tant d’accumuler un grand savoir contre leur faux savoir, mais d’avoir contre lui cette " petite lueur d’incrédulité ", cette vigilance qui empêche l’esprit de s’endormir et de s’abandonner aux délices empoisonnées de l’union.
Propos du 15 octobre 1907 (Propos sur les pouvoirs, p. 178).
Les Etats veillent à ne pas laisser entamer leur autorité. Ils veillent à l’exécution des lois, à ce que les ordres soient exécutés, et à ce que l’ordre règne. Contre eux s’élèvent sans cesse toutes sortes de tendances séditieuses. Le citoyen est toujours tenté par la désobéissance, et plus que cela par la remise en cause de l’autorité de l’Etat. Cette tendance peut quelquefois aller très loin et l’on voit épisodiquement dans les sociétés des agitations, des émeutes, des attentats qui visent à ébranler non seulement le pouvoir en place, mais le principe du pouvoir lui-même. Les noms sous lesquels sont identifiés ces mouvements varient selon les époques, selon les pays, et ils peuvent dans un autre contexte désigner quelque chose de tout à fait bénin. Il ne faut donc pas se laisser tromper par les mots. Ce qui est évoqué à la première ligne du Propos ne désigne rien de bénin. L’auteur se demande quelle est l’attitude la plus dangereuse non pour l’Etat exactement, mais pour les pouvoirs. Est-ce celle qui manipule à plaisir les drapeaux noirs et rouges, qui désobéit individuellement et collectivement, qui produit des actions telles que insurrections et attentats, qui donne la chair de poule aux bourgeois ? Ou est-ce celle d’un honnête citoyen, qui fait tout ce qu’on lui demande, mais qui n’engage jamais dans l’exécution de ce qui lui a été demandé autre chose que l’adhésion de son corps, refusant celle de son esprit ?
Il faut s’entendre sur ce que signifient dans le contexte français d’avant la guerre de 1914 les notions d’anarchiste et de socialiste. L’anarchiste, on ne le sait peut-être pas assez clairement, est partisan d’une doctrine politique qui refuse l’existence même de l’Etat. Et parce que celui-ci existe, il faut l’abolir. Dans ce but tous les moyens sont bons. Ils vont de la tricherie et de la feinte à l’égard de la loi, à l’action la plus violente contre les autorités, contre les institutions, contre toutes les puissances : politiques, financières, militaires, religieuses. L’anarchiste aime désobéir à la loi, non parce qu’il y trouve un avantage personnel, mais parce que, ce faisant, il désorganise l’Etat. Certes il ne va pas contre son intérêt quand il brave les règles sociales, mais la défense systématique de son intérêt personnel est pour lui une manière de ruiner le prétendu bien public, qui n’est à ses yeux en réalité que l’intérêt particulier de ses ennemis de classe. Si par exemple il fraude, c’est évidemment pour son avantage, mais celui-ci n’est pas seulement d’obtenir à son profit une exception dans l’application de la loi, il est bien plus profondément de remettre en cause la loi elle-même et l’Etat dont elle est l’expression. Aussi à ces moyens quelque peu folkloriques s’en ajoutent d’autres, dès que les circonstances le permettent. Les anarchistes aiment le complot et l’attentat. Il ne s’agit pas pour eux d’affaiblir telle ou telle puissance ou de l’humilier. S’ils l’affaiblissent ou l’humilient, cela n’est pourtant pas leur but, mais seulement le moyen de la détruire. Et leur but n’est pas de détruire telle ou telle puissance, mais d’abolir toute puissance. Afin de l’atteindre, ils ne comptent pas sur l’action collective, qui impliquerait rassemblement et discipline, soumission à un autre ordre aussi haïssable que le premier. Ils comptent donc sur l’action individuelle et le complot d’un petit groupe, qui se donne les moyens de frapper les autorités de la manière la plus brutale.
En 1882 avaient eu lieu de premiers attentats visant une église à Montceau-les-mines, un bureau militaire et un théâtre à Lyon. En 1886 l’hôtel particulier d’une actrice célèbre avait été pillé et incendié. Le 1er mai 1890 à Vienne des manifestants arborant des drapeaux noirs pénètraient dans une usine textile et se distribuaient les marchandises trouvées. Le 1er mai 1891 dans la banlieue parisienne des manifestations anarchistes dégénéraient en combat de rues. De la dynamite était volée ; les attentats devenaient plus nombreux en 1892 : des immeubles symboliques des institutions de l’Armée et de la Justice (laquelle condamnait lourdement les anarchistes) étaient détruits à l’explosif par Ravachol. En France il n’y a pas de monarque ; sous la IIIe République le Président n’était même pas un symbole comparable au roi d’Angleterre (Sadi Carnot sera néanmoins assassiné à Lyon en 1894) ; qu’à cela ne tienne : en 1893 l’anarchiste Vaillant lançait du haut de la tribune du public une bombe lors d’une séance de la Chambre des députés. C’était toute la représentation nationale qu’il entendait peut-être non pas exactement assassiner, mais au moins terroriser suffisamment pour paralyser les institutions politiques. Il semble que c’était une provocation policière, car s’il n’y eut ni dégât important, ni blessé sérieux, pas même de trouble dans l’assemblée, le gouvernement en profita pour justifier des lois d’exception. En 1894 Henry lançait une bombe contre la terrasse d’un café parisien, faisant 17 blessés. Une autre de ses bombes, imprudemment emportée au commissariat, y avait explosé en faisant cinq morts. L’anarchiste avait déclaré devant ses juges : " j’avais été habitué à respecter et même à aimer les principes de patrie, de famille, d’autorité et de propriété. On m’avait dit que les institutions sociales étaient basées sur la justice et l’égalité et je ne constatais autour de moi que mensonges et fourberies... " Après cette vague d’attentats les gouvernements obtinrent des lois scélérates qui touchèrent aussi bien les anarchistes que les socialistes.
Plus proche de la publication de ce Propos, un autre personnage requiert l'attention. Le 08/03/1905 s’ouvre à Amiens devant la cour d’assises de la Somme le procès des « bandits d’Abbeville », qui juge les « travailleurs de la nuit », 23 accusés constitués en bande autour d’Alexandre Jacob. Cent cinquante six cambriolages lui sont imputés. Il en a commis certainement davantage, jusqu'à cinq cents peut-être, dans la France entière, entre 1900 et 1903 avec une méthode et une organisation très intelligentes. Leur montant s’élève à cinq millions de Francs. Le choix de ses victimes ne doit rien au hasard. Il assure l'exclusivité de ses attentions aux patrons, aux militaires, aux juges, au clergé. Jamais il ne s’en prend aux paysans, ni aux architectes, médecins ou artistes. Il s’érige en punisseur des riches, dont il dénonce la richesse en tant que telle. Il lui arrive d'incendier des maisons dont le luxe le scandalise. Il n’attente en revanche pas à la vie humaine, sauf pour protéger sa vie et sa liberté des policiers et gendarmes, « chiens de garde » de la société. Est-ce maintenant une surprise ? il réserve un pourcentage des butins à la cause anarchiste et aux « compagnons » dans le besoin. Dès le début des audiences Jacob, qui prend à son compte toutes les charges, même la mort du policier dont le disculpent les expertises, met le public de son côté par sa truculence, son humour et son sens de la répartie. Il raille et bafoue ses victimes, dont la richesse « est une insulte permanente à la misère ». Le procès tourne à la confusion de la « comédie judiciaire », à la dénonciation du « vol légal », de la propriété et de la richesse oisive des victimes. Jacob, accueilli par des cris de mort au premier jour, est ovationné quand on le reconduit à la prison. Le Procureur requiert contre lui la peine capitale. Le jury cependant, dûment menacé par « les compagnons », faut-il s'étonner de cette absurdité ? lui accorde les circonstances atténuantes. A 25 ans il est condamné au bagne à perpétuité. Après avoir purgé sa peine en 1927, et vécu assez retiré, il s'empoisonne en 1954 afin d'en finir dignement. Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier lui consacre une notice.
Les socialistes, à la différence des anarchistes, ne sont pas partisans de l’abolition de l’Etat, mais de sa transformation. Ils ne sont en 1894 ni en 1907 ce que peuvent être les socialistes d’aujourd’hui. Après trois décennies d’existence organisée les divers courants socialistes se sont unifiés en 1905 au congrès constitutif du Parti socialiste à Paris. Cette initiative devait s’avérer heureuse puisqu’aux élections de 1906 le nouveau parti recueillit environ 10 % des suffrages exprimés et cinquante et un élus. En 1914 il devait atteindre 17 % et 103 élus. Il dirige de nombreuses municipalités urbaines et rurales. C’est bien davantage un parti d’électeurs qu’un parti de militants. Même s’il dispose d’une base ouvrière importante, il est totalement inorganisé dans les entreprises. Sa doctrine, inspirée autant de Proudhon et de Blanqui que de Marx, reste floue et peu cohérente. Cela explique d’ailleurs qu’Alain évoque sans davantage de précision d’autres " espèces politiques du même genre ". Car même s’il prétend être un parti de classe, sa principale activité se situe pourtant sur le plan électoral.
Cependant en son sein se retrouvent tout ceux qui se réclament à plus ou moins juste titre de la pensée de Marx. Ce n’est pas par hasard que sa charte de l’unité précise : " le parti socialiste est fondé sur les principes suivants : entente et organisation internationale des travailleurs ; organisation politique et économique du prolétariat en parti de classe, pour la conquête du pouvoir et la socialisation des moyens de production et d’échange, c’est-à-dire la transformation de la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste ". Alain avait sans doute fort peu de rapports avec les dirigeants de ce parti, à l’exception de Jean Jaurès. Mais il en avait bien davantage avec des intellectuels beaucoup plus avertis de la philosophie et de la doctrine politique de Marx, comme l’était Lucien Herr, le bibliothécaire de l’Ecole normale supérieure, qui par sa culture et sa générosité influença des dizaines de promotions d’universitaires passés par la rue d’Ulm, en particulier Jaurès. Si ce dernier d’ailleurs n’était nullement devenu marxiste pour autant, il ne fait aucun doute que d’autres l’étaient, qui prenaient très au sérieux la charte de ce Parti socialiste. D’ailleurs depuis une trentaine d’années, l’une après l’autre, les œuvres de Marx avaient été traduites en français et publiées.
On peut donc trouver à l’époque où Alain écrit cet article pour la Dépêche de Rouen des révolutionnaires français, dont les conceptions ne trouvent pas seulement leurs racines dans la tradition des émeutes de 1848 et de la Commune de 1871, mais aussi dans les réflexions critiques que Marx a faites à leur sujet, comme dans la lecture du Livre Ier du Capital. Même très minoritaire, même sans influence, il existe un courant qui vise à une transformation de la société pour plus de justice, par un bouleversement de sa base économique et sociale et par un remplacement de son pouvoir politique bourgeois. Il se trouve des gens qui veulent la nationalisation des industries et des banques et la prise du pouvoir par le prolétariat. Cependant quelle que soit la confusion des idées, à cause de laquelle socialisme et anarchisme ne se distinguent guère, il faut encore relever que les grèves et les rassemblements du 1er mai donnent lieu à des manifestations et des défilés qui se font derrière les drapeaux rouges et qui se heurtent à la troupe envoyée devant eux par le gouvernement. La cavalerie charge les manifestants sabre au clair ou bien on leur oppose l’infanterie qui tire sur eux au fusil. Il n’est pas rare que ces épisodes se soldent par des dizaines de blessés et plusieurs morts : il ne fait aucun doute que dans ces conditions la notion même de socialiste implique quelque chose de révolutionnaire.
Telles sont les références historiques, que j’emprunte à Jean Elleinstein (Histoire de la France contemporaine, tome IV, respectivement pp. 99-103 et pp. 122-124), et qu’il convient de restituer cent ans plus tard pour comprendre cet article journalistique de 1907. Il constitue une réflexion sur les potentialités du radicalisme philosophique d’Alain en matière de défense et d’élargissement des libertés. L’emprise, la pression et l’étouffement exercé sur les citoyens par les pouvoirs peuvent-ils être desserrés par l’usage de la dynamite ou par les manifestations de masse ? Sans doute ceux qui commettent les attentats, comme ceux qui défilent sur les boulevards derrière les drapeaux noirs et rouges pensent-t-il avec sincérité que leur action milite efficacement en faveur de la liberté. Mais ça n’est pas parce qu’ils le croient que cela est vrai. Alain voit dans sa propre attitude politique un outil autrement plus utile pour préserver et conquérir davantage de liberté. Contre les abus du pouvoir d’Etat il fait lui-même plus que n’importe quel poseur de bombes, plus que les grévistes de la mine ou du haut fourneau. C’est pourquoi il entend montrer ici qu’il est plus anarchiste que les anarchistes, plus révolutionnaire que les révolutionnaires. Dans ce Propos il se partage en deux, se faisant tour à tour son propre accusateur et son propre défenseur. Il va de soi que l’accusation est complaisante et que si elle triomphe de la défense, ce n’est que pour exprimer la conviction de l’auteur.
Il énonce d’abord ce qui le sépare des anarchistes, voire ce qui l’oppose à eux. Le plaidoyer est assez amusant. Il est empreint d’une fausse naïveté, comme s’il était possible de confondre le " véritable anarchiste " avec les anarchistes. Ces derniers autant qu’ils le peuvent s’efforcent de se soustraire au paiement de la part des contributions qui leur revient, comme ils tentent d’échapper au service militaire ; ils se soustraient à l’application des lois autant qu’ils le peuvent, et ne haïssent rien tant que la police, si ce n’est l’armée. Sur ces trois ou quatre questions l’auteur affiche plaisamment un point de vue absolument opposé. Non content de payer ses contributions, comme le fait tout un chacun dès lors qu’il y est contraint, il est content de les payer. Bien sûr il évite de s’interroger sur la part du budget national qui revient aux industries d’armement et plus généralement aux financiers, pour ne porter son attention que sur la part des équipements collectifs. Si chaque citoyen devait se payer à lui-même avec ses seules ressources les moyens nécessaires à sa circulation routière, maritime, etc. il est certain qu’il ne se déplacerait pas beaucoup. S’il devait s’assurer à lui-même avec ses seules ressources l’éducation, la culture et la santé, il est certain qu’il y réussirait rarement, qu’il resterait la plupart du temps analphabète ou du moins illettré, qu’il serait entièrement à la merci de la maladie. Il est donc bien compréhensible que ce soit avec le plus grand plaisir que l’on considère que les impôts qu’on paye donnent leurs moyens d’existence aux écoles, aux théâtres et aux hôpitaux et permettent de bénéficier de leurs services sans avoir à en payer le prix. Il y a là effectivement un grand nombre de choses utiles de la propriété desquelles je ne suis pas exclu, puisque comme membre de la communauté je les possède en commun avec tous les autres membres. Il est d’autant plus utile de s’en souvenir que c’est toujours l’objet de discours d’une démagogie effrénée que de proposer aux électeurs une diminution des impôts. Une telle mesure, si elle était effectivement mise en place, permettrait-elle de mettre fin au pillage des fonds publics par les entreprises privées, ou aboutirait-elle à faire payer à chaque citoyen de sa propre poche son éducation, sa culture et sa santé ? Poser la question, c’est y répondre.
L’obéissance à la loi est encore un autre point sur lequel la philosophie d’Alain s’oppose à l’anarchisme. Eclairée par Spinoza, et singulièrement par le chapitre XVI du Traité théologico-politique, elle s’oppose à toute désobéissance du citoyen à la loi. Si injuste qu’on puisse juger celle-ci, la désobéissance à l’ordre injuste est source d’une injustice encore plus grande, parce qu’elle ruine l’ordre social sans lequel il n’y a plus aucune justice, mais seulement des rapports de force. Il faut donc se soumettre à la loi, quoi qu’on ait à dire contre elle et bien entendu sans se priver de le dire. L’agent de police garantit l’ordre, il est le représentant de la loi. Sa tâche est particulièrement difficile, parce qu’il intervient au plus près de ceux qui ont le devoir de l’appliquer en même temps que la tentation de ne pas le faire. Il n’y a lieu d’établir aucune différence de nature entre celui qui règle la circulation et celui qui poursuit les plus grands criminels. Le premier comme le second, le brigadier du carrefour comme le commissaire de la Police criminelle exercent une fonction qui appelle le respect. On peut être assuré qu’au regard de la noblesse de celle-ci leur traitement n’est pas ce qu’il devrait être. Il n’est pas normal que ces fonctionnaires soient si mal payés que seule l’abnégation explique qu’ils s’acquittent de leurs tâches malgré le peu de considération dont ils font l’objet.
Pour faire bonne mesure l’accusé plaide son admiration de l’armée. Il aime les défilés militaires. Il convient néanmoins d’observer que ce qui lui plaît dans l’alignement du régiment, ce ne sont pas les armes. Il n’a pas un mot pour évoquer les beaux fusils et les beaux canons, qui en 1907 ne manquaient certainement pas aux revanchards qui rêvaient de reprendre aux Allemands l’Alsace et la Lorraine, ni aux impérialistes qui multipliaient les expéditions coloniales au Maroc, en Indochine ou à Madagascar. Ce qu’il mentionne par contre c’est la discipline, c’est-à-dire la prompte obéissance, la mise en commun des forces individuelles dans l’exécution d’une tâche d’intérêt public, l’action menée avec ordre jusqu’au succès. Et de ce point de vue l’armée est une administration comme une autre, elle n’est que l’illustration la plus saisissante de la réussite de la société dans la satisfaction de l’intérêt général. Il est certain que la philosophie d’Alain présentée de cette manière ne peut être accusée d’aucune connivence avec l’anarchisme.
Le réquisitoire qui succède cependant à cette habile plaidoirie ne se laisse pas abuser par ces apparences. Il faudrait dire d’ailleurs qu’il ne se laisse pas non plus abuser par l’apparence radicale de l’homme au couteau entre les dents ou de l’homme à la bombe sous le manteau. Le sage, celui qui sait voir au-delà des drapeaux agités, n’est nullement surpris par les arguments de la défense. Certes il connaît l’auteur depuis longtemps, puisqu’il n’est autre que l’auteur lui-même. Et au-delà des apparences il convainc le philosophe d’anarchisme. Sa démonstration tient en une seule idée : obéir n’est pas respecter, obéir n’est pas aimer. Alain a une conception instrumentale de l’Etat, de l’administration et des pouvoirs ; il refuse absolument d’en faire une autorité située au-dessus des hommes. La société n’est pas Dieu, l’Etat n’est pas prophète, les pouvoirs ne sont pas sacrés. De ce point de vue on peut dire que la séparation de l’Eglise et de l’Etat, opérée par une loi promulguée le 9 décembre 1905, est poussée par l’auteur dans un sens tout à fait opposé à celui que préconisaient quelques autres. Aussi longtemps que l’Eglise et l’Etat restèrent associés, aussi longtemps que la République n’assurait pas la liberté de conscience et qu’au contraire elle subventionnait les cultes et leur ministres, l’ordre qu’elle représentait recevait en retour une consécration de ces mêmes cultes, de ces mêmes ministres et du dieu qu’ils servaient. L’ordre était sacré, fût-il républicain, parce qu’il était l’expression de la volonté de Dieu. Dans quel sens la loi de séparation pouvait-elle agir ?
Elle pouvait être interprétée d’abord comme la consécration de l’ordre immanent, sans aucune référence à aucun transcendant dès lors renvoyé éventuellement à la conscience individuelle. La société elle-même est divine, ceux qui y exercent le pouvoir sont ses grands prêtres, il faut les respecter et les aimer. Enoncée en ces termes la thèse peut être ridicule, mais il faut la reconnaître sous des discours plus habiles. Et c’est justement une tentation du pouvoir républicain, parce qu’il est assis sur le suffrage universel, parce qu’il prétend être le meilleur représentant du peuple souverain, que de faire baiser ses décrets. " Peuples, prosternez-vous devant l’expression de la volonté du dieu vivant ". Il suffit d’entendre les porte-parole du parti vainqueur un soir d’élection pour comprendre que toute pensée qui s’écarte de celle de la majorité est bannie. Cependant comme les lendemains chantent moins qu’on ne le croyait, ces discours perdent vite leur arrogance. Mais dans des pays ou des époques où l’on tient que les élections ont été faites une fois pour toutes, quel que soit le nombre d’années écoulées depuis, et mieux encore si " le bulletin de vote est au bout du fusil ", comme on disait dans les années 60, le moindre soupir visant à exprimer le moindre désaccord constitue un odieux crime de sacrilège puni de mort. Certes les gouvernements de la IIIe République ne paraissent pas avoir été très imbus de leur caractère sacré, mais il n’en ont pas moins fréquemment interdit les journaux de leurs opposants et réprimé dans le sang leurs manifestations. Il y en eut même un en 1940 qui a prétendu punir de mort les députés communistes, quoiqu’il ait dû finalement se contenter de les envoyer au bagne. La frontière entre l’intolérance et les camps de redressement, voire d’extermination, est fragile et personne ne peut se sentir à l’abri derrière elle.
C’est pourquoi la vigilance d’Alain le conduit à une tout autre interprétation de la loi de séparation du profane et du sacré. Le philosophe tire avec conséquence la leçon de l’Evangile : si le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, le royaume de ce monde n’est pas celui de Dieu ! Si l’on sépare l’Eglise de l’Etat c’est afin qu’il n’y ait plus rien de sacré dans celui-ci, c’est afin de rendre celui-ci à l’ordre auquel il appartient, qui n’est nullement celui du divin mais seulement celui du nécessaire. Si l’agent du carrefour mérite obéissance et considération, le chef de l’armée et celui du gouvernement ne sont que " d’autres agents à un plus grand carrefour ". La grandeur du carrefour ne fait rien à l’affaire, le niveau de responsabilité peut-être plus ou moins élevé, mais il ne produit entre les différents fonctionnaires aucune différence de nature. Je dois obéissance au chef du gouvernement comme à l’agent de police, je la dois à l’un et à l’autre, je leur dois la même. Je ne dois au chef du gouvernement rien de plus qu’à l’agent de police. Lorsqu’il pleut je me protège de la pluie par mes propres moyens, parce que la science, si avancée qu’elle soit, ne donne encore au gouvernement aucun moyen d’agir sur la météorologie. Mais les conditions de circulation, comme l’éducation, la culture, la santé et quantité d’autres choses sont des biens sur lesquels on peut légitimement exiger du gouvernement d’exercer une prise. Contre l’enneigement des routes, contre l’ignorance, l’inculture et les épidémies l’Etat est un plus grand parapluie.
Ces domaines ne relèvent pas du sacré, mais de la nécessité. Il y a une nature des choses : on n’agit pas sur elle par des décrets mais par la connaissance que l’on prend de leurs lois et par la mise en œuvre des moyens propres à y intervenir. On ne décrète pas la fin des épidémies, par exemple, car à ce compte on pourrait aussi bien décréter la fin de la pluie ou celle de la mort. Mais tandis qu’on ne dispose d’aucun moyen pour faire cesser la pluie ou la mort, bien qu’on en connaisse les lois, on ne manque pas de possibilités d’intervenir contre la maladie : il y a contre elle des dispositions à prendre et l’on ne demande au gouvernement rien d’autre, rien de plus mais rien de moins, que de les prendre. Si au lieu d’en enrayer l’expansion il ne fait rien contre elle, à plus forte raison si ses décisions ou l’absence de ses décisions contribue à la répandre, comme on l’a vu dans l’affaire du sang contaminé, il est coupable. Car ce n’est qu’au nom de la nécessité qui est dans les choses que le pouvoir peut légitimement imposer un ordre, et pour la garantie de celui-ci imposer une hiérarchie. Contre l’épidémie il faut des chercheurs, il faut des médecins, des hôpitaux, des vaccins, des traitements, c’est-à-dire tout un ensemble de moyens qui exigent des crédits. Les citoyens doivent se soumettre à cet ordre, à commencer par le paiement de leur contribution. Cet ordre à son tour ne peut être garanti que par une hiérarchie d’agents de police, d’agents du fisc, d’agents de la justice, etc. dont il faut reconnaître la nécessité. La nécessité de cet ordre et de cette hiérarchie contre l’épidémie est la même que la nécessité du parapluie contre la pluie. Il n’y a pas lieu d’aimer son parapluie pour lui-même, mais seulement de l’ouvrir quand il pleut. Pas davantage il n’y a lieu d’aimer les pouvoirs pour eux-mêmes, mais seulement de leur obéir dans leur déploiement en cas de nécessité.
Dès lors il est clair que rien ne me commande plus de respect à l’égard du préfet qu’à l’égard du chauffeur de taxi. A l’un comme à l’autre, pour obtenir d’eux le service que j’en attends et qu’ils ont pour fonction de me rendre, je dois m’adresser poliment. Il n’y a aucune raison valable de s’adresser au chauffeur de taxi d’une manière malpolie ou grossière, et il serait parfaitement fondé à m’opposer un refus si je le faisais. Il n’y a aucune raison valable de s’adresser au préfet d’une manière incivile, car il serait parfaitement infondé à m’opposer un refus si je le faisais. Evidemment Alain est un peu seul à penser cela : le préfet exige davantage que le chauffeur de taxi, il voudrait bien qu’on le salue en s’inclinant, non pas d’un égal à un égal, d’homme à homme, mais comme d’un être vulgaire à un être d’essence supérieure. Mais cela n’aurait de sens que dans une société confondue elle-même avec la divinité, et c’est ce qu’il faut refuser obstinément. Il faut s’adresser au chauffeur de taxi, à l’agent du carrefour, au préfet et au président de la République sur un ton poli, parce que ce sont des hommes et qu’ils assument pour le bien de tous une certaine fonction. Il y a peut-être plus de responsabilité ici que là, mais pas plus de dignité. Et pas non plus d’infaillibilité : un homme quelconque dans l’exercice de sa fonction peut commettre une erreur. Et c’est une autre erreur que de tenter de faire croire qu’on n’en peut pas commettre. Il appartient aux citoyens d’être vigilants et de découvrir la faute, c’est-à-dire l’erreur politique, chez celui qui exerce un pouvoir. Je ne me mêlerai pourtant pas de dicter au chauffeur de taxi l’itinéraire qu’il doit suivre pour me mener à destination, car j’ignore quelles sont les artères encombrées, quels sont les sens de circulation, etc. Il est clair toutefois que je saurai bien protester si je m’aperçois qu’il ne me conduit pas où je le lui ai demandé. De la même manière je peux ne pas savoir s’il est bon que la monnaie européenne monte ou descende devant le dollar, si les retraites doivent être assurées par la solidarité ou la capitalisation, etc. Mais en tant que citoyen je n’ignore pas que je veux pour moi et pour mes semblables la prospérité, la sécurité et la dignité. Et je saurai bien protester si je m’aperçois que la politique gouvernementale ne va pas en ce sens. En d’autres termes je refuse de la croire bonne les yeux fermés, je prétends en tant que libre citoyen exercer mon jugement sur les actes de ceux qui nous gouvernent. C’est pourquoi l’accusateur conclut, ou à peu près, " vous avez de la religion, mais vous n’avez point la foi ". En effet je veux bien être poli avec les pouvoirs, mais non crédule. Quant à ceux qui pleurent d’émotion quand ils se croient distingués par la divinité, alors qu’un préfet, voire un inspecteur d’académie, leur remet un ruban de tissu, ils portent à rire. Celui qui rit de ces choses refuse de jouer le jeu du sérieux pontifical. Selon Caton l’ancien deux prêtres ne pouvaient se rencontrer sans rire, pourvu que personne ne les vît rire. Alain est celui qui rit, non certes des prêtres, des préfets ou des chauffeurs de taxi, car ils sont un mal nécessaire, mais de ceux qui pleurent d’émotion devant eux, qui vont au-delà de la reconnaissance de la nécessité.
Cette philosophie politique est difficile à assumer au jour le jour. La vigilance d’esprit qu’elle rend indispensable est exigeante et épuisante. Personne n’en est capable 365 jours par an. Chacun aime bien à se reposer de temps à autre dans une connivence avec le chauffeur de taxi ou avec le préfet, ce qui est être idolâtre. Cependant il suffit de regretter de l’être pour faire un suffisant anarchiste.
La philosophie de l’imaginaire
dans les Dieux
(2004)
Maurice Savin : " Pour bien comprendre Alain, il faut se référer tout de suite aux beaux-arts. Alain avait eu l’idée bizarre de se dire : pourquoi diable un philosophe ne serait-il pas un artiste ? Le faste, la beauté de la forme en même temps que la délicatesse spirituelle, intellectuelle, c’est ce qui fait le propre de notre art. Arriver à ce but qu’un homme pense dans la lucidité la plus totale et qu’en même temps cette rigueur soit la matière d’un chant, c’est ce qu’on appelle l’art classique français. "
Les Dieux
sont le livre de l’invisible.Ce qui ne peut pas être vu, n’est pas vu et ne le sera pas, car ce qu’il est impossible de voir, ne s’offre aux yeux d’aucune façon. Pourtant on croit le voir, et plus souvent encore on croit que d’autres l’ont vu. On croit qu’il y a dans le bois des satyres et des nymphes auprès des fontaines ; on croit qu’un buisson brûle sans se consumer et l’on croit que la mer s’est ouverte puis fermée ; on croit que le mort ressuscite, etc. Illusion, délire ! disent les sceptiques. Ils n’ont pas tort ; mais leur philosophie est trop courte. La tâche de la philosophie n’est pas tant dans la réfutation de l’erreur que dans son analyse, son explication et pour ainsi dire sa justification. Aussi ce qui lui importe relativement à la croyance est-il d’abord d’examiner ce que recouvre la propension à croire en l’impossible et ensuite d’en établir le sens et la valeur. L’invisible en effet a un sens, bien qu’il n’existe pas ; peut-être même faut-il dire qu’il convient de lui en reconnaître d’autant plus qu’il n’existe assurément pas. Ce livre est consacré à l’exploration de l’imaginaire, qu’il estime à une très haute valeur, parce qu’il est l’expression de l’homme. Non l’expression de quelque chose qui s’y rencontrerait accidentellement, mais de ce qui s’y trouve d’essentiellement humain. En l’imaginaire se fait très réellement une révélation, celle de la structure et de la situation humaines. C’est une tâche immense et quasi inépuisable de la philosophie d’établir des rapports intelligibles entre les croyances et la condition humaine. Indépendamment de toute foi, la considération des mythes et des légendes instruit l’homme de ce qui lui importe le plus, de lui-même. Or cela n’est assurément pas sans conséquence sur son salut, je veux dire sur son bonheur.
On trouve au fondement de ce livre la vigoureuse réflexion de Spinoza, selon laquelle il n’y a rien de positif dans l’erreur. " Il n’y a rien de positif dans les idées, à cause de quoi elles pourraient être dites fausses " (Ethique, II, proposition 33). Une idée ne renferme en elle-même rien de faux et l’erreur ne vient pas de quelque chose de faux qui serait pensé en lieu et place de quelque chose de vrai. Elle ne vient pas non plus d’une simple privation de connaissance, parce que l’ignorance n’est pas une erreur. La fausseté vient de ce qu’une certaine idée, qui en elle-même ne peut être fausse, enveloppe une absence d’idée. L’esprit, tout en ayant une certaine idée, ignore à quoi cette idée est en réalité relative. Il en ignore le véritable objet. Le fait est, par exemple, que nous imaginons le soleil à deux cents pieds. Contrairement à d’autres questions, qui peuvent être discutées interminablement, sur celle-ci la discussion est close : il est établi que le soleil n’est pas à deux cents pieds et que l’y croire constitue une erreur. Pourtant imaginant cela on a une idée et ce n’est pas dans le fait positif d’avoir une idée qu’on se trompe. Car on peut fort bien à la fois disposer de la connaissance scientifique de la vraie distance du soleil à la terre, disposer aussi de l’explication philosophique de la cause pour laquelle on ne peut faire autrement que l’imaginer à la distance de deux cents pieds, et se donner néanmoins le plaisir de le voir à deux cents pieds. Dans ce cas il n’y a aucune erreur. Il n’y a d’erreur que si j’ignore quelle est la vraie distance à laquelle se trouve le soleil et quelle est la cause pour laquelle je l’imagine infailliblement à deux cents pieds. Il n’y a pas d’erreur si je ne fais qu’ignorer cette distance, mais elle s’introduit dans ma pensée si, quoique l’ignorant, j’en juge par l’impression que j’en ai.
L’exemple du soleil montre aussi en quoi consiste la correction de l’erreur. Cela ne peut consister à remplacer dans l’esprit l’idée fausse de la distance par son idée vraie. L’idée fausse persiste nécessairement en tant qu’elle est imaginaire, c’est à dire en tant qu’elle exprime une affection réelle du corps. Autrement dit l’imaginaire n’est pas une idée aberrante. C’est au contraire une idée qui s’explique très bien et c’est même une idée nécessaire. Elle n’est pas nécessaire en tant que le rapport établi par elle enfermerait une nécessité, comme quand je dis que la somme des angles du triangle est égale à deux droits, mais en tant qu’on ne peut pas ne pas la former. Corriger l’erreur ne peut donc pas consister à ne plus produire une idée produite par nécessité de structure ou de situation, mais consiste à ne plus envelopper dans cette idée, nécessaire en fonction de l’ordre des affections du corps, l’ignorance d’une idée qui relève de l’ordre de la nature. Cela consiste ici à ne plus envelopper dans l’imagination des deux cents pieds l’ignorance de la distance réelle de six cents diamètres terrestres.
