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à Pierre Jacquin
A quoi sert l’Idéalisme transcendantal
L’admiration des mathématiques peut conduire un philosophe à des conséquences surprenantes. Kant croyait fort à la pureté des mathématiques. Il n’était pas le premier. Mais il ne se contenta pas des explications de ses prédécesseurs : l’un alléguait des notions primitives, l’autre des idées innées. Tout cela partait d’une excellente intention, mais était un peu court, sans justification convaincante. Aussi ne se satisfit-il pas de reprendre leur thèse d’une connaissance indépendante de l’expérience, fondée sur les concepts purs de l’entendement, mais de la table qu’il donna de ceux-ci il exclut en outre l’espace et le temps. Le premier résultat de ce choix fit de la connaissance une vue subjective propre à ce qu’il appela la " faculté " humaine de connaître : les sciences et leur principe déterministe étaient réduites à une vue simplement phénoménale, tandis que les choses en soi échappaient à l’entendement.
C’est sur le plan moral cependant que cette invention eut les plus merveilleux effets. Un spectre hantait les nuits du philosophe de Königsberg, celui de Spinoza : l’Idéalisme transcendantal permettait de le conjurer. Car il autorisait à dire que si le déterminisme règne dans les phénomènes, dans les choses en soi par contre l’homme, en tant que noumène, est doté du libre arbitre. Il doit, donc il peut obéir à la loi morale, qui lui est dictée par cette autre " faculté " de connaître, située derrière et au-dessus de l’entendement, qui autorise ce que celui-ci interdit, et que Kant appelle la raison. Mais ce n’est pas tout : si vertueux que l’homme puisse être, il ne sera pas heureux pour autant, car le bonheur n’est pas de ce monde. Afin qu’il puisse le connaître il ne faudra rien de moins que l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu.
Ce Dieu-là a tous les avantages que lui prête le credo : il est créateur, juge et rémunérateur, il est bon et tout-puissant ; il n’est pourtant pas encore législateur, comme l’exigent les religieux intégristes. Les résultats de l’Esthétique transcendantale sont à nouveau bienvenus ici. Si ce n’est dans la nature phénoménale, au moins en tant que noumène l’homme est le centre du monde, car telle est l’intention d’un législateur intelligent. Il ne faut afin de l’établir rien de moins qu’une troisième " faculté " de connaître, le jugement, qui légitime après un anthropomorphisme un anthropocentrisme, et encore une doctrine selon laquelle la nature ne peut elle-même être pensée que sous le principe de finalité, comme un système sur lequel règne la Providence.
Ce qu’ayant démontré, enfin Kant put dormir en paix, le ciel étoilé au-dessus de lui, la loi morale en lui.
I - DES MATHEMATIQUES PURES A L'IDEALISME TRANSCENDANTAL
1 la connaissance humaine est subjective
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 76-77
La page d’introduction de la Logique transcendantale contient des indications dont l’intérêt et la portée dépassent la deuxième partie de la Critique de la raison pure. Elle peut servir à introduire une étude plus ou moins complète de l’ouvrage. On y trouve en effet la justification de la distinction de la sensibilité et de l’entendement ainsi que de leur coordination. Elle met en place les notions d’intuition et de concept, celles de réceptivité et de spontanéité, du donné et du pensé, d’esthétique et de logique et de même celles de matière et de forme, d’empirique et de pur, d’a posteriori et d’a priori. Cela n’importe pas seulement du point de vue du vocabulaire, mais aussi, et plus fondamentalement, de celui du sens même de la philosophie kantienne.
Dans un premier temps est posée la terminologie. D’une manière générale on peut considérer qu’elle définit à la fois les éléments relatifs à deux sources de connaissance et les deux niveaux différents auxquels on peut trouver chacun de ceux-ci. C’est en les croisant qu’on peut aboutir à quatre termes, auxquels tous les autres peuvent facilement être rattachés.
Ce n’est pas de la connaissance en général qu’il est ici question. Ce qui est dit ne concerne pas n’importe quelle connaissance et en tout cas pas celle qui appartient à Dieu, dont l’intuition est un tout autre pouvoir que celui de recevoir des impressions. Mais s’agissant de la nôtre, de celle dont est capable une âme (Gemüt) humaine, elle ne se forme qu’en puisant à deux sources distinctes (entspringt aus zwei Grundquellen). Elle suppose en effet dans l’âme à la fois passivité et activité, réceptivité et spontanéité. Elle ne se constitue que par une intervention de l’âme sur ce qui lui est par ailleurs et d’abord donné. Ce qui est donné (gegeben) à sa réceptivité ce sont des impressions (Eindrücke) faites sur elle par les objets extérieurs. Toutefois, et il y a là une difficulté sur laquelle il faudra revenir, en elle ces impressions sont déjà elles-mêmes des représentations (Vorstellungen), qu’en ajoutant au texte je dirai de premier niveau, c’est à dire des intuitions (Anschauungen). Ce qui est produit par sa spontanéité ce sont les concepts (Begriffe) par lesquels elle se met en rapport avec les intuitions, c’est à dire par lesquels elle les pense (denkt), se formant ainsi des représentations, que je dirai de second niveau, et qui seules peuvent être nommées proprement des connaissances.
Les intuitions et les concepts sont les deux éléments (Elemente) constitutifs de la connaissance. Ils sont complémentaires les uns des autres dans l’âme humaine. Ni des concepts sans une intuition, ni une intuition sans concepts ne sont capables de constituer une connaissance. Ces deux éléments peuvent être soit purs (rein), soit empiriques. Ils sont empiriques lorsqu’ils sont obtenus dans la présence réelle de l’objet, par la sensation (Empfindung) qu’il imprime à l’âme, c’est à dire dans une expérience, avec tout ce qu’elle a de contingent et de particulier. A l’inverse ils sont purs lorsqu’ils ne doivent rien à la sensation. Cette dernière seule n’est pas encore une représentation, elle constitue la matière exclusive de la connaissance, ou du moins de ce type de connaissance qui y a recours, la connaissance sensible. Par conséquent une intuition pure constitue à l’opposé une forme de la connaissance, en l’occurrence une forme de l’intuition, tandis qu’un concept pur constitue une forme de la pensée, une forme sous laquelle peut être pensé n’importe quel objet. Parce que l’intuition pure et le concept pur sont indépendants de l’expérience, ils peuvent du même coup être dits a priori, tandis que l’intuition et le concept empiriques peuvent être appelés a posteriori. En outre les deux pouvoirs de l’âme reçoivent les noms suivants : la sensibilité (Sinnlichkeit) désigne sa réceptivité, l’entendement (Verstand) désigne sa spontanéité. La réceptivité reçoit des intuitions, la spontanéité produit des concepts. Il y a par conséquent quatre sortes de représentations :
concept |
intuition | |
empirique |
a |
b |
pur |
c |
d |
Ces questions de vocabulaire étant réglées, Kant expose la thèse que les deux sources de la connaissance doivent coopérer, que de leur union seule peut sortir la connaissance. Loin d’être neutre, celle-ci implique un parti pris, à savoir celui de la subjectivité de la connaissance humaine. Cela ne signifie pas que chacun voie midi à sa porte, mais que la manière dont la sensibilité est affectée est proprement humaine. Cela ne se comprend que parce que à l’intuition sensible l’auteur en oppose une autre, qui appartient à Dieu seul, l’intuition originaire, dont il ne dit rien dans ce passage et pas grand chose ailleurs.
Il renvoie d’abord à la notion de la nature humaine. Notre nature, dit-il, est faite d’une certaine manière (Unsere Natur bringt es so mit sich) et il y a par conséquent des choses qui nous sont impossibles. En nous l’intuition ne peut jamais être que sensible (die Anschauung niemals anders als sinnlich sein kann), elle ne peut pas être originaire, comme elle est en Dieu, elle n’est que la manière dont nous sommes affectés par les objets (nur die Art enthält, wie wir von Gegenständen affiziert werden). Nous n’avons pas à choisir entre elle et l’entendement. Peut-être est-ce à l’encontre d’une interprétation très légère de la philosophie platonicienne, qui sépare connaissance sensible et connaissance intelligible, que l’auteur indique ici qu’aucune n’est préférable à l’autre parce que chacune est indispensable à l’autre. Si d’une part les pensées sans contenu, c’est à dire les concepts sans intuition sont vides (Gedanken ohne Inhalt sind leer), à l’inverse les intuitions sans concepts sont aveugles (Anschauungen ohne Begriffe sind blind).
Sous des dehors très techniques ce passage opère des choix philosophiques importants et cependant leur légitimation est seulement implicite. Il y a premièrement celui de tenir certaines connaissances pour des connaissances a priori. Il y aurait ainsi, à en croire l’auteur, des concepts purs de l’entendement, qu’il nommera plus loin des catégories. (Il y aurait également des intuitions pures, on les retrouvera ci-dessous). Et certes, si le lecteur se pose la question de savoir comment il est possible que de tels concepts préexistent dans l’esprit humain à la connaissance de tout objet intuitionné par lui, la réponse n’est pas donnée dans le texte. Mais tout donne à penser qu’elle ne peut être que semblable à celle qui a déjà été donnée par Descartes par exemple (Méditations métaphysiques, III), et qui est très fort du goût des théologiens, à savoir qu’ils viennent d’un Dieu créateur. D’ailleurs lorsqu’il s’agira un peu plus loin (page 88) de déterminer la liste des fonctions logiques de l’entendement, qui préfigure le tableau des catégories, Kant déclarera tout simplement les trouver (Wenn wir Acht geben..., so finden wir...). Comme légitimation cela fait un peu court, on en conviendra, surtout si l’on souhaite lutter contre l’empirisme. Il faut sans doute s’y résigner : les desseins de Dieu sont impénétrables et il ne nous reste qu’à prendre acte des catégories qu’il a bien voulu nous mander.
Il y a deuxièmement le choix de ne tenir l’intuition sensible que pour une certaine variété de l’intuition, c’est à dire du rapport avec l’objet. Kant s’aligne ici plus complètement encore sur la théologie, qui voit dans le rapport de création un rapport d’intuition. Si cela n’est pas ouvertement reconnu dans ce passage, l’opposition faite (page 75) entre l’intuition sensible et l’intuition originaire permet de le comprendre. L’intuition divine crée son objet, c’est pourquoi elle est dite originaire. Et si Kant définit l’intuition sensible comme le pouvoir par lequel quelque chose est donné à l’esprit humain, qui le reçoit, sans doute entend-il bien que réciproquement il y a un Donateur pour le lui donner. Cette première opposition est en outre ce qui contraint de distinguer dans l’intuition une forme et une matière, la seconde étant a posteriori, tandis que la première serait a priori. Par sa nature en effet l’âme humaine, et celle-ci seule, intuitionnerait les objets dans l’espace et le temps. Sa nature lui a été donnée par le Créateur. Dieu a limité l’intuition humaine à une réceptivité et, comme recevoir est autre chose que créer, il faut admettre que le récepteur est d’une certaine forme, qu’il est constitué d’une certaine manière, en l’occurrence dans les formes de l’espace et du temps. Dieu quant à lui ni n’existe dans l’espace et le temps, ni n’est condamné à se représenter ses créatures dans l’espace et le temps.
Ainsi, sans qu’ils soient jamais explicités, sont posés dans cette page des principes qui guident fondamentalement l’orientation de la doctrine kantienne. Iraient-ils de soi ? Si l’on pense qu’il y va de la valeur de la connaissance humaine et qu’en outre au-delà de celle-ci c’est aussi l’activité pratique de la raison qui est en jeu, la question mérite d’être posée. On constate en effet que le premier résultat de ces présuppositions est de relativiser la connaissance humaine. Kant parle de sa subjectivité. Sans impliquer que chaque sujet pensant se construit une connaissance relative à lui, ce qui ne serait rien d’autre que du scepticisme, cette expression dit cependant que sa connaissance porte la marque du sujet, qu’elle n’est pas la seule qui se puisse prendre de l’objet. La connaissance humaine est tacitement comparée à une autre qu’elle ne vaut manifestement pas. Comme par hypothèse cette autre connaissance n’est pas à notre portée, autant dire que l’âme humaine est impuissante à connaître ce que sont vraiment les choses et que les formes de l’intuition (l’espace et le temps) sont les marques de cette impuissance.
On peut juger ce parti en tant que tel : il est théologique. On peut aussi en peser les retombées. Connaître est assurément connaître un objet, quelque chose qui n’est pas le sujet, qui lui est irréductible, qui est en-dehors de lui. Mais doit-on admettre pour autant que l’âme humaine a une réceptivité, que quelque chose lui est donné ? Ces termes ne sont pas neutres, ils impliquent, on vient de le voir, un Créateur. Il en va de même de la notion d’âme (Gemüt). Il y a une cohérence de la part de Kant à attribuer la réceptivité à l’âme humaine. Car c’est par là seulement qu’il y a un sens à reconnaître une forme à la réceptivité, une forme donnée a priori de l’intuition, une intuition pure. Il n’y a d’intuition pure que parce qu’il y a un Créateur. Ce n’est que parce qu’il y en a un qu’il y a une âme humaine, et une faculté (Vermögen), une capacité (Fähigkeit), une propriété (Eigenschaft) de celle-ci. Mais c’est encore ce qui contraint à distinguer dans la réceptivité la sensation, qui est non seulement indéterminée mais aussi incoordonnée, de l’intuition qui est indéterminée mais nullement incoordonnée. C’est ce qui contraint à reconnaître qu’il y a dans l’intuition une représentation et par conséquent à admettre des représentations de deux niveaux, les unes seulement coordonnées, les autres déterminées.
Alors le lecteur se demande comment il peut nommer réceptivité un pouvoir qui donne aux représentations une coordination, c’est à dire un pouvoir tel que les représentations ne sont pas seulement reçues par lui. Comment il peut l’attribuer à la sensibilité (Sinnlichkeit), tandis que c’est si manifestement une activité, un travail produit sur la sensation, que Kant y reconnaît une représentation et qu’il la nomme intuition empirique afin de la distinguer de la sensation (Empfindung). Le lecteur se demande comment il faut nommer ce qui reçoit les sensations, et d’autant plus que, si l’auteur parle une fois des sens (die Sinne), c’est pour dire qu’ils sont chargés d’intuitionner et non de penser. La cohérence exigeait d’autres choix ; elle a été sacrifiée à la théologie.
2 le jugement est la représentation d’une représentation
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 87-88
L’opposition entre l’entendement et l’intuition est celle de l’activité (la spontanéité de la fonction) de l’âme à sa passivité (la réceptivité de l’affection). Le rôle de l’entendement et de ses concepts est de faire l’unité (Einheit) des représentations diverses, que celles-ci soient elles-mêmes des intuitions ou déjà des concepts. Penser c’est établir par un jugement l’unité des représentations diverses sous une représentation commune (en l’occurrence un concept).
Partant du postulat que la connaissance humaine est constituée de deux sortes de représentations, parce qu’elle provient de deux sources, le passage vise à déterminer quelle sorte de représentations sont les concepts. Il admet que ce sont des représentations qui unifient les autres. Ce faisant il suppose à l’esprit un pouvoir de produire spontanément des éléments de la connaissance.
Après que l’Esthétique transcendantale se soit occupée d’expliquer la " faculté " de la sensibilité, il revient à la Logique transcendantale et plus précisément à son Analytique d’expliquer la " faculté " de l’entendement. C’est une faculté de connaître, mais comme deux sources ont été reconnues à la connaissance, c’est une faculté qui n’a rien de semblable à celle de la sensibilité, un pouvoir non sensible, qui ne passe pas par les sens, qui ne fournit donc aucune sorte d’intuition, puisque en dehors de l’intuition sensible l’âme humaine ignore toute autre forme d’intuition, une intuition qui serait non sensible. Or si la sensibilité est une faculté d’intuitionner, et si l’entendement ne peut pas en être une, il ne lui reste que d’être une faculté de connaître par concepts. Le sens de ce raisonnement, qui procède de manière éliminatoire, n’est pas tant d’établir ce qu’est l’entendement, car jamais par ce moyen on ne peut légitimement déterminer ce qu’est un chose, que ce qu’il n’est pas. En l’occurrence il vise à maintenir fermement que l’entendement est un moyen de connaissance médiat, non pas immédiat. Il n’y a que l’intuition (quelle qu’elle soit) qui se rapporte immédiatement à l’objet, tandis que l’entendement ne se rapporte à lui qu’à travers, de près ou de loin, l’intuition. L’auteur restreint son propos à l’entendement humain, parce qu’ici comme ailleurs il réserve ce qu’il faudrait reconnaître à un autre entendement, qui n’est assurément ni celui des animaux, ni celui des martiens, mais celui de Dieu. La théologie a coutume de parler de l’entendement de Dieu, qui est l’entendement humain extrapolé au-delà de toute contrainte, ce qui permet d’en dire n’importe quoi. Il est infini, donc instantané, donc immédiat. Heureusement l’auteur n’en dit rien.
L’entendement humain, parce qu’il ne peut pas être un instrument intuitif, est donc un instrument discursif. Ce qualificatif implique très clairement que ce type d’outil procède en passant une étape après l’autre, dans un développement, lequel seul permet de tirer une proposition d’une autre. Parvenir à une certain énoncé par la méthode discursive, comme c’est le cas par exemple dans la mathématique, c’est tout le contraire en effet que de l’atteindre par l’intuition. C’est la considération de cette dernière qui permet par opposition de définir ce qu’est le pouvoir de l’entendement. Ainsi l’auteur oppose-t-il l’affection et la fonction et, la première étant passive (c’est le pouvoir d’être affecté par les objets qui définissait, page 77, l’intuition), l’autre est un acte (Handlung) de l’âme. Il dit exactement : " Ich verstehe aber unter Funktion die Einheit der Handlung, verschiedene Vorstellungen unter einen gemeinschaftlichen zu ordnen ". La proposition n’est pas très lumineuse. Cependant il n’est pas possible de comprendre l’unité de l’acte autrement que comme l’unité produite par cet acte qui range diverses représentations sous une commune représentation. Il s’agit bien en effet de permettre un ordre dans le chaos des représentations de premier niveau, les intuitions qui sont seulement coordonnées sous l’espace et le temps, mais pas encore déterminées. Déterminer c’est ordnen (ce qui montre bien qu’il est totalement impossible d’obtenir de l’auteur une réelle distinction entre le rôle qui revient aux intuitions pures et celui qui appartient aux concepts purs). La spontanéité de la pensée, opposée à la réceptivité des impressions, c’est l’acte par lequel l’âme impose un sens au divers (das Mannigfaltige). Que l’âme soit capable d’affection rend possibles les intuitions, qu’elle soit en même temps capable de fonction rend possibles les concepts. C’est pourquoi les concepts reposent (beruhen) sur les fonctions, lesquelles expriment la spontanéité de la pensée. C’est à dire que les concepts sont ce que la pensée produit par elle-même sans rien devoir à quoi que ce soit d’autre.
De nos deux sortes de représentations l’une est immédiate, l’intuition, l’autre, le concept, est médiat. Il n’y a véritablement de connaissance que sous ces deux conditions. Il faut d’une part qu’au moins une de nos représentations se rapporte immédiatement à un objet et il faut d’autre part que nous nous élevions au dessus du divers afin d’en réaliser l’unité.
Les concepts sont l’outil du jugement : faire intervenir un concept tel que celui de quantité, de substance ou de cause, c’est juger, c’est à dire élaborer une représentation de second niveau. Le jugement en effet ne peut se rapporter immédiatement à l’objet, comme le fait une intuition, puisque précisément il se rapporte à une intuition (voire même à quelque autre concept) donc à une autre représentation. Le jugement en effet est la fonction de l’unité, c’est par lui que beaucoup de représentations, de second niveau comme de premier, sont réunies en une seule. C’est pourquoi on peut dire que le jugement est un acte de l’âme, par lequel un concept est reconnu valable pour plusieurs représentations. Un jugement est la connaissance médiate d’un objet, la représentation d’une représentation. L’exemple donné, que tous les corps sont divisibles, mérite quelques explications. Ce jugement affirme un prédicat d’un sujet. En l’occurrence la divisibilité est affirmée des corps. Le même prédicat pourrait être affirmé d’autres sujets. Il a une extension plus large que celle du sujet. Ainsi un concept est affirmé d’un autre concept qui, lui, renvoie enfin à une intuition. Cela illustre le propos selon lequel il y a des représentations immédiates et des représentations plus élevées. Par la notion de corps des quantités d’intuitions sont déjà représentées indirectement, mais par celle de divisibilité elles le sont plus indirectement encore. Telle est la signification la plus apparente de l’exemple. Cependant on peut se demander ce que l’auteur a en vue lorsqu’il affirme que la divisibilité est un prédicat qui peut être affirmé d’autres sujets que les corps (" il se rapporte surtout au concept de corps ", dit-il). A quels autres ? Une âme est indivisible. L’exemple serait mal choisi. A moins que l’auteur n’ait eu en tête la question de la divisibilité de l’étendue : les théologiens font de la divisibilité de l’étendue un argument pour la refuser à Dieu. Spinoza au contraire la déclare indivisible, car ce n’est que l’imagination qui divise l’étendue, et en fait un attribut de Dieu. A travers cet exemple Kant voudrait donc insinuer quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la question traitée ici, mais qu’il ne souhaite pas dire ouvertement. Il voudrait maintenir que l’étendue est divisible et que seule l’âme est indivisible. Dans ce contexte cela signifie que la faculté d’être affectée lui appartient autant que celle de penser. Cette philosophie n’attribue pas au corps la faculté d’être affecté et celle-là seule de penser à l’âme. Cette dernière a indivisiblement des affections et des fonctions, des intuitions et des concepts. Que les deux soient nécessaires afin de former une connaissance, cela n’est pas original, mais que les deux soient des représentations, là se trouve le point intéressant et délicat de la philosophie critique.
Le rôle de l’entendement est donc de penser, c’est à dire de produire les concepts sous lesquels s’opère dans un jugement l’unification du divers. L’entendement est une faculté de juger en ce sens que c’est une faculté de lier en une seule des représentations diverses et même des représentations de représentations. L’entendement fait l’unité du divers en le pensant sous des concepts. En rapportant ses concepts à des représentations il détermine celles-ci.
Ce passage introductif à l’Analytique transcendantale définit le jugement comme la représentation d’une représentation. La formule est remarquable. A travers elle c’est une certaine conception de l’abstraction qui est exprimée. Il y a assurément des abstractions de degrés divers et, dès lors que deux concepts sont posés, l’un peut s’appliquer à l’autre, comme c’est le cas dans les exemples donnés par l’auteur. Le concept du divisible est donc (dans ce rapport) plus abstrait que celui de corps, puisqu’il peut s’appliquer aux corps comme à d’autres choses (on ne voit pas quoi, mais peu importe). De même le concept de corps est plus abstrait que celui de métal, s’appliquant à lui en même temps qu’à beaucoup d’autres. Il n'y a donc aucune difficulté à reconnaître des abstractions de second degré, du troisième, etc. Il n'y a pas non plus de difficulté à reconnaître qu’au point de départ de ces abstractions il y a nécessairement des intuitions. Les abstractions sont bien l’abstraction de quelque chose. Autrement dit : aussi haut que s’élève la pensée, elle ne s’élève pourtant qu’au-dessus et à partir de quelque intuition.
Mais ce qui fait difficulté c’est de qualifier de représentations les intuitions, c’est à dire les produits de la sensibilité. Car il faut bien que ce à partir de quoi s’élève la pensée soit le divers (l’indéterminé et incoordonné) sensible. C’est pourtant une exigence centrale de la philosophie critique de faire de l’intuition une représentation (au moins coordonnée), puisque elle prétend ne leur accorder cette dénomination que par la raison qu’elle leur reconnaît, en même temps qu’une matière, également une forme. Cette dernière devra par conséquent être séparée des concepts purs de l’entendement ; l’espace et le temps seront exclus des catégories. En tant que formes a priori de la sensibilité ils renvoient à une nature subjective, et celle-ci à son tour à un Créateur. On voit donc qu’en appelant les intuitions des représentations Kant pose un jalon tout à fait décisif de l’Idéalisme transcendantal.
Si, au contraire de ce qu’il vise en fait, il avait cherché à fonder une philosophie libérée de toute tutelle théologique, il lui serait apparu capital de refuser cette proposition. Il la donne malicieusement comme allant de soi. Mais ce dédoublement du sens du mot représentation loin d’aller de soi au contraire crée un problème où il n’y en a pas. Kant accorde à l’âme deux facultés, l’une active et l’autre passive ! Que la sensibilité soit réceptivité, passivité, cela va sans difficulté. Mais appeler cela une faculté, c’est vouloir déjà y reconnaître une forme. Et vouloir y distinguer la forme et la matière, c’est y appliquer le modèle, lui-même arbitraire, de l’entendement où il veut trouver d’un côté des concepts empiriques, mais de l’autre de prétendus concepts purs. Tout cela est certes fort bien coordonné, mais totalement gratuit. Les pièces du puzzle s’emboîtent parfaitement, mais ce n’est rien qu’un jeu.
3 il peut y avoir des connaissances absolument indépendantes de l’expérience
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 31-32
Ce passage constitue le point de départ des réflexions de Kant dans la Critique de la raison pure. La Préface qui le précède vise plutôt à en exposer la portée ou l’objectif. Or même si l’on a ici sa seconde rédaction, cette page ne dit rien encore de ce qui peut distinguer les réussites respectives de la mathématique, de la physique et de la métaphysique, elle ne dit rien de la distinction entre le pouvoir pratique et le pouvoir spéculatif de la raison. Elle se limite à exprimer l’ambition de constituer une connaissance a priori et absolument pure. En effet l’expérience peut bien être le point de départ de toute connaissance, elle n’en est pas pour autant la seule source.
A
Le premier § exprime l’idée que sans doute la sollicitation de l’expérience est indispensable afin que se constitue une connaissance. La connaissance en effet ne s’éveille pas d’elle-même. Il faut que l’esprit soit mis au contact d’un objet qui frappe les sens. Mais il ne faudrait pas se méprendre sur la portée de cette concession.
Sans que cela soit explicite, c’est une discussion avec l’empirisme qui s’ouvre ici. Les philosophes Locke, Berkeley, Hume aux XVIIe et XVIIIe siècles avaient admis que toute connaissance dérive de l’expérience, qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait antérieurement été dans les sens. La difficulté que rencontre cette philosophie c’est qu’elle est incapable d’expliquer la certitude des mathématiques, c’est à dire les caractères nécessaire et universel des propositions de l’arithmétique et de la géométrie. Kant semble vouloir leur accorder ce qu’ils demandent, mais ce n’est qu’une apparence, puisque le début du § suivant montrera qu'il distingue le fait de commencer (anfangen) avec l’expérience du fait d’en dériver.
La faculté de connaître (Erkenntnisvermögen) est une expression neutre employée ici simplement en attente de termes plus précis. C’est un fait que nous connaissons. Nous en avons le pouvoir. Comment celui-ci se manifeste-t-il, cela ne va être dit que ci-dessous. Et cela va impliquer à la fois une activité, celle de la faculté intellectuelle (Verstandestätigkeit) et une réceptivité, celle des sens (Sinn).
Les objets, en frappant seulement nos sens (unsere Sinne rühren), produisent par eux-mêmes des représentations (Vorstellung). Quoique l’auteur ne daigne accorder à son propos aucune esquisse d’explication, nous devons au contraire lui reconnaître une importance fondamentale.
Premièrement il admet qu’une représentation est déjà une représentation avant d’être déterminée par l’entendement. Si les impressions sensibles fournissent une matière brute, ce n’est cependant déjà plus une matière brute que doit travailler (verarbeiten) l’entendement, puisqu’il la reçoit déjà coordonnée (comme il le reconnaîtra page 53) par les formes de l’intuition. Il y a donc deux sortes de représentations : il y a d’une part les représentations déterminées, comparées, liées ou séparées, et il y a d’autre part les représentations qui bien qu’étant indéterminées, pas encore comparées, liées ou séparées, sont néanmoins des représentations parce qu’elles sont déjà coordonnées. Seul le divers est à la fois indéterminé et incoordonné. Mais le divers n’est incoordonné qu’avant qu’il ne frappe nos sens. Dès qu’il les a frappés au contraire il est déjà coordonné par les formes de l’intuition, il cesse d’être divers quoique l’entendement n’intervienne pas encore. On peut se demander ce qu’est coordonner si ce n’est comparer, lier ou séparer.
Deuxièmement il convient de relever que Kant ne fait pas qu’introduire de la confusion là où elle n’est assurément pas nécessaire, mais que, ce faisant, il ouvre un boulevard à l’empirisme. Il se garde bien d’expliquer quoi que ce soit du divers indéterminé mais coordonné. Mais si c’est avant même que n’intervienne l’entendement que le divers est en effet coordonné, il pourra bien raconter tout ce qu’il voudra sur la différence qu’il fait entre coordonner et déterminer, il restera que pour donner un sens au divers, c’est à dire pour en faire une représentation, aucune intervention de l’entendement ne sera nécessaire. Obtenant cette reddition sans avoir à livrer bataille, les empiristes ne peuvent que se sentir encouragés à batailler pour obtenir qu’il n’y a pas plus dans les idées de substance, de cause, etc. que dans celles de lieu et de temps, c’est à dire que tout ce qu’il y a dans l’entendement a d’abord été dans les sens et s’y conserve tel quel. Que fait l’auteur afin d’établir qu’il y a un travail de l’entendement, que la détermination du divers est autre chose que sa coordination, qu’il y a des connaissances certaines ?
Ce n’est cependant que de l’intervention de l’entendement sur ce divers coordonné, ce n’est que de son travail de détermination qu’est issue la connaissance, celle que l’on nomme l’expérience. Car c’est l’expérience elle-même en effet qui est irréductible à la coordination, qui ne commence qu’avec la détermination. Ainsi l’expérience elle-même est-elle quelque chose de bien plus complexe que ne l’admettent les empiristes. Malheureusement on peut craindre qu’elle ne soit même une notion rendue par l’auteur trop complexe pour lui-même, puisque, tout en reconnaissant que l’expérience ne se réduit pas au choc produit par les objets sur les sens, il veut encore trouver en dehors d’elle ce qui ne se réduit pas au choc produit par les objets sur les sens. En fait il accorde à ce mot alternativement deux sens, desquels il ne s’explique pas. Dans ce premier § l’expérience est entendue en un sens complexe et d’ailleurs satisfaisant, qui en fait déjà le produit du travail de détermination du divers. Tandis que dans le début du suivant il emploie le mot dans une acception beaucoup plus limitée, celle des empiristes, où l’expérience précède la détermination du divers. Ce dédoublement de la notion d’expérience est le résultat du dédoublement de la notion de représentation.
B
Mais l’expérience, dit en effet Kant, ne suffit pas à faire une connaissance. Il faut reconnaître que pour faire une connaissance il est encore nécessaire qu’interviennent des éléments qui ne doivent rien à l’expérience, qui n’en dérivent pas. Le second § formule l’hypothèse que la connaissance expérimentale elle-même soit le produit des impressions reçues des sens et du pouvoir même de connaître.
Le point important est la célèbre distinction entre la concession selon laquelle la connaissance débute (anhebt) avec l’expérience et le refus d’admettre qu’elle en dérive (entspringt) toute. Cet énoncé n’est cependant clair que si l’on entend l’expérience dans le sens empirique, qui n’y voit que le produit du choc exercé par les objets sur les sens. Mais l’auteur permute aussitôt le sens du mot et l’entend manifestement comme produit du travail de détermination lorsqu’il suppose que l’expérience soit un composé (ein Zusammengesetzes) des impressions sensibles (c'est à dire de l’expérience au sens empirique) et de ce que produit le pouvoir de connaître (il veut dire les catégories, qui déterminent le divers). Il invite bien à distinguer dans l’expérience elle-même ce qui relève du pouvoir de connaître de ce qui relève des impressions sensibles. Celles-ci, ou ce qui en est le produit, constitue la matière première de l’expérience. Mais cette dernière est un produit élaboré, dont la matière première est travaillée par l’esprit, qui y fait l’addition de ce qui vient de son propre fonds, par quoi la matière première prend forme. Si le philosophe naïf (l’empiriste) ne voit pas ce que l’esprit ajoute à la matière, le philosophe critique va nous apprendre à l’en séparer. Ce n’est encore toutefois qu’une hypothèse.
C
Le troisième § propose par conséquent d’examiner s’il y a effectivement de telles connaissances, qui ne doivent rien à l’expérience, mais qui au contraire ont pour fonction de la permettre, des connaissances que pour cette raison on peut appeler a priori.
Ici encore le mot expérience (Erfahrung) est pris alternativement en deux sens : l’expérience dont on nie qu’elle puisse être la source des connaissances a priori est entendue au sens empirique, tandis que l’expérience rendue possible par l’intervention de ces mêmes connaissances est celle qui est déterminée. Il est vrai que sa leçon ne changerait en rien si l’on admettait que celle dont on nie que toute connaissance en dérive fût l’expérience déterminée et que le passage n’en serait pas forcément rendu incohérent. Il établit, il faut toutefois le relever, une distinction entre l’expérience et les impressions des sens. Elle n’aurait rien de choquant si elle était présentée en ordre inverse. Cela voudrait dire que ces connaissances, dont il veut établir l’existence, seraient non seulement indépendantes du divers, mais aussi de l’expérience déterminée, dont elles sont une des sources. Mais l’intention de l’auteur est toute contraire. Elle est de surenchérir (und selbst) de l’expérience aux impressions des sens. L’indépendance des connaissances a priori relativement aux impressions des sens (Eindrücken der Sinne) est pour lui quelque chose de plus que leur indépendance à l’égard de l’expérience. Il y aurait donc dans les impressions des sens quelque chose de plus que dans l’expérience. J’ai tout lieu de penser, et de redouter, que l’expérience soit entendue au sens empirique (vulgaire) et que les impressions des sens au contraire contiennent déjà une forme, celle non qui les détermine, mais qui au moins les coordonne. Alors cela veut dire que les catégories qui " comparent, lient ou séparent les représentations " et ce faisant rendent possible l’expérience, étant indépendantes des intuitions pures (espace et temps), celles-ci ne sont en rien constitutives de l’expérience. On retrouve assurément la distinction entre coordonner et déterminer. L’expression de l’auteur est cohérente. Il faut cependant relever qu’elle accorde beaucoup aux impressions sensibles, lesquelles, quoique qualifiées plus haut de matière brute (rohe Stoff), impliquent cependant les formes qui les coordonnent. Il faudra donc reconnaître qu’il y a de l’a priori qui n’est pas une connaissance et qui préexiste à la connaissance a priori. Ces difficultés sont absentes de la première édition : on peut croire que c’est le prolongement pratique de l’Idéalisme transcendantal qui confère aux premières lignes de l’Introduction une importance nouvelle.
D
C’est précisément l’objet de l’Esthétique transcendantale d’établir qu’elle a un objet qui n’est pas celui de la Logique transcendantale, qu’il y a un a priori qui préexiste à la connaissance a priori. Mais dans l’immédiat le quatrième § de l’Introduction précise que cette dernière expression doit être entendue dans toute sa rigueur et pas seulement conformément à l’usage.
Il y a en effet un usage de l’expression a priori qui signifie seulement une anticipation de la connaissance sur l’expérience. Ainsi avant même que la maison ne soit tombée on peut bien dire qu’en en sapant les fondations on la fera tomber. Il est d’usage de dire qu’on le sait a priori. Mais il est clair qu’on ne le sait avant l’expérience que pour en avoir été instruit par les expériences précédentes et que seules celles-ci permettent d’anticiper sur celle-là. Par conséquent alors même qu’on prétendrait ne le prévoir qu’en s’appuyant sur une loi, cette loi ne peut pourtant être que d’origine empirique. C’est pourquoi en disant chercher une connaissance a priori, on n’a pas suffisamment déterminé tout le sens de la question. La règle sur laquelle on s’appuie n’est a priori que relativement au cas de cette maison, mais elle n’est pas entièrement a priori.
E
Le cinquième § nomme pures a priori ces connaissances absolument indépendantes de l’expérience qu’il faut rechercher.
Il n’y a là qu’une simple question de terminologie : ce n’est pas un pléonasme que de parler de connaissances pures a priori. A cause de l’usage dont on vient de parler, qui nomme a priori une connaissance qui ne dérive pas de telle ou telle expérience, il importe de désigner sous le nom de pures a priori des connaissances qui sont absolument indépendantes de l’expérience, c’est à dire indépendantes de toute expérience.
Ne sont pures que les connaissances qui n’ont absolument rien d’empirique. Le texte n’est pas clair : la composition du § laisse entendre que c’est parmi les connaissances qui sont absolument indépendantes de l’expérience qu’on en trouve qui en outre n’ont absolument rien d’empirique. Sur le plan sémantique c’est absurde. Il faut admettre plutôt que l’auteur dit la même chose de deux manières et qu’il continuera de nommer a priori, quoique impures, celles qui sans dériver de telle ou telle ne sont cependant pas absolument indépendantes de toute expérience.
Il y a donc des connaissances qui ne sont pas absolument indépendantes de l’expérience, qui ne sont pas pures a priori, mais qui néanmoins ne dérivent pas de telle ou telle expérience, c’est à dire qui ne dérivent pas d’une expérience particulière. Je dirai qu’elles ne sont en quelque sorte que relativement a priori. Elles ne le sont que relativement à telle ou telle expérience, mais non relativement à toute expérience. De cette classe de connaissances l’auteur se détourne totalement, il n’en dira rien de plus. Il la dédaigne parce qu’il poursuit la chimère de connaissances pures. Or leur piste eût été beaucoup plus féconde que celle sur laquelle il s’engage. En effet il est possible d’admettre que des connaissances relativement a priori, non pas pures mais simplement a priori, interviennent pour que " la faculté intellectuelle compare, lie ou sépare les représentations produites par les objets qui frappent nos sens et travaillent ainsi la matière brute des impressions sensibles ". Autrement dit il n’y a jamais de connaissances qu’a posteriori, empiriques, quoique cependant celles-ci soient de deux niveaux, dont l’un paraît être a priori, bien qu'il ne le soit en réalité que relativement à l’autre, et pourrait être nommé surempirique.
4 la mathématique et la physique sont des connaissances pures
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 16-18
La mathématique et la physique sont parvenues à élaborer des connaissances absolument certaines, parce qu’elles sont a priori et pures. Cela ne s’est fait que parce qu’il s’est opéré en chacune d’elles une véritable révolution. Celle-ci consiste à retourner entièrement le rapport entre la raison et l’expérience. Au lieu de permettre à celle-ci de dicter à celle-là son témoignage, il faut que la raison dicte à l’expérience ses principes. Il y a là matière à un éloge de ces deux sciences, mais surtout matière à constitution d’un modèle qui pourrait être imité dans le domaine de la métaphysique, lequel paraît être bien en retard sur les deux précédents.
A
Pour être bref le premier § n’en est pas moins lourd par sa portée. Il assimile en effet la mathématique et la physique. La première passe aujourd’hui encore aux yeux de beaucoup pour une science pure, tandis que la seconde, aux yeux des mêmes, est fondée sur l’expérience. Assurément la philosophie n’aurait aucun rôle propre si elle ne devait au moins de temps à autre aller contre l’opinion, fût-elle celle des philosophes. Je suis tout le premier à transgresser le tabou et à prétendre qu’il n’y a pas entre ces deux sciences la différence radicale qu’y introduisent les philosophes. Mais tandis qu’il s’agit pour moi de mettre fin, parce qu'elle est usurpée, à la réputation d’exceptionnalité qui est faite à la mathématique, et de la faire rentrer dans le giron commun de l’expérience, il s’agit au contraire pour l’auteur de faire rentrer la physique dans l’exceptionnalité, c’est à dire dans la pureté imaginaire de la science qui dicte ses lois à la nature, ou, comme il dit, qui détermine ses objets a priori. Il entend par là que la science, physique comme mathématique, sans égard à l’expérience, énonce des théorèmes, auxquels se soumettent docilement les objets. C’est la grande idée qu’il va développer dans ces deux pages et il n’est pas besoin d’y insister davantage en cet endroit.
B
Procédant par ordre, il commence par la moins contestable, en apparence, de ses affirmations, celle qui concerne la mathématique. Il fait l’éloge des Grecs, parce qu’ils ont fait entrer la mathématique dans " la voie sûre d’une science ". Qu’entend-il par là ? Ce qu’il écrit plus loin de la métaphysique, qui, elle, n’est pas entrée dans la voie sûre d’une science, le fait comprendre. Le progrès d’une science est quelque chose de linéaire, c’est un cheminement qui se fait (pour prendre le langage de l’une d’entre elles) sans station ni surtout sans rétrogradation. Une science sait où elle va, elle y va sans encombres, elle atteint son but. Son progrès relève d’une évidence telle que les différents auteurs sont forcément d’accord entre eux. Bref Kant ignore manifestement la notion même de crise, comme celle de fait polémique. Il n’y a à cela rien de blâmable, ni même d’étonnant, à la fin du XVIIIe siècle.
Au contraire il est légitime que l’auteur s’étonne lui-même de la sûreté de la voie suivie par les mathématiques, car contrairement à la logique, dans laquelle, croit-il, la raison n’a affaire qu’à elle-même, elle a ici affaire aux objets. Malgré cela elle n’est dans une voie sûre que parce qu’au lieu de la trouver, ce qui ne pourrait être le fait que d’un hasard sans aucune garantie, elle a dû se la tracer elle-même. Ce n’est pas par rencontre que la mathématique est sur une voie sûre, c’est parce qu’elle pose ses propres principes et qu’elle en déduit les conséquences. Entre le choix de poser ses propres principes et celui de suivre l’expérience, il y a une révolution. Ce n’est plus la raison qui doit se régler sur l’expérience, c’est au contraire l’expérience qui devra se régler sur la raison. Suivant une tradition sur laquelle peut-être les historiens sérieux auraient à discuter, mais qu’il n’y a pas lieu de lui reprocher, l’auteur oppose ici la part des Egyptiens et celle des Grecs dans l’histoire des mathématiques. Les premiers ne l’auraient pas mise sur la voie sûre d’une science parce qu’ils se seraient bornés à des tâtonnements, c’est à dire qu’ils n’auraient pratiqué la mathématique que de manière empirique. La révolution dans la méthode aurait donc été le fait des Grecs. Elle est comparée à cette autre révolution dans la méthode qu’aurait accomplie Vasco de Gama en 1497, en cherchant à joindre les Indes par le chemin du Cap, c’est à dire en contournant l’Afrique. (Il est amusant de constater que trois cents ans plus tard l’auteur voie plus de révolution dans cette voie-là que dans celle de Christophe Colomb).
Outre la part belle faite aux Grecs, il y a celle qui est faite aussi à Thalès. Certes la tradition ici encore explique que l’auteur de la révolution intellectuelle soit ainsi nommé, et Kant prend manifestement quelque distance avec ce que rapporte Diogène Laërce (cet auteur dans sa Vie de Thalès n’attribue nullement à celui-ci l’invention des premiers éléments de la géométrie, il lui reconnaît l’inscription du triangle rectangle dans un cercle et la mesure de la hauteur des pyramides en la rapportant à leur ombre comme la hauteur de l’homme à son ombre). Mais il y a à vrai dire autre chose dont il devrait aussi douter, c’est qu’elle fût l’idée d’un seul homme. Or il ne remet manifestement pas en cause l’affirmation que la voie fût ouverte par un " heureux mortel ".
Quoi qu’il en soit, il demeure très remarquable que la géométrie entreprenne de démontrer ce qui est bien évident. Il y a là en effet une véritable révolution de l’esprit, de la manière de penser (Denkart). Si l’on prend l’exemple d’un triangle isocèle, on peut assurément dire que chacun voit bien, à seulement le considérer, que à la fois deux de ses angles et deux de ses côtés sont égaux. Si l’on n’opère pas une révolution intellectuelle, ce fait n’aura jamais besoin de démonstration. La révolution intellectuelle fut opérée par le premier qui démontra le triangle isocèle (der den gleichschenkligen-, gleichseitigen-, gleichschenklichten-Triangel demonstrierte), c’est à dire par celui qui ne se contenta pas de voir dans la figure qu’à la fois deux angles étaient égaux et deux côtés l’étaient aussi. Celui-là voulut démontrer ce que tout le monde voyait bien, ce qui par conséquent n’avait pas besoin de démonstration afin d’être établi. Mais en démontrant les plus petits éléments des mathématiques, ceux sur lesquels reposent les autres, il permit justement la démonstration des autres. Sans la preuve (Beweis) des plus petits il n’y a pas de démonstration (Demonstration) des plus grands.
Cette remarque, pour importante qu’elle soit, ne suffit pourtant pas à épuiser le sens de ce passage, car l’auteur y tire profit de la découverte qu’il a faite plus loin, à savoir celle des jugements synthétiques a priori. C’est elle qui peut expliquer que la raison dans les mathématiques dicte sa loi à l’expérience, détermine ses objets entièrement a priori. Pas plus en effet qu’une démonstration mathématique ne se satisfera d’examiner une figure, elle ne se satisfera pas non plus de s’attacher au simple concept de l’objet qu’elle examine. Car l’analyse de celui-ci ne lui enseignera rien. Par exemple ce n’est pas du concept des deux côté égaux que qui que ce soit, fût-il Thalès en personne, pourra tirer le concept des deux angles égaux. De quelle manière qu’on torture le concept de côtés égaux, on ne lui fera jamais avouer que les angles du triangle sont eux aussi égaux. Afin d’obtenir ce dernier concept il faut réaliser ou construire la figure du triangle isocèle. La géométrie ne procède donc pas par analyse de concepts, elle ne peut pas procéder par analyse de concepts, et, quoiqu’elle doive se représenter son objet a priori par concepts, elle procède par construction de concepts. Toute possibilité de savoir a priori cependant serait perdue et l’on retomberait dans le savoir simplement empirique, d’où ne dérive aucune proposition universelle ou nécessaire, si cette construction ne garantissait que l’esprit ne trouvera dans son objet que ce que lui-même y avait mis.
A ce point de l’exposé de Kant on doit relever la cohérence de sa philosophie. Les mathématiques produisent des propositions apodictiques, celles-ci ne peuvent être fondées sur l’expérience, il faut qu’elles reposent sur des constructions de concepts. Si leur fondement n’était pas dans des constructions de concepts mais dans des analyses de concepts, elles ne cesseraient pas d’être apodictiques, mais elles seraient incapables d’établir des connaissances nouvelles. La question qu’il faut cependant se poser est de savoir si la construction elle-même présente ce caractère de pureté que prétend lui trouver l’auteur.