Ecarter le faux et retenir le vrai, établir la distance réelle de six cents diamètres terrestres, n’est pas le travail de la philosophie, mais celui de la science, à qui il appartient encore, par exemple, de dire s’il existe des hommes à pied de bouc et si la chair en putréfaction peut être rappelée à la vie. Encore son travail ne finit-il jamais et doit-elle s’attendre à reconnaître quelquefois l’existence de ce qu’elle avait naguère déclaré impossible. Pourtant de tels retournements, au demeurant dénués le plus souvent de tout rapport avec ce qui intéresse les croyants, comme par exemple celui qui concerne la transmutation des métaux, ne sont pas de nature à appuyer le miracle. En effet ce n’est pas le possible que recherchent les croyants, car jamais il ne peut être le signe d’une intervention surnaturelle. Il n’y a plus de miracle si l’événement est en accord avec les lois de la nature. Dès lors donc qu’un événement inexpliqué devient explicable il cesse d’intéresser ceux qui se plaisent à la croyance. Qu’on suppose le Docteur Frankenstein capable avec le choc électrique de rendre la vie non à des morceaux épars provenant de différents cadavres cousus ensemble, mais à un corps intègre et si j’ose dire prêt à l’emploi, la résurrection de Lazare ne pourrait plus être attribuée qu’à un habile manipulateur usant empiriquement de ce qu’on ne manquerait pas d’appeler un fluide. Il ne revient pas à la philosophie de dire le possible.
Une seule chose importe à la philosophie : le salut. Encore faut-il l’entendre correctement. Son but n’est pas de sauver les autres, car chacun ne peut se sauver que par soi-même. Le salut ne consiste pas à se trouver à l’abri, comme garanti de tout ce qui est désagréable, ennuyeux ou fâcheux ; car il n’existe ni ne peut exister aucune assurance contre la perte de soi. Il n’est pas vrai, parce que cela ôterait tout sens à la vie humaine, qu’une protection donnée par une puissance supérieure puisse suffire au salut. Personne ne fera le salut de celui qui ne se le donne pas à lui-même, car il consiste à établir en soi la souveraineté de l’esprit. Celle-ci ne saurait nullement être accordée comme une grâce, elle ne peut être que conquise dans un travail. Cette sorte de conquête n’est d’ailleurs pas plus assurée que les autres, c’est un travail de Sisyphe. Chacun porte son caillou et tout ce qu’il peut faire pour autrui n’est que de le réprimander et le blâmer de son oisiveté coupable. Nul donc ne philosophe pour les autres, chacun philosophe pour soi. Or s’il faut s’étonner des paradoxes, il en est un dont la considération est fort utile au salut. Sur nous-mêmes et sur notre intelligence, ce n’est pas la vérité qui nous instruit, c’est l’erreur. Si je vois une mouche lorsqu’il faut voir une mouche, je ferme la boîte et je mets le camembert au garde-manger. Rien ne m’incite à examiner ce qu’est voir. Si au contraire lorsque je devrais voir une mouche, je vois un monstre aussi effrayant que celui de l’exemple rapporté dans cette Introduction, alors ce m’est une occasion de m’instruire sur l’activité de mon propre entendement dans l’imaginer et forcément du même coup dans le voir. Telle est bien la raison pour laquelle celui qui s’arrête sur cet exemple peut être dit philosopher pour son propre salut.
S’y arrêter cependant est nécessairement davantage qu’admirer, c’est analyser avec attention. Voir le monstre au lieu de la mouche, est assurément voir ce qui n’est pas au lieu de ce qui est. C’est commettre une erreur, sans doute, mais ce n’est pas pour autant voir n’importe quoi à la place de ce qu’il faudrait voir. Entre ce qu’il faudrait voir et ce qu’on voit il existe un rapport déterminé. Le monstre a une grosse tête, de puissantes ailes, plusieurs paires de longues pattes. Mais il ne s’agit pas de se rassurer en se disant que sa morphologie ressemble furieusement à celle de la mouche. Le rapport déterminé qui existe entre l’un et l’autre n’est pas de ressemblance objective, critère douteux sur lequel on pourrait discuter à perte de vue, mais il résulte du point de vue de celui qui perçoit et de l’état de son corps. La mouche était bien plus proche de son oeil que le paysage de collines dans lequel il la voyait, elle marchait en fait sur la vitre du train, tandis que lui-même était vraisemblablement rendu quelque peu somnolent par le bercement du voyage. Se ressaisissant, il réalise et la distance et la taille du monstre. Quel sot ai-je été ! se contenterait-il de se dire, s’il n’était en quête de son salut. Ou bien : que la connaissance humaine est imparfaite ! s’il était définitivement un sot. Mais ce qu’il admire en vérité, c’est que son erreur, si énorme, soit pourtant vraie.
Ouvrant un dictionnaire de philosophie, on trouve cette définition de l’imagination : " faculté d’élaborer des images à partir d’actes antérieurs de perception ". Dans cette perspective on admet encore que chez les uns cette faculté se trouve plus développée que chez les autres et que leurs images sont plus saisissantes, plus foisonnantes ou plus originales. On dit alors qu’ils sont dotés d’une riche imagination. Ne faut-il pas une riche imagination pour voir courir dans la campagne, grimper vers un village, un monstre capable d’engloutir les hommes, le bétail et les charrettes ? Pourtant dans cet exemple où est l’élaboration de l’image ? Où est sa richesse ? Il n’est rien vu d’autre que la mouche : la tête du monstre est la sienne, ses ailes les siennes et ses pattes les siennes encore. Il faut convenir que rien n’est vu de monstrueux, puisque seule la mouche est vue. Il n’y a pas d’image, puisque la seule chose vue est aussi la seule qu’il fallait voir, qu’il était possible de voir. Pour cette raison il n’y a pas davantage de faculté, car il n’est besoin d’aucune faculté pour procéder à l’élaboration de ce qui n’existe pas. Le dictionnaire embrouille la question en donnant à croire qu’il y aurait une faculté d’imagination, dont l’homme serait, par quelle puissance ? doté. Mais il n’y a évidemment pas plus de faculté que d’image. Ce vocabulaire n’a d’ailleurs rien d’innocent, puisqu’il est lié à la conjecture selon laquelle la pensée obéirait à certaines règles imposées par sa propre nature éternelle, telle qu’elle lui serait attribuée par une puissance supérieure. Mais les règles, pour autant qu’il y en ait, ne sont elles-mêmes que le produit de l’exercice de la pensée, dans les limites imposées par les objets qu’elle a pu se donner et par les opérations plus ou moins complexes auxquelles elle s’est risquée.
L’objet des Dieux ne peut donc être que l’imaginaire, riche de sens et de valeur, et non l’imagination qui n’est rien. Il n’y a pas de faculté de l’imagination, mais un imaginaire qui à la fois est et n’est pas, qui est un rapport entre ce que l’homme sait de lui-même et ce que de lui-même il ignore. La définition qui fait de l’erreur une connaissance mutilée et confuse enveloppant une absence de connaissance (Ethique, II, proposition 35) est mise à contribution avec constance et subtilité, d’Aladin en Christophore, dans un mouvement de la pensée qui déploie toutes les humanités et les ordonne en une hiérarchie qui culmine avec l’affirmation claire de l’esprit par lui-même.
S’il n’y a aucune sorte de faculté d’imaginer ni aucune sorte d’image, il y a bien pourtant des visions. S’il n’y a pas lieu de considérer l’imagination, il faut être attentif à l’imaginaire. Sur l’exemple rapporté il était aisé d’anticiper et de proposer une théorie générale selon laquelle toutes les visions s’expliquent de la même manière, à savoir comme une sorte de trébuchement du jugement dans le bref moment où il est encore surpris par l’objet. En cet instant fugace l’anticipation à laquelle il procède afin de l’identifier se jette trop aventureusement en avant, sans la précaution de vérifier la cohérence de sa mince expérience. Toutes les visions rapportées par l’histoire, et singulièrement par l’histoire sainte, auraient ici leur principe : Moïse voit un buisson qui brûle sans se consumer (Exode, III, 2), Sainte Thérèse d’Avila voit un ange " qui n’est pas grand mais petit et extrêmement beau " (le Livre de la vie, X, 29, 13), comme Ajax voit Poséidon se dresser et conduire les Grecs (Iliade, chant XIII) et comme le divin Ulysse voit Athéna l’accueillir dans son île (Odyssée, chant XIII). Mais c’est aller trop vite en besogne que de rassembler toutes ces apparitions sous l’unique loi de la mouche et de la vitre : deux cent cinquante pages vont être nécessaires pour donner une intelligence suffisante de la question. Cependant l’idée directrice du livre est bien que toute chose est d’abord vue à travers un écran aussi transparent que la vitre, qui n’est lui-même pas vu davantage que la vitre, et qui comme elle produit des déformations.
Cet écran n’appartient pourtant pas au monde physique, car les apparitions qu’il produit ne s’expliquent pas par les lois de l’optique. Que je voie brisé le bâton à demi plongé dans l’eau, c’est un effet nécessaire de la réfraction du rayon lumineux lors de son passage du milieu aqueux au milieu aérien. La production de cette apparence ne m’engage d’aucune manière, car ce n’est pas même mon oeil qui en est cause, mais la nature de la lumière. Ce n’est qu’une apparence, qui en tant que telle est optiquement nécessaire. Que par contre je voie la lune à l’horizon plus grosse qu’au zénith, c’est autre chose qu’une apparence. Il faut en effet y insister, car il est vrai que la différence entre ce cas et le précédent est ordinairement négligée. Beaucoup ont connu cette déception de trouver la lune, sur la photographie qu’ils en avaient prise, aussi petite à l’horizon qu’au zénith. L’objectif photographique, qui traite la lumière exactement comme le fait la pupille, et la pellicule qui le reçoit exactement comme le fait la rétine, attestent en tant qu’instruments de mesure que le diamètre apparent de la lune est constant, totalement indépendant de sa hauteur sur l’horizon. Aucune loi de l’optique ne saurait expliquer une apparence plus grosse, parce qu’il n’y a pas d’apparence plus grosse.
En termes d’apparence, il est faux que la lune apparaisse plus grosse à l’horizon qu’au zénith, car elle ne peut pas apparaître telle. Et pourtant, même contre toutes les lois de l’optique, je la vois telle. C’est un fait qui ne relève pas de la physique et de la nature extérieure, mais du rapport de l’homme avec son milieu. Ce fait n’est pas une apparence, mais une apparition. Le sublime poème de Felice Romani le dit excellemment :
" Casta diva, che inargenti
Queste sacre antiche piante,
A noi volgi il bel sembiante
Senza nube e senza vel "
Chaste déesse, qui répands ta lumière argentée sur cette antique forêt sacrée, tourne vers nous ton beau visage sans nuage et sans voile, (Norma, I, 1). Il faut croire que nous restons tous gaulois devant la lune, puisque la cavatine chantée par la merveilleuse soprano de la scène milanaise nous émeut toujours.
L’écran à travers lequel nous voyons la lune à son lever produit cette grosseur physiquement, optiquement impossible. Il s’agit d’un objet qui nous est beaucoup plus intime qu’une vitre, à savoir notre propre corps, qui ne cesse de s’agiter dans des transports de toutes sortes. Les premiers transports sont ceux par lesquels nous nous mouvons ou nous sommes mus, translations et rotations qui ne cessent de changer le point de vue que nous avons sur les choses et de nous les faire apparaître sous des angles nouveaux et surprenants. Les seconds appartiennent à la vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire, comme la respiration, la circulation et toutes les nécessités de ce genre, auxquelles nous ne pensons jamais et que nous sommes même quelquefois incapables de surprendre. La troisième sorte de transports, bien qu’elle nous laisse peut-être sur place, est pourtant la plus puissante de toutes, la plus capable de nous mouvoir : elle nous meut parce qu’elle nous émeut. Elle réside dans les passions qui nous agitent violemment. Molière l’a bien remarqué, strictement rien n’est donné à voir à Harpagon lorsqu’il croit saisir son voleur (l’Avare, IV, 7), ni à Sosie lorsqu’il croit être poursuivi dans la forêt (Amphitryon, I, 1) : le corps du premier est dans les affres de l’avarice, celui du second dans celles de la peur. C’est dans leur agitation qu’ils font surgir l’un le voleur qui lui dérobe sa chère cassette, l’autre le brigand qui en veut à sa vie. Aussi devons-nous penser que nous connaissons toutes choses, bien sûr par notre corps, sans les organes duquel nous n’aurions aucune notion, mais aussi à travers lui, ce qui implique toutes sortes de déformations de nos notions et aussi tout un travail en vue de les purifier autant que possible.
Comme Harpagon et comme Sosie, dans le processus même de la connaissance du monde nous sommes sinon tout à fait fous, du moins largement intempérants et il faut un multimillénaire travail d’élaboration des idées que nous nous en faisons, afin d’éliminer cette part qui n’appartient qu’à nous-mêmes dans ce que nous en appréhendons. Une connaissance scientifique n’élabore ses concepts que dans l’expérience, dans son élargissement, dans son approfondissement, qui les soumettent à des révisions successives toujours déchirantes et quelquefois bouleversantes. Chacun de ses concepts doit être laborieusement dépouillé de toute la part anthropomorphique qui forme autour de lui comme une gangue, dont elle n’a jamais fini de l’extraire. On peut penser par exemple aux termes les plus élémentaires de la mécanique, la force, le travail, la puissance, qui trouvent leur origine très manifestement dans l’activité humaine. De quelle abstraction il a fallu petit à petit se rendre capable pour en ôter toute trace d’intervention surnaturelle ! Car à travers de tels mots ce qui devait inévitablement être d’abord compris, c’est une intervention semblable à la nôtre, extrapolée seulement au-delà des limites de la nôtre. Mais comment déterminer ce que peut-être la force, si ce n’est pas la force humaine ? le travail et la puissance s’ils ne sont pas humains ?
Avant même que la mécanique ne devienne possible, il fallait commencer par produire des connaissances encore plus dépouillées de leurs rapports avec l’action humaine : l’arithmétique et la géométrie, de telle sorte que la force, le travail et la puissance puissent ensuite être des concepts produits par combinaison du nombre et de la figure. Il y a un ordre nécessaire dans lequel seul les sciences peuvent apparaître et se développer : les mathématiques d’abord, puis la mécanique (céleste pour commencer), l’électromagnétique, la chimie, donc tout un immense détour avant d’en arriver aux mouvements de la vie et à nos propres passions, qui elles aussi constituent des phénomènes objectifs dont il est possible de constituer une science positive. Descartes s’est le premier avancé dans cette voie avec son traité des Passions de l’âme. Sa physiologie était à vrai dire largement fictive, mais il était essentiel qu’il s’aventurât sur ce continent inconnu. Spinoza le comprit bien, qui conserva le principe de l’explication des passions, tout en se confinant délibérément et ouvertement dans la fiction quant à leur physiologie (Ethique, II, proposition 13 et toute sa suite). Cet ordre du plus abstrait au plus concret, du plus épuré au plus proche de la vie humaine, a été mis en évidence pour la première fois par Auguste Comte, qui en a fait le plan de son Cours de philosophie positive. Pourvu qu’on suive l’ordre nécessaire des sciences, il est possible de constituer une connaissance positive de toute chose, y compris de ce qui apparaît dans un premier temps comme le plus opposé à l’objectivité, la passion et même le délire de la folie.
Toutefois ce n’est pas de folie qu’on va s’instruire en lisant les Dieux. L’objet sur lequel porte la réflexion est l’imaginaire, celui des contes, des mythes et des croyances, afin de découvrir non ce qu’elles ont d’insensé, tâche sans intérêt, mais au contraire ce qu’elles ont de sens, tâche plus difficile, mais aussi plus féconde. Dans ce qu’il a de culturel l’imaginaire se situe en effet bien loin du délire, car il est comme la marque, laissée en creux dans la cire molle, d’un sceau qui n’est autre que la forme humaine, entendue autant comme situation que comme structure, c’est-à-dire autant comme rapport à l’univers que comme nature.
1)
" Pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, écrit Descartes dans la deuxième partie de son Discours de la méthode, (...) il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle ". Encore que le célèbre auteur ne veuille incriminer que nos appétits et nos précepteurs, et les rendre seuls responsables de nos erreurs et de notre difficulté d’user sainement et droitement de notre raison, sa remarque attire opportunément l’attention sur la période initiale de notre formation intellectuelle. Il introduit judicieusement le soupçon qu’au lieu de s’y former notre raison s’y est d’abord déformée. Qu’il a été enfant, chacun le sait bien ; qu’il a fait, dit et pensé des sottises, il le reconnaît. Mais ce n’est pas encore assez. On reconnaît ses sottises d’enfance ou de jeunesse en les mesurant au critère des pensées adultes, sans même d’ailleurs s’assurer que celles-ci soient vraiment l’expression de la raison. Il y a de fortes chances qu’on ne chasse alors une erreur que par une autre, qu’on n’échange alors un préjugé que contre un autre. Bien des adultes sourient avec condescendance des pensées de leur enfance, tandis qu'ils ne forment eux-mêmes plus aucune pensée, se laissant diriger par quelque autorité. La voie dans laquelle il faut s’engager, afin de se rendre capable de produire enfin vraiment des pensées, exige de donner une attention soutenue aux prétendues sottises de l’enfance pour comprendre comment elles sont formées. Elles ne doivent en effet rien ni à la sottise ni à un quelconque hasard, elles doivent tout, au contraire, à une condition marquée avant toute chose par la dépendance. Il apparaît alors à l’analyse que les pensées d’enfance sont nécessaires, fondées sur une expérience réelle, et donc vraies. Mais bien sûr, et comme toutes les autres pensées, elles ne sont vraies que relativement à cette expérience. Il est toujours difficile de se défaire de ses pensées antérieures. Le travail de se défaire de ses pensées d’enfance est pour l’adulte une tâche sans fin. Personne ne peut jurer être parvenu à une entière indépendance d’esprit. Ce n’est cependant pas la modestie qui explique l’absence d’une critique radicale de ses pensées d’enfance, mais plutôt la crainte. Les hommes n’assument pas volontiers la responsabilité de penser le monde tel qu’il est et d’y vivre avec toutes les charges qui leur reviennent. Ils regrettent une condition où l’on prenait pour eux les décisions qui les concernaient. " Serait-il impossible de vivre debout ? " demandait Jacques Brel.
S’il ne peut tout à fait obtenir de nous que nous assumions en adultes les responsabilités qui sont nôtres, le philosophe peut cependant écrire de telle manière qu’il contraigne son lecteur à former par lui-même, en adulte, ses pensées. En quoi Platon est souverain. Pour ne pas lui expliquer tout, pour le mettre en demeure de s’expliquer à lui-même ce qu’il lui faut comprendre, souvent il suspend le dialogue et demande à Socrate de raconter une histoire de nourrice. Imitant ce modèle, le présent chapitre, et par lui le premier livre des Dieux, s’ouvre sur un semblable récit, et d’abord sur un très légitime hommage à Socrate. Son ombre est invoquée à la première ligne pour dire le contraste étonnant entre ce que les hommes savent d’expérience et ce qu’ils font contre elle. Ils savent d’expérience, et contre toutes les légendes, qu’un palais n’est pas bâti en une nuit, ni un champ labouré sans tracteur. Ils haussent les épaules ou sourient avec complicité lorsque la nourrice raconte à l’enfant qu’un homme manquant des moyens nécessaires à la réalisation de ses desseins vit le diable venir à lui et lui proposer de faire le travail, pourvu qu’en contrepartie il lui cédât son âme. Ils savent ce qu’est le travail, ce qu’il leur coûte et ce qu’il leur rapporte. Ils n’obtiennent rien sans peine. L’excellent La Fontaine l’a depuis longtemps fait savoir à tous les petits enfants de France : " Travaillez, prenez de la peine : c’est le fonds qui manque le moins " (le Laboureur et ses enfants, Fables, V, 9). Autrement dit, ce n’est pas le manque de moyens qui fait la pauvreté, mais le manque de travail. La leçon est sévère, sans complaisance. Car les hommes n’attendent pas de complaisance de ceux qui doivent exprimer la vérité. Ils savent vrai qu’il n’obtiennent rien, que du travail. Et pourtant les mêmes hommes, et non pas d’autres, au lieu de travailler adressent aux dieux leurs prières afin d’obtenir d’eux qu’ils leur fassent don de ce qu’ils peuvent à eux-mêmes se procurer... par le travail ! Le temps qu’ils perdent en prières, sacrifices, pèlerinages, etc. serait mieux employé à travailler. L’ombre de Socrate risque une explication. Tout se passe comme si ce gaspillage du temps visait à retrouver le service de puissants auxiliaires, autrefois dirigés et depuis perdus. S’il est vrai que les hommes ne reçoivent du ciel aucune aide, les vains efforts qu’ils font en se tournant vers lui s’expliqueraient pourtant par une condition antérieure, dans laquelle réellement ils étaient servis.
A supposer que cela soit vrai, faut-il pour autant souhaiter revenir à cette condition ? Que vaut une existence dans laquelle ce qui est obtenu l’est par la prière ? Est-il désirable de vivre sous le pouvoir de la magie ? La réponse va de soi : une telle vie est absurde. Elle l’est parce que c’est la vie d’un irresponsable, d’un homme qui ne se trace pas à lui-même ses perspectives, qui n’apprend rien de ses échecs, qui aurait tort de se féliciter de ses succès. L’existence de chacun n’a de sens que celui qu’il lui donne. Le sens tout fait, fait par une puissance supérieure, indéchiffrable par moi, est proprement ce qu’il faut reconnaître absurde. Vouloir retrouver la condition d’irresponsabilité et de dépendance totale, n’est pas le fait d’un homme. Nul ne peut souhaiter vivre soumis à des dieux. Il faut bien pourtant trouver la raison des prières, sacrifices, etc. La suggestion de Socrate est transparente. Les hommes n’espèrent pas cette soumission, ils la craignent ! et ils ont à cela une excellente raison, puisqu’ils l’ont connue. Les histoires de palais bâti en une nuit sont crues de ceux à qui elles sont destinées, de ceux à qui les nourrices destinent leurs histoires, qui ne sont autres que les enfants, qui se trouvent réellement avoir de puissants serviteurs, dont ils ont tout à attendre, et autant à redouter qu’à espérer. Ils ont réellement l’expérience des biens qui leur viennent sans travail, ou qui ne leur viennent pas s’ils ne s’y prennent pas comme il faut. Les histoires de nourrice sont vraies relativement aux enfants ; celle de la très vieille nourrice invoquée par l’ombre de Socrate, révélatrice des fondements de leur existence, doit être considérée par les adultes avec une extrême attention.
Chacun sait par la fréquentation du premier enfant venu que la hantise de celui-ci est de rester toujours petit. Il faut être attentif à cette angoisse et lui prouver patiemment que lui aussi deviendra grand, qu’il sera capable plus tard de réaliser les opérations qui aujourd’hui sont trop difficiles pour lui, que par exemple il pourra courir très vite, conduire une auto, être un papa ou une maman selon les cas, etc. Il ne suffit pas de le lui jurer, il faut le lui faire comprendre en lui expliquant qu’il a déjà grandi, que déjà il est plus fort qu’il n’était il y a quelques mois et le convaincre par sa propre expérience. Il a l’impression que le monde des hommes est divisé en deux espèces, les grandes personnes et les petites. Il a quant à lui le malheur de faire partie des petites et d’être totalement impuissant, au moins devant certaines choses. Il vit dans un monde dominé par les grands, qui font toutes sortes de choses avec une facilité telle qu’elle est sans effort apparent. Sans qu’il sache comment, les adultes font apparaître devant lui la nourriture et tous les objets qui peuvent satisfaire ses besoins ou lui faire envie. Il ne sait pas se procurer ses aliments, ni ses habits, ni ses jouets, mais ses parents peuvent les lui donner lorsqu’il les demande. Il ne sait pas non plus par ses seules forces changer le paysage qui l’environne, mais ses parents ont la puissance de lui faire paraître l’extérieur plutôt que l’intérieur de la maison, la rue, la crèche ou chez Mamie. Il n’a aucune idée du transport qui l’a changé de lieu, il ne sait pas même ce qu’est un déplacement, puisqu’il ne sait pas marcher. C’est donc par une magie dont les ressorts lui sont inconnus que surgissent sous ses yeux tels lieux et telles choses plutôt que d’autres.
Il n’est cependant pas totalement dépourvu de moyens, car s’il est incapable d’agir sur les choses, il est au contraire très capable d’agir sur ceux qui les font surgir. Il peut demander ce qu’il souhaite voir paraître. Le nourrisson sait depuis toujours que le sein lui est donné lorsqu’il en manifeste le désir par ses pleurs, ses cris et hurlements. Il n’abandonne pas cette précieuse leçon lorsqu’il grandit. Mais il rencontre une difficulté qui le contraint à la subtilité, car il découvre qu’il ne lui suffit pas de demander pour obtenir. Il lui faut encore demander correctement. Il y a des demandes qui plaisent aux grands et d’autres qui ne leur plaisent pas. Cela ne tient d’ailleurs pas tant à la nature de l’objet demandé qu’à la formulation de la demande. Il vient un moment où les hurlements n’obtiennent plus rien, ni même les pleurs. Mais ce qui n’est pas obtenu de cette manière peut l’être par l’usage des mots. Les cris déplaisent, les mots plaisent, c’est le résultat incontestable de l’expérience. Encore faut-il que le choix des mots soit judicieux. Non que " bonbon " soit plus opérant que " joujou ", ni vice versa, mais l’un comme l’autre doivent être accompagnés de formules rituelles, sacrées, invariantes. Il faut à ces géants des " je voudrais " et surtout pas des " je veux ", et des " s’il te plaît ". Le petit malin constatera très rapidement que l’ajout d’un " mon petit papa chéri " ne gâte rien.
Cette condition de l’humanité dans ses débuts dissuade entièrement de travailler. Pourquoi perdre son énergie et son temps à tenter de se procurer de manière fort incertaine ce qu’on peut obtenir si simplement en le demandant ? Il ne manque pas d’enfants qui ont voulu avoir leur petit jardin, semblable à celui du grand-père, pour obtenir leurs propres radis, leurs salades ou leurs fraises. Mais ceux qui auront surmonté leur impatience et produit tout le travail nécessaire pour obtenir le résultat attendu, auront déjà grandi. Encore ce jardinage ne sera-t-il qu’un jeu, puisque son échec ne condamne pas à la famine. Toute la persévérance et toute la malice des enfants va donc tout naturellement à présenter leurs demandes. L’homme a été un animal qui parle avant d’être un animal qui travaille. D’ailleurs sous le nom de travail bon nombre d’adultes ne font que parler ! L’enfant est naturellement orateur, parce qu’il lui importe au plus haut point de savoir parler et de savoir persuader bien avant de pouvoir maîtriser une technique comme celle du charpentier, du forgeron ou de l’informaticien. L’homme, qui est petit mais malin, apprend à tourner à son profit la puissance des géants, qui sont forts mais un peu naïfs. Elle peut l’écraser, mais elle peut aussi lui rendre les plus signalés services. La fable du petit homme qui met à sa botte la grosse brute se rencontre dans toutes les cultures, et d’ailleurs contribue fortement à rassurer l’enfant sur sa propre croissance. Si efficace qu’il soit par ses prières et ses sacrifices, il ne souhaite cependant pas faire durer trop longtemps ce rapport, car s’il peut y devenir le maître de son maître, il en reste néanmoins l’esclave. Cette condition n’est pas celle de l’indépendance.
Chacun désire sortir de l’enfance, bien qu’en même temps il craigne de n’en être pas capable, voire souhaite y retourner. C’est pourquoi, même depuis longtemps parvenu à l’âge adulte, il continue à prier, à offrir des sacrifices et à rendre grâces à d’incertaines puissances supérieures. Il devrait savoir et il sait effectivement que le ciel est vide, mais à tout hasard il renonce à achever cette pensée et fait comme s’il ne l’avait pas eue. Le théologien le sait bien et tourne à son profit cette pusillanimité, lorsqu’il accuse du péché d’orgueil celui qui aura eu la hardiesse rare de l’achever. Il tonne contre lui et fait trembler au moins les autres : " l’orgueil précède la ruine de l’âme, et l’esprit s’élève avant la chute " (Proverbes, XVI, 18). Une doctrine de soumission et de dépendance fait redouter à l’homme l’exercice de sa propre intelligence. Chacun se trouve placé de fait, qu’il le veuille ou non, devant cette alternative : ou il soumet sa pensée aux autorités, ou il pense souverainement. Dans ce dernier cas il vit et agit avec la conscience que seul son travail lui obtient son pain, dans l’autre il le demande quotidiennement comme une grâce et en remercie la divinité.
La crainte qui retient d’achever ses pensées a sa source dans le trouble que produit la découverte de l’erreur dans la perception. La pensée se trouve déstabilisée lorsqu’elle découvre qu’elle ne pouvait pas voir ce que pourtant elle a vu, lorsque par exemple elle découvre qu’elle ne pouvait pas voir la lune plus grosse à l’horizon. Il y a là un tel scandale que beaucoup le refusent et s’accrochent à l’idée que cette vision est semblable à l’illusion du bâton brisé. Pourtant elle ne s’explique pas par les lois de l’optique et il y a bien quelque chose d’ambigu et de trompeur dans la perception elle-même. Mais ce ne sont assurément pas les choses, inertes, qui trompent l’esprit, car la lune à l’horizon ne laisse pas sur la rétine d’image plus grosse que la lune au zénith. Il n’est rien dans une idée de positif, qui en fasse une erreur. Cette découverte à son tour est formidable, parce qu’elle permet de comprendre que l’esprit n’est pas condamné à l’erreur, et qu’il lui revient en élargissant son expérience, en formant par elle de nouvelles idées moins mutilées et moins confuses, de s’approcher davantage du vrai. Mais l’ambition de l’homme de science, qui condamne les erreurs et ne s’intéresse qu’au vrai, le détourne trop rapidement de l’imaginaire. Car s’il n’y a rien de positif dans l’erreur par quoi elle puisse être dite fausse, il s’y trouve au contraire quelque chose de positif par quoi elle peut être dite vraie ! On apprendra beaucoup plus sur l’homme en examinant ce qui la fonde qu’en le négligeant, et c’est ce qui fait l’objet de ce livre sur l’imaginaire.
Sa tâche est donc d’établir comme une histoire naturelle de nos pensées. La vérité ne sort d’aucune autre source que de l’erreur, elle n’est élaborée que progressivement par une suite indéfinie de corrections, qui par touches successives remédient à ce qu’elles aperçoivent de faux dans la pensée précédente. D’un côté on peut dire que ce processus ne sera jamais achevé et en tirer une utile conclusion épistémologique. Mais ce n’est pas le propos de ce livre. Son propos est exclusivement rétrospectif, puisqu’il est d’établir que toutes ces erreurs devaient être commises, qu’elles étaient rendues nécessaires par la condition humaine et qu’elles ont une signification admirable. Cela n’est vrai, d’ailleurs, que parce qu’elles appartiennent à notre passé de deux manières différentes. Car les erreurs de l’Antiquité n’auraient pas d’intérêt pour nous si elles n’étaient aussi les nôtres. Mais l’Antiquité n’est pas un autre monde que le nôtre. L’histoire naturelle de nos pensées est à la fois celle qui fait sortir l’humanité du fétichisme et celle qui fait sortir chacun de son enfance. Une civilisation s’éloigne plus ou moins de l’enfance de l’homme, elle s’en sépare en franchissant un plus ou moins grand nombre d’étapes, mais chaque homme, dans le processus de sa croissance, part nécessairement de l’enfance et traverse nécessairement ces étapes dans le même ordre. C’est encore une idée dont l’origine se trouve chez Auguste Comte, qui formule dans son Cours de philosophie positive la célèbre loi des trois états. Les dieux de l’Antiquité ne sont donc pas séparés de nous par des milliers d’années, mais au plus par quelques dizaines. Il suffit d’ailleurs de bien peu de choses pour les retrouver, car nos passions ne cessent de nous y pousser. Comme le note pertinemment Spinoza, " l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure " et " la haine est une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure " (Ethique, III, définitions 6 et 7). Nous avons un irrépressible penchant à rapporter ce qui nous arrive à une volonté étrangère, bienveillante ou malveillante selon les cas. Cela a d’ailleurs l’heureuse conséquence de nous donner l’envie de nous battre pour obtenir ce qui nous convient.
Les étapes de l’imaginaire sortent les unes des autres et se succèdent selon une loi dialectique. On n’échappe à une croyance que pour entrer dans une autre. On ne se libère pas de toute croyance par la critique d’une croyance quelconque. Il y a un ordre pour passer d’une croyance à l’autre, et l’émancipation totale de l’esprit est un terme lointain, un but que quelques-uns s’assignent et que bien peu atteignent. L’histoire des idées est naturelle en ceci que notre nature nous impose une succession déterminée d’étapes, parce qu’aucune erreur n’est purement et simplement anéantie. L’erreur aliène assurément l’esprit, mais celui-ci ne se libère pas d’un coup de baguette magique. Il ne s’élève au-dessus de son erreur que dans un processus qui la dénonce, c’est-à-dire dont il est nécessairement marqué. La rectification porte la marque de l’erreur dénoncée. L’erreur est la forme de la découverte qui suit. Il y a dans la lutte contre l’erreur une dénonciation de l’abus, assez fanatique pour faire tomber dans un autre abus, qui ne peut être quelconque, mais se trouve déterminé par ce processus lui-même. L’idée fausse n’est donc pas anéantie purement et simplement : en même temps que supprimée elle est conservée, ce que Hegel appelle dépassée. Ainsi la dénonciation de l’idée selon laquelle il y a des dieux partout engendre-t-elle celle d’un nombre limité de dieux, titulaires chacun d’un domaine particulier. Et la dénonciation de celle-ci engendre-t-elle celle d’un dieu unique. On passe du fétichisme au polythéisme, et de celui-ci au monothéisme ; ou selon les titres des Livres successifs des Dieux on passe de Pan à Jupiter et de celui-ci à Christophore.
Cependant le ressort de la marche dialectique n’est pas la critique, mais l’oubli. La dénonciation de l’erreur du passé n’est pas un processus conscient mené jusqu’à son terme, elle n’est pas philosophique. C’est pourquoi d’une religion païenne à une autre plus élevée et plus spirituelle l’esprit reste néanmoins dans l’enfance. Son travail de réélaboration de ses pensées n’est pas un travail conscient. Et pourtant en même temps il les rectifie exactement comme il le faut. Je ne veux évidemment pas dire qu’il substitue la vérité à l’erreur, mais qu’il substitue à l’erreur devenue impossible celle qui est devenue nécessaire. L’enfant qui grandit ne peut plus croire à la toute-puissance des grandes personnes, il comprend que ses parents se heurtent eux aussi à des obstacles qui leur sont insurmontables et il doit admettre que les volontés supérieures sont plus éloignées de lui qu’il ne le croyait. Ainsi en même temps qu’il rejette sa croyance initiale, il tombe dans une autre dont la forme est dessinée à l’avance. L’élargissement de son expérience l’amène à nier ce qu’il admettait auparavant, mais si une chose reste chez lui totalement inconsciente, c’est bien l’élargissement de son expérience. Sa mémoire est fidèle et sans faute, parce qu’elle lui fait bien rejeter ce qui est en contradiction avec son expérience élargie, mais cet élargissement n’est pas pour lui un événement et ne lui laisse aucun souvenir.
La loi de l’oubli n’exprime donc pas seulement une disparition. Ce qui est oublié n’est pas anéanti, en même temps qu’il sort de la conscience, il est aussi ce sur quoi repose la conscience. Platon le montre à la perfection lorsqu’il peint dans Ménon Socrate interrogeant le petit esclave de son hôte. Celui-ci dispose d’un savoir qu’il ne sait pas avoir, concernant la longueur du côté d’un carré de surface double de celui qu’il considère. Ce carré unitaire a par définition un côté de longueur 1. L’esclave n’a aucun souvenir de ce que peut-être la longueur du côté d’un carré de surface double. Il propose d’abord une longueur double. Les questions de son impitoyable interlocuteur l’amènent à se reprendre et à devenir conscient d’une mémoire qui ne consiste cependant dans aucun souvenir. Il découvre, sans qu’il soit besoin de lui dire, que la longueur du côté du carré de surface double est égale à la diagonale du carré de référence. Une maturation se fait dans son esprit, qui ne passe pas par la conscience, et qui consiste bien dans une réélaboration du produit de l’expérience. Le progrès de la pensée ne consiste pas à retrouver ce qui était oublié, il consiste à oublier ce qui a été pensé afin d’élaborer une pensée moins enfantine. L’oubli est ce qui structure le développement de la pensée, en ce sens il est le côté de la pensée.
5)
Entre une représentation tout imaginaire du monde et une représentation vraie il y a le travail. La vérité de l’imaginaire, celle des contes, des légendes et des mythes est dans la réalité d’une condition d’où le travail est exclu. L’enfant ne travaille pas, il en est incapable, et aussi longtemps qu’il ignore le travail, il ignore du même coup la réalité. Il ne vit pas dans le monde, mais dans une sorte d’îlot préservé pour lui, dans lequel s’applique une loi, qui n’est pas celle de la matière, mais celle de relations humaines, toutes de persuasion. L’enfant est idéaliste, parce que dans l’existence qu’il vit ce sont les idées et même plus précisément les mots qui gouvernent les choses. Un abîme le sépare de la réalité matérielle, dont il n’a aucun sentiment. Pour qu’il y parvienne, il faudra des années durant lesquelles progressivement aux refus opposés et aux protections offertes par les discours se substitueront les rapports avec les choses. Telle est du moins la biographie de ceux qui deviennent un jour adultes. Car il y a aussi des hommes à qui, semble-t-il, tout est dû, ou qui du moins en semblent eux-mêmes persuadés. Ainsi ce duc de Villeroy mentionné par Saint-Simon dans ses Mémoires, qui ignorait manifestement l’origine de sa fortune, laquelle lui permettait d’avoir à son service cuisinier, cocher et laquais, qui pourvoyaient à tout sans qu’il s’en fît la moindre idée ni s’en souciât le moins du monde, demandait-il très puérilement qu’on lui mît de l’or dans les poches quand il voulait se rendre au jeu. Cet homme pour qui tant d’autres travaillaient, non seulement ne travaillait évidemment pas, parce que c’eût été déroger, mais manquait encore de la plus sommaire représentation de cette activité de travail, qui lui était entièrement étrangère.
Il était tout à fait semblable à ce singe d’un conte enfantin, que son apparence permettait de prendre pour un homme, comme Monsieur le duc, qu’on habillait pour le sortir du Jardin des Plantes, comme Monsieur le duc, qu’on promenait de café en spectacle afin de lui montrer les beautés de la ville et de l’en faire profiter, comme Monsieur le duc, et qui gâtait l’illusion en se jetant sans formalité sur ce qu’il désirait, comme cependant Monsieur le duc n’aurait jamais fait, à cause de sa bonne éducation. Mais se soumettre aveuglément aux principes inculqués dans l’enfance n’est qu’une autre manière d’être singe. Toujours est-il que cet évadé du zoo, agité à l’égard de la dame porteuse d’un chapeau orné de fruits, fussent-ils des bananes, par un désir vraisemblablement moins enfantin que le texte ne veut bien le dire, reçut à cette occasion la leçon qui lui avait manqué jusqu’alors, et que cependant Monsieur le duc avait reçue depuis longtemps. On ne s’empare pas sans façon de ce qu’on désire, " il faut prévenir avec de l’argent ". Cela est merveilleusement dit : l’argent est un signe, annonciateur d’une intention, qui une fois émis permet d’obtenir ce qu’on veut. Le singe aurait dû prévenir la dame avec quelques billets et il aurait eu satisfaction. Sans doute faudrait-il quelque proportion entre l’objet et le signe, voire entre l’intensité du désir et le signe, mais cela s’apprend vite. Je ne doute pas que Monsieur le duc ne sache donner aux femmes de la cour tous les signes souhaitables.
Il existe beaucoup d’hommes de cette sorte, et quelques-uns très savants. Ils savent deviner avant les autres quelles colossales quantités d’énergie il est possible de tirer d’une quantité de matière aussi petite apparemment que celle qui est contenue dans une pièce de monnaie. Et de fait si les forces qui maintiennent la cohésion des atomes dans la pièce étaient soudain libérées, il serait possible de les employer... par exemple à détruire une ville entière d’un seul coup ! Mais les savants rêveurs ne disent pas quelle industrie il faut déployer, du bureau d’études à la mine, de celle-ci à l’usine, de celle-ci au transport de la bombe, pour obtenir la libération des forces qu’elle contient. Même s’il est vrai que la réaction en chaîne intervient comme une énergie donnée par la nature, semblable en cela à celle de la rivière et du vent, il n’en demeure pas moins que la pièce est bien autre chose qu’une lampe d’Aladin. C’est toute une affaire que d’en faire sauter le bouchon. Il s’agit de bien autre chose que d’une pêche miraculeuse, ses trésors sont les fruits du travail. Il n’existe d’ailleurs nulle part aucune sorte de trésors qu’il ne faille se donner la peine de trouver et extraire de sa cachette. Celui qui ne fait que se laisser transporter, en chaise, en bateau ou en avion, peu importe, celui qui ne travaille pas lui-même à son propre transport l’ignore inévitablement.
Ainsi Berkeley, philosophe quoique d’abord évêque, avait bien voyagé et même jusqu’à Terre-Neuve, ce qui n’est pas rien, mais son transport lui coûtait manifestement si peu de choses, malgré les vents, les marées et les tempêtes, qu’il ne différait en rien de son dîner. Monseigneur était servi. Que la saison eût été sèche ou humide, chaude ou froide, qu’il y eût autour de lui prospérité ou famine, il n’avait jamais qu’à se mettre les pieds sous la table. Aussi pensait-il que la matière, que le monde extérieur n’existait pas. Il écrivit même de fort beaux livres pour le démontrer à ses contemporains méfiants. Seules les sensations existaient, qu’il appelait des idées. Il appelait idée ce que l’entendement perçoit. Il faut comprendre l’audace de cette proposition. Elle exprime dans le langage propre à ce philosophe le principe commun aux empiristes selon lequel il n’y a dans l’entendement rien qui n’ait d’abord été dans les sens. Mais elle refuse en même temps très vigoureusement d’attribuer ce qui est perçu à des objets, qui auraient une existence permanente derrière les sensations fugaces. La seconde idée seule est audacieuse, mais elle n’aurait pas sans la première la solidité nécessaire pour résister aux objections. En ôtant à l’entendement toute activité, en réduisant la connaissance à une pure réceptivité, Berkeley comprend qu’il pose du même coup la prémisse qui retire à celle-ci toute objectivité. Il relativise la connaissance en lui donnant pour référent le sujet qui perçoit, et du même coup enlève à l’objet jusqu’à son existence. Il nie l’existence de la matière et ne la reconnaît que premièrement aux sujets qui perçoivent et deuxièmement à leurs " idées ". De celles-ci il affirme dans les Principes de la connaissance humaine (1710) " Their esse is percipi " (§3).
A l’opposé des auteurs qui constituent dans la philosophie le courant idéaliste et qui admettent des notions primitives (Descartes), des idées innées (Leibniz), ou des concepts purs (Kant), afin de sauvegarder l’activité de l’entendement dans la connaissance, la théorie de la connaissance que partagent tous les empiristes au contraire la refuse et n’accorde pour rôle à l’entendement que d’enregistrer ce qui lui vient des sens. La suite de la doctrine de Berkeley, qui commence par là elle aussi, est beaucoup moins commune et beaucoup plus remarquable que cette prémisse assez vulgaire. Sa question y est de savoir ce qu’on peut appeler un objet. Allant plus loin que ses prédécesseurs, il refuse de passer de la proposition que je perçois à la proposition que je perçois quelque chose. Là se tient son " immatérialisme ". Si certaines sensations se présentent ensemble, de telle manière que je sois tenté de les associer et d’en faire un objet, ce ne sont cependant en fait rien de plus que des " collections d’idées " (§1), c’est à dire que le lien qu’il y a entre elles en effet est tout subjectif et nullement objectif. " Il y avait une odeur, c’est à dire on odorait ; il y avait un son, c’est à dire on entendait ; une couleur ou une forme, on percevait par la vue ou le toucher " (§3).
Dès lors que la réalité de la connaissance est dans la sensation, la réalité du connu n’est non plus nulle part ailleurs que dans la sensation. Ce qui est senti est... la sensation ! Supposer qu’autre chose soit senti est une conjecture superfétatoire, bien que ce soit une " opinion étonnamment prédominante " (§4). L’existence ne peut pas se dire d’autre chose que de la sensation et du sujet qui perçoit. Pour la première, être n’est rien d’autre qu’être perçue (percipi) ; pour le sujet, être c’est percevoir (percipere). Quelque chose qu’on appellerait le monde extérieur ou la matière, est une supposition qui n’a pas de sens. La seule existence est de nature spirituelle, qu’il s’agisse de l’esprit lui-même ou de ses " idées ". Il se pose sans doute au-delà un problème délicat. En l’absence d’une matière ou d’un objet de la sensation, comment est-il possible que les esprits s’accordent, qu’ils s’entendent pour identifier les prétendus objets qu’ils voient, et les qualités qu’ils peuvent leur attribuer ? Mais l’évêque anglican a pensé à tout. Les idées ne sont pas des hallucinations des esprits autonomes, ce sont en quelque sorte des messages, et autant de preuves, de l’existence d’un " Esprit éternel " (§6). Son dîner qui ne se manifestait à lui que par quelques sensations, agréables il est vrai, qui n’avaient elles-mêmes leur siège que dans une idée de lèvres, une idée de langue, d’oesophage et d’estomac, était une idée. Terre-Neuve était une idée. L’existence de forçats des marins qui pratiquaient la grande pêche à la morue, était une idée !
Tous les philosophes cependant n’ont pas déshonoré la profession. Ce chapitre contient un hommage à Maine de Biran. Cet auteur du XIXe siècle a produit un travail très remarquable sur les sensations. Dans son Mémoire sur la décomposition de la pensée (1805) il établit une hiérarchie des sens en fonction de leur apport à la connaissance. Tandis que la vue, qui passe pour nous instruire le plus, nous laisse en réalité totalement victimes des apparences, le toucher au contraire est un excellent éducateur. Entre les deux se trouve l’ouïe. D’où viennent ces différences ? L’information qui nous arrive par les yeux ne peut être prise que telle qu’elle est, car nous ne pouvons rien changer au spectacle qui nous est offert. Plus les choses sont éloignées de nous, plus il nous est impossible d’en changer la perspective et de les considérer sous un autre angle. Si elles sont proches et que nous tournions autour d’elles pour nous en donner diverses vues, comme lorsque nous faisons le tour d’une maison, ce n’est plus la vue qui nous instruit. Il y a là un mouvement, translation ou rotation et combinaison des deux ; des sensations tactiles à travers tout notre corps interviennent alors pour rectifier ce que la vue a d’insuffisant. Cela est encore plus vrai si l’objet est assez petit pour être manipulé, tourné dans tous les sens par nos mains.
Mais l’homme qui serait dans l’incapacité de recourir aux mouvements de son corps, et livré aux seules informations que lui apportent ses yeux, pourrait prendre pour une réalité ce qui n’est qu’un décor de théâtre, se méprendre grossièrement sur les distances et sur les grandeurs, tenir pour durable ce qui est éphémère, etc. " Assurément nous ne percevons d’aucune manière ni les rayons lumineux en eux-mêmes, ni leur réflexion au dehors, ni leur réfraction dans l’intérieur de l’oeil. Nous n’avons pas même le sentiment immédiat de quelque impression faite sur la rétine, mais uniquement l’intuition objective, résultante de toute cette série des mouvements. Les opticiens seuls connaissent ou croient connaître les moyens efficaces par lesquels la vision s’effectue " (Du physique et du moral de l’homme, page 280). Plus au fond, le spectacle que donne la vue bénéficie de l’évidence. Je dis bénéficie, parce que dans l’immense majorité des occasions il nous est utile de voir ce qui est autour de nous, à gauche ou à droite, proche ou lointain, etc. et que la vue guide assez bien notre action. Mais l’évidence est un grand piège, car les croyances les plus délirantes reposent sur le témoignage de la vue. Ce qui est évident, étymologiquement, est ce qui ressort de la seule inspection de la vue. Il est ainsi évident que le soleil tourne autour de la terre et que Galilée est un sot, que les chiens ne font pas des chats et que Darwin est un menteur, ou encore que les indigènes des autres continents sont paresseux et que ceux qui prétendent les traiter avec humanité sont des niais. Le propre de l’évidence est qu’elle est donnée, et parce qu’elle est donnée elle n’est pas interrogée. Voir se fait sans travail et sans effort et c’est pourquoi la vue est sotte. Elle est idéaliste, dit Maine de Biran, car elle maintient l’homme dans la situation d’enfance où des visions successives lui sont fournies, sans liaison et sans raison.
Au contraire le sens du toucher est susceptible de se déployer dans un effort volontaire. L’aveugle peut certes se cogner le nez dans une porte ou dans un lampadaire, mais une fois passé le choc, qui par lui-même ne dit rien de la nature de l’obstacle, il explore méticuleusement, précautionneusement de la main, avec ou sans bâton, la chose indéterminée qui s’oppose à son avancée. Tout lui est compliqué, parce que l’évidence lui manque. Il tâtonne, il délaisse et il reprend l’objet, il le mesure de sa paume ou de ses pas, il établit des distances et des angles de rotation, bref il ne reçoit pas le monde aveuglément ( !), mais il le construit. Ses sensations, en ce qu’elles ont d’immédiat et d’isolé ne peuvent lui suffire, il lui faut les explorer, les ordonner, les coordonner, c’est-à-dire qu’il lui faut des preuves. Non seulement l’aveugle peut être géomètre, mais il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisqu’il y est poussé par la nécessité. Si quelque chose doit étonner à ce propos, c’est plutôt l’abondance de la littérature qui s’interroge sur la question, de l’Essai sur l’entendement humain de Locke (1690) à la Lettre sur les aveugles de Diderot (1749) et au Traité des sensations de Condillac (1754). Par ses mouvements volontaires le toucher peut varier ses sensations, par exemple du frôlement léger jusqu’à l’appui douloureux, selon une loi qui n’est de personne d’autre que du sujet. Les apparences alors ne sont pas reçues de lui, il se les donne à son gré ; elles paraissent à son commandement. Ce ne sont plus elles qui s’imposent à lui, c’est lui qui s’impose à elles.
Encore ne s’impose-t-il que dans un travail, puisque son commandement n’a rien de la formule magique par laquelle Ali Baba s’introduit dans la caverne des quarante voleurs. Quiconque s’affronte réellement à la nature, afin de la soumettre aux besoins humains, est bien obligé d’admettre qu’il est dans l’impossibilité de changer ses qualités par décret, comme par un coup de baguette magique ; que la plus petite partie n’en peut être altérée sans que les multiples relations qu’elle entretient avec son environnement n’exigent aussi une application de l’effort sur ces dernières ; et que de proche en proche il y faille bien souvent beaucoup de travail. Il n’en va pas ici comme des états d’âme, avec lesquels l’évêque anglican confondait ses sensations. On ne peut rien obtenir sans mettre en jeu les forces de son corps, c’est à dire jamais autrement que par une activité qui coûte de la peine. Ceux qui vivaient le bagne des morutiers, la dureté de la manoeuvre et de la vie à bord, le péril de la tempête qui déchire les voiles et brise les mâts, qui ouvre la coque et coule le navire, l’angoisse de la perdition et de l’abandon dans le doris au milieu du brouillard, les mains blessées et ouvertes par le froid, par le métal et par les épines du poisson, la douleur du travail dans tous les membres et celle de la fatigue dans tout le corps, l’absence quasi totale de sommeil pendant les six mois de la campagne, oui, ceux qui vivaient cela à Terre-Neuve avaient une tout autre philosophie que Monseigneur Berkeley. Mais aussi, il n’étaient plus des enfants.
Quant au sens de l’ouïe, il tient une place intermédiaire entre la vue le toucher. Car on peut dire des sensations auditives la même chose que des sensations optiques, à savoir que nous n’avons qu’une seule chose à faire à leur égard, qui est de les prendre telles qu’elles nous sont données. Un son nous parvient ou ne nous parvient pas, il nous arrive fort ou faible, de la gauche ou de la droite, sans que nous y puissions rien changer. Sous ce rapport l’ouïe peut-être aussi idéaliste que la vue ; et cependant il faut l’envisager encore sous un autre rapport. Nous disposons en effet de la voix, par laquelle nous émettons nous-mêmes toutes sortes de sons, que nous varions à volonté. Nous pouvons les faire varier en intensité, en couleur, en hauteur et en durée. Par cette expérience dans laquelle nous en sommes en même temps l’émetteur et le récepteur, nous acquérons sur les sons des connaissances que nous mettons à profit lorsque nous en sommes seulement le récepteur. Nous nous auto-instruisons sur les sons, alors que nous ne pouvons évidemment pas le faire sur les sensations qui nous arrivent par l’oeil. Parce que la vue n’appelle aucun effort, aucune activité, elle ne nous fait pas éprouver la réalité, elle ne nous instruit pas. Ce qui instruit, selon Maine de Biran, c’est l’effort. Ce disant toutefois il ne va pas encore assez loin. Et la raison en est que la vie d’un sous-préfet n’est pas foncièrement différente de celle d’un évêque. Comme l’autre il vit de persuader. Les rapports qu’il entretient dans son activité professionnelle se nouent non pas avec des choses, mais avec des hommes. Aussi n’a-t-il pas aperçu derrière l’effort qu’il produisait en palpant volontairement son bureau le véritable travail dont cette palpation n’était qu’un pâle reflet. Les discours d’un sous-préfet, autant que ceux d’un évêque, sont infiniment éloignés de la pêche à la morue. Les discours d’un professeur, fût-il de philosophie, n’ont d’ailleurs sur les précédents aucun privilège.
Au contraire d’une sensation tactile, qui peut être volontaire et par là explorer la chose, se coordonner à d’autres sensations, éprouver la résistance de la matière, celle qui est donnée par la vue n’est qu’un spectacle illusionniste. Aussi peut-on dire que la vision est très bien nommée. Ce mot en effet avant même de désigner l’action de voir comme sont désignées aussi celle de l’ouïe et du toucher, a désigné la perception d’une réalité surnaturelle, pour revenir dans le langage courant à la représentation imaginaire. " Tu as des visions ", signifie : tu délires. Et sainte Thérèse elle-même ne prétend pas que réellement soit venu la visiter " un ange pas grand mais petit et extrêmement beau ", qui " enfonçait un long dard dans ses entrailles " et la " laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu ". Elle parle de quelque chose qu’elle a vu et qu’elle ne peut cependant pas coordonner avec ce qu’elle voit plus quotidiennement, avec ce qu’elle a vu avant ou après. C’est un spectacle qui ne rentre pas dans l’ordre naturel des choses. Encore y a-t-il pour la sainte un ordre naturel des choses. Mais pour l’enfant, il n’y a rien de tel ; il n’y a que des successions de visions, sans liens entre elles. On le porte tandis qu’il dort, et ce qu’il voit lorsqu’il rouvre l’oeil est sans rapport avec ce qu’il voyait avant. Berkeley est dans le même cas, il dort pendant que les autres sont à la manoeuvre, il ne monte sur le pont que lorsque le temps le permet, et son horizon se limite plus ordinairement au carré des officiers où il est invité à prendre son dîner.
Le géomètre aveugle n’a pas de visions. Je ne veux pas dire qu’il n’en aurait pas parce qu’il a perdu la vue, mais parce que en tant que géomètre il appuie sa représentation du monde sur une construction qui lui est propre, et qui passe par translation et rotation, mesures et preuves. Les preuves ne sont pas apportées par la vue, car beaucoup voient ce qu’ils ne peuvent pas voir. Les journaux sont pleins de témoignages délirants. On pourrait remplir une bibliothèque avec ceux qui attestaient il y a quelques années de la présence parmi nous des soucoupes volantes, dont plus personne ne parle à présent. La preuve est apportée par un discours que l’on se tient à soi, qui se veut aveugle et ne s’appuie que sur les mouvements du toucher, effectués selon les règles de la géométrie. Le langage commun, qui dit si bien ce qu’est la vision, dit aussi clairement que la preuve est d’entendement. Elle n’est pas apportée par la vue, elle n’est pas du tout apportée, car elle est construite dans le discours que je me tiens à moi-même, celui dont je suis l’émetteur autant que le récepteur, et par lequel je rapporte les mouvements de ma main ou ceux de mon corps.
Parce que l’enfant ne travaille pas, et aussi longtemps qu’il ne travaille pas, il est séparé du monde réel et il est visionnaire. Il est dans le miracle permanent, qui ne peut donc pas même être perçu comme miracle. Ce qu’il vit n’est qu’un rêve. Si l’adulte a une vie qui ne le met pas quotidiennement en confrontation avec la réalité matérielle, son expérience est sans doute plus étendue que celle de l’enfant ; pourtant son monde n’est qu’un rêve mieux lié. Aussi s’opposent les conceptions de ceux qui vivent de leur travail contre les choses et de ceux dont le travail est de persuader les hommes, parmi lesquels les politiciens professionnels forment une espèce remarquable.
6)
Les pensées que forment les hommes sont naturellement marquées par l’erreur. La vérité ne leur est pas naturelle, car il est au contraire naturel qu’ils se trompent. Les hommes doivent nécessairement se tromper, premièrement parce qu’ils ont tous commencé par être enfants, et ensuite parce qu’ils ne sont pas tous sortis de l’enfance. Cela ne vient pas de ce que certains resteraient intellectuellement débiles, mais de ce que perdure leur situation enfantine de rapport avec les hommes, sans rapport avec les choses. Dans le processus économique par lequel une société produit ses richesses, les fait circuler, les échange et les consomme, les hommes tiennent des rôles différents. Les uns se confrontent directement avec la matière, dont ils doivent changer la forme, afin de la rendre apte à la satisfaction des besoins, ce qui exige contre elle un engagement physique, dans lequel ils se soumettent à sa loi ; tandis que les autres ne participent pas directement à la production, n’entrent pas dans un rapport physique avec la matière et ne sont pas soumis à sa loi, mais au contraire interviennent sur d’autres hommes dans des tâches telles que l’échange, le crédit, la formation, le contentieux, la politique ou la religion. Historiquement cette opposition entre deux sortes d’hommes sépare celui qui assume les travaux des champs et l’habitant du bourg. Au-delà de cette première scission apparaissent d’autres lignes de fracture, en particulier parce que la production des richesses exige un travail de transformation des ressources naturelles qui se fait à la ville. Quoi qu’il en soit de la diversification des classes sociales, les hommes lient leurs pensées de deux manières différentes. Les uns jugent de la vérité d’un discours à la liaison rigoureuse des idées entre elles, tandis que les autres s’en rapportent à la liaison des idées avec les choses. Il y a par suite pour résoudre les problèmes deux dialectiques distinctes, l’une idéaliste et l’autre matérialiste.
Au-delà d’une préhistoire nomade, pendant laquelle des ressources d’un groupe humain quelconque lui viennent de l’exploitation d’un troupeau, de moutons, de bisons, de rennes, de chameaux, etc. le groupe se sédentarise dans une vallée alluviale où les crues déposent un limon fertile. La rapide poussée de la végétation lui donne la base et le modèle d’une production nouvelle, d’où il va tirer sa subsistance, l’agriculture. Le travail du paysan avec ses labours, ses semailles, ses fumures, ses moissons, etc. est tout entier soumis à la loi de la nature. Il doit se plier à la texture de la terre, au climat, à la saison, au rythme de la croissance et aussi à tous les accidents qui expriment eux aussi la loi de la nature, à savoir la grêle, le gel, l’humidité et la sécheresse, etc. Un paysan isolé, qui effectuerait la totalité de son travail sans jamais rencontrer personne, qui vivrait de manière autarcique et n’aurait pas un seul mot à dire à âme qui vive, n’est pas une fiction absolument délirante. Son travail ne le met en rapport qu’avec des choses, c’est sur des choses qu’il exerce sa force de travail. Encore s’intercale-t-il beaucoup de temps entre les tâches qu’il conduit et le résultat qui en découlera. Il peut avoir accompli son travail avec le plus grand soin, il n’est pas encore certain que sa récolte sera conforme à ses espérances. Il peut inversement y avoir mis une certaine négligence, il ne s’ensuit pas que sa récolte doive nécessairement être médiocre. De ce flottement du rapport entre le travail et son produit il tirera l’idée que les dieux lui sont plus ou moins favorables.
Le bûcheron, le mineur, le forgeron, etc. sont tenus par la chose d’une manière bien plus serrée. Entre la rigueur, le sérieux, l’exactitude de leur travail, et son produit la relation est d’une entière nécessité. D’abord il ne s’interpose entre ces deux termes aucun intervalle de temps. Aucun de ces ouvriers entre son premier geste et le second n’a besoin d’attendre une maturité qui se produirait sans lui dans son objet. Son objet est inerte. Après le premier coup de sa cognée le bûcheron ne peut espérer ni redouter qu’il se produise quoi que ce soit dans l’arbre qu’il abat pour faciliter ni entraver son travail. L’arbre ne tombera que lorsqu’il lui aura porté tous les coups nécessaires, et s’il les a appliqués selon les règles de son art. De la même manière pour les deux autres la relation entre leurs gestes et le produit de leur travail est immédiate. C’est sans délai que le geste mal fait produit ses conséquences. La veine de charbon mal attaquée sera gaspillée, l’acier non trempé sera cassant, ou bien l’outil lui-même sera brisé en frappant à faux, ou bien l’ouvrier sera blessé, peut-être dangereusement, quelquefois mortellement. Il n’est pas rare que la différence entre le travail mal fait et le travail bien fait ne soit rien de moins qu’une question de vie et de mort. Cela est vrai aussi pour le paysan, qui ne récoltera rien s’il ne sème pas quand il le faut et comme il le faut. Mais la sanction n’interviendra dans son cas que bien des mois plus tard, et dans l’intervalle bien des occasions s’offrent à lui de rectifier, de redresser, de rattraper ce qui a été mal fait. Au contraire dans le cas de l’ouvrier la sanction est immédiate. Ce peut-être l’écroulement sur lui de l’arbre ou de la galerie, la brûlure par l’acier en fusion, etc.
Quelle que soit la différence entre le travail ouvrier et le travail paysan, elle est pourtant relativement faible comparée à celle qui sépare l’un et l’autre du travail du commerçant. Marx a très opportunément souligné que dans l’histoire de la division du travail l’apparition du marchand, bien après celle de l’éleveur, de l’agriculteur et d’un très grand nombre d’artisans, donc très tardive, constituait néanmoins un phénomène très remarquable par la nouveauté qu’il impliquait. Avec lui en effet apparaît pour la première fois une classe d’hommes qui ne produit rien. Le paysan, le bûcheron et tous les ouvriers produisent quelque chose, c’est-à-dire que par leurs mains la nature est transformée. L’objet, que ce soit la terre elle-même, l’arbre, la veine de charbon, ou le lingot d’acier, etc. ne sort pas de leurs mains tel qu’il y est entré. Ils lui appliquent leurs forces, tant intellectuelles que physiques, et par l’application à lui d’une énergie, d’un savoir-faire ou d’une intelligence, ils lui font quitter sa forme naturelle et lui en imposent une autre plus favorable à la satisfaction de leurs besoins. La forme naturelle de l’arbre dans la forêt ne suffit pas à satisfaire les besoins humains ; il faut lui donner forme de bûches, de poutres ou de planches. La forme naturelle du charbon dans sa veine est inutile ; il faut l’extraire, le concasser, le traiter. Le lingot d’acier ne sert à rien s’il n’est pas transformé en fer de bêche, en cercle de roue, en grille de porte, etc. Tout au contraire le travail effectué par le marchand laisse totalement inchangée la forme de l’objet, qui sort de ses mains tel qu’il y est entré. Aucune transformation n’est effectuée sur lui, aucune force ne lui est appliquée, ni physique ni intellectuelle.
Le travail du marchand ne consiste pas à produire, mais à échanger. Il ne s’applique pas à la matière, mais aux hommes. Le marchand doit agir sur l’acheteur. Mais il est d’abord lui-même acheteur, puisqu’il ne produit rien. Ce qu’il vend, il l’a d’abord acheté. Il est donc successivement acheteur et vendeur, et il s’adresse successivement à un vendeur et à un acheteur. Dans un cas comme dans l’autre il est en concurrence, et il s’adresse à des gens qui sont en concurrence. Il doit persuader les vendeurs qu’il est leur meilleur acheteur, et les acheteurs qu’il est leur meilleur vendeur. Ses arguments peuvent toucher la marchandise, sa qualité, son prix ou le service qu’il rend ; il doit imposer dans la tête de son interlocuteur l’idée qu’il est nécessaire de passer par lui. Cette classe sociale n’existe que parce qu’elle rend un service : le paysan ou l’ouvrier a mieux à faire que de vendre lui-même les produits de son travail. Cela exige du temps, qu’il ne peut pas soustraire à la production, et une aptitude ou un goût qu’il n’a pas. Il faut donc nécessairement qu’entre le producteur et le consommateur se glisse un spécialiste de l’échange. Même une coopérative qui commercialise sa production, le fait par des vendeurs qui sont ses employés. Les coopérateurs viticoles, horlogers ou conserveurs alimentaires ne peuvent pas à la fois faire leur travail dans la vigne, l’atelier ou l’usine et en commercialiser le produit dans le magasin. L’achat et la vente sont un service nécessaire, sans lequel la production resterait sur les bras du producteur et sans lequel les besoins du consommateur ne seraient pas satisfaits. Le transport aussi est un service, mais contrairement au commerce il transforme la marchandise, puisqu’il la change de lieu dans une dépense d’énergie. C’est un livreur indépendant du commerçant qui achemine la marchandise dans son magasin et c’est un autre transporteur, le plus souvent l’acheteur lui-même, qui l’en fait sortir.