C
Passant à l’examen de la physique il va prétendre y retrouver ce qu’il croit avoir rencontré dans les mathématiques. Cet examen est sans doute moins facile que le précédent car il est vrai qu’il ne se fait pas comme lui avec vingt-cinq siècles de recul.
Mais est-ce une raison pour reconnaître à " l’ingénieux Bacon de Verulam " le mérite d’une révolution intellectuelle semblable à celle de Thalès, et que Galilée et les autres fondateurs de la physique n’auraient fait que mettre en application ? Bacon (1561-1626) est un homme d’Etat, personnage ambitieux, intrigant, servile et concussionnaire. Philosophe par ailleurs, nobody is perfect, il publie le Novum Organum en 1620. Il y fait de la recherche scientifique la recherche des causes naturelles des faits. C’est sans doute ce qui lui vaut l’estime de quelques historiens de la philosophie. Mais il ne faut pas se méprendre sur son but qui est la détermination de la forme ou essence des faits, c’est à dire que son but reste conforme aux habitudes de la métaphysique médiévale. Il méconnaît en outre le rôle des mathématiques. On peut donc légitimement affirmer qu’il reste pré-scientifique. Ce ne sont pas les trop célèbres " tables de comparution (-de présence, -d’absence, -des degrés) " qui peuvent fonder la méthode expérimentale. Elles ne sont propres qu’à déterminer des formes. Elles n’introduisent donc nullement une révolution subite dans la manière de penser. On peut sans doute excuser Kant de se méprendre au sujet du chancelier d’Angleterre, lequel est aujourd’hui encore souvent tenu pour un fondateur de la science et de l’épistémologie modernes. Toutefois il faut prendre conscience de ce que cette méprise représente quant à la compréhension de la méthode de la physique. On va s’en rendre compte tout de suite.
De son propre aveu il considère ici la physique comme science expérimentale, en tant qu’elle est " fondée sur des principes empiriques " : il ne parle pas en cet endroit de la prétendue physique pure, il parle de la physique dans la mesure où elle procède à des expériences, source de connaissance autre que la raison. Mais il faut se demander à quel rôle est réduite cette autre source. C’est en outre ce qu’illustre très bien le premier exemple. Galilée est cité pour les expériences qui lui ont permis d’établir que tous les corps tombent à la même vitesse, que leur propre masse n’intervient nullement dans leur chute : e = ½
gt². Il faut regarder de près pourquoi ce physicien, ainsi que les deux autres, est loué et admiré. Il sait ce qui va se passer et ce qui se produit survient suivant sa volonté. En l’occurrence il sait à l’avance que l’accélération des sphères de fonte sur le plan incliné ne varie pas selon leur masse, mais selon l’angle d’inclinaison du plan, et en agissant sur celui-ci il fait varier celle-là à son gré. En termes épistémologiques le savant florentin est distingué pour la sagacité de son hypothèse et nullement pour sa soumission à l’autorité de l’expérience qui seule pourtant lui en a permis la validation. De celle-ci il n’est nullement question ni en cet endroit ni nulle part ailleurs. C’est sans doute parce que la physique empirique n’apprend rien de l’expérience qu’il y a au-dessus d’elle une physique pure !Dans la foulée est cité Torricelli (1608-1647), disciple du précédent, illustre pour avoir réalisé l’expérience où, substituant une colonne de mercure à la colonne d’eau initiale, il montra que la hauteur de celle-ci est inversement proportionnelle à son poids, ce qui constitua une étape nécessaire dans la démonstration de la pression atmosphérique. Même s’il ne prouvait encore pas que la hauteur du mercure dans le tube est proportionnelle à celle-ci, la présence dans cette page de l’élève auprès du maître n’a rien de choquant. Par contre celle de Stahl (1660-1734) est au moins étonnante. Car si l’homme est obscur aujourd’hui, il y a à cela une bonne raison. En effet l’expérience pour laquelle il est cité à cet endroit n’est autre que celle par laquelle il a cru établir l’existence du phlogistique, qui est ce " quelque chose " qu’il ôte aux métaux et qu’il restitue à la chaux. D’une manière plus évidente que les précédents cet exemple montre que Kant ne relève dans la méthode expérimentale que la soumission de l’expérience et même plus précisément de la nature à l’hypothèse. Il ne remarque pas l’humilité du physicien devant l’expérience. Si l’on pense que le bilan scientifique de Stahl est d’avoir retardé de plusieurs décennies le développement de la chimie et si l’on remarque qu’à la date où il écrit l’auteur aurait pu connaître les travaux de Lavoisier, il est au moins fâcheux qu’il ait cru pouvoir comparer Stahl à Galilée. La vérité est qu’il ne sait pas ce qu’est la méthode expérimentale.
C’est d’ailleurs exactement la leçon qu’il faut tirer de cette belle et forte phrase : " la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même ". L’affirmation est solennelle. Elle exprime la possibilité de tirer de la raison des connaissances pures a priori et elle détermine clairement le rôle que l’expérience peut jouer à leur égard : c’est uniquement celui d’un révélateur. Tout ce qu’écrit l’auteur dans la fin du § montre ce qu’il en est. Une image forte oppose l’écolier au juge. C’est elle qui permet de comprendre le rôle que le philosophe assigne à l’expérience. Selon lui le physicien est instruit par l’expérience, non pas comme l’écolier est instruit par son maître, mais comme le juge est instruit par les témoins. Tandis que le premier ignore tout et se rend humblement auprès de son maître pour en entendre les leçons, le second sait à l’avance l’essentiel, le plan des faits, et n’interroge les témoins qu’afin de leur faire dire ce qu’il veut entendre, c’est à dire les détails qui confirment l’accusation. C’est les procès de Moscou ! Il est certes vrai que le physicien pas plus que le juge ne sauraient rien trouver s’ils posaient leurs questions au hasard, mais il n’en est pas moins vrai que leurs plans préconçus peuvent être modifiés, bouleversés ou totalement anéantis par l’instruction, celle de l’expérience comme celle du procès.
Le modèle qu’il faut donner à la métaphysique se
constitue dans ces pages. Deux sortes de questions se posent :
1° comment est-il applicable à celle-ci ? Kant se la
pose lui-même et on verra comment il y répond.
2° relève-t-il d’une compréhension réelle de ce que sont
les sciences, y compris les mathématiques ?
5 il faut faire une révolution copernicienne en métaphysique
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 18-19
L’exemple fourni dans les pages précédentes par la mathématique et la physique appelle à procéder dans la métaphysique à la même révolution afin d’y obtenir le même succès. Afin d’établir des propositions nécessaires et universelles, au lieu de régler la connaissance sur les objets, ce qui évidemment exclut la possibilité de parvenir au but proposé, il faut tout au contraire régler l’expérience des objets sur les principes purs a priori de la raison. Mais en changeant de méthode la métaphysique change d’objet et de nature.
A
Sans nullement en définir l’objet, Kant décrit en premier lieu les signes de l’échec de la métaphysique jusqu’à ce jour : l’embarras, le retour en arrière, le désaccord. Tels sont selon lui les indices qui autorisent à penser que l’on n’est pas dans la voie sûre de la science.
Il ne définit pas l’objet de la métaphysique. C’est d’autant plus regrettable qu’il va en changer l’objet et la nature, qu’il va désigner par là la science des éléments transcendantaux de la connaissance, c’est à dire la Critique de la raison pure elle-même. Ce n’est toutefois pas encore le cas ici. Très classiquement la métaphysique désigne ici une connaissance spéculative, par opposition à une connaissance pratique, c’est à dire une connaissance qui vise à déterminer un objet et nullement à déterminer une conduite. Ce n’est toutefois pas toute connaissance spéculative qui peut être ainsi nommée, il faut encore qu’elle vise des objets tels qu’elle ne les rencontre pas dans l’expérience. C’est pourquoi la métaphysique s’élève au-dessus de l’expérience. Ce dernier verbe a un sens. La métaphysique n’est pas la science qui vise les objets situés en dehors, c’est à dire au-dessus, de l’expérience. Elle est la science qui, partant de l’expérience, la quitte afin de viser au-dessus d’elle les objets qu’elle ne lui fournit pas. Si elle ne les y rencontre pas c’est en outre parce que ces objets ne peuvent pas être fournis par elle, car ils ont quelque chose qui les exclut de l’expérience : ils franchissent les limites du déterminisme. Il s’agit, le texte l’établira plus loin, premièrement de l’unité absolue du sujet pensant, deuxièmement de l’unité absolue de la série des conditions des phénomènes, troisièmement de l’unité absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général. Autrement dit la métaphysique s’occupe de l’âme, de l’univers et de Dieu (psychologie, cosmologie et théologie). Ses objets étant tels, ils n’ont assurément rien à voir avec ceux de la mathématique, c’est à dire qu’ils ne peuvent pas être appliqués à l’intuition, qu’ils ne peuvent conséquemment pas y être construits. Cette connaissance (si c’en est une) ne peut être synthétique, elle procède par simples concepts, c’est à dire qu’elle est analytique.
La métaphysique n’est pas entrée dans la voie sûre d’une science. Je n’ai plus besoin d’insister sur le qualificatif : Kant ne saurait concevoir que la voie scientifique ne soit pas sûre. L’illusion d’une vérité absolue est congénitale aux philosophies des XVIIe-XIXe siècles ; des crises dans le développement de la connaissance scientifique sont pour elles inimaginables. Il y a pour l’auteur quelque chose de choquant dans la situation qu'il rencontre. Car c’est un véritable postulat de sa philosophie, on va le voir ci-dessous, que la métaphysique est un besoin de la raison. C’est bien ce qui lui fait affirmer qu’elle est plus ancienne que toute autre science, qu’elle subsisterait quand bien même les autres seraient englouties. On peut imaginer la pire catastrophe dévastatrice, on peut imaginer l’humanité ramenée à l’âge des cavernes, la métaphysique néanmoins subsisterait. L’affirmation semble n’avoir pas besoin de preuve. Sans en mépriser l’éventuelle recherche, il est plus intéressant de se demander ce que peut bien prouver cette constatation, si c’en est une. Si la métaphysique est entendue au sens classique, plutôt qu’un besoin de la raison, ce qui implique une nature en quelque sorte éternelle de la raison, ne s’agirait-il pas d’une maladie infantile ? Car s’il y a assurément contradiction entre le déterminisme et l’idée des objets inconditionnés, plutôt que de hiérarchiser le monde des phénomènes et, au-dessus de lui, celui des choses en soi, ne vaut-il pas mieux abandonner sans regret les idées ? Par contre si la métaphysique est prise au sens qu’elle va finalement recevoir du travail de l’auteur, on peut effectivement admettre que c’est un besoin de la raison que de faire la clarté sur le fondement de ses connaissances.
A quoi voit-on que la métaphysique n’est pas une science ? Trois critères permettent de s’en rendre compte. Il s’agit premièrement de l’embarras dans lequel sont ses spécialistes, qui ne parviennent pas à leur but, deuxièmement du fait qu’ils sont même quelquefois obligés de rebrousser chemin et troisièmement de leur incapacité de trouver entre eux un accord. L’embarras a sa cause dans l’impossibilité d’apercevoir a priori des lois dans ce domaine, alors que pourtant l’expérience semble en confirmer l’existence. La réalité matérielle obéit à des lois, l’être inconditionné doit lui aussi être susceptible d’être pensé selon des lois. Mais manifestement il est impossible de penser ces lois a priori. Il y a plus grave, ou en tout cas il y a un indice d’échec encore plus alarmant. Les métaphysiciens ne sont pas même en mesure de garder un cap. Si leur incapacité n’était que de parvenir au but, on pourrait encore conserver l’espoir qu’avec le temps celui-ci serait finalement atteint. Mais leur problème est même de persévérer sur la même route. On ne peut donc même pas dire que la science avance lentement ! Il y a encore pire : dans une science qui progresse, malgré des discussions qui restent légitimes aussi longtemps que l’expérience n’a pas tranché, il existe un accord entre les chercheurs. En métaphysique il n’y a pas le moindre accord. On a l’impression au contraire d’être dans l’arène, au milieu de lutteurs, qui se livrent des combats d’autant plus violents qu’ils sont vains, car ce ne sont que des combats de parade, sans aucun véritable enjeu. Personne n’y est maître, il n’y a pas la moindre place dont on puisse s’assurer la possession, aucune victoire n’est remportée par l’un sur l’autre, il n’y a pas même de champion ! (tous ces termes relèvent du vocabulaire militaire).
Le bilan de cette science est
e, peu différent de 0. Au lieu d’une avancée, même modeste, on ne peut y trouver que des tâtonnements. Or même entre les tâtonnements il y en a de deux sortes ! Si encore la métaphysique offrait le spectacle d’hésitations entre des théories, comme il arrive à la physique dans des circonstances que certes l’auteur n’apprécie pas à leur juste valeur, mais qu’il n’a pas pu ne pas remarquer (comme entre la théorie corpusculaire et la théorie ondulatoire de la lumière, la première soutenue par Descartes et la seconde par Huygens), ce ne serait encore que moindre mal. Mais ce ne sont pas seulement les théories qui ne sont pas sûres, car c’est entre les concepts que la métaphysique tâtonne. Que ce soit sur le concept d’âme, sur celui d’univers, ou sur celui de Dieu, c’est au point de départ même de ces connaissances spéculatives que tout s’arrête.
B
L’auteur montre ensuite le contraste saisissant qu’il y a entre le besoin qu’on a de la métaphysique et cet échec : il ne peut pas être définitif.
Ce n’est pas moins que la nature qui nous fait métaphysiciens, c’est elle qui exige que nous recherchions des objets transcendants. C’est pourquoi nous avons une tendance infatigable, une tendance qui résiste à tous les échecs, même les plus humiliants, qui nous pousse vers les idées de l’âme, de l’univers et de Dieu. On ne peut douter, du moins si l’on se fie à la statistique, qu’on ait affaire ici à l’intérêt le plus considérable de la raison. On a vu ci-dessus qu’il n’est pas pour autant nécessaire de croire qu’il appartient à l’essence de celle-ci.
Mais ce doute n’appartient pas à l’auteur, qui préfère penser qu’il y a entre ce " besoin de la raison " et son échec un contraste trop violent pour qu’il soit irrémédiable. Il faut qu’on se soit trompé de route, il faut renouveler les recherches, afin d’être plus heureux il faut les orienter dans une nouvelle direction. Le vrai chemin au bout duquel se trouve la solution n’a pas encore été aperçu des explorateurs, comme la route du Cap n’a été ouverte que dans les ultimes années du XVe siècle par Vasco de Gama.
C
Il indique alors la bonne voie. Il faut réaliser en métaphysique le même renversement que dans la mathématique et la physique. L’auteur le nomme révolution copernicienne.
Ce qui a été décisif dans les domaines de la mathématique et de la physique et qui permet de les constituer en exemples, c’est la révolution subite par laquelle elles ont opéré un changement de méthode. On peut donc chercher à imiter celle-ci dans le domaine de la métaphysique où rien de tel encore n’a été produit. L’analogie de cette science avec les deux autres ne va peut-être pas jusqu’à y permettre la réussite de ce qui a réussi ailleurs ; du moins est-il permis de l’essayer. Mais en quoi au juste le changement de méthode a-t-il consisté ?
Aussi longtemps que l’on a cru que la connaissance devait se régler sur les objets il a évidemment été impossible de produire des jugements a priori par concepts. Lesquels ne sont devenus possibles que lorsqu’on a enfin reconnu que tout au contraire ce sont les objets qui doivent se régler sur notre connaissance. Ce ne peut être qu’ainsi que se dégagera la possibilité d’une connaissance a priori. Celle-ci consiste à établir quelque chose des objets avant même qu’ils ne soient donnés. Ainsi par exemple de tout objet avant même qu’il ne soit donné puis-je bien dire qu’il a une cause ou encore qu’il a une certaine quantité, et aussi qu’il est forcément en un certain endroit à un certain moment.
Cette démarche nouvelle peut être exprimée métaphoriquement par la première idée, c’est à dire par l’intuition initiale de Copernic (1473-1543). Celui-ci aux prises avec le système géocentrique qui fait tourner les étoiles (das ganze Sternheer) autour de la terre, révolutionna l’astronomie en maintenant les astres (die Sterne) immobiles et en faisant tourner le spectateur sur lui-même (sich drehen). Comme on le sait Copernic était désireux de simplifier la théorie astronomique. Le système explicatif de Ptolémée en effet était devenu fort complexe dès lors qu’avaient été suffisamment observées les stations et rétrogradations des planètes. Il avait fallu admettre que l’orbite de celles-ci ne décrivait pas un cercle autour de la terre, mais une courbe beaucoup plus complexe, que l’on pouvait décrire comme un épicycle. A défaut d’expérience décisive le géocentrisme et l’héliocentrisme se valaient, ce dernier ayant seulement sur le premier l’avantage de la simplicité.
Est-ce seulement en raison de la priorité reconnue à l’astronome polonais que cette révolution n’est pas nommée galiléenne ? Je tiens au contraire pour éminemment significatif que Kant désigne Copernic comme l’auteur de la révolution opérée en astronomie. Car pour lui la révolution est opérée avant même d’avoir reçu la moindre preuve expérimentale. C’était d’ailleurs la conviction de l’astronome lui-même. On sait aujourd’hui que la préface qui présentait son système comme une simple hypothèse n’était pas de sa main. L’ouvrage n’étant paru qu’après sa mort, l’éditeur avait cru bon d’en minimiser la portée. Mais Copernic voyait dans la simplicité de l’héliocentrisme une preuve suffisante en sa faveur. Galilée au contraire, même s’il n’avait pas été en mesure de convaincre tout à fait, avait initié une démarche expérimentale en concevant de tourner vers le ciel et plus précisément vers Jupiter la lunette qu’il n’avait pas inventée. Découvrant ainsi les quatre premiers satellites de la planète il avait réduit à néant l’objection essentielle des géocentristes. La dénomination de copernicienne accordée à la révolution dont parle Kant est donc parfaitement cohérente avec son interprétation des sciences de la nature, qui réduit l’expérience au rôle modeste de confirmation (voir la leçon précédente).
D
La révolution copernicienne, dit-il enfin, doit porter à la fois sur le rapport des objets avec l’intuition et sur leur rapport avec le concept. Car il faudra régler la connaissance des objets d’une part sur ce qu’est le pouvoir d’intuitionner des hommes et d’autre part sur les purs concepts de la raison.
Enonçant ces deux contraintes, à quoi vise-t-il à les appliquer ? Qu’il parle de l’intuition des objets, à propos de quoi s’exerce la première contrainte, interdit de penser qu’il vise la métaphysique en tant que connaissance d’objets transcendants, lesquels par définition échappent à toute intuition. La métaphysique dont il s’agit ici n’est plus celle du premier §. La révolution copernicienne dans la métaphysique va au-delà de la méthode, elle change radicalement l’objet même de la science. Il faut d’ailleurs remarquer que tout ce passage est composé en deux temps. 1° il parle du rôle des éléments transcendantaux dans la connaissance des objets de l’expérience, 2° il parle de la pensée (par opposition à la connaissance) des objets transcendants.
1° Si la mathématique et la physique peuvent servir de modèle à la métaphysique, il faudra que celle-ci admette une révolution dans l’intuition des objets, c’est à dire reconnaisse qu’au lieu de chercher vainement à régler sur leur nature, sur leurs propriétés l’intuition qu’il en prend, l’esprit doit régler au contraire ses objets sur son pouvoir d’intuitionner. C’est pour ne l’avoir pas compris que la métaphysique a si longtemps en vain tenté de connaître ses objets a priori. On ne peut en effet rien connaître a priori si l’on tente de régler l’intuition sur l’objet.
Mais la métaphysique doit en outre être attentive à ceci qu’il n’est pas encore suffisant de recevoir des intuitions pour constituer une connaissance. Il faut de plus que les intuitions elles-mêmes soient à leur tour rapportées à un objet. Car, en tant que représentations, elles sont les représentations de quelque chose, qui ne peut être identifié qu’à travers elles. Il faut le déterminer pour qu’il y ait une connaissance. Cependant déterminer le quelque chose auquel se rapportent les intuitions ne peut être le fait que de concepts. Et ici on retrouve la même alternative que relativement aux intuitions.
Ou les concepts qui opèrent cette détermination se règlent sur l’objet, et l’on retrouve la même impossibilité de rien connaître a priori, ou les objets, c’est à dire ce qui revient au même l’expérience que l’on prend d’eux, se règlent sur les concepts et alors on a trouvé le moyen de sortir d’embarras. Car l’expérience, confirme l’auteur, exige le concours de l’entendement, et si l’on doit connaître quelque chose a priori, il faut bien que ce soit l’expérience qui soit réglée par les concepts purs de l’entendement.
2° Par ailleurs, il y a ces objets qui ne peuvent pas être donnés dans l’expérience, donc qui ne peuvent pas être connus (erkannt) par l’entendement (Verstand). Ils doivent toutefois nécessairement être pensés (gedacht) par la raison (Vernunft). C’est relativement à eux que le changement de méthode trouvera une merveilleuse pierre de touche. Elle est précisément dans le fait qu’il faut renoncer à les connaître. Il faut renoncer à connaître l’âme, l’univers et Dieu, car ils sont hors de l’expérience et, même si " nous ne connaissons (erkennen) a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes ", connaître implique intuitionner. Toutefois, si l’on ne peut les connaître, on peut du moins les penser et il le faut nécessairement, dit l’auteur.
Dans une note il éclaircit quel est exactement l’emprunt que la métaphysique fait à la mathématique et à la physique.
La recherche fait intervenir l’expérience pour confirmer ou pour rejeter les éléments de la raison pure. Or, contrairement aux sciences de la nature, la métaphysique ne peut procéder à aucune expérimentation. La validation de ses propositions ne pourra donc se faire que dans l’examen de ses concepts et nullement dans celui de ses objets. Comment s’y prendra-t-on ? Une certaine sorte de quasi-expérience est possible relativement aux concepts. C’est l’expérience de la contradiction. Que l’on prenne en exemple le concept de cause. Rapporté aux objets de l’expérience il n’admet aucune cause inconditionnée. Rapporté au contraire aux objets de la métaphysique il exige une cause première. Il y a là une contradiction, si l’on place les uns et les autres sur le même plan. Et c’est ce qui nous explique les embarras et le total échec de la métaphysique jusqu’alors. Mais la quasi-expérience devient au contraire favorable à la métaphysique, si l’on cesse de mettre sur le même plan ce qui est objet de connaissance et ce qui n’est qu’objet de pensée. C’est seulement relativement aux phénomènes qu’il ne peut pas y avoir de cause inconditionnée, tandis que relativement aux choses en soi cela demeure possible. Qu’il faille considérer les objets de deux points de vue différents est donc une exigence de la métaphysique. Ainsi l’Idéalisme transcendantal est-il dicté par des soucis métaphysiques. Or comme ceux-ci ne sont évidemment ni psychologiques, ni cosmologiques, force est bien de reconnaître que Kant fait de la philosophie la servante de la théologie.
Il met en place les éléments dont il va faire plus loin la théorie : les intuitions et les concepts. Dans la mesure où elles sont a priori les premières font l’objet de l’Esthétique transcendantale et les seconds, sous la même réserve, font l’objet de l’Analytique transcendantale. Il y a d’une part des intuitions pures a priori, il y a de l’autre des concepts purs a priori. Les unes et les autres sont indispensables à la constitution de connaissances universelles et nécessaires. A défaut de concepts purs a priori (les catégories) il n’est pas possible que la connaissance soit nécessaire et universelle. A défaut d’intuitions pures a priori il n’est tout simplement pas possible de constituer une connaissance. Il reste toutefois possible, comme la fin du passage l’a indiqué, de penser les objets.
Mettant en place les éléments de l’Esthétique transcendantale et ceux de l’Analytique transcendantale, Kant, dans le moment où il répond à la question de savoir si une révolution copernicienne est possible en métaphysique, change le sens de ce dernier vocable, qu’on ne peut plus entendre comme connaissance des objets transcendants, car de tels objets ne peuvent plus être connus mais seulement pensés. Il faut alors entendre la métaphysique comme connaissance des éléments transcendantaux de toute connaissance, c’est à dire en tant que Critique de la raison pure. La principale préoccupation de celle-ci reste néanmoins de sauvegarder la possibilité de penser Dieu au sens d’objet transcendant, c’est à dire à la manière de la religion.
Annexe 1 : Thomas d'Aquin
la manière de connaître est relative à
la nature du sujet connaissant
Si (...) l'intellect de la créature raisonnable ne pouvait pas atteindre la cause des choses, son désir naturel serait vain. Il faut donc absolument admettre que les bienheureux voient l'essence de Dieu. (...) Un homme, en tant qu'homme, ne peut pas voir Dieu dans son essence, à moins qu'il n'ait quitté cette vie mortelle. La raison en est que la manière de connaître est relative à la nature du sujet connaissant. Or notre âme, au cours de sa vie terrestre, existe dans une matière corporelle. Elle ne peut donc connaître naturellement que les réalités dont la forme est liée à une matière, ou bien ce qui peut être connu à partir de ces réalités. Il est évident que les natures des réalités matérielles ne peuvent faire connaître l'essence divine ; la connaissance de Dieu par analogie avec le créé n'est pas une vision de Dieu. Il est donc impossible à l'âme humaine de voir, au cours de sa vie terrestre, l'essence de Dieu. (...) Notre connaissance naturelle a son origine dans les sens, elle ne peut donc pas s'étendre au-delà du point où le sensible peut la conduire. En partant des réalités sensibles, notre intellect ne peut pas parvenir à la vision de l'essence divine. Les créatures sensibles, parce qu'elles sont les effets de Dieu, n'ont pas le même pouvoir que leur cause. Il n'est donc pas possible, en partant de la connaissance des réalités sensibles, de connaître tout le pouvoir de Dieu, ni par conséquent de voir son essence. Mais parce que les effets dépendent de la cause, ils peuvent nous conduire à savoir que Dieu est, et à connaître tous les attributs qui lui conviennent nécessairement, au titre de cause première de tout le réel et supérieure à tous ses effets. Nous connaissons donc de Dieu son rapport aux créatures, c'est à dire qu'il est la cause de toute la création ; nous connaissons aussi la différence entre Dieu et ses créatures, car il ne fait pas nombre avec les êtres dont il est la cause ; et nous savons que la distance qui le sépare des êtres créés n'est pas en lui un défaut mais un excès. Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia, qu 12 |
Les hommes disposent d'un pouvoir de connaître grâce auquel ils atteignent sans doute l'essence même des choses créées, mais non point celle de leur Créateur. Ce pouvoir de connaître est en effet limité parce que l'homme est doté d'un corps et qu'il ne peut atteindre que ce qui est lui-même corporel. Il y a donc au-delà du corporel ce dont l'essence échappe à la matière corporelle, et qui pour cette raison est à l'homme inconnaissable. Toutefois ce dont l'essence pour cette raison ne peut être atteinte est néanmoins susceptible d'une connaissance qui en détermine les attributs.
Il y a lieu de distinguer la connaissance naturelle de la vision. La première permet d'atteindre les réalités dont la forme est liée à une matière, tandis que seule la seconde permet d'atteindre ce qui n'est pas matériel et qui cependant doit exister pour expliquer l'existence de ce qui est matériel, la cause première. Les créatures sensibles par conséquent ne peuvent étendre leur connaissance au-delà du sensible ou de ce jusqu'à quoi le sensible peut les conduire. Mais celui-ci peut bien les conduire à certaines vérités (limitées) concernant le suprasensible, c'est à dire le divin, obtenues par raisonnement analogique. Quant à la vision de l'essence même de la cause première, parce qu'elle échappe à la nature, elle ne peut être donnée qu'à des créatures qui, débarrassées du corps, connaissent comme seuls connaissent de purs esprits. Une bonne compréhension du sens de cette question 12 de la première partie de la Somme théologique implique une détermination précise des rapports entre cause et nature, connaissance et vision, sensible et divin. C'est dans ces rapports qu'on peut comprendre la limitation de l'humain pouvoir de connaître.
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Le rôle du corps dans la connaissance a été examiné antérieurement par Platon dans Phédon. Sôma (le corps) est aussi Sèma (le tombeau) où Psukhè (l'âme) est emprisonnée. De ce fait elle est incapable d'atteindre les essences et son souvenir en est limité. Sauf peut-être l'idée du beau que savent reconnaître toutes les âmes lorsqu'elles sont incarnées, les idées en général ne peuvent être atteintes tout à fait que par une âme désincarnée. Même le philosophe, qui est le plus proche de celle-ci, peut se féliciter de quitter son corps. Cela constitue en effet la condition sans laquelle il lui est impossible de contempler les idées. Souvenir mis à part (ce n'est pas rien), cette théorie est reprise par St Thomas à Platon. Mais de ce fait elle se trouve transformée. Ce ne sont plus toutes les idées qui sont ainsi concernées, qui ne sont susceptibles d'être atteintes que par l'esprit débarrassé du corps, c'est seulement une idée qui est essentiellement différente des autres, parce qu'elle désigne une essence toute différente, celle de la cause première. Ainsi l'essence de l'homme peut être connue, l'essence du triangle peut être connue, mais pas celle de Dieu. C'est que si toutes les causes que connaît la nature (donc que l'on connaît naturellement) sont elles-mêmes l'effet d'une autre cause, il faut bien admettre une cause première, un moteur non mû, qui n'est lui-même causé par rien, sinon lui-même (cause de soi), qui n'appartient évidemment pas à la nature (et par suite n'est donc pas connaissable naturellement). La théorisation de l'opposition du sensible à l'intelligible se trouve donc aristotélisée. Entre l'un et l'autre mondes il n'y a plus le rapport d'un reflet à son modèle, mais celui du conditionné à sa condition.
Mais du même coup Aristote se trouve poussé d'un côté qu'il n'avait pas prévu. Alors qu'il envisage sans contradiction la transition des causes elles-mêmes causées à la cause non causée, alors que pour lui la seconde n'est pas moins connaissable que les premières, son lointain disciple St Thomas d'Aquin fait de Dieu un inintelligible. Aristote se trouve mystifié. Cette cause première elle-même inintelligible est un reliquat de théologie dans la philosophie. C'est par là que Dieu est l'asile de l'ignorance. Spinoza, penseur libre donc honni des théologiens, ne pouvait que rejeter ce Dieu mystérieux (qu'il connaît à travers Maïmonide) qui ne sert qu'à justifier les pratiques superstitieuses, lesquelles ne sont utiles qu'aux ennemis de la liberté. Mais en même temps que dans sa philosophie la cause de soi cesse d'être inintelligible, elle cesse aussi d'être transcendante, elle devient la substance même immanente à toute chose. C'est bien en effet le seul moyen de la rendre intelligible. C'est résoudre d'une certaine manière la difficulté d'Aristote en distinguant dans les rapports qu'entretient le mode ceux qu'il a d'une part avec d'autres modes (où la régression peut sans dommage être à l'infini) et ceux qu'il a d'autre part avec la substance (où la causalité n'est même plus une régression mais une subsomption). Ainsi le déterminisme peut être affirmé d'un côté sans limite dans la mesure où de l'autre (parce que c'en est à peine un) on échappe à la difficulté de concevoir une cause non causée. (Elle est cause de soi dans un sens positif). Les théologiens n'ont plus l'exclusivité de la compétence sur Dieu puisque Dieu est l'intelligibilité même. C'est de ce point de vue qu'il faut mesurer la formidable régression que représente la philosophie de Kant. Alors que Spinoza avait pulvérisé la distinction du connaissable et de l'inconnaissable, elle revient en force dans cette philosophie. Qui plus est elle revient sous la forme que lui avait donnée St Thomas.
A cette connaissance naturelle, qui est celle de la raison, s'oppose une connaissance surnaturelle, qui est la vision. Le mot oppose la simplicité et l'immédiateté au cheminement plus ou moins long et plus ou moins complexe du raisonnement. La raison, en particulier par l'analogie, est capable de faire accéder l'homme à des connaissances nullement évidentes, en particulier les attributs de Dieu. On ne les voit pas, on les saisit médiatement, au terme d'une démarche. La vision au contraire, comme le mot l'indique, relève de l'évidence. Les bienheureux ne se livrent pas au raisonnement, à la démonstration ou au calcul : ils voient Dieu. S'il y a une trace d'empirisme chez St Thomas d'Aquin, c'est dans la mesure où il partage avec le commun des mortels l'idée que l'oeil accède simplement et immédiatement au visible, tandis que le toucher ou les autres sens ne jouissent pas de la même réputation (d'où la question : un aveugle peut-il être géomètre ?). Sur le modèle empiriste d'un rapport d'évidence entre la vue et le visible, il conçoit un rapport d'évidence entre l'esprit (le pur esprit, l'esprit désincarné du bienheureux) et l'invisible. Peut-être la foi n'est elle qu'une anticipation, dans l'esprit incarné, de ce rapport. Lorsque Kant établit une distinction entre choses en soi et phénomènes, lorsque il se fonde sur l'évidence de prétendues formes pures de la sensibilité, il réserve à l'homme, en tant qu'il est du monde intelligible, lui-même noumène, sinon de voir ce monde, en tout cas de le penser. Les différences entre cet auteur et St Thomas ne tiennent qu'à ce que celui-ci peut sereinement distinguer deux ordres de choses, tandis que celui-là, instruit par la physique galiléenne, sait que toute chose est soumise au déterminisme. C'est pourquoi il n'y a plus chez St Emmanuel deux ordres de choses, mais deux ordres de choses en soi ! celles qui sont des noumènes et celles qui ne le sont pas. Les unes et les autres deviennent des phénomènes dès qu'elles sont appréhendées par les sens et ainsi l'homme lui-même est conçu comme tout aussi déterminé que la pierre. La thèse de l'idéalisme transcendantal est donc très nécessaire pour penser l'homme libre et surtout pour penser le Créateur libre. Or elle n'est que la systématisation de la remarque de St Thomas selon qui la manière de connaître est relative au sujet connaissant, et notre connaissance naturelle a son origine dans les sens.
Si cette remarque conduit à la thèse d'une subjectivité de la connaissance humaine dans la philosophie des Saints Thomas et Emmanuel, cette issue n'est pourtant pas fatale. Il n'y a aucune raison en effet de faire de la connaissance humaine un absolu. Connaître est un travail comme labourer ou forger, il se fait avec des instruments qui sont eux-mêmes œuvre humaine. Cela ne signifie pas qu'une autre espèce mieux douée, se donnant d'autres outils, concevrait le monde autrement (indéterminé par exemple), mais que la connaissance qu'une espèce quelconque a du monde est relative à la pratique qu'elle en a. Ainsi a-t-il jusqu'à présent été décisif que cette pratique passât par les mains (ce qu'on n'observe que dans la seule espèce humaine). Il n'y a pas des connaissances variées et incommunicantes d'une espèce à l'autre (subjectivisme), il n'y a pas non plus de connaissance pour qui n'aurait pas de corps (un pur esprit ne se distinguerait pas par la supériorité de sa connaissance, mais par l'impossibilité de connaître). Mais il y a une connaissance qui se développe du même mouvement que la pratique, par niveaux successifs, le suivant englobant le précédent. Le niveau auquel se situe un être qui opère translations, rotations et aussi permutations est nécessairement supérieur à celui où se trouve un être dont les membres antérieurs se terminent de la même façon que les membres postérieurs par des sabots, des griffes ou des palmes. Peut-être d'autres opérations, aujourd'hui devenant accessibles par un nouvel outillage matériel, changent elles radicalement l'outillage conceptuel avec lequel se construit la connaissance du monde, les catégories, qui n'ont rien de pur...
Quoi qu'il en soit, c'est très sûrement que l'on peut dire que la manière de connaître est en outre relative à la nature de l'objet connu. Connaître le monde inerte (supralunaire et sublunaire aussi bien) produit une manière de penser mécanique, dans laquelle le déterminisme est assimilé à la relation de cause à effet. Mais connaître le vivant, ou bien connaître le monde inerte, mais à un niveau d'investigations infra-atomique, produit une manière dialectique dans laquelle le déterminisme reçoit une autre forme, celle d'une relation plus complexe où l'objet d'une action (telle que celle de connaître justement) commande cette action tout autant que son sujet, où les étages élevés de la construction influent sur les fondations autant que celles-ci sur eux, etc. Alors il n'est plus possible de tenir une place pour chaque chose et chaque chose à sa place, il n'y a plus d'essence éternelle d'une chose : il y a un rapport ; il n'y a plus de substances : il y a des rapports, etc. Dans la manière de penser que développe Marx intervient certes la nature du sujet connaissant, mais aussi celle de l'objet connu, comme il le montre lui-même lorsqu'il déclare que sans la découverte de la cellule, celle de la thermodynamique (second principe) et celle de l'évolution jamais sa philosophie n'aurait été possible.
Ainsi dire que la connaissance est relative au sujet connaissant, ça n'est pas plus du subjectivisme que de dire qu'elle est relative à l'objet connu. Il ne s'agit pas de hiérarchiser des genres de connaissance (la vision au-dessus du raisonnement, le penser au-dessus du connaître...) mais de comprendre que la connaissance est le produit du travail.
6 le jugement synthétique a priori explique la pureté des mathématiques
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 40-41
La nature des mathématiques pose un problème délicat. Les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles expliquaient la rigueur de ces sciences, la certitude de leurs propositions, en les déclarant entièrement fondées sur le principe de non-contradiction. En d’autres termes les mathématiques étaient pour eux entièrement analytiques, c’est à dire qu’elles l’étaient non seulement dans leurs déductions, mais aussi dans les propositions elles-mêmes. Mais ils se trompaient. Dans les raisonnements il y a en effet entre les propositions des relations entièrement soumises au principe de contradiction, mais à l’inverse chacune d’entre elles intrinsèquement ne peut être que synthétique. C’est vrai des propositions les plus simples, celles sur lesquelles se fondent les autres, par exemple ici que 7 + 5 = 12. Elles doivent inévitablement recourir à une intuition. Toutefois, dès lors qu’on le reconnaît, se présente une nouvelle difficulté : pourquoi les mathématiques ne sont elles pas purement et simplement empiriques, avec pour conséquence une incapacité radicale d’énoncer des propositions nécessaires et universelles ? C’est, répond ici l’auteur, que l’intuition sur laquelle repose leur synthèse est une intuition pure et que cette synthèse elle-même est a priori. Si cette réponse a un sens, cela ne sera établi que par l’Esthétique transcendantale.
A
Pour ouvrir cet important passage de l’introduction l’auteur remarque que le principe de contradiction n’intervient en mathématiques que dans les rapports entre les propositions. Tous les jugements, toutes les propositions mathématiques considérées intrinsèquement, sont synthétiques et nullement analytiques.
Le § s’ouvre par une affirmation très remarquable. Au milieu de tant de phrases interminables, à la syntaxe complexe, sinon embrouillée, celle-ci brille par sa netteté. Elle est d’autant plus digne d’attention que, la suite le montre avec évidence, elle implique une contradiction portée à bien des philosophies antérieures. Chaque proposition mathématique, autrement dit chaque théorème, en tant qu’énoncé constitue un jugement par lequel sinon un prédicat est affirmé d’un sujet, du moins une relation très déterminée est établie entre différents termes. Or, comme on le sait, ces jugements enveloppent une certitude, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. De ce fait les mathématiques constituent une science dès l’Antiquité, alors que la physique, même au XVIIIe siècle, malgré les succès de Newton et de quelques autres, n’a pas ce statut. Or Leibniz avait expliqué, dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain, Livre IV, chapitre VII (1704), que les mathématiques sont certaines parce que leurs propositions sont analytiques. La démonstration, selon lui, ne consistait qu’en des substitutions opérées sur les propositions initiales, en fin de compte les définitions, selon des règles posées par les axiomes, eux aussi donnés initialement.
C’est donc à l’encontre de cette autorité que Kant affirme péremptoirement que les théorèmes des mathématiques sont tous synthétiques. Ce n’est d’ailleurs pas seulement contre Leibniz qu’il le dit, car il reconnaît que sa proposition est contraire aux conjectures de tous les analystes. Bien qu’elle n’ait été auparavant reconnue de personne, elle est cependant incontestable et de lourde conséquence. Pour ce qui est du premier qualificatif, on va voir comment l’auteur soutient son affirmation. Relativement au second il a raison de penser qu’un tournant est pris dans la philosophie des mathématiques. Car autant le caractère analytique qui leur était attribué permettait d’expliquer leur rigueur, autant il laissait inexpliquée leur fécondité. Mais en saisissant la seconde ne laisse-t-il pas échapper la première ? On va voir comment il résout ce problème.
Lorsqu’on examine les rapports qu’entretiennent entre eux les théorèmes successifs d’une arithmétique ou d’une géométrie, il est vrai qu’ils sont régis par le principe de non-contradiction. Il ne peut être admis aucune contradiction entre le théorème 2 et le théorème 1, il n’en peut être admis aucune entre le théorème 3 et le théorème 2, etc. C’est même la condition sous laquelle une théorie est une théorie, autre chose qu’un fatras de propositions, comme celui que cite Freud dans la Traumdeutung: 1° je vous ai rendu votre chaudron en bon état, 2° votre chaudron était déjà percé quand vous me l’avez prêté, 3° je ne vous ai jamais emprunté votre chaudron. Il est douteux que même l’avocat le plus habile obtienne sur la base d’un tel plaidoyer l’acquittement de son client. Les axiomaticiens quant à eux, ont pour une de leurs premières préoccupations de vérifier la non-contradiction des axiomes qu’ils se donnent au départ. Le principe de contradiction joue légitimement un rôle tellement important de pierre de touche de la vérité d’une proposition, qu’on a pu croire que les premières propositions (Grundsätze) elles-mêmes de la théorie étaient établies grâce à ce principe. Mais si celui-ci confère aux propositions la nature de la certitude apodictique, il est cependant bien impuissant à les établir. Du principe de contradiction isolément, on ne peut rien déduire. C’est ce que l’auteur va montrer après avoir préalablement fait une importante remarque.
B
Bien que les propositions mathématiques soient toutes synthétiques, on ne pourra cependant pas concilier leur certitude, c’est à dire leur universalité et leur nécessité, avec des jugements empiriques. C’est cette exigence qui fait l’importance de la découverte, puisqu’elle implique que les jugements mathématiques soient synthétiques et a priori à la fois.
L’expérience est le fondement des propositions empiriques. Or, comme il a été reconnu par Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, IIIe partie, (1739) on ne peut fonder sur l’expérience aucune proposition nécessaire. L’expérience permet bien d’établir qu’en effet il en est ainsi, mais elle n’autorise pas à prétendre qu’il doive en être ainsi. Par exemple elle permet bien de dire que l’orbite d’une planète est elliptique (comme il ressort des observations de Tycho Brahé), mais elle n’autorise pas à prétendre qu’elle doive l’être (comme le fait Kepler, à tort de ce point de vue).
Contrairement aux précédentes les propositions des mathématiques sont nécessaires. Il est nécessaire que la somme des angles du triangle soit égale à deux droits, ce n’est pas seulement (voire pas du tout) un fait constaté dans telle ou telle occasion. Il ne se peut pas qu’on trouve un triangle dont les angles fassent une somme différente de deux droits (on s’en tient à la géométrie plane). C’est pourquoi il faut reconnaître dans les propositions mathématiques des jugements a priori, c’est à dire tout autre chose que des jugements empiriques. La nécessité s’oppose au fondement expérimental, comme le caractère a priori s’oppose au caractère a posteriori. On peut ajouter que les théorèmes sont en outre universels, puisque l’universalité est une autre face de la nécessité. Ainsi le théorème cité n’est pas seulement valable d’un triangle formé de trois pommiers, ou de trois étoiles, ou de trois hommes. Il est valable quels que soient les objets considérés.
Par opposition à la mathématique appliquée, dont on comprend que la pureté soit contestée, peut être pas plus légitimement, mais au moins plus facilement, Kant tient la mathématique pure pour absolument pure. C’est à dire qu’il tient la mathématique la plus abstraite pour dénuée de toute trace de proposition d’origine empirique. Car dit-il, son concept exige qu’elle soit une connaissance pure a priori. On comprend qu’il cherche à couper court à une discussion oiseuse avec les partisans de l’empirisme et que, sous réserve d’inventaire, il restreigne provisoirement la portée de son énoncé. On ne saurait le lui reprocher. Après tout, Kepler en affirmant que les orbites planétaires sont elliptiques fait justement de la mathématique appliquée et non de la physique. Il y a donc lieu de distinguer effectivement la mathématique appliquée de la mathématique pure. Je me place ici du point de vue kantien et je n’examine pas s’il est légitime de penser qu’il existe une mathématique qui ne doive absolument rien à l’expérience.
C
Le dernier § procède à l’examen d’un exemple susceptible de soutenir ce qui vient d’être avancé. Il met en évidence le recours à l’intuition et, implicitement seulement parce que c’est un problème que ne pourra résoudre que l'Esthétique transcendantale, que cette intuition ne contient cependant absolument rien de particulier.
De même que Leibniz avait choisi une proposition d’une extrême simplicité, l’auteur, qui ne souhaite pourtant pas prendre le même exemple, réfléchit sur 7+5=12. C’est affaire de philosophie et non pas de mathématiques, il doit pouvoir se faire comprendre d’une classe de Lettres supérieures. Afin de mesurer la portée de ce que dit Kant il faut se souvenir que Leibniz ici retournerait aux définitions des nombres, en particulier de 1 à 12, ou du nombre en général, n’=n+1. Il énoncerait l’axiome qui autorise à substituer à un nombre sa définition et il démontrerait que 7+5=12. Il affirmerait avoir procédé analytiquement, puisqu’il n’aurait fait que tirer des définitions ce qu’elles l’autorisent à dire. C’est à cette conception philosophique que fait allusion la première phrase de la page 41.
Il convient également d’observer que c’est sur la définition du nombre 12 que porte la critique. Car, aussi bien que de 7+5, il peut s’agir de 11+1 ou de toute autre somme susceptible de convenir. Ce sont les principes (Grundsätze) dont l’auteur conteste qu’ils ne soient obtenus que par le principe (Satz) de contradiction. Autrement dit ce sont les définitions (mais à travers elles par conséquent tous les théorèmes) dont l’auteur affirme qu’ils sont synthétiques. Et en effet on peut analyser avec la plus grande attention le concept de la somme de 7 et 5, on ne verra jamais le nombre 12. Enoncer ce nombre n’est pas une proposition simplement analytique, que non seulement légitimerait, mais produirait même le principe de contradiction. Du concept de la somme de 7 et 5 on ne peut tirer par analyse rien de plus que la réunion des deux nombres en un seul. On ne peut absolument pas en obtenir le nombre unique qui renferme les deux autres.