Le rôle du commerçant, de l’employé de commerce ou de l’agent commercial n’est donc pas d’agir sur la matière, pas de transformer les choses, pas de changer la face de la terre. Il n’est pas tourné vers les objets mais vers les hommes. Il agit autant qu’il le peut sur l’esprit de ceux-ci, afin d’y mettre certaines idées ou certains désirs. Personne n’a spontanément besoin d’une automobile qui roule à 200 km/h, parce que les routes qui permettraient de l’utiliser à cette vitesse n’existent pas. Celles qui existent sont trop étroites, trop tortueuses ou trop encombrées. Personne n’a spontanément besoin d’un triple collier de perles naturelles, parce que s’il n’existait pas, personne ne s’en porterait plus mal. Manifestement le rôle du marchand d’automobiles ou de la vendeuse de bijouterie est d’insinuer dans le chaland l’idée d’un manque et le désir de le combler. Objectera-t-on que c’est spontanément que le chaland se rend au supermarché alimentaire, que c’est sans intervention d’aucun vendeur qu’il remplit son chariot de boîtes en fer, d’emballages en carton et de bouteilles en plastique ? Mais pourquoi préfère-t-il ce magasin à un autre, cette marchandise à cette autre, sinon parce que le marchand a déjà fait son travail de persuasion par la publicité ? Il a déjà agi sur l’esprit de ses clients potentiels. Quant à celui qui ne sait que se tenir derrière sa caisse, qui estime que son rôle n’est que de répondre à la manifestation de besoins indépendants de lui, il va disparaître faute d’avoir compris ce qu’est le commerce.
Le marchand n’est cependant pas le seul à vivre d’une telle action exercée sur les idées, car le professeur, le prêtre, l’avocat, le ministre, ne font pas autre chose. Aucun d’entre eux en effet n’exerce son activité sur les choses, ne change quoique ce soit dans la réalité matérielle, par la suffisante raison qu’il n’y applique pas ses forces physiques ni intellectuelles. Les uns et les autres exercent leur action par la parole et l’exercent sur les hommes. C’est-à-dire que dans leur activité aucun d’entre eux n’a totalement rompu avec la condition enfantine, dans laquelle le petit homme ne fait rien directement, mais fait faire par les autres en employant à cette fin les paroles convenables. Ils prolongent l’art de faire marcher les parents par l’art de faire marcher les autres. Ils retrouvent tous les jours la pratique de la magie. Or pour eux comme pour l’enfant cette pratique est vraie, je veux dire efficace. La pose de la première pierre est une cérémonie instructive à cet égard. On dit que le ministre vient poser la première pierre de l’édifice, une école par exemple. Cela implique-t-il que de ses mains il prenne une pierre, qu’il la déplace, qu’il la pose en un endroit déterminé des fondations, qu’il la scelle avec du mortier et qu’il fasse tout ce que fait un maçon ? Les reportages en images montrent qu’il n’en est rien. Pas un seul muscle de son corps débile n’est sollicité dans une action de ce genre. La pierre est posée devant lui, tout au plus lui glisse-t-on entre les mains une truelle portant un peu de mortier, mais pas trop pour lui éviter de salir son beau costume trois pièces. Par contre il va prononcer un discours enthousiaste qui encouragera les autres à retrousser leurs manches. Si ses gestes sont inefficaces et nuls, il n’en va pas de même de ses mots, car par eux il obtient qu’on pose les pierres les unes sur les autres et que s’élève le bâtiment de l’école. L’avocat plaide, le prêtre prêche, le professeur enseigne ; tous parlent sans jamais rien produire.
Il serait pourtant simpliste d’imaginer qu’il y a d’un côté le marchand et tous ceux dont je viens de parler à sa suite, et de l’autre le prolétaire. Les remarques qui viennent d’être faites n’ont pas pour but de distinguer deux catégories d’hommes, dont la première serait restée en enfance tandis que l’autre en serait sortie. Leur sens est plutôt de montrer quelles difficultés s’opposent à ce que les hommes se fassent sur les choses, sur le monde qui les entoure, des idées justes. Elles montrent à quelles conditions il est possible de s’émanciper de la magie et d’entretenir avec le réel des rapports d’entendement et non plus d’imagination. Ces conditions sont plus faciles pour les uns, plus difficiles pour les autres, mais les uns retombent avec les autres aisément en enfance. L’ouvrier ne pense juste que pour autant qu’il pense selon le travail réel. Les conditions matérielles de son travail le mettent en état de rompre avec les pensées et la pratique de la magie, parce que sur le chantier, à la mine ni dans l’usine on n’obtient rien de la pierre, du charbon ni du fer par les mots. Par contre sur le lieu même de son travail ce n’est pas autrement que par les mots qu’il obtient de son patron une augmentation de salaire, une prime de rendement ou une amélioration de l’hygiène et de la sécurité. L’ouvrier qui revendique ne revendique pas auprès de la pierre, du charbon ni du fer, mais auprès du directeur, de l’ingénieur ou du contremaître. L’ouvrier qui négocie ne négocie pas avec les choses, mais avec les hommes. Il se retrouve là dans une condition bourgeoise. Quant à celui que les ouvriers chargent d’élaborer et coordonner leurs revendications, d’organiser leur mouvement et leur lutte, et finalement de discuter avec le patron, c’est-à-dire le permanent syndical avec son costume-cravate et son attaché-case, même issu du chantier, de la mine ou de l’usine, il en est bel et bien sorti et vit bourgeoisement dans un bureau.
Lorsque les négociations échouent, lorsqu’il est impossible aux représentants des salariés de se mettre d’accord avec ceux du patron, ce sont les discours qui sont mis en échec. Il leur a été impossible de trouver une base d’entente à laquelle ils seraient parvenus en faisant l’un et l’autre vers elle quelques pas, chacun autant. Les discours ne se sont pas mutuellement persuadés. Que se passe-t-il alors ? Chacun des partis retourne à sa position, la renforce autant qu’il peut, se cherche des alliés et tente de mettre l’autre en position délicate. C’est la guerre. Et toute guerre est issue de l’échec des négociations, de l’incapacité des discoureurs de trouver un accord, d’harmoniser leurs discours en se faisant mutuellement des concessions. Les idées de l’un, comme celles de l’autre, ne sont qu’un reflet partiel des réalités, qu’elles expriment pour une part et qu’elles ignorent pour l’autre. Chacun des partis a son point de vue, d’où il connaît certaines réalités mieux que ne peut le faire l’autre, et réciproquement. Echouer dans la négociation vient de vouloir rester aveugle obstinément à ce qui fonde le point de vue de l’autre. C’est s’attacher aux mots plutôt qu’aux choses. Tout conflit social, tout conflit entre nations a sa source dans cette obstination ; les guerres sont toutes de religion, car si quelque chose échappe aux religions dans leurs querelles, ce sont bien les choses.
Il ne faut pourtant pas condamner la pensée bourgeoise. Je veux dire non la pensée de la classe bourgeoise, mais la pensée formée bourgeoisement. Car il y a un lien entre la conscience de soi et l’erreur. Celui qui ne se trompe pas ne prend pas conscience de soi. L’animal et sans erreur ; il n’a pas de croyance, pas de religion, pas d’idéologie. Aussi ne s’élève-t-il jamais au-dessus de lui-même, ne tend-il jamais vers aucun objectif, et s’endort-il dès qu’il a satisfait aux besoins de sa conservation et de sa reproduction. L’animal familier en particulier, qui n’a pas besoin de chasser, voire qui est châtré, passe son temps à dormir et crève obèse. Si l’homme au contraire est sorti de la vie instinctive et répétitive, s’il s’est civilisé, c’est bien grâce à la part de magie qui n’a cessé de persister dans ses pensées. La condition d’enfance qui perdure accentue la distance entre lui et les choses, fait apparaître cette distance à sa pensée, suscite la pensée, qui sans elle ne prendrait jamais la place de l’instinct. Mais en même temps la prolongation de cette condition d’enfance est déjà en elle-même un effet de la civilisation. Quelle est la cause et quel est l’effet ? Est-ce la pensée errante qui fait la civilisation ou est-ce la civilisation qui fait la pensée errante ? Les deux idées sont vraies. Dans les termes de la pensée mécanique, ceux d’un déterminisme schématique, cela est inintelligible. Pour admettre simultanément ces deux idées, comme dans le cas illustre de l’oeuf et de la poule, il faut rompre avec la trop simpliste relation de la cause à l’effet.
La pensée bourgeoise n’est attentive qu’aux relations entre les hommes. La pensée prolétarienne au contraire n’est attentive qu’aux relations avec les choses. Mais les relations avec les hommes sont elles aussi des réalités. C’est sur elles que se fonde le langage, c’est à elles qu’il est destiné. L’homme ne devient un animal conscient que dans ces relations. Marx l’écrit dans l’Idéologie allemande, si d’une part " la production des idées, des représentations, de la conscience est, de prime abord, directement mêlée à l’activité et au commerce matériels des hommes : elle est le langage de la vie réelle ", d’autre part " le langage naît du seul besoin, de la nécessité du commerce avec d’autres hommes " (in Philosophie, Gallimard Folio, pp. 307 et 314). Le prolétaire a donc tort de mépriser ce qui peut mettre entre les hommes un accord, les échanges de mots et de signes, et donc la religion. Il ne comprend pas qu’elle exprime quelque chose de réel qui appartient aux relations humaines. Le droit a toujours deux faces : l’une est en rapport avec les choses, telles que propriété, filiation, terre, l’autre est en rapport avec les hommes et implique le respect des usages, des formes et des discours.
Néanmoins de ces deux faces, celle qui est déterminante est celle qui exprime la nécessité des choses. Les choses dictent leur loi à l’esprit, qui ne peut concilier par ses discours ce qui est inconciliable dans les faits. Croire qu’un arrangement dans les phrases garantit un arrangement dans les choses, c’est utopie. Ainsi Jean Jaurès, qui était un homme politique très influent dans la France d’avant 1914, versait-il volontiers dans l’utopie. Il était député socialiste et directeur du journal l’Humanité en un temps où le parti socialiste était encore nouveau, où il comptait en son sein les internationalistes et les révolutionnaires. Mais Jaurès n’était pas pour la révolution, il était pour la conciliation. Quoi qu’il eût été élu par les mineurs de Carmaux et qu’il fût lui-même d’origine pauvre, sa conception de l’histoire était celle d’un professeur de philosophie : il croyait possible une évolution pacifique de la République à la démocratie socialiste. Il supposait aux hommes autant de générosité qu’il en déployait lui-même dans son action politique pour l’enseignement laïc et les lois ouvrières, contre la politique colonialiste et la guerre. Aussi se persuadait-il qu’il n’y avait pas de contradiction entre la priorité politique donnée au bien public et le déploiement des libertés individuelles. Il pensait qu’une société nouvelle pouvait à la fois mettre tous ses moyens dans la défense de l’intérêt général et autoriser les initiatives privées. Cette manière de croire qu’on peut arranger les choses en coordonnant les mots qui les représentent, ou inversement qu’on ne peut rien changer si les mots ne sont pas conciliables, constitue la dialectique idéaliste ou bourgeoise.
Mais les choses ont leur propre mouvement et c’est lui qui détermine chez les hommes les humeurs et les idées. Les hommes ne sont pas partisans de cette idée et adversaires de cette autre par pur et simple caprice, mais en fonction de leurs intérêts plus ou moins bien compris. Même s’ils sont incapables d’expliquer les raisons pour lesquelles ils se prononcent en faveur de l’une et contre l’autre, ce qui les y pousse ce sont les exigences matérielles de l’accroissement de leurs biens matériels. Ils veulent des moyens de subsistance en plus grande quantité et de meilleure qualité, ils veulent une vie plus confortable et plus agréable. Cette croissance suppose un développement des forces productives, c’est à dire des machines mais aussi une formation intellectuelle, qui lui-même exige à certains moments une réorganisation politique. En dernière instance, dit à peu près Marx, l’infrastructure économique de la société détermine sa superstructure politique et idéologique. C’est ce qui est traduit ici dans ces termes : l’inférieur porte le supérieur. Autrement dit les idées, y compris les idées philosophiques, ne viennent pas aux hommes par un génie indépendant de leurs conditions d’existence. Ils forment les idées qui leur sont nécessaires pour utiliser au mieux les potentialités que met à leur disposition leur propre développement. Ainsi par exemple la fin du XVIIIe siècle le déploiement des forces industrielles exige-t-il la rupture des entraves sociales que représentent les liens interhumains issus de la féodalité. Alors ils forment l’idée du libéralisme et l’idéologie de la révolution bourgeoise. Et en effet il faut une philosophie de la philosophie afin que la philosophie échappe à l’idéologie. La pensée qui se fonde sur le mouvement des choses est la dialectique matérialiste ou prolétarienne. Elle est vraie ; mais elle ne suffit pas au philosophe.
1)
On ne demande pas si un conte est vrai. Le Petit chaperon rouge ni la Belle au bois dormant n’ont avec le vrai et le faux le même rapport que le théorème de Thalès ou les lois de Kepler. Une proposition mathématique est vraie lorsqu’elle est correctement déduite des définitions par les axiomes. Une loi physique est vraie lorsqu’elle est établie par une expérience propre à donner une réponse claire à une question claire. Si un manque de rigueur intervient dans la déduction ou dans le protocole expérimental, la proposition est fausse. Mais un conte est une proposition, ou un ensemble coordonné de propositions, qui ne doit rien ni à la déduction, ni à l’expérimentation. Il n’est ni vrai ni faux, et l’enfant qui l’écoute le sait tout autant que l’adulte qui le lui raconte. L’un et l’autre savent que le conte n’est pas vrai, parce que les loups ne parlent pas et qu’on n’endort pas toute la population d’un palais ; et qu’il n’est pas faux cependant, parce qu’ils ne pourraient prendre aucun intérêt à écouter ni à raconter des propositions totalement dénuées de sens. Bien qu'aucun loup ne parle, bien qu’aucune maison ne dorme cent ans ni même toute une nuit, le conte a un sens pour lequel il est raconté et écouté (cf. chapitre I, 10, le vrai des contes). Ce serait une erreur de mépriser les contes, parce que ce serait ignorer le rôle très positif qu’ils jouent dans la croissance psychique et dans le développement éthique de l’enfant en contribuant à lui faire prendre courage. Il lui faut des contes pour le faire devenir homme. Il lui faut aussi des religions pour le faire devenir homme. Les religions sont des contes destinés à lui faire prendre courage, honorer la vertu et se tourner vers sa propre intelligence. Les religions comme les contes ne sont ni vraies ni fausses ; elles ont un sens et une fonction. Sans elles la croissance psychique et le développement éthique de l’homme ne se feraient pas, il resterait un animal. Ce serait donc une profonde erreur de la part du philosophe de mépriser les religions. Il n’y a certes pas de philosophie à dire que la religion est vraie, mais il n’y en a pas davantage à dire qu’elle est fausse. Il n’est pas d’un philosophe de croire, mais il ne l’est pas davantage de ne pas comprendre à quoi sert de croire à ceux qui croient.
La croyance n’est pas imposée aux hommes par l’intervention d’une quelconque autorité. Ce n’est pas parce que le doute, l’agnosticisme et l’incroyance sont poursuivis par la police ecclésiastique que les hommes croient. C’est à l’inverse parce que les hommes croient que la police ecclésiastique ou politique traite en criminels ceux qui sont soupçonnés de ne pas croire. Ce ne sont pas les institutions qui contraignent les hommes à croire, mais leur structure. Ils sont anatomiquement constitués d’une manière déterminée à laquelle il faut prendre garde. Platon est ici le maître auprès duquel il faut s’instruire. Il fait observer dans la République qu’un homme n’est pas seulement fait d’une tête pensante et d’un ventre désirant, mais qu’il se trouve en lui encore une troisième part, le coeur, très capable de rentrer en colère contre les désirs du ventre et de se faire ainsi l’allié de la tête pour les vaincre. C’est ce qu’il veut donner à entendre par la brève et significative histoire de Léonce (439e-440a). Quoique l’anecdote rapportée à son sujet semble bien être authentique, ce personnage n’appelle aucun autre souvenir et reste avantageusement dans l’anonymat. Entre Athènes et le Pirée existaient jusqu’à la défaite de la Cité de longs murs, fortifications destinées à empêcher que ne soient coupées les communications entre la ville et son port. Remontant de celui-ci à celle-là par l’extérieur du mur nord, cet homme semblable à beaucoup d’autres passait par le lieu des supplices, l’équivalent du Golgotha ou de Montfaucon, vraisemblablement une colline couronnée de gibets. " S’étant aperçu qu’il s’y trouvait des cadavres étendus, il conçut le désir de les voir en même temps qu’un dégoût l’en dissuadait. Un moment il combattit son propre désir et se cacha les yeux pour tenter d’y échapper. Néanmoins vaincu pour finir, il les ouvrit grands et, courant vers les morts, Jouissez malheureux, leur dit-il, de ce beau spectacle ".
Le débat qui se livre à l’intérieur de cet homme n’est pas seulement entre son intelligence et son désir. Car c’est une indignation, une colère contre celui-ci qui lui fait prononcer les mots qu’il adresse à ses yeux. Ils n’expriment pas un jugement énoncé par la tête, mais un emportement du cœur, pas tant contre les yeux d’ailleurs que contre le ventre où trouve sa source l’horrible appétit. Platon poursuit sa réflexion en notant que dans ces combats que l’intelligence livre aux désirs, c’est elle qui reçoit contre eux le renfort de la colère, et jamais eux contre elle. La colère ou le courage permettent de surmonter la faim, le froid et toutes les circonstances, si pénibles et si douloureuses soient-elles, dont le ventre ne peut désirer que les abréger. Dès lors que la justice est en jeu, un homme supporte avec constance ce que ses seuls désirs lui feraient fuir. Dans les tranchées de la première guerre mondiale les hommes ont héroïquement supporté durant des années non seulement le feu de l’ennemi, mais la faim, le froid et en outre la boue et les poux. Leur cœur se révoltait contre les insidieux désirs de fuite, de planque ou de capitulation. L’artilleur de première classe Emile Chartier s’était même placé volontairement dans cette situation à laquelle son âge lui permettait d’échapper. Il avait déserté sa Khâgne du lycée Henri IV pour aller tendre sur le front les fils téléphoniques nécessaires au réglage du feu de l’artillerie lourde.
Homère dans l’Odyssée témoignait déjà que l’âme humaine n’est pas faite de deux, mais de trois parties. Le divin Ulysse, revenu incognito dans son palais, au moment de se coucher la veille de sa vengeance, surprend ses servantes quittant furtivement et joyeusement leurs appartements pour rejoindre les prétendants dans leurs lits. Dans la colère que lui cause cette trahison il les massacrerait volontiers sur-le-champ. Mais " frappant sa poitrine, il apostrophait son coeur par ce discours " (XX, 16). Que se disait-il ? Il se souvenait qu’il avait supporté bien d’autres affronts avec patience, jusqu’au moment où il avait pu en tirer vengeance. Il lui avait fallu endurer la dévoration de ses compagnons de malheur par le Cyclope, qui en prenait chaque matin deux au déjeuner et chaque soir deux au dîner, jusqu’au jour où il lui creva l’oeil unique et trouva par sa ruse le moyen de s’échapper de sa caverne, après avoir pensé y mourir. Alors, bien qu’il se retourne en tous sens sur son méchant lit de fortune sans pouvoir s’endormir, son âme demeure obstinée dans la patience. Lorsqu’il aura fait carnage des prétendants, que leurs cadavres joncheront la salle et qu’il y aura du sang partout, il fera tout nettoyer aux femmes coupables de s’être offertes à eux et ordonnera à son fils Télémaque de les tuer par l’épée. Celui-ci préférera leur donner une mort infamante et les pendra. Si Homère n’emploie pas exactement la même terminologie que Platon, il n’en est pas moins clair que contre le bouillant désir de vengeance immédiate, la tête du divin Ulysse en appelle à son coeur, et l’intelligence au courage. Le vers cité montre la tête en appelant au coeur contre le ventre. Il s’agit d’endurer ce que le désir ne peut supporter, afin de parvenir au but que l’intelligence a fixé, ce qui ne peut s’obtenir que par le renfort du courage. C’est avec colère que le héros homérique se réprimande lui-même, pour ne pas céder à la passion. Le coeur est courage et colère, courage contre l’adversité, du même mouvement qu’il est colère contre la tentation d’y céder.
Parce que la structure humaine est faite de ces trois étages superposés, un ventre sur lequel repose un coeur, sur lequel à son tour repose la tête, il y a trois religions : celle du désir et de la peur, celle de la colère et du courage, et enfin celle de l’esprit. A les considérer d’un premier point de vue, assurément trop abstrait, elles apparaissent et se succèdent dans cet ordre. La première est celle de la nature, pleine de forces inconnues, qui se donnent ou se refusent sans qu’on puisse comprendre comment. De toutes ces forces cependant l’une dépasse de loin les autres. Le soleil éclaire et chauffe, par là il nourrit à peu près toutes choses et il le fait tous les jours. Néanmoins il a ses éclipses, événements exceptionnels, qui ne peuvent être dus qu’à des raisons extraordinaires, forcément toujours épouvantables. Le culte de l’astre des jours s’établit donc partout, visant à l’honorer et à retrouver ses bonnes grâces, au cas où on l’aurait irrité. Le soleil est la première figure du dieu nature, qui en a cependant beaucoup d’autres. Certains animaux, soit parce qu’ils sont admirables dans le rapport apparemment souverain qu’ils entretiennent avec leur milieu, comme est le faucon pour le Egyptiens, soit parce qu’ils sont à la source de la satisfaction de tous les besoins humains, comme sont le renne pour les Esquimaux, le dromadaire pour les Bédouins, le bison pour les Indiens, etc., soit parce qu’ils sont l’un et l’autre comme est et le taureau pour les peuples méditerranéens, sont une autre figure du dieu nature, le plus souvent fille de la première. Le faucon est le fils du soleil, et le taureau également.
Ce dernier animal est présent sur les voûtes de la caverne de Lascaux, au palais de Cnossos, sur les murs de Khorsabad, auprès de l’évangéliste Luc dans des milliers de peintures, etc. On n’en finirait pas d’énumérer les images sacrées qui en ont été données. C’est un animal mythique : en tant que tel il est supérieur à l’homme ; il est plus précisément un totem. Ceci signifie qu’il est vénéré, que l’homme lui voue un culte, qu’il est son dieu, mais aussi, et par cette raison même, que l’homme s’identifiant à lui tente de s’égaler à lui et de lui prendre sa place, ce qui ne peut se faire que dans un affrontement en combat régulier. Telle est la tauromachie, pour autant qu’elle ne soit pas corrompue par l’affairisme du spectacle. C’est un rite magique, dans lequel le dieu doit être sacrifié et son sang versé afin que sa puissance passe à celui qui l’adore suprêmement dans ce parricide rituel. Tous les peuples ont ce rapport apparemment contradictoire avec l’animal totem. D’un côté ils le respectent et ils châtient impitoyablement celui qui ne lui donnerait pas les marques du même sentiment, tandis que de l’autre ils le chassent, le tuent et le mangent. Mais il y a pour cela un jour rituel et cela se fait en cérémonie. Tous les peuples d’ailleurs disent que cet animal choisi est leur ancêtre.
La religion de la nature cependant ne se résume pas au culte du soleil et du taureau. Il y a foule de dieux, partout il y a des dieux, parce que tout est dieux. Il y a dans les bois les faunes, près des fontaines les nymphes, et à travers eux tout vit et s’exprime. Pan, avec ses pieds et sa queue de bouc, son torse velu d’homme, sa face barbue surmontée de cornes, protège et féconde les troupeaux, préside les danses des nymphes en jouant de la syrinx, et parfois par ses apparitions inattendues provoque une terreur subite, qui porte spécifiquement son nom : la panique. Il est d’une puissance sexuelle jamais rassasiée et poursuit inlassablement les nymphes. Son culte est évidemment agreste et sa religion est la mère de toutes les autres. Mais après elle s’en développe une autre, qui n’est plus paysanne, païenne, mais qui appartient à la ville. Dans celle-ci des dieux n’ont plus forme animale, ni même solaire, mais exclusivement forme humaine. Les diverses puissances de la nature, la foudre, la mer, les vents ne sont plus que les attributs d’hommes et de femmes supérieurement beaux, qui se les partagent, comme on se répartit les ministères dans un royaume. Le monde des dieux est organisé comme la Cité : on y trouve le maître, ses frères qui sont presque ses égaux et qui lui doivent pourtant la préséance, leurs épouses et leurs enfants, fils et filles, tous et toutes titulaires d’un département comme la mer, la moisson, le commerce, l’art, la guerre et même l’intelligence. C’est la religion d’hommes qui gouvernent leur monde (quelle que soit la part d’illusion qu’il peut y avoir dans cette prétention), dont la Cité est l’outil de leur maîtrise du cosmos. Parce qu’elle fait de la famille des dieux une grande Cité, parce que réciproquement la Cité est divinisée et qu’elle est le véritable objet de son culte, cette religion est proprement politique. Myron, Polyclète, Phidias, puis Praxitèle exalteront aux yeux de tous la beauté du corps humain et manifesteront que dans cette religion l’homme se voue un culte à lui-même. Après elle vient une troisième, dont tout le monde sait qu’on l’appelle le christianisme. Tout le monde sait aussi que, contrairement à celle d’où elle sort, elle n’accorde plus aucune valeur au corps ni à la Cité. La nouvelle valeur qu’elle enseigne, quoique dissimulée derrière des masques qui en donnent une image obscurcie, est l’Esprit. Le monothéisme, juif d’abord, est la religion de l’Esprit, quand bien même les théologiens le défendraient mal. Ce n’est donc pas à ses prêtres qu’il faut s’en rapporter pour comprendre cette religion, mais à la croyance et à la pratique populaires. Telles sont les trois étapes de l’histoire de la religion, qui fournissent à cette oeuvre philosophique singulière les trois Livres qui portent respectivement les noms de Pan, de Jupiter et de Christophore.
En 313 la secte chrétienne sort de la persécution à laquelle l’avaient vouée plusieurs empereurs pas nécessairement inhumains. Elle sort à plus forte raison de la clandestinité et devient idéologiquement maîtresse de tout le monde méditerranéen, c’est-à-dire de ce qu’on tenait " en ce temps-là " pour l’orbis terrae. Par là le pape devient le successeur de César, raison pour laquelle d’abord son trône est à Rome et raison pour laquelle ensuite elle se déclare catholique, ce qui signifie universelle. Dans ce fait se mêlent la nécessité et le hasard. Sans doute le très politique Constantin a-t-il d’excellentes raisons de vouloir instaurer le monothéisme dans ses possessions. Il y va de l’unité politique de l’empire autour de sa personne. Telle est la part de la nécessité. Mais l’empereur a le choix : sans évoquer Bouddha et Krishna, qui sont trop lointains, il dispose encore dans le Proche-Orient de la religion de Mithra. Je résume ce qu’on peut savoir de celui-ci. Il est né d’une vierge, Anâhita, environ 1350 ans avant notre ère, au solstice d’hiver, en un lieu misérable, entouré du seul hommage des bergers et des mages. Il se définit lui-même comme l’intercesseur entre le dieu de la Perse, Ahura Mazda, et les hommes auxquels il promet la rédemption et l’immortalité de l’âme. Il leur prêche l’ascèse, il guérit leurs malades, il ressuscite leurs morts. Avant de mourir il donne à ses disciples un dernier repas durant lequel il consacre le pain. Il est mis au tombeau, il ressuscite. La fête de Mithra se célèbre dans une grotte où les fidèles pratiquent le baptême et la communion, croient au jugement dernier et à la résurrection. Confondant, n’est-ce pas ? Ces traits qui sont communs à lui et à Jésus mettent en évidence la nécessité politique d’un redressement éthique après la dissolution des moeurs républicaines et l’abaissement du peuple de Rome dans le vice et la corruption. La religion de Mithra a gagné la capitale de l’empire plus tôt que le christianisme ; elle a ses temples à Rome et à Ostie. Pour quelle raison cependant l’empereur a-t-il fait le choix de Jésus plutôt que du dieu perse ? C’est ce que ne peuvent expliquer que ces causes très enchevêtrées et quelquefois minuscules, qu’on appelle le hasard. Ignorant si le prophète perse donnait un enseignement aussi sublime que celui du Sermon sur la montagne, je ne plaindrai pas les peuples héritiers de l’Empire des conséquences de l’édit de Milan.
Le point de vue historique, mettant en évidence une succession de trois cultes, a donc sa légitimité. Pourtant il serait trop simple de penser que trois cultes se sont succédés dans l’histoire de l’humanité occidentale, l’un cédant sa place à l’autre pour disparaître totalement. Sans doute est-il vrai du point de vue historique que ce qu’Auguste Comte nommait le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme sont apparus dans cet ordre. D’ailleurs personne ne pourrait croire qu’après avoir été monothéistes les hommes retomberaient dans le culte du dieu aux pieds fourchus. Contrairement pourtant à ce que prétend Plutarque, le grand Pan n’est pas mort. Car à voir les choses moins abstraitement qu’à travers la série qui va de la poussière de dieux à la douzaine, puis à un seul, on se rend à l’évidence qu’un homme ne se débarrasse jamais davantage de son ventre ni de son coeur qu’il ne peut le faire de sa tête. Ce ne sont donc pas les étapes de la religion qui s’y rapportent, mais ses étages. De même que la structure de l’homme superpose au ventre le coeur et à celui-ci la tête, toute religion, telle qu’elle est pratiquée, accorde leurs parts respectives au désir, au courage et à l’Esprit. Le point de vue philosophique sur la religion n’est pas l’histoire des religions. A la dynamique dont l’attention se porte tout entière sur les changements et les substitutions que produit l’événement, la philosophie oppose la statique, qui met en évidence que ce qu’on croit abandonné et supprimé est pourtant conservé et recommencé. L’histoire considère nécessairement des événements, comme par exemple l’édit de Milan par lequel en 313 l’empereur Constantin fait du christianisme la religion d’Etat dans l’Empire, ou la transformation en 622 du prêcheur Muhammad en chef politique et en législateur, ou l’affichage en 1517 sur les portes du château de Wittenberg des quatre-vingt-quinze thèses de Luther. Elle pèse dans tous les cas la part de rupture avec le passé qui intervient dans ces décisions. Mais la statique ne peut que se méfier et rire de la naïve prétention de surmonter la nature de l’homme.
Le temps où l’homme vivait dans l’intimité de la nature, et ressentait dans son propre corps, comme le font les bêtes, tous les changements extérieurs, comme par exemple la venue de la tempête ou celle de l’incendie, n’est pas irréversiblement dépassé. L’homme ne change pas de nature. Dans le Médecin malgré lui Molière fait dire à Sganarelle, pauvre et méchant bûcheron prestement transformé en médecin, que le foie est à gauche et le coeur à droite. A son interlocuteur qui s’en étonne et veut remettre chaque organe à sa place, le charlatan réplique superbement : " oui, cela était autrefois ainsi ; mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle " (II, 4). Il n’y a pas plus de méthode toute nouvelle dans la religion que dans la médecine : la prétention d’ignorer son coeur et son ventre y est tout aussi ridicule que celle de changer leur place. L’idée ne vise pas à rabaisser le christianisme au niveau du paganisme, mais tout à l’opposé à relever celui-ci et à faire comprendre d’une part qu’il n’est pas aussi sot qu’on se plaît à le dire, et d’autre part que, quelle que soit l’élévation éthique du christianisme, il est obligé de composer avec la part animale de l’homme. Autrement dit beaucoup de superstition se rencontre inévitablement encore dans la religion de l’Esprit. Visitant un jour dans un endroit écarté du Finistère un enclos paroissial peu connu quoique magnifique, j’en cherchais la fontaine. Me frayant un passage à travers les orties et contournant le mur de l’enclos, je la découvris. Dans sa niche se trouvait une noble statue granitique du saint protecteur des lieux. Au cou de celui-ci pendait un vilain collier de perles de plastique. Je le déposai pour faire la photographie du monument, puis quittai les lieux sans plus y penser. Faisant une nouvelle visite quelques jours plus tard, je constatai que le collier avait repris sa place. Une main certes pieuse, mais superstitieuse autant que discrète la lui avait rendue. Mais la statue de saint ne dénonce-t-elle pas déjà par elle-même une pratique idolâtrique ? Et que penser de l’implantation du culte chrétien sur une fontaine, dont l’origine lointaine et la fonction présente sont druidiques ? Le saint est substitué à la nymphe, mais le culte des eaux est resté. Le paganisme est dans le christianisme. L’enfance est comme conservée et comme recommencée !
Pourvu qu’on ne nous ait pas appris à hausser les épaules devant les récits homériques et les mythes platoniciens, nous pouvons être immédiatement touchés par les comportements de leurs héros. Les descriptions de l’Odyssée ne renvoient pas à un monde étranger. Au chant XIV, " quittant le port, Ulysse gagne par un sentier rocailleux sur les hauteurs, à travers le paysage boisé, la demeure de l’excellent porcher Eumée. Il le trouva assis devant l’entrée de la cabane, là où il s’était construit une cour entourée d’un haut mur, en un lieu découvert, grand et beau, en forme de cercle ; il avait apporté les pierres et par-dessus disposé des épines. A l’extérieur il avait fait courir de bout en bout une palissade de gros pieux serrés, en bois de chêne dont il avait ôté l’écorce noire. Et à l’intérieur de la cour, il avait bâti douze étables, l’une à côté de l’autre, pour servir de litière aux truies ; dans chacune étaient enfermées cinquante truies qui couchaient à même le sol ; ces femelles avaient mis bas ; les mâles dormaient dehors ; ils étaient beaucoup moins nombreux ". Si le lecteur de ce texte est quelquefois sorti de sa ville, condition qu’on peut honnêtement espérer d’un esprit ouvert, il me pardonnera la longueur de la citation. Il est chez lui à Ithaque, car la ferme de Eumée appartient autant au présent qu’au passé. Et parce que le lecteur sait ce qu’est un élevage de porcs, il éprouve les mêmes sentiments que le divin Ulysse. Le sentiment de la nature est éternel, l’immuable poésie en témoigne.
2)
Le bois est le lieu du sacré. Non qu’il appartienne à un certain nombre de bois choisis d’être des lieux sacrés, tandis que l’immense majorité des autres resteraient profanes. Un bois n’est pas sacré par une décision d’une quelconque autorité, politique ou religieuse, qui le ferait tel, ni même par une tradition qui le distinguerait des autres depuis des temps si reculés qu’on en aurait perdu la raison. Aucun bois ne peut être un simple lieu profane, car par essence le bois est sacré. Même s’il y a dans le bois des activités profanes saisonnières, celle du bûcheron ou du charbonnier, il ne s’agit que d’une colonisation provisoire, partielle et superficielle du bois. Le bois s’oppose au champ, et pas seulement parce que le champ serait un produit de l’activité humaine, tandis que le bois ne le serait pas. Car même si le bois trouve son origine dans une plantation comme celles qu’opérait Colbert pour la marine royale, il reste que dans le bois toute perspective est arrêtée. La vue est empêchée d’y découvrir à l’avance ce qui s’y peut rencontrer. Dans la plaine comme dans la montagne il y a des points de vue, d’où l’on découvre plus ou moins. On voit plus loin dans la montagne, à condition cependant de s’élever jusqu’au sommet, tandis que dans la plaine pratiquement de tout point une vue peut se prendre, bien que limitée. Mais aucune vue ne se prend du bois, ni dans le bois. Or qui ne voit pas imagine. Qui n’a pas de vue est soumis à l’imaginaire, comme le prouve chaque nuit. Parce qu’il sollicite le surgissement de l’imaginaire, le bois est le lieu de l’apparition, celui où paraissent les satyres et les nymphes. Mais il faut éviter là-dessus tout malentendu : ce qui y apparaît n’est jamais autre chose que l’apparence. Les choses ne sont dans le bois que ce qu’elles sont. Cependant, sans qu’on y voie jamais rien de plus que des troncs, des rameaux et des feuilles, il est le lieu où l’on croit, où l’on ne peut s’empêcher de croire, à une doublure de l’ordinaire par l’extraordinaire, du naturel par le surnaturel. Comme Molière l’a simplement et efficacement montré dans cette scène d’Amphitryon que j’ai déjà citée, la raison n’en est en rien d’autre que dans les propres mouvements de celui qui a eu l’imprudence, et l’impudence ! de pénétrer dans le bois.
Aucun homme ne vit dans les bois, aucune sorte de vie sauvage ne peut s’en accommoder, parce que la nourriture est à l’extérieur. Celui qu’on appelle l’homme des bois n’y reste que pour se cacher, mais il en sort nécessairement pour subvenir à ses besoins. Il va piller dans les fermes environnantes la subsistance qui lui est nécessaire, œufs, volailles et pain. S’il chasse, il pourra longtemps promener dans le bois son fusil ou son arc sans y trouver aucune proie à tirer, parce que les animaux eux-mêmes ne pénètrent dans le bois que pour s’y cacher. Il se peut qu’on rencontre dans le bois des centaines de corbeaux nichés au plus haut des grands arbres, mais ce n’est pas là qu’ils trouvent leur nourriture ; comme les paysans le redoutent, ils s’abattent sur les champs pour y piller les grains ou d’abord les semences. Le haut des arbres n’est que leur dortoir nocturne. C’est d’ailleurs une autre lisière, d’où la vue est dégagée. Il se peut aussi qu’on rencontre sous la futaie quelques chevreuils, quoique ce ne soit pas là qu’ils trouvent l’herbe à brouter, mais dans les prés immédiatement environnants, vers lesquels ils retournent dès qu’ils croient pouvoir n’y être pas vus. Aussi, tant que les chasseurs ne les poursuivent pas, ne s’éloignent-ils pas de la lisière. Les forêts sont aussi inhabitables que les déserts de sable. L’homme ne s’y rend donc qu’occasionnellement. S’il n’est pas un fugitif, cherchant à se soustraire au regard de ses semblables, il n’y va que pour une opération ponctuelle, telle qu’une coupe ou une chasse. Encore ne s’y rend-il pas seul. Les bûcherons d’autrefois, lorsqu’ils avaient obtenu la concession d’une coupe, construisaient en bordure du terrain qui leur était donné à défricher une assez vaste cabane de bois, qu’ils appelaient leur loge. Dès que les hommes l’avaient préparée, ils y faisaient venir femmes et enfants, et tout le groupe familial vivait alors à proximité des ouvriers. Mais les femmes et les enfants avaient évidemment la charge de maintenir un lien constant avec le village, afin d’en rapporter la nourriture indispensable aux travailleurs. Cette opération se faisait à la belle saison et les enfants, oubliant joyeusement toute la logistique qui soutenait leurs jeux, se prenaient pour Robinson.
Hors de ces circonstances particulières, dans lesquelles d’ailleurs le bois n’est qu’une annexe du village, nul ne s’y arrête. On l’évite, on le contourne, on le longe et ce n’est qu’avec quelque témérité, poussé par le besoin, qu’on le traverse. Car d’une certaine manière c’est toujours la nuit en plein midi. Non qu’il y règne une obscurité telle qu’on n’y voie plus guère, mais parce que par la marche entre les troncs la vue ne cesse de se refermer aussitôt qu’elle a été entrouverte. D’un pas à l’autre, d’une vue à l’autre, il n’y a pas de continuité, sauf celle d’une monotone variété. Le monde y perd son unité, il éclate en mondes séparés : après cette courte perspective, cette autre tout aussi courte et sans aucun rapport avec la précédente. Il y a là aucune sorte de point d’où puisse se prendre une vue par laquelle s’établisse une représentation globale, qui situerait divers repères les uns par rapport aux autres dans des relations géométriques. Perdant l’unité du monde, on s’y perd soi-même. Le petit Poucet le sait bien, qui grimpe au sommet d’un grand arbre, chez les corbeaux, afin de distinguer au-delà des limites du bois une maison ou son indice, la fumée d’une cheminée. Mais il faut être léger comme un enfant, guère plus lourd qu’un corbeau, pour grimper aux arbres sans que devienne inacceptable le risque de briser les branches sur lesquelles on s’appuie et par voie de conséquence de se briser les os au sol. Les adultes perdus dans la forêt n’ont d’autre solution que celle que préconise Descartes, de poursuivre toujours dans la même direction, en remettant à plus tard de savoir si c’est la bonne, afin d’éviter de tourner en rond sans jamais en sortir. Les voyageurs " se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir " (Discours de la méthode, troisième partie, seconde maxime de la morale par provision).
Afin de reconnaître combien est serré le lien entre le culte du dieu aux pieds de bouc et celui de ses tardifs successeurs, Jupiter puis l’Esprit lui-même, il est intéressant de remarquer que le temple, puis la cathédrale vont imiter la forêt. Certes cela est souvent dit, mais la signification n’en est pas pour autant clairement dégagée. L’architecte du pharaon Djoser à Saqqarah, le divin Imhotep, est vraisemblablement le premier à avoir substitué aux piliers de bois, qui dérivaient eux-mêmes directement des troncs debout, des colonnes de pierre, qui les imitaient autant tout en étant plus durables. Le temple égyptien est une forêt de colonnes, d’autant plus serrées qu’elles sont nécessairement plus nombreuses pour soutenir des linteaux granitiques de portée forcément très limitée. Les architectes du moyen âge, et singulièrement ceux de la période gothique avec l’invention de l’ogive, renforceront encore cette imitation, puisque dans leurs édifices les colonnes s’épanouiront en un faisceau d’arcs et ressembleront d’autant plus à des arbres. Les arcs se recoupent entre eux, comme font les branches dans la forêt, pour supporter la voûte. La comparaison mille fois faite entre la cathédrale et la forêt, loin d’exprimer une ressemblance purement extérieure, manifeste au contraire quelque chose de très profond, la présence persistante, quatre mille ans encore après la première édification d’un temple de pierre, des satyres du bois sacré dans la maison du dieu chrétien. Toutes les religions sont encore ensemble ; même celle de l’Esprit est contrainte au mélange avec celle du dieu Pan. Le sentiment de mystère qui envahit l’âme du visiteur le plus incrédule, lorsqu’il parcourt les allées de la cathédrale, doit davantage à la trace du dieu aux pieds de bouc qu’à celle du dieu Esprit. Qu’on enlève les colonnes, quel mystère reste-t-il ? Il suffit pour le savoir de se rendre dans une synagogue.
Que le bois soit le lieu du sacré c’est ce qu’a bien montré à plusieurs reprises Shakespeare dans son théâtre. Ainsi dans les Joyeuses commères de Windsor Falstaff est-il mystifié par la belle Alice Ford et par Mistress Quickly, aidées de tous les paysans du village, qui lui donnent rendez-vous dans le parc royal à minuit, où il doit venir déguisé en Chasseur noir auprès du chêne de Herne. Il n’est certes pas rassuré d’avoir à courir le bois à cette heure, quand on a tout fait pour rappeler à son souvenir cette légende d’épouvante ; s’il n’était aguiché par la perspective d’un rendez-vous galant, il ne s’y aventurerait pas. A peine croit-il avoir accroché la belle Alice qu’il se trouve entouré de lutins et de fées, dont il prend peur, qui s’amusent à le picoter et à le gratouiller, forme de supplice somme toute supportable, bien qu’il doive s’inquiéter des variantes auxquelles elle prélude. Mais il ne voit pas celles et ceux qui le tourmentent, car il sait que " quiconque les regarde est mort " et il s’est donc jeté sur le sol, face contre terre afin de ne pas les voir, se livrant ainsi totalement à la plaisanterie des joyeuses commères. Seul le spectateur jouit du charmant spectacle sylvestre (V, 5). C’est une manière de dire que les dieux ne se montrent pas, qu’ils n’apparaissent pas. Ce n’est pas parce qu’on les voit qu’on y croit, c’est au contraire parce qu’on y croit qu’on croit aussi les voir. Et ce qui suscite la croyance n’est pas ailleurs que dans les mouvements qu’on fait en parcourant le bois.
Tout se passe comme si celui qui se déplace dans le bois avait la vue arrêtée par plusieurs écrans successifs, pourvus de quelques étroites fentes, qui coïncident rarement les unes avec les autres, et ouvrent exceptionnellement une perspective qui ne soit arrêtée au-delà de quelques dizaines de pas. A supposer qu’il se montre réellement par exemple un chevreuil, il disparaît cependant aussitôt derrière d’autres arbres et d’autres buissons. On ne l’a pas vu plus de quelques fractions de seconde, on l’a vu si brièvement qu’on en vient à se demander si vraiment on l’a vu. Dans ces conditions ce qui paraît, si réellement qu’il paraisse, est exactement une apparition. On ne peut en effet se donner de ce qu’on a vu ce qui s’appelle proprement une expérience. L’expérience implique qu’on se donne sur le même objet plusieurs vues sous des angles différents, qu’on se redonne les vues précédentes, qu’on soumette l’objet à une exploration tendanciellement systématique et qu’on l’explore en usant de ses différents sens. Mais le chevreuil ne se laisse pas toucher, il ne s’expose pas même au regard. Quelle différence peut-on faire alors entre avoir vu et seulement croire qu’on a vu ? Quelle différence peut-on faire entre ce qui a réellement paru et ce qu’on a cru voir paraître ? L’oeil de celui qui parcourt la forêt ne cesse d’être sollicité par les apparences. Je dis les apparences, non les apparitions. Du point d’où sont vues les choses, sous l’angle d’où elles sont vues, elles se présentent à l’oeil d’une manière déterminée, qui peut un bref instant évoquer ceci ou cela plutôt que les choses elles-mêmes qui sont vues. On croit alors voir un visage entre les feuilles, un corps caché derrière un tronc, etc. Encore n’ai-je pas supposé les mouvements de la peur, qui précipitent les suppositions au même rythme où ils précipitent les battements du coeur.
Celui qui a vu quelque chose dans le bois ne dispose, en fait d’expérience de ce qu’il a vu, que du souvenir de l’avoir vu, que du récit qu’il se fait à lui-même, avant éventuellement de le faire à d’autres, qu’il a vu quelque chose. L’expérience est ramenée au niveau du souvenir, et du souvenir le plus pauvre, car il est isolé, sans répétition, sans relation avec celui d’autre chose. Il est comme une inclusion bizarre dans le texte ordinaire de l’expérience. Celui que la peur n’a pas déjà mis en fuite et qui veut regarder ce qu’il a vu, ne voit plus rien. Où il avait aperçu un visage, il n’y a plus que les feuillages ; où il avait aperçu un corps il n’y a plus que les troncs d’arbres. Le visage ou le corps se sont évanouis, bien plus vite que le chevreuil qui a disparu d’un bond. Celui qui regarde s’assure qu’il n’y a rien, et il reconnaît qu’il n’y avait rien lorsqu’il avait cru voir, parce qu’il ne pouvait rien y avoir. Cette manière de se rassurer est effrayante et ce constat est ambivalent, car si d’une part il est possible à l’esprit lucide de renvoyer ses courtes visions à son propre imaginaire et de les considérer comme il le fait de ses anciennes lettres d’amour, ce n’est néanmoins que le plus difficile des possibles. Il est plus tentant à l’opposé de croire le visible doublé de l’invisible, l’apparence doublée de l’apparition. On est spontanément enclin à croire que dans le naturel lui-même, non pas en dehors de lui, se manifesteraient des interventions qui relèveraient de forces surnaturelles, qui seraient absolument autre chose que les forces de la nature ; des choses qui ne seraient pas des choses et qui auraient puissance pourtant sur les choses. Le dieu est invisible et il y a là pourtant un signe de sa présence.
Le sacré est dans cette sorte particulière de présence, qui ne se manifeste jamais directement, qui n’est jamais là en personne, mais seulement à travers un signe. Pour parler plus nettement, le sacré se manifeste par son absence. Personne n’a réellement jamais vu de satyre ni de nymphe, et si je pouvais faire la supposition ridicule qu’un satyre ou une nymphe se serait rendu visible aux yeux d’un quelconque mortel, je suis bien assuré que la seule mort qu’aurait risquée ce dernier serait la mort de rire. C’est bien ce qui menace le spectateur chaque fois qu’un metteur en scène naïf essaie de donner au théâtre ou au cinéma une image de ces divinités. Il ne leur manque rien de moins que le génie de Titien (Danaé) ou de Corrège (Jupiter et Antiope) pour ne pas sombrer dans le ridicule. Si le surnaturel devait se montrer, il ne ferait pas peur. Le sacré ne fait peur que parce qu’il ne se montre pas. Aussi dès lors qu’on donne au sacré une forme ou une image visible, on l’exorcise. Rendre visible le dieu, c’est se soulager de la peur et rentrer avec lui dans un autre type de rapports, qui est celui de l’échange, qui implique une parité. C’est ce type de rapports dont plaisantait finement Socrate dans Euthyphron, où Platon lui fait définir la piété " une technique commerciale réglant les échanges entre les dieux et les hommes " (14e). Le dieu visible, qui du même coup est très visiblement homme, c’est Jupiter, dont la statue sculptée dans le marbre ou dans l’airain donne enfin forme à l’informe et par là apaise toute peur. Mais ce n’est plus le dieu Pan, ce n’est plus le dieu de la religion agreste, c’est celui de la religion urbaine, le dieu politique, garant de l’ordre. Ce n’est plus le dieu du ventre, mais celui du coeur. Son rôle n’est plus d’inspirer la peur, mais le courage.
Une autre forme d’exorcisme est dans la prière. On ne prie pas convenablement les dieux si l’on n’arrête pas le mouvement de la vie. Il faut suspendre au moins un instant le mouvement de la fuite pour s’adresser aux dieux et leur demander leur protection. Dans le repos du corps celui qui croyait fuir parce qu’il avait peur, et qui en réalité avait peur parce qu’il fuyait, cesse d’être assailli par toutes les informations qui lui viennent en cohue et dans le désordre du fait de son mouvement précipité et déréglé ; dans l’apaisement des battements de son coeur il retrouve la paix de l’âme. Il se tient immobile, il se replie sur lui-même, il garde la tête basse : par là il annule ses propres mouvements qu’il attribuait aux choses, et il anéantit presque toutes ses perceptions. Les gestes du recueillement sont ceux par lesquels on se désintéresse du monde extérieur et on purifie ses pensées. On en ôte d’autant mieux toute trace de crainte, de colère ou d’une quelconque autre passion qu’on s’interdit de suivre des pensées vagabondes. Comment peut-on s’empêcher de penser à ce qui fait peur ou à ce qui irrite ? La chose est bien plus facile qu’on ne veut l’admettre, puisqu’il suffit de donner à sa pensée un objet quelconque auquel on la tient. La prière mécanique a cette vertu. Son mérite n’est pas dans la sainteté de ses formules toutes faites, qui ne serait jamais supérieure à celle d’un " abracadabra " ou d’un " sésame ouvre-toi ". Encore que les paroles d’une prière instituée par l’Evangile aient aussi un sens éminemment respectable, ce n’est pas lui qui apaise les passions, c’est la ritournelle. Pascal l’avait remarqué : " il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c’est à dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc., afin que l’homme orgueilleux qui n’a voulu se soumettre à Dieu, soit maintenant soumis à la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être superstitieux, ne pas vouloir le joindre à l’intérieur est être superbe " (Pensées, 250).
D’une prière bien faite au sommeil nocturne l’analogie se comprend aisément. La prière du soir, celle que font les enfants debout devant leur lit au moment de se coucher, est évidemment le prélude au sommeil. La nuit calme les passions et c’est pourquoi il faut donner la nuit à celui qui est tellement la proie de ses passions qu’il ne peut s’en sortir : on met l’enfant méchant au cabinet noir. On dit que le noir épouvante, mais l’expérience montre bien plutôt qu’il endort. L’enfant qui trépignait et hurlait ne fait bientôt plus qu’émettre quelques gros soupirs et reniflements, après quoi il est mûr pour réintégrer sa place. C’est pourquoi l’on dit que la nuit porte conseil, car il n’y a pas que les enfants qui s’en trouvent apaisés. Le régime respiratoire et le régime cardiaque du sommeil lavent le corps de toutes ses fatigues, de toutes ses agitations de la journée et en même temps lavent l’esprit de toutes ses pensées passionnelles. Ce qui faisait trembler, ce qui faisait frémir ne se trouve plus digne le lendemain matin que d’un haussement d’épaules. L’homme qui a dormi ne retrouve plus la complaisance qu’il manifestait la veille à ses peurs et à ses colères. Il cesse de se croire, il cesse d’accorder crédit aux récits par lesquels seuls il s’entretenait dans l’idée qu’il avait vu quelque chose qui justifiait sa peur ou sa colère. La nuit bienfaisante recouvre à la fois le visible et l’invisible.
Il est vrai que dans la nuit, plus exactement dans un moment proche du réveil, viennent au dormeur des songes. Ceux-ci peut-être ne sont pas toujours apaisants. Il arrive qu’on s’arrête aux récits qu’on fait soi-même de ses songes et qu’on s’en demande le sens. Mais c’est une attitude puérile que de tenir le songe pour un message envoyé par les dieux. Homère lui-même le montre, lorsqu’il peint Agamemnon accordant crédit à son rêve déraisonnable (Iliade, chant II). Certes l’Atride est désireux de prendre Troie, mais la prudence devrait justement le conduire à ne voir dans son rêve que l’expression de son propre désir. Or l’insensé veut y voir l’annonce faite à lui par le roi des dieux qu’enfin il va pénétrer dans la ville. C’est seulement en cela que le songe est trompeur, lorsqu’on veut y trouver un message de l’au-delà, et donc une annonce de l’avenir. Au demeurant l’idée que les songes ont un sens est bien davantage liée au dieu politique qu’au dieu agreste. Ce que le rêveur a lieu de redouter dans ses propres songes, ce n’est nullement de savoir ce que pensent les dieux, car il ne peut y rencontrer que ses propres pensées. Celui qui cherche à connaître la pensée des dieux, loin de tenir ses rêves pour son expression allégorique, doit au contraire se tourner vers le réel, car c’est le réel qui est allégorique. C’est le réel qui au-delà de son texte purement matériel découvre un sens à l’esprit qui s’interroge. Mais bien sûr il n’y a de sens dans le réel que parce qu’une question est posée et il n’a de sens que pour qui la lui pose. L’esprit refuse que le réel ne soit que ce qu’il est, et le refusant lui donne un sens.
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Les dieux du polythéisme, tels qu’ils se montrent dans l’Iliade et l’Odyssée, mais aussi dans la sculpture de la période classique, ne sont transcendants que dans l’exacte et seule mesure où ils donnent une image de l’homme dans ce qu’il a de plus beau et de meilleur, où ils achèvent dans la perfection ce qui en lui n’est qu’esquissé et inconstant. Les dieux sont des moments de l’homme. Ils ne sont pas des êtres supérieurs à lui, qui seraient faits d’autre chose que de glaise, qui seraient de purs esprits s’incarnant de temps à autre pour se manifester à ses yeux, tout en le dépassant tellement qu’ils provoqueraient en lui la terreur. Les dieux grecs ne sont pas le dieu de la Bible. Ils ne sont pas cette puissance qui contraint à s’aplatir contre terre, parce qu’on ne saurait la regarder sans périr. Ils ne sont pas même cette voix qui se fait entendre du sein d’un buisson qui brûle sans se consumer. Ils sont au contraire très visibles, très regardables, ils sont même ce qu’on peut prendre le plus de plaisir à regarder. Ils sont cette expression très singulière de l’homme, dans laquelle il se montre en son excellence. Ils sont des moments, au sens où en eux se manifeste une essence, qui à l’ordinaire se trouve amputée ou masquée, parce qu’à l’ordinaire l’homme reste au-dessous de lui-même. Les dieux sont le moment où l’homme s’élève à ce qu’il peut être, où il passe de son naturel quotidien à son naturel le meilleur. Le surnaturel n’est pas autre chose que le meilleur de la nature humaine. C’est aussi sans rupture que se fait ce passage, et par conséquent il est à toute occasion susceptible de se faire sans aucun avertissement solennel. L’homme pieux est celui qui ne laisse pas passer l’occasion de reconnaître, d’admirer et de vénérer cette apparition, qui est la présence du surnaturel dans le naturel. Il en est remercié, car l’homme reconnu dans sa perfection réciproquement reconnaît en l’autre son semblable.
L’idée que les dieux apparaissent et qu’ils n’apparaissent pourtant que sous la forme humaine, est une des idées les plus puissantes qu’on puisse retirer de la lecture d’Homère. Certes il y a des passages de ses poèmes dans lesquels le lecteur est transporté à l’Olympe, dans les débats qui opposent entre eux ses différents locataires, dans lesquels chacun est nommé sans être décrit autrement que par quelque trait de caractère. Ainsi trouve-t-on dans l’Iliade une assemblée des dieux (début du chant IV), qui s’ouvre par l’image idyllique : " les dieux, assis près de Zeus, tenaient conseil sur le parvis d’or, et parmi eux la vénérable Hébé versait le nectar. De leur coupe d’or ils se saluaient, tout en regardant la ville des Troyens ". Il y a assurément dans ce tableau de quoi inspirer les ridicules peintures académiques du XIXe siècle, qui ne manquent jamais de désigner aux spectateurs chacun des immortels participant au banquet par ses attributs fétiches. Le peintre pompier ne ratera pas l’occasion de placer un trident dans la main de Neptune, de passer une cuirasse au dieu Mars, de coiffer Mercure d’un casque ailé et de le chausser de sandales dotées du même organe, tandis qu’il placera consciencieusement un paon auprès de Junon, afin qu’on sache la distinguer de Minerve, qui elle-même arbore sa lance et son bouclier, et de Vénus immanquablement accompagnée du petit Cupidon. Un prototype de ce genre se trouve dans le Jupiter et Thétis d’Ingres, dont la descendance va jusqu’aux mises en scène d’époque nazie à Bayreuth : Walhalla à l’image de la porte de Brandenburg avec Walkyries casquées et cuirassées. A supposer que les dieux ne se séparent pas de leurs attributs pour boire entre eux, de peur peut-être que l’ivresse ne les amène à se prendre les uns pour les autres et à forniquer dans le désordre, ce n’est en tout cas pas ainsi que le poète antique les fait apparaître aux hommes.
Pour apparaître aux hommes les dieux ne prennent aucune autre forme que celle de l’homme. Après que Agamemnon, qui a gravement offensé Achille, imprudemment confiant dans le rêve illusoire reçu de l’Olympe, ait lancé les troupes grecques à l’assaut des murs de Troie, se succèdent une série d’épisodes dans lesquels alternativement les uns l’emportent sur les autres, jusqu’à ce que le combat face rage dans le propre camp des Grecs, sous les yeux d’Achille, qui n’intervient pas et savoure sa vengeance. Mais les dieux ne peuvent pour autant accorder la victoire aux Troyens et il faut bien que ceux-ci soient repoussés du camp de leurs ennemis. C’est alors que le devin Calchas, de sa voix invincible, excite ses camarades au combat et s’adresse d’abord aux deux Ajax, le fils d’Oïlée et le fils de Télamon, parmi les plus braves de tous (Iliade, chant XIII). Il leur déclare en substance que les Troyens ne sont pas irrésistibles, que seul Hector est redoutable et que c’est son élan qu’il faut repousser. Ce discours " les remplit d’ardeur et de force, il rendit légers leurs membres, leurs pieds et leurs mains au-dessus ". L’un déclare : " autour de ma lance mes mains irrésistibles frémissent, mon ardeur a grandi, sous moi mes pieds s’élancent ; je pense à engager, même seul, contre Hector fils de Priam qui se rue furieusement, le combat ". C’est la réponse qu’il fait à l’autre, qui le premier a reconnu le dieu sous les traits de l’homme : " c’est bien l’un des dieux habitant l’Olympe qui, sous les traits du devin, nous invite à lutter près des vaisseaux. Non, ce n’est pas là Calchas, l’augure interprète des dieux. Les traces de ses pieds, de ses pas, je les ai facilement reconnues à son départ : ils sont aisés à reconnaître les dieux ". Calchas a parlé, puis il a disparu. Il n’y a rien d’extraordinaire à cela, car dans la mêlée qui soulève un nuage de poussière, on se trouve un instant au coude à coude avec celui-ci et l’instant d’après avec celui-là, sans avoir ni le loisir ni la possibilité matérielle de suivre les mouvements de l’un ou de l’autre et encore moins ses traces ! Mais il est sage et courageux de reconnaître le discours sage et courageux. Celui qui le profère à l’instant où le courage et la sagesse risquent de faiblir, où ils ont déjà quitté le coeur de plusieurs combattants, est plus qu’un homme : il se définit lui-même comme un dieu. L’exhortation de Calchas à ses amis, leur rendant leur force au moment où ils étaient prêts à céder et à rompre est bien le discours d’un dieu.
Dans un tout autre contexte le divin Ulysse, après ses années d’errance est déposé dans son sommeil par ses amis Phéaciens sur le rivage d’Ithaque. Dormant sur la terre de ses pères, à son réveil il ne la reconnaît pas, " car une divinité avait répandu un brouillard autour de lui, Pallas Athéna, fille de Zeus, qui voulait le rendre méconnaissable et l’instruire elle-même de tout " (Odyssée, chant XIII). Ulysse se désespère en contemplant la terre paternelle, il pleure sa patrie jusqu’à ce qu’arrive auprès de lui un jeune berger, vêtu de sa cape, chaussé de ses sandales, tenant à la main sa houlette. Le plus rusé des Grecs désamorce la malveillance, à vrai dire peu probable du garçon : " je t’en prie comme un dieu et j’embrasse tes genoux " et lui demande où il se trouve. L’autre lui vante son île, son climat, sa prospérité et la nomme. " Ce fut une joie pour l’illustre Ulysse, qui avait tant souffert ". Prenant la parole à son tour, il dissimule néanmoins son identité et rapporte une partie de ses malheurs. L’autre lui répond : " il serait bien astucieux et fripon, celui qui te dépasserait en toutes sortes de ruses, fût-ce un dieu qui l’essayât. Incorrigible inventeur de mille tours, insatiable d’artifices, tu ne devais donc pas, même en ta patrie, mettre un terme à tes tromperies, aux récits mensongers, qui te sont chers profondément ? " Il est clair comme le jour que l’identification du héros dépasse les capacités du commun des mortels et que seule Pallas Athéna peut avoir reconnu son protégé. Ce n’était cependant déjà plus sous les traits d’un jeune homme que la déesse se manifestait, mais sous ceux d’une femme belle et grande. Ne partageant manifestement pas l’opinion d’Ajax sur la facilité de reconnaître les dieux, Ulysse s’excuse : " Il est difficile, déesse, de te reconnaître, quand tu t’approches d’un mortel, si expert qu’il soit. Car tu te rends semblable à n’importe qui ". Elle ne lui est pas apparue toute armée, comme elle jaillit du cerveau de Zeus son père, avec tous ses attributs, casque, lance et bouclier, mais sous une forme humaine absolument quelconque. Tout juste avait-elle ce qu’elle ne pouvait s’ôter : ses yeux brillants. Ce n’est dire rien d’autre que ceci : quiconque manifeste de l’intelligence est déjà à ce seul titre la manifestation de la déesse et pour cette seule raison appelle le respect qu’on accorde au surnaturel. Vraisemblablement le poète veut dire que le peuple d’Ithaque a reconnu son maître et que c’est lui qui lui conseilla la ruse et le déguisement en mendiant pour l’exécution de son projet (cf. plus loin).
L’immortel poète de la Grèce a donné des dieux une représentation qui le place aux antipodes des théologiens. Alors que ceux-ci prétendent faire sortir de la nature le dieu olympien comme quelque chose qui n’en serait qu’une nouvelle variation, et qu’ils ne savent voir dans Jupiter qu’un autre masque de Pan, comme s’il était l’expression de la même peur née du bois sacré, celui-là de manière beaucoup plus véridique ne voit dans le surnaturel que la nature humaine à son zénith et, lorsqu’il dessine un dieu, lui donne un corps d’homme, une voix d’homme, et une intelligence d’homme. A quoi reconnaît-on alors que cette forme n’est pas seulement celle d’un homme ? Elle est supérieurement celle de l’homme. Non pas superlativement, parce qu’elle n’extrapole pas au-delà des limites humaines les qualités humaines. Elle n’accorde pas à l’homme une beauté plus qu’humaine, un courage plus qu’humain, une intelligence plus qu’humaine. Elle lui donne la beauté, le courage et l’intelligence que peut avoir un homme qui ne renonce pas à son humanité. En ce sens aussi Homère est aux antipodes des théologiens, qui confèrent à leur dieu une beauté sans limite, une puissance sans limite et une intelligence sans limite. Tandis que la théologie n’est qu’un discours spéculatif de signification fort médiocre parce que seulement superlative, une philosophie sans recul, la poésie au contraire, parce qu’elle est attentive à la réalité de l’homme, le peint serein et maître de soi, comme le sculptent aussi Miron, Polyclète et Phidias. Jamais la statue de l’homme n’a été aussi divine que dans les oeuvres de la période classique du Ve siècle, alors même qu’elle ne montre qu’un homme dans la simplicité mais aussi dans la plénitude de sa nature. L’homme des Grecs est naturellement surhumain.