Ni le concept des nombres, ni celui de leur somme n’enfermant celui du nombre déterminé qui constitue leur somme, afin d’obtenir celui-ci il faut bien sortir de l’analyse. Il faut bien dépasser les concepts, appeler à l’aide l’intuition. En l’occurrence, afin d’obtenir 12, il faut ajouter peu à peu à 7 les unités constitutives du 5. Par exemple les cinq doigts de la main, en qualité d’intuition, s’ajouteront un à un au nombre 7. La question qui se pose est de savoir si, ce faisant, on renvoie la mathématique à l’empirisme. La réponse n’est pas donnée ici. Cependant l’auteur fait remarquer déjà que ce recours aux doigts n’est qu’un procédé figuratif, que ce dans quoi je vois naître le nombre 12 ça n’est pas vraiment l’expérience des doigts, pas plus que l’expérience de quoi que ce soit d’autre. Les doigts ne sont là que comme le seraient aussi bien des points, comme le serait encore n’importe quoi : hommes, moutons, pommiers, etc. sans que leur nature particulière entre, si peu que ce soit, en considération.
C’est dire que, bien qu’elle doive impérativement recourir à l’intuition, la proposition mathématique ne retient pas pour autant ce qui en constitue le contenu.
Il me paraît très remarquable que Kant a ici une très importante idée et qu’il la gâche aussitôt. Il est d’une très grande importance en effet que soit reconnu que le principe de contradiction n’intervient que dans les relations entre les propositions des mathématiques, mais nullement à l’intérieur de celles-ci. C’est l’existence d’une construction dans les mathématiques qui est établie par là. Par cette caractéristique seulement peut être expliqué que les mathématiques soient fécondes, c’est à dire premièrement qu’elles se développent et deuxièmement qu’elles trouvent des applications. Si l’on croit que les mathématiques sont entièrement analytiques, qu’elles sont entièrement régies par le principe de contradiction, on les condamne à la stérilité, à ne pouvoir que mettre en forme ce que l’on sait sans elles. Il faut donc rendre grâce à l’auteur d’avoir mis en évidence que la moindre proposition mathématique faisait usage de l’intuition. Que l’on comprenne bien qu’il ne s’agit pas ici du pif, qui fait deviner le terme auquel le raisonnement doit aboutir et qui oriente le déploiement de celui-ci. L’intuition est le mode de la connaissance par lequel elle se rapporte immédiatement aux objets (Esthétique transcendantale, page 53), qui recueille donc les informations fournies par les sens.
On comprend quel est l’écueil sur lequel risque de se briser la certitude des jugements mathématiques : leur rigueur fameuse pourrait bien n’être plus que fumeuse. En effet rien d’universel ni de nécessaire ne peut être trouvé dans l’intuition. Or il faut pourtant bien expliquer pourquoi réellement les mathématiques consistent en jugements apodictiques (sous réserve d’examiner scrupuleusement jusqu’à quel point ils le sont). C’est dans ce dessein que Kant invente le jugement synthétique a priori. C’est un monstre. Mais ce n’est que le premier que rencontre le visiteur dans le musée tératologique kantien. Il est le père d’une belle lignée qui se poursuit avec l’intuition pure, mais aussi corrélativement la représentation, le phénomène et, le plus beau de tous ces spécimens, la chose en soi.
A l’opposé de cette démarche il fallait admettre que l’intuition à laquelle se rapportent les jugements mathématiques, tout en ne contenant évidemment rien qui soit du niveau du particulier, n’est cependant pas pure. Elle ne contient que ce qui se trouve de plus général dans l’expérience, ce qui exprime des conditions d’existence qui, sans pouvoir être universelles ni nécessaires (comme la suite des événements le dément régulièrement) sont cependant, à un moment donné dans une civilisation donnée, partagées par tout le monde. C’est le niveau surempirique de l’expérience, celui auquel Spinoza situe les notions communes, dont on voit bien pourquoi il est celui de l’intuition. C’est à juste titre qu’il les oppose aux idées générales, qui ne sont que des extrapolations. Mais on touche là un constant problème des philosophes : comment distinguer de l’extrapolation un raisonnement qui élabore une loi ?
7 l’intuition pure explique le jugement synthétique a priori
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 53-55
Ce passage semble n’avoir pour objet que de fixer le vocabulaire. C’est sans doute bien ce qu’il fait. Mais ce faisant il prend des options qui sont éminemment significatives de l’orientation de la philosophie de l’auteur. Il veut parvenir à distinguer des intuitions pures. Pour ce faire, il lui faut opposer dans l’intuition la forme au contenu, la première seule fournissant l’intuition pure, tandis que le second fournit la part empirique de l’intuition. Mais opposer dans l’intuition la forme au contenu suppose qu’il y ait déjà dans ce qui est ainsi intuitionné autre chose que le divers : il faut qu’il s’y trouve une certaine élaboration. C’est pourquoi le phénomène tout en étant indéterminé est cependant coordonné, et la représentation tout en étant réceptivité, immédiateté, c’est à dire en fait sensation, est cependant susceptible de contenir quelque chose de pur. Ce passage introductif à l’Esthétique transcendantale (il précède les deux sections consacrées l’une à l’espace et l’autre au temps) est très technique, ce qui ne signifie pas, on le voit, qu’il soit neutre. Il est même d’une grande témérité.
A
Il faut d’abord distinguer la sensibilité (qui va faire l’objet de la première partie de la Théorie transcendantale des éléments) de l’entendement (qui fera l’objet de la seconde, c’est à dire de la Logique transcendantale), puisque deux sortes différentes d’éléments sont indispensables afin de constituer la connaissance humaine. La sensibilité rend possibles des intuitions, tandis que l’entendement produit des concepts (dont il ne sera plus question avant la première division de la Logique transcendantale : l’Analytique transcendantale).
Une connaissance est toujours la connaissance d’un objet, elle renvoie toujours à quelque chose qui est extérieur à l’esprit, étranger à lui, et qui lui est donné. Il est assurément possible pourtant de distinguer différents degrés de la connaissance. Certaines se rapportent à l’objet plus immédiatement que d’autres, parce qu’il y a différents niveaux d’élaboration de l’abstraction. Mais, de quelle manière, par quel moyen, qu’elle le fasse, il faut bien qu’en dernier lieu elle se rapporte immédiatement à l’objet. On appelle intuition le mode par lequel elle le fait. Et comme il faut bien que toute connaissance y aboutisse, l’intuition est aussi le mode auquel tend toute pensée. Il y a cependant plusieurs manières pour un esprit de se rapporter immédiatement à un objet. L’auteur pose dans la parenthèse une distinction entre l’esprit humain et un autre esprit. Pour le premier l’intuition est une affection, elle est passive, réceptive. Pour l’esprit divin au contraire l’intuition est une fonction, l’intuition est active, créatrice comme le veut la tradition théologique. De Dieu il n’est ici jamais explicitement question, mais l’Idéalisme transcendantal y renvoie implicitement par une nécessité propre à son rôle.
Ce n’est pas seulement l’objet cependant qui affecte l’esprit humain. C’est déjà une représentation. C’est sur ce point, relativement à la définition de la sensibilité (Sinnlichkeit), qu’on peut remarquer que sous des dehors terminologiques, ce passage est très pervers. Dans la mesure où son auteur est conscient de ce qu’il fait, on peut même s’autoriser à dire que la finalité en est vicieuse. La sensibilité en effet y est définie de manière complexe. Elle n’est pas simplement la capacité qu’a l’esprit d’être affecté par l’objet. Elle est sa capacité de recevoir des représentations grâce à sa manière d’être affecté par l’objet. L’interprétation est placée devant une alternative : ou bien le mot sensibilité doit être employé dans les deux sens, mais ça ne semble pas devoir être le cas dans la Critique de la raison pure, ou bien la sensibilité n’est qu’un effet second de la capacité d’être affecté par l’objet et cette dernière est quelque chose sans pour autant être déjà la sensibilité. Mais alors qu’est-ce que c’est ? Une pierre, dira-t-on par exemple, ne dispose pas de la capacité d’être affectée par l’objet, à moins qu’on n’entende par affection que le résultat d’une action mécanique. Si un esprit en dispose au contraire, c’est parce qu’au-delà de ce résultat (un changement de lieu, par exemple) et afin de l’interpréter il se fait une représentation. Mais ce n’est pas ainsi que s’exprime l’auteur. La représentation dans sa philosophie est déjà ce qui affecte l’esprit sensible. Si la capacité d’être affecté par l’objet n’a pas de nom, en revanche ce qu’elle produit en a pourtant un, c’est la sensation. Il faut donc soigneusement la distinguer de l’intuition. Cette dernière étant le produit de la sensibilité, de quoi la sensation est-elle le produit ? Il est surprenant qu’une mise au point terminologique aboutisse à une telle difficulté. Ces manipulations techniques ont pourtant bien un sens.
Dans ce §1 de l’Esthétique transcendantale tout est agencé en effet afin que la représentation soit ce dont est affecté l’esprit capable d’être affecté. Ce n’est donc pas l’esprit qui forme une représentation, il la reçoit. De la même façon que Berkeley dans les Traité des principes de la connaissance humaine (1710) appelle idée ce que l’entendement perçoit et nie par voie de conséquence que l’esprit ait une activité propre dans l’élaboration de la connaissance, Kant appelle ici représentation ce que l’entendement perçoit et se place par conséquent en très mauvaise position pour établir que l’entendement a un rôle actif dans la connaissance. Quelle différence y a-t-il entre son Idéalisme transcendantal et l’idéalisme immatérialiste de l’évêque de Cloyne ? Il semble qu’en maintenant la réalité empirique de l’espace et du temps sans rien changer à leur idéalité, qui reste leur statut ontologique, le premier ait le souci de donner quelque solidité au monde des apparences (Schein), celui-ci devenant le monde des phénomènes (Erscheinung), afin d’épargner à Dieu une intervention miraculeuse. Il aménage la philosophie de Berkeley, c’est à dire l’empirisme, afin de moins heurter la commune conviction que le monde que nous voyons, dans lequel nous nous mouvons, est réel et que les interventions divines sont exceptionnelles.
Tandis que la sensibilité fournit des intuitions, qui sont déjà à elles seules des représentations, l’entendement de son côté pense (denkt). De lui naissent les concepts qui vont permettre une élaboration plus élevée des représentations, qui vont les déterminer. Mais il n’est pas opportun d’en parler ici. Il est au contraire nécessaire d’approfondir le rôle de la sensibilité dans la connaissance.
B
Il faut donc maintenant séparer dans le phénomène la matière et la forme. Quoique indéterminé en effet le phénomène n’est pas incoordonné et il y a donc en lui, outre la sensation donnée a posteriori, des rapports qui ne peuvent être fournis qu’a priori par l’esprit lui-même.
On vient de voir quel travail de déplacement est produit par la Critique sur la notion de représentation. Parce que la sensibilité suffit à fournir une représentation, parce que l’intuition à elle seule est déjà une représentation, il faut la distinguer de la simple sensation (Empfindung) qui n’est que l’action de l’objet sur la faculté représentative et non encore sur la sensibilité. On a en vain tenté de voir ci-dessus ce qu’est cette faculté représentative qui n’est pas encore la sensibilité. Mais on comprend maintenant que la philosophie critique doit bien admettre que quelque chose précède en l’esprit la représentation, c’est à dire ce qu’elle appelle l’intuition, parce que si cette dernière est coordonnée il faut bien que quelque chose d’incoordonné la précède. Seulement comme elle veut trouver cette représentation dans la sensibilité elle-même, elle est empêchée de définir la sensibilité comme la capacité de recevoir des sensations.
A ce travail en est nécessairement lié un autre, tout à fait corrélatif, sur la notion de phénomène, qui va la déplacer aussi. Il faut maintenant distinguer dans la représentation, puisqu’elle est coordonnée, une forme et une matière. Si celle-ci est apportée par la sensation, le rôle de l’intuition, en l’occurrence de l’intuition pure, est de lui donner une forme et par conséquent il doit encore être distingué de celui des concepts. Ainsi pour cette raison l’objet de l’intuition est-il déjà un phénomène. Le nom de phénomène ne peut pas être réservé à l’objet de l’entendement et réciproquement l’objet de l’intuition n’est déjà plus le divers (das Mannigfaltige). Il faut par suite distinguer non seulement dans le phénomène une matière et une forme, mais dans la forme elle-même du phénomène ce qui est coordination et ce qui est détermination. La matière en est la sensation. Quant à sa forme, elle commence avec la coordination du divers (et elle ne s’achève qu’avec la détermination du coordonné), laquelle forcément est autre chose que la sensation, et par suite n’est pas donnée empiriquement. Cette forme, en tant que forme, précède dans l’esprit la sensation, c’est par elle seulement que cette dernière est coordonnée et accède de ce fait au rang de phénomène. Il y a donc dans l’intuition quelque chose qui est a priori.
Ainsi la notion de phénomène est-elle légèrement décalée par cette philosophie. Tandis que dans l’usage le plus rigoureux le mot, en tant qu’il désigne autre chose que le divers informe, est univoque et renvoie au fait complètement interprété, entièrement constitué, on voit qu’ici il peut déjà renvoyer à quelque chose qui n’est qu’un intermédiaire entre ces deux-là. C’est certes l’effet du choix théorique qui exclut l’espace et le temps des concepts de l’entendement, mais force est de constater que ce choix aboutit à rendre confuse une notion qui pourrait être claire. Une telle confusion pourrait éventuellement se comprendre si l’on voyait que la coordination fût autre chose que la détermination. Mais aucune page de la Critique de la raison pure ne permettra vraiment de le croire, pas même la page 105 (édition allemande Reclam, page 170) qui tentera une subtile mais verbale distinction entre Synopsis, Synthesis et Einheit.
C
Le résultat du § précédent est qu’il y a donc une forme pure de la sensibilité, en d’autres termes une intuition pure. L’analyse d’une représentation permet d’y séparer d’une part ce qui est apporté par l’entendement, d’autre part ce qui appartient à la sensation, mais aussi troisièmement cette forme pure de la sensibilité.
La forme du phénomène indéterminé qui se trouve a priori dans l’esprit est une forme pure, ou une représentation pure, ou une intuition pure. Ici à nouveau on peut se croire sur le terrain terminologique. Chaque auteur n’est-il pas maître de son vocabulaire, maître de définir librement les mots dont il use ? Kant en particulier n’a-t-il pas le droit, après tout, d’appeler pure une intuition qui ne contient rien d’empirique ? Assurément. Toutefois ce choix est significatif. Car cette expression n’est légitime que dans l’exacte mesure où l’est la distinction de l’intuition et de la sensation. Elle suppose dans l’intuition autre chose que la sensation, et autre chose qui néanmoins n’est pas conceptuel (sinon ce serait la distinction de la sensation et du concept). L’examen de la suite de la Critique dira si cela est légitime. On se contentera pour l’instant de relever combien est paradoxale (ce qui n’est pas nécessairement blâmable) l’expression d’intuition pure, l’intuition étant ordinairement comprise comme connaissance fondée sur l’expérience. Mais l’intuition pure serait susceptible d’être atteinte dans un exercice d’abstraction qui, considérant la représentation d’un objet, en détache successivement ce qui est pensé par l’entendement, puis ce qui appartient à la sensation, pour trouver enfin l’intuition pure, reliquat irréductible aux deux espèces précédentes. Evidemment cette démarche suppose que soient différentes les unes des autres des notions telles premièrement que substance, force, divisibilité, qui sont pensées par l’entendement (la première étant un concept pur, les autres des concepts empiriques), telles deuxièmement qu’impénétrabilité, dureté, couleur, qui sont obtenues par la sensation, et telles troisièmement qu’étendue, figure, qui relèvent de l’intuition pure. Celle-ci existe indépendamment d’un objet, elle est la simple forme de quoi que ce soit, qui est donné à la sensibilité.
D
L’Esthétique transcendantale est la science qui s’occupe de l’intuition pure, dite aussi forme pure de l’intuition. Elle distingue d’ailleurs l’espace et le temps.
Il y aurait donc une sensibilité a priori et il y aurait pour en connaître les principes une science qui serait en quelque sorte la sœur de la Logique transcendantale, celle-ci étant la science des principes de la pensée a priori. Kant appelle transcendantal justement ce qui concerne les principes de la connaissance a priori. Plus exactement l’Introduction avait dit, page 46, " J’appelle transcendantale toute connaissance qui s’occupe moins des objets que de nos concepts a priori des objets ", et la Logique précisera, page 79, " Il ne faut pas nommer transcendantale toute connaissance a priori, mais celle seulement par laquelle nous savons que certaines représentations sont appliquées ou peuvent l’être simplement a priori, et comment elles s’appliquent ". Revenant à la procédure d’abstraction qui a été employée dans le § précédent, l’auteur la mène à présent à son terme. Isolant la sensibilité de l’entendement, puis la sensation de l’intuition pure, il trouve deux formes pures de la sensibilité, l’espace et le temps. On peut relever que sa terminologie le condamne à découvrir l’intuition pure dans l’intuition empirique (page 54, lignes 28-30), ce qui est quand même un peu surprenant ! Comme on trouvait déjà la même chose dans les lignes précédentes (page 54, lignes 16-17) on est forcé de se dire que ce n’est pas un lapsus. Cela s’explique certes comme une suite inévitable de la distinction faite entre la coordination et la détermination : l’indéterminé est empirique, mais il y a pourtant déjà en lui quelque chose qui le coordonne et qui est pur. Il n’en reste pas moins que cette terminologie est révélatrice d'un choix philosophique auquel le lecteur doit être attentif.
Ainsi pour parvenir à ses fins l’auteur doit-il extraire l’espace et le temps de la liste des concepts purs de l’entendement. Du même coup dans les éléments transcendantaux il s’agit d’en distinguer de deux sortes. Il y a d’un côté les concepts purs et de l’autre les intuitions pures. Cette manœuvre est-elle productive ? Est-elle par ailleurs légitime ? Pour ce qui est de sa productivité on ne reprochera assurément pas à Kant de n’en avoir pas tiré les résultats qu’il en attendait ; sa philosophie constitue un système cohérent, le système de l’Idéalisme transcendantal. Par contre, concernant sa légitimité, il est permis de se demander si l’auteur a de bons arguments. C’est une question qu’il conviendra d’examiner au moment où l’on passera à l’explication de l’Idéalisme transcendantal. Toutefois il est d’ores et déjà permis de dire qu’il est douteux que l’espace et le temps doivent être considérés autrement que ne le sont la quantité, la substance, la cause, comme des concepts de l’entendement. Au cas où rien ne distinguerait particulièrement l’espace et le temps d’une part et les catégories de l’autre, l’auteur, en les opposant, n’aurait pas contribué à éclaircir la théorie de la connaissance. Le prix payé afin de rendre compte de la prétendue pureté des mathématiques serait bien lourd.
8 l’idéalité transcendantale explique l’intuition pure
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 66-67
Lorsqu’on récapitule les §§ de l’Esthétique transcendantale consacrés d’une part à l’espace et de l’autre au temps, on aperçoit le bénéfice que permet l’Idéalisme transcendantal à la fois sur le réalisme et sur l’empirisme. Seule la philosophie kantienne permet de penser correctement les mathématiques, parce que seule elle permet d’expliquer les jugements synthétiques a priori et par là que les mathématiques soient à la fois rigoureuses et fécondes.
A
L’Idéalisme transcendantal limite la valeur de l’espace et du temps au champ des phénomènes et nie qu’ils en aient une dans celui des choses en soi.
Les pages qui précèdent ont montré les raisons que l’auteur croit pouvoir avancer en faveur de sa conception de l’espace et du temps. Il a exposé les arguments qui lui permettent de croire qu’ils sont des intuitions pures. Cela signifie en l’occurrence que ce ne sont ni des concepts, et encore moins des concepts purs de l’entendement, ni des éléments empiriques de la connaissance. Ce sont des intuitions pures. A titre d’intuitions ce sont des sources de connaissance. Et en tant qu’intuitions pures ce sont des sources de connaissances pures. Ce sont les formes de toute intuition et ils permettent la construction des objets mathématiques. Comme le montre la géométrie, l’espace a des propriétés, qui s’imposent à tous les objets qu’il permet d’intuitionner, et qu’il est possible de penser a priori. C’est pourquoi cette science est à la fois capable d’énoncer des propositions apodictiques et capable de produire des propositions nouvelles. Ses propositions sont synthétiques a priori.
Ainsi se trouve élucidé le mystère des mathématiques. Mais du même coup se trouve réglé le sort de la métaphysique en tant que connaissance d’objets transcendants. Une telle connaissance n’est pas possible. En effet ce n’est qu’en tant qu’ils sont la forme pure de toute intuition sensible que l’espace et le temps constituent des sources de connaissance. Par là même ils se déterminent leur propre limite, celle au-delà de laquelle ils deviennent impropres à produire quelle connaissance que ce soit. Il est donc vain d’espérer connaître par leur truchement des objets qui ne se donnent pas dans l’expérience et qui par ailleurs, de ce fait, ne peuvent pas non plus être connus empiriquement. En dehors du champ de l’expérience ils sont sans usage. La connaissance des propriétés de l’espace ne peut être d’aucune utilité lorsqu’il s’agit de connaître Dieu, l’âme ou le cosmos, non pas parce que Dieu, l’âme et le cosmos ne sont pas l’espace, mais parce qu’ils ne m’apparaissent pas dans l’espace et que, toute chose qui m’apparaît le faisant dans l’espace, ils ne m’apparaissent pas du tout. La métaphysique en tant que savoir est impossible.
Il faut donc réciproquement comprendre que l’espace et le temps, en tant que conditions de la sensibilité ne nous permettent pas de connaître les objets tels qu’ils sont en soi, mais seulement tels qu’ils nous apparaissent, et tels qu’ils doivent nécessairement nous apparaître. C’est en tant que phénomènes que les objets nous sont connus dans l’espace et le temps. Le phénomène (Erscheinung) d’une part n’est pas la chose en soi (Ding an sich selbst), de l’autre n’est pas non plus une apparence (Schein). Car d’un côté ce que nous connaissons des choses n’est pas ce qu’elles sont en soi, ce que pourrait en savoir un esprit auquel ne seraient pas assignées les conditions particulières de réceptivité que sont l’espace et le temps, et de l’autre ce que nous en connaissons est ce que nous devons nécessairement en connaître. C’est ainsi que se détermine le sens précis du subjectivisme kantien. C’est un subjectivisme dans la mesure où la connaissance se fait dans des formes qui n’appartiennent qu’au sujet humain et non à un esprit supérieur, mais ce n’est pas du tout un subjectivisme si l’on entend par là que chaque sujet serait condamné à voir les choses par ses propres yeux. C’est pourquoi l’auteur précise que sa philosophie admet sans restriction que la connaissance par expérience, pourvu évidemment que l’on sache distinguer le jugement d’expérience du jugement de perception, soit certaine. Que les objets ne nous apparaissent pas tels qu’ils sont, n’ôte rien à la valeur de la connaissance qu’on en prend, dès lors qu’ils nous apparaissent comme nécessairement ils doivent nous apparaître.
Au contraire de l’auteur les partisans du réalisme transcendantal sont conduits d’une manière ou d’une autre à des difficultés infranchissables par leur philosophie. Ils sont incapables de penser soit la métaphysique, soit les mathématiques.
B
Si l’on n’admet pas la doctrine de l’idéalité transcendantale de l’espace et du temps (dont le corrélat est leur réalité empirique), si l’on tient donc à la réalité transcendantale de l’espace et du temps, bref si l’on est partisan du réalisme, on est placé devant une alternative. La première possibilité est d’admettre que l’espace et le temps sont des substances. Ce choix permet encore de penser les mathématiques mais pas la métaphysique. La deuxième possibilité du réalisme est de voir dans l’espace et le temps des accidents en ce sens qu’ils ne sont révélés que par l’expérience. Cela permet à l’inverse de la solution précédente de penser la métaphysique mais pas les mathématiques. Les réalistes sont d’une part des physiciens mathématiciens et d’autre part des physiciens métaphysiciens. Ce n’est pas en fonction d’une étude statistique qu’ils sont ainsi nommés, c’est seulement en tenant compte de deux choses, à la fois de leur commune hypothèse de voir dans l’espace et le temps des objets, des choses qui par conséquent appartiennent à la nature (
fusiv), ce pourquoi ils sont déclarés physiciens, et en même temps de leur choix ou de leur capacité de sauvegarder les uns la mathématique, les autres la métaphysique. Parce que c’est une classification ad hoc, qu’elle n’est fondée que sur les perspectives propres au système kantien, qu’elle n’a aucune valeur historique, elle permet de reconnaître les adversaires que vise l’auteur : d’un côté Newton et de l’autre Hume.1°
En 1714-16 Newton avait fait ferrailler son plumitif Clarke contre Leibniz sur la question de l’espace et du temps. De la position de ce dernier sur la question, parce que l’auteur n’en dit rien ici, je me contenterai d’indiquer qu'il ne s’y reconnaît pas non plus, parce que s’il admet l’idéalité de l’espace et du temps, il ne reconnaît pas leur réalité empirique. Quant à celle de Newton elle a été exprimée dans la troisième réponse de Clarke (avril 1716, point 3) : " Space is not a being, but an eternal and infinite being ; but a property or a consequence of the existence of a being infinite and eternal " ; et dans la quatrième (juin 1716, point 10) : " space and duration are not hors de Dieu, but are caused by, and are immediate and necessary consequences of his existence : and whithout them, his eternity and ubiquity (or omnipresence) would be taken away ". Elle consiste donc à admettre la réalité absolue de l’espace et du temps, sinon à en faire des substances. Cependant ce ne sont pas des êtres parmi les autres êtres, comme le sont par exemple un arbre, une montagne ou un homme. Ce ne sont pas des êtres à ce titre-là. A ce titre-là ce sont des non-êtres. Cependant ce sont eux qui contiennent en eux-mêmes l’arbre, la montagne ou l’homme et il faut donc bien qu’ils existent aussi. Ce réalisme permet certes de penser la certitude des mathématiques puisque, par exemple s’agissant de la géométrie, l’espace est l’infinité même de Dieu et que par conséquent il apporte la garantie de celui-ci aux propositions géométriques. Par contre si l’on entend sortir du champ des phénomènes, si l’on veut penser Dieu comme semble vouloir le faire ici Newton, alors on tombe dans l’embarras. On voit bien que Leibniz met en difficulté son rival sur la question de savoir si Dieu est dans l’espace et le temps, ou ce qu’il en est de l’espace et du temps relativement à Dieu. Ils sont causés (créés) par Dieu et donc ce dernier n’a pas besoin d’eux pour exister. Et pourtant sans l’espace il ne serait pas infini, sans le temps il ne serait pas éternel. C’est un imbroglio.
2°
Un second parti, celui des physiciens métaphysiciens, tire de l’expérience des phénomènes des rapports qui ne peuvent plus alors avoir de valeur qu’empirique. Certes l’espace et le temps sont pour eux réels, mais ils ne sont rencontrés que dans le champ de l’expérience dont ils constituent des rapports de juxtaposition (pour ce qui est de l’espace) ou de succession (pour ce qui est du temps). C’est ainsi que Hume écrit " quand j’ouvre les yeux et que je les tourne vers les objets environnants, je perçois de nombreux corps visibles ; et quand de nouveau je ferme les yeux et considère la distance, qui est entre les corps, j’acquiers l’idée d’étendue. (...) De même que nous recevons l’idée d’espace de la disposition des objets visibles et tangibles, de même nous formons l’idée de temps de la succession des idées et des impressions ; et il est impossible que jamais le temps puisse se présenter ou que l’esprit le perçoive isolément " (Traité de la nature humaine, Livre I, deuxième partie, section III, 1739). Ce n’est donc que par abstraction, c’est à dire par un effet de l’imagination, que nous formons les idées de juxtaposition ou de succession. La grande lacune de cette philosophie, la philosophie empiriste, c’est qu’elle rend impossible de concevoir la certitude des mathématiques. Hume d’ailleurs ne la tient pas pour telle et il fait du scepticisme le centre de son système. Quoi qu’il en soit, puisque les propriétés de l’espace et du temps ne sont que le produit des impressions que nous avons reçues des objets environnants par la médiation de nos sens (explicitement la vue et le toucher), elles n’ont pas de réalité autre qu’empirique et il serait par conséquent excessivement téméraire de croire qu’elles valent pour les objets dont nous n’avons pas eu impression. C’est pourquoi il n’est pas légitime d’affirmer de nos propositions mathématiques une certitude apodictique. Le scepticisme à l’encontre des mathématiques est contradictoire avec ce que nous enseigne des mathématiques l’expérience elle-même. C’est le point faible des physiciens métaphysiciens. Par contre leur point fort touche évidemment à la métaphysique elle-même. En effet si nos idées ne valent pas pour les objets dont nous n’avons pas reçu d’impressions, il est bien clair que nos idées d’espace et de temps ne peuvent être appliquées à Dieu. On est donc ici parfaitement libre de dire que Dieu n’est pas dans l’espace, que Dieu n’est pas dans le temps, que ce ne sont pas des propriétés de Dieu, etc. L’entendement peut concevoir de même l’âme ou le cosmos sans les enfermer dans des rapports avec l’espace et le temps, il n’est pas contraint de les traiter en phénomènes.
L’auteur veut ici montrer deux choses. La première est qu’il a résolu son problème ; la seconde qu’aucune autre philosophie ne permet de le résoudre.
Sur le premier point c’est tout à fait clair : il fallait expliquer comment sont possibles des jugements synthétiques a priori. C’est maintenant fait. Ces jugements en effet sont possibles parce que la synthèse mathématique se fait en recourant à la seule forme de l’intuition et non à son contenu. C’est à dire que l’Idéalisme transcendantal est l’explication de la synthèse a priori. Il faudra s’en souvenir quand ultérieurement on se demandera sur quoi l’auteur se fonde pour expliquer à son tour l’Idéalisme transcendantal. Quoi qu’il en soit présentement, celui-ci a des conséquences. L’espace et le temps en effet ne sont plus que la forme de l’intuition. Mais de ce fait le problème se déplace : s’ils sont la forme de l’intuition ils ne peuvent pas avoir de valeur à l’égard de ce qui n’est pas intuitionné, c’est à dire à l’égard de ce qui ne se présente pas dans l’expérience. L’espace et le temps ne peuvent pas être la forme des objets métaphysiques, Dieu, l’âme, le cosmos, la liberté. On trouve là la raison pour laquelle la philosophie kantienne doit s’interdire la métaphysique spéculative et remplacer le savoir par la croyance.
Sur le deuxième point c’est un peu plus compliqué. L’auteur n’est qu’allusif. Il ne cherche pas en outre à s’exprimer sur ce qui le distingue de l’idéalisme tout court, c’est à dire sur la philosophie de Leibniz. Il le fera ailleurs. En attendant c’est au réalisme qu’il souhaite régler son compte. Mais si l’on croit réels l’espace et le temps, cela peut signifier deux choses. Cela peut être l’expression d’un dogmatisme, qui fait d’eux des réalités absolues et cela peut être un réalisme plus prosaïquement empirique, qui n’en fait que des produits de l’expérience. Chacune de ces deux doctrines a son point fort. Pour la première c’est de permettre de comprendre que les mathématiques sont certaines, pour la seconde de n’être pas contrainte de penser les objets métaphysiques dans l’espace et le temps. Mais le point fort de l’une est le point faible de l’autre. Aucune des deux ne peut être pleinement satisfaisante. Seul le kantisme est propre à satisfaire Kant, ce qui n’est pas bien surprenant.
9 la pureté des mathématiques explique l’idéalité transcendantale
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 70-72
Dans une série de remarques qui s’ajoutent à l’exposition de l’espace puis à celle du temps, Kant continue à plaider pour sa solution et de nouveau ce qui retient sa réflexion c’est l’idéalité transcendantale du temps et de l’espace plutôt que leur réalité empirique. Il a de la difficulté à faire admettre la première tandis qu’il n’en rencontre évidemment pas pour faire admettre la seconde. Cette dernière non seulement ne heurte pas le sens commun, mais est au fond destinée à le rassurer. C’est ce que Leibniz, dans sa correspondance avec Clarke (1714-1716) ne faisait pas. Kant établit dans ces deux pages, avec une précision qui manquait au passage précédent, que les mathématiques ne sont intelligibles, en l’occurrence que leur rigueur n’est intelligible que si l’espace et le temps, loin d’appartenir aux choses telles qu’elles sont en soi, ne sont que les formes, relatives à la sensibilité humaine, sous lesquelles les choses atteignent celle-ci. C’est seulement sous cette condition que l’on peut avancer des propositions telles que celles de l’arithmétique et de la géométrie, qui sont a priori et pourtant synthétiques.
A
La première chose à montrer est que l’astuce kantienne n’est pas seulement commode, mais qu’elle est absolument la seule manière de penser les mathématiques et que par conséquent elle doit être tenue pour certaine.
Puisque l’auteur a lui-même usé de la métaphore de la révolution copernicienne, on peut se sentir autorisé à la reprendre ici. Le changement radical de point de vue qu’il préconise en métaphysique consiste bien à régler les objets sur la connaissance et non plus la connaissance sur les objets. C’est ce retournement qu’exprime l’Idéalisme transcendantal. Nous ne connaissons a priori des objets que ce que nous y mettons, aussi ce que nous connaissons d’eux n’est-il nullement ce qu’ils sont en soi, mais seulement un phénomène. Or tout comme la physique a dû lutter contre une interprétation timorée de la révolution copernicienne, qui n’y voyait qu’une hypothèse destinée à simplifier les calculs, la métaphysique, c’est à dire la Critique de la raison pure, doit fermement repousser la destitution de l’Idéalisme transcendantal au rang de simple hypothèse. C’est une théorie certaine et indubitable, autant que l’est pour sa part la théorie copernicienne. La métaphysique y trouve un organon, un outil, qui lui permet de se développer. La remarque ainsi introduite va viser à mettre en évidence qu’on n’est pas libre d’admettre ou de rejeter à son gré l’Idéalisme transcendantal.
B
L’auteur raisonne par l’absurde. Il admet provisoirement l’hypothèse opposée à la sienne et vise à en montrer l’inanité.
A supposer que l’espace (l’auteur laisse provisoirement de côté la question du temps) existe en soi objectivement, c’est à dire qu’il soit une réalité et que les choses pour exister doivent nécessairement se trouver dans l’espace (ce qui est le point de vue de Newton), il est promu au rang de condition de possibilité des choses en elles-mêmes. Ce ne sont plus seulement les phénomènes qui sont perçus dans l’espace, mais les choses telles qu’elles sont en soi. Mais l’espace lui-même est la première de ces choses en soi. Alors se présente une difficulté insurmontable. Il y a en effet une contradiction entre l’hypothèse du réalisme de l’espace et l’existence dans les mathématiques de propositions certaines. Il y a une contradiction entre la réalité de l’espace et des propositions apodictiques et synthétiques a priori. Rien ne peut légitimer celles-ci. C’est pourquoi l’auteur demande où l’on prend ces propositions. L’entendement dans cette hypothèse est réduit à ses seules forces, il ne peut prendre appui sur des formes de la sensibilité, ou intuitions pures, pour aller à la rencontre des choses, puisque ce sont les choses en soi. Dans ce cas des vérités absolument nécessaires et valables universellement sont absolument impossibles.
C
L’auteur va être plus précis. Afin de montrer l’absurdité de la thèse opposée, il faut passer en revue les moyens dont on dispose pour effectuer une synthèse a priori et les écarter un à un jusqu’à trouver le bon.
Les moyens de la connaissance sont les concepts et les intuitions, les uns et les autres sont soit a priori soit a posteriori. Un croisement est possible entre ces deux alternatives, ce qui donne quatre possibilités abcd (cf. la leçon sur la subjectivité de la connaissance). Pour la commodité je désigne par a les concepts empiriques, b les intuitions empiriques, c les concepts purs, d les intuitions pures. Dans l’hypothèse de la réalité de l’espace, laquelle de ces quatre possibilités permet-elle de comprendre qu’il y ait en géométrie des propositions universelles et nécessaires ? Il faut éliminer d’emblée les suppositions a et b, c’est à dire tant les concepts que les intuitions dès lors qu’ils sont empiriques. Un concept empirique, tel que celui de force, pour reprendre un exemple que l’auteur a donné plus haut, est fondé sur une intuition elle-même empirique, comme celle que l’on prend en déplaçant un objet lourd, ou en résistant à son déplacement. Sur une telle expérience on peut fonder une proposition synthétique, telle que " tout corps plongé dans un liquide subit de la part de celui-ci une poussée verticale, dirigée de bas en haut, égale au poids de liquide déplacé ". Le principe d’Archimède est une proposition synthétique, puisque aucune analyse de la notion de force, ni d’aucune autre notion ne permettrait de l’établir. Seulement cette proposition synthétique, parce qu’elle ne se fonde sur rien d’autre que l’expérience (que celle-ci soit scientifique ou vulgaire ne change rien) est tout empirique et absolument incapable de justifier une proposition universelle et nécessaire. Une proposition fondée sur l’expérience est valable jusqu’à la prochaine expérience, laquelle peut-être lui infligera un cinglant démenti. Mais il n’en va pas de même, croit l’auteur, des propositions mathématiques. Il faut donc que leur fondement soit autre.
Les premières possibilités étant exclues, il reste les deux autres : c et d les concepts et intuitions a priori. Les quelques lignes qui exposent des exemples sont destinées à éliminer c, à montrer que les concepts à eux seuls n’autorisent aucune synthèse (c’est d’ailleurs pourquoi dans le raisonnement précédent qui concernait les concepts empiriques, on était renvoyé immédiatement aux intuitions empiriques). Le concept de ligne droite en effet ne contient rien qui interdise de penser qu’avec deux lignes droites on forme une figure et qui permette de le penser de trois. Les concepts de ces nombres ne le disent pas davantage. (Kant a tellement raison que sur une surface courbe deux lignes droites, c'est à dire deux plus courts chemins, enferment un espace, comme c’est le cas de deux grands cercles sur la sphère, de deux méridiens par exemple sur la terre). La géométrie ne recourt pas pour rien à l’intuition, elle ne peut pas faire autrement. C’est l’intuition d’une étendue plane qui autorise la géométrie euclidienne à affirmer que deux lignes droites n’enferment aucun espace et qu’il en faut trois pour former une figure. (C’est l’intuition d’une étendue courbe qui autorise la géométrie riemannienne à affirmer que deux lignes droites suffisent à former une figure).
Ceci étant admis, il reste une question : quelle espèce d’intuition, soit pure a priori, soit empirique va-t-elle permettre d’énoncer une proposition universelle et nécessaire ? Pour ce qui est de la première on a déjà répondu ci-dessus : l’intuition empirique (b) n’autorise aucune proposition de ce type. Reste donc une seule supposition susceptible de rendre compte de ce que sont, aux yeux de l’auteur, les mathématiques. Seule une intuition a priori (d) est capable de fonder des propositions universelles et nécessaires. Comme les trois suppositions précédentes (abc) ont échoué, il faut bien retenir finalement celle-ci. Il faut qu’il y ait en nous un pouvoir d’intuition a priori, sinon il n’y a pas de mathématiques pures. Les mathématiques pures existent il faut donc que ce pouvoir d’intuition a priori existe. Parce que l’espace est la forme a priori sous laquelle l’esprit humain appréhende les objets, parce qu’il est la condition subjective de la connaissance, mais parce qu’aussi c’est seulement relativement à la forme de la connaissance qu’il constitue une condition, il permet de fonder des propositions universelles et nécessaires et celles-ci, en retour, ne portent pas sur ce que sont en soi les choses mais seulement sur les phénomènes. Parce que l’espace est une condition universelle et a priori, qui rend possible l’objet de l’intuition, la géométrie est certaine.
D
L’Idéalisme transcendantal permet de trouver la solution du problème posé par l’existence des mathématiques pures, parce qu’il distingue les conditions subjectives de la connaissance humaine des conditions objectives concernant l’existence des objets.
Si au contraire de ce qui vient d’être dit l’espace était réel, la figure formée par trois lignes droites, le triangle, serait une réalité indépendante des conditions subjectives de la connaissance. Par suite il serait impossible d’en rien dire a priori. Pour en dire quelque chose il faudrait nécessairement s’en donner l’intuition, laquelle n’étant alors pas du tout celle d’une forme serait inévitablement a posteriori, incapable de fonder quelle proposition universelle et nécessaire que ce soit. C’est pourquoi il faut impérativement reconnaître une distinction entre ce qui est nécessaire dans les conditions subjectives et ce qui est nécessaire dans l’objet en soi. C’est seulement parce que les rapports géométriques ne sont nécessaires que dans les conditions subjectives qu’ils sont connaissables a priori, et ce n’est inversement que parce qu’ils ne sont connaissables que dans les conditions subjectives de l’espace qu’ils sont nécessaires. Telle est la portée de l’idéalisme transcendantal.
L’espace et le temps ne sont donc que de simples formes de l’intuition, l’espace et le temps ne sont rien en soi, autrement dit ils n’ont pas de réalité. Ce n’est pas une simple hypothèse. C’est la thèse que l’auteur se proposait d’établir, en faveur de laquelle il fallait combattre celle de leur réalité. Mais aussi il faut renoncer à faire d’eux ce que l’on peut faire de la quantité, de la substance, de la cause, etc., ce ne sont pas des concepts. Certes on peut s’en faire un concept (le temps est linéaire, l’espace est tridimensionnel), et il faut bien s’en faire un afin de donner aux mathématiques leur plein développement, mais ce sont d’abord les conditions simplement subjectives de notre intuition, tandis que la quantité, la substance, la cause ne sont rien de tel. Corrélativement il faut admettre la distinction entre les simples phénomènes et les choses telles qu’elles sont données en soi. Car s’il est possible de dire a priori beaucoup de choses des phénomènes, c’est parce que ces choses ne concernent que leur forme. On ne peut dire au contraire jamais la moindre chose des choses en soi, sauf qu’il faut bien qu’elles existent afin de servir de fondement aux phénomènes.
Kant est très fier de son raisonnement. Celui-ci ne consiste pourtant pas à établir directement que la synthèse a priori est possible et qu’elle existe. Il écarte seulement les autres hypothèses : c’est la méthode des résidus ! " Il faut bien qu’existent des jugements synthétiques a priori, puisque existent les mathématiques et qu’elles sont pleines de propositions entièrement a priori ".
C’est la pureté des mathématiques que l’Idéalisme transcendantal est chargé d’expliquer finalement après les termes intermédiaires qu’étaient les jugements synthétiques a priori, puis les intuitions pures. Mais qu’est-ce que ça signifie ? Il y a une réalité, ou une supposition qui est tenue pour vraie, c’est qu’il y a dans les mathématiques des propositions a priori. Il faut la justifier. C’est à cela que sert l’Idéalisme transcendantal. Comment, par ailleurs lui-même s’explique-t-il ? Qu’est-ce qui permet de croire que l’espace et le temps ne sont que de simples formes de l’intuition ? Rien d’autre, on vient de le voir, que l’existence supposée de propositions mathématiques a priori.
Les propositions qui conduisent de l'affirmation de la pureté des mathématiques à celle de l'idéalité de l'espace et du temps sont exposées patiemment, successivement, méthodiquement. Cependant la chaîne qui les lie est circulaire. Par une pétition de principe Kant s'accorde ce qu'il ne peut établir par une démonstration. Les conséquences de sa thèse abusive, aussi lourdes que lointaines, vont l'occuper au moins jusqu'à la troisième Critique.
10 la Critique fait la police au profit de la théologie
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 24-25
La métaphysique doit être repensée. Relativement aux objets transcendants, il ne lui appartient pas de constituer des connaissances, mais seulement de constituer un usage pratique de la raison. Le gain permis par la métaphysique en tant que Critique, c’est à dire par la Critique de la raison pure, n’est pas d’une évidence telle qu’il saute aux yeux de ceux qui nourrissent les plus hautes ambitions spéculatives. Il tient tout entier dans la célèbre phrase : " je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance ". Ceci ne signifie pas seulement que le savoir métaphysique est impossible, mais et c’est bien autre chose, qu’il faut qu’il soit impossible afin que soient sauvés les articles de la foi : qu’il existe un Dieu transcendant, créateur, juge et rémunérateur, qu’il y a une âme et qu’elle est immortelle, que l’homme est doué d’un libre arbitre, qu’il fait des choix et qu’il en est responsable.
A
L’alternative entre une métaphysique spéculative et une métaphysique pratique est l’objet des premières lignes du passage.
L’auteur ne s’interroge ici nullement sur le fondement de la croyance (si tant est qu’une croyance puisse en avoir un) en Dieu, en la liberté, en l’immortalité de l’âme. Il tient pour acquise leur valeur et c’est relativement à ce postulat qu’il examine le résultat de la Critique de la raison pure. Il faut choisir entre l’usage pratique et l’usage spéculatif de la raison relativement à ses objets transcendants. L’usage pratique de la raison en a le plus grand besoin. Il ne peut en effet y avoir de vie morale, il ne peut y avoir d’action vertueuse, si l’on n’admet le libre arbitre, l’immortalité de l’âme et l’existence d’un suprême juge et rémunérateur. Si la raison devait renoncer à tout cela, le méchant aurait raison et tout serait permis. Mais qu’est-ce qui contraint à renoncer à tout cela ? C’est justement la prétention aux vues transcendantes de la part de la raison spéculative. C’est sa prétention de connaître ces objets comme s’ils appartenaient à l’expérience, c’est à dire de leur appliquer des principes qui ne s’étendent qu’aux objets de l’expérience. Elle croit à leur sujet pouvoir raisonner en termes de quantité, de substance ou de cause. Mais en s’y acharnant elle ne fait que les transformer en phénomènes, elle ne fait que les soumettre aux conditions qui sont celles de la réceptivité de l’esprit humain. Il est donc dangereux pour la foi de livrer les objets transcendants à l’usage spéculatif de la raison. Cela compromet son usage pratique, et rend impossible l’extension pratique de la raison pure. Puisque inévitablement la raison pure tombe dans des difficultés dialectiques sans solution lorsqu’elle cherche à connaître les objets transcendants au lieu de se contenter de les penser, un esprit insuffisamment formé à la philosophie en conclura qu’ils ne sont que des chimères. Et la voie sera ouverte au spinozisme. Kant se sent investi d’une mission qui est de sauver la foi, de permettre que les actions des hommes continuent d’être gouvernées selon les principes religieux. Afin d’y parvenir un sacrifice s’impose : " je dus donc abolir le savoir ", c'était la condition incontournable " afin d'obtenir une place pour la croyance " (Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen).