Il est le héros. Les poèmes homériques montrent l’homme à la guerre. Cela est vrai évidemment du texte qui rapporte les combats sous les murs d’Ilion, où s’affrontent Achille, Patrocle, Ménélas, Agamemnon, les deux Ajax avec Hector, Pâris, etc. Mais cela est vrai aussi de celui qui rapporte la navigation et les naufrages du divin Ulysse. C’est encore un combat, et dans celui-ci comme dans tous les autres au-delà du courage il faut de la chance. Il se produit dans le combat toutes sortes d’interventions, les unes favorables et les autres défavorables, qui les unes soutiennent et les autres entravent l’action du guerrier. Le même effort, la même vertu selon les circonstances peut réussir ou échouer. Celui qui a vaincu hier peut à son tour être vaincu aujourd’hui. Il y a le mouvement des amis, celui des ennemis, les conditions atmosphériques : la pluie, le vent, la poussière, la boue, il y a les armes elles-mêmes qui, si bien forgées qu’elles soient, ne résistent pas toujours au choc, il y a enfin la fatigue de celui qui a déjà combattu jusqu’au bout de ses forces et qui doit pourtant continuer quand il est épuisé. C’est pourquoi tout événement qui survient dans la bataille est en même temps naturel et surnaturel. Il est naturel parce que sa production ne doit rien à aucune puissance transcendante, et il est surnaturel parce qu’elle est cependant le fruit d’un enchevêtrement de facteurs indépendants de la volonté propre du héros. Si épique que soit le poème, quels qu’incroyables que soient ses faits d’armes, le héros grec ou troyen n’en reste pas moins homme.
La mort de Patrocle est exemplaire. Achille refusant toujours de combattre après le cuisant revers d’Agamemnon a toutefois concédé que son ami Patrocle prendrait ses armes pour repousser les Troyens hors du camp. Tout naturellement, après plusieurs jours de repos, la combativité et la force du jeune Grec " au coeur poilu " font merveille. A la fin d’une journée déjà fort chargée, " trois fois il se rua, comparable à l’agile Arès, en criant effroyablement, et trois fois il tua neuf hommes. Mais quand, pour la quatrième fois, il s’élança comme un démon, alors pour toi, Patrocle, apparut la fin de la vie. C’est qu’en face de toi venait Phébus, dans la rude mêlée, terrible. De sa venue Patrocle, dans la foule, ne s’aperçut pas, car un épais brouillard couvrit son avance. Il se dressa derrière Patrocle, et frappa son dos et ses larges épaules du plat de sa main abattue. Les yeux de Patrocle chavirèrent : de sa tête le casque tomba sous le coup de Phébus Apollon, et roula bruyamment sous les pieds des chevaux (...) Alors l’égarement saisit l’âme de Patrocle ; ses membres brillants se désunirent ; il s’arrêta, éperdu " (Iliade, chant XVI). Pour avoir trop longtemps combattu, il est frappé non par une puissance surnaturelle, mais par la fatigue et par l’insolation. Les trois fois neuf morts du dernier combat, venant après tous ceux de la journée, sont sans doute au-dessus des forces normales d’un homme, mais ils sont moins significatifs que la fin du héros. Semblable au plus grand nombre des hommes il oublie d’où lui viennent ses forces. La question est sans mystère pourtant et la réponse d’une simplicité extrême : c’est sa nourriture, pain, viande et vin qui lui donne force et courage. Si c’étaient les dieux, le courage ne manquerait pas à la fin de la journée. Mais à la fin d’une journée d’homme la nourriture est loin, la fatigue prend l’homme sans le prévenir et avec elle le découragement. Patrocle est allé trop loin, négligeant le conseil d’Achille. L’emportement l’a mené au-delà d’une limite qui n’était nullement fixée par un décret arbitraire des dieux, mais bien par la nature corporelle commune à tous les hommes : il le paie de sa vie. Aussi le poète peut-il bien écrire que Phébus Apollon a frappé le héros, ce que lit dans ces mots le lecteur attentif c’est que Patrocle s’est trop longtemps exposé à la chaleur du soleil sans manger et sans boire.
L’intervention du dieu n’est qu’une métaphore, et non l’agression d’une force magique ou transcendante. Les batailles ne sont rien d’autre que des batailles. Cela est vrai aussi bien de celle d’Achille contre le Scamandre. Celui-ci est un fleuve, nommé aussi le Xanthe, qui coule dans la plaine de Troie. Cet élément naturel est ordinairement divinisé, il passe pour être jailli de terre sur la requête d’Hercule. Enivré de vengeance après la mort de Patrocle, Achille fait un carnage qui jonche le fleuve de cadavres et rougit ses eaux. Indigné de recevoir tant de corps morts et de sang, le Scamandre prétend opposer une barrière au héros. Il déborde, et menace de le noyer. Le Scamandre ne le frappe ni de l’épée ni de la lance, il ne le combat pas à cheval, encore moins depuis un char ailé. Il n’est qu’une eau aux tourbillons profonds, un fleuve en crue : " Il souleva, agita tout son cours, chassant les cadavres nombreux qu’il contenait en foule, tués par Achille ; il les rejeta, en mugissant comme un taureau, sur la terre (...) Terrible, autour d’Achille le flot agité se dressait et le courant le chassait en tombant contre son bouclier. Sur ses pieds il chancelait (...) Alors Achille sautait en l’air, le coeur soucieux, car le fleuve en dessous domptait ses genoux par la violence du courant inférieur et dérobait la terre sous ses pieds " (Iliade, chant XXI). Il n’y a dans les effets du courant ressentis par le fils de Thétis aucune intervention venue d’en haut, rien que de très naturel. Lorsque par ailleurs le fleuve parle au héros, ce n’est que sous la figure d’un homme résistant aux tourbillons (vers 211-212).
Ainsi les lois de la nature ne sont-elles jamais suspendues dans les récits homériques. Les choses n’y sont que ce qu’elles sont, que ce que les font les nécessités inébranlables de la physique et de la biologie. Par le plus saisissant contraste avec la fureur d’Achille, son bouclier offre les images de la nature telle qu’elle est. Ses armes ayant été perdues par la mort de son ami Patrocle, sa mère la déesse Thétis demande au divin forgeron Héphaïstos de lui en forger de nouvelles. Le poète nomme à peine la cuirasse, le casque et les jambarts, il ne mentionne pas même l’épée ni la lance, qui pourtant constituent bien l’essentiel de l’arsenal ! mais il n’accorde à la description du bouclier pas moins de cent trente vers. Il faut dire que l’illustre boiteux ne pleure pas sa peine. Il forge sept plaques sur lesquelles il montre en relief premièrement tout le système du ciel ; deuxièmement une ville dans les occupations de la paix ; troisièmement une autre ville dans les combats du siège ; quatrièmement des scènes de labour et de moisson ; cinquièmement des scènes de vendange et de pâturage ; sixièmement des scènes de danse et de théâtre ; enfin septièmement il montre l’océan. Chacune de ces plaques est un spectacle où fourmillent les détails. Tous relèvent de la simple observation de la vie telle qu’elle va, éternellement la même avec ses travaux, ses joies et ses peines. Surprenante image, qui fait reparaître, comme en abîme, tout ce qui est évacué de la guerre, en quoi cependant elle s’inscrit. Soudain est fixé le cadre de l’affrontement homérique des Grecs et des Troyens (Iliade, chant XVIII). Le bouclier d’Achille joue par anticipation le rôle du miroir des peintures flamandes, détail du tableau dans lequel paraît tout ce qui est hors de son cadre (Heinrich von Werl sous la protection de saint Jean-Baptiste, volet gauche d’un triptyque de 1438, de Robert Campin, double portrait des époux Arnolfini de Jan Van Eyck, Saint Eloi de Petrus Christus, le Changeur et sa femme de Quentin Metsijs, etc).
Pour soutenir matériellement le héros dans ses combats il ne faut rien de moins que tout l’ordre du ciel et de la terre, celui des villes et des campagnes, celui aussi de la mer où naviguent les navires marchands. Là-dedans point de miracle, mais des travaux. Le héros, si formidables que soient ses batailles, est un homme qui boit et qui mange, qui dort aussi, toutes choses qui ne sont possibles que dans un cosmos simultanément naturel et politique. Le divin Ulysse épuisé de fatigue après avoir gagné à la nage, son maigre radeau ayant été brisé, la côte des Phéaciens, se réfugie sous des pieds d’olivier et s’ensevelit sous les feuilles, afin de se dissimuler aux ennemis qu’il redoute. Mais c’est la belle Nausicaa qui le réveillera et devant laquelle il se dressera sale et nu (Odyssée, chant VI). La jeune fille ne s’effarouchera pas, car tout homme peut-être un héros, en d’autres termes un dieu, sans porter pour autant un costume de dieu. Tramant son sombre dessein de massacrer les prétendants de Pénélope, le divin Ulysse prendra plus tard l’apparence d’un mendiant. " Athéna rida sa belle peau sur ses membres souples ; elle fit tomber de sa tête ses cheveux blonds ; elle mit sur tous ses membres la peau d’un très vieil homme, et ternit ses yeux si beaux auparavant ; elle jeta sur lui à la place de son vêtement un haillon sordide et une mauvaise tunique, loqueteux et sales, souillés d’épaisse fumée. Elle le vêtit de la grande peau d’un cerf rapide. Puis elle lui donna un bâton et une vilaine besace, pleine de trous, avec une corde en guise de bretelle " (chant XIII). Encore Homère épargne-t-il à nos sens délicats la description de l’odeur ! Les gens d’Ithaque cependant, riches et pauvres, puissants comme misérables, les prétendants eux-mêmes à la seule exception du plus abject d’entre eux et du personnel qui lui est acquis, respectent le mendiant, car chacun croit que sous sa forme peut se cacher un dieu. Voici le lecteur averti qu’il doit lui aussi reconnaître le dieu dans l’enveloppe ordinaire de l’homme.
La pensée est déjà belle. C’est elle qui explique la question de Cymodocée " lorsqu’elle vit son guide s’incliner devant un esclave délaissé qu’ils trouvèrent au bord d’un chemin, l’appeler son frère et lui donner son manteau pour couvrir sa nudité. Étranger, dit la fille de Démodocus, tu as cru sans doute que cet esclave était quelque dieu caché sous la figure d’un mendiant pour éprouver le coeur des mortels ". Mais la réponse est plus belle encore et appartient à une autre religion : " non, répondit Eudore, j’ai cru que c’était un homme " (Chateaubriand, les Martyrs, livre Ier, vers la fin).
7)
Le culte du héros, parce qu’il est la religion de la Cité par opposition à la religion agreste, est le culte politique. Or la Cité n’est elle-même, elle n’existe telle qu’elle doit être que par l’édification du pouvoir politique qui lui donne son unité et la puissance d’étendre sa domination au-delà de ses murs jusqu’aux provinces plus ou moins lointaines qui lui fournissent son blé et toutes les richesses sans lesquelles elle retomberait au niveau de simple village dominé par une autre Cité. Athènes au Ve siècle, après la victoire sur les Perses, s’est élevée au-dessus de sa condition de bourgade attique en liant sous son autorité de très nombreux bourgs des deux rives de la mer Egée et de ses îles. Les héros des guerres médiques, ceux qui ont victorieusement résisté à la terrifiante offensive du grand roi, ont organisé un pouvoir politique dont la fonction la plus élevée est celle de stratège, c’est-à-dire de général des armées tant navales que terrestres qui maintiennent la cohésion de l’empire. Thémistocle, Miltiade, Cimon, Périclès furent des hommes de guerre en même temps que des hommes d’Etat. La relation du peuple avec ses chefs semble assez névrotique : les honneurs et la gloire alternent avec l’ostracisme. Le chef des armées, le plus grand des héros semble devoir être aimé et haï. Cela se vérifie aussi dans l’histoire de Rome avec les aventures par exemple de Manlius Capitolinus et de Camille, celle des décemvirs, etc. Les redoutables tribuns du peuple font tomber aujourd’hui, souvent à juste titre, celui qui hier était adoré. Ce système devint chaotique au Ier siècle avant notre ère, jusqu’à ce que César le transformât et créât les conditions qui faisaient de lui un dieu. Le chef militaire s’empare de l’Etat et introduit entre lui et le peuple une distance nouvelle. A la force physique du héros, qui ne se distingue pas de sa beauté, se substitue la brutale force des armes. Mais celle-ci doit être recouverte d’une apparence plus flatteuse. César n’est pas seulement le sobriquet de Caius Julius, qui a conquis les Gaules et franchi le Rubicon. Mais parce que Caius Julius a exercé le pouvoir de manière absolue, en dictateur à vie, son sobriquet est devenu le symbole de tout pouvoir politique qui prétend ouvrir entre lui et les hommes le même abîme qui les sépare de la divinité. Celui qui l’exerce se veut héritier de César et pour cette raison porte son nom : kaiser chez les Allemands, csar chez les Russes. Chez les Français ce nom est occulté par celui de Napoléon. César est le pouvoir politique dont le ressort est militaire, dès qu’il prend le déguisement de la majesté. Son manteau impérial veut cacher aux yeux de tous la brutalité des légionnaires. Celle-ci pourtant n’est que l’instrument de la nécessité.
Le rapport à ses hommes du chef militaire devenu chef politique est complexe, car il est né dans l’égalité et il a rompu l’égalité. A la guerre les hommes sont camarades ; ils partagent le pain, le bidon d’eau, la fatigue de la marche et surtout le danger. Affronter l’ennemi ensemble tisse entre les hommes un lien de fraternité, qui confère au chef son autorité. Un chef qui commande de loin, à l’abri des risques, est sans autorité même s’il peut contraindre, parce qu’il est d’abord méprisé. L’autorité d’Alexandre ou de Bonaparte sur ses hommes lui vient d’une communauté de sort, du partage des fatigues et des risques. Il ne fait avancer ses hommes que parce que lui-même avance dans les mêmes conditions, quelquefois le premier. Il paye de sa personne, il donne l’exemple. En se conduisant de manière héroïque, le chef forme des héros à son image. Mais une Cité, un empire ne se commandent pas comme une armée. Le pouvoir politique n’est pas le pouvoir militaire. Celui qui passe de l’un à l’autre doit changer de style, parce qu’il entre dans des rapports tout différents. Sans doute a-t-il besoin de se replonger de temps à autre dans la vie des camps et des campagnes militaires, afin de s’y ressourcer. Il est heureux de quitter les Tuileries et de remonter à cheval. Pourtant lorsqu’il dort sous la tente, il ne dort pas mieux qu’au palais, il ne dort que d’un oeil. Il n’est plus le camarade de ceux au milieu desquels il cherche en vain sa place d’autrefois. Il est devenu leur maître, et pour s’être lui-même substitué à un autre maître, il redoute la même fin que lui. Il doit feindre avec ses soldats l’assurance tranquille, leur faire croire que lui seul dispose de leur force, sachant bien pourtant qu’il ne la maîtrise pas. Dans son jeu ambigu l’essentiel n’est pourtant pas ce qu’il met dans la tête des autres, c’est ce qu’il évite de mettre dans la sienne. Il doit d’abord se garder de tomber dans l’illusion. Afin de conserver son pouvoir il doit se garder de croire qu’il lui appartient, afin de se garder d’y croire, il doit le leur faire croire. Il y a par nécessité toujours ce calcul dans la tête de César, qui ne peut plus être l’ami de ses amis. Il est dans la nécessité de les faire croire en lui, de leur donner de lui la croyance qu’il est à la fois parmi eux et au-dessus d’eux, que sa puissance lui vient d’eux et qu’ils ne peuvent pas la lui retirer. Il est dans la position d’un dieu, parce qu’il lui faut leur donner de lui une image. S’il ne le fait pas, il n’est César que par hasard et ne le reste pas longtemps.
Né dans l’égalité, né de l’égalité, il lui faut y mettre fin. Le rapport entre lui et ses plus proches compagnons est un rapport sans réciprocité. Ils l’aiment, il ne les aime pas. Il ne les aime pas, mais il doit feindre de les aimer. Il doit feindre de les aimer, mais il doit aussi leur faire craindre à chaque instant de n’être pas aimés, voire leur prouver de temps à autre qu’il ne les aime pas. Ce n’est pas qu’ils doivent croire que toute chance d’être aimé leur soit ôtée, mais qu’ils doivent se convaincre de ne la recevoir que par grâce. Ils l’ont sans l’avoir forcément méritée, ils la perdent réciproquement sans avoir forcément démérité. Mais à vouloir s’élever au-dessus du rang des héros, il est condamné à descendre au-dessous de la gloire. Car la gloire est librement reconnue, elle ne peut être accordée par ceux à qui leur condition d’inférieurs fait une obligation d’applaudir. La gloire ne peut être reconnue que par des égaux, tandis que César ne veut pas d’égaux. Le prince (princeps) est le premier, et derrière lui il n’y a pas même de second, car tous les autres sont loin. S’il avait des pairs, il ne serait plus unique, irremplaçable. Il viendrait trop facilement à ses pairs l’idée et le désir de le remplacer. Tout propos, si élogieux soit-il, dès lors qu’il semble sortir librement de la bouche de celui qui se tient pour son égal, est inquiétant. Car c’est le jugement d’un esprit insoumis, tel que s’il prononce aujourd’hui l’éloge il peut demain prononcer le blâme. César n’aime pas l’approbation librement accordée, parce qu’il n’aime pas les esprits libres. Il préfère les applaudissements forcés, qu’il reconnaît tels et qu’il méprise à ce titre, parce qu’ils lui font mesurer sa force. Il ne peut pas se connaître de pairs, et pour cette raison il doit abaisser ses amis, ses anciens compagnons d’armes, dont les mérites font des hommes libres, à ce titre redoutables ; il doit symétriquement élever les vils flagorneurs, fussent-ils incapables. Il lui faut renoncer à la gloire afin d’obtenir la majesté. Les rapports égalitaires disparaissent, et avec eux la franchise. Le maître refuse les jugements libres, il les décourage en leur opposant un visage de pierre : il se pétrifie pour pétrifier. En cela il se fait semblable aux Gorgones, dont le regard était si pénétrant que quiconque le voyait était changé en pierre. Le héros Persée, qui tua Méduse, lui trancha la tête pendant son sommeil et ne regarda que son reflet dans son bouclier (Ovide, Métamorphoses, chant IV). La déesse Athéna utilisa sa tête en la plaçant au centre de son propre bouclier ; ainsi ses ennemis se trouvaient-ils transformés en pierre à son seul aspect. Parce qu’il est le chef de l’expédition des Grecs coalisés contre les Troyens, Agamemnon cesse d’être l’égal d’Achille et le lui fait bien sentir en lui ordonnant la restitution de la belle Briséis. Le chef fait tout ce qu’il peut pour substituer aux relations amicales des rapports de force.
Cela est vaniteux, mais non point vain. Il est vaniteux de préférer l’hypocrisie à la franchise, mais cette préférence a une portée politique. Le chef s’enveloppe de mystère, tellement que même les plus proches, ses anciens camarades, ne savent plus comment il va réagir à leurs propos, confidences ou conseils. Il se mettent à redouter d’avoir à subir sa colère, même s’ils ont pris soin de ne rien dire d’offensant, d’impertinent, ni simplement d’importun. La cour se substitue au camp. A la crainte de parler librement s’ajoute la crainte de penser librement. Le libre examen des actes du pouvoir pourrait amener à douter de leur opportunité ou de leur valeur, à les critiquer. Personne n’aime remettre en cause les choix du chef aimé, parce que personne n’aime se sentir les pieds sur les sables mouvants. On préfère les certitudes au questionnement. Aussi ceux qui vénèrent leur chef n’ont-ils plus pour conserver leur confiance en lui qu’à lui obéir aveuglément. En se soumettant sans discussion et sans examen aux ordres qu’ils reçoivent de lui ils s’identifient à lui, ce qui est une autre manière de retrouver l’égalité. Mais elle est illusoire, elle est fausse, puisque le fidèle veut aimer en égal, en ami, et que César veut être aimé en maître, en dieu. Le culte qui lui est rendu n’est pas seulement faux de cette dissymétrie, il en est triste aussi. Le pair rêve de banquets, le maître exige un autel. L’amitié et même simplement la libre adhésion sont refusées par la puissance. Ce rapport politique se retrouve dans les théologies qui accordent à dieu l’attribut de la toute-puissance. Le fidèle qui croit faire librement son offrande à son dieu l’offense au contraire. Car vouloir lui marquer librement son amour, c’est prétendre limiter sa puissance. Qu’en est-il de la toute-puissance de Dieu si librement je l’accrois de ce que je veux bien lui donner ? Encore une fois dans Euthyphron (13a-14a) Platon s’amuse à inquiéter le dévot.
Les théologiens conçoivent naïvement la toute-puissance de Dieu sur le modèle de la puissance du père ou du roi. C’est-à-dire que la puissance de l’un ne se mesure qu’à la faiblesse de l’autre, puisque Agamemnon ne peut s’élever qu’en abaissant Achille. Un libre don d’Achille à Agamemnon est à coup sûr une offense. Il faut que le cadeau fait par Achille à Agamemnon soit un cadeau que celui-ci se fait à lui-même. Et de fait il exige sans raison valable de reprendre Briséis. En langage métaphysique ce pur mensonge s’exprime de la manière suivante : quoi que tu offres à dieu, c’est dieu qui se l’offre à lui-même ! On obéit à ce roi qui se veut dieu, car on est contraint de se soumettre à lui. Mais le sentiment de la contrainte emporte avec lui la haine, la colère et la vengeance. Achille contraint de rendre son esclave crève de rage sous l’affront et, après quelques épisodes, c’est Hector qui en fera les frais. Il faut avoir un esprit angélique pour ne pas comprendre que c’est par système que le chef offense ses hommes, puisque par là il les rend agressifs et qu’ils ne peuvent décharger leur haine que sur l’ennemi. Il y a bien cependant parfois un incident : il s’en faut de très peu qu’Achille se sentant gravement offensé ne tue Agamemnon. Il avait déjà tiré contre lui du fourreau sa grande épée, quand arriva du ciel Athéna, qui le tira par les cheveux, n’apparaissant, les yeux effrayants, qu’à lui seul et lui commandant de s’en tenir aux outrages verbaux (Iliade, chant I). Longtemps contenue la colère peut toutefois éclater en mutinerie. L’obéissance qui se veut libre n’est pourtant acceptée que si elle est forcée : c’est ce conflit qui fait la révolte.
Peut-être serait-on tenté d’estimer que les analyses qui précèdent ne concernent que cette seule sorte de pouvoir politique qui a été acquise par la violence, et qui reste fondée sur la menace de l’armée. Mais Tibère est pire que César. La cour n’est pas le camp, assurément, mais la liberté a davantage à en redouter. L’intendance se substitue à l’armée et le calcul d’intérêt à l’honneur. Platon a décrit dans la République ce passage de la timocratie à la ploutocratie (550c-551b). Le pouvoir administre les choses et soumet les hommes à l’ordre nécessaire des choses. Aussi les hommes sont-ils rabaissés du niveau du coeur à celui du ventre. Dans la structure humaine c’est le niveau inférieur qui est porté au commandement et qui s’impose au niveau moyen, et à plus forte raison au niveau supérieur. Dans ce gouvernement civil l’esprit n’est plus que calcul, tout est soumis aux inventaires, la colonne dépenses doit obéir à la colonne recettes, le ministère du quai de Bercy impose ses règles à celui de la rue de Grenelle, la valeur des hommes est comptée pour rien parce que la seule valeur qui compte est la valeur comptable. Si les hommes ne risquent pas la mort dans les bureaux comme ils la risquent sur le champ de bataille, ce n’est pas parce que leur vie est plus précieuse, mais parce que l’employé de bureau gère des dossiers qui représentent des choses plus précieuses que les hommes. D’ailleurs un homme vaut dans la mesure où il se risque, où il s’expose ; et c’est toujours en affirmant son jugement, en faisant éclater sa liberté de pensée, qu’on s’aventure. Il n’y a guère d’aventuriers dans les bureaux, alors qu’il y en a déjà si peu sur les champs de bataille. Le mensonge l’emporte déjà au camp, la vile flatterie l’emporte à la cour.
Le pouvoir ne veut pas être secondé par des hommes de mérite, par lesquels il courrait le risque d’être concurrencé, il veut pour le servir des hommes qu’il puisse mépriser. Il lui faut des gardes inaccessibles à une idée, qui appliquent de la manière la plus brutale le règlement le plus soupçonneux, capables de massacrer des enfants s’ils ne sont pas à la place voulue au moment voulu. Partout la garde prétorienne a les plus larges épaules et le front le plus bas. Souvent sur celui-ci la hauteur du képi fait illusion, mais le béret dit toute la vérité. Les hommes qui le portent sont fiers d’exécuter sans examen les ordres les plus criminels, ils se retournent sans scrupules contre la population civile, qu’ils sont capables de soumettre à toutes les atrocités. Même dans la tâche où il faut le plus d’esprit, que les Anglais appellent l’Intelligence service, l’esprit est dévoyé dans la chasse à ce qui se trouve d’intelligence dans le pays et hors de ses frontières. L’Intelligence service loin d’être le bureau qui fait le service de l’intelligence, est celui qui s’en occupe, comme la fourrière est le service des chiens errants. L’intelligence ne doit pas errer, elle doit servir fidèlement ! Ce qu’il y a de terrible dans l’espionnage et le contre-espionnage, c’est qu’il vise à l’élimination des ingénieurs, des professeurs, des artistes, des journalistes qui ne font pas allégeance au régime et qui conservent leur liberté de pensée. Quand bien même celle-ci est garantie par la constitution, elle est toujours suspecte. Tibère la redoute évidemment parce qu’il y trouve le germe de la critique, alors qu’il exige l’obéissance aveugle.
Les seules marques d’esprit tolérées par lui sont serviles. Le bouffon fait rire le maître aux dépens des autres, mais non les autres aux dépens du maître. Peut-être quelquefois, en l’absence des autres, peut-il aller jusqu’à faire rire le maître à ses propres dépens, mais c’est déjà une manoeuvre très délicate, dans laquelle il expose sa tête. Toutefois le plus profond, et le plus bouffon ! de son rôle est de contraindre à rire les courtisans sous l’oeil glacé du prince qui cherche celui qui ne rirait pas, manifestant par là une intolérable indépendance d’esprit. L’astrologue quant à lui a pour charge de tirer l’horoscope du maître, c’est-à-dire ni plus ni moins que lui pronostiquer ce qu’il a envie d’entendre. Sans doute doit-il envelopper ses annonces des précautions suffisantes pour que l’événement ne lui donne pas tort ; mais ce n’est qu’une question de métier et celui-ci n’est pas plus difficile qu’un autre. Si le maître a envie de se lancer dans telle conquête ou de décider de telle mesure, l’horoscope doit lui en annoncer le succès en termes confus et sous des conditions obscures. La confusion et l’obscurité de la prédiction ne décourageront que les faibles désirs. Macbeth consultant les sorcières trouve dans leurs propos de quoi alimenter son ambition (Macbeth, I, 3 ; IV, 1), tandis qu’un autre, sans plus de raison, y aurait trouvé de quoi justifier sa pusillanimité. Le rapport qu’entretiennent avec le prince ces deux singuliers amis de la vérité le garantit de tout doute. Ainsi voit-on que le prince civil, celui qui n’usurpe pas le pouvoir par la violence des armes, souverain héréditaire même comme était Tibère (empereur de 14 à 37), personnage d’ailleurs calomnié par les soi-disant historiens romains appartenant à la caste des sénateurs, doit céder aux exigences du pouvoir et employer les moyens propres à le conserver, qui sont nécessairement les plus malpropres. Il ne lui faut pas moins de violence ni de ruse qu’à l’usurpateur qui désire s’en emparer sans y avoir aucun droit. Pour avoir dit cela franchement dans le Prince (chapitre 2, des Principautés héréditaires) Machiavel a acquis une mauvaise réputation. Les despotes qui se prétendaient les plus éclairés l’ont maudit de leur avoir tendu un miroir. Ils n’aiment pas que l’on dise ouvertement que le meilleur d’entre eux est encore César Borgia. Lui au moins a le sens de l’Etat.
Or c’est le sens de l’Etat qui exige le mépris des hommes et leur obéissance aveugle, car on ne saurait concilier le sens de l’Etat avec le sens de l’homme. La lecture de l’Ancien Testament ne laisse subsister aucune illusion sur la nature de la toute-puissance. Quel peut-être l’effet produit dans la tête des fidèles par ces deux célèbres récits ? Le premier rapporte que dieu éprouva Abraham lui demandant de lui offrir son fils unique et bien-aimé Isaac en holocauste. Que croyez-vous que fit Abraham ? Il prépara le bois, le feu et le couteau pour le sacrifice et emmena son fils. Celui-ci s’étonnait bien un peu de ne pas voir la victime. Mais enfin arrivé à l’endroit indiqué Abraham ligota Isaac le mit sur l’autel et saisit le couteau pour l’immoler. Au dernier instant l’ange de Yahweh arrêta son bras et lui dit : " ne porte pas la main sur l’enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains dieu au point de ne n’avoir pas refusé ton fils, ton unique " (Genèse, XXII). Le second est l’histoire de Job, " un homme simple et droit, craignant dieu et fuyant le mal ". Tenté par Satan, qui lui demande " est-ce pour rien que Job craint dieu ? ", Yahweh accepte que soient retirés à son serviteur ses boeufs, ses ânes, ses moutons, ses chameaux, tous passés au fil de l’épée. Il accepte que lui soient enlevés ses fils et ses filles écrasés dans leur maison, abattue sur eux par la tempête. Et Job dit : " sorti nu du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Yahweh a donné, Yahweh a repris, que le nom de Yahweh soit béni ". Job est alors frappé d’un mal qui le couvre d’ulcères, il est assis sur un tas de fumier et sa femme l’invite à maudire dieu. " Job ne pécha pas par ses lèvres ". Trois de ses amis viennent le visiter et lui tiennent des discours tendant à lui faire exécrer l’injustice de Dieu. Mais il ne cède pas à leurs arguments. " Et Job reçut de Yahweh plus de bénédictions encore qu’il n’en avait reçues autrefois " (Job, I-XLII). On peut admirer dans l’un et l’autre cas l’inébranlable fidélité à Yahweh et la récompense qui lui est finalement accordée. Mais rien n’est plus horrible que la soumission aveugle à un ordre qui nie ce qu’il y a de meilleur en l’homme. La chose ne me semble pas avoir été observée par les peintres, excepté Caravage (le sacrifice d’Isaac, aux Offices).
Il est sans doute horrible qu’un père sacrifie son enfant. Mais l’Etat n’a pas égard au sentiment. Le message est plus clair dans la mythologie dite païenne que dans la Bible. Derrière son dieu roi se profile assez une autre puissance qui le dépasse. Comme l’écrit Descartes à Mersenne, Jupiter est assujetti au Styx et aux Destinées (Lettre du 15/04/1630). Celui qui préside aux banquets olympiens, l’athlète aux innombrables amours, occupe le devant de la scène, tandis que dans la coulisse se tient la vraie et unique puissance, qui marque les limites dans lesquelles se replie l’action du roi. Et n’en déplaise à Descartes, ce qui est vrai de Jupiter l’est aussi de Yahweh. Que le trône soit occupé par le prince héréditaire ou par celui qui l’a assassiné, par Duncan ou par Macbeth, par le président élu ou par le général putschiste, il ne se maintient que s’il se soumet aux nécessités de l’exercice du pouvoir. Il est des moments où le roi préférerait prendre d’autres décisions que celles qui lui sont imposées par la situation. Si l’on est en guerre par exemple, il faudra sacrifier des hommes en leur demandant de tenir une position intenable, afin de fixer l’ennemi tandis que d’autres préparent l’offensive. Si c’est après la guerre, que tout est détruit, il n’y a plus de production et il faut tout reconstruire ; il n’y a pas assez de pain pour tout le monde, pas assez de chaussures, pas assez de logements ; il faut choisir, il faut distribuer, il faut rationner. Ration c’est raison, oui, mais raison d’Etat. Le roi dit la raison d’Etat. Sa parole est irrévocable. Une parole fermée, achevée, dans laquelle il n’y a pas de place pour d’autres mots, sinon ceux que commandent les mots déjà prononcés, est une parole qui humilie l’esprit. C’est la dialectique dans son interprétation mécanique, où l’esprit est condamné à passer systématiquement d’une idée à une autre, sans jamais pouvoir desserrer le carcan qui l’enserre. Il n’y a de véritable esprit que dans le combat contre cette nécessité, c’est ce qu’exprimera une autre religion : " rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu " (Mathieu, XXII, 21).
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Après le culte de Pan, après le culte du héros, le dernier culte est celui de l’esprit. Cet ordre n’est pourtant pas celui d’une pure succession, car un culte ne fait pas disparaître l’autre et l’esprit n’attend pas l’effondrement des dieux homériques pour se faire reconnaître comme le véritable objet de la religion et le seul possible. Il n’attend pas même la fin des frayeurs paniques pour se manifester. La religion de l’esprit n’est pas une étape de l’histoire des religions, elle est un étage du culte que l’homme se rend à lui-même. L’homme se rend à lui-même hommage en adorant le satyre, plus évidemment en adorant le héros, et le culte de l’esprit constitue la reconnaissance manifeste que le commandement en l’homme appartient à son étage supérieur, et qu’il s’aliène en rendant trop d’honneurs à ce qui relève du ventre et même à ce qui ne relève que du coeur. Il ne s’agit donc pas tant d’une succession que d’une hiérarchie, celle que Platon a expliquée dans la République, après avoir distingué l’homme démocratique, l’homme timocratique et l’homme aristocratique (588b-590a). Dire que la religion de l’esprit est la dernière ne signifie donc ni qu’elle n’arrive que lorsque toutes les autres se sont éteintes, ni qu’elle doive elle-même disparaître pour laisser place à je ne sais quel rationalisme, car le ventre, le coeur et la tête ne cessent de faire la structure de l’homme. C’est donc déjà dans le paganisme que surgissent les sources de la religion de l’esprit. Il faut se souvenir par exemple de l’ambiguïté de Jupiter, qui est certes le dieu accompagné de l’aigle, signe de la puissance souveraine, mais dont l’image ne signifie pas la souveraineté de la puissance, puisque Jupiter n’est pas l’aigle, que l’aigle ne se tient qu’à côté du trône, qu’il n’est qu’un auxiliaire de celui qui règne. Ainsi, si la puissance ne saurait être dissociée de la souveraineté, ce n’est pourtant pas elle qui règne, ce n’est pourtant pas elle qui fait l’objet du culte.
La dissociation de la puissance et de la souveraineté ne sera pleinement accomplie que par le christianisme. Cette religion projette sous tous les regards l’image d’un homme supplicié, mis en croix, exposé au mépris de ses semblables et au bec des corbeaux. Si ce crucifié règne, ce n’est assurément pas par la puissance. S’il dispose d’une puissance, ce ne peut être celle que donnent les muscles et les armes, et pas davantage celle que donne l’argent. La croix, qui est négation de toutes les puissances matérielles, est le signe d’une autre puissance, celle de l’esprit. Le contraste est violent entre l’image du corps que donne Phidias et celle que donne la sculpture chrétienne. La première est celle d’un homme parvenu à la perfection physique, la seconde celle d’une dépouille morte accrochée au bois par des clous, comme pourrait l’être celle d’une chouette à la porte d’une grange. Le supplice humilie sa victime à plusieurs titres : il la tue parce qu’elle ne mérite pas de vivre, parce qu’elle est descendue en dessous des limites où commence l’homme, parce qu’elle a commis un acte impardonnable. Le criminel s’est lui-même retranché du monde des hommes par ce qu’il a fait, et par son exécution la société ne fait que prendre acte de la propre volonté qu’il a manifestée. Mais le condamné n’est pas retranché de la vie dans la dignité. Jusqu’à l’invention démocratique de la guillotine, qui égalisait les morts, on a toujours distingué deux modes d’exécution, l’un pour les nobles et l’autre pour les manants. Les premiers avaient la tête tranchée à la hache dans une cour du palais, en une cérémonie où leur dignité était préservée, et leur corps était soustrait aux regards dès que le travail du bourreau était achevé. Les autres étaient conduits à la potence située sur une colline à l’écart de la ville, Montfaucon ou Golgotha, par un trajet durant lequel ils étaient soumis aux injures, aux quolibets et aux jets de pierre ; ils étaient accrochés au bois de justice pour y subir une mort infamante, qui ne survenait qu’au terme de souffrances destinées à amuser le public, plus longues dans le cas de la crucifixion et plus comiques dans celui de la pendaison. Le supplice ne prenait pas fin avec la mort, puisque le corps restait exposé d’abord aux intempéries, la pluie et les rayons du soleil alternant, mais aussi à la voracité de divers oiseaux charognards (cf. François Villon, l’Epitaphe Villon, dite Ballade des pendus). Le corps de Jésus ne semble avoir été soustrait à cette indignité que par une autorisation spéciale accordée par Ponce Pilate à ses amis (Matthieu, XXVII, 57-58).
La croix au carrefour, loin d’être le signe de la puissance est celui de ce que la puissance réduit à néant. Celui dont le message se résume dans l’unique formule : " aimez-vous les uns les autres " a été mis à mort par la puissance. La loi de puissance a bafoué la loi d’amour. Mais la loi d’amour est aussi loi de l’esprit et ça n’est pas facile à voir. Il faut prendre son temps pour l’expliquer. Qu’est-ce que l’esprit ? Il est d’abord ce dont aucune méthode expérimentale ne permet de mettre l’existence en évidence. Comment une pensée rigoureuse met-elle en évidence l’existence de quelque objet que ce soit ? Elle procède à une expérience. Celle-ci constitue d’ailleurs une procédure complexe, dont la simple intention de " voir ce qui se passe " ou de " voir ce que ça fait " est aussi éloignée que le chien constellation céleste est éloigné du chien animal aboyant. Ainsi par exemple Arthur Rimbaud, par ailleurs excellent poète, n’est-il qu’un imposteur dans sa trop célèbre Lettre du voyant (15 mai 1871). " Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens (...) Il épuise en lui tous les poisons (...) Il arrive à l’inconnu ". C’est mettre beaucoup de pompe pour dire qu’il fumait, qu’il buvait et qu’il était inverti sexuel. Si ses textes ont une valeur, ils ne la doivent pas à cette prétendue méthode. L’absinthe, le haschisch ni la sodomie n’ont jamais donné de génie à personne, ni même n’ont permis de voir quoi que ce soit qui fût invisible aux autres.
L’expérience, au sens rigoureux du terme, exige qu’on ait d’abord élaboré des concepts articulés dans une théorie, qu’on y ait perçu une difficulté, qu’on ait conçu un protocole permettant de trancher celle-ci, qu’on ait construit le matériel nécessaire pour le mettre en oeuvre, qu’on ait produit les instruments pour décider de la réponse. Ainsi procède par exemple Lavoisier pour ruiner la théorie du prétendu phlogistique. Ses prédécesseurs, en particulier Stahl, étaient persuadés qu’un corps perd du poids en brûlant. Ils s’étaient contentés de la constatation qu’une bûche mise au feu se désagrège progressivement et finit par laisser un petit tas de cendres. La combustion aurait donc libéré quelque chose, que les chimistes du XVIIIe siècle appelaient le phlogistique. En réalité elle produit une augmentation de poids ! Lavoisier le soupçonne. Il dispose des concepts d’éléments, de soufre, d’oxygène, il dispose de la théorie du phlogistique, il dispose de l’instrument de pesée qu’est la balance, il imagine le protocole de la combustion entièrement contrôlée du soufre, afin de répondre à cette question aussi nouvelle que très précise : la combustion est-elle la perte du phlogistique ou la réaction chimique dans laquelle le soufre fixe à chaud une partie de l’air récemment identifiée comme un élément, l’oxygène ? La pesée tranche la question. Lavoisier se sert de la balance, il pèse et mesure. Il prend un morceau de soufre, le pèse exactement, puis le fait brûler dans des conditions soigneusement contrôlées, de manière à pouvoir peser la fumée et les vapeurs qui se dégagent. Il met en évidence que les produits de la combustion sont plus lourds que l’échantillon de soufre brûlé. En brûlant en effet l’élément soufre se combine à l’élément oxygène et cette combinaison constitue une réaction chimique, dans laquelle l’oxygène ajoutant son poids à celui du soufre, il est nécessaire que la fumée et les vapeurs soient plus lourdes que le soufre initial. La conclusion de l’expérience est que le mystérieux phlogistique (étymologiquement ce qui est consumé par la flamme) n’existe pas.
Certains voudraient que les miracles fussent la preuve de l’intervention d’une puissance immatérielle dans le monde matériel. Selon eux le changement de l’eau en vin, la multiplication des pains et des poissons, la guérison du paralytique et de l’aveugle, la résurrection des morts attesteraient l’action d’un être surnaturel, esprit pur situé au-dessus de la nature et exerçant sur elle une puissance sans limite. Mais il n’existe aucun protocole expérimental qui permette de déceler aucune intervention miraculeuse dans l’ordre des choses. Faire du vin exige de la vigne et surtout beaucoup de travail humain. Aucune parole, aucun signe magiques ne peuvent s’y substituer. De même la guérison est un processus physique et psychique qui appartient à la nature et dans lequel n’intervient aucune puissance transcendante. Quant à la mort, s’il faut bien admettre que sa définition et les signes qui permettent de la reconnaître sont discutables, il est néanmoins certain que la putréfaction du cadavre la rend irréversible. Il n’y a donc aucun effet qui puisse être imputé à l’intervention de l’esprit. Il n’y a aucun instrument, aucun appareil d’observation, si fin qu’il puisse être, qui permette de le voir directement ou indirectement. Y a-t-il même une théorie dans laquelle le concept d’esprit s’articule à d’autres, comme par exemple celui de corps, pour former une succession de propositions, cohérentes entre elles, et rendant compte chacune d’un phénomène déterminé ? Faut-il croire qu’il quitte le corps à sa mort, comme le phlogistique le fait à sa combustion ? Est-il même possible de poser à son sujet une seule question sensée ? L’esprit ne peut rien, et l’esprit n’est rien. Patrocle se bat comme un lion, tuant trois fois neuf hommes, et pas n’importe lesquels. Lorsqu’il s’écroule, ce n’est pas parce que l’esprit du combat l’a abandonné, mais parce qu’il y a trop longtemps qu’il n’a pas absorbé de nourriture (Iliade, chant XVI). Parce qu’aucune expérience ne permet de le mettre en évidence, faut-il dire cependant que l’esprit n’existe pas ? Faut-il exclure l’existence de l’esprit sous le prétexte, avancé par un physiologiste dont j’ai oublié le nom, et c’est heureux pour lui, qu’il ne l’avait jamais rencontré sous son scalpel ?
La pensée est un acte dont l’auteur ne saurait être le corps. Un corps est mobile, il se meut d’un lieu à un autre en un temps déterminé. Sa trajectoire est susceptible d’être représentée et calculée avec précision sur un graphique où les distances seront portées en abscisse et les temps en ordonnée, sur des axes très justement nommés cartésiens. Le mouvement y apparaît alors exactement pour ce qu’il est. Il n’est pas une force occulte, dissimulée dans le corps qui se meut, mais un rapport entre des distances et des temps. Une distance en elle-même n’est rien, c’est un rapport de simultanéité entre ce corps et les autres ; un temps en lui-même n’est rien, car ce qui est passé n’a plus aucune sorte d’existence, si ce n’est comme un rapport de succession dans lequel ce qui est ainsi pensé est d’une certaine manière présent. Les rapports ne sont pas dans les choses, ils sont établis entre les choses par la pensée qui les conçoit. Il faut bien que ces rapports soient, que toutes nos idées soient, comme celle de distance et de temps, comme celle d’être, de mouvement et de repos, du même et de l’autre, etc. et pourtant ces rapports ne peuvent être au même sens que les choses sont. Si l’on limitait l’être aux choses, il faudrait dire qu’ils ont un genre de ne pas être, qui pourtant n’est pas rien.
De ce même genre est d’abord l’esprit qui les pense. Il n’est pas étendu en longueur, largeur et profondeur, il n’a pas de dedans et de dehors. Si je cherche ce qu’il y a dans l’esprit, je n’y trouve rien. Tout ce que je peux trouver est chose : ce qu’on appelle vulgairement la subjectivité, comme un tempérament ou une humeur, une passion ou un préjugé, est chose et appartient soit au corps soit à cette autre sorte de chose qu’est le psychique. Etablir un rapport ne relève pas plus du psychique que du corps. Il n’y a dans la pensée que la décision d’établir des rapports. Dans le Cimetière marin Paul Valéry écrit :
" Amère, sombre et sonore citerne
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! "
Sans doute parle-t-il du travail du poète, poussé par la nécessité du vers. Mais il n’est pas illégitime d’y voir aussi le travail de toute pensée, celui de tout homme, le projet d’établir entre les choses les rapports, qui permettent de les déterminer.
On ne peut établir l’existence de l’esprit comme on établit un fait, car l’esprit n’est pas un fait, il est la seule puissance qui établisse les faits. L’affirmation de l’existence comme un " je pense " est prononcée par Descartes dans la deuxième des Méditations métaphysiques comme un défi à tout contenu objectif de la pensée ; la reconnaissance de l’existence y est réduite à la conscience de la subjectivité. Je m’atteins dans la subjectivité, je m’éprouve existant en tant que sujet de mes pensées. Je conçois le doute parce que la conscience que je prends de moi-même est relative à l’exigence d’une pensée vraie. Il y a dans l’esprit ce besoin de vérité qui ne peut aucunement naître de la représentation d’aucun objet, mais seulement de l’idée de l’intelligibilité, qui n’est nullement un objet. Le cogito constitue un renversement du sens du doute, et la réflexion sur l’infini dans la troisième des Méditations métaphysiques est de la même façon un renversement du sens que peut revêtir la conscience de la finitude. Je suis un être fini, à qui manquent toutes sortes de choses : le doute et le désir l’attestent. C’est une voie pour aller au fond de la question que de chercher si ne se rencontrent en dehors de ma pensée que des êtres eux-mêmes finis, auquel cas ils pourraient fort bien être des fictions de ma pensée, ou si il se rencontre également un être qui soit tel qu’il me contraigne non seulement à le reconnaître indépendant de moi, mais à me reconnaître dépendant de lui. Il y a dans l’exercice de la pensée autre chose que son objet, l’existence, il y faut en outre une activité de l’esprit qui, pour pouvoir être légitimement reconnue telle, exige l’infinité. Le premier qualificatif que les Méditations métaphysiques aient attribué à Dieu, et qu’il fallait impérativement lui ôter afin de garantir les vérités, était celui de trompeur. Procédant à ce salutaire amendement, la preuve d’un être infini fait au fond tout le contraire de la preuve ontologique, car elle ne montre pas tant qu’existe un être que je conçois, puisqu’il ne s’agit que de la pensée elle-même, qu’elle n’établit la séparation radicale de l’existence et de la pensée. Elle montre l’irréductibilité de la pensée à l’existence, laquelle est toujours finie ; elle établit la transcendance de la pensée à l’égard de l’existence. Que Descartes l’appelle Dieu est d’ailleurs fort bien trouvé, puisque l’esprit est en effet la seule chose qui doive être respectée.
L’esprit donc s’élance, c’est-à-dire qu’il s’affronte à ce qui n’est pas lui, qui lui est extérieur par sa nature et qui lui résiste. Il n’a pas d’autre manière d’entrer en rapport avec cette altérité absolue que d’établir en elle des rapports. Par ceux-ci il se l’assimile, il la réduit, il la fait sienne. Il la soumet à des concepts qui n’ont de sens que par les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Platon montre dans le Sophiste que le point de départ de la génération de la pensée est dans le couple formé par les idées de l’être et de l’autre (259a-b). Les cinq idées de l’être, du mouvement et du repos, du même et de l’autre sont les plus grandes de toutes, parce que leur combinaison permet de penser toutes choses dans leur réalité, si multiple, si complexe, si contradictoire qu’elle soit. Par ailleurs dans Théétète il met en évidence la nature purement intellectuelle des nombres. Les notions de grand et de petit ne peuvent être attachées à aucune chose en particulier, puisque Socrate maintenant plus grand que Théétète sera postérieurement plus petit que lui sans l’être pourtant devenu (155b-c). Les comparaisons du plus au moins, qu’elles concernent la taille, le poids, la vitesse, etc. sont exprimées de la manière la plus précise par les nombres. Ainsi, comparés à quatre autres, six osselets les dépassent d’une moitié, mais comparés à douze ils sont moitié moins (154c). Les relations numériques ne sont pas inscrites dans les choses, elles sont engendrées par l’esprit. C’est pourquoi il n’y a pas de corps si petit qu’il soit qui ne puisse être divisé et l’atome de Démocrite, et avec lui celui de Dalton, doit être rejeté. A cet être indivisible autant que celui de Parménide, l’Etranger d’Elée oppose la définition que les êtres ne sont autre chose que puissance (Sophiste, 247e). Pour la même raison il n’y a pas de corps si grand qu’il soit qui ne puisse être multiplié, et au-delà du plus grand il y en a toujours un autre plus grand. Vers le plus grand comme vers le plus petit il n’y a aucune limite. Par conséquent il n’y a non plus aucune raison de s’effrayer de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, qui ne sont pas des propriétés des choses, mais des concepts de l’esprit. Loin de témoigner que l’immensité de la création me dépasse et que son créateur est transcendant, comme le voudrait Pascal (Pensées, 72), l’infini témoigne de la transcendance de l’esprit sur les choses. Non seulement l’esprit n’est pas chose mais, bien qu’il soit, il n’est pas de la même manière que sont les choses. Il n’existe pas en ce sens qu’aucune expérience ne peut le découvrir, mais cette inexistence loin d’être moins que l’existence est davantage qu’elle.
Si les corps sont divisibles à volonté autant que multipliables, il n’en demeure pas moins que l’univers, l’ensemble global de l’altérité pensable, est unique. Or cette unité n’est pas constatée, elle n’est pas établie par l’expérience, elle n’est pas sa propriété. L’unité de l’univers est plutôt une propriété de l’esprit. Si l’on faisait l’hypothèse de deux univers, ils seraient au nombre de deux : je veux dire que c’est par l’activité de dénombrement qu’ils seraient deux. C’est l’esprit qui les ferait deux, exactement comme en réalité il les fait un. L’univers quant à lui n’est ni un ni deux, tout simplement il est, ce qui n’implique encore aucun nombre, puisque le nombre appartient à l’esprit. L’esprit divise l’univers comme il l’entend, autant qu’il le veut ; c’est une distinction entre les choses. Mais aussi nombreuses que les choses doivent être distinguées, même à l’infini, l’objet auquel l’esprit s’oppose comme à son autre, en tant qu’il est son autre est indivisible. C’est pourquoi Spinoza écrit dans l’Ethique (première partie, scolie de la proposition 15) qu’on ne peut supposer qu’une quantité infinie soit mesurable et composée de parties finies, car il en découle des absurdités comme le remarquent en effet les théologiens. Il faut donc que l’étendue, telle que l’esprit la conçoit et non qu’il l’imagine, soit infinie. La supposition de deux univers en fait deux parties de l’étendue infinie et, parce qu’elle est infinie, elle ne saurait cesser entre les deux univers, qui n’en font donc qu’un seul. L’univers est ramené à l’unité tout simplement parce que c’est l’esprit qui le pense et la lui impose. Et l’esprit impose à l’univers l’unité, parce qu’il ne peut pas se penser lui-même autrement qu’unique. Spinoza écrit encore (première partie, scolie de la proposition 10) que même si l’être absolument infini doit nécessairement avoir une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, il constitue cependant un être unique. L’objet que pense l’esprit est indivisible, parce que l’esprit est indivisible. Cela est plus lumineux encore chez Platon, parce que la forme du dialogue qu’il donne à sa philosophie exprime de la manière la plus manifeste le principe qu’il n’y a de pensée véritable et véridique que celle dont l’intelligibilité est telle qu’elle s’impose à tout esprit. Qu’il s’exprime par la voix de Platon, par celle de Spinoza ou par la mienne, l’esprit requiert l’universalité.
L’esprit universel est, autrement que ne sont les choses. Il est unique parce que, si tel n’était pas le cas, il y aurait plusieurs vérités, c’est à dire aucun sens à penser. L’activité de penser n’aurait aucun sens, si autrui ne pouvait retrouver sa pensée dans la mienne. Si mes explications et si mes preuves n’avaient de puissance que sur moi, elles ne vaudraient évidemment rien. Prouver ne voudrait rien dire, expliquer ne voudrait rien dire, penser ne voudrait rien dire. L’esprit est suprême ou il n’est pas. Toute la mystique possible se trouve donc ici rassemblée. Cependant l’exigence d’universalité, c’est-à-dire de vérité ou d’intelligibilité, me vient comme la condition de l’exercice de ma pensée et non pas du tout comme la soumission à une loi venue d’en haut. Il n’y a pas d’autre au-delà que l’au-delà de l’esprit transcendant aux choses, il n’y a pas d’autre transcendance que celle de l’esprit en face des choses. Elle ne s’explique pas et elle ne se prouve pas, parce qu’il n’y a pas d’autre explication ni d’autre preuve que celle que produit l’esprit. Il explique et prouve les choses, et parce que c’est lui qui est au principe de l’explication et de la preuve, il ne saurait lui-même faire l’objet d’aucune explication et d’aucune preuve. Expliquer c’est étymologiquement déplier, c’est-à-dire déployer, étaler les parties, décomposer pour recomposer. J’explique que la somme des angles du triangle est égale à deux droits en retournant de l’unité du triangle à la pluralité des trois droites et de leurs intersections. Mais l’esprit lui-même n’a pas de parties dans lesquelles il puisse être décomposé. C’est lui qui décompose. Sa transcendance aux choses ne se prouve pas davantage, parce que toute tentative de la prouver la suppose, et à cet égard constitue une pétition principe. On n’entreprend de prouver que parce que cette entreprise a du sens, ce qui impliquerait dans ce cas ce qu’on prétend prouver. L’esprit ne s’explique pas parce que c’est lui qui explique ; il ne se prouve pas parce que c’est lui qui prouve.
Les théologiens, qui imaginent au-dessus d’eux-mêmes l’esprit suprême, comprennent parfois ces choses, mais seulement comme à travers un brouillard. Ils disent que leur Dieu transcendant ne peut pas être compris, qu’il ne peut pas être conçu. Ils font de l’esprit suprême un esprit au-dessus du leur, inaccessible au leur. Ils trouvent un écho dans la philosophie de Maïmonide et dans celle de Saint-Thomas d’Aquin et jusqu’à celle de Descartes et de Kant. Cette religion est assurément celle de l’esprit. Mais tandis que le culte du héros était suffisamment tolérant pour ouvrir les portes de Rome à Mithra, à Jésus et à tous ceux qui voulaient bien se présenter (si Bouddha ou Krishna étaient venus jusque-là, ils auraient pu s’y installer), la religion de l’esprit est sublime, violente et fanatique. Elle tient pour un crime contre l’esprit tout écart relatif à l’un quelconque de ses dogmes. Elle brûle très bien comme hérétiques ceux qui n’admettent pas la virginité de Marie, ou la divinité Jésus, ou sa résurrection, ou sa présence dans l’hostie. Il n’y a cependant peut-être pas eu de combats plus âpres que ceux qui se sont livrés sur la question de l’unité de Dieu. Des hommes d’une haute spiritualité, qui se faisaient de Dieu une haute idée, qui prônaient l’amour du prochain, se tenaient mutuellement pour hérétiques, parce qu’ils n’avaient pas la même idée de l’unité. Les uns pensaient que Dieu ne pouvait être à la fois un et trois, d’autres que l’esprit pur ne pouvait s’incarner, etc. Mais quelle sauvagerie et quelle atrocité qu’ils missent à se poursuivre mutuellement, elles étaient suscitées par le soupçon du polythéisme.
3)
La dignité supérieure de l’esprit n’est pas une donnée de l’expérience, elle ne se constate pas. Bien au contraire ce qui est susceptible d’être constaté, c’est toujours l’absence de l’esprit ou son abaissement à l’inférieur. On voit partout que la force brutale commande et que l’espoir de voir régner un ordre qui soit autre que celui de la nécessité est toujours renvoyé à plus tard. Aussi la reconnaissance de la valeur de l’esprit ne peut-elle se faire que par sa soudaine, inattendue et scandaleuse manifestation. Par nature, inévitablement, c’est dans une révélation que s’impose l’esprit. La révélation est essentielle à la religion qui se donne l’esprit pour objet de son culte. Et comme toute religion, y compris celle du dieu Pan, est aussi le culte de l’esprit, toute religion est donc révélée. Cela ne signifie pas que toute religion doive avoir son Moïse descendant du Sinaï avec les tables de la loi, portant aux hommes une vérité qu’ils eussent été incapables de découvrir par eux-mêmes ; mais cela veut dire que la découverte de la vérité rompt nécessairement avec toutes les pensées ordinaires. Machiavel note à juste titre que tous les grands législateurs de l’Antiquité ont usé du même stratagème, c’est-à-dire qu’ils ont feint de n’avoir parlé que sous l’inspiration d’une divinité : " il n’a jamais existé de législateur qui n’ait recours à l’entremise de Dieu pour faire accepter des lois nouvelles " (Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 11). Cependant le philosophe florentin ne voit dans cette ruse que le moyen de faire recevoir la nouveauté. Pourtant le fond du problème que se posent Lycurgue, Solon, Numa aussi bien que Moïse, n’est pas de faire admettre leur fantaisie, mais de faire reconnaître la justice. La loi qu’ils édictent n’est divine que dans l’exacte mesure où elle est juste. Mais l’idée même de vouloir une loi juste est un projet extraordinairement audacieux, car il rompt avec la coutume, qui a pour elle l’autorité des ancêtres. Aussi la manifestation de l’esprit ne peut-elle passer que dans une image, une métaphore, qui lance comme un éclair aveuglant.
Moïse, mais aussi ses collègues grecs et romains, sont prophètes en ce sens qu’ils annoncent l’avènement de l’ordre de l’esprit. Et cet ordre ne peut guère que s’annoncer, parce que ce n’est jamais l’esprit qui règne. C’est d’ailleurs ce qu’exprime très bien la parabole des arbres et de l’épine (Juges, IX, 8-15). Un homme d’esprit n’a aucune envie d’être roi et réciproquement celui qui a envie d’être roi est tout ce qu’on voudra sauf un homme d’esprit. La Bible exprime sous une forme métaphorique ce que Platon dans sa République explique à loisir. Le philosophe est bien le seul qui mériterait de gouverner, et il est en même temps le seul qui s’y refuse. Après qu’on aura exercé sur lui la contrainte qui le fait sortir de la Caverne, il faudra lui en faire subir une autre, afin de l’y faire redescendre pour exercer le gouvernement. Mais ce dialogue ne dit que ce qu’il faudrait faire, il ne dit pas encore ce qui se fait en réalité. Il est vrai que Platon décrit minutieusement les différentes formes de gouvernement, toutes mauvaises, qui se peuvent rencontrer. Mais à cet égard la métaphore biblique, précisément parce qu’elle ne procède pas à l’analyse politique, jette une lumière plus aveuglante. Proposez à l’olivier, au figuier ou à la vigne d’exercer leur gouvernement sur les arbres, ils n’en voudront pas. Après avoir essuyé le même refus de la part de tous ceux qui portent des fruits, faites la même proposition à l’arbre qui, loin de nourrir votre chair, n’est au contraire capable que de la déchirer, il l’acceptera avec une joie sadique. Est-il possible de dire mieux que la pratique du gouvernement réel, loin de viser à rendre les hommes libres et heureux, exerce au contraire sur eux une action qui les asservit ? Toutefois la parabole dit la vérité sans la dire, car elle ne parle ouvertement que des arbres.
Elle manifeste par là une double vertu. La révélation est en même temps redoutable et nullement redoutable. Le roi Hérode a grand peur de Jean-Baptiste, mais il tient son meurtre pour un crime abominable : ça n’est pas pour le faire taire qu’il lui fait trancher la tête, mais pour complaire à Salomé qui n’a accepté de danser devant lui qu’en exigeant sa promesse de lui donner ce qu’elle voudrait. Elle exprime en l’occurrence le désir d’avoir la tête du prophète. Mais le roi, si inquiet, voire menacé qu’il se sentît, lorsque Jean-Baptiste lui reprochait d’avoir pris la femme de son frère, ne pouvait se résoudre à faire taire définitivement celui qui ne s’exprimait que de manière métaphorique (Matthieu, XIV, 3-11). De la même manière Louis XIV pouvait bien refuser ses faveurs à La Fontaine, mais il ne pouvait pas l’embastiller. Ses Fables disaient bien " ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire, ni fade adulateur, ni parleur trop sincère, et tâchez quelquefois de répondre en Normand " (VII, 7, la Cour du lion), ou bien " selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir " (VII, 1, les Animaux malades de la peste), ou encore " notre ennemi, c’est notre maître : je vous le dis en bon françois " (VI, 8, le Vieillard et l’âne), mais elles ne mettaient en scène que les animaux, et l’on ne peut sans mettre les rieurs contre soi faire disparaître celui qui se donne l’apparence d’écrire pour les enfants. Pire encore, ce ne serait pas seulement se couvrir de ridicule, ce serait légitimer la transposition de ses propos du plan des récits enfantins à celui de la haute politique, ce serait avouer que dans sa réalité le gouvernement des hommes est bien celui de la force brutale. C’est pourquoi la disgrâce du fabuliste n’ira pas au-delà de l’absence de toute faveur princière. La première vertu de la parabole est bien d’assurer jusqu’à un certain point la sécurité du critique.
Cependant son mérite le plus éclatant est de donner à penser, précisément en n’achevant pas la pensée. Elle maintient les images au niveau de l’apparence. Elle laisse par là le travail d’interprétation à celui qui la reçoit. Pour commencer elle lui laisse le soin de décider s’il y a lieu ou non de procéder à une interprétation. S’agissant du roi des arbres il se peut que la nécessité d’interpréter soit manifeste. Mais plus est grande la difficulté de l’interprétation, plus on est tenté d’y renoncer. Le chapitre suivant (IV, 4 : le figuier) en fournit un exemple au-dessus de tout soupçon ; je le cite : " Jésus avait soif et avise un figuier ; il n’y trouve point de figues ; et ce n’était pas la saison des figues. Aussitôt il le maudit et l’arbre est desséché ". Demander des figues quand ce n’en est pas la saison, quoi de plus absurde ! Un narrateur, parce qu’il ne le comprend pas, édulcore le récit, qui de ce fait devient tout à fait bénin. Il en omet non seulement la malédiction et sa réalisation, mais aussi que ce n’était pas la saison des figues (Luc XIII, 6-9). Les deux autres évangélistes parallèles le donnent complet, mais le présentent comme un épisode réel et miraculeux de la vie de Jésus (Matthieu XXI, 18-22 ; Marc XI, 12-14 et 20-22) et, visiblement gênés, ils ne s’y attardent pas comme ils le font pour les autres miracles. Quant à Jean, il ne prend aucun risque, il l’ignore. En vérité je vous le dis, si pour donner des figues vous attendez que ce soit la saison des figues, vous serez des figuiers maudits. L’amour du prochain exige qu’on se donne de la peine et qu’on fasse certaines choses au moment où elles sont dérangeantes. Il y a donc un moment où, placé devant l’image, le lecteur doit trancher entre deux hypothèses : ou bien c’est une image, ou bien ce n’est pas une. Car l’image ne se signale pas en tant qu’image. Ou bien c’est une parabole et elle signifie autre chose que ce qu’elle raconte en apparence, ou bien c’est une anecdote qu’il faut prendre telle qu’elle, même si l’on n’en aperçoit pas la portée.
Une fois décidé que c’est une parabole, il faut en décider le sens. Il se peut que celui-ci apparaisse pratiquement évident. La parabole du roi des arbres, avec son opposition entre les arbres bienfaisants et l’épine qui déchire, est dans ce cas : on ne peut douter que les arbres fruitiers désignent les hommes de bien, tandis que l’épine représente les méchants. Cependant, quand bien même on en a la certitude, il reste à assumer le sens de la parabole. N’y a-t-il pas de bons rois comme de mauvais rois ? En face de ceux qui ne pensent qu’à leurs intérêts personnels, n’y en a-t-il pas dont l’action vise le bien public ? L’électeur par exemple ne choisit-il pas tel candidat de préférence à tel autre, parce qu’il est convaincu que c’est celui qui soutiendra le mieux l’intérêt général ? Mais la pensée biblique n’autorise aucune préférence, elle ne laisse subsister aucune illusion, parce que tous les rois se valent, tous sont mauvais. Elle rejoint alors une idée philosophique, selon laquelle il n’y a pas de bon maître, parce que tout simplement le rapport de maître à sujet est en lui-même inacceptable. Le maître est mauvais non par accident, mais par essence. La parabole alors, au lieu de pousser au scepticisme et à l’abstention, est une incitation à rejeter toute forme de gouvernement qui serait fondée sur la reconnaissance d’une supériorité, et un appel à une vigilance sourcilleuse pour maintenir l’égalité des gouvernants avec les gouvernés. Or c’est là une pensée bien audacieuse, dont il est très douteux qu’elle puisse être assumée par tous les lecteurs de la Bible. Il y a même tout lieu de croire que le prêtre qui la commente à ses ouailles sera plus souvent partisan de l’ordre établi, et par conséquent du gouvernement conservateur. Cependant, que les églises le veuillent ou non, la Bible est porteuse d’idées révolutionnaires. Elle ne les expose pourtant pas de manière démonstrative, comme peut le faire par exemple Marx dans le Manifeste du parti communiste, elle en appelle à la métaphore.