B
La suite vise à montrer de manière plus précise que la perte qui est faite non seulement ne peut pas être tenue pour importante, mais que loin d’être regrettable elle est au contraire bénéfique.
Aussi longtemps qu’on prétend livrer les objets transcendants à l’usage spéculatif de la raison, la métaphysique affirme plus qu’elle ne peut légitimement affirmer. C’est ce qu’il faut appeler du dogmatisme. Le seul moyen de lutter contre ce dogmatisme est de livrer l’usage spéculatif de la raison à la Critique, ce qui est le fait de la Critique de la raison pure. Tant que celle-ci n’est pas faite, ce n’est que par un préjugé que la métaphysique croit pouvoir parler de Dieu, du cosmos et de l’âme. Mais comme ce faisant elle tombe dans des difficultés dialectiques, au sujet de l’âme des paralogismes, au sujet du cosmos des antinomies, au sujet de Dieu des preuves qui ne prouvent rien, ce dogmatisme n’est source que de l’incrédulité. Cette dernière d’ailleurs n’est pas moins dogmatique, puisqu’en déclarant par exemple que Dieu n’existe pas, que l’âme n’est pas immortelle, que l’homme n’est pas libre, elle énonce des propositions qu’elle peut légitimer aussi peu que la métaphysique spéculative peut légitimer les siennes. Mais cette incrédulité n’est pas seulement spéculative. Elle s’attaque à la moralité, elle a des conséquences pratiques, c’est en cela qu’elle est dangereuse et qu’il convient d’être vigilant contre elle. C’est pourquoi la Critique de la raison pure, malgré l’apparence destructrice qu’elle peut prendre en interdisant la métaphysique spéculative, accomplit une œuvre salutaire dans la mesure où elle lègue à la postérité une métaphysique systématiquement édifiée sur son propre plan. La théorie transcendantale en effet fixe les éléments d’une connaissance pure a priori, l’Esthétique transcendantale déterminant les intuitions pures et l’Analytique transcendantale les concepts purs. Par là se trouve précisément circonscrit le territoire sur lequel peut se construire légitimement une connaissance a priori. Cela exclut toute tentative pour connaître (erkennen) un objet transcendant (voir page 22, en particulier la note, sur l’opposition du denken à l’erkennen).
La Critique de la raison pure constitue donc un beau cadeau (Geschenk) fait par son auteur à la postérité. On peut l’apprécier sous trois angles différents. 1° si l’on pense au tableau qui était dressé quelques pages plus haut (18-19) de la métaphysique telle que la trouvait l’auteur, faite de tâtonnements, de divagations, de combats de nègres dans un tunnel, ce n’est déjà pas une mince affaire que d’y avoir substitué une culture (Kultur), c’est à dire le profit intellectuel d’un travail qui place la métaphysique enfin sur la voie sûre de la science. 2° ce n’est pas rien non plus que de donner à la jeunesse un emploi de son temps tel qu’elle ne le gaspille pas. La jeunesse est particulièrement soumise à une double tentation. Il y a d’abord celle de raisonner sans fin sur des questions auxquelles elle n’est pas formée, et à cet égard le dogmatisme sur les objets transcendants constitue pour elle un dangereux exemple. Il y a aussi, autre effet du dogmatisme, le goût des idées nouvelles (Erfindung neuer Gedanken und Meinungen). Les inventions des esprits féconds mais retors pourraient surprendre son enthousiasme. Je ne crois pas m’avancer excessivement en estimant que, même s’il vise aussi éventuellement d’autres philosophies, l’auteur s’inquiète de la découverte de Spinoza par la jeune génération allemande (Herder, ex-élève de Kant devient spinoziste ; sous son influence Goethe en 1773 lit l’Ethique, et il y a déjà en Allemagne les prémisses d’une interprétation romantique du Deus sive natura : le panthéisme). C’était déjà sous le nom de " novateurs " que Leibniz un siècle auparavant, en 1685, dans le Discours de métaphysique désignait les partisans du Juif athée de Voorburg. 3° ainsi le plus grand bienfait de la Critique sera d’en finir avec toutes les objections contre la moralité et la religion. Il faut réduire au silence ceux qui nient un Dieu juge et rémunérateur, ceux qui nient un Créateur, etc., parce qu’ils ouvrent la voie au vice. Kant est le nouveau Socrate qui ferme la bouche aux sophistes, lesquels effectivement disent que tout est permis, que ce qui est juste selon la loi des hommes n’est pas ce qui est juste selon la loi de la nature, etc. Son œuvre anéantit l’influence pernicieuse de la métaphysique, qui réside en ceci que l’usage spéculatif de la raison sur des objets transcendants ne peut pas ne pas sombrer dans une dialectique. La philosophie, c'est à dire la Critique de la raison pure, traite à la racine le mal qui ronge l’Europe du XVIIIe siècle.
C
Tout au contraire des spéculations métaphysiques qui favorisaient l’incrédulité relativement aux articles de la foi, la Critique sauvegardera donc ceux-ci bien mieux sous son contrôle. Kant demande qui est le meilleur chien de garde de la religion : est-ce le dogmatisme ou est-ce lui ? Il revendique le titre.
Il procède certes à une singulière réduction dans le champ des sciences. Alors qu’avant lui on pouvait espérer connaître les objets transcendants, édifier une psychologie rationnelle, une cosmologie rationnelle, une théologie rationnelle, la Critique de la raison pure montre au contraire qu’il faut y renoncer. Le champ des sciences ne comprend que la mathématique et la physique. Bien que toutefois il ne soit pas interdit de penser que d’autres disciplines viendront s’y ajouter, le nom de Stahl, même s’il est mal choisi, évoquant la possibilité d’une chimie, c’est une large part des possessions de la raison spéculative qui leur est enlevée. Mais l’auteur demande que l’on mette en balance le préjudice et l’avantage de cet aggiornamento. Le premier n’est que pour la raison spéculative, tandis que concernant l’intérêt général de l’humanité, c’est à dire la raison pratique, rien n’est compromis, tout au contraire on vient de le voir. Le profit que les hommes tiraient des doctrines de la raison pure ne consistait qu’en lois morales. Il faut donc situer correctement qui sont les perdants de la révolution kantienne. Ce ne sont que les diverses écoles théologiques qui se battent sans résultat depuis des siècles dans leur champ clos. Le texte oppose très clairement les écoles et le public, le monopole des écoles à l’intérêt des hommes, les subtiles spéculations à l’intelligence ordinaire. La métaphysique spéculative, même si elle pouvait avoir un résultat, ne sert absolument à rien, elle est sans influence sur la conviction des hommes, sans impact sur leur croyance.
Kant prend à témoin le lecteur et à travers lui les partisans les plus acharnés du dogmatisme métaphysique, et lui demande si tous les arguments apportés par celui-ci, à supposer même qu’ils soient bien fondés ont eu la moindre influence sur ce que croient les hommes. Il le renvoie rapidement à trois preuves, celles de la permanence de l’âme, de la liberté du vouloir, et de l’existence de Dieu, simplement pour en dire que, quelle que soit la volonté de leurs auteurs de les faire connaître, elles n’ont jamais dépassé le stade de la confidentialité. Si les hommes croient à l’immortalité de leur âme, ce n’est pas parce qu’ils savent que c’est une substance simple et que ce qui est simple est indestructible. S’ils croient à la liberté de leur volonté, ce n’est pas parce qu’ils savent distinguer des nécessités pratiques objectives dans lesquelles règne l’universel mécanisme, les nécessités pratiques subjectives où se rencontre un inconditionné. S’ils croient en Dieu enfin, ce n’est pas parce qu’ils savent que l’enchaînement des causes et des effets reste en lui-même contingent, s’il n’est pas rattaché à un premier moteur. Les arguments des métaphysiciens n’ont jamais rien fait ni pour ni contre la croyance des hommes. Leurs spéculations sont trop subtiles.
Sans doute beaucoup moins subtiles, quelques considérations naïves les convainquent d’autant mieux de ce dont ils doivent être convaincus afin que la religion soit possible. Ainsi c’est seulement parce qu’ils ne peuvent être satisfaits par rien de temporel, parce qu’ils se projettent toujours au-delà des limites de leur existence qu’ils croient à la vie future que leur promettent les Evangiles. C’est parce qu’ils vivent cruellement le conflit entre leurs désirs et les devoirs qu’ils se croient libres. C’est parce que la nature leur paraît ordonnée, belle, et bien faite qu’ils l’imaginent créée par l’intelligence suprême dont leur parle la Genèse. Est-ce que ces maigres et pauvres idées ne suffisent pas au point de vue moral ? Il sera bon que les métaphysiciens renoncent aux arguments que les hommes ne comprennent pas et qu’ils redéploient leurs efforts sur la culture (Kultur) de ceux qu’ils comprennent. Le rôle des métaphysiciens, et en particulier des théologiens, car, on le voit bien, il n’est pas ici question de cosmologie rationnelle et il n’est question de psychologie rationnelle que pour autant que cela serve la religion, est de prendre soin des germes de foi qu’ils rencontrent dans l’âme de tout homme, de les arroser dans les quantités convenables, de les conserver à la température idoine, de les émonder la saison venue, de les fumer comme il faut et... d’en recueillir les fruits. Même s’il n’y a pas en allemand le rapport qui existe en français entre culture et agriculture, la métaphore de ce type de travail reste aussi pertinente qu’une autre, lorsqu’il s’agit de comprendre quelle est la tâche qui revient aux métaphysiciens. Leur domaine reste intact après la Critique kantienne, il gagne même en considération du fait que leurs spéculations rejoignent l’imagination des braves gens.
La seconde édition a été publiée peu de temps avant la Critique de la raison pratique. Cette nouvelle préface tient donc compte de l’avancement de la réflexion de l’auteur sur les questions auxquelles il fait allusion dans ce passage et qui font justement l’objet de la seconde Critique. Il ne me semble pas trop hardi de penser que si le projet global de l’auteur n’était pas encore très précisément orienté en 1781 vers la défense de la foi chrétienne, en 1787 au contraire le bénéfice que cette dernière peut recevoir de l’Idéalisme transcendantal lui apparaît très clairement. Il réécrit partiellement, mais fondamentalement, les pages qui en constituent l’exposé dans l’Esthétique transcendantale et il remplace la préface originale par celle qu’on a sous les yeux. La distinction entre le phénomène et la chose en soi y joue un rôle essentiel (dans les pages 20-24), tandis qu’elle était purement et simplement absente de la première édition. Le passage qui pourrait être équivalent (il se situe page 7) ne comporte rien de semblable à cette opposition ni a fortiori aucune allusion à une transformation des objets transcendants de la raison en postulats de la raison pratique. Dans l’intervalle il est donc apparu à Kant que le travail déjà publié conduisait vers un but, qui n’était peut-être pas initialement poursuivi, mais qui, plus que toute autre considération, lui donnait la portée positive qui lui manquait. C’est maintenant qu’il se flatte sereinement que l’utilité négative de la Critique devient positive (page 22). Le remaniement de la Critique de la raison pure en 1787 en fait donc de son propre aveu (page 22 encore) une œuvre de police : " dénier cette utilité positive à ce service que nous rend la Critique équivaudrait à dire que la police n'a pas d'utilité positive, parce que sa fonction principale n'est que de fermer la porte à la violence que les citoyens peuvent craindre les uns des autres, pour que chacun puisse faire ses affaires en toute sécurité et tranquillité " (Diesem Dienste der Kritik den positiven Nutzen abzusprechen, wäre ebensoviel, als sagen, dass Polizei keinen positiven Nutzen schaffe, weil ihr Hauptgeschäfte doch nur ist, der Gewalttätigkeit, welche Bürger von Bürgern zu besorgen haben, einen Riegel vorzuschieben, damit ein jeder seine Angelegenheit ruhig und sicher treiben könne). Elle remet la tâche de la métaphysique à la seconde Critique, qui n’est elle-même qu’une propédeutique à la théologie. La Critique de la raison pure est finalement un ouvrage bien conforme à la tradition chrétienne médiévale, qui fait de la philosophie la servante de la théologie.
Annexe 2 : survol de la dialectique transcendantale
la Critique de la raison pure, P.U.F., pp. 251-485
Les limites de la raison
(Ce qui suit ne comporte aucune explication, mais constitue seulement un résumé de la Dialectique transcendantale)
On nomme transcendantale une
connaissance a priori par laquelle nous connaissons que et comment certaines
représentations (intuitions ou concepts) sont appliquées ou possibles
simplement a priori. Transcendantal veut dire possibilité ou usage a priori de
la connaissance (PUF, p. 79).
Dialectique : logique de l'apparence (p. 251).
L'apparence transcendantale influe
sur des principes dont l'usage n'est jamais appliqué à l'expérience – auquel
cas nous aurions au moins une pierre de touche pour vérifier leur valeur –
mais, malgré tous les avertissements de la critique, nous entraîne nous-mêmes
tout à fait en dehors de l'usage empirique des catégories et nous abuse avec
l'illusion d'une extension de l'entendement pur.
L'apparence transcendantale ne cesse
pas après qu'on l'a découverte.
Nous avons nommé catégories les
concepts de l'entendement pur, nous désignerons sous un nom nouveau les
concepts de la raison pure : nous les appellerons idées transcendantales (p.
262).
J'entends par idée un concept
rationnel nécessaire auquel nul objet qui lui corresponde ne peut être donné
dans les sens (p. 270).
On peut diviser toutes les idées transcendantales en trois classes :
1- la première contient l'unité
absolue du sujet pensant --> psychologie :
je conclus du concept transcendantal
du sujet, qui ne renferme aucun divers, à l'unité absolue de ce sujet lui-même,
dont je n'ai de cette manière absolument aucun concept --> paralogisme.
2- la deuxième contient l'unité
absolue de la série des conditions des phénomènes --> cosmologie :
je conclus d'un concept en soi
contradictoire de l'unité synthétique inconditionnée d'un côté de la série, à
la légitimité de l'unité du côté opposé, dont je n'ai cependant même pas un
concept --> antinomie.
3- la troisième contient l'unité
absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général -->
théologie :
je conclus de la totalité des
conditions nécessaires pour concevoir des objets en général, en tant qu'ils
peuvent nous être donnés, à l'unité synthétique absolue de toutes les
conditions de la possibilité des choses en général --> idéal.
Des paralogismes
1° l'âme est une substance : paralogisme de
la substantialité ;
2° l'âme est simple : paralogisme de
la simplicité ;
3° l'âme est unique : paralogisme de
la personnalité ;
4° l'âme est en rapport avec des
objets possibles : paralogisme de l'idéalité du rapport extérieur.
Le je pense est le texte unique de la psychologie rationnelle, celui d'où elle doit tirer toute sa science (p. 279).
Le procédé de la psychologie
rationnelle est dominé par un paralogisme qui est représenté par le syllogisme
suivant (p. 290) :
– ce qui ne peut être conçu autrement
que comme sujet n'existe aussi que comme sujet et est par conséquent
substance ;
– or un être pensant considéré
simplement comme tel ne peut être conçu
que comme sujet ;
– donc il n'existe aussi que comme
tel, c'est-à-dire comme substance.
*Dans la majeure il est question d'un
être, qui en général peut être conçu sous tous les rapports, et par conséquent
tel qu'il peut être donné dans l'intuition.
Mais dans la mineure, il n'est
question du même être qu'autant qu'il se considère lui-même comme sujet
seulement par rapport à la pensée et à l'unité de la conscience, mais non pas
en même temps par rapport à l'intuition, par laquelle il est donné comme objet
à la pensée.
*La pensée est prise dans les deux
prémisses en des sens totalement différents.
Dans la majeure elle s'applique un
objet en général (et tel par suite qu'il peut être donné dans l'intuition).
Dans la mineure elle n'envisage cet
objet que dans son rapport à la conscience de soi, et il n'y a donc plus ici
d'objet conçu, mais on se borne à se représenter le rapport à soi comme un
sujet (à titre de forme de la pensée).
*Dans la première il est question des
choses qui ne peuvent être conçues que comme sujets ;
dans la seconde il s'agit non plus
des choses, mais de la pensée (parce qu'on fait abstraction de tout objet) dans
laquelle le moi sert toujours de sujet à la conscience.
Aussi ne peut-on pas en déduire cette conclusion : je ne peux exister autrement que comme sujet, mais seulement celle-ci : je ne puis dans la pensée de mon existence me servir de moi que comme d'un sujet du jugement, ce qui est une proposition identique et n'exprime absolument rien sur le mode de mon existence.
Des antinomies
il n'y a que quatre idées cosmologiques, suivant les quatre titres des catégories (p. 332). D'où les quatre antinomies :
1° le monde a un commencement dans le
temps et il est aussi limité dans l'espace ;
le monde n'a ni commencement dans le
temps, ni limite dans l'espace, mais il est infini aussi bien dans le temps que
dans l'espace.
2° toute substance composée dans le
monde se compose de parties simples et il n'existe absolument rien que le
simple ou ce qui en est composé ;
aucune chose composée dans le monde
n'est formée de parties simples, et il n'existe rien de simple dans le monde.
3° la causalité selon les lois de la
nature n'est pas la seule dont puissent être dérivés tous les phénomènes du
monde : il est encore nécessaire d'admettre une causalité libre pour
l'explication de ces phénomènes ;
il n'y a pas de liberté, mais tout
arrive dans le monde uniquement suivant des lois de la nature.
4° le monde implique quelque chose
qui, soit comme sa partie, soit comme sa cause, est un être absolument
nécessaire ;
il n'existe nulle part aucun être
absolument nécessaire, ni dans le monde ni hors du monde, comme en étant la
cause.
Cette antithétique expose le conflit entre des connaissances dogmatiques en apparence, sans que l’on attribue plus à l’une qu’à l’autre un titre plus parfait à notre approbation (p. 335).
De idéal
idée d'un tout de la réalité (p. 417) :
il n'y a par la raison spéculative
que trois preuves possibles de l'existence de Dieu :
– ou bien toutes les voies, que l'on
a tentées dans ce but, partent de l'expérience déterminée et de la nature
particulière de notre monde sensible que l'expérience nous fait connaître, et
s'élèvent de là, suivant les lois de la causalité, jusqu'à la cause suprême
résidant hors du monde : preuve physico-théologique ;
– ou bien elles ne prennent pour
point de départ empirique qu'une expérience indéterminée, c'est-à-dire une
existence quelconque : preuve cosmologique ;
– ou bien enfin elles font
abstraction de toute expérience et concluent tout à fait a priori de simples
concepts à l'existence d'une cause suprême : preuve ontologique.
De l'impossibilité d'une preuve ontologique
On a de tout temps parlé d'un être
absolument nécessaire. C'est quelque chose dont la non-existence est
impossible. Mais qu'est-ce qui rend impossible de regarder sa non-existence comme
inconcevable ?
Après s'être fait d'une chose un
concept a priori agencé de telle façon que de l'avis commun l'existence
rentrait dans sa compréhension, on a cru pouvoir en conclure sûrement que,
puisque l'existence appartient nécessairement à l'objet de ce concept, son
existence est aussi posée nécessairement.
Si d'un triangle on supprime
l'existence, on supprime alors la chose même avec tous ses prédicats. Où y
a-t-il alors contradiction ? Il n'y a rien extérieurement avec quoi il
puisse y avoir contradiction, car la chose ne doit pas être extérieurement
nécessaire ; mais il n'y a rien non plus intérieurement, car en supprimant
la chose elle-même on a supprimé en même temps ce qui lui est intérieur. Si je
supprime le prédicat d'un jugement en même temps que le sujet, il n'en peut
jamais résulter de contradiction interne, quel que soit ce prédicat.
Telle chose existe : cette
proposition est-elle analytique ou synthétique ? Si elle est analytique,
par l'existence de la chose vous n'ajoutez rien à votre pensée, et alors de
deux choses l'une : ou la pensée qui est en vous doit être la chose même,
ou bien vous avez supposé une existence comme faisant partie de la possibilité,
et alors l'existence est soi-disant conclue de la possibilité interne, ce qui
n'est qu'une misérable tautologie.
Le réel ne contient rien de plus que
le simple possible. Cent thalers réels ne contiennent rien de plus que cent
thalers possibles. Mais je suis plus riche avec cent thalers réels, qu'avec
leur simple concept.
De l'impossibilité d'une preuve cosmologique
Si quelque objet existe, il faut
aussi qu'existe un être absolument nécessaire. Or j'existe. Donc il existe un
objet absolument nécessaire (preuve a contingentia mundi).
Pour se donner un fondement solide
cette preuve s'appuie sur l'expérience et se donne ainsi l'apparence de
différer de l'argument ontologique, qui met toute sa confiance en de simples
concepts purs a priori. Mais la preuve cosmologique ne se sert de cette
expérience que pour faire un seul pas, c'est-à-dire pour s'élever à l'existence
d'un être nécessaire en général. L' argument empirique ne peut rien apprendre
concernant les attributs de cet être, et alors la raison prend tout à fait
congé de lui et introduit l'argument ontologique dans la preuve cosmologique.
De l'impossibilité d'une preuve physico-théologique
Si donc ni le concept de choses en
général, ni l'expérience de quelque expérience en général ne peuvent donner ce
qui est requis, il ne reste plus qu'un moyen : c'est de chercher si une
expérience déterminée ne fournit pas une preuve. [Mais comment une expérience
pourrait-elle être donnée qui soit adéquate à une idée ? C'est précisément
le propre d'une idée qu'une expérience ne puisse jamais lui être adéquate].
1° il y a partout des signes évidents d'un ordre,
2° cet ordre n'est pas inhérent aux choses du monde,
3° il existe donc une cause du monde, féconde, intelligente et libre,
4° comme les parties du monde sont celles d'une œuvre d'art, l'auteur en est unique.
Cette preuve pourrait tout au plus démontrer un architecte mais non un créateur.
Le concept d'une cause doit nous en
faire connaître quelque chose d'entièrement déterminé. Or dès qu'il y est
question de la grandeur d'une chose en général, il n'y a de concept déterminé
que celui qui comprend toute la perfection possible. Or la théologie physique
ne peut pas donner ce concept. La preuve physico-théologique se tire de son
mauvais pas en en appelant à la contingence du monde... Qui elle-même en
appelle à la preuve ontologique... Qui est sans valeur.
II - DE L’IDEALISME TRANSCENDANTAL AU DIEU CREATEUR
1 l’Idéalisme transcendantal ferme la porte à l’absurde spinozisme
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 107-108
L’Idéalisme transcendantal, en séparant des choses en soi l’espace et le temps, permet de penser à la fois le déterminisme dans les phénomènes et la liberté des choses en soi. Il cantonne aux phénomènes, au monde phénoménal, la validité du déterminisme. Il préserve la possibilité de penser qu’au niveau des choses en soi la liberté n’est pas un vain mot. Dieu en effet n’est pas soumis à l’espace et au temps. Il ne crée pas dans l’espace et le temps. Il peut donc bien être l’auteur de toutes choses sans que cependant cela implique que toutes choses soient déterminées (c'est à dire soient dans l’espace et le temps). En même temps que dans l’ordre phénoménal mon action s’inscrit dans une chaîne causale qui n’autorise aucun commencement absolu, dans l’ordre des choses en soi rien ne me contraint d’admettre qu’il en soit ainsi. La liberté ne peut pas être sauvée, si l’on ne distingue pas le phénomène de la chose en soi.
L’Idéalisme transcendantal permet d’éviter le " fatalisme " ( ?) d’une part, et de l’autre les difficultés du créationnisme ordinaire. D’une part en effet si l’espace et le temps sont des déterminations des choses en soi, celles-ci sont soumises sans exception à l’enchaînement causal. Et d’autre part, si l’on admet que seules les créatures sont soumises à l’espace et au temps mais que le Créateur ne l’est pas, on est incapable de fonder cette distinction. Plus grave encore on est incapable d’exprimer comment la création échappe au temps. Il faut sauvegarder l’infinité, l’éternité et la liberté (c'est à dire le libre arbitre) de Dieu. L’alternative proposée par Kant est donc claire : " c’est moi ou le spinozisme ". Ce dernier est en effet plus cohérent que le créationnisme ordinaire, qu'il met hors jeu. Le concept de liberté est lié à celui de création. En vérité ils sont aussi inintelligibles l’un que l’autre, puisque seul ce qui relève du plan phénoménal peut être compris, tandis que ce qui est chose en soi ne peut être que pensé. C’est à dire postulé.
Le rôle de la Critique de la raison pure a été de préparer le terrain à la Critique de la raison pratique. L’espace et le temps, de formes pures de l’intuition (ce qui n’excluait nullement qu’ils fussent des concepts purs) sont devenus des intuitions pures (dans l’Esthétique transcendantale). Il a fallu par suite admettre qu’ils ne relèvent pas de l’entendement, lequel n’est pas originaire. De là découlait que ce qui apparaît à la fois apparaît dans l’espace et le temps et n’est pas, en soi, tel qu’il apparaît. Cette distinction de l’ordre du phénoménal et de l’ordre de l’en soi donne la possibilité de penser, c'est à dire de postuler, un autre entendement qui à la fois est originaire, c'est à dire créateur, et extérieur à l’espace et au temps. La p. 107 de la Critique de la raison pratique montre à quoi visait tout ce cheminement : à résoudre, verbalement, la difficulté à laquelle se heurte la théorie créationniste et qui la rendait incapable de résister à Spinoza. L’Idéalisme transcendantal vise à lui donner les moyens d’y résister.
Quelle connaissance Kant a-t-il de Spinoza ? Il affirme que chez son adversaire l’espace et le temps sont des déterminations essentielles de l’être primitif. Cette proposition est inexacte. A l’être primitif appartiennent l’infinité et l’éternité, non d’ailleurs en tant qu’attributs, mais comme implications de la notion même d’être : " Dans l’être il n’y a ni quand, ni avant, ni après ". Kant, comme tous ceux qui croient à un Dieu transcendant, ignore ce qu’est l’éternité et ce qu’est l’infini. Il ne voit en elles que le prolongement indéfini. Il n’a donc pas même assimilé Descartes. Chez Spinoza Dieu est étendue autant que pensée. Mais l’étendue n’est pas l’espace, qui est composé de parties finies, qui est un produit de l’imagination et non de l’entendement.
Il affirme en outre que chez son adversaire les choses qui dépendent de l’être primitif en sont des accidents. C’est encore inexact. Il n’y a pas d’accident dans la philosophie de Spinoza. Dieu est cause de toute chose. Mais en quel sens en est-il cause ? Il n’y a de déterminisme à proprement parler qu’entre les modes. Quant au rapport des modes avec Dieu, il faut dire que toute chose est en Dieu (et est conçue par Dieu), c’est à dire qu’elle exprime l’être. Dieu n’est pas la cause éloignée des choses qui sont en lui.
" L’absurdité de l’idée fondamentale du spinozisme " est celle d’un Dieu-étendue, d’un Dieu qui s’exprime dans les choses, dans toute chose. Mais cette idée n’est absurde que si elle est interprétée comme elle l'est par Kant, c’est à dire si on la transforme en un Dieu spatial (au-delà de toute limite) et durable (au-delà de toute limite). Alors Dieu est dans l’arbre et dans la fleur et aussi dans le poil et l’excrément. C’est ce qu’on résume sous le nom de panthéisme. On ne distingue pas natura naturans et natura naturata. Dans le spinozisme en effet l’homme cesse d’être une substance (créée) pour être un mode (plus exactement un groupement de modes) de Dieu, comme la fleur et l’excrément. Kant reproche à Spinoza de n’avoir pas reconnu en l’homme une substance, mais c’est aussi sur ce point qu’il reconnaît à Spinoza plus de cohérence qu’au créationnisme, puisqu’au moins si l’espace et le temps étaient des déterminations essentielles de l’être, cet auteur en tire logiquement la conclusion qu’il n’y aurait pas de liberté (entendue au sens de libre arbitre).
Importe-t-il que Kant se trompe sur Spinoza, cela affaiblit-il la conclusion de son raisonnement ? Peu importe que les modes soient causés par d’autres modes et non par la substance, au sens où causer est déterminer mécaniquement. Dans la vraie philosophie de Spinoza comme dans l’interprétation très inexacte qui en est donnée par Kant les hommes sont incapables d’un commencement absolu. Et c’est en cela que Spinoza constitue l’alternative au créationnisme ordinaire, dès lors que l’on conçoit que toutes choses sont déterminées dans l’espace et le temps. On ne peut en effet conserver le libre arbitre que si l’on extrait la chose en soi (et en l’occurrence le noumène) des conditions d’espace et de temps.
La philosophie de Kant, sous le titre de Critique, dégage les conditions sous lesquelles il est possible de continuer à penser la création : il y faut l’Idéalisme transcendantal. C’est donc plutôt celui-ci qui doit servir à désigner la philosophie de Kant, la Critique n’en étant que le moyen. Cependant lui-même à son tour est au service d’une autre fin, par laquelle il serait plus juste de désigner la philosophie de l’auteur. Celle-ci en l’occurrence est une théologie créationniste qui se distingue des autres en faisant de Dieu et des hommes des noumènes. On pourrait la nommer une théologie nouménale. Aussi longtemps en effet que la physique ne se développe pas comme science, c’est à dire jusqu’à Galilée, la théologie n’est nullement embarrassée à déclarer que Dieu a créé l’homme libre. " Toutes les créatures, écrit St Thomas d’Aquin, participent de la loi éternelle, mais la créature raisonnable participe de la raison éternelle, parce que sa subordination à la Providence est plus excellente (que celle des autres créatures) : elle discerne le bien et le mal et ainsi la fin à laquelle elle se soumet n’est pas seulement une fin propre, c’est aussi une fin légitime " (Somme théologique, Ia, IIae, Qu 91). On laissera de côté la question de savoir si la fin précède la loi ou si la loi précède la fin, si la volonté est hétéronome ou si elle est autonome, si Dieu est législateur ou s’il ne l’est pas.
Par contre dès lors que la physique se développe en se fondant sur le principe du déterminisme, on voit bien que la théologie rencontre une difficulté. Comment tenir les hommes pour responsables de leurs actes, comment leur en imputer le bien et le mal, si tout ce qui se produit dans la nature est l’effet d’une cause ? Parce qu’on ne peut soutenir à la fois le déterminisme et son contraire, parce que la liberté ne saurait être trouvée dans la suspension miraculeuse des rapports de cause à effet, il faut donner de la liberté une autre définition que l’indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature et, au minimum, reconnaître que dans l’ordre naturel des choses l’enchaînement déterministe est sans faille. C’est ce que fait Spinoza. Les hommes ne sont que des groupements de modes, et en tant que tels leurs actes sont entièrement déterminés. On laissera de côté la question de savoir quel sens revêt dans sa philosophie la notion de liberté.
Quoiqu’il en soit, la notion de création n’en a plus : ou bien dans les relations entre les modes il faut admettre que tout ce qui existe est déterminé à exister, ou bien dans les relations des modes à la substance (c’est à dire à l’être) il faut reconnaître que celle-ci est cause immanente de ceux-là, lesquels inversement suivent de sa nature. C’en est donc fini de la théologie. Dieu n’est plus transcendant, il n’a plus ni volonté ni entendement et, comble de scandale, l’étendue ne répugne pas plus à sa nature que la pensée. L’émergence du déterminisme a-t-elle sonné le glas de la théologie ? On peut bien imaginer que les théologiens ne s’y sont pas résignés. Mais il ne leur a pas suffi de maudire Spinoza pour avoir tiré les conséquences philosophiques de la physique galiléenne.
Moïse Mendelssohn, sans aucun doute un représentant qualifié de la théologie juive, a tenté de distinguer l’être infini des êtres finis, ces derniers seuls étant, selon lui, dans l’espace et dans le temps. Mais cette tentative est inconséquente. En effet, bien que situé par lui hors de l’espace et du temps, le Dieu, créateur parce qu’il n’est ni dans l’espace ni dans le temps, devra cependant, en tant que cause, déterminer toute chose dans l’espace et le temps. Comment peut-il ne pas y perdre son infinité et son éternité ?
Dans leur correspondance Leibniz et Newton (son porte-plume Clarke) discutaient de la question de savoir pourquoi Dieu n’avait pas créé le monde cinq minutes plus tôt ou plus tard, ou pourquoi il n’avait pas mis l’est en ouest et réciproquement. Leibniz, qui ne trouve aucune raison suffisante pour empêcher ces bouleversements, en tire argument pour affirmer que l’espace et le temps ne sont pas réels, mais sont seulement des ordres. Newton s’oppose à cette thèse en observant que les relations d’ordre (arithmétiques, géométriques) peuvent bien rester inchangées dans les bouleversements, mais qu’il n’en peut aller de même des relations physiques. Mais, si opposées qu’elles soient, leurs thèses respectives impliquent un Dieu qui s’investit dans l’espace et le temps et s’y empêtre.
L’astuce de Mendelssohn ne donne pas au créationnisme plus de solidité que ne lui en confère la théologie traditionnelle. Afin de sauver le créationnisme de la critique spinoziste, il faut un autre effort ! Ce n’est pas entre l’être infini et les êtres finis qu’il faut faire passer la ligne de démarcation, mais dans les êtres finis eux-mêmes. Il faut admettre que le déterminisme n’est qu’un produit de leur représentation, et en particulier de celle qu’ils ont d’eux-mêmes et que ce qu’ils sont en soi, en dehors de cette représentation, n’est nullement déterminé. Il faut admettre aussi qu’alors même que la création est incompatible avec ce qu’ils sont dans leur représentation, c’est en tant que choses en soi qu’ils sont créés et que la création est l’acte de l’être infini, en dehors de l’espace et du temps, produisant l’existence en dehors de l’espace et du temps d’êtres qui, quoique finis, sont néanmoins en soi autre chose que des êtres sensibles donc soumis aux conditions de l’espace et du temps. Il y a de quoi se demander si l’Idéalisme transcendantal contrairement aux apparences imposées par les dates de publication n’a pas été produit par Kant d’abord afin de résoudre ce problème relatif à la raison pratique. L’enjeu de l’explication des mathématiques prétendues pures est bien léger par rapport à celui de l’explication de la création.
Quelle que soit la réponse à la question de sa première finalité, l’Idéalisme transcendantal, permet ici de distinguer non seulement les phénomènes des choses en soi (comme dans la Critique de la raison pure) mais les phénomènes des noumènes et, comme ensemble des uns et des autres respectivement, un monde sensible où règne le déterminisme d’un monde intelligible où règne la liberté. Dans ce dernier Dieu crée librement et parmi ses créatures, à côté de celles qui ne sont jamais que des choses (et dont on ignore ce qu’en soi, en dehors de l’espace et du temps, elles peuvent être) il y a celles qui quoique créées sont cependant des substances, c’est à dire agissent ex nihilo (alors même que dans le monde phénoménal leurs actes apparaîtront toujours déterminés).
L’astuce de Kant vaut-elle plus que celle de Mendelssohn ? On peut mesurer leur valeur respective à l’honnêteté plus ou moins grande dont elles font preuve à l’égard de la philosophie de Spinoza. Au moins Mendelssohn évite-t-il cette contrevérité qui consiste à prétendre que l’espace et le temps sont chez cet auteur des déterminations essentielles de l’être primitif. Dans la philosophie de Spinoza l’éternité n’a rien à voir avec le temps, ni l’infini avec le fini (l’étendue divine avec l’étendue géométrique). Il est plus facile de traiter le spinozisme d’absurde quand on le calomnie que quand on l’étudie attentivement. Mendelssohn tente l’absurdité consistant à prétendre concilier la grandeur du Dieu de Spinoza avec la thèse créationniste. Kant persévère dans l’imagination d’un Dieu transcendant, doué d’entendement et de volonté, juge et bienfaisant, bref conforme à la tradition théologique, à ceci près qu’il n’est pas législateur. Les difficultés auxquelles il s’expose par là ne sont pas moindres que celles qu’il relève chez Mendelssohn. La théologie traditionnelle (juive et chrétienne), bien qu’elle veuille l’homme libre (c’est à dire substance), en fait une créature. Alors, si les déterminations de ses actes sont des déterminations de la chose en soi, même si les causes prochaines sont intérieures, la cause dernière est en Dieu et l’homme n’est pas libre.
L’idée de Mendelssohn est de tirer, pour ce qui concerne l’homme mais pas pour ce qui concerne Dieu, les conséquences de la théorie mécanique. L’homme, et en général les créatures finies, sont dans le temps et l’espace ; à ce titre ils sont soumis au déterminisme. Mais Dieu leur créateur, être infini, ne l’est pas. S’il renonce à sauver la liberté de l’homme, son objectif est de sauvegarder celle de Dieu. La conception qui fait de la création une décision arbitraire, une décision qui aurait pu n’être pas prise, ou qui aurait pu être différente, effectuée dans d’autres conditions, etc. est le noyau auquel la théologie ne saurait renoncer. Dieu doit être libre au sens où un despote est libre, sinon il n’y a plus de création, c’en est fini du judaïsme et du christianisme. Dieu, donc, est hors du temps. En ce sens Mendelssohn retient du spinozisme que l’éternité est autre chose que le temps. Mais Dieu est cause de l’existence dans le temps des êtres finis sans pouvoir cependant être cause du temps, puisque celui-ci est condition a priori de l’existence de ceux-là. Ainsi le temps conditionne la causalité divine. Comment celle-ci peut-elle alors être libre ? Dieu perdrait sa liberté et son infinité en créant.
Afin de sauver la liberté de Dieu il ne suffit donc pas de faire du temps une condition de l’existence des choses. Il faut en faire une condition de leur connaissance. C’est ce que fait l’Idéalisme transcendantal, qui du même coup sauve aussi la liberté des hommes. Dans un système idéologique cohérent, illustré par exemple par St Thomas d’Aquin, la mécanique en s’imposant comme une vérité incontournable, dont ce système devait tenir compte, introduisait une contradiction. A partir de là deux voies complètement opposées pouvaient s’ouvrir. La première consistait à abandonner le système théologique et à développer la pensée du déterminisme. C’est cette voie que Kant qualifie d’absurde sans qu’on sache si ce qui lui vaut ce jugement c’est l’abandon de la création (pour un Dieu conçu comme cause immanente) ou celui de la liberté humaine au sens de libre arbitre (les hommes ne sont plus des substances créées). Quoi qu’il en soit la deuxième voie est une entreprise de sauvetage du système en y minimisant l’impact de la mécanique. Soit en en circonscrivant la portée aux êtres finis ; mais alors outre qu’on y perd la liberté humaine on ne parvient même pas à sauver celle de Dieu. Soit, et c’est le seul moyen de s’opposer efficacement à Spinoza, en la rejetant du monde des choses en soi pour en faire une apparence. Une apparence certes inévitable (Erscheinung) et non pas purement illusoire (Schein) parce qu’elle appartient à la représentation des êtres sensibles, mais enfin un effet de la subjectivité de leur représentation. C’est cela que Kant trouve moins absurde que la philosophie de Spinoza !
Non seulement le prix que cette solution donne à payer dans la théorie de la connaissance est incroyablement élevé, mais la satisfaction qu’on peut en tirer sur le plan moral est pour le moins douteuse. " J’ai dû substituer la croyance au savoir ". En effet tandis que St Thomas d'Aquin savait qu’il était libre, Kant le croit. On pourra le féliciter d’avoir reconnu que c’était le postulat de la moralité, mais ça n’est rien d’autre qu’un lieu commun de la philosophie. Faudra-t-il cependant se réjouir des deux autres postulats ? Celui de l’immortalité de l’âme est censé résoudre le problème de l’exigence de sainteté de la loi morale. Il faut à la créature une durée s’étendant à l’infini pour parvenir à la sainteté. Outre qu’une durée (qui s’étend) ne peut être qu’indéfinie, et ne peut parvenir à aucun terme et que par conséquent la sainteté ne sera par cette voie jamais atteinte (Kant confond infini et indéfini, éternel et immortel), il s’instaure ici une succession entre le monde sensible (où les hommes sont déterminés) et le monde intelligible (où ils sont des créatures libres) qui est particulièrement confuse : à la fois l’être phénoménal cesse d’être une apparence pour devenir une première étape et l’être nouménal connaît le temps, ne serait-ce que sous la forme d’une durée s’étendant à l’infini, dans laquelle il produit ses actions. Ou alors l’immortalité de l’âme, après la mort du corps, être sensible et phénoménal, appartient encore au monde sensible et il y a une âme sensible à côté de l’âme intelligible !
Concernant le postulat de l’existence de Dieu il est censé résoudre le problème du lien entre la vertu et le bonheur. En posant l’antinomie de la raison pratique Kant définit le bonheur comme l’objet du vouloir parfait d’un être raisonnable (p. 119), définition qu’il confirme lors de l’examen de ce postulat en faisant du bonheur " l’état dans le monde d’un être raisonnable à qui dans le cours de son existence tout arrive suivant son souhait et sa volonté " (p. 134). Outre que cette définition n’a rien à voir avec ce que chacun reconnaît sous le nom de bonheur, puisqu’il ne peut s’agir ici que de l’inscription de la sainteté dans l’ordre de la nature, il s’instaure une simultanéité entre cet ordre et le Royaume de Dieu qui est fort confuse. Car l’être phénoménal cesse d’être une apparence pour devenir la réalité qui doit exprimer la loi morale en plus des lois de la nature, et l’être nouménal cesse d’être en soi, hors de la représentation, pour apparaître dans l’espace et le temps. La religion chrétienne a certes ses mystères, mais la philosophie s’arrête lorsqu’on les admet. En l’occurrence l’être humain est heureux en même temps qu’il ne l’est pas !
2 la connaissance de la loi morale doit précéder la détermination du concept du bien
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 65-66
Dans les recherches morales la méthode à suivre est différente de celle qu’on emploie dans toute autre connaissance ; elle est même son inverse et cela exige une explication. Dans tout autre domaine on détermine d’abord l’objet de la connaissance et c’est ensuite seulement qu’on recherche les lois auxquelles il est soumis. Effectivement une quelconque science de la nature fixe en premier lieu ce qui va constituer sa matière, par exemple les astres pour l’astronomie, et ne parvient qu’ensuite, quelquefois longtemps après, à en définir les lois, comme l’héliocentrisme copernicien, les lois de Kepler, etc. C’est en outre sur ce modèle que dans la Critique de la raison pure l’Analytique des concepts précède l’Analytique des principes, parce qu’il faut établir d’abord le tableau des catégories et identifier celles de la quantité, de la qualité, de la relation et de la modalité avant de passer à la distinction des axiomes de l’intuition, des anticipations de la perception, des analogies de l’expérience et des postulats de la pensée empirique en général. La Critique de la raison pratique au contraire doit déterminer d’abord la loi morale et c’est ensuite seulement qu’elle peut rechercher ce qu’est son objet, le bien. Par conséquent dans l’Analytique de la raison pratique le chapitre premier porte sur les principes, et c’est le second qui porte sur l’objet et détermine son concept. Mais ce nécessaire renversement de la méthode de recherche n’a été aperçu par personne avant Kant et tous les auteurs des siècles précédents ont fixé le concept du bien avant de déterminer la loi morale, qui d’ailleurs ne pouvait plus demander rien d’autre que de viser le bien et de fuir le mal définis en dehors d’elle. Or l’inconvénient rédhibitoire de cette méthode est qu’elle excluait absolument que la loi morale fût a priori.
Avant même cependant d’expliquer ce point capital il faut remarquer qu’il y a déjà une bonne raison de procéder autrement que ne l’ont fait les Anciens. Il y a en effet une règle de prudence, de saine méthode, à observer dans toute recherche, qui est de n’exclure à l’avance aucune hypothèse, de ne fermer la porte à aucune. Il faut mener la recherche morale en préservant les possibilités d’y découvrir des principes déterminants purs a priori aussi bien que celle de ne leur trouver que des principes empiriques. Cherchant donc à déterminer ce qu’est la loi morale, il importe de préserver, au moins dans un premier temps, l’hypothèse d’une loi pure a priori. Si elle ne pouvait être examinée, le choix de l’hypothèse opposée, celle qui attribue à la moralité de simples principes empiriques, serait complètement gratuit. Cette réserve va évidemment contre l’apparence (Anschein) et c’est pourquoi elle peut être dite paradoxale. Au jugement de tous ceux qui ont précédé Kant c’est l’objet qui fonde la loi et il faut donc pour commencer en définir le concept. Or si la démarche va du concept du bien aux lois de la volonté, elle exclut forcément l’hypothèse d’une loi pure pratique. Faisant ainsi de l’expérience le juge du bien et du mal, elle condamne à faire du plaisir et de la peine le critère du bien et du mal.
A supposer en effet qu’on adopte en matière de morale la démarche scientifique ordinaire, qui est de partir du concept, en l’occurrence celui du bien, dans le dessein d’en dériver les lois, à supposer par exemple qu’on fasse de la volonté de Dieu le concept du bien, c’est une hypothèse qui ne mange pas de pain, semble-t-il. Et pourtant en faisant de la volonté de Dieu l’unique règle susceptible de déterminer la mise en œuvre de ma volonté, si supérieur et si transcendant que soit le concept que je me fais de Dieu, il reste que sa volonté ne m’est pas connue a priori. Même relativement à Moïse sur le mont Sinaï les commandements de Dieu sont a posteriori. Si Dieu arrivé à la fin de sa liste lui ordonnait soudain de changer tel article en un autre, que pourrait lui objecter le chef des Juifs ? Mais il faut se demander réciproquement ce qui le détermine à obéir à la volonté de Dieu. Il n’obéit pas parce qu’elle est la volonté de Dieu, mais parce que la volonté de Dieu lui paraît devoir être respectée. Autrement dit le fondement de son obéissance est dans l’accord de l’objet avec le sentiment empirique qu’il a du bien et du mal, lequel sentiment empirique n’est autre que le plaisir et la peine.
Sur quoi se règle Abraham lorsque pour obéir à Dieu il est prêt à lui sacrifier son fils bien aimé Isaac ? De deux choses l’une : ou bien le nom de Dieu n’intervient ici que comme une allégorie dont le rôle est de désigner une loi entièrement pure a priori, et alors elle ne s’impose pas parce qu’elle est la volonté de Dieu, mais parce qu’elle est la loi. Ou bien il faut entendre le récit biblique au pied de la lettre et admettre qu’Abraham a plus de peine à désobéir à son maître qu’à tuer son fils Isaac de ses propres mains. Libre à chacun d’interpréter le texte de la Genèse (XXII, 1-12) comme une prémonition de la philosophie kantienne, mais il faut reconnaître que les gens simples se soumettent à la volonté de Dieu comme à celle d’un maître, ou d’un père (même despotique), c’est à dire empiriquement, parce que cela leur coûte moins que de s’y soustraire. L’alternative est donc bien celle que dit l’auteur. Par conséquent dans l’hypothèse où (der Angabe nach) l’on chercherait d’abord à déterminer l’objet pour aller ensuite à la loi, il serait conséquemment impossible de parvenir à une loi a priori. Ce qui est vrai dans le cas où l’on fait du bien la volonté de Dieu, se comprend encore mieux dans toute autre perspective. La plus évidente de toutes est celle où l’on fait du bien le plaisir et du mal la souffrance. Il est donc bien vrai, ainsi que l’auteur s’est donné la peine de le faire imprimer en caractères typographiques différents au début du paragraphe, que même si l’apparence plaide en faveur d’une démarche allant de l’objet à la loi, il faut cependant ici aller au contraire de la loi à l’objet.
Afin de préserver l’hypothèse d’une loi pure pratique, il faut procéder par une méthode inverse de celle qui est employée dans le domaine spéculatif, une méthode qui subordonne la détermination du concept du bien à la recherche analytique de la loi pure pratique. Un principe qui déterminerait la volonté a priori est un principe qui déterminerait la volonté non pas du tout par une maxime relative à son objet, à son contenu, mais uniquement par une maxime relative à sa seule forme de loi (die blosse gesetzliche Form). Il n’y a en effet pas de troisième solution. Ou bien la loi détermine à agir parce que son objet est réputé bon, ou bien parce que sa forme même ne laisse pas le droit de désobéir. Par conséquent tandis que si l’on fait le choix d’une méthode qui part du concept du bien on renonce à l’avance à une loi pure pratique, si l’on recherche d’abord la loi pure pratique analytiquement (ce pourquoi l’Analytique des principes vient avant celle de l’objet), on inverse le rapport du concept du bien et de la loi morale : c’est alors la loi morale qui détermine le concept du bien. Dans ce rapport seul peut être préservée la pureté de la loi a priori. Quoique ce passage n’ait pas pour fin d’énoncer cette loi, on voit bien par la parenthèse opposant la forme de la loi à son objet quelle est la solution de l’auteur et ce qui légitime l’assurance avec laquelle il s’oppose à ses prédécesseurs.
Les philosophes ont commis une erreur de méthode, car quelle que fût leur conception du bien, leur principe moral supposait toujours l’hétéronomie de la volonté. Si différentes que fussent leurs doctrines, elles se rejoignaient toutes en ce qu’elles excluaient toutes un principe qui déterminât a priori la raison pratique. Les philosophes ont certes proposé diverses solutions. Kant en a donné p. 40 un tableau qui se veut exhaustif. Dans la mesure où il est systématique il ne laisse passer aucune doctrine à travers ses mailles serrées. Les principes pratiques matériels sont justement ceux qui fondent la loi morale sur un objet déterminé comme bien. Ils se scindent d’abord en principes objectifs (visant à l’universalité) et principes subjectifs (y renonçant), puis les uns et les autres se répartissent en externes (dont la source est en dehors de l’homme) et internes. Il y a donc en première analyse quatre sortes d’objets sur lesquelles il est possible de régler la loi morale a posteriori. L’imagination des philosophes ne peut ajouter à ce schéma que des variantes. Mais quel qu’en soit le nombre, toutes les philosophies morales antérieures sont réfutées d’un seul coup. Tous les errements des philosophes relativement au principe suprême de la moralité ont la même source. Tous viennent de ce qu’ils ont d’abord recherché un objet (le bien) qui fût ensuite la matière de la loi morale, au lieu de procéder comme le préconise l’auteur en cherchant d’abord une loi a priori capable de déterminer la volonté et en réglant sur elle l’objet. Par là ils se condamnaient d’eux-mêmes à intercaler le sentiment du plaisir et de la peine entre l’objet et la loi, abaissant nécessairement celle-ci au niveau empirique.
Aussi qu’ils aient trouvé cet objet dans le bonheur (ou plus exactement dans le plaisir, c’est le cas d’Epicure ; mais ce principe, quoique subjectif interne, peut encore prétendre à l’universalité si on lui confère le titre de bonheur), dans la perfection (principe objectif interne, au sens des Stoïciens, mais non pas de Spinoza, pour qui la perfection est un principe objectif aussi bien externe qu’interne), dans le sentiment moral (autre principe subjectif interne, qui est le fait des moralistes anglais, philosophes empiristes qui renoncent évidemment à l’objectivité de la loi morale), ou enfin dans la volonté de Dieu (principe objectif externe, qui est fort du goût des théologiens), ils sacrifient les uns et les autres l’autonomie de la volonté et croient pouvoir fonder la loi morale sur son hétéronomie. C’est encore plus manifestement le cas de ceux qui, comme Montaigne, ne prônent qu’un principe subjectif externe, qu’ils trouvent dans l’éducation ou dans les lois civiles, deux variantes à vrai dire indiscernables du plus profond scepticisme, du renoncement sans espoir de retour à toute morale universelle. Comme je l’ai indiqué plus haut, la détermination de la volonté à agir sous la loi ne peut alors venir de ce que la loi est la loi, mais seulement de ce qu’on a du plaisir à agir sous la loi et de la peine à agir contre elle. C’est bien ce qu’il faut appeler des conditions empiriques, puisqu’on n’agit que d’après son rapport au sentiment. De cette discussion des morales antérieures il ressort que si l’on veut préserver l’hypothèse d’une loi pure pratique, d’une loi qui commande universellement parce qu’elle est en dehors et au-dessus de toute considération empirique, il faut chercher du côté d’une loi formelle, c’est à dire d’une loi qui commande non par la valeur de son objet (reconnu comme bien) mais par la pure forme de la législation. Seule une telle loi peut être a priori et déterminer à agir nécessairement et universellement. Elle seule peut être le principe déterminant d’une raison pure pratique.
Kant a parfaitement raison de considérer que dès lors qu’on donne à la recherche pour point de départ un concept, on se condamne à formuler une loi empiriquement fondée. La simple diversité des principes matériels de détermination plaide pour un principe formel. Il est vrai que tandis que les morales fondées sur les premiers se sont multipliées, celle de Kant reste l’unique représentante du second. Entre les principes (tous matériels) objectifs et subjectifs, entre les principes externes et internes, rien ni personne n’a jamais pu décider. Epicure, les Stoïciens, les théologiens sont incapables les uns et les autres de trouver une raison convaincante de s’imposer contre leurs rivaux. Quelle raison peut-on avoir de choisir un principe objectif plutôt que subjectif, quelle raison a-t-on de choisir un principe externe plutôt qu’interne et réciproquement ? C’est d’ailleurs pourquoi les sceptiques, plus lucides que leurs adversaires, à défaut d’être plus profonds, ont finalement préconisé de s’en remettre à la coutume, que celle-ci ait un aspect légal ou qu’elle s’en tienne à l’apparence d’un héritage culturel. A vouloir partir de la définition de l’objet tenu pour le bien on crée les conditions du relativisme. Rien n’est plus pauvre philosophiquement. Il est juste de remercier Kant d’avoir tenté de restaurer l’autorité de la morale en recherchant une loi dont la valeur fût incontestablement universelle. On verra dans une autre leçon ce que peut être une loi formelle.
Mais pour le présent une autre réflexion peut être utilement engagée. On se posera avec profit la question suivante : ce qui est vrai pour la raison pratique ne l’est-il pas aussi pour la raison spéculative ? La même exigence d’universalité relativement à la raison spéculative ne devrait-elle pas conduire à la même démarche que relativement à la raison pratique ? Ne faudrait-il pas dans la Critique de la raison pure opérer le même renversement méthodique que dans la Critique de la raison pratique ? L’usage spéculatif de la raison, l’établissement des connaissances et leur coordination dans un corpus scientifique, ne permet pas de prendre pour point de départ une définition de l’objet. Lorsqu’on tente de le faire on ne se fonde en fait que sur un préjugé. Ainsi par exemple Aristote croit-il qu’il y a deux sortes d’objets, ceux dont le lieu naturel est en haut et ceux dont le lieu naturel est en bas. Seuls ces derniers sont pour lui des corps graves, des corps soumis à la gravitation, tandis que les autres, livrés à eux-mêmes, lui échappent. Ou bien encore il croit que seuls les objets qui appartiennent au monde supralunaire sont soumis à des lois qui assurent à leurs mouvements une perfection, tandis que ceux du monde sublunaire sont dans le chaos. Il est assez clair que sa classification des objets et les définitions qu’il donne de chaque classe sont uniquement redevables à l’apparence et qu’elles ne valent pas mieux qu’elle. On sait également que c’est la conception d’une loi de la chute des corps par Galilée qui permettra de réunifier les classes des graves et des légers, et que c’est la conception d’une loi de la gravitation universelle par Newton qui permettra de réunifier celles du supralunaire et du sublunaire. Autrement dit il faut bien d’abord penser la loi afin de pouvoir ensuite penser l’objet. Plus la pensée scientifique avance et plus elle conçoit une loi large. Et plus la loi est large, moins il y a de classes d’objets.
Or ces progrès se sont faits longtemps avant Kant : il pourrait en avoir tiré la leçon. Mais parce qu’il n’est pas suffisamment attentif au mouvement de la connaissance, il croit pouvoir s’y prendre à l’envers dans la Critique de la raison pure. Dans cette œuvre le point de départ de l’Analytique est un tableau des catégories (d’ailleurs expurgé de l’espace et du temps). Kant a beau l’ordonner et le compléter, le rationaliser, il n’a jamais son origine que dans l’empirisme aristotélicien. Celui-ci ne se tourne pas vers autre chose que la langue grecque, dont les structures grammaticales sont ainsi élevées aux rang de l’universel. Au fondement de la liste des catégories il y a une analyse de la langue, telle qu’elle se présente chez les Grecs. Parce qu’il y a dans cette langue sujet et attribut, verbe actif et passif, complément de lieu et de temps, adjectifs qualitatifs et quantitatifs, position et relation, Aristote croira découvrir dans les structures universelles de la pensée dix catégories qui leur correspondent. Kant peut bien en supprimer et en rajouter, son point de départ est inchangé. Elever la raison spéculative à la pureté, lui conférer des lois universelles, exigerait cependant aussi de partir de lois purement formelles. Celles-ci ne risquent pas de se rencontrer dans des axiomes de l’intuition, des anticipations de la perception, des analogies de l’expérience ni des postulats de la pensée empirique en général, qui ne sont que des abstractions, des étiquettes posées sur des groupes de catégories. Par contre une analyse platonicienne ou spinoziste de la connaissance, distinguant différents niveaux du savoir allant de l’apparence au vrai, fournit une base à la recherche d’un mouvement universel de la pensée.
Je laisse délibérément de côté la question de savoir si cette recherche, tant dans le domaine spéculatif que dans le domaine pratique, peut aboutir.
3 loin d’être la source de la moralité le sentiment moral en découle
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 76-77
Il existe des philosophies qui donnent à la moralité pour fondement et pour origine l’existence d’un sentiment moral. Ces doctrines renoncent de ce fait à l’universalité de la loi morale et même à toute morale proprement dite. Elles peuvent peut-être compter sur le sentiment pour s’opposer au crime, mais cette opposition n’est en soi qu’un fait, elle est dénuée de valeur. La morale suppose l’universalité et l’universalité exige l’indépendance de la loi à l’égard des sentiments. Toutefois le sentiment est loin d’être absent de la vie morale. Ce passage de l’Analytique des mobiles a pour objet de préciser son rôle. A son origine il y a le refus du devoir de s’incliner devant les penchants. Le conflit de la loi morale avec les penchants est producteur de sentiments. Car d’une part la loi morale humilie les penchants et c’est a priori qu’elle produit de la douleur. Celle-ci sans doute n’a pas de valeur morale. Mais d’autre part et simultanément, comme forme d’une causalité intellectuelle, la loi morale est le principe, a priori lui aussi, du sentiment de respect. Ce dernier a une valeur morale. Il y a donc bien si l’on veut un sentiment moral ; mais loin qu’il soit à la source de la moralité, comme l’imaginaient les doctrines du sentiment, c’est à l’inverse la moralité qui le produit.
On peut pour commencer cette leçon, et en préambule, fixer les idées sur la thèse combattue par l’auteur et se reporter à un représentant de la morale du sentiment. Hume convient que les lois morales n’ont aucune universalité. Elles peuvent varier d’une époque à l’autre, de même qu’en fonction de la latitude et de la longitude. Mais ce qui constituait un scandale pour Pascal n’en est pas un pour lui. Cette variabilité est le lot commun de tout ce qui se fonde sur le sentiment. Parmi les sentiments qui relèvent du goût, tous ne suscitent pas l’approbation ou la désapprobation. Approuver un caractère, c’est ressentir en sa présence un plaisir original. " Une bonne composition musicale et une bouteille de bon vin produisent également un plaisir ; bien plus leur bonté est uniquement déterminée par le plaisir. Mais nous faut-il dire, pour cette raison, que le vin est harmonieux ou que la musique a un bon bouquet ? (…) Ce n’est pas tout sentiment de plaisir ou de douleur, né des caractères et des actions, qui est de ce genre particulier qui nous fait louer ou blâmer " (Traité de la nature humaine, III, 1, 2, p. 588). Comme il y a des sentiments esthétiques, il y a aussi un sentiment moral. Il ne faut pas confondre celui-ci avec ceux-là. La différence que peut avoir avec les autres un sentiment qui entraîne un jugement moral ne saurait toutefois justifier un renversement du rapport entre le sentiment et le jugement. Ce n’est pas parce qu’on jugerait d’abord louable ou blâmable un comportement qu’on en éprouverait par suite un sentiment de plaisir ou de douleur : c’est tout au contraire sur le sentiment qu’est fondé le jugement. " Un père sait qu’il est de son devoir de prendre soin de ses enfants, mais il a aussi naturellement tendance à le faire. Si nulle créature humaine n’avait cette tendance, personne ne pourrait tomber sous cette obligation " (Traité de la nature humaine, III, 2, 5, p. 638). L’obligation qui caractérise la morale ne vient qu’après les impulsions originaires.
Celles-ci d’ailleurs sont assez constantes pour constituer une nature humaine. Certes il arrive que des hommes se conduisent d’une manière extravagante. Mais à bien y regarder ces aberrations ne doivent pas grand chose aux impulsions naturelles. Elles ont leur source plutôt dans des facteurs qui entravent leur libre expression. Sur ce point la critique vient de Pascal : il suffirait de laisser parler la conscience pour entendre le conseil de la nature. " Les principes naturels de l’esprit des hommes ne jouent pas avec la même régularité que s’ils étaient laissés à eux-mêmes, libres des illusions de la superstition religieuse ou de l’enthousiasme philosophique ". La nature fait assez clairement connaître ce qui est avantageux et ce qui est plaisant ; en outre elle sait le reconnaître et le demander aussi bien pour autrui que pour soi. La combinaison des deux premiers termes avec les deux autres permet de reconnaître les vertus : " La distinction du vice et de la vertu naît des quatre principes de l’avantage et du plaisir de la personne elle-même et des autres hommes ". Les conditions sociales de la vie humaine amènent chacun à s’apercevoir qu’il est de son intérêt de modérer son égoïsme, pourvu que les autres en fassent autant. C’est pourquoi de manière tacite s’établit entre les hommes une réciprocité de services. " C’est là ce qu’on peut appeler avec assez de propriété une convention ou un accord entre les hommes, sans que s’interpose une promesse ; car les actions de chacun d’eux se rapportent à celles des autres et il les accomplit en supposant qu’autrui doit, en contrepartie, en accomplir d’autres. Deux hommes qui tirent sur les avirons d’un canot le font d’après un accord ou une convention, bien qu’ils ne se soient jamais fait de promesses l’un à l’autre ". Tel est le seul sens de l’obligation morale, selon cet auteur qui illustre la thèse à laquelle fait discrètement allusion ce passage de la Critique de la raison pratique. On comprendra mieux à présent la philosophie défendue par celui-ci.
Parce qu’il est essentiel à la loi morale qu’elle détermine la volonté comme volonté libre, elle doit nécessairement entrer en conflit avec les penchants et par là produire un sentiment de douleur. La loi morale ne peut déterminer la volonté que par elle-même, par sa forme de loi, parce qu’il est essentiel que cette détermination se fasse a priori. Toute autre détermination serait empirique et par conséquent dénuée de valeur universelle. Ce serait la négation de la morale. Lorsque certains moralistes, particulièrement anglais, croient expliquer la moralité par un penchant naturel et interne à la moralité, par une inclination à aimer ou à aider son prochain, par une répulsion à l’encontre des actes de méchanceté, ils ne font que construire un système des instincts, peut-être un peu plus raffiné que celui qui dirige les animaux, mais qui n’est pas moins naturel et qui par conséquent n’a aucune capacité de dégager des comportements dotés d’une valeur. Si l’homme secourt autrui parce qu’un sentiment d’altruisme l’y pousse, sa conduite n’en retire aucune valeur morale. S’il s’abstient de verser le sang parce que le sang humain lui fait peur, il n’y a là qu’une sorte de montage naturel, neurologique par exemple, qui explicite un être, mais qui ne constitue pas un devoir être. Je ne suis même pas sûr qu’on puisse se féliciter qu’il en soit ainsi, parce que s’il en allait autrement on trouverait autant de raisons de s’en féliciter. En tout cas on est dans l’ordre de la loi de la nature, mais pas dans celui de la loi morale. La loi morale doit donc réaliser ce double dessein de déterminer la volonté et de la déterminer parce qu’elle est libre. Cela peut sembler contradictoire et cependant comme sa liberté s’affirme dans l’indépendance à l’égard des penchants, la loi morale est justement ce qui autorise la volonté à se déterminer non seulement sans l’impulsion sensible (Antrieb) que pourraient lui donner les penchants, mais contre elle.
C’est bien en effet la seule manière de mettre en œuvre une volonté sans une stimulation par les sens et contre toute stimulation par les sens, dans la mesure où un conflit peut apparaître entre elle et cette dernière. Que ce soit un penchant à l’avarice, à la lubricité ou à l’ambition, la détermination de la volonté par la loi morale est de nature à le faire taire. En tant qu’elle est le mobile de l’action la loi morale ne pousse donc pas à ceci plutôt que à cela ; elle ne fait que s’opposer aux penchants et par suite son effet peut être connu avant toute expérience : c’est entièrement a priori que l’on peut savoir que la loi morale n’autorise pas l’avarice, la lubricité ou l’ambition lorsqu’ils lui sont contraires, c’est entièrement a priori qu’est produit un sentiment de douleur (Schmerz). Cette situation est absolument unique : on ne connaît pas d’autre cas dans lequel peut être déterminé a priori le sentiment que produit une connaissance. Il est d’ailleurs douteux qu’une connaissance, du moins une connaissance scientifique, produise un sentiment. Que la somme des angles du triangle soit égale à deux droits ne fait ni chaud ni froid. Que la terre tourne autour du soleil et non pas l’inverse constitue une connaissance qui produit des effets différents selon les personnes et aucun effet d’ordre affectif quand on n’a pas de préjugé théologique (quoique pourtant Galilée, Darwin, Freud se heurtent à un déplaisir, et d’abord en eux-mêmes, de voir renverser des idées familières). Si la connaissance de la loi morale produit un sentiment, c’est parce qu’elle est d’ordre pratique et non pas d’ordre spéculatif. J’incline sous l’effet d’un penchant à engager mon action dans un certain sens, auquel je trouve avantage. La loi morale interdit cette action. J’éprouve donc frustration ou douleur.
Le conflit de la loi morale avec les penchants est analysé de près dans les lignes qui suivent. Kant en distingue deux degrés d’acuité. Le système des penchants est seulement réprimé en tant qu’il consiste dans une excessive bienveillance pour soi-même. Mais il est carrément humilié dans la mesure où il est aussi présomption, outrecuidance. Il y a ici tout un vocabulaire sur lequel il faut s’entendre. L’ensemble des penchants, tout d’abord, dans le sens où il est variable d’une personne à l’autre et où chez chacune il constitue un tout plus ou moins cohérent, peut être défini comme égoïsme (Selbstsucht). Chez l’une l’ambition dominera, chez l’autre elle sera plus ou moins occultée par la lubricité ou par l’avarice, chez une troisième elle sera complètement absente. Ce qui peut empiriquement déterminer comme mobile leurs volontés respectives est à chaque fois différent. Mais ce n’est pas au regard des différents objets vers lesquels il se porte que ce système est ici analysé ; c’est au regard de sa compatibilité avec la loi morale. Deux hypothèses sont distinguées. La première est celle d’un simple excès de bienveillance (Wohlwollen) de la personne à l’égard de ses propres penchants, ce qui s’appelle l’amour de soi (Selbstliebe) ou l’amour propre (Eigenliebe). C’est entre lui et la loi morale que se produit le moindre degré du conflit : la raison pure pratique, alias la loi morale, lui porte seulement préjudice, parce qu’elle contraint les penchants qui le constituent à se soumettre à elle. Cet amour propre est naturel à l’homme, il est par conséquent antérieur à l’appel de la loi morale, il a donc à souffrir de celui-ci. Mais ce n’est qu’une petite vexation. Par contre la seconde hypothèse est celle d’une complaisance (Wohlgefallen) à l’égard des penchants, ce qui s’appelle présomption, ou bien outrecuidance (Eigendünkel). Entre elle et la loi morale le conflit atteint le degré supérieur : la raison pure pratique doit la réprimer et la vaincre (niederschlagen), parce que l’estime de soi (Selbstschätzung) à laquelle elle conduit est nulle et illégitime.
On touche maintenant à la raison pour laquelle Kant a constitué ce lexique. L’estime de soi n’est en elle-même nullement blâmable. La question qui se pose si l’on veut en juger est de savoir quel est son fondement. Le seul fondement légitime qu’elle puisse avoir est la soumission à la loi morale. Je n’ai aucune autre raison de m’accorder à moi-même de l’estime que d’avoir produit un acte dont l’intention était purement d’agir en accord avec la loi. Dès lors il apparaît que l’amour propre doit être mis au pas, mais que la présomption doit être anéantie. Le premier est encore accommodable avec l’estime de soi, le second ne l’est pas. Je peux par exemple m’autoriser la satisfaction d’un penchant à la lubricité dans la mesure où elle ne met pas en cause le respect dû à autrui ; mais je ne peux me l’autoriser dans le cas inverse. Le premier cas relève de l’amour de soi, tandis que le second relève de l’outrecuidance.
Cette dernière doit donc être humiliée et c’est là la raison pour laquelle on peut dire que le conflit de la loi morale avec les penchants engendre un sentiment négatif qu’il est possible de connaître a priori. Cependant ce sentiment négatif n’est pas le seul qu’on puisse connaître a priori. Réciproquement en effet, comme cause de cette humiliation, la loi morale est objet de respect. Comme en outre c’est a priori qu’elle contredit, contrecarre, les penchants, ce sentiment positif est connu entièrement a priori. La loi morale n’est pas quelque chose de négatif. Elle ne consiste pas à dire : " fais pas ci, fais pas ça ". Elle est la forme (non pas la matière ou l’objet) d’une causalité qui n’appartient pas au monde sensible, qui n’est pas le déterminisme naturel, mais qui est intellectuelle, parce qu’elle n’appartient qu’à la raison : elle est la forme de la liberté. La loi morale est donc quelque chose de particulièrement positif. Tellement positif qu’elle est l’objet du respect, lorsqu’elle remet à leur place les penchants qui s’expriment dans les limites de l’amour propre, et même du plus grand respect lorsqu’elle liquide ceux qui vont jusqu’à l’outrecuidance. La loi morale n’est donc pas seulement le principe d’un sentiment négatif, connu a priori, qui est celui de la douleur causée par l’abaissement des penchants ; elle est aussi le principe d’un sentiment positif, celui du respect qui lui est reconnu à elle-même. Or en ce cas comme en celui de la douleur, l’origine du sentiment est non empirique, a priori. La loi morale en tant qu’elle est la forme de la liberté appelle a priori le respect, lequel est par conséquent connu a priori. Ce sentiment de respect occupe parmi tous les sentiments une place tout à fait à part, puisqu’il est produit par tout autre chose qu’un objet empiriquement rencontré : son principe est intellectuel, puisqu’il est dans une causalité intellectuelle. Que ce sentiment soit connu a priori signifie encore qu’il n’est pas possible que certains ne l’éprouvent pas tandis que d’autres le connaissent. C’est avec nécessité que ce sentiment s’impose à tous.
Si le sentiment de la douleur n’est pas en lui-même un sentiment moral, il n’est que l’envers du respect qui, lui, est un sentiment moral. Le sentiment a donc une place dans la vie morale. Mais dans ce passage Kant a complètement renversé le rapport entre ce sentiment et la moralité. Il n’en est pas la cause mais l’effet. Ses naïfs prédécesseurs partaient de la constatation de l’existence de sentiments de portée morale pour inférer que c’était en eux que se trouvait la source de la moralité. Ils raisonnaient à l’envers.
4 la loi morale, et elle seule, produit le sentiment du respect
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 80-81
La loi morale produit le sentiment du respect. Elle seule le produit. C’est ce qu’il est facile de vérifier en examinant à qui il s’adresse : toujours à la personne, c’est à dire en l’occurrence à nul autre qu’à celui dont l’exemple rappelle à la loi.
A
L’auteur analyse en premier lieu les conditions dans lesquelles on éprouve du respect.
On peut éprouver toutes sortes de sentiments pour les choses (animées ou non), mais jamais du respect. D’une manière générale les choses peuvent provoquer de l’inclination (Neigung), c’est à dire que nous pouvons désirer en jouir, comme c’est le cas des bijoux, des vêtements et de tout ce qui est considéré comme un bien. Une automobile par exemple engendre une envie de s’y installer et de s’y montrer : c’est un sentiment, qui certes n’a rien à voir avec le respect. Parmi les choses (Sachen) toutefois celles qui sont le plus propres à susciter des sentiments sont évidemment les animaux (Tiere). Nous entretenons à leur égard des relations qui peuvent être affectives. En particulier les chiens et les chevaux engendrent de véritables passions. Assurément l’auteur n’a pas vécu parmi nous, où toutes sortes de bêtes au demeurant fort peu sympathiques peuvent se rencontrer dans les appartements. Mais il connaît du moins le monde aristocratique où l’on pratique la chasse et où la dérive de cette activité vers le plaisir fait de ses auxiliaires quadrupèdes des amis de l’homme. Il y a dans le palais du Té à Mantoue, dans les salles mêmes de la résidence, une ancienne écurie où l’on peut voir grandeur nature les portraits des chevaux aimés du Duc ! Si excentriques que soient les manifestations de cette passion elles ne peuvent pourtant être confondues avec celles du respect. A supposer même que l’on exigeât le respect à l’égard d’un animal, ce serait le signe de la folie. C’est bien ainsi que les Romains ont interprété la nomination faite par Caligula de son cheval au rang de consul. Ils ont assassiné l’empereur. Si l’on peut aimer ses animaux familiers, l’on peut aussi craindre les animaux sauvages, les bêtes féroces, les prédateurs comme le loup de la tradition populaire.
Plus largement toutefois, au-delà des êtres animés, ce sont aussi les éléments qui peuvent faire naître le sentiment de la peur : l’orage, la mer, les volcans à cause du déchaînement des forces naturelles qui dépassent de loin les forces humaines peuvent être redoutés très légitimement. Ils le sont même tellement que toute la mythologie grecque, puis latine, s’articule autour de leurs démonstrations. Mais on ne confondra le respect pas plus avec cette peur qu’avec l’amour des animaux. Ce qui pourrait éventuellement en être davantage rapproché c’est l’admiration qui nous saisit devant certaines manifestations de la nature. Là en effet où se rencontre de la grandeur, il arrive que l’admiration ne soit pas seulement une marque d’attention intellectuelle, mais qu’elle donne un véritable sentiment, celui de l’étonnement, ainsi qu’il advient devant les montagnes, le spectacle du ciel la nuit, et peut-être aussi ce qui dépasse nos propres facultés chez certains animaux comme ce qu’il est convenu d’appeler l’intelligence chez les mammifères marins. Il ne s’agit pourtant encore pas de respect.
Poursuivant sa recherche de ce qui fait la spécificité du sentiment produit par la loi morale, Kant rencontre ensuite ce qui pourrait être un écueil : on donne ordinairement le nom de respect à la déférence de l’inférieur devant le supérieur. On doit saluer son chef, s’incliner devant lui, s’adresser à lui dans un langage châtié. Cependant tout ceci relève de l’étiquette plus que d’un réel sentiment. Cela est particulièrement vrai dans la société d’ancien régime, celle où vivait l’auteur, où celui qui dispose d’un titre, d’un rang, quelle que soit sa nullité personnelle, doit recevoir des autres les marques du respect. Mais il est clair que, sous la révérence, au mieux il n’y a rien, au pire se dissimule le mépris. C’est ce que signifie la citation de Fontenelle. Ce qui légitime le respect ce n’est pas la place qu’on occupe dans la société, ce ne sont pas les droits qui y sont attachés. Il ne faut pas confondre les conventions sociales et le respect. De même que le philosophe français, celui de Königsberg tient ici un propos qu’on sent assez corrosif en refusant de confondre les signes extérieurs du respect avec un sentiment véritable de respect. Lorsque je m’incline, ce n’est à la limite pas même moi qui m’incline : ce n’est que mon corps, ou cette enveloppe sociale, qui est localisée dans un monde hiérarchique immuable. Quant à mon esprit, mon être véritable, non seulement il ne s’incline pas devant le vaniteux qui jouit de ce que lui autorisent la naissance ou peut-être même ses qualités réelles, tant intellectuelles que physiques, mais c’est lui réciproquement qui exige le respect que lui mérite sa qualité morale. Les hommes peuvent susciter par leurs qualités ou par leur rang toutes sortes de sentiments, ceux-là même dont il a été question ci-dessus, amour, crainte, étonnement, mais ils ne suscitent pas encore du respect pour ces raisons. Il ne faudrait pourtant pas faire de ces pages un texte de critique sociale. Son objet n’est nullement de contester l’ordre établi. Il faut seulement ne pas prendre celui-ci pour un ordre de valeur.
A l’inverse quand bien même les hommes ne présenteraient pas ces qualités qui les font aimer, craindre ou admirer, dès lors qu’ils rendent visible la loi morale, l’esprit s’incline devant ce mérite. Ils peuvent être de condition inférieure, et dans la société de Kant c’est son propre sort : il n’est pas de l’aristocratie, ce n’est pas du sang bleu qui coule dans ses veines, devant lui on ne s’incline pas. C’est lui au contraire qui doit s’incliner devant des gens qui ne le valent pas. Il a été précepteur de quelques grandes familles avant de gagner son indépendance de professeur. C’est pourquoi on peut penser que les quelques lignes qui suivent le propos de Fontenelle relèvent de l’autobiographie. Certes c’est une autobiographie prudente, puisqu’elle inverse les rôles, mais sa leçon est assez claire. Si une chose mérite que l’esprit s’incline devant elle ce ne peut être que la droiture de caractère. On peut même dire qu’elle force le respect, car c’est avec ou sans l’assentiment de la volonté qu’elle s’impose. C’est une sorte de psychomachie qui est décrite : dans l’âme de celui qui est socialement supérieur la vanité et le respect se livrent bataille. Il hausse la tête autant qu’il le peut parce qu’il veut rendre manifeste son droit aux égards liés à son rang, et qu’il ne rabat en rien de l’exigence qu’il en a, en même temps qu’en son for intérieur il se sent obligé de s’incliner lui-même devant la manifestation de la loi morale. Le respect n’est pas une affaire de convention sociale, c’est une affaire de morale. Celui qui se conforme à la loi morale, quand bien même son rang social est modeste, donne par sa droiture de caractère la preuve évidente, la preuve par l’exemple, la preuve par la production du fait même, qu’il est possible d’obéir à cette loi. Sa conduite rend visible la loi et c’est devant celle-ci qu’on s’incline.
On pourrait d’ailleurs interpréter à cette lumière l’attitude sadique. Justine est d’autant plus bafouée, maltraitée, torturée que dans son immense modestie elle est l’incarnation de la loi morale. Ses bourreaux s’acharnent sur elle d’autant plus qu’ils ont reconnu qu’elle n’est pas une victime ordinaire, qu’elle ne ressemble pas à celles dont ils se jouent quotidiennement, parce qu’elle n’aspire qu’à pratiquer la vertu la plus pure. Ils ne sont eux-mêmes des personnages sadiens que parce qu’ils défient ce devant quoi ils s’inclinent secrètement (Les infortunes de la vertu). Balzac par ailleurs avec sa profonde subtilité le fait reconnaître à Félix de Vandenesse : " …deux femmes également belles, parées l’une de toutes les vertus que nous meurtrissons en haine de nos imperfections, l’autre de tous les vices que nous défions par égoïsme " (le Lys dans la vallée). Quand bien même on est personnellement capable de produire aussi des actions morales, la valeur de celle qu’on constate de la part d’autrui n’en est nullement rabaissée. Car on connaît aussi ses imperfections et ses faiblesses, tandis qu’on ne connaît pas celles d’autrui. C’est d’une manière tout à fait impersonnelle et par conséquent inattaquable que la loi se manifeste dans ses actes. Aussi n’est-ce pas vraiment sa personne qui est respectée (le sadien la bafoue), mais la loi elle-même (le sadien la respecte, ce qui ne veut pas dire qu’il lui obéit : sa plus grande jouissance est dans la conscience de la transgression et il n’y aurait pas de conscience de la transgression s’il n’y avait pas de respect). Le respect est donc bien comme une rançon payée par le vaincu au vainqueur, le gage donné à la loi morale par celui qui reconnaît qu’il ne s’y soumet pas assez. Il est donc maintenant clair qu’on ne saurait confondre le respect avec l’un quelconque de ces sentiments éprouvés devant les choses ou les hommes.
B
Il faut à présent trancher en second lieu tout lien du respect avec ces sentiments qui, selon les morales de l’hétéronomie, seraient à l’origine de la moralité. Kant montre que le respect n’a rien à voir avec le plaisir, qui pourrait exercer un attrait et qui constituerait alors le mobile sensible des actions morales.
Le respect n’a rien de commun avec le plaisir (Lust) : c’est si peu volontiers qu’on accorde son respect qu’on recherche ce qui peut l’épargner à l’égard des hommes, jusqu’à l’égard des morts et y compris de la loi morale elle-même. Il y a là une graduation qui monte vers le plus scandaleux. La psychomachie que j’évoquais ci-dessus s’exprime à nouveau dans l’observation d’un refus du respect. Il y a une lutte intérieure de celui qui doit s’incliner devant un acte moral. Ce n’est pas volontiers qu’il le fait, mais à contrecœur. Tout ce qu’il y a en lui de penchants se trouve humilié et il éprouve un grand déplaisir à constater qu’un autre agit moralement. Aussi conteste-t-il la valeur de l’homme qui lui donne l’exemple. On sait avec quelle mesquinerie on va fouiller dans la vie privée de ceux qui ont produit une action de valeur incontestable, afin d’y relever que tout n’y a pas été aussi beau que l’acte qui impose le respect. Tandis qu’au contraire la médiocrité fait partie des bonnes manières, qu’elle ne soulève aucune critique et, bien moins encore, aucune animosité, à celui qui fait preuve d’un peu de grandeur on fait procès de ses petitesses supposées. On se plaît à soupçonner l’intérêt derrière l’exemplarité de sa conduite. Et quand ce ne serait vrai qu’à l’encontre des contemporains, ce ne serait encore que moindre mal.
Mais les morts eux-mêmes ne sont pas épargnés. Ils devraient pourtant être tenus au-dessus de la polémique, puisqu’ils ne peuvent plus se défendre. On cherche néanmoins à prouver que le saint n’aurait pas toujours été très ferme contre la tentation. On insinue qu’il aurait eu quelques défaillances et que sa vie ne serait exemplaire que parce qu’on en masque une certaine partie, celle qui n’est pas à l’avantage de sa légende. Comme si cela pouvait légitimement changer quelque chose au respect que l’on doit à ce qu’il y a eu de beau chez lui ! Mais un raisonnement aussi faible s’explique si l’on pense que sa véritable cible est la loi morale elle-même. Car tel est le conflit entre le sentiment du respect et le plaisir, qu’on cherche à s’épargner le premier en attaquant la loi. On la rabaisse en l’assimilant au penchant, déclarant par exemple qu’on est incapable de faire autrement que d’agir en accord avec elle et que c’est ce qui explique qu’on ne mente pas, qu’on ne vole pas, qu’on soit charitable, etc. On va encore beaucoup plus loin en tenant un langage cynique, affirmant que tout compte fait on y trouve son intérêt et que c’est même vraisemblablement par intérêt qu’on ne ment pas, qu’on ne vole pas, qu’on est charitable, puisque cette conduite autorise l’espoir de la réciproque. Comme disait Calliclès : faute d’être capable de l’emporter sur les autres, on se contente de disposer au moins de l’égalité (Gorgias). Quelle honte c’est de rabaisser la loi à ce niveau ! Il faut que la distance qui nous sépare d’elle soit bien effrayante, il faut que notre démérite soit bien grand !
Inversement cependant ce sentiment n’a rien à voir non plus avec la peine, puisqu’on s’y adonne sans réserve dès lors qu’on s’est détourné de l’outrecuidance. Si l’on a tant de déplaisir à mesurer la distance qui sépare de la loi, peut-être sera-t-on tenté de dire que la loi provoque un sentiment de peine (Unlust). Dans ce cas on ne comprendrait plus qu’il soit possible de passer outre ce dernier et de produire une action morale. En réalité, quelle que soit l’humiliation ressentie devant la loi morale, elle n’existe que pour autant que l’on n’est pas sorti de la présomption (Eigendünkel), c’est à dire de la coupable complaisance à l’égard des penchants, qui est une forme excessive de l’amour de soi. Dans le conflit entre elle et le respect l’âme finit par être éclairée et convaincue qu’il lui faut s’élever au-dessus des penchants. Elle reconnaît alors la supériorité et la sainteté de la loi et se décide à faire du sentiment de respect à son égard le mobile de son action morale : elle lui accorde une influence pratique. Elle éprouve maintenant si peu de peine devant la loi qu’elle ne peut se rassasier de la contempler. On pourrait presque parler ici d’une inversion de l’affect provoqué par elle, puisque lorsqu’on passe de l’outrecuidance au respect la peine se change en jouissance.
L’auteur poursuit dans cette page le redressement du rapport entre le sentiment et la vie morale. Nous savions déjà que le sentiment moral loin d’être la source de la vie morale en était l’effet. Nous savons maintenant en outre que ce sentiment est le respect et qu’il est le mobile de la vie morale. Ce rapport est quelque peu difficile à comprendre et il faut l’expliquer. On se demandera pourquoi il fallait nier que le sentiment fût la source de la vie morale pour reconnaître finalement qu’il en est le mobile. Quelle différence cela fait-il ? Le passage de l’égoïsme, spécialement sous sa forme la plus détestable, celle que Kant nomme Eigendünkel, à l’intention d’agir conformément à la loi opère sur le sentiment une transformation profonde. Il n’est plus l’affect subi par un être qui appartient au monde sensible, mais celui qui est connu par un être qui appartient au monde intelligible. De telle sorte que si le sentiment de respect en tant que mobile est bien ce qui meut un homme ou une créature raisonnable quelconque vers l’acte moral, il ne le fait que parce que d’abord celle-ci s’est constituée en être moral.
Il a fallu que d’abord elle s’élève du monde des penchants et de l’égoïsme à celui de la moralité pour que la considération de la loi morale cesse d’être une source de douleur et devienne celle d’une jouissance sans borne. C’est une modification de la personne humaine, qui se reconnaît une personnalité. Ce passage de la Critique de la raison pratique est à rapprocher du chapitre 8, Livre premier, du Contrat social, où Rousseau en 1762 exalte le changement très remarquable que produit dans l’homme le passage de l’état de nature à l’état civil. Dans la mesure où le passage en question, tant chez Kant que chez Rousseau, ne saurait être tenu pour historique, il ne s’agit pas d’une transformation de type évolutionniste. C’est le produit du mouvement dialectique. Or si ce mode de pensée a chez le second quelques germes assez distincts, il semble par contre être étranger au premier. Cette page en manifeste le besoin bien plus que la présence.
5 la moralité est dans la détermination à agir sous la représentation de règles
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 31-33
La raison pure est pratique par elle-même, énonce le corollaire. La loi morale n’est pas reçue d’ailleurs par la raison. Quoique soumise à la loi elle ne la découvre pas de manière empirique. C’est la raison pure qui elle-même est législatrice. Ainsi la loi à laquelle l’homme est appelé à se soumettre est-elle bien autre chose qu’une maxime empirique. Elle est si peu relative à l’expérience humaine qu’elle vaut pour tout être raisonnable. Le commentaire auquel procède le scolie s’établit sur un terrain qui dépasse de beaucoup celui de l’anthropologie, puisqu’il concerne tous les êtres doués de raison. Cette considération peut sembler gratuite. La suite de la Critique montre qu’elle ne l’est pas, puisque Kant envisage très sérieusement l’existence d’autres êtres raisonnables. Mais, sans anticiper sur cette éventualité, il faut remarquer ici qu’elle permet de déterminer les notions d’impératif, de devoir et de vertu comme des notions relatives seulement à des êtres qui appartiennent au monde sensible en même temps qu’au monde intelligible, des notions dénuées de sens pour des êtres qui au contraire n’appartiendraient qu’au monde intelligible.
La raison s’érige elle-même en juge et en étalon de la moralité. Un homme sait toujours se demander si ses actions sont morales, si elles sont conformes à la loi qu’il importe qu’elles suivent. Il a toujours un référent auquel il peut les mesurer. Or ce référent n’est pas trouvé en dehors de sa propre raison. Ce à quoi il mesure l’action à laquelle le pousseraient ses penchants n’est pas une législation reçue par lui d’un quelconque législateur extérieur à lui, fût-il Dieu, mais elle est l’œuvre de sa propre raison, elle n’est autre que sa raison même. Ses penchants l’inclinent à une chose et il sait bien en même temps ce vers quoi sa raison exige de lui qu’il tende. Même le criminel le plus endurci sait bien ce que sa raison exige qu’il fasse : elle est incorruptible (unbestechlich). Le personnage sadien, par exemple le père Raphaël dans les Infortunes de la vertu, ne se méprend pas sur ce que lui commande la raison et il ne trouve de jouissance que dans la transgression de la loi reconnue. Certes il y a quelque satisfaction du Marquis à planter le décor de ses saynètes dans une abbaye, mais ses moines ne bafouent pas tant la loi de Dieu, dont ils ne parlent jamais, que celle de la raison, qui leur est commune avec tous les autres personnages, libertins ou vertueux. Ils reconnaissent la loi qui est donnée à tous par la raison. Elle est indépendante des personnes auxquelles elle s’adresse, elle est indépendante des circonstances dans lesquelles elles se trouvent, elle n’est pas empirique mais pure. C’est en tant qu’elle est pure que la raison commande. Parce qu’elle commande, parce qu’elle ne vise pas à connaître les choses mais à produire un acte, elle est pratique. La raison n’a nul besoin de sortir de sa pureté pour être pratique, elle est pratique en elle-même.
C’est dans sa pureté qu’elle a un pouvoir pratique. Car la loi à laquelle elle appelle la volonté à se soumettre est universelle. Si c’était en tant qu’elle est empirique que la raison était pratique, la loi ne serait pas universelle ; mais en tant que raison pure, la loi qu’elle édicte est universelle. La loi morale ne saurait être qu’universelle. Une loi qui ne serait pas universelle ne serait pas morale. Une loi subordonnée à des si et des mais peut bien avoir une valeur pratique, mais elle ne peut constituer un commandement catégorique. Elle reste au niveau de ce que les Fondements de la métaphysique des mœurs nomment les impératifs hypothétiques. Il est possible que les hommes visent tel but (gloire, richesse, volupté, pouvoir …) et alors l’impératif est problématique. En outre il est assuré que tous les hommes visent le bonheur et dans ce cas l’impératif est assertorique. Mais dans ce second cas pas plus que dans le premier il n’a la valeur d’un principe nécessaire. Au contraire la loi morale, parce qu’elle n’est soumise à aucune condition, parce qu’elle commande par elle-même, constitue un impératif catégorique. Elle exprime une volonté inconditionnée, pure, critère auquel est rapportée la maxime de l’action commise ou projetée.
Ce critère, ou référent, auquel sont rapportées les actions ne constitue qu’un principe formel : il ne commande aucune action en particulier, il ne détermine pas la volonté par sa matière, par son objet, mais uniquement par sa forme. Cela est établi par la " Loi fondamentale de la raison pure pratique ", dont la présente page est un commentaire, puisque le corollaire n’est qu’une autre manière d’énoncer cette loi. La maxime de ma volonté ne peut valoir comme principe d’une législation universelle que parce que la raison pure est pratique par elle seule. Cela implique que les différences subjectives, qui séparent l’une de l’autre les volontés individuelles, soient mises hors circuit. Or cela ne se peut que si la loi fait abstraction de tout objet. Si la conformité à la loi morale ne devait être que la conformité à une loi civile, qui commande ici ceci et là cela, la maxime ne pourrait avoir valeur de législation universelle. A plus forte raison, si la loi était celle du plaisir, elle serait immergée et noyée dans la subjectivité. Même la volonté de Dieu, dans la mesure où elle n’est jamais connue qu’empiriquement par la révélation, constitue un objet sans universalité. La maxime de la volonté ne peut avoir valeur de législation universelle qu’à la condition d’être détachée de toute matière. Ce qui commande tout être raisonnable ne peut donc être que la forme de la loi. Cette forme seule est indépendante des considérations propres à tel ou tel (l’un veut la gloire, l’autre la richesse) et même des considérations qui seraient celles de tous les humains (comme celle du bonheur). Que la loi commande n’est pas un simple fait, c’est une nécessité. Dès lors le commandement de la raison ne vaut pas seulement pour les hommes, mais aussi pour tous les êtres raisonnables, quels qu’ils soient. La loi est morale parce que loin d’être soumis à elle on s’y soumet. C’est cela exercer sa volonté.
Pour être soumis à une loi, celle des penchants, il n’est nul besoin de volonté. Les êtres qui ne sont pas raisonnables sont bien soumis à la loi de leurs penchants et plus généralement au déterminisme naturel. Ils ne se déterminent pas à agir, ils y sont déterminés. Les êtres raisonnables au contraire se déterminent eux-mêmes, ce qui est être doué de volonté. Mais ils ne s’élèvent véritablement au-dessus des précédents qu’à la condition que leur volonté soit autonome, comme va le dire le § suivant. Si la volonté est déterminée par les penchants, premièrement elle est inutile, puisque les penchants déterminent sans elle à agir ; deuxièmement, par la même raison, ce n’est même plus une volonté. Faire preuve de volonté ce n’est donc pas agir sous une loi, mais sous la représentation d’une loi. Ce qu’il y a de scandaleux dans l’exécution aveugle des ordres, c’est que celui qui s’y livre redescend au-dessous du niveau de l’être raisonnable et se soumet à une loi en abdiquant toute volonté propre. Il est coupable de ce fait. Certes il est coupable d’avoir commis, en exécutant les ordres, tel ou tel crime (crime de guerre, crime contre l’humanité), mais il est plus fondamentalement coupable d’avoir abdiqué sa propre humanité. Le crime contre l’humanité n’est pas tant de soumettre autrui en masse à l’extermination, que de se ravaler soi-même au rang des bêtes sans raison. Loin de constituer l’excuse qui permettrait d’échapper au châtiment, c’est au contraire le crime inexpiable. Il faut prendre garde qu’il commence bien avant de commettre le génocide, qu’il est présent dès le silence auquel on se tient devant l’injustice. La moralité ne commence donc que chez celui qui prétend agir sous la représentation d’une loi, qui prétend faire d’une loi qu’il se représente, et non qu’il subit, la cause par laquelle il agit. Ce qui est mettre en place une autre sorte de déterminisme, qui n’est plus le déterminisme de la nature. C’est ce que tout le monde appelle avoir des principes. Dans telle ou telle situation difficile ou délicate on pourrait se tirer d’affaire en dissimulant la vérité ou en s’emparant du porte-monnaie qui traîne. Mais " on a des principes " : on se refuse le mensonge ou le vol. On agit sous la représentation d’une loi. C’est dire que la moralité réside dans la détermination à agir non plus par des règles mais par la représentation de règles.
La loi morale vaut pour tous les êtres raisonnables, mais parmi ceux-ci les hommes ont une spécificité. C’est pourquoi, s’appliquant aux hommes, la loi prend la forme du devoir, qui lui-même s’exprime dans un impératif. Par rapport à tous les autres êtres de la nature les hommes ont l’avantage d’être doués de raison. Mais ils ne sont peut-être pas pour autant les seuls êtres doués de raison. Il se peut qu’il y en ait en dehors de la nature. Deux distinctions sont ici faites simultanément. La première sépare ce qui dispose de la volonté de ce qui n’en dispose pas. Déjà sous ce critère il serait illégitime de faire de l’homme un être unique. D’autres que lui (certes pas les chiens et les chevaux) peuvent avoir de la volonté. Mais une seconde distinction est faite entre les êtres finis et l’être infini. Celui-ci, comme suprême intelligence (oberste Intelligenz), a également raison et volonté. Le principe de la moralité vaut aussi pour lui. La raison en tant qu’elle se détermine elle-même à agir, en tant qu’elle se représente une loi sous laquelle elle agit, en tant qu’elle veut par elle-même, appartient tant à l’être infini qu’à des êtres finis qui ne sont pas les hommes. Si la notion de Dieu est clairement évoquée dans le premier cas, on ne voit pas dans cette page ce qu’évoque le second. Mais peu importe pour l’instant. Ce qu’il importe de comprendre c’est que la référence à ces êtres, qu’ils soient fictifs ou réels, devient pour l’auteur le moyen de spécifier le rapport des hommes à la loi morale. Assurément ils ne sont pas comme les bêtes, qui l’ignorent. Mais ils ne sont pas non plus comme d’autres êtres de raison et de volonté qui s’y soumettent infailliblement.
Les bêtes appartiennent seulement au monde sensible ; c’est pourquoi la représentation de la loi leur est impossible. Mais les hommes, tout en étant capables de se représenter la loi, ne cessent pas pour autant d’appartenir au monde sensible. Ils ne cessent pas d’être sollicités par leurs penchants. Ils se représentent donc la loi, mais il n’est nullement assuré qu’ils s’y soumettent. La désobéissance à la loi qu’ils se prescrivent à eux-mêmes est évidemment possible. C’est même un fait avéré qu’ils lui désobéissent le plus souvent. Les Fondements de la métaphysique des mœurs font même remarquer qu’il y a de l’immoralité jusque dans les actions conformes au devoir, puisque seules ont de la valeur celles qui sont faites par devoir. Ainsi, bien qu’il n’y ait rien à reprocher au commerçant qui rend exactement la monnaie à ses clients qui ne savent pas compter ou qui ne voient pas clair, on ne peut cependant pas être assuré que son action soit dictée par autre chose que le calcul : tout bien pesé il a avantage à ne pas voler. Aussi, quoique beaucoup y soient conformes, peut-on se demander si jamais une seule action humaine a eu une valeur morale. La situation des hommes tient le milieu entre celle des bêtes, dont les actions n’ont pas de moralité, et celle d’autres êtres raisonnables, dont les actions non seulement ont de la moralité, mais sont infailliblement morales, parce que ces êtres échappent au monde sensible et par conséquent ignorent les penchants. C’est relativement à cette humaine condition que la loi prend la forme du devoir et s’exprime dans un impératif. Il n’y a pas de devoir pour les bêtes et les impératifs ne sont jamais pour elles que l’expression d’une volonté étrangère et supérieure, qui ne triomphe d’ailleurs de leurs penchants que parce qu’un conditionnement y a associé des châtiments dont le souvenir reste cuisant.
J’appellerai anges, provisoirement, ces êtres qui forment l’autre de ces pôles au milieu desquels est installée la condition humaine. Pour eux non plus il n’y a pas de devoir ni d’impératif, car leur volonté n’est capable d’aucune maxime contradictoire, ni même seulement étrangère à la loi morale. Un ange est insensible à des besoins, puisqu’il n’en éprouve pas ; comme à des causes sensibles de mouvement, puisqu’il n’appartient pas au monde sensible. Il est incorporel, même si afin de se faire voir aux hommes il prend une apparence corporelle, comme font les visiteurs d’Abraham et de Loth (Genèse, chapitres XVIII et XIX). Entre ce qu’il fait et ce qu’il doit faire il n’y a aucune différence. Il n’y a aucun " tu dois ! " qui s’affirme à lui, parce que cela supposerait qu’il puisse y manquer. Or la volonté d’un être qui n’appartient qu’au monde intelligible est infaillible. Mais celui qui appartient simultanément au monde sensible connaît nécessairement le conflit de la volonté et des penchants. S’il nie y être soumis, c’est un mensonge, du fait duquel il retombe au-dessous du royaume de la moralité. C’est bien relativement à l’homme que Pascal écrit " qui veut faire l’ange, fait la bête " !
La volonté de celui qui se soumet à la loi morale est pure, puisqu’elle est capable de reconnaître une loi indépendante des maximes empiriques, mais elle ne s’y soumet pas infailliblement. Il y a donc lieu de la distinguer d’une volonté sainte. C’est la raison pour laquelle la loi morale prend pour lui la forme d’un impératif. La loi étant inconditionnée, l’impératif est catégorique. Suivent d’autres indications qui fixent le lexique kantien, et auxquelles il ne me paraît pas opportun de m’arrêter outre mesure. Je les énonce rapidement. La volonté humaine est dans la dépendance à l’égard de la loi morale, puisqu’elle lui est donnée sous forme d’impératif. Toutefois ce genre de contrainte ou de coercition est purement intellectuelle et le nom d’obligation lui convient mieux. Quant à l’action à l’égard de laquelle on a cette obligation, elle est justement le devoir. Entre celui-ci et un souhait lié aux penchants l’homme dispose d’un libre choix. J’en viens à ce qui concerne l’opposition de la vertu à la sainteté.
De la même façon que relativement à elle la loi morale est un devoir, la volonté humaine ne peut jamais être que vertueuse. Toutefois cela implique aussi qu’elle veuille se rapprocher indéfiniment de la sainteté, qui n’appartient qu’à l’intelligence suprême. Si la conduite des bêtes est en deçà de la moralité, si à l’opposé celle de Dieu ne peut jamais être soupçonnée de mettre en balance un quelconque penchant avec la loi morale elle-même et par suite est véritablement sainte, celle de l’homme, entre les deux précédentes, ne peut jamais être qualifiée de sainte. Parce que la tentation de céder aux penchants existe à tout instant, sa conformité à la loi morale est en quelque sorte toujours périlleuse. C’est cette incertitude qui est constitutive de la vertu. La vertu est la soumission menacée à la loi morale. Aucun homme vertueux ne peut avoir l’assurance d’être vertueux. S’il l’avait ce serait de la présomption et celle-ci, comme telle, n’est qu’une expression de l’égoïsme excessif. Il y a danger à se croire assuré de sa vertu. Même les saints ont davantage de modestie. Cette distinction entre la vertu et la sainteté ne sert pas à rabaisser l’homme relativement à la sainteté de l’intelligence suprême mais à mettre l’homme en mouvement vers celle-ci. Il faut que l’homme mesure la distance qui le sépare de Dieu, l’abîme qui sépare sa volonté faillible de la volonté infaillible, afin qu’il s’efforce de faire toujours mieux. Si sa sainteté met Dieu au-dessus de toute loi pratique, telle que le devoir, qui est restrictive (qui implique une coercition intellectuelle de la volonté), si par conséquent elle est sans relation avec la condition humaine, elle n’en constitue pas moins pour les hommes une idée de grande portée pratique. Elle constitue un but, dont les hommes doivent se rapprocher dans un progrès indéfini. Comme on peut douter qu’un progrès indéfini soit possible à un être mortel, l’utilité pratique de l’idée de sainteté serait très douteuse si l’on n’admettait pas un prolongement de l’activité humaine au-delà de la mort, lequel suppose à son tour le postulat de l’immortalité de l’âme.
Ce scolie, remarque de l’auteur sur la loi morale ou sur son corollaire, appelle à son tour plusieurs remarques.
La première concerne l’idée d’un pouvoir propre aux êtres raisonnables de se déterminer sous la représentation d’une loi. On conviendra que c’est le postulat incontournable de la vie morale. Sans cette idée il faut renoncer à juger de la moralité des actions humaines. C’est l’idée même de la liberté qui rend possible de déclarer un acte bon ou mauvais. On en conviendra d’autant plus facilement que le rapport entre l’être raisonnable et la loi pure pratique a déjà été mis en évidence par St Thomas d’Aquin. Celui-ci explique que si toutes les créatures sont soumises à la loi éternelle, c'est à dire aux volontés de Dieu, la créature raisonnable y participe de manière plus excellente, puisqu’elle participe également de la raison éternelle, c'est à dire de la providence, c'est à dire de la capacité de se représenter les volontés de Dieu. Cette représentation est appelée par St Thomas d'Aquin la loi naturelle (Somme théologique Ia IIae, qu 91). La seule différence entre les deux auteurs est que le plus ancien, nullement averti des conceptions galiléennes, ne connaît pas le déterminisme et ne voit par conséquent pas de conflit entre les deux formes de participation, tandis que le second afin de le résoudre est obligé de distinguer monde sensible et monde intelligible. A ceci près, le noyau de la philosophie morale de Kant est déjà dans St Thomas d'Aquin. Kant s’inscrit dans la perspective théologique, où forcément la raison témoigne dans l’homme d’une transcendance.
Une seconde remarque concerne l’attribution à Dieu de la sainteté. Autant que les actions des bêtes sont exclues de la moralité parce qu’elles ne sont pas libres, parce qu’elles ne relèvent pas d’un libre arbitre, il faut en exclure également celles de Dieu. La moralité n’est pas ailleurs que dans la tension entre le devoir et les penchants. Cette tension n’existe certes pas chez les bêtes, faute de représentation de la loi. Elle n’existe pas davantage en Dieu, pour la raison directement opposée qu’il ignore les penchants. Peut-on dire qu’est moral un être dont la moralité est automatique ? La notion de volonté étendue à un être " infini " peut-elle avoir un sens ? Vouloir est le fait d’un être en qui l’entendement et la puissance sont séparés, d’un être qui ne peut produire l’objet d’une certaine idée par le seul fait qu’il le pense. Outre l’anthropomorphisme consistant à attribuer à Dieu de la volonté et plus généralement à le définir comme un être raisonnable infini (dont on voit trop bien qu’il n’est conçu que comme prolongement indéfini de l’être raisonnable fini), il y a de l’inconséquence à prétendre lui accorder à la fois la sainteté et le libre choix. Peut-on sans contradiction reconnaître le libre choix à un être incapable de choisir autre chose que la loi ? Kant donne lui-même les éléments de la réflexion qui nie à Dieu le libre arbitre : il est incapable de se soustraire à la loi. Mais c’est aussi un élément qui conduit à nier que la sainteté ait quoi que ce soit d’un modèle et d’un but. Qu’y a-t-il d’admirable dans l’infaillibilité ? Non seulement elle n’a aucune commune mesure avec les difficultés morales des êtres humains, toujours susceptibles d’être vaincus par leurs penchants, mais elle détruit la moralité elle-même.
En réalité les idées ici critiquées ne se justifient que dans une philosophie inscrite dans la perspective définie par la théologie créationniste : c’est pour elle qu’il y a un être raisonnable infini, alias intelligence suprême, qui dispose également de la volonté, c’est pour elle qu’il y a des êtres raisonnables finis autres que les hommes. Ce qu’on ne voit pas encore dans cette page c’est que les uns et les autres sont des créatures de l’être infini. Mais, quelles que soient leurs différences subjectives, ces volontés (c'est à dire ces raisons) ne sont pas seulement finies relativement à celle qui est infinie, mais elles sont aussi celles dont la représentation se fait sous les formes (subjectives) de l’espace et du temps, tandis que la représentation de l’intelligence suprême ne se fait pas sous elles. Kant illustre la difficulté de penser la morale sans Dieu. C’est la difficulté à laquelle sont confrontés Robespierre et Saint-Just, ses contemporains. C’est encore celle à laquelle sont confrontés les laïcs de la fin du XIXe siècle lorsqu’ils veulent maintenir une universalité de la loi (par exemple Jules Lagneau). C’est encore celle à quoi répond un autre courant philosophique, illustré par exemple par Nietzsche, ou par Sartre : Dieu est mort, les valeurs (la raison) ne sont pas données, c’est chacun qui produit les valeurs par ses choix, etc. Mais il ne suffit peut être pas de renvoyer les valeurs à l’initiative de chaque sujet pensant. Il me semble qu’il y a aussi nécessité d’une compréhension matérialiste de la moralité : la raison pratique, comme la raison spéculative est le produit d’une histoire.
6 la soumission au devoir implique l’appartenance de l’homme à un monde intelligible
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 91-92
Cette page vise à établir que la sorte de soumission très particulière qu’exige le devoir ne peut s’expliquer que par ce qui élève l’homme au-dessus du monde sensible : le fait qu’il a une personnalité. Le devoir en effet, bien qu’il appelle la soumission, n’use cependant afin de l’obtenir ni de la coercition, ni de la séduction. Il ne s’adresse pas à la sensibilité, mais à la raison.
Le point de départ de la réflexion de l’auteur, qui lui est en réalité dicté par sa conclusion, est une prosopopée. Elle exalte le devoir en le personnifiant et en s’adressant à lui. Cette figure de style n’est assurément pas courante dans les textes philosophiques. A première vue il ne paraît pas très sérieux de la part d’un penseur austère de sortir du style rigoureux qui lui est coutumier pour insérer dans une Analytique quelques lignes exaltées. On peut toutefois en citer d’illustres précédents : dans le Discours sur les sciences et les arts en 1750, puis dans la Profession de foi du vicaire savoyard en 1762, soit quelques dizaines d’années avant ce passage, Rousseau l’avait employée pour évoquer la vertu puis la conscience. Et, si l’on y réfléchit un peu davantage, on aperçoit la finalité et la légitimité du procédé dans l’œuvre de Kant. L’enjeu de la Critique de la raison pratique, et au-delà d’elle de toute l’entreprise critique, est de définir le pouvoir de la raison. Or dans le champ spéculatif il est apparu étroitement limité : la raison ne peut élaborer de connaissance que dans le champ de l’expérience. Elle n’y apparaît pas dans sa pureté. Au contraire en tant qu’elle est pratique elle est pure et c’est le devoir qui en apporte le témoignage irréfutable. On peut comprendre par là l’enthousiasme de l’auteur et sa reconnaissance à l’égard de celui-ci.
Mais il y a plus. Le devoir en tant que tel a une vocation singulière à faire l’objet d’une prosopopée. A quoi bon en effet évoquer ce qui ne parle plus, ou n’a jamais parlé, à quoi bon lui donner la parole, sinon afin de rappeler à leur devoir ceux qui ont des oreilles ? Dans la Profession de foi du vicaire savoyard c’est bien ce but que poursuit l’exaltation de la conscience qualifiée d’ " instinct divin ", et dans le Discours sur les sciences et les arts la célébrissime évocation de ce Fabricius dont la renommée est arrivée au Genevois par Machiavel. " Le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel : l’assemblée de deux cents hommes vertueux ", lui fait dire Rousseau. Qu’il s’agisse du Romain représentant de l’antique virtù ou de la conscience, ou encore qu’il s’agisse du devoir comme c’est le cas ici, la voix qui s’élève par ce moyen ne s’élève qu’afin d’élever l’auditeur ou le lecteur au-dessus de lui-même. Mais c’est un cas bien peu particulier : on n’imagine pas une prosopopée de Néron à la place de Fabricius, ou de la débauche à celle du devoir ! On peut composer des allégories où leurs séduisants discours seront réfutés par d’autres personnages, mais on ne peut en faire (
poiein) le personnage (prosopon) unique d’une fable. Le devoir, dans la mesure où il situe l’homme au-dessus de lui-même en même temps qu’au-dessus des penchants, est bien propre à être personnifié, puisque c’est lui seul qui donne à l’homme une personnalité.Un être dont la conscience n’est pas interpellée par le devoir n’appartient jamais qu’au monde naturel. C’est un animal, c’est à dire, il ne faut pas avoir peur des mots, une chose. Kant le dit ailleurs : on peut le traiter à sa guise, il n’est pas une fin, mais un moyen. Si le nom du devoir est sublime, c’est parce qu’il renvoie sans intermédiaire possible de ce monde des choses à un autre situé loin, très loin, au-dessus de lui. Il est l’indice d’un monde différent, l’index pointé vers un ordre où les lois ordinaires de la nature n’ont plus cours. Certes le déterminisme n’y règne pas. Mais ce n’est pas le point sur lequel insiste Kant, car les hommes ne se croient pas déterminés. En revanche ils sont bien quelquefois conscients d’être poussés, voire repoussés, et tirés par des penchants, expressions de leur nature sensible, qui les mène de la même manière que la leur mène les animaux. Certaines choses les tentent parce qu’ils les trouvent agréables, d’autres à l’opposé provoquent leur aversion ou leur peur parce qu’ils y voient une menace, mais quelles qu’elles soient elles trouvent accès dans l’âme par le jeu de forces naturelles, qui sont bien autre chose que la mise en œuvre de la pure volonté. Il peut y avoir une sorte d’insinuation, de séduction, de tentation exercée par les penchants sur la volonté, par quoi celle-ci se trouve mise en mouvement, mais cela n’a rien à voir avec la simple soumission à la loi parce qu’elle est la loi. Or c’est justement cette dernière qu’obtient le devoir et que lui seul obtient. On peut discuter de l’obéissance à la loi, on peut à juste titre faire remarquer qu’elle n’est pas obéie, on peut à cet égard verser dans la désillusion. Il est vrai que les hommes n’écoutent pas la voix du devoir qui s’exprime dans leur conscience.
Là-dessus Pascal d’abord (" Cette belle raison corrompue a tout corrompu ", Pensées, 294), puis Rousseau (" Trop souvent la raison nous trompe ", Profession de foi du vicaire savoyard, p. 83) se sont déjà expliqués. Ils ouvrent la voie à Kant : la désobéissance ne prouve rien contre la vénération. Quelle que soit leur attitude à l’égard du devoir les hommes ne l’ignorent ni le méprisent. Ce ne peut être qu’avec un sentiment de culpabilité qu’ils y désobéissent. Cette observation commune doit permettre de déterminer plus clairement le concept de loi. Celle-ci est bien autre chose qu’un penchant. Ce dernier est d’abord une donnée de fait et, quelle que soit la force avec laquelle il s’impose, il n’enferme encore aucune légitimité. Affirmer qu’il est juste de se soumettre par exemple au désir de copuler avec telle partenaire n’a aucun sens. A cet appétit n’appartiennent ni nécessité ni universalité. Les voies par lesquelles il s’impose peuvent en outre être tout à fait sinueuses et donner lieu à tout un jeu où les forces s’opposent, s’additionnent, se neutralisent… un jeu dans lequel la volonté est comme le bouchon sur la vague. Le concept de loi cependant exclut tout détour et toute composition ; la loi s’impose par elle-même, du simple fait qu’elle est la loi, ce qui est tout autre chose que de s’imposer par des calculs et ce qui est même tout autre chose qu’un fait : c’est le droit. Ce qui est un devoir pour un terme est un droit pour l’autre. L’homme en relation avec un ordre supérieur reconnaît son devoir ; la loi s’impose à lui parce qu’elle est le droit. Elle s’exprime à travers un " il faut " ou un " tu dois ". Elle n’a égard ni aux penchants, ni aux inclinations, ni aux appétits, ni aux instincts, pas même à la vie et à la mort, mais elle obtient le respect (Verehrung).
C’est ainsi que se pose la question de son origine. On ne peut évidemment la trouver dans ce monde. Comment pourrait-on expliquer le supérieur par l’inférieur ? Même si le mot racine évoque quelque chose qui se trouve en dessous, sur quoi se fonde ce qui est au-dessus, il faut bien comprendre que la racine du devoir ne saurait être qu’au-dessus de lui. Il y a là une inversion de l’image. Le fondement (mot qui lui aussi désigne ce qui est un substrat) de toute valeur renvoie en haut. C’est un effet de la bipolarisation opérée par la philosophie dualiste. Les choses matérielles s’expliquent par ce qui constitue leurs bases, leurs conditions, tandis que les idées ou les valeurs s’expliqueraient inversement par des " bases " et des " conditions " sur lesquelles elles ne s’élèveraient pas, mais d’où elles descendraient, d’où elles dériveraient. C’est seulement par ce procédé de renversement que l’homme peut échapper à son animalité, à sa naturalité et qu’il peut acquérir dignité, noblesse, valeur.
La réponse forgée par Kant suppose que l’homme appartienne à deux mondes et que le devoir soit en quelque sorte la voie, en même temps que la voix, par laquelle le monde intelligible (et l’homme en tant qu’il lui appartient) s’exprime dans le monde sensible (dans l’homme en tant qu’il lui appartient) et s’impose à lui. La seule chose en effet d’où puisse dériver le devoir est ce qui en l’homme fait son appartenance à un ordre qui n’est plus celui de la nature. Dans celle-ci la production de tout événement est conditionnée, elle est soumise à la nécessité, à des relations de cause à effet. Mais il y a en l’homme quelque chose qui l’inscrit dans un ordre par lequel il sort de la nature, non pas évidemment pour descendre au-dessous d’elle, mais pour s’élever au-dessus. Dans cet ordre la production des faits est inconditionnée, c’est à dire qu’à tout instant peut avoir lieu un commencement absolu, une cause en rupture de déterminisme, qui n’a pas besoin d’être elle-même tenue pour l’effet d’une autre cause dont elle dépend. Mais si le déterminisme y est absent, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y règne aucune loi : bien au contraire y règne la loi au sens du droit, celle qui trouve d’elle-même accès dans l’âme, la loi qui commande l’action de l’homme, dont la validité n’est suspendue à aucune condition, et qui lui impose d’agir sans égard à l’ordre naturel. C’est un type de relations que l’entendement ne peut que penser (die nur der Verstand denken kann), c’est à dire très exactement qu’il ne peut pas connaître, puisqu’il n’appartient pas à la nature et que l’expérience est par conséquent bien incapable d’en témoigner. Aucune étude des choses, si attentive qu’elle soit, ne permet de le constater, mais l’entendement (Verstand) l’exige.
Pourtant il n’est pas valable ailleurs que dans la nature, sa mise en œuvre ne saurait être remise à plus tard, à un quelconque au-delà. Ce qui s’impose à l’homme c’est bien de faire pénétrer dans le monde sensible cet ordre que l’entendement pense et qu’il ne connaît pourtant nullement en lui. Il n’y a pas d’une part un monde sensible où la loi des choses serait le déterminisme et d’autre part un autre monde où la loi d’un autre type de choses serait la loi pratique inconditionnée. Ce n’est pas chacun chez soi, d’un côté ce qui est connu, de l’autre ce qui est pensé. Chaque acte humain peut donc être interprété de deux manières différentes. D’une part simplement parce qu’il entre dans l’existence, il ne peut pas davantage ne pas avoir de cause qu’il ne peut ne pas avoir d’effet. Sa cause elle-même peut très légitimement être tenue pour l’effet d’une autre cause, etc. Il s’inscrit pleinement dans les relations déterministes. Par là il est accessible à la sensibilité dans l’espace et le temps : c’est un phénomène. Mais d’autre part et en même temps il est bien autre chose qu’un phénomène, il est le produit d’une causalité inconditionnée, c’est à dire d’une liberté absolue et d’une responsabilité totale. Il a un auteur qui ne saurait nullement se dissimuler derrière des conditions, ni même derrière des penchants ou autres choses de ce genre, mais qui est pleinement engagé dans ce qu’il fait. Celui-ci n’est d’ailleurs pas seul dans ce cas : tout autre être raisonnable est lui aussi soumis à la loi pure pratique et c’est d’ailleurs bien pourquoi il faut agir à son égard de telle manière qu’il soit reconnu lui aussi comme un agent libre. Que les êtres raisonnables conçoivent un tel ordre de choses établit entre eux du même coup un ordre des fins. Les fins en tant que telles sont capables de juger un acte, c’est à dire de soumettre un événement au critère de la moralité : l’acte produit est-il conforme à la loi pratique, vise-t-il à prendre une fin pour une fin ? En même temps que l’acte s’inscrit dans des relations déterministes, il est aussi un acte libre. Les fins qui sont le but ou le destinataire de l’acte sont aussi son juge. C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle elles en sont le destinataire.
La question cependant est de savoir d’où dérive le devoir, de quelle source. La réponse n’a pas encore tout à fait été donnée par ce qui précède. Il faut donc y ajouter ceci : en tant qu’il est capable d’initier un commencement absolu, d’agir sous le commandement de la loi morale, un homme n’est pas seulement une chose parmi les choses de la nature. Il a une personnalité. C’est à dire que de lui émane un acte inconditionné, un acte dont il est l’auteur, dans lequel il est totalement investi et par conséquent dans lequel il est lisible. La source du devoir est dans la personnalité (Persönnlichkeit). Si l’homme n’avait pas de personnalité, il ne serait que chose parmi les choses, poussant et poussé, toujours uniquement conditionné, sans liberté ni responsabilité. Il serait vain de lui adresser tant l’éloge que le blâme, vain de le récompenser ou de le châtier. Qui songe à punir son chien n’est qu’un imbécile : il y a seulement lieu de le dresser. Des agissements commandés par un déterminisme sont autre chose que des actes commandés par la liberté. L’être libre est supposé indépendant du mécanisme de la nature, des réflexes conditionnés par exemple, et c’est bien la seule raison pour laquelle on a des comptes à lui demander. Il n’échappe pas au déterminisme pour avoir un comportement aberrant, mais pour être soumis à des lois spéciales (eigentümlich), des lois qui sont propres aux êtres doués de personnalité. Or celles-ci ne sont nullement reçues d’un législateur suprême. Elles sont dictées par la seule raison de l’être doué de personnalité. Autrement dit il est son propre législateur comme il est le législateur de tout l’ordre des fins. C’est vrai des autres fins aussi. Un homme est donc à la fois sujet et auteur de la législation spéciale. Il en est auteur en tant que personnalité, appartenant à un monde intelligible, et il en est sujet en tant que simple personne, membre du monde sensible. Un homme est donc un être susceptible d’être déterminé de deux manières différentes. La détermination est ici la définition. Selon que l’homme est vu sous un angle ou un autre, il est défini soit comme membre du monde intelligible et législateur, soit comme membre du monde sensible et sujet soumis aux lois du déterminisme. Lui même en tant qu’il se tient pour sujet ne peut considérer qu’avec vénération (Verehrung) et même avec respect (Achtung) ce qu’il est en tant que législateur. Ce qu’il est en tant que soumis au déterminisme s’incline devant ce qu’il est en tant que fin.
Si l’exaltation du devoir fait de ce passage et d’une certaine part de la Critique de la raison pratique un calque de la Profession de foi du vicaire savoyard, l’inspiration de Kant ne vient pourtant pas pour l’essentiel de Rousseau. Entre ces deux auteurs il n’y a de commun que l’idée d’une soumission de l’homme à un ordre dont il est le législateur et qui s’exprime en lui avec netteté par la voix de la conscience. Par contre l’autre idée présente dans ce passage est étrangère à Rousseau, je veux dire celle de la superposition de deux ordres, celui des phénomènes et celui des choses en soi, c’est à dire la thèse de l’Idéalisme transcendantal. Sa finalité est de placer l’homme dans une position appréciable de deux manières opposées. D’une part en tant que phénomène il est déterminé, d’autre part en tant que noumène il est libre. Mais le prix à payer est que le noumène, comme toutes les choses en soi, est une créature. Il faut reconnaître que l’auteur établit très justement des rapports entre certains concepts (devoir, respect, fin, personnalité, loi intelligible, d’une part et de l’autre : penchants, existence empirique, mécanisme de la nature, agréable, insinuation) et par là procède à une analyse approfondie du devoir. Dans la mesure où il constitue une description, il est vrai que ce texte est convaincant. Mais dans la mesure où il prétend constituer une explication il l’est beaucoup moins. Car celle-ci est verbale : qu’est-ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même ? C’est la part la plus haute de son être. En fait Kant décalque St Thomas d’Aquin et afin de s’en démarquer substitue à " la loi éternelle ", c'est à dire Dieu (Somme théologique Ia IIae, qu 91) " un ordre de choses que l’entendement peut seulement penser ". C’est moins impressionnant mais plus étonnant. Kant chasse la question : il n’est pas étonnant en effet que l’inférieur s’incline devant le supérieur. Quant à expliquer cependant la racine de la noble tige, la question reste entière. L’homme respecte le devoir parce qu’il a une personnalité et n’est pas un simple être empirique, dit l’auteur. Mais le problème de fond est de comprendre comment un être sensible peut se constituer en être intelligible.
7 la raison pratique postulant la liberté comble une lacune de la raison spéculative
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 48-49
La loi morale postule la liberté. Elle n’a de sens que s’il y a des êtres qui sont capables de faire entrer dans la nature un commencement inconditionné. La loi morale commande. Elle prouve donc qu’il y a en effet des êtres qui mettent en œuvre dans leur conduite un principe inconditionné de causalité, c’est à dire celui d’une raison déterminant immédiatement la volonté. La raison spéculative ne pouvait tout au plus que penser la possibilité d’une telle causalité. Parce qu’elle en pense la réalité, la raison pratique comble une lacune de la raison spéculative. Elle ne connaît pourtant pas ce que, tout comme celle-ci, elle ne peut que penser.
Dans ces pages l’auteur fait référence au travail qu’il a mené dans la Critique de la raison pure. La raison dans son exercice spéculatif rencontre un problème qu’elle ne peut résoudre. Elle est écartelée entre la nécessité de penser la condition inconditionnée et l’interdiction de la connaître. C’est bien sur le terrain spéculatif que se manifeste cette contradiction. Dans le monde tel qu’il se présente à nos sens la production d’un événement quelconque ne se réalise que pour autant qu’elle découle des rapports déterministes. Ce qui se produit ne peut se produire que comme effet d’une cause. Rien ne peut y survenir spontanément. Le déterminisme ne souffre aucune transgression. S’il se produit par exemple une éclipse de soleil, ce n’est nullement parce que le dieu Soleil serait mécontent de ses sujets et qu’il aurait décidé de les punir en les privant de sa lumière. Il n’y a là l’expression d’aucune volonté, mais seulement celle de la mécanique céleste : l’orbite de la lune amène ce corps à s’intercaler entre la terre et le soleil. Et cela est si peu spontané que le calcul en est fait longtemps à l’avance. On sait que dans la zone où était visible l’éclipse du onze août 1999, il faudra attendre quatre-vingts ans pour qu’en soit visible une autre. De la même manière les actes des hommes ont leur causalité dans des conditions que peut-être les hommes eux-mêmes ne voient pas très bien, mais qui sont effectives. La Révolution française de 1789 par exemple n’est nullement une explosion spontanée, elle n’est pas davantage le produit d’une manipulation des foules naïves et violentes par quelques esprits retors et pervers. Elle a des conditions très matérielles dans les mauvaises récoltes et la banqueroute de l’Etat. Le contraste entre la famine populaire et le train de la cour explique à la fois les émeutes et le besoin de mettre en place un autre système social. Certes plus on s’approche du comportement individuel plus il devient vexant de devoir admettre qu’il est déterminé.
L’amour de Descartes pour Mademoiselle Machin n’est flatteur pour elle que s’il est spontané. Mais le philosophe explique à juste titre dans une Lettre à Chanut (06/06/1647) que dans la formation de sa personnalité il a rencontré des circonstances particulières qui ont tourné son premier amour vers une fillette affectée d’un léger strabisme. Une association d’idées s’est faite en lui, sans qu’il le sache, entre la passion d’amour et le strabisme. Cet épisode oublié était cause qu’ensuite, parvenu à l’âge mûr, il aimait des personnes qui en étaient affectées. Il devait potentiellement orienter ses choix affectifs vers Mademoiselle Machin. Et comme justement celle-ci se présentait dans son champ de manœuvres, il n’était pas surprenant qu’il en devienne amoureux. Si désobligeante que soit cette analyse, elle est pertinente. Les hommes sont bien obligés d’admettre que leurs actes sont conditionnés. Ils se croient libres de faire la Révolution, ils se croient libres d’aimer, alors qu’il n’y a là que des effets des causes qui les précèdent. Ces causes elles-mêmes sont le produit d’autres causes et ainsi de suite. Dans l’ordre naturel des choses il n’existe pas de cause inconditionnée. Dans le monde physique la recherche des explications remonte toujours plus haut et elle cherche des images toujours plus proches de la grande explosion tenue provisoirement pour originelle. Dans le monde des actes humains elle doit de la même façon remonter le temps et trouver dans les époques antérieures ce qui fait les spécificités de la société française en 1789, dans la petite enfance de l’homme ce qui fait ses inclinations présentes. Ainsi dans la réalité telle qu’elle est accessible à nos sens, dans ce que Kant appelle le monde sensible, il n’y a aucune possibilité de s’arrêter dans la régression d’effet en cause et d’une cause plus proche vers une cause plus éloignée. Une cause non causée ne peut appartenir au monde de la nature.
Pourtant, et c’est là une contradiction insoutenable, propre à la raison spéculative, il faut bien penser qu’il y a une causalité inconditionnée. Car si tout n’était que conditionné, l’existence même de l’ordre naturel ne serait que conditionnelle. Mais ce monde existe de fait et pas seulement potentiellement. Ce qui est conditionné est certes suspendu à une condition, mais afin que quelque chose existe, il faut bien qu’on trouve pour finir une condition inconditionnée. C’est en ce sens qu’Aristote dans la Métaphysique, Livre
L, comprenait la nécessité d’un moteur non mu. Tout mouvement est produit par un moteur. Ce moteur à son tour est mis en branle par un autre moteur, etc. Mais si loin qu’on remonte, on ne trouvera encore aucune raison suffisante de ce mouvement qui existe et qui est constaté, si l’on ne va pas jusqu’à un moteur qui se met en branle de lui-même, le moteur non mu. Kant dit " une causalité se déterminant complètement par elle-même ". C’est reprendre la notion de " causa sui " dans son usage scolastique, pré-spinoziste (et anti-spinoziste). Il s’agit en effet bel et bien de rompre le déterminisme dans l’ordre des êtres afin de s’arrêter à quelque chose dont on n’a pas d’explication en feignant que ce qui n’a pas d’explication en autre chose a une explication en soi-même. C’est un autre raisonnement que celui qui parmi les êtres n’admet rien d’inconditionné et reconnaît en même temps qu’il y a de l’être. Alors que Spinoza veut ramener la notion de causa sui au seul sens qu’il soit raisonnable de lui donner, Kant en restaure l’usage scolastique. La causalité dont il parle est une causalité qui est contradictoire avec le déterminisme.Mais assurément il le sait bien et il travaille ici à rendre acceptable son articulation avec le déterminisme. La raison spéculative ne peut déterminer le concept d’une causalité par liberté : aucune expérience ne le permet, et même au contraire toute expérience l’exclut, comme je l’ai expliqué ci-dessus. Néanmoins, et c’est ce qui est dit ici, si la raison spéculative ne peut en établir l’existence, elle fait de sa possibilité (was deren Möglichkeit betrifft) un principe analytique. La solution consiste donc à penser (den Gedanken verteidigen) que la causalité libre appartient non pas au monde sensible, mais pourtant à un être du monde sensible, dès lors qu’on le considère non plus comme phénomène mais comme noumène. Les hommes appartiennent à la fois au monde sensible (celui de l’expérience) et au monde intelligible ; ils sont dans le premier de simples phénomènes tandis que dans le second ils sont des noumènes. Il faut bien comprendre que ce n’est pas de manière successive qu’ils appartiendraient à l’un puis à l’autre de ces deux mondes, mais que c’est bien simultanément qu’ils sont dans l’un et dans l’autre. Ce qui leur est impossible dans le premier, au contraire dans le second leur est non seulement possible, mais est une réalité. Les actions humaines peuvent donc être lues de deux manières différentes et à vrai dire opposées. D’un point de vue scientifique d’abord, y compris celui d’une psychologie scientifique, elles ne peuvent aucunement être libres ; elles sont déterminées, comme le sont tous les phénomènes. Mais les mêmes actions des mêmes hommes peuvent être considérées d’un autre point de vue : l’être qui les produit n’est pas seulement un être naturel, il est aussi un être qui a un entendement (ein Verstandeswesen), c’est à dire un être qui se détermine lui-même à agir. En tant que tel il appartient au monde intelligible et la liberté est la causalité par laquelle il agit. La loi morale exige de lui qu’il agisse librement : c’est donc un fait que la causalité libre existe.
La raison spéculative ne peut reconnaître que la possibilité d’une telle causalité, et cela est peu satisfaisant. Il faut admettre qu’il y a là une lacune de la raison. De son côté la raison pratique heureusement détermine suffisamment ce concept de la condition inconditionnée : c’est celui d’une raison qui détermine immédiatement la volonté. Les hommes agissent volontairement. Certes cela ne peut pas être établi dans une analyse scientifique. La psychologie elle-même, dans la mesure où elle prétend au caractère scientifique, ne peut qu’ignorer cette volonté, comme je l’ai dit plus haut à propos des amours de Descartes. Cependant ce n’est évidemment pas de manière scientifique que les hommes considèrent leurs propres actes. Ces actes ne leur sont propres que parce qu’ils s’en tiennent pour les auteurs, c’est à dire pour la cause inconditionnée, la cause libre. Ils n’ont à en rendre compte que pour cette raison. Les notions de bien et de mal n’ont donc de sens que parce que la volonté des hommes instaure un commencement absolu dans une série conditionnée. C’est de ce point de vue qu’on juge les actes qu’ils produisent. Il serait absurde de distribuer l’éloge et le blâme à des êtres qui ne seraient pas à l’initiative de leurs actes. La notion de responsabilité n’échappe à l’absurde que parce qu’on tient les hommes pour les initiateurs de leurs actes. Quoiqu’ils appartiennent au même monde que les animaux, le monde sensible, ils relèvent simultanément d’un autre ordre. Il serait absurde et dérisoire de faire procès à un animal. On n’envoie pas devant la cour d’assises le lion qui a tué et dévoré son dompteur. Si l’on pense que le dompteur a commis une erreur dans la cage aux fauves, on laisse tranquille la bête, quoi qu’elle ait fait, sans avoir besoin qu’un tribunal l’acquitte. Si l’on pense au contraire que l’homme n’a pas commis d’erreur et que la bête est vicieuse (relativement aux besoins humains), on l’abat sans autre forme de procès.
Une condamnation ne se comprend que relativement à un être doué de raison. Il est bon de relever d’ailleurs que le coupable d’un méfait est soumis à un châtiment, tandis que l’auteur d’une belle action ne sera jamais récompensé, au mieux, que par quelques bonnes paroles qui ne coûtent strictement rien à la société. Cette dissymétrie n’a pourtant rien de scandaleux. L’homme qui commet un crime descend au-dessous de son statut d’homme et il doit y être rappelé ; c’est ce que signifie le châtiment. Mais celui qui commet une bonne action ne fait que son devoir, il ne fait que ce qu’exige son statut d’homme, il ne s’élève pas au-dessus de celui-ci. Si d’ailleurs c’était le cas, " qui veut faire l’ange fait la bête ", il faudrait le ramener à l’humanité et ce n’est pas par une récompense qu’on y parviendrait, mais par un châtiment ! Cette hypothèse est manifestement absurde. On peut reprendre la question de la manière suivante. La raison spéculative doit admettre, bien qu’elle ne puisse le connaître, un inconditionné au départ de toute série de conditions. Elle ne peut cependant le penser qu’en l’appliquant à un être, qui appartient assurément au monde sensible, mais seulement parce qu’il appartient aussi à un monde intelligible. Par là est ôtée la contradiction avec l’expérience. Cette pensée ne reçoit pourtant pas de contenu, ne forme pas une connaissance même pour la raison pratique, dont le seul avantage sur la raison spéculative est qu’elle détermine son objet comme réel et non plus seulement comme possible.
Pour entendre convenablement la conclusion de l’auteur, il faut donner toute sa place à la distinction entre penser et connaître. Il n’y a de connaissance que dans l’expérience. Afin que nous le connaissions, il faut que l’objet se livre à nos sens. Cela signifie d’une part que ce qui n’appartient pas à l’expérience ne peut être connu : par exemple Dieu ne peut être objet de connaissance. Mais loin que cette première remarque doive amener à dire que ce qui n’est pas objet de connaissance n’existe pas, elle autorise seulement à relativiser la connaissance. C’est qu’en effet la soumission aux sens de l’objet de connaissance implique d’autre part, dans cette philosophie, la subjectivité de la connaissance. Qu’un objet soit soumis aux sens veut dire qu’il n’est intuitionné qu’à travers des formes de la sensibilité qui, si pures qu’elles soient, n’appartiennent toutefois qu’à l’esprit humain. L’esprit qui ne peut élaborer de connaissance que dans l’expérience n’est autre que l’esprit humain. C’est seulement relativement à celui-ci que les choses deviennent des phénomènes, c’est à dire qu’elles sont intuitionnées dans l’espace et le temps. Le concept pur de l’entendement, ou catégorie, de causalité ne peut ainsi être entendu par l’esprit humain que dans un rapport chronologique où l’effet vient après, tandis que la cause est avant. Mais le temps ne permet pas de penser un avant absolu ni un après absolu. Car avant ce qui est avant il y a encore plus avant. Ainsi la catégorie de causalité devient-elle dans la connaissance humaine le moteur d’une régression à l’infini dans le temps.
Cependant si nous pouvions en faire un autre usage, si nous pouvions l’utiliser sans pour autant inscrire dans un rapport chronologique les objets mis par elle en relation, il nous deviendrait possible de connaître une cause inconditionnée, une cause libre. Je dis connaître et pas seulement penser. Mais la connaissance humaine n’a pas cette puissance. L’esprit humain en est donc réduit à penser la cause libre. Il y a de l’inconnaissable dans la philosophie kantienne. C’est même à établir qu’il y en a que sert principalement l’Idéalisme transcendantal. La dégradation de la chose en soi en simple phénomène dès lors qu’elle est soumise aux conditions de la sensibilité destitue la connaissance humaine de toute vérité. Ce que sont en soi les choses échappe à la connaissance dès lors qu’elle est contrainte de passer par l’espace et le temps afin d’obtenir une intuition. Les lois du déterminisme n’ont pas de valeur relativement aux choses en soi, elles n’en ont que relativement aux phénomènes (Erscheinung). Si elles sont autre chose que de simples apparences (Schein), elles ne sont pour autant pas plus vraies.
Cette philosophie préserve des zones d’ombre dans l’être, des zones inaccessibles à l’esprit humain. Peut-être même n’est-elle construite qu’afin d’entretenir le mystère. La question de l’exercice pratique de la raison méritait pourtant mieux. Il est tout à fait vrai que se présente une difficulté quant à trouver un accord entre le déterminisme et la liberté. Certes les philosophies qui ont ignoré le premier ne cherchaient pas à la résoudre. St Thomas d’Aquin admettait sans y voir malice que la créature raisonnable participait de la loi éternelle d’une manière plus excellente que les autres créatures, parce qu’elle participait aussi de la raison éternelle. Mais dès lors que Galilée a imposé à l’esprit la prise en compte du déterminisme, ce qui allait de soi ne va plus du tout. La philosophie de Kant est un effort afin de rendre compatibles la liberté avec le déterminisme. Mais comme il s’agit accessoirement seulement de celle de l’homme et principalement de celle de Dieu, la liberté est identifiée au libre arbitre. Il faut que Dieu puisse créer comme ne pas créer. Il faut que rien, pas même sa propre nature, ne le pousse dans un sens plutôt que dans l’autre. Du même coup, mais secondairement, l’homme pourra aller dans un sens aussi bien que dans l’autre. Si le souci de Kant avait été de donner du sens à la notion de liberté humaine, il aurait pu poursuivre dans la voie ouverte par l’interprétation spinoziste, où la liberté est d’agir selon la loi de sa propre nature. Alors il n’eût pas cru nécessaire d’admettre une causalité se déterminant complètement par elle-même, il eût renvoyé le causa sui des scolastiques au pays des chimères, il n’eût accordé le fait d’être qu’à l’être lui-même. Mais bien sûr par là l’Idéalisme transcendantal devenait totalement inutile, puisqu’il n’était plus nécessaire d’admettre que si l’homme en tant qu’il appartient au monde phénoménal est déterminé, en tant qu’il appartient au monde nouménal il est au contraire spontané. Il y a une véritable alternative entre la philosophie kantienne et la philosophie spinoziste.
8 la connexion entre la vertu et le bonheur est possible dans le monde intelligible
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 122-124
Exposé et solution de l’antinomie de la raison pure pratique, tels sont, indiqués par l’auteur lui-même, les deux objets successifs de ces pages. Dans une définition du souverain bien Kant affirme assertoriquement que la raison pure pratique exige l’union du bonheur et de la vertu. Il constate cependant que la recherche du bonheur est incapable de produire un principe d’action vertueuse, et c’est une raison suffisante pour comprendre qu’on ne les unira pas en partant du premier. Il prétend en outre que l’intention vertueuse est incapable de produire le bonheur et conséquemment l’impasse semble complète. Cependant dans le second cas l’impossibilité peut être levée si l’on distingue le monde sensible et le monde intelligible. Dans ce dernier reste possible que soit établie une connexion entre la vertu et le bonheur. Mais rien ne prouve qu’elle le soit, car elle n’a rien de nécessaire.
A : antinomie
L’union entre la vertu et le bonheur constitue le souverain bien. Le souverain bien constitue le but de la raison pure pratique. Une volonté empiriquement déterminée peut viser un résultat quelconque tel que l’argent, le plaisir, un titre, une place, etc. Ces biens, à supposer qu’on puisse dire que ce sont des biens, ne constituent évidemment pas le bien souverain. Ils ne sont pas ce que la volonté humaine se doit de réaliser. Par contre, alors même que le bonheur ne peut pas être ce qui détermine une volonté à agir, il faut pourtant que l’action commise par devoir rende possible l’obtention du bonheur. Ainsi voit-on que le souverain bien n’est pas la vertu. Que le souverain bien ne soit pas le bonheur, cela n’exige par contre pas d’autre explication que le renvoi à l’idée que la raison pure pratique ne saurait être subordonnée à aucun objet. Mais s’il est acquis que la recherche du bonheur ne peut faire la vertu, il est évident aussi que personne ne mettrait en œuvre une volonté vertueuse qui lui interdirait le bonheur. Si je devais être assuré que mon action vertueuse ne me donnera pas le bonheur, je serais fondé à y renoncer. Même si, sans que le bonheur soit exclu, je ne pouvais me sentir autorisé à l’espérer, je serais fondé à renoncer à la vertu. Agir moralement implique qu’on vise autre chose que le bonheur, sans que cependant cela doive l’entraver. L’union de la vertu et du bonheur est nécessaire.
Mais ce qui vient d’être dit montre qu’elle n’est pas analytique. Ce n’est pas dans la compréhension du concept du bonheur que l’on peut trouver la vertu : une conduite qui vise le bonheur ne peut pas être une conduite vertueuse. Et ce n’est pas non plus dans la compréhension du concept de vertu que l’on peut trouver le bonheur : la vertu ne fait pas le bonheur. Cependant elle ne l’exclut pas. L’union des deux termes ne peut donc pas être analytique, mais dans la mesure où elle n’est pas absolument exclue elle doit rester possible. Elle est donc synthétique. La synthèse cependant ne peut pas se réaliser par n’importe quelle voie. L’action vertueuse ne peut pas être liée au bonheur autrement que comme une cause est liée à son effet. Il faut, non en quelle manière que ce soit, mais seulement parce qu’elle le produit, que la vertu obtienne le bonheur. La vertu mérite le bonheur, il faut que la pratique de la vertu donne le bonheur. C’est ce que signifie l’affirmation que le souverain bien est pratique pour nous. Les êtres raisonnables en général n’ont pas tous besoin de la perspective du souverain bien. Les hommes cependant, quant à eux, en ont besoin. Ils ne sont pas saints. La distinction selon laquelle leur volonté, si vertueuse qu’elle soit, n’est cependant pas sainte, se répercute à présent dans l’élaboration du concept du souverain bien. Ce ne sont pas les anges qui ont besoin de la perspective du bonheur afin d’agir vertueusement : eux le font spontanément parce que leur volonté est sainte.
Mais les hommes sont faillibles, leur vertu est chancelante. Ils ont cette tare originelle de ne pas se porter à coup sûr vers la vertu. Il leur faut pouvoir croire que le bonheur est au bout de la vertu. Le concept du souverain bien est donc celui de ce que peut produire une volonté vertueuse, celui de quelque chose qui n’existe pas sans elle et en vue de quoi elle se met en œuvre. Il ne faut pas vouloir le bonheur ; il faut vouloir la vertu ; mais il faut aussi que produisant la vertu on produise du même coup le bonheur. Le bonheur doit pouvoir être la prime accordée à la volonté vertueuse. Ce rapport entre les deux éléments constitutifs du souverain bien ne peut pas être produit par la recherche du bonheur ; il ne peut pas non plus être automatiquement produit par la pratique de la vertu ; il faut cependant que dans ce second cas il reste possible. Il faut que reste possible, même si l’on ne comprend pas comment, que la volonté dont la maxime n’est autre que la vertu soit cependant en même temps la cause qui produit le bonheur.
La solution du problème moral ne peut passer que par là. Pourtant il y a entre le bonheur et la vertu une antinomie. Il est en effet impossible que l’un produise l’autre et réciproquement. Certes il faut totalement écarter comme absolument impossible l’idée que la recherche du bonheur puisse être la cause de la mise en mouvement d’une volonté vertueuse. Cette recherche n’est pas du tout morale, parce que la loi morale ne saurait aucunement être subordonnée à un objet. A cet égard le bonheur, en tant qu’objet de la volonté, n’est ni plus ni moins critiquable que tout autre objet. Il n’y aurait pas moins à dire de la soumission à la volonté de Dieu. Elle non plus ne saurait fonder aucune vertu, car il n’y a pas de vertu ailleurs que dans l’autonomie de la volonté, comme l’a montré l’Analytique. Il est donc absolument impossible de trouver un chemin qui aille à la vertu en partant de la recherche du bonheur.
Il reste donc à s’interroger sur l’autre chemin, qui partant de la volonté vertueuse pourrait éventuellement mener au bonheur. Or lui aussi est impossible. En effet parcourir ce chemin exigerait un enchaînement du bonheur comme effet à la vertu comme cause. Mais la vertu n’est qu’une intention, celle d’agir uniquement par devoir, celle de se soumettre à une loi universelle, une loi dont on est en même temps le sujet et aussi le législateur. Autrement dit la vertu ne fait nullement partie du monde de la nature où existent des connexions nécessaires, telles que celles que découvre Galilée. Il y a des connexions nécessaires par exemple dans un mouvement entre sa vitesse, sa durée et l’accélération imprimée par la terre. Pour un corps qui tombe, e = ½
gt². Inversement il n’y a pas de connexion entre la vitesse du corps qui tombe et sa masse. Celle-ci (m) n’intervient nullement dans l’équation. Mais l’intention de l’acte non seulement n’intervient pas : elle ne peut pas intervenir dans une équation physique ; elle n’est pas elle-même une réalité d’ordre physique. On ne saurait donc aucunement attendre que la nature se règle sur elle pour produire quel effet que ce soit. Quiconque veut produire par ses actes un effet déterminé, doit premièrement connaître les lois naturelles et secondement les employer vers la production de l’effet voulu. Ce sont donc deux choses totalement différentes que d’agir dans une intention morale et d’agir en vue d’un effet. C’est pourquoi on ne pourra trouver aucune connexion nécessaire et suffisante de la vertu au bonheur. Dans le monde, c’est à dire dans une nature entièrement soumise au déterminisme, une telle relation n’existe pas.Or si cette antinomie n’a pas de solution, c’est la loi morale elle-même qui est fausse. En effet la loi morale commande de produire le souverain bien. Elle en ordonne la réalisation. Or le souverain bien ne consiste que dans la connexion du bonheur à la vertu. Cette connexion est donc l’objet nécessaire a priori, l’objet qui ne peut pas ne pas être l’objet de la volonté humaine. Il n’y a pas de loi morale, s’il n’y a pas de connexion entre ces deux choses dont la connexion est impossible dans le monde. La possibilité d’une loi morale est inséparablement liée à la possibilité de leur connexion. C’est pourquoi ce n’est rien de moins que la fausseté de la loi qui découle de l’impossibilité de faire l’union de la vertu et du bonheur. Si cette synthèse doit être reconnue fantastique, vaine, imaginaire, la loi morale à son tour est chimérique. Telle est l’antinomie de la raison pratique : elle exige l’impossible.
B : solution
Mais il y a une solution. Il n’est pas nécessaire de l’inventer totalement : la solution de cette antinomie peut prendre pour modèle celle de la raison pure spéculative, qui distinguait le même être comme phénomène et comme noumène. Kant a sa baguette magique. Elle a déjà produit ailleurs de merveilleux résultats, elle peut en donner ici d’aussi admirables. Il l’appelle l’Idéalisme transcendantal. Il consiste dans la distinction du monde phénoménal et de celui des choses en soi. C’est dans la Critique de la raison pure, autrement dit dans la critique de l’exercice spéculatif de la raison, qu’une antinomie a déjà été résolue. Un conflit semblable à celui devant lequel on se trouve ici y avait été rencontré. Il concernait lui aussi la production des effets, la causalité. La question y était de savoir si la liberté a un sens. Comme on le sait depuis Galilée, tout dans la nature est soumis au déterminisme. N’importe quel événement du monde est l’effet d’une causalité conforme au mécanisme de la nature. Le monde lui-même n’est qu’une immense mécanique. Partout, en toute chose, il n’y a que des relations de cause à effet. Je ne chercherai pas ici à savoir si une telle représentation n’est pas un peu simpliste : il n’y a pas lieu de critiquer présentement l’auteur sur ce point. La complexité éventuelle d’un déterminisme irréductible à la relation de cause à effet n’est évidemment pas à l’ordre du jour quand on ne fait qu’à peine découvrir qu’il y a de la nécessité dans les lois de la nature. C’est donc un fait qu’il faut seulement constater que l’auteur conçoit le monde comme une immense mécanique, une sorte de vaste horlogerie dans laquelle ce qui survient au moment suivant est l’effet inexorablement produit par ce qui existait au moment précédent. Il est assez clair que de pareils enchaînements de causes et d’effets excluent la liberté humaine. Il n’est pas possible d’imaginer suspendre le déterminisme, il n’est pas possible de rompre en aucun maillon la chaîne des relations causales. Lorsque tout ce qui arrive survient comme effet d’une cause, une cause elle-même sans cause est inconcevable. Or ce qu’exige le concept de la liberté humaine c’est précisément qu’une cause exceptionnellement soit non causée, qu’elle constitue un commencement absolu. Telle est l’antinomie de la raison pure spéculative.
Kant l’a résolue en distinguant l’ordre des phénomènes et celui des choses en soi. C’est le résultat de l’extraction de l’espace et du temps de la liste des catégories, ou concepts purs de l’entendement. L’espace et le temps ne sont que des intuitions pures, ils sont par conséquent relatifs à la sensibilité humaine. D’où il dérive que la mécanique, qui associe de façon déterministe à une chose quelconque une position dans l’espace et un moment dans le temps, ne concerne nullement ce que sont en soi les choses, mais seulement la manière dont elles apparaissent nécessairement à un esprit humain. Comme la planète terre occupe au moment t1 une position déterminable sur les trois axes x, y, z des coordonnées cartésiennes, l’individu humain Tartempion occupe au moment t1 une position elle aussi déterminable sur les trois axes de coordonnées spatiales. Et voilà pourquoi l’homme n’est pas libre ! Mais Kant est arrivé, avec son Idéalisme transcendantal, et il a expliqué que tout cela ne concernait que les phénomènes et nullement les choses en soi. La même personne peut se considérer elle-même sous deux rapports différents. En tant que partie du monde de la nature, c’est à dire en tant que phénomène, elle est soumise au déterminisme, il n’y a dans ses actes que l’effet des causes qui les précèdent, et elle n’est pas libre. Mais en tant que partie du monde des choses en soi, et plus précisément comme agent susceptible de commencer une série causale nouvelle, inconditionnée, donc en tant que noumène, pure intelligence, elle est libre. Car à ce titre elle n’est pas dans le temps, et elle est encore moins dans l’espace. En tant que principe de détermination le noumène est libre à l’égard de la relation déterministe de cause à effet et plus largement à l’égard de toute loi naturelle. La résolution de l’antinomie de la raison spéculative peut servir de modèle dans la résolution de celle de la raison pratique.
Si dans le monde intelligible il reste impossible que le bonheur fasse la vertu, l’inverse par contre peut fort bien être garanti par Dieu. Il n’y a d’antinomie entre le bonheur et la vertu que parce qu’il est impossible que la recherche du bonheur fasse la vertu et que la recherche de la vertu fasse le bonheur. Mais ces deux impossibilités ne sont pas également impossibles. Il faut distinguer entre la première proposition qui est absolument fausse, et la seconde qui n’est pas absolument fausse. Il n’y a aucune manière de contourner le résultat de l’Analytique de la raison pratique, selon laquelle il est exclu que la subordination de la volonté à un but puisse faire la vertu. Par contre c’est seulement de manière conditionnelle qu’on peut exclure que la vertu donne le bonheur. C’est en effet sous condition qu’on tienne le monde sensible pour le seul mode d’existence de la personne humaine ou plus largement de l’être doué de raison. Or rien ne permet d’exclure que celui-ci ait un autre mode d’existence. On est autorisé par l’Idéalisme transcendantal à reconnaître à l’être raisonnable une existence autre que l’existence sensible, une existence dans le monde de l’entendement, en tant que noumène. Mais ce n’est pas tout : la loi morale fait de lui un principe intellectuel de causalité inconditionnée. Autrement dit c’est un fait que dans l’ordre des choses en soi l’être raisonnable échappe au déterminisme. Par conséquent la connexion qui est impossible dans l’ordre des phénomènes n’est pas absolument impossible dans celui des noumènes. La connexion du bonheur à la vertu qui ne peut être qu’accidentelle dans le monde sensible, sans être pourtant une connexion nécessaire dans le monde intelligible pourrait bien y être produite, autrement qu’accidentellement, par la volonté de l’auteur intelligible de la nature. Ainsi la relation entre la vertu et le bonheur n’a pas même besoin d’être immédiate, de se faire par la causalité propre de la vertu dans le monde intelligible ; il suffit qu’elle existe de manière médiate, c’est à dire par le relais de l’intervention divine.
Le souverain bien est donc possible pratiquement. La contradiction d’une raison pratique qui exige que la vertu donne le bonheur et qui interdit en même temps cette hypothèse, n’est une contradiction qu’en apparence : le problème a une solution. Le souverain bien est le but nécessaire et suprême de la volonté. Car si la volonté ne peut se déterminer que relativement à la forme de la loi, ce qui seul fait sa vertu, il n’en demeure pas moins qu’elle produit quelque chose, qu’en ce sens elle a un objet et que celui-ci lie le bonheur à la vertu. Le souverain bien est donc le véritable objet de la volonté pure pratique. Il ne l’est, comme l’auteur vient de le montrer, que parce qu’il est possible pratiquement, que parce que les maximes de la volonté morale l’ont effectivement comme objet, comme réalité objective. L’antinomie de la raison pratique n’était qu’une simple méprise, elle ne reposait sur rien d’autre qu’une confusion entre l’ordre des phénomènes et celui des choses en soi. Pour voir une antinomie il fallait substituer illégitimement à une relation du monde intelligible au monde sensible une relation purement interne au monde sensible. Si l’on ne peut effectivement trouver dans le monde sensible de relation de la vertu au bonheur, par contre elle peut être trouvée comme relation du monde intelligible au monde sensible, et plus explicitement comme récompense accordée par Dieu à la conduite vertueuse. La vertu ne fait pas le bonheur, sauf si Dieu le lui accorde gracieusement.
La liaison entre la vertu et le bonheur a-t-elle la nécessité que lui attribue Kant ? Pp. 119 et suivantes, tout en maintenant contre les Anciens la différence entre vertu et bonheur, il veut à tout prix les lier dans le concept du souverain bien. Or la seule raison qu’il en donne est dans son image d’un être raisonnable dont la volonté est aussi toute puissante que parfaite moralement (sainte). C’est cette même image qui revient à présent (p. 124) comme prétendue garantie de la possibilité que la vertu fasse le bonheur. Un auteur intelligible de la nature, un Dieu créateur, pourrait fort bien établir entre choses en soi et phénomènes le rapport qui est impossible entre phénomènes. En faisant le choix des postulats qui autorisent à croire qu’une vertu et un bonheur, définis de telle manière qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, seront un jour cependant liés l’un à l’autre, Kant s’inscrit dans le champ de la théologie créationniste. Il fait partie des gens qui ont la faiblesse de penser que la vertu est malheureuse, que personne ne voudrait être vertueux s’il ne savait à l’avance qu’il en recevra la récompense, et surtout que s’il ne l’était pas il en recevrait le terrible châtiment. Il raisonne comme un enfant à qui il faut faire les gros yeux afin qu’il apprenne ses leçons, parce qu’il n’a pas encore compris, ce qui est normal de la part de l’enfant, que seul le travail est gratifiant. Ainsi Kant avoue-t-il que s’il n’y avait pas de Père fouettard il mènerait une vie dissolue.
Je m’interroge cependant : un auteur qui sépare le bonheur de la vertu le fait-il innocemment ? Il ne met sur pied cette conception fort peu philosophique d’une indépendance du bonheur relativement à la vertu qu’afin précisément d’obtenir ce résultat qu’il faut un Père fouettard pour garantir que leur séparation aura une solution. Autrement dit il ne crée la difficulté que dans le but d’imposer ce qui n’est en dehors d’elle la solution d’aucun problème. Le dessein de mettre la philosophie au service de la théologie est en réalité ce qui guide le choix de séparer le bonheur de la vertu. Ce n’est cependant pas seulement un dessein coupable en soi de vouloir enchaîner la philosophie, c’est une entreprise qui du même coup la mutile, parce qu’elle donne de la vertu une fausse définition et parce qu’elle donne du bonheur une fausse définition. C’est parce qu’il a fait le choix de la souveraineté de la théologie qu’il est condamné à une petite philosophie. Une grande philosophie se distingue à mon sens justement par la reconnaissance de la réalité du bonheur dans l’exercice de la vertu.
Peut-être ne faut-il pas clamer cette vérité à son de trompe sur tous les carrefours. Je veux bien que la plupart des hommes soient des enfants, et qu’il ne faille pas leur dire que le Père fouettard n’existe pas. Mais la Critique de la raison pratique n’est pas destinée à tomber entre leurs mains. Son auteur, s’adressant à un public adulte, devrait donc parler un langage d’adulte. C’est ce qu’il ferait s’il était lui-même convaincu de la supériorité de la vertu sur le vice. Car il me paraît moins absurde de chercher entre la vertu et le bonheur une connexion immédiate que de s’aventurer sur le terrain de la théologie. Mais cela suppose un travail sur les notions de bonheur et de vertu, qui en fasse autre chose que ce que croit Kant. Il faut établir que la vertu est à elle-même sa propre récompense, autrement dit qu’elle est en elle-même le bonheur. Au-delà de l’exercice de la vertu il est vrai qu’il reste dans la vie une part de chance, dont celui qui manque de vertu ne saura pas tirer profit. Quant à la malchance du vertueux, il n’est pas en son pouvoir de le rendre malheureux. Là-dessus Descartes, bien qu’il ait par ailleurs laissé trop de champ à la théologie, a été très lucide (cf. les Passions de l'âme, article 212 et dernier).
9 le christianisme représente la doctrine morale la plus pure et la plus sévère
la Critique de la raison pratique, P.U.F., pp. 137-138
Cette page définit les rapports du christianisme et de la morale. Il y a dans le christianisme une part de morale et une part de religion. Il n’est une religion que dans la mesure où il enseigne à se rendre heureux, c’est à dire à mettre sa volonté en accord avec celle d’un être suprême qui accorde le bonheur à la vertu. Mais d’autre part, dans la simple mesure où il exprime un concept du souverain bien qui satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique, c’est à dire d’une intention conforme à la loi, sans promesse de bonheur, il est la doctrine morale la plus pure et la plus sévère.
L’articulation du concept de la moralité (obéissance à la loi par respect pour la loi) et du concept du bonheur est chose délicate dans la philosophie kantienne. D’une part en effet Kant refuse de tenir la vertu pour identique au souverain bien (qui est dans la synthèse de la vertu et du bonheur), tandis que de l’autre il maintient que dans l’ordre naturel il n’existe aucun lien du bonheur avec la vertu. Autrement dit le rapport de l’un à l’autre ne peut être conçu comme nécessaire (la notion de vertu étant liée à celle de bonheur) sous peine d’hétéronomie de la volonté ; il ne peut non plus être exclu, sous peine de renoncer à " la totalité inconditionnée de l’objet de la raison pure pratique " (cf. pp. 116 et 119). Il faut donc que la vertu soit une condition nécessaire du bonheur sans cependant en être la condition suffisante ; il faut encore que la raison suffisante en soit totalement inintelligible et pourtant crédible. La vertu doit permettre le bonheur et ne pas le promettre. Réciproquement le bonheur doit être à la fois mérité et gratuit.
Périlleux exercice que de se risquer à trouver la clé de l’énigme ? Il y a fort à parier au contraire que l’énigme n’a été forgée qu’à la mesure de la clé préexistante. Il n’y a qu’une seule voie pour répondre à cette difficulté : celle du christianisme. En effet il implique la faillibilité de la volonté humaine, il creuse par conséquent un abîme entre vertu et sainteté, par conséquent l’humilité s’impose, par conséquent le bonheur n’est possible que comme rétribution gracieuse. Plus précisément : 1° il n’est pas possible que la vertu ne soit pas récompensée ; 2° pourtant la vertu n’est pas la sainteté, laquelle seule peut espérer une rétribution ; 3° qui pourtant ne lui est pas promise. D’où les deux postulats 1- de l’immortalité de l’âme, 2- de l’existence de Dieu. La solution de l’antinomie de la raison pratique est présentée comme la réponse à une difficile énigme. Il y a là le moyen d’une valorisation du christianisme, seul capable d’en trouver la clé. L’antinomie c’est le mystère de la chambre jaune et Kant confie au christianisme le rôle de Rouletabille.
Le christianisme satisfait à l’exigence morale la plus élevée, il exige des actes commis dans la seule intention de la soumission à la loi. Considéré d’un point de vue strictement philosophique, donc y compris par quelqu’un qui ne croit pas que Jésus soit le messie, qui ne croit pas qu’il soit Dieu, quelqu’un qui ne retient du credo que ce qui concerne Dieu le père, la doctrine de cette religion apporte une solution au problème du souverain bien, à la dialectique de la raison pratique. A ce titre elle est philosophiquement satisfaisante, et elle est même la seule à l’être. C’est à dire que les doctrines philosophiques, en tout cas celles que Kant énumère dans sa note, n’y parviennent pas. Le christianisme construit le concept du souverain bien, il articule convenablement les deux éléments qui le constituent : le concept de vertu et celui de bonheur.
Cette articulation est particulièrement difficile à réaliser. La première difficulté tient à l’écart qui existe entre ce qu’exige la loi morale et ce que peut l’homme. Non qu’il soit incapable de vertu, mais au contraire parce que c’est tout ce dont il est capable. Au mieux l’homme peut être vertueux ; il ne peut pas atteindre la sainteté. Or, comme il apparaît plus bas, celle-ci seule peut postuler au bonheur. La loi morale est sainte, parce qu’elle exprime un ordre de choses qui n’est pas celui du monde sensible, qui n’appartient pas à la nature, et elle exige de l’être raisonnable qu’il fasse exister ce monde intelligible, qu’il soumette le monde sensible à la loi du monde intelligible, règne qui ne peut arriver qu’à la condition que l’être raisonnable soit de mœurs saintes, c’est à dire que son cœur soit si pur qu’il n’ait même pas à lutter afin de se soumettre à la loi. Or la seule perfection à laquelle l’homme (quant aux autres êtres raisonnables on ne sait pas) puisse arriver, c’est qu’il se conforme à la loi par respect pour la loi. Certes un acte produit en conformité avec la loi, quoique irréprochable, ne vaut encore moralement rien. Certes l’acte produit par devoir, par respect pour la loi, peut seul attirer à l’homme des louanges. Mais ici l’abîme n’est pas entre l’acte conforme au devoir et l’acte exécuté par devoir. Il est entre ce dernier et l’acte saint. Ce n’est pas de la conformité de l’acte qu’il est ici discuté, mais de la conformité de l’intention. Le respect pour la loi opposé à la simple conformité à la loi peut sembler être le critère de la moralité. Mais ici l’opposition pertinente est entre le respect pour la loi et la sainteté.
Car le respect pour la loi implique une foncière hétérogénéité entre la loi et celui qui la respecte. Celui qui respecte le fait parce qu’il n’est pas lui-même digne de respect. Il s’incline devant le monde intelligible parce qu’il n’en est pas lui-même partie, parce qu’il ne lui appartient pas, ou plus exactement parce qu’il ne lui appartient pas spontanément, parce qu’il doit faire effort afin de tenter (avec un maigre succès) d’y appartenir. C’est qu’en effet sa tendance constante (et il en est bien conscient) est de retomber toujours dans le monde sensible, c’est à dire soit de désobéir à la loi, de se soustraire au devoir, à l’obligation de produire par ses actes un monde saint, soit de n’agir que de manière conforme au devoir avec en réalité des intentions qui lui sont complètement étrangères, comme de n’être honnête qu’afin de ne pas tacher sa réputation. Sa tendance est donc d’obéir à des principes qui ne sont pas justes, qui sont inauthentiquement (unechter) moraux, je dirais volontiers casuistiques pour mettre en évidence que le calcul (des intérêts) tient ici la place de la moralité, ou sophistiques dans la mesure où l’on trouve des arguments hypocrites afin de justifier un acte déterminé par des intentions inavouées. Alors, quoique extérieurement irréprochable, la conduite est impure, la loi à laquelle on obéit n’est pas la loi morale dans sa pureté. Seule la " tendance " continue, infaillible, à obéir à la loi, seule une volonté infaillible d’obéir à la loi pourrait être dite sainte et absolument parfaite. Mais l’homme n’est pas saint. Et, parce qu’il est conscient de ne l’être pas, quand bien même il serait à l’égard de lui-même de la plus haute exigence, quand bien même il ne s’autoriserait aucune transgression, voire aucune sophistique morale, parce qu’il sait au prix de quelle lutte il obtient de lui-même la soumission à la loi, quelle estime qu’il mérite pour cette soumission, il ne peut être qu’humble en même temps. L’humilité mesure ce qui sépare non pas le vice de la vertu, mais la vertu de la sainteté.
Quoique elle puisse s’estimer parce qu’elle est vertueuse, la créature consciente de son imperfection demande la possibilité de tendre de plus en plus vers la sainteté. La loi morale, et pas seulement la loi chrétienne, refuse la médiocrité, l’approximation, car il n’y a le moindre soupçon d’instauration d’un monde intelligible si subsiste le moindre soupçon d’impureté. Kant n’écrit ici " loi chrétienne " que parce qu’il examine la doctrine du christianisme et donc les idées qu’a en tête un chrétien sincère. Mais ça ne peut pas signifier que la loi chrétienne soit différente de la loi morale et qu’en l’occurrence la loi morale exige moins que la loi chrétienne. Aussi ce que demande le chrétien est-il ce que demande toute créature : la possibilité de se rapprocher, dans un processus de durée infinie, de la sainteté qu’exige la loi morale. Et, parce qu’il a la loi morale en lui comme une étoile du ciel (étoilé) fichée en lui, parce que cette exigence de la sainteté suffit à en établir la possibilité, parce que le monde intelligible n’exigerait rien de lui s’il n’existait pas au-dessus du monde sensible, il a le droit d’espérer la durée infinie qui lui est nécessaire pour atteindre la sainteté. On ne naît pas saint, on le devient. Et puisqu’il faut pour cela une durée infinie, c’est à dire une immortalité, on l’a. L’auteur dit qu’on peut légitimement l’espérer, non que la certitude puisse manquer sur ce point, mais la relation entre l’immortalité et l’exigence de sainteté appartient au monde intelligible et c’est à la fois la raison pour laquelle aucune sorte de preuve n’en peut être apportée dans le monde sensible (phénoménal) et celle pour laquelle l’immortalité ne peut être donnée qu’à l’âme.
C’est seulement au terme (si l’on peut dire) de cette durée infinie que l’intention morale de l’homme ne sera plus seulement conforme à la loi par respect pour la loi, mais enfin complètement conforme à la loi. Il ne s’agit pas ici de conformité extérieure, mais de conformité de l’intention. C’est alors seulement que la valeur de celle-ci sera indiscutable, c’est alors seulement qu’on pourra cesser d’en soupçonner l’impureté et qu’il faudra lui reconnaître une valeur infinie.
Mais qui sera juge de cette valeur ? Une valeur demande toujours à être reconnue, elle ne s’impose pas d’elle-même comme le font les choses qui existent, c’est à dire qui appartiennent au monde sensible, phénoménal. La poursuite infinie de la moralité n’a pas de sens s’il n’y a pas de juge qui prononce le jugement par lequel la valeur de l’intention est établie et par lequel en même temps est attribuée la récompense qui lui revient. La durée infinie permet le progrès infini ; celui-ci à son tour permet la valeur infinie, laquelle mérite non plus une récompense limitée, mais carrément le bonheur. Le juge est aussi dispensateur. Il mesure la récompense à la valeur de l’intention. Comment appeler ce qu’il dispense, si ce qu’il dispense vient en plus du jugement, sinon une récompense ? Si Kant hésite et se refuse à employer ce mot, ça n’est pas parce qu’il n’exprime pas sa pensée, auquel cas il en emploierait un autre. La rédaction du texte le contourne, utilise des formulations qui permettent de l’éviter, mais qui le désignent en creux. Il faut à la fois le concevoir et le repousser parce qu’il ne saurait y avoir entre la conformité des actes des hommes à leur devoir et leur bonheur le lien, mécanique en quelque sorte, qu’implique la notion de récompense. On va voir pourquoi. Il faut auparavant remarquer le rapport établi par Kant entre la reconnaissance de la valeur infinie de l’intention et le bonheur sans limite. Ce n’est pas parce que l’intention est complètement pure que le bonheur sera dispensé sans limite. C’est au contraire parce que le bonheur sera dispensé sans limite que la valeur de l’intention est infinie. En effet il n’y a pas d’autre critère de limitation du bonheur et pas d’autre critère de la valeur d’une intention que sa conformité avec le devoir. Autrement dit c’est l’idée que Dieu ne dispense le bonheur que sur le seul critère de la conformité de l’intention au devoir, qui permet d’affirmer que cette conformité est la seule chose qui fasse la valeur de l’intention.
Autrement dit encore ce n’est pas à la créature raisonnable qu’il appartient de juger si sa conduite lui vaut le bonheur. Mais qu’est-ce qui permet à l’auteur de se mettre dans le jugement d’un dispensateur du bonheur ? Si le critère de la valeur d’une intention était sa conformité à la volonté de Dieu, il ne le pourrait pas. L’hétéronomie de la volonté de la créature raisonnable ne signifie pas seulement l’impureté de son intention et son immoralité. Elle signifie aussi le renoncement à la raison : il serait aussi impossible de juger par soi-même de la valeur de sa conduite. Parce que la raison est elle-même pratique, l’être raisonnable peut juger de la valeur de son intention et donc de sa conduite. Mais il ne peut pas pour autant juger de son droit au bonheur, car celui-ci ne peut lui être promis du simple fait de la moralité de sa conduite. En effet il n’existe aucune relation entre l’un et l’autre. La connexion entre la sainteté et le bonheur n’appartient pas à l’ordre naturel. La sainteté ne produit pas mécaniquement le bonheur, elle ne le détermine pas. Que la sainteté ne fait pas le bonheur ne peut s’interpréter ici dans les termes ordinaires, qui signifient seulement que jusqu’à ce jour aucune constatation empirique n’a permis d’établir un tel lien. Il faut comprendre qu’aucune ne le permettra jamais, que même une démarche propre à passer de la conjonction à la connexion ne le permettra pas, parce qu’une telle connexion n’appartient pas à la nature. Le concept du Royaume de Dieu permet de concevoir une harmonie des deux éléments constitutifs du souverain bien.
L’être raisonnable doit-il désespérer ? C’est ici, en ce point, comme le dit la première ligne du texte, que le christianisme apporte un concept permettant de lier le bonheur à la sainteté, sinon à la vertu. Ce lien n’appartient pas à la nature, il appartient au Royaume de Dieu. C’est un monde autre que celui des phénomènes. Il faut pouvoir se représenter ce monde afin que la sainteté de l’intention soit possible, donc afin que la moralité soit possible. En l’absence d’une possibilité du bonheur il n’y aurait pas de sens à être moral : le second élément du souverain bien lui est aussi essentiel que le premier, et donc par suite la doctrine chrétienne est la seule qui puisse achever la doctrine morale en général, quand bien même on ne la tiendrait pas encore pour une doctrine religieuse. Quelle représentation donne-t-elle donc de ce monde où le bonheur est dispensé au saint ? Quel concept donne-t-elle donc du souverain bien ?
Ce monde est celui où les créatures raisonnables cessent de transgresser la loi morale et même de lui enlever de sa pureté en y mélangeant des principes sophistiques, mais où elles ne cessent pas d’entrer pourtant dans les relations déterministes du monde phénoménal, où donc leur intention la plus constante est de se soumettre à la loi morale. C’est d’ailleurs là seulement qu’elles sont des créatures, car dans l’ordre de la nature il n’y a pas de création, il y a seulement une génération. Alors c’est de toute leur âme, sans aucun mélange d’intention, qu’elles travaillent à faire exister cet autre monde. Celui-ci n’est donc pas un lieu de repos, et s’il est un lieu de délices, ces derniers sont liés à des actes. On n’y passe pas son temps à danser et chanter, mais on y consacre son énergie à agir en complète conformité avec la loi. Dans ce Royaume de Dieu, parce qu’il est celui de Dieu, qui en est l’auteur, c’est à dire le créateur, notion qui échappe complètement au monde phénoménal, et parce qu’il est lui-même non seulement saint, mais en outre (comme il a été dit quelques lignes plus haut) tout puissant, il se peut enfin que le bonheur soit accordé à la vertu. Dans ce Royaume Dieu peut faire régner l’harmonie entre les lois de la nature, qui ignorent le bonheur, et la loi morale, qui l’implique. Entre les premières qui impliquent le déterminisme et la seconde qui l’ignore, il peut faire règner l’harmonie. Prise à part aucune de ces deux lois ne permet de concevoir l’autre. Le Créateur seul, parce qu’il est sage et tout puissant, peut faire que les deux s’appliquent en même temps. Il peut faire que l’homme, tout en étant soumis comme phénomène au déterminisme naturel est en même temps comme noumène celui qui obéit à la loi morale et la fait donc pénétrer dans la nature.
Mais le principe chrétien de la morale n’implique que l’autonomie de la raison pure pratique, il n’est pas théologique. Il n’est pas douteux que Kant fait sans réserve l’éloge du christianisme et comme philosophie morale et comme religion. Car non seulement il donne de la loi morale l’interprétation la plus exigeante que puisse souhaiter le moraliste, mais il apporte en tant que simple doctrine morale, et pas du tout encore comme religion, un concept du souverain bien absolument unique : il n’y est pas réduit à la vertu, excluant le bonheur ; par ailleurs il n’associe pas par un lien automatique le bonheur à la vertu ; mais il implique que la vertu autorise à espérer le bonheur, parce que s’il ne dépend pas d’elle il l’exige pourtant. Ce concept du souverain bien est celui d’un Royaume de Dieu. L’homme appartient à deux mondes (cf. p. 91), et en particulier à un monde intelligible. Le christianisme représente celui-ci non plus simplement comme l’exigence pour l’homme de se constituer comme volonté autonome, mais aussi comme un monde soumis à un souverain qui récompense la vertu, à un Dieu juge, qui est sage et tout puissant (qui peut produire le lien absent de l’ordre naturel entre la vertu et le bonheur). Dans son Royaume ceux qui ont travaillé (les bons ouvriers) à la réalisation du souverain bien participent effectivement au bonheur.
Mais ce concept est–il moral ou religieux ? Kant n’est pas cohérent sur ce sujet. S’il présente bien le concept d’un Royaume de Dieu comme un concept moral (postulant, c’est l’objet du chapitre où s’inscrit cette page, l’existence de Dieu), il écrit cependant pour finir que ce qui fait entrer en nous l’espérance du bonheur c’est la religion. Or c’est précisément ce que fait ce concept. De même un peu plus haut il écrit que la loi morale conduit à la religion en ce qu’elle fait du devoir un ordre divin (même si cela n’ôte rien à l’autonomie de la volonté, l’ordre divin étant l’ordre de produire une volonté autonome). Le concept du conduire pourrait bien présenter ici une portée exceptionnelle. Il n’y a de concept vraiment satisfaisant du monde intelligible que celui de Royaume de Dieu, parce que lui seul intègre une récompense à l’autonomie de la volonté.
Comme le montre la note (en bas de la p. 137) il y a des idées kantiennes qui ne peuvent se comprendre qu’à partir d’un postulat chrétien : contrairement à ce que pensaient les Stoïciens de la possibilité sans faille de s’élever au-dessus du monde sensible dès lors qu’on en a décidé, l’idée inverse que l’homme ne saurait atteindre la perfection, l’idée de rabaisser la vertu devant la sainteté, est simplement admise par Kant parce qu’il est chrétien et que ce passage procède explicitement à ce que toute la Critique, toute l’entreprise critique, fait implicitement, c’est à dire l’éloge du christianisme. Le vocabulaire y est conforme aux usages de la théologie ordinaire : outre l’expression Royaume de Dieu, on y trouve : saint, sainteté (ligne 5) etc., humilité (l. 12), créature (l. 1, l. 14 p. 138, l. 19 p. 139), dispensateur sage et tout puissant (l. 4), son jugement (l. 3), grâce à un saint auteur (l. 14), une éternité (l. 18), la volonté toute puissante de Dieu (ll. 3-4, 27), ordres divins (l. 36), être suprême (ll. 2-3 p. 139), un auteur du monde (l. 14).
Si la morale n’enseigne que comment nous devons nous rendre dignes du bonheur, alors les postulats de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu n’appartiennent pas à la morale. Ou bien la morale n’est plus qu’une partie de la religion. Manifestement entre ces deux hypothèses l’auteur n’a pas tranché. C’est la faiblesse de sa philosophie pratique. On peut faire de la Critique une entreprise philosophique essentielle, on peut reconnaître le rôle éminent qu’y a tenu Kant, et sans précédent. Il n’en demeure pas moins que sa philosophie est ante spinoziste et anti-spinoziste. L’idée d’un Dieu créateur, celle d’un Dieu juge et rémunérateur, celle d’une volonté de Dieu, sont acceptées sans le moindre souvenir de l’Ethique, ou plus exactement contre tout souvenir de celle-ci. Le Dieu est tout puissant afin qu’il puisse rompre l’ordre naturel des choses, qui ainsi cède au miracle de l’harmonie entre la vertu et le bonheur. De même est acceptée l’idée d’une éternité qui n’est que la durée s’étendant indéfiniment, puisque c’est de celle-ci que nous avons besoin afin d’atteindre la perfection morale, et nullement de l’existence nécessaire.
Kant soutient la théologie chrétienne. L’idée d’humilité est significative. Elle est liée à la dissociation de la vertu et de la sainteté, c’est à dire à l’incapacité, attribuée à l’homme, d’être totalement moral même dans un seul de ses actes, d’être victorieux, ne serait-ce qu’une fois, un moment, en tant qu’esprit, de la tendance à retomber au monde sensible. La créature doit se tenir humble devant le Créateur. Kant abandonne l’orgueil d’être pensant, qui appartenait à Descartes, pour lequel la volonté était infinie et nous faisait semblables à Dieu. Mais je ne vois pas quelle perfection il y a dans la sainteté. La disposition en quelque sorte naturelle, au moins par nature, à agir infailliblement sous la loi ne mérite aucune admiration. Peut-être même est-elle contradictoire au plan moral. Car je demande s’il n’est pas indispensable à l’autonomie de la volonté que l’on puisse n’être pas autonome. Sinon est-ce ma volonté qui est autonome ? L’idée de la sainteté est inventée ici afin de faire repoussoir, afin de faire des hommes des bêtes et les tenir dans l’humilité. Par ailleurs n’est-il pas paradoxal que le Dieu créateur, juge, rémunérateur et tout puissant ne soit pas en même temps l’auteur de la loi morale, le législateur ? Ce l'est tellement que le même auteur, s'en apercevant, va employer sa Critique du jugement à combler cette lacune du credo romain.
Le problème qui trouve ici sa solution en était-il un ? Le lien de la vertu et du bonheur dans un prétendu souverain bien est décrété par Kant nécessaire au début de ce chapitre 2 de la Dialectique de la raison pratique (p. 119). Le préjugé kantien est payé cher. Quel concept se fait-il de l’infini ? Il parle de progrès à l’infini, de durée s’étendant à l’infini : c’est une méconnaissance totale de ce qu’est l’infini ; c’est une confusion de l’immortalité et de l’éternité. Quel concept se fait-il de l’immortalité de l’âme ? Elle n’est pas sans œuvre (ce qui la distingue de l’immortalité chrétienne). Le monde intelligible succède au monde sensible : par conséquent l’être phénoménal cesse d’être une apparence pour devenir une première étape et l’être nouménal connaît le temps. Quel concept se fait-il du bonheur ? " Objet du vouloir parfait d’un être raisonnable " (p. 119), " état dans le monde d’un être raisonnable à qui dans le cours de son existence tout arrive suivant son souhait et sa volonté " (p. 134) : c’est l’inscription de la sainteté dans la nature, contrairement à ce que tout le monde entend par là, et par conséquent l’être phénoménal cesse d’être une apparence pour devenir la réalité, tandis que l’être nouménal apparaît dans l’espace et le temps ! Quel concept se fait-il de Dieu ? Il est 1° créateur, 2° bienveillant (père), 3° tout puissant, 4° juge, 5° provisoirement au moins, il n’est pas législateur, 6° il y a une communion des saints : c’est le credo romain.
L’énigme de la Dialectique n’a été forgée qu’à la mesure de la clé préexistante. L’Idéalisme transcendantal (phénomène / noumène, monde sensible / monde intelligible) est l’instrument d’une restauration théologique créationniste, c’est une machine de guerre anti-spinoziste.
Annexe 3 : Thérèse d’Avila
un commerce amoureux entre l’âme et Dieu
Le Seigneur voulut que je visse plusieurs fois cette vision. Je voyais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. D'habitude je ne vois pas les anges ainsi (…) Il n'était pas grand, mais petit et très beau, le visage si enflammé qu'il me sembla être de ceux, très supérieurs, qui semblent être totalement de feu. (…) Je lui voyais dans les mains un long dard en or, dont l'extrèmité du fer me semblait porter un peu de feu. Il semblait me l'introduire à plusieurs reprises dans le cœur et parvenir jusqu'aux entrailles. Lorsqu'il le retirait, il me semblait les emporter avec lui, et m'abandonner toute embrasée d'un grand amour de Dieu. Ma douleur était si grande, qu'elle me faisait pousser des gémissements, et la suavité que me procurait cette très grande douleur était si excessive, que je n'avais pas le désir qu'elle prît fin, et que mon âme ne pouvait se contenter de rien de moins que de Dieu. Ce n'est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne manque d'y participer un peu, et même beaucoup. C'est un si suave commerce amoureux entre l'âme et Dieu, que je Le supplie dans sa bonté de le faire goûter à qui croirait que je mens. Les jours où cela arrivait, j'étais comme absorbée. Je ne voulais rien voir, ni rien dire, seulement me replier sur ma peine, qui me paraissait une gloire supérieure à toutes celles de la création. (trad. Dorion) |
Thérèse d'Avila
Le livre de la vie, ch. XXIX, 13
(NB : La sainte était âgée de quarante-quatre ans lorsqu'elle reçut, au monastère de l'Incarnation d’Avila, une faveur si extraordinaire. Dieu devait faire éclater un jour dans son Église la gloire de cette mystérieuse blessure. Au commencement du XVIIIe siècle, les carmes réformés d'Espagne et d'Italie ayant demandé au Saint-siège l'institution d'une fête particulière pour honorer la blessure faite par l'ange au cœur de leur sainte fondatrice, le pape Benoît XIII accéda à leur demande, et accorda le 25 mai 1726, aux religieux et religieuses du Carmel réformé, un office propre pour la fête de la Transverbération du cœur de sainte Thérèse.)
La grande mystique espagnole (1515-1582) dans son autobiographie rapporte une de ses visions. Elle ne veut cependant pas son récit anecdotique, mais édifiant. Elle y fournit la description précise de la forme que peut revêtir l’amour de Dieu, source d’une béatitude telle qu’elle se fait un devoir non seulement de communiquer son expérience à ceux qui ne l’ont pas vécue, mais encore de prier Dieu de la leur faire connaître. Son texte n’est nullement philosophique, mais uniquement descriptif. Il serait vain d’y rechercher une pensée philosophique et de prétendre l’expliquer comme un écrit théorique. Il ne peut vraisemblablement être pas même tenu pour l’expression orthodoxe d’une doctrine théologique. La vision qu’il rapporte ici en effet est dissemblable des autres, en ce qu’elle comporte des éléments troublants. C’est une expérience, au sens d’un accident vécu, pas exceptionnel sans doute, mais assez rare néanmoins, celui de l’extase mystique ou union intime de la créature avec Dieu.
La description de ce phénomène montre que ce n’est pas seulement une vision. L’apparition de l’ange ne se révèle pas seulement au sens de la vue, mais aussi à celui du toucher. Elle n’a par contre rien d’auditif, ni d’olfactif, ni de gustatif. La sainte vit une expérience spirituelle, qui en tant que telle l’élève vers Dieu, la met avec lui dans une relation intime, qu’elle nomme amour de Dieu, et qui constitue en même temps une épreuve véritablement physique, qu’elle essaye de déterminer loyalement et franchement. Elle fait part de détails très précis et même je dirai précis à l’excès, qui masquent par leur contenu, en même temps qu’ils révèlent par leur seule présence, autre chose que ce dont Thérèse croit parler. Elle dit d’une part ce qu’elle a l’intention de dire, mais aussi d’autre part quelque chose qu’elle n’est pas consciente de dire. C’est dans la mesure où une interprétation en est nécessaire que ce texte intéresse la philosophie : il révèle, malgré lui, quelque chose de la religion, ou du moins de cette part de la religiosité qu’est le mysticisme.
En d’autres occasions, plus nombreuses, il arrive à Thérèse de voir un ange sans forme corporelle. Elle peut souvent avoir la vision d’un ange qui se présente à elle sans corps. Non qu’elle ne voie alors rien, loin de là ; mais ce qu’elle voit se conforme à ce que montrent les images pieuses, qui figurent une tête enfantine sans corps et sans autres membres qu’une paire de petites ailes, objet volant certes identifié, quoique hautement improbable. On en trouve des centaines de figurations dans la peinture religieuse. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des cas, elle voit ici un ange doté d’un corps. Avec ou sans ailes, elle ne le dit pas, car ce n’est pas ce qu’elle en retient. Cette fois il a des mains, qu’elle signale expressément, et indiscutablement d’autres organes, bref tout ce qu’il faut pour être jugé très beau. Il n’est, dit-elle, pas grand, mais petit. Si les écrits de Sainte Thérèse n’ont pas de valeur philosophique, ils ont une qualité littéraire telle que la lourdeur de ce pléonasme ne peut être dénuée de sens. Il mène en fait le lecteur à une image bien différente de celles de la tradition chrétienne, à une divinité païenne. Son ange est tout le portrait du petit Eros, compagnon d’Aphrodite. C’est le dieu de l’amour, qui se présente à elle du côté de son cœur afin de la frapper en cet endroit.
Mais en l’occurrence il a troqué son arc et ses flèches contre un dard. Il est inutile d’épiloguer sur l’arme, comme le fait pourtant Thérèse. Elle la déclare en or. Certes ce métal est précieux et il est utilisé dans la confection des objets sacrés du culte (calice, ostensoir, etc.), mais elle doit ajouter, parce que cela est plus conforme à ce que lui dicte son expérience, que son extrémité est un fer. A-t-elle sur les métaux l’œil de l’orfèvre ou du forgeron ? Sans doute pas ; mais la vérité la contraint de dire qu’elle a senti quelque chose de dur et de rigide, qui selon elle ne peut être d’or. C’est encore le sens du toucher qui la renseigne sur le feu que porterait l’outil à son bout. Je ne doute pas qu’elle ait ressenti une chaleur manifeste lors de son introduction. L’exactitude exigerait de dire : lors de son intromission, puisque la première chose qu’évoque le mot dard, avant même d’être une arme, est l’organe viril. Que l’ange le tienne d’une main comme la flèche, ou qu’il se dresse seul comme un aiguillon, il est une manifestation de son désir, provoquée par un afflux du sang, qui par ailleurs irrigue en même temps son visage. Thérèse le voit en effet enflammé, mais pense dans son inexpérience des hommes que ce feu est la preuve visible d’un rang supérieur parmi les anges, parce que le feu est symboliquement la pureté. Elle est conduite à cette interprétation par la signification générale qu’elle donne à ses émotions : c’est un échange d’amour avec Dieu.
Posté au flanc de la religieuse l’ange lui plonge son arme dans le cœur. Assurément les émotions qu’elle éprouve sont puissantes, puisqu’elle se déclare tout embrasée d’amour. Mais la détermination du côté où se trouve l’ange est en réalité sans intérêt, parce que le cœur n’est pas son seul, ni peut-être même son véritable objectif. C’est évidemment les entrailles qu’il vise et qu’il pénètre. Une âme naïve peut entendre par ce mot les intestins, qui effectivement sont situés à l’intérieur de l’abdomen. Mais il est peu probable que l’ange soit amateur de triperie. Et sans rien ôter à l’innocence de Thérèse on peut être certain que les entrailles signifient dans ce contexte, comme dans la prière qu’elle ne manque pas d’adresser plusieurs fois par jour à Marie, les organes génitaux logés eux aussi dans le bas-ventre. Que le dard passe ou non à travers le cœur, c’est dans les entrailles que son intromission produit un effet merveilleux. Au lecteur le moins prévenu la description paraît avec évidence celle d’un rapport amoureux et spécialement du coït qui le conclut. C’est ce qu’elle nomme très proprement un commerce amoureux, c’est à dire une relation charnelle. L’ange s’y adonne sans modération : il introduit son dard, il parvient jusqu'aux entrailles de la sainte, il l’en retire, le tout à plusieurs reprises ; et s’il les emporte c’est en ce sens qu’il en a fait le siège de sensations tellement vives qu’elle n’a plus la même conscience de son corps et qu’elle ne sait plus si elle a encore des organes génitaux. Il y a mis le feu.
Il la laisse tout entière embrasée d’un sentiment qu’elle va essayer de qualifier, mais qui est tellement fort que son vocabulaire ne peut le définir en termes simples. Ce qu’elle éprouve est à la fois douleur et suavité. On dit que les extrêmes se touchent : en tout cas ce qu’elle ressent est si excessif qu’elle peut tout autant le nommer douleur que suavité, aucune expérience antérieure de l’un ni de l’autre n’ayant pu jamais la toucher. Est-ce plus une peine qu’un délice, ou le contraire ? C’est les deux choses à la fois, et le meilleur chemin pour le comprendre passe par le mot gémissements. Dans son rapport avec l’ange Thérèse pousse des gémissements qui la surprennent assez pour qu’elle les ait déjà évoqués, sans plus de clarté d’ailleurs. Elle n’avait éprouvé encore aucun plaisir qui pût la faire gémir ; elle ne savait pas que le gémissement est aussi bien le symptôme de la jouissance que celui de la souffrance. Je l’en excuserai d’autant plus que cela a échappé aussi au dictionnaire Robert. Pourtant cela n’était pas inconnu de Brassens qui dans le Bulletin de santé relevait en ces termes l’ambiguïté du gémissement :
Et si vous entendez sourdre, à travers les plinthes
du boudoir de ces dames, des râles et des plaintes,
ne dites pas : « c’est tonton Georges qui
expire »,
ce sont tout simplement les anges qui soupirent.
Pour dire la chose très platement, Sainte Thérèse d’Avila ne sait pas qu’elle connaît un orgasme, mais c’est très exactement ce qu’elle qualifie d’excessif. Elle assure qu’elle n'avait pas le désir qu'il prît fin, qu’elle ne désire ensuite qu’une seule chose, s’absorber avec délices dans cet état où elle n’est plus elle-même. Je la crois plus facilement qu’elle ne l’attendait.
Non seulement ses sensations ont l’ambivalence de la jouissance et de la souffrance, mais il est impossible de décider si elles relèvent de l’âme ou du corps. Elles sont à la fois corporelles et spirituelles, sans que la sainte puisse préciser l’articulation de ces deux composantes. Non seulement son vocabulaire est contradictoire, mais il est aussi hésitant. Elle tente de dire qu’à travers ce très vif trouble dans son corps elle passe à un degré supérieur de spiritualité. Il faut la croire, puisque c’est ainsi qu’elle le comprend. Bien qu’elle éprouve manifestement une certaine gêne et une certaine crainte à s’exprimer, bien qu’elle redoute que son récit ne rencontre que le scepticisme, y compris de la part des autorité religieuses, il ne faut soupçonner de sa part aucun sous-entendu. Son seul amour est celui de Dieu et de cette vision son amour sort renforcé par le commerce, la relation où elle entre avec Dieu. Elle n’est pas consciente que son propos désigne métaphoriquement les organes génitaux, le coït et l’orgasme. Elle ne se doute pas que le mysticisme est une sublimation de l’érotisme, que l’extase mystique est une transposition valorisante de la jouissance sexuelle. Le seul sens qu’elle lui donne est spirituel. Elle est perdue aux choses de la vie, absorbée, absente, parce qu’elle est en communion avec Dieu.
Je
lui accorde volontiers que ce plaisir est absolument unique, parce
que contrairement à toutes les gloires de la création
qui ont quelque chose d’égoïste précisément
dans la part de matérialité qu’elles impliquent,
celui-ci, par ce qu’il a d’altruiste, en ce qu’il
est tourné vers l’autre pour le bien de l’autre,
est un dépassement de soi vers une valeur plus haute que
toutes celles qu’on peut accorder aux biens matériels.
En lui seulement la gloire peut être béatitude
(c’est le sens théologique du mot). Reste à
comprendre comment la sainte, qui vivait dans un couvent, connaissait
cette jouissance. Je ne pense pas qu’il faille suivre l’analyse
de Pierre Jean Jouve, auteur cependant catholique. L’héroïne
de son roman, Paulina 1880, connaît au couvent des
crises mystiques agrémentées de visions, semblables à
celles de Thérèse, après avoir antérieurement,
jeune fille, été la maîtresse d’un ami de
son père. Le modèle de ses extases lui a donc
réellement été donné dans une expérience
amoureuse. Mais l’hypothèse est-elle nécessaire ?
Le manque vivement éprouvé n’est-il pas capable
de créer sans modèle le fantasme de ce qui le
comblerait ? Je ne crois pas que sa situation soit autre que
celle d’une femme quelconque en situation de privation.
III - DU CREATEUR A LA
PROVIDENCE 1 la loi morale ordonne la promotion du
bonheur la Critique du jugement, § 87 * fin
(Méthodologie du jugement téléologique) La Critique du Jugement (Kritik der
Urteilskraft) entend donner une preuve de l’existence de Dieu. Elle la
situe sur le plan moral, tout argument spéculatif ayant été définitivement
écarté par la philosophie critique. Aussi le principal et premier problème
est-il d’en établir la nécessité. Il s’agit de l’articuler avec la loi
morale. Comment est-il possible que la fin que prescrit la raison soit
suffisamment mobilisatrice, qu’elle donne aux hommes une motivation
réelle ? S’il n’y a pas de Dieu afin de garantir que le bonheur est
possible à l’être moral, s’il n’y a pas un sage auteur de la Création qui
garantisse un accord du bonheur avec la vertu, les hommes pour atteindre
le bonheur n’emprunteront pas le chemin de la vertu. Celui qui ne croirait
pas à son existence, malgré son éventuelle honnêteté, serait désespéré par
le mal qu’il rencontre dans le monde et par le néant qui l’attend au-delà
: de ce fait il renoncerait à obéir à la loi morale. Il importe donc au
plus haut point qu’il y ait un Dieu, car rien ne peut donner à un athée la
fermeté et la constance dans la soumission au commandement de la raison
pratique. Même si indépendamment de son athéisme l’athée n’est pas un
méchant homme, son athéisme lui ôte tout rempart contre la tentation du
mal parce qu’il manque de l’espoir du bonheur. Ce texte se donne pour
tâche explicite la promotion (Beförderung) du bonheur et pour tâche
implicite celle du Dieu biblique. C’est dans des termes assez insatisfaisants que Kant
avait achevé la Critique de la raison pratique. L’ambiguïté
subsistait malgré la résolution de l’antinomie propre à la raison
pratique. Certes d’un côté il maintenait fermement que l’action commise
par devoir ne pouvait avoir aucun égard à ses conséquences, que son auteur
dût s’en trouver récompensé ou non ; mais en même temps il fallait
que fût possible une récompense accordée non ici-bas mais au-delà par un
juge suprême et rémunérateur. Afin d’atténuer cette contradiction il
faisait de cette sanction de l’acte moral une pure grâce à laquelle rien
ne contraignait Dieu. Le paradis n’était pas obtenu à coup sûr par
l’obéissance à la loi morale, mais il était en tout cas mérité. C’est de
cette manière que pouvaient être conciliés le bonheur et la vertu. Sans
doute sentait-il ce qu’il y avait de contourné dans cette solution. Il
fallait qu’il reprenne le problème et qu’il établisse la légitimité du
bonheur : il ne suffisait pas de reconnaître que les hommes veulent
être heureux, il fallait encore dire que leur exigence est bonne et juste.
Elle l’est parce qu’elle répond aux desseins de la Providence. Assurément
les voies de la Providence sont impénétrables, mais enfin un peu de
philosophie critique devrait lever au moins un coin du voile. Comment le
bonheur est-il digne d’être revendiqué ? pourquoi faut-il qu’il en
soit digne ? c’est ce que montrent ces pages. La première charge qui revient à cette réflexion est
d’introduire la promotion du bonheur en se tenant strictement sur le plan
des idées les plus abstraites. Je passe sur l’affirmation de l’auteur se
faisant fort de donner à sa preuve morale de l’existence de Dieu une forme
rigoureuse. Je passe sur cette preuve elle-même que la lecture de la
Dialectique du jugement permettra de comprendre. Ce sur quoi il y a
au contraire tout lieu d’insister avec l’auteur lui-même c’est la
réaffirmation de l’indépendance du commandement moral relativement à
l’existence de Dieu et donc de l’inanité de toute preuve spéculative qui
le lui subordonnerait. Ce n’est pas afin de conférer de la validité à la
loi morale qu’il serait nécessaire d’admettre l’existence de Dieu. S’il
est vrai que beaucoup ont besoin d’un Père fouettard pour rester dans le
droit chemin et qu’on rêve à leur destination d’une preuve spéculative, la
chute d’une telle preuve entraînerait du même coup celle de la moralité.
Elle ne correspond pas à la préoccupation de Kant, puisqu’en réalité quand
bien même la preuve tombe, l’obligation morale subsiste, il l'a montré
dans la Critique de la raison pratique. Non
seulement d’ailleurs il n’en veut pas, mais il avait déjà montré dans la
Critique de la raison pure qu’elle ne peut avoir aucune validité.
En effet elle serait de nature spéculative, alors que l’exercice
spéculatif de la raison en dehors des objets de l’expérience est
absolument illégitime. Cependant l’absence de la preuve morale, au
contraire de celle de la preuve spéculative, laisserait intacte
l’obligation morale. En l’absence de toute divinité la raison n’en prescrirait
pas moins l’obligation de se soumettre à sa loi, car ce qui commande ce
n’est pas l’objet de sa loi, un principe matériel de détermination de la
volonté, mais sa forme. La loi morale ne commande pas de vouloir ceci
plutôt que cela, par exemple elle ne commande pas davantage de se
soumettre à la volonté de Dieu qu’à la coutume du pays ; elle exige
d’agir selon une maxime à laquelle pourrait être donnée forme de loi,
c’est à dire à une maxime universalisable. On le dit très bien
vulgairement : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il
te fasse. Le principe de détermination de la volonté par la loi morale ne
peut être que formel. Il n’y a par conséquent pas de condition à laquelle
il puisse être suspendu. Si je ne devais obéir à la loi que parce que
telle est la volonté de Dieu, faute de Dieu la loi ne commanderait plus
rien. Si je devais y obéir parce que telle est la coutume, lorsque je
franchirais la frontière ou lorsque les temps changeraient les mœurs, la
loi commanderait autre chose. Dans tous ces cas l’obligation morale serait
suspendue à une condition et il serait absurde de tenir pour moral un
commandement sans nécessité ni universalité. La loi morale commande donc
inconditionnellement et elle se passe fort bien de l’existence de Dieu. Il
est pourtant vrai que quelque chose disparaîtrait avec cette
dernière : c’est l’intention de réaliser le bonheur. L’obéissance à
la loi morale ne ferait pas le bonheur. Celui-ci serait sans connexion
avec la vertu. Il me paraît décisif de comprendre que sur ce point
précis s’opposent deux philosophies. On se souvient que tout l’objet de la
République et tout l’objet de Gorgias est de montrer que
l’homme juste mis au supplice est plus heureux que son bourreau. Il est
clair aussi que cette proposition n’aurait pas de sens s’il s’agissait
seulement d’une supériorité relative. La thèse de Platon est que la
méchanceté est malheureuse par essence, et que la justice est heureuse par
essence. Quoi qu’il arrive à l’homme juste, il est heureux du fait de sa
justice même. C’est aussi le dernier mot de Spinoza dans l’Ethique
(cinquième partie, proposition XLII et dernière). La vertu n’a besoin
d’aucune prime pour séduire, rien ne manque à celui qui est vertueux, il
est parfaitement heureux même s’il subit les pires injustices (anathème,
tentative d’assassinat, calomnie, etc.). La philosophie kantienne a une
orientation tout opposée à la précédente. Pour elle " la tromperie,
la violence et la jalousie " des hommes, " la misère, la maladie
et la mort " dans ce monde constituent un malheur et à ce titre sont une
entrave à la vertu. Certes la loi commande inconditionnellement, mais si
le bonheur ne peut être joint à la vertu, il n’y a plus de souverain bien.
Celui-ci reste composé de deux éléments hétérogènes, étrangers l’un à
l’autre, qui ne peuvent être atteints l’un par l’autre. La recherche du
bonheur, dit Kant dans la Critique de la raison pratique, ne peut
absolument pas conduire à la vertu, parce qu’elle ne peut être le principe
déterminant d’une raison pure pratique ; et la recherche de la vertu
ne conduit que problématiquement au bonheur. C’est pourquoi il faut l’intervention d’une puissance
suprasensible et donc inconnaissable afin de rendre possible la
coordination des deux éléments du souverain bien. Or si l’on ne la croit
pas possible, quoique on ne puisse aucunement se sentir dégagé de
l’obligation morale, on perd tout espoir de bonheur et par conséquent
toute intention de réaliser le souverain bien. Or, est-il établi ici, ce
dernier est une fin elle-même ordonnée par la loi morale. Le Créateur a
inscrit en l’homme lui-même la recherche du bonheur ; celui qui ne
croit pas en Dieu ne croit par suite pas possible la réalisation du
bonheur en tant que récompense de la vertu ; il y renonce ; il
est immoral. L’obéissance à la loi morale n’est pas le souverain
bien ; le souverain bien est la réunion à l’obéissance de la
récompense méritée par elle. Est immoral quiconque désobéit à la loi,
évidemment ; mais aussi quiconque obéit à la loi sans rechercher le
bonheur. La recherche du bonheur est obligatoire à la moralité parce
qu’elle est inscrite dans la nature de l’homme. Cette dernière notion n’a
de sens qu’en référence à un Créateur qui la décrète et qui la fixe
immuablement. En tant qu’être sensible, en tant qu’il appartient au monde
d’ici-bas, l’homme a un corps, des sens et des désirs qui leur sont liés.
C’est irrésistiblement qu’il aspire à leur satisfaction. Ce n’est en outre
pas une tendance fâcheuse, qu’il s’honorerait de perdre, mais une loi
divine. C’est pourquoi le devoir n’est pas seulement de se soumettre à la
loi qui peut être universalisée, ce qui peut toujours être fait, mais
aussi à travers cette soumission de viser le bonheur " autant qu’il
est en notre pouvoir ", sans garantie mais au moins avec espoir de
succès. Le bonheur visé moralement n’a pas d’autres moyens, d’autres
voies, que l’obéissance à la loi seulement formelle du devoir. Ce point doit être tout à fait net et c’est pourquoi il
faut rappeler des considérations concrètes, qui vont presque de soi. Trois
comportements sont rapidement examinés. Il n’y a aucune moralité dans les
deux premiers ; il n’y en a guère dans le troisième. La conviction
qu’il existe un Dieu peut être anéantie par la faiblesse des preuves
spéculatives, dont Kant a fait litière dans la Critique de la raison
pure. Elle peut être anéantie parce que dans le monde règnent le vice
et le crime (Unregelmässigkeit : non conformité, désobéissance
à la loi morale). Mais la conscience de l’obligation morale ne peut être
amoindrie par les mêmes raisons. Celui qui sous leur prétexte s’autorise à
la désobéissance est un vaurien (Nichtswürdiger) et il le sait.
Tout autant et réciproquement l’est celui qui ne doute pas d’un Dieu juge
et rémunérateur et qui ne se soumet à la loi morale que par crainte du
châtiment. Un troisième représente un cas plus fréquent et moins net,
celui d’un homme qui admet l’existence de Dieu, qui se soumet à la loi
morale non pourtant parce qu’il craint le châtiment mais par loyauté et
sans calcul, qui cependant croit qu’il n’y aurait plus de loi si Dieu
n’existait pas. On ne peut dire que c’est un vaurien, mais on ne peut
croire sa conviction morale solidement fondée. Ces trois comportements ne
font pas pour eux-mêmes l’objet de la présente réflexion, ils ne sont
rappelés qu’afin d’introduire le quatrième. L’athée honnête, pose à Kant un problème. Il a sur les trois
cas précédents la supériorité de penser que la loi commande par sa forme
inconditionnellement. Il est de tous le plus proche de lui, car sa conviction
morale est fondée sur le critère de la Critique de la raison pratique.
Et cependant il veut le condamner. Il ne peut l’accuser
de désobéir à la loi : bien qu’il n’attende aucune récompense, sa
vertu est exemplaire. Il peut encore moins prétendre qu’il n’obéit à la
loi que par peur du châtiment : il ne croit pas dans un Dieu
transcendant, créateur, juge et rémunérateur. Il n’est pas un vaurien.
Mais qu’en est-il du fondement de sa conviction morale ? Elle n’a pas
la médiocre qualité de celle du troisième cas, puisqu’elle est déjà
totalement indépendante de la croyance en Dieu. Pourtant les réflexions
qui précèdent conduisent à le mettre en cause. A quoi peut-il se croire
destiné ? Il fait le bien sans demander de récompense ni ici-bas ni
au-delà ; il est aussi désintéressé que l’exige la loi morale. Ce
n’est pas sur ce point qu’il est attaquable. Mais justement il n’espère
rien et c’est en cela qu’il est haïssable. Quoique le mot espoir ne soit pas
explicitement dans le texte, l'idée y est implicite. Après la question relative
à la connaissance et celle relative à l’action, celle de l’espérance est
la troisième question que la philosophie critique tient pour fondamentale.
" Tout intérêt de ma raison est contenu dans ces trois questions : que
puis-je savoir, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer ? "
(Critique de la raison pure, PUF, p. 543).
Et sur ce dernier point (je ne préjuge pas ici de ce qu’il en est des deux
autres) évidemment tout sépare Kant de Spinoza. Quand bien même celui-ci a une conduite au-dessus de tout
reproche, elle n’est pourtant pas au-dessus de tout soupçon, parce qu’il
n’espère rien. Il doit savoir et ne veut pas savoir que de sa propre et
seule tentative afin de faire régner la loi morale il ne sortira rien de
conséquent. Il ne peut empêcher qu’il y ait des méchants, des gens qui le
trompent ou lui font violence, ou même s’ils sont impuissants à lui nuire,
qui du moins le jalousent. Et s’il y en a quelques autres qui comme lui
sont bons, il ne peut empêcher qu’ils soient malheureux : sans même
être victimes des méchants, ils seront celles du sort, celles de l’ordre
phénoménal des choses qui se moque complètement du mérite moral, qui les
traite en animaux sans raison et les renvoie de manière absurde dans un
néant d’où ils n’avaient été sortis que de manière absurde. Telle est la
question : l’existence a-t-elle un sens ? Pour l’athée elle n’en
peut pas avoir. Péché d’orgueil serait de prétendre qu’il s’en passe fort
bien ou qu’il lui appartient à lui-même de donner sens à l’existence. Mais
pour autant qu’il veuille humblement examiner la question, il n’a qu’une
alternative. Soit il n’a plus de fin en obéissant à la morale et dans ce
cas il est suspect, soit il se raccroche à l’existence de Dieu, en tant
qu’auteur moral du monde, qui seule autorise l’espoir d’un monde qui sera
meilleur, dans la mesure où elle garantit qu’il aura un sens. Ce texte très important ne porte ni une numérotation, ni
même le titre de Remarque. Il est cependant séparé du § 87 d’une manière
telle qu’elle le singularise. Il n’expose pas en quoi consiste une preuve
morale de l’existence de Dieu, mais à quoi elle est utile. Ainsi Kant n’a
pas cru digne d’un exposé logique et cursif d’établir que la preuve morale
avait des conséquences inestimables, mais elles le sont tellement qu’il ne
peut se résoudre à les passer sous silence. C’est en fait son vrai point
de départ dans la Critique du jugement. Il peut bien donner à
l’ordre de son livre un tour systématique ; celui-ci ne sert qu’à
masquer, derrière des considérations trop générales pour être le réel
mobile de son travail, l’orientation profondément hostile à l’athéisme de
la philosophie critique. L’athée, même s’il est honnête, ne peut se
dégager totalement de l’immoralisme, du vice et du crime. Encore ne
s’agit-il pas de s’en prendre à l’athéisme en général, mais expressément à
Spinoza. La première édition ici ne le nommait pas ; mais sans rien
changer au texte les suivantes ont rendu explicite ce qui était
implicite : le Juif hollandais est nommé avec une nuance de
condescendance (" wie etwa den Spinoza ") et c’est lui
qui est visé. Le livre tout entier peut être tenu pour une tentative de
réponse à ce philosophe. La mission qui lui est vraiment assignée n’est
rien d’autre que de lui opposer un rempart protégeant la théologie. Il
prétend maintenir l’idée d’un Dieu transcendant, créateur, juge et
rémunérateur contre la menace que fait peser sur elle la forte philosophie
de l’Ethique. Il s’agit donc d’établir l’immoralité de cet ouvrage
et de son auteur. Avec une hypocrisie bien digne de la cause qu’il défend,
Kant veut bien le supposer honnête : mais c’est pour prétendre que
son honnêteté ne tient qu’au hasard, qu’elle manque de la fermeté et de la
constance que peut seul lui garantir l’espoir, dont le fondement ne peut
être donné que par un Dieu transcendant, qu’il sera récompensé. Ce qu’apporte de nouveau sur ce point la Critique du
jugement par rapport au précédent ouvrage du même auteur c’est cette
indication donnée ici que le souverain bien est la fin finale
(Endzweck) de la création et que par conséquent la promotion du
bonheur a elle-même une valeur morale. Le bonheur a une valeur morale non
bien sûr parce qu’il serait dicté par la loi morale, mais parce que sa
recherche appartient à la nature (Natur) de l’homme et que les
aspirations de celle-ci sont celles de l’être suprême. Celui qui ne vise
pas le bonheur est suspect. Si l’on rappelle, comme je l’ai fait il y a
quelques instants, que la recherche du bonheur ne peut absolument pas
conduire à la vertu, il est pour le moins complexe de déterminer la place
du bonheur dans cette philosophie. 1° est immoral qui vise le
bonheur ; 2° l’est aussi celui qui ne le vise pas. Cette
contradiction ne se résout qu’à la condition qu’on soit attentif à une
distinction. La recherche de la vertu s’impose inconditionnellement à tout
être raisonnable (au-delà des hommes), tandis que celle du bonheur ne
s’impose aux hommes qu’en tant qu’ils ont une nature déterminée, celle qui
fait d’eux pour commencer des êtres corporels et sensibles. En tant que
tels ils appartiennent au monde (c’est à dire à celui des phénomènes) et
corrélativement le bonheur a été défini : " la satisfaction de
tous nos penchants " (Critique de la raison pure, PUF, p. 544).
C’est une définition qui implique un être phénoménal, qui s'apparaît à lui-même
dans le temps, et qui sous ce rapport n'est pas un être raisonnable. Assurément
elle peut sans difficulté être entendue
du vulgaire, dans l’exacte mesure où ce n’est rien d’autre que ce que peut
vouloir dire le premier enfant venu quand il n’est pas heureux parce qu’on
lui a refusé une trottinette ou une glace. Philosophiquement elle est
d’un vide consternant :
c’est rigoureusement une définition puérile. C’est l’abaissement du
bonheur au niveau de la satisfaction d’un caprice, qui rend nécessaire
au-delà de la pratique vertueuse une intervention providentielle. Il est vrai que le bonheur depuis ce texte a été défini :
" l’état dans le monde d’un être raisonnable à qui dans le
cours de son existence tout arrive suivant son souhait et sa
volonté " (Critique de la raison pratique, PUF, p. 134).
A la différence de la précédente cette définition concerne un être qui,
quoique phénoménal, est en même temps raisonnable. Cependant que tous
mes souhaits soient satisfaits, c’est précisément ce à quoi la leçon des
contes de fées apprend aux enfants à renoncer. Le bonheur est bien
ailleurs que dans la situation enfantine où l’on n’a pas encore appris à
déterminer soi-même sa conduite et où toute satisfaction vient
d’au-dessus. Demeuré est celui qui à l’âge adulte conserve ce rapport au
monde, où il attend son bonheur des dons gratuits. Le Créateur aurait donc
mis dans la nature de l’homme cette aspiration à recevoir des dons des
puissances supérieures, et il faudrait par suite que l’homme moral les
conserve au-delà de sept ans pour rester fidèle à leurs desseins. Faut-il
que la philosophie accepte ce sacrifice en pensant au bénéfice qu’il
apporte ? Ce qu’il y avait de contourné dans la Critique de la
raison pratique s’en trouve-t-il redressé ? Si la difficulté à
résoudre était d’articuler de manière plus cohérente la recherche du
bonheur à celle de la vertu, leur liaison ne cesse d'être problématique
que pour devenir jésuitique : il ne faudrait pas viser le bonheur en tant que
fin pratique, mais il faudrait le viser en tant que fin téléologique du
bon maître. Si elle était de conférer une valeur morale à la recherche du
bonheur, il faudrait admettre qu’elle est résolue en admettant que les
hommes sont des petits enfants devant le Père fouettard, que celui-ci a
prévu pour eux le bonheur et qu’ils doivent se soumettre à ses desseins.
2 le bonheur exige que l’homme soit fin
finale la Critique du jugement, § 84 (Méthodologie du
jugement téléologique) La preuve de l’existence de Dieu, qui va sauver
l’humanité de l’athéisme, ne peut être aucune de celles qui ont été
écartées par la Critique de la raison pure ; il ne peut s’agir
que d’une preuve morale, c’est à dire d’un argument qui, sans être
démonstratif, exige l’adhésion de la raison, en tant qu’elle adhère de
façon inconditionnée à la loi morale. Cela a été rappelé dans la
précédente leçon, la loi morale commande par sa seule forme et non par son
objet ; elle oblige donc sans condition : elle s’impose à
l’homme comme une fin qui n’est elle-même suspendue à aucune autre fin.
Par là elle le fait sortir de l’ordre de la nature, où tout est
conditionné, où une fin est elle-même toujours subordonnée à une autre
fin. S’il y restait il n’aurait aucune raison de cesser les pourquoi. Si
par contre il saute de l’ordre physique des choses à l’ordre moral, il
dispose d’une bonne raison d’arrêter ses questions et de les arrêter
précisément sur l’homme. L’homme est la fin finale de la création. Dès
lors qu’on reconnaît en lui une causalité intentionnelle, c’est à dire une
raison législatrice, fondatrice d’un ordre qui n’est plus celui de la
nature mais celui des fins, on tient l’existence d’une fin finale. Ce qui
distingue de toute autre fin la fin finale, c’est qu’elle est
inconditionnée. Mais une fin finale suppose évidemment un entendement qui
décide en fonction de cette intention, en l’occurrence celle de faire de
l’homme la réponse inconditionnée à tous les pourquoi. Cet entendement est
créateur (dans la Critique de la raison pure l’intuition divine est
dite originaire). En d’autres termes, Dieu n’a pas seulement créé l’homme,
il a créé pour l’homme. Toutefois comme c’est en dehors de la nature que
l’homme est législateur, c’est par conséquent en dehors d’elle qu’il faut
le situer comme solution du problème du finalisme, à savoir seulement
en tant que noumène, et plus précisément en tant que sujet moral
instituant une législation inconditionnée. Le but visé par Kant est de faire découvrir une fin
finale de la nature. Mais évidemment afin qu’il soit possible de la
penser, il faut admettre le finalisme lui-même en tant que principe
d’explication. Il n’y aura pas de fin finale s’il n’y a pas de fin tout
court. On le verra dans une autre leçon, toutes les tentatives
d’explication de l’ordre du monde se répartissent en deux courants. Il y a
celles qui admettent le principe de la finalité, les systèmes du réalisme
des causes finales, et celles qui le refusent, les systèmes de l’idéalisme
des causes finales. Si Kant n’est pas convaincu par les premières et s’il
éprouve le besoin de reprendre le problème, c’est parce que ces doctrines
en situant dans la nature la fin finale de la nature succombent aux
attaques des secondes. Mais c’est bien des secondes qu’il est
l’adversaire, c’est à dire des philosophies qui expliquent l’ordre par le
hasard, comme le fait Epicure, ou par la nécessité, comme le fait Spinoza.
Celles-ci seront à son avis incapables de soutenir le respect de la loi
morale, il doit donc les écarter. Car pour elles il n’y a pas de raison
pour quoi les choses dans le monde existent. Elles excluent les causes
finales et s’en tiennent aux causes efficientes. Elles s’interrogent sur
les conditions physiques de la possibilité des choses et c’est à cette
unique question qu’elles répondent. Par exemple la mécanique, selon un
schéma qui a été utilisé par les philosophes au début du XVIIIe
siècle, conçoit le monde comme un vaste billard sur lequel ce qui se passe
au moment t1 est cause de ce qui arrive au moment t2, lequel est cause de
ce qui survient au moment t3, lequel est cause etc. De façon moins schématique, si je demande pourquoi il y a
des nuages, cela ne m’engage pas du tout vers une interprétation finaliste
telle que : c’est pour mettre la nature à l’abri des ardeurs du
soleil, dans laquelle " pourquoi " signifie en vue de quoi. Cela
engage au contraire une explication physique dans laquelle
" pourquoi " signifie par l’intervention de quelle cause. Donc
dans cette perspective il y a des nuages parce que dans une atmosphère
calme le réchauffement des couches d’air par le soleil provoque un
mouvement ascensionnel des gouttes de vapeur qu’elles contiennent,
lesquelles parvenues à une altitude déterminée se condensent du fait que
l’air y est plus froid. Il est clair qu’avec ce type d’explication la
question de la finalité des choses dans le monde est vide, c’est à dire
qu’elle n’a pas de sens. Devant les choses les plus belles ou devant les
plus organisées Epicure s’en tient à dire que c’est le hasard qui a
produit cette beauté et cette organisation, tandis que Spinoza s’en tient
à dire que c’est le déterminisme de la nature. Ni les doctrines du hasard,
ni les doctrines de la nécessité ne reconnaissent pour réelle la liaison
finale (Zweckverbindung) dans le monde. Elles peuvent encore moins
y admettre l’existence d’une fin finale. Ni pour les unes ni pour les
autres l’existence du monde, ni même celle de l’homme, n’ont de sens. Il faut donc dénoncer leur impuissance à donner du monde
une explication satisfaisante, comme on le verra dans une prochaine leçon,
et les rejeter au profit d’une doctrine qui admet la valeur explicative du
principe de finalité, qui donne à toutes choses un sens. Ce principe est
celui d’une espèce particulière de causalité, celui d’une cause qui agit
de façon intentionnelle, non pas parce que dans l’enchaînement des
conditions la condition antérieure est réalisée (t2 peut produire t3
pourvu qu’elle même ait déjà été produite par t1), mais parce que l’effet
qu’elle produira lui semble souhaitable. Ainsi Socrate explique dans
Phédon (98ce) que, s’il est assis dans sa prison le soir même où le
geôlier va lui donner à boire la ciguë, ce n’est nullement parce que ses
os et ses muscles sont entre eux dans tel ou tel rapport, qui leur
autoriserait aussi bien la fuite, mais parce qu’il lui semble meilleur de
se soumettre à la sentence des juges, auxquels il a semblé meilleur de le
condamner. Ce n’est pas une série de causes mécaniques qui amène le
philosophe à accepter la mort, mais une intention : en l’occurrence
celle de ne pas ruiner par une fuite l’idée de la justice, qu’il a
défendue toute sa vie. Or il est assez clair que s’il a des intentions,
c’est parce qu’il est capable d’entendement. Son entendement se fait une
projection de ce qui est souhaitable, qui n’est qu’un possible parmi
d’autres et qui dans l’enchaînement mécanique des causes et des effets ne
se produira qu’après le moment présent. Toutefois on ne peut expliquer l’avant par l’après que
dans le cas où par une représentation, par un concept qui lui est lié,
celui-ci précède celui-là. Ce qui agit sur l’événement d’avant ce n’est
pas directement l’événement d'après, mais seulement son concept. Cela
suppose bien un entendement. Sur le tapis vert du billard la première
boule ne fait pas tel parcours selon tel axe et telle distance avec telle
bande en y étant déterminée par le concept qu’elle aurait du choc avec la
seconde boule, qui lui semblerait souhaitable. La boule n’a pas
d’entendement. Mais le joueur frappe sa boule sous tel angle et avec telle
force, parce qu’il est un être d’entendement et qu’il a conçu et même
calculé sous la représentation du choc souhaitable la trajectoire qu’il
doit donner à sa boule. Il y a donc non seulement deux sortes de
causalités, celle des causes efficientes et celle des causes
finales ; mais il y a aussi deux sortes d’êtres dans le monde, 1°
ceux qui sont capables de produire des concepts et d’agir sous la
représentation d’une fin et 2° ceux qui étant incapables de l’un le sont
aussi de l’autre. Par conséquent si l’on affirme que l’existence du monde
répond à une fin, il faut bien penser que celle-ci ne peut être qu’un
entendement supérieur, lequel en même temps qu’il les conçoit produit ses
effets. Cependant la question n’est pas seulement de comprendre
ce que peut signifier une éventuelle causalité intentionnelle, mais de
savoir s’il est légitime d’y avoir recours. En outre dans le cas où la
réponse serait positive, il ne suffira pas de savoir que les hommes, à
l’exemple de Socrate, sont de telles causes, il faudra établir qu’il y a
dans l’ordre du monde des raisons nécessaires de reconnaître une finalité.
Cet ordre ne donne assurément pas encore la fin finale de la nature, mais
il n’y a pas de fin finale sans qu’il y ait en premier lieu des fins tout
court. Il faut donc pouvoir constater dans la nature quelque chose qui
reste inexplicable par la causalité efficiente. On peut effectivement
constater dans la nature l’existence de choses dont la compréhension exige
le recours au principe du finalisme. Mais il faut être précis à ce sujet. Kant oppose à la finalité rapportée à l’existence des
choses celle qui est rapportée à leurs formes ou à leurs relations. Il les
définit l’une finalité externe, l’autre finalité interne. Le principe de
la finalité externe peut être illustré de la manière suivante. Si je
demande à quoi sert le brin d’herbe, je peux répondre qu’il sert à
l’alimentation de l’herbivore. Mais dans le registre des pourquoi je n’ai
aucune raison de m’arrêter là. Je vais donc demander à quoi sert
l’herbivore et répondre qu’il sert à l’alimentation du carnivore. Comme je
n’ai pas davantage de raison d’arrêter là mes questions je vais demander à
quoi sert le carnivore, l’homme par exemple. Arrivé là je ne vois pas de
qui il va constituer l’alimentation, ni pourquoi je devrais arrêter à lui
la chaîne des pourquoi. Sauf à admettre sans explication que tout dans la
nature est fait pour l’homme, je ne peux en partant de la finalité externe
parvenir à une cause finale. Ce principe ne peut donc être retenu. Au
contraire le principe de finalité interne autorise à penser une fin finale
de la nature, et même l’exige. Si je constate que dans un être vivant les
organes sont mutuellement dépendants les uns des autres, comme le dit La
Fontaine dans les Membres et l’estomac (Fables, Livre III,
2), les uns travaillant pour l’autre, mais tirant de lui leur nourriture,
c’est la forme même de l’organisme et les relations entre les organes qui
montrent un ordre que ne peuvent expliquer la mécanique et les causes
efficientes. Je n’entre ici dans le détail ni de l’argumentation de Kant,
ni de ce qu’on peut en penser. A supposer qu’elle soit satisfaisante, on
se trouve alors amené à demander en vue de quel effet final l’entendement
qui produit des effets aussi remarquables a pu se déterminer à agir. Pourtant cette fin finale de la nature ne peut pas être
trouvée dans la nature. Dans la nature en effet rien n’est inconditionné.
Il faut tenir compte de ce qui a été établi environ deux siècles plus tôt
par la physique galiléenne : dans la nature règne un déterminisme tel
que tout y est à la fois cause et effet sans que rien ne puisse jamais
être exclusivement effet ni rien être exclusivement cause. Tout effet peut
être tenu pour une cause qui engendrera de nouveaux effets et
réciproquement toute cause peut être tenue pour un effet qui a besoin
d’une autre cause. Il n’y existe pas de cause inconditionnée : en
effet on peut toujours régresser plus haut de cause en cause, chaque cause
devant être elle-même tenue pour l’effet d’une autre antérieure. L’idée
d’un premier moteur, semblable à celle qu’expose Aristote par exemple dans
le Livre
Ce n’est en outre pas davantage dans la nature telle qu’elle se rencontre en nous. Se situant encore dans la perspective dualiste qui fait de l’homme une union plus ou moins serrée de deux substances, la philosophie critique distingue en lui la matière et la pensée. Il y a parallèlement à la nature matérielle une nature pensante. Pas plus dans celle-ci que dans celle-là il n’est possible de distinguer une condition inconditionnée. Dans l’ordre des pensées les associations se font selon une règle telle que si une idée peut bien être tenue pour le point de départ auquel il faut rapporter tout un enchaînement, elle est cependant en même temps le terme auquel aboutit un enchaînement qui vient de plus loin. La nature pensante à laquelle on se réfère ici n’est que la nature psychique, qui autant que la nature matérielle se situe au niveau phénoménal, celui précisément où l’on doit reconnaître que règne un déterminisme sans faille. La nature, tant psychique que physique, parce qu’elle est l’objet d’une connaissance qui se fait sous les intuitions pures de l’espace et du temps, apparaît universellement et nécessairement comme conditionnée.
Afin de trouver la fin finale de la nature, il faut sortir de la nature. Pour aller où ? On peut sortir de la nature tout en restant in der Welt, dans le monde. Pourvu qu’on ne cherche plus à connaître ce dont on parle, mais qu’on se satisfasse de le penser, pourvu donc que l’on passe des phénomènes aux choses en soi, il est possible de rencontrer une espèce d’êtres dont la causalité est téléologique, c’est à dire des êtres dont la détermination à agir se fait non pas selon des lois, mais selon la représentation d’une loi. Les hommes agissent intentionnellement vers des fins. Et pour répondre précisément à la question posée dans ce §, il ne s’agit pas de fins simples, conditionnées comme peuvent l’être des règles de l’habileté, ou impératifs techniques, et des conseils de la prudence, ou impératifs pragmatiques (cf. les Fondements de la métaphysique des mœurs) : leur validité est toujours suspendue à la condition qu’on soit désireux d’habileté ou de prudence. D’ailleurs justement la soumission à de tels règles ou conseils relève toujours de la nature. C’est en tant que simple phénomène que l’homme peut se déterminer pour de telles fins. Mais les fins vers lesquelles les hommes se tournent de manière inconditionnée sont celles que leur fixe le commandement moral. A vrai dire il n’y en a et ne peut y en avoir qu’une, qui est le devoir. Parce que le devoir commande par sa forme impérative, ni seulement problématique ni seulement assertorique, hypothétique dans les deux cas (ibidem), mais catégorique, il ne s’adresse pas en l’homme au membre du monde sensible mais au membre du monde intelligible. Ce n’est pas en tant que phénomène que l’homme vise une fin inconditionnée, mais en tant que noumène. S’il existe dans le monde d’autres êtres qui sont également capables de se déterminer ainsi, ils ne sont pourtant pas dans la nature. Dans celle-ci, quoique ce ne soit pas au titre de son appartenance à elle, l’homme est seul à pouvoir se déterminer librement. D’autres êtres raisonnables peuvent sans doute beaucoup plus infailliblement que l’homme se déterminer à agir en soumettant la maxime de leur action à la forme d’une loi universelle. Mais les anges n’appartiennent pas à la nature : ils ne sont pas sensibles, ils appartiennent seulement au monde.
Maintenant la question qui se posait relativement à une finalité externe ne se pose plus : elle a sa solution. Si sous l’idée d’une finalité externe on pouvait se demander à quoi sert l’homme ? pourquoi faut-il qu’il y ait des hommes ? sans jamais être capable de donner à cette question une réponse satisfaisante, sous l’idée d’une finalité interne au contraire on a une réponse indiscutable. L’homme en tant qu’homme est une fin inconditionnée. Car non seulement il s’assigne à lui-même une fin inconditionnée, qui est sa soumission au devoir, mais puisque ce devoir ne lui est imposé par aucune autre autorité que la raison, il est lui-même le législateur qui l’ordonne et doit reconnaître ce législateur en tous ses semblables (cf. Critique de la raison pratique, PUF, p. 91). Il n’est donc pas seulement subordonné à des fins inconditionnées, il est lui-même fin inconditionnée, c’est à dire fin finale. En tant que législateur il lui appartient de soumettre la nature à l’ordre intelligible de la loi morale. Peut-être ses efforts ne seront-ils pas suffisants pour obtenir ce résultat. Mais du moins il ne peut trouver une excuse au renoncement à cette tâche, il ne peut se tenir pour seulement déterminé à agir par les lois de la nature. C’est donc en tant que noumène qu’il est la fin finale de la création. Pourvu qu’on puisse constater qu’il se trouve dans la nature des êtres qui sont des fins conditionnées, ce qui est le cas, et qu’on puisse remonter de ces simples fins à la fin inconditionnée, ce qui est aussi le cas, une preuve morale de l’existence de Dieu est possible. Car l'homme est la fin finale de sa création, il est l'objet de cette intention ou cause intelligente.
A ce point de la lecture il faut faire un bilan de ce qui a été acquis. Kant a travaillé le concept de fin et il a substitué à la finalité externe une finalité