Spinoza a défini une fois pour toutes la nature de la prophétie. " Une prophétie ou révélation est la connaissance certaine, révélée aux hommes par Dieu, d’une chose quelconque " (Traité théologico-politique, chapitre 1, phrase initiale). Sans m’arrêter sur le malentendu qui surviendra inévitablement à propos de la notion de Dieu, je relève dans cette définition deux mots qui suffisent à soustraire la révélation à ceux qui en font profession. Elle est premièrement la connaissance d’une chose quelconque, c’est-à-dire qu’elle ne porte pas spécifiquement sur des choses qui seraient cachées aux hommes du fait de la limitation des moyens de leur connaissance naturelle, comme est l’avenir, mais aussi bien sur celles qui leur sont accessibles par la raison. Elle est deuxièmement une connaissance certaine, c’est-à-dire qu’elle ne relève ni de l’expérience vague, ni du ouï-dire, qu’elle n’a rien à voir avec la vaticination aussi inintelligible que sibylline. Il suit de là qu’une connaissance prophétique, loin d’être opposable à la connaissance rationnelle, lui est le plus souvent identifiable. Il n’en demeure pas moins que ceux qui sont communément désignés comme des prophètes, bien qu’ils énoncent une connaissance certaine, n’usent aucunement de la raison. C’est pourquoi Spinoza écrit encore quelques pages plus loin : " nous pouvons donc affirmer sans scrupule que les prophètes n’ont perçu de révélation de Dieu qu’avec le secours de l’imagination ".
Mais tandis que le propos de Spinoza est d’opposer à la connaissance du premier genre celles du deuxième et du troisième, et d’établir dans son Ethique par voie démonstrative les voies et les moyens du bonheur, la religion ne cherche à faire le salut des hommes qu’en les mouvant par le moyen de l’imagination. La religion n’est pas la philosophie, et la philosophie ne peut s’adresser qu’à un tout petit nombre d’hommes, peut-être même sans jamais réussir à en mouvoir aucun. Qui a été converti à la vie vertueuse, à la justice par la lecture d’un philosophe ? La raison pour laquelle les explications des philosophes sont impuissantes à changer les hommes, est qu’elles ne s’adressent qu’à leur intelligence. Or pour obtenir quelque chose des hommes, c’est à leur corps qu’il faut parler en même temps qu’à leur âme. La Fontaine le fait entendre très fortement dans le Corbeau et le renard.
" Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous ne semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois "
(Fables, I, 2). La flatterie peut sembler grossière et beaucoup s’étonneront que le corbeau n’ait pas considéré le renard d’un oeil plus circonspect. Mais la flatterie la plus hyperbolique ne paraîtra telle qu’elle est qu’à celui à qui elle n’est pas adressée. On ne veut pas croire que la flagornerie puisse plaire, aussi longtemps qu’on en n’est pas le destinataire. La petite expérience tentée par Sterne témoigne pourtant que le flatteur n’a pas besoin de s’embarrasser de scrupules. L’auteur de Tristram Shandy, qui s’ennuyait fort dans une soirée, y flagorna bassement trois personnages différents. Il introduisit des variations dans son exercice, afin qu’il fût plus probant. Il vanta à une femme laide sa beauté supérieure, à un général quelconque sa supériorité militaire, à un poète médiocre sa supériorité littéraire. On ne veut pas croire qu’il s’en fit des amis accablants, aussi indéfectibles qu’insupportables, car cela paraît trop gros ! On ignore ce que sont les passions.
Descartes montre dans les Passions de l’âme quels impétueux flux et reflux du sang meuvent l’homme par le corps sans que son âme y consente, voire sans qu’elle s’en doute. Car la cause des passions se trouve dans " la machine de notre corps " et l’association de ses mouvements à de premières idées. " Tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue (...) ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours que les esprits, excités par la chaleur du coeur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues " (article 16). La passion de l’orgueil, comme les autres, est facile à émouvoir, et " la flatterie est si commune partout qu’il n’y a point d’homme si défectueux qu’il ne se voie souvent estimer pour des choses qui ne méritent aucune louange, ou même qui méritent du blâme " (article 157). Malgré ces observations fort anciennes, on s’obstine ordinairement à croire que ce sont les idées qui meuvent les hommes ; on se refuse à voir que les idées sont impuissantes, si elles ne sont associées à quelque mouvement machinal, et qu’inversement dès qu’elles y sont associées, si ridicules qu’elles soient, elles sont au contraire très puissantes.
Au fond la meilleure preuve qu’on puisse en donner est la puissance de la poésie, qui fut partout la première pensée, et l’est encore. Il est déjà vrai historiquement que Homère précède Platon de plusieurs siècles. Cette antériorité du poète sur le philosophe n’est pas vraie seulement chez les Grecs. Il est même facile de trouver quantité de peuples qui ont bien produit une poésie, sans jamais parvenir à la philosophie, ni même à la géométrie. Par ailleurs l’éducation de tout enfant commence par la poésie (fût-ce seulement " à dada sur mon bidet ") avant d’en arriver à la géométrie, sans parler de la philosophie. Mais cette priorité n’est pas seulement chronologique, elle est généalogique. Cet ordre n’est pas de hasard, il est à la fois celui de la formation de la pensée et celui de sa structure. On retrouve ici les étages de l’homme : ventre, coeur et tête ensemble, et toujours ventre malgré les éventuelles quoique impuissantes revendications de la tête, et tête seulement grâce à l’alliance du coeur contre le ventre. On a déjà vu (cf. chapitre II, 1, l’éternelle histoire) le divin Ulysse haranguer son propre coeur contre son ventre. C’était une citation du poète que faisait le philosophe grec, qui ne néglige assurément pas de trouver dans la poésie un précédent de la philosophie. Comme cela est toujours vrai, on trouve chez le poète du XXe siècle une anticipation de même nature.
" Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ? " En ces termes Paul Valéry commence la Jeune parque. Dans ces vers le philosophe du XXe siècle entendra l’éveil de la conscience, le début après la rêverie d’une attention nouvelle portée au monde, seulement capable encore de distinguer des impressions mais aucun objet, et pas même en ce premier moment l’opposition aux objets du sujet. Il en a rédigé un commentaire publié avec l’approbation du poète. Mais il y a en ce texte trop méconnu si peu de contrainte exercée sur l’intelligence du lecteur, si peu de suggestion du sens métaphorique, qu’il valait mieux utiliser d’autres images.
Le même Laurence Sterne, cité plus haut, énonce d’ailleurs une remarque très intéressante sur la place de l’imagination dans le texte littéraire. Le romancier pas plus que le poète ne peuvent écrire pour l’intelligence seule, parce que ce serait trop manifestement la contraindre. Il faut donc donner au lecteur de l’air et de l’espace pour penser. " Se permettre de tout penser serait manquer de savoir-vivre : la meilleure preuve de respect que l’on puisse donner à l’intelligence du lecteur, c’est de lui laisser amicalement quelque chose à imaginer " (Vie et opinions de Tristram Shandy, II, 11). La métaphore le permet et l’appelle. Or cet exercice de l’intelligence sur la métaphore est indispensable à la conviction propre du lecteur. Le lecteur n’est pas convaincu par les preuves toutes faites. Il n’est convaincu que s’il les produit lui-même, si sa propre pensée est mise en mouvement par l’intérêt qu’il prend à la question posée. Or bien évidemment cet intérêt ne peut être suscité par une question posée sur un plan seulement intellectuel. Que me fait de savoir que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non le contraire ? Cela ne change rien à ma vie puisque, quoi que je croie, elle est manifestement adaptée à la réalité. L’adoption de l’héliocentrisme ne va pas conduire à renverser l’ordre des travaux des hommes, elle ne va pas placer les moissons avant les semailles. L’idée de la rotation de la terre sur elle-même ne va pas forcer les hommes à dormir le jour et veiller la nuit. Qu’importe alors de renoncer au géocentrisme ? Mais s’en tenir là serait ne pas voir que des intérêts puissants vont susciter à ce sujet un débat passionné. Les autorités de l’Eglise ne peuvent pas accepter que soit ébranlée l’autorité de l’Ecriture, sur laquelle est appuyé leur pouvoir. Galilée de son côté s’emporte plus qu’il ne le faudrait et expose dangereusement sa personne en permettant de reconnaître Urbain VIII dans le Simplicius de son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde.
Il ne faut donc pas s’acharner à trop prouver, car à vouloir contraindre la pensée du lecteur on mobilise ses passions, contraires à la vérité. Il n’a pas manqué dans l’histoire des sciences de physiciens pour refuser les preuves et pour entretenir interminablement des polémiques aujourd’hui inintelligibles. C’est un acte de pédagogie élémentaire que de laisser devant le lecteur une pensée ouverte, afin qu’il se charge lui-même de son achèvement. Il manifestera dans ce travail plus d’audace qu’il n’aurait su en déployer en suivant l’ordre des raisons. L’entendement seul, séparé des images, n’osera pas conduire l’idée jusqu’à son terme. Il est d’ailleurs connu que ce qui distingue de ses adversaires un esprit novateur tel que celui de Galilée, c’est la liberté de son imaginaire. Il imagine hardiment l’ordre du cosmos qu’implique le déplacement de son centre. Les autres ont peur de s’y aventurer. L’appel à l’initiative du lecteur, pour silencieux qu’il soit, n’en est pas moins réel et efficace dans toute poésie. Car devant le texte qui ne dit que ce qu’il dit, il attend autre chose et se met en peine de le construire par lui-même. La poésie a un sens littéral, un sens manifeste qui reste très en deçà de son sens métaphorique. Il faudrait être naïf pour croire que Ronsard ne souhaite qu’emmener au jardin la Mignonne pour y cueillir " la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil "
(Odes, I, 17, à Cassandre). Le lecteur soupçonne que, derrière ce sens manifeste, la rose désigne la jeune fille elle-même, voire qu’à la métaphore s’est jointe une métonymie, dans laquelle la mignonne tout entière est désignée par son sexe. Ce que ne peut pas l’entendement seul, qui semblerait une grossièreté, et qui vraiment en serait une, serait de dire à la jeune fille dont les formes viennent de s’épanouir qu’elle n’a pas un instant à perdre pour ouvrir ses cuisses à l’ardent poète. Mais s’il le lui dit dans ces vers restés célèbres, il peut l’en convaincre.
La vertu de la métaphore a depuis longtemps été comprise par Platon. Aussi n’a-t-il pas craint de faire de sa philosophie une révélation, c’est-à-dire un texte obscur à souhait. Loin des auteurs qui exposent leur pensée, la dénudent et la dissèquent avec pédanterie et indécence devant le lecteur, le privant inamicalement du plaisir d’imaginer, il ne la lui livre qu’en images, dans les mythes qu’il laisse à son interprétation et les allégories qu’il feint d’interpréter lui-même en se gardant toutefois d’en dire le dernier mot. Animé du même souci l’auteur des Dieux écrit en poète. Les philosophes les plus avertis de l’esprit humain se gardent de la démonstration. Spinoza qui veut être le plus clair passe pour un des plus obscurs. Ce n’est que paradoxal. Le philosophe pour emporter la pensée de son lecteur doit se faire poète et retrouver les moyens de la religion de l’esprit. Celle-ci n’est réciproquement le culte de l’esprit que dans la mesure où elle amorçe le mouvement de la philosophie.
8)
Il est difficile à chaque homme de s’élever au-dessus de ses propres désirs, au-dessus de ses propres passions, fussent-elles nobles, et de vivre un instant la vie de l’esprit. Et quand on a, par une exception d’un instant, atteint ce niveau, il est difficile de s’y maintenir. L’homme le plus généreux est toujours guetté par exemple par une colère, je ne dis pas injuste, mais juste et fondée sur l’indignation devant un abus insupportable. Il peut s’emporter, proférer des mots à leur tour excessifs, qu’il regrettera parce qu’ils sont injustes. L’homme n’est pas seulement tête, il est aussi coeur et ventre et cette nature se rappelle à lui à tout instant. Chacun descend bien facilement au-dessous de ce qu’il devrait être, de ce qu’il voudrait être. Qui le juge ? Et de quel châtiment sa faute est-elle sanctionnée ? La réponse à ces deux questions fait apparaître toute la différence qui sépare les trois degrés de la religion. La religion politique n’y répond pas de la même manière que la religion agreste, et la religion de l’esprit n’y répond pas de la même manière que la religion politique. Le juge est-il extérieur au coupable ? Le châtiment est-il extérieur à la faute ?
Dans le paganisme, dans le culte du dieu Pan, le châtiment est extérieur à la faute et le juge est extérieur au coupable, parce que d’abord la faute elle-même n’est que dans la transgression accidentelle et naïve, innocente même, d’un interdit sans fondement intelligible. Ainsi le malheureux Actéon, un jour qu’il était à la chasse, suivit ses chiens jusqu’à la source où Diane se baignait nue avec ses compagnes. Son indiscrétion, bien qu’elle fût involontaire, a été cruellement punie par la déesse. Elle transforma le jeune homme en cerf et excita contre lui ses chiens. Il mourut dévoré (Ovide, Métamorphoses, chant III). Il n’était pas permis aux mortels de voir Diane au bain. Actéon ne pouvait évidemment se juger coupable d’avoir franchi un tabou qu’il ignorait, c’est Diane qui le déclare coupable et qui lui inflige un châtiment qui vient s’ajouter à sa faute. Il s’y ajoute nécessairement, puisqu’il ne peut y avoir dans cette faute tout extérieure de conscience de la faute. Il ne sert sans doute à rien à celui qui subit le dernier supplice de prendre conscience de son crime, mais dans tous les autres cas la sanction pousse à s’abstenir de la récidive et à respecter l’interdit reconnu. On apprend par expérience qu’il y a des tabous, comme dans son dressage le chien apprend par expérience, je veux dire par les coups, qu’il lui est interdit d’agir de telle ou telle manière, que pourtant lui dicte sa nature. Un conditionnement obtient aussi bien de l’homme païen qu’il ne mange pas la viande du porc ou celle du kangourou.
Les choses changent déjà de manière remarquable par le passage à la religion politique. Car si le châtiment continue dans ce contexte à s’ajouter à la faute, s’il est toujours en dehors d’elle et après elle, le juge par contre n’est plus en dehors du coupable. Même si le coupable ne se juge pas spontanément lui-même, même si l’initiative ne lui revient pas de se faire à lui-même un procès, il faudra pourtant bien qu’il se juge, qu’il se reconnaisse coupable, qu’il fasse l’aveu de sa faute et qu’il admette la peine qui lui est infligée. L’interdit n’est plus inintelligible, il est fondé en raison, et sa transgression ne peut plus être innocente. La recherche des aveux ne tient pas essentiellement à l’incapacité de la police d’établir la preuve du crime, elle est l’expression du principe de l’appartenance du coupable à la communauté et de sa connaissance des règles qui la dirigent. Sans doute ne faut-il pas compter que faute avouée soit à demi pardonnée, mais il est vrai que l’aveu réintègre dans la communauté celui qui s’en était exclu par son acte. Si cruel et abominable que soit l’exemple, il faut comprendre sa véritable signification : l’Inquisition torture la sorcière ou le marrane, afin qu’en le brûlant vif elle n’élimine pas seulement l’auteur du crime, mais fasse en même temps son salut. Tout procès politique est sur ce modèle, tout simplement parce que la négation du crime par l’accusé saperait les fondements de l’autorité de César. Il est dans l’ordre de la religion politique que les accusés des procès de Moscou aient reconnu leurs crimes, pourtant imaginaires. Réciproquement en refusant de se reconnaître coupable de l’incendie du Reichstag, en renvoyant l’accusation à ses accusateurs et en particulier à Goering, le plaidoyer de Dimitrov tend à ruiner l’apparence de légitimité du régime nazi.
Les procès politiques ne sont néanmoins pas les seuls qu’il faille rapporter à ce modèle, puisque que tout procès, si bien que la police ait réalisé son travail, vise à recueillir les aveux du coupable, au cas où ils n’auraient pas été obtenus pendant l’instruction. A supposer que la torture ne soit plus employée à cette fin, et que la question tant ordinaire qu’extraordinaire appartienne à un passé révolu, il n’en demeure pas moins que si l’accusé refuse de se rendre aux raisons des policiers et des magistrats, ceux-ci lui tendront des pièges en le questionnant. Pendant l’instruction et pendant le procès tout sera fait par eux pour trouver la contradiction dans son système de défense et le conduire, malgré lui, à admettre sa culpabilité. Les embûches d’esprit, si elles ne sont pas choquantes du point de vue de la justice, n’en sont pas moins les formes d’une contrainte exercée sur l’esprit afin d’obtenir de lui ce qu’il ne veut pas donner librement. On peut tout à la fois être heureux pour les victimes du crime que les mensonges du coupable n’aient pas résisté à un interrogatoire bien mené, et être malheureux pour celui-ci qu’il n’ait pas donné ses aveux spontanément. Car il est nécessaire à la légitimité des institutions de l’Etat que le châtiment infligé au criminel ne soit rien d’autre que la réalisation de sa propre volonté. Celui qui vole, par son action légitime le vol et justifie d’être volé ; celui qui tue, par son action légitime le meurtre et justifie d’être tué. S’il ne reconnaît pas son crime, s’il persiste à clamer son innocence, il détruit cette équation qui autorise que la justice passe. Il fait douter de la justice et c’est une chose si évidemment mauvaise pour elle, qu’on voit l’institution se refuser à ouvrir un second procès, un procès en révision, malgré des indices très inquiétants de son injustice.
Du culte agreste au culte politique s’est faite une première mutation, qui substitue le juge intérieur au juge extérieur. Une seconde mutation se réalise dans la religion de l’esprit par la substitution d’une sorte de châtiment à une autre. Le châtiment qui s’ajoute à la faute, qui vient en dehors d’elle et après elle, est remplacé par un châtiment intérieur. Il n’y a pas d’autre châtiment que dans la reconnaissance par le coupable de sa culpabilité. Formulée sans précaution cette idée pourrait prêter à rire, et l’on pensera peut-être qu’il est vraiment trop aisé de se croire absous quand on a reconnu sa faute. Suffit-il de dire : " oui, il est exact que j’aie détourné l’argent public ", pour être pardonné, sans avoir même à restituer l’argent volé dans les caisses de la collectivité ? Chose digne de remarque, ceux qui le prétendent ne le font qu’en ajoutant que les sommes ainsi détournées ne l’ont pas été dans un but d’enrichissement personnel. Ils considèrent donc que le vol à des fins d’enrichissement personnel est un délit, mais que le vol au profit des amis n’en est pas un ! Il est ainsi parfaitement clair que dans leur bouche l’aveu, s’il est celui d’un acte, n’est pas celui d’une faute. Ils ne reconnaissent pas avoir commis un délit, ils persistent à plaider non coupable. Ce n’est manifestement pas dans ce genre d’aveux qui consiste une confession. Ce n’est manifestement pas par eux que se fait le salut du coupable. Le salut est dans la conscience de la faute, et le critère de cette conscience n’est rien de moins que dans le malheur de l’avoir commise.
On oppose à la confession un préjugé grossier : pourquoi irai-je dire à quelqu’un qui n’est que mon semblable mes petites turpitudes, mes vices et mes indélicatesses ? Et de quel droit celui qui n’est que mon semblable m’en absoudrait-t-il ? Je préfère, dit-on, m’entretenir avec Dieu directement. Que se refuse-t-on dans ce cas d’avouer à un confesseur ? En dehors des actes les plus puérils, on reconnaît avoir pratiqué certains jeux interdits, soit que les coups, soit que les partenaires y fussent prohibés. Ce sont encore des enfantillages. Il est bien vrai alors que s’il y a une liste de jeux interdits par une autorité supérieure, qui prohibe pour des raisons connues d’elle seule des activités délicieuses, on se retrouve dans le cas du tabou et l’on ne peut pas comprendre ce qui autorise le confesseur à la rémission des péchés. Mais la faute contre l’esprit n’est pas de l’ordre de ces peccadilles. Car loin d’être la transgression d’un interdit inintelligible, elle ne consiste que dans l’acceptation de l’inintelligible. Je crois que l’exemple qui est apparemment le plus bénin est aussi le meilleur. Celui qui ment prétend vouloir que ce qui est noir soit blanc, que A soit Ã, etc. Mais peut-il le vouloir ? Ce serait vouloir être trompé quand il se croit assuré que deux et deux sont quatre. Personne ne peut vouloir que règne l’inintelligibilité, parce que c’est tout simplement renoncer à être esprit, c’est la folie pure. Ce renoncement est sensible dès que je jure à maman que ce n’est pas moi qui ai entamé le pot de confiture, et je n’ai pas besoin d’expliquer qu’on le retrouve identique lorsque je jure à M. le Président que ce n’est pas moi qui ai tué Tartempion. Je prends maman pour une idiote et M. le Président pour un idiot. Puis-je les vouloir tels ? Ce serait me vouloir idiot tout autant.
Récuser l’office du confesseur c’est se rapporter à une puérile liste des péchés. Dès qu’on comprend que la faute n’est pas de se mettre en contravention avec celle-ci, mais avec l’esprit, on ne peut plus récuser l’office du confesseur. Car ce serait sortir du bon chemin qui conduit à la conscience de la faute et à la ferme résolution de ne plus la commettre. Parvenir à la conscience de la faute c’est prendre acte qu’un autre esprit ne peut pas me donner son accord, que mon acte n’est pas de nature à être reconnu universellement. Le confesseur, je ne dis pas le directeur de conscience, est cet autre quelconque qui niera aussi sereinement que fermement que je puisse atteindre l’intelligibilité dans le meurtre, ou même dans le mensonge. Il est celui qui me contraindra à me relever au niveau de l’esprit, au-dessous duquel mes actes m’auront ravalé. Il n’est pas seulement celui dont l’intransigeance me refusera tout compromis, tout arrangement avec le ciel ; il est encore celui qui ne me laissera pas retomber aussi bas que mes actes m’ont conduit. Il est celui qui n’accepte pas que je me damne moi-même, pour avoir commis telle faute que je ne me pardonne pas. Il me contraint à sortir de cette fatalité de la damnation, à laquelle je suis enclin à croire, pour avoir commis une faute que j’estime impardonnable. A bien y regarder l’office du confesseur n’est pas tant de me faire admettre ce que je sais déjà moi-même être une faute, que de me faire admettre que je ne suis pas irrécupérable pour autant. Dans l’examen de conscience solitaire ce qu’il y a lieu de redouter le plus n’est pas l’indulgence, mais plutôt cette sorte vertigineuse d’orgueil, par lequel, faute de s’être élevé au niveau de l’esprit, on veut tout au contraire descendre plus bas que tout.
Dans les confidences qu’il fait à Rastignac, Vautrin fait système de son abjection. La faute commise n’est plus un accident, mais une nécessité cosmique. " Voilà la vie telle qu’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ; sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque " (Balzac, le Père Goriot). En même temps cependant qu’il descend plus bas que tout autre, il cherche encore une excuse et croit la trouver dans l’époque : preuve qu’il ne se damne pas encore tout à fait. L’ex-bagnard donne une bonne image de ce pouvoir royal, qui se perd totalement et retombe au niveau du culte panique s’il ne rétablit à tout instant son lien avec l’ordre supérieur de l’esprit. Il dispose de la force et n’a donc aucun besoin de persuader, mais il ne peut se résoudre à ne pas persuader ; il discourt par conséquent et attend l’approbation. Il n’y a pas de tyran parfaitement indifférent à l’esprit, fût-il sorti du bagne. Un drame se joue dans sa conscience. A plus forte raison le drame de Godefroy de Bouillon (la Jérusalem délivrée) et celui de Eudore (les Martyrs) est-il tout intérieur et les poètes se fourvoient en opposant ces héros chrétiens aux méchants Sarrasins ou aux cruels Romains.
" Canto l’arme pietose e ’l capitano
che ’l gran sepolcro liberò di Cristo.
Molto egli oprò co ’l senno e con la mano,
molto soffrí nel glorioso acquisto "
Je chante les pieux exploits du grand capitaine qui libéra le tombeau du Seigneur ; il y mit la grande ardeur de son cœur et de son bras, il épuisa toutes ses forces dans la glorieuse conquête, écrit le Tasse en ouvrant son poème. Il voulait imiter Homère et Virgile. Hanté à son tour par l’Iliade et par l’Enéide, Chateaubriand commence son épopée par ces mots " Je veux raconter les combats des Chrétiens et la victoire que les Fidèles remportèrent sur les Esprits de l’Abîme par les efforts glorieux de deux époux martyrs ". Ils se plaçaient par là l’un et l’autre entièrement hors sujet.
Dans le genre du merveilleux chrétien la réussite de Victor Hugo est bien supérieure avec le célèbre épisode du début des Misérables dans lequel Monseigneur Bienvenu reçoit le bagnard. Chacun se souvient que Jean Valjean, rejeté par les aubergistes du pays, repoussé même par le guichetier de la prison, mis au ban par les hommes et par les chiens, finit par frapper à la porte de l’évêque. Il se présente à lui sans détour comme un galérien libéré depuis quatre jours. Avant même d’en être prié Bienvenu lui fait mettre un couvert et préparer une chambre. Il lui parle poliment et Valjean n’en revient pas d’être appelé Monsieur. Le bagnard cependant se lève au milieu de la nuit, prend l’argenterie de l’évêque et s’enfuit. Chacun sait aussi que l’admirable ecclésiastique niera le vol devant les gendarmes qui lui ramènent Valjean et lui offrira de plus ses chandeliers. Je n’y insiste pas. Par contre je reviens sur ce qui s’était passé dans la tête de l’homme. Hugo l’explique dans un chapitre significativement intitulé " le dedans du désespoir ". Il avait eu tout le temps d’examiner quels avaient été ses torts à l’égard de la société, et ceux de la société envers lui. " Ces questions faites et résolues, il y jugea la société et la condamna. Il la condamna à sa haine (...) Il n’avait d’autre arme que sa haine. Il résolut de l’aiguiser au bagne et de l’emporter en s’en allant (...) Cela est triste à dire, après avoir jugé la société qui avait fait son malheur, il y jugea la providence qui avait fait la société. Il la condamna aussi ". Jean Valjean a anticipé son entrée dans les enfers, à la porte desquels Dante lit cet avertissement : " lasciate ogni speranza, voi ch’entrate " (abandonnez toute espérance, vous qui entrez, l’Enfer, chant III, 9). Il faudra le geste sublime de Monseigneur Bienvenu pour lui rendre l’espérance.
C’est aussi le rôle de tout confesseur de distinguer chez son pénitent l’orgueil de la chute et de briser pour lui ce cercle vicieux, par lequel celui qui est tombé se condamne à une chute plus basse encore. L’anonymat de la confession est une chose très remarquable ; le prêtre peut en effet à l’occasion savoir quelque chose de l’identité et de la vie de son pénitent, mais cela n’est pas la règle. Le pécheur peut entrer dans une église quelconque, y choisir un confessionnal quelconque, et parler à quelqu’un qui ne sait rien de lui. Il le prend pour arbitre et lui dit ce qu’il veut bien lui dire. Le prêtre attend et juge sur ce qu’on lui dit. Il ne suppose pas qu’on lui cache quelque chose, il ne fait pas d’objections. Recueillir une confession est autre chose que diriger une conscience. Aussi derrière l’apparence d’un entretien avec autrui, la confession n’est pourtant jamais qu’un entretien avec soi. Il y a cependant un secours apporté par le confesseur, qui consiste dans sa seule écoute, parce qu’elle oblige celui qui parle à être transparent à lui-même, à distinguer ce qu’il a le droit d’absoudre de ce qu’il ne peut pas s’accorder. Il y a quelque chose de socratique dans la confession, dans la mesure où le rôle du confesseur est analogue à celui du répondant, qui assure de l’intelligibilité de ce qui se dit, qui garantit la vérité de ce qui se pense. Si je peux m’accorder à moi-même d’avoir menti, c’est moi qui le dirai. Le pénitent ne vient pas chercher un oracle, il vient au confessionnal se poser en toute transparence sa question pour y trouver lui-même sa réponse. On a tort de se moquer des trois Pater et des deux Ave qui sanctionnent la consultation. Ils ne constituent pas en effet la pénitence, puisque celle-ci n’est autre que la reconnaissance de sa faute par le pénitent ; ils constituent plutôt une sorte d’action de grâces rendues à la divinité, par celui à qui elle a rendu l’espérance.
Puisque je parle du mensonge je m’arrête maintenant à cette anecdote tirée du Port-Royal de Sainte-Beuve. Quand la guerre courut le pays et que l’abbaye eut à redouter le pillage, les Messieurs décidèrent d’accueillir les villageois, de fortifier les murailles et de procéder à des exercices militaires. Mais cela causait des dérangements, dont le plus à craindre n’était pas la maladresse et les coups de fusil inopportuns des apprentis tirailleurs. Car tous n’étaient pas novices ; quelques terribles soudards repentis retrouvaient avec joie fusil et armure. Ils demandèrent à M. de Sacy s’il leur était permis de " tirer sérieusement " sur les assaillants éventuels. On imagine quel plaisir leur aurait donné une réponse positive. Mais l’intransigeant directeur de conscience n’autorisa de tirer qu’à blanc et " pour effrayer ". Les vieux soudards en furent mécontents. Plus mécontent qu’eux cependant était M. de Sacy lui-même, et mécontent de lui. Car dissimulant derrière l’interdiction de tuer et de blesser sa hantise de voir les anciens soldats retrouver la joie sauvage de la guerre, il leur avait menti. Il avait dû sans doute parer au plus pressé, mais ce n’en était pas moins un cas de conscience. Il avait eu à choisir entre son mensonge et la régression des vieux soldats à leurs habitudes sanguinaires. Il avait admirablement préféré leur salut au sien propre.
On aurait grand tort de hausser les épaules devant son mécontentement de soi, comme on aurait grand tort de se moquer de celui qui va rechercher l’apaisement au confessionnal. Le confesseur dans le premier cas et le confessé dans l’autre ne méritent pas d’être tournés au ridicule. Ils pratiquent l’un et l’autre la religion de l’esprit. Ils manifestent l’un et l’autre l’exigence de ne rien dire et de ne rien faire à quoi ils ne puissent donner totalement leur accord. Ce n’est rien d’autre que l’exigence suprême de l’intelligibilité, critère de toute vérité et de toute valeur. Rejeter la confession de la religion catholique sous prétexte qu’il y a quelques confesseurs qui sont au-dessous de leur tâche, qui exercent abusivement sur l’esprit de leur pénitent une dictature plus ou moins sadique, ou rejeter le christianisme sous le prétexte des innombrables superstitions qui s’y trouvent admises, c’est agir de manière inconséquente. C’est faire retomber les potentialités de cette religion dans le bourbier de la superstition. On ne peut pas vouloir élever le peuple aux exigences de la spiritualité et briser l’instrument, certes imparfait, de ce dessein. Il est plus conforme à l’esprit de montrer, comme le font ce chapitre et ce Livre IV intitulé Christophore, ce qu’il y a de grand dans cette religion, de le reconnaître et de le sauver du mélange avec la superstition. Qu’est-ce finalement que la religion de l’esprit, si ce n’est une forme embryonnaire de la philosophie ? dans laquelle l’imaginaire soutient l’esprit défaillant, lui expose et lui propose, afin de le remettre dans sa propre voie, des raisons extérieures, toujours utiles parce que l’homme n’est pas seulement tête, mais aussi coeur et ventre. C’est à l’homme de chair et de sang que s’adressent les merveilleuses images de la vierge mère et de l’enfant né dans une étable, devant lequel s’inclinent les rois mages, représentants de toutes les puissances de ce monde. Le petit enfant nu discrédite la puissance des armes et celle de l’or. Celui qui ne s’en aperçoit pas, en même temps qu’il nie la religion, nie l’esprit lui-même. Nier la religion, c’est entrer en guerre contre les autres au lieu de se mettre en paix avec soi-même ; c’est donner la victoire au diable ! Platon dans Phédon et Spinoza dans le Traité théologico-politique reconnaissent la nécessité d’une religion naturelle et ils s’arrêtent aux quelques articles de foi qu’il est utile de persuader aux hommes qui ne sont pas philosophes. Ce livre des Dieux tient encore mieux compte de la nature des hommes, puisque au-delà des dogmes nécessaires il reconnaît les belles images.
Avec ce chapitre les Dieux s’achèvent de la même manière que la République. Le mythe d’Er rassemble en effet lui aussi ce qui concerne l’aveu, le jugement, les peines et la rémission des fautes, afin d’éclairer l’autre monde, invisible et secret, où tout se décide selon l’esprit libre et l’amitié absolue. L’esprit n’est libre que pour autant que ce qu’il pense et qu’il décide peut lui être accordé par tout autre esprit. Et l’autre, en donnant son accord pour aucune autre raison que l’intelligibilité de ce qui lui est proposé, lui ouvre de ce fait la possibilité d’un échange où n’entre aucune passion, aucun intérêt, aucun mensonge. C’est ainsi que les poètes, les musiciens et les peintres ont toujours représenté le paradis !
" Quale allodetta che’n aere si spazia
prima cantando, e poi tace contenta
de l’ultima dolcezza che la sazia,
tal mi sembiò l’imago de la ’mprenta
de l’etterno piacere, al cui disio
ciascuna cosa qual ella è diventa "
Comme l’alouette se libère dans les airs, d’abord chantant, puis savourant muettement l’extrême douceur qui la comble, ainsi m’apparut l’image de la béatitude éternelle imprimée dans le désir de chaque chose (le Paradis, chant XX, 73-78).
pour d'autres études :
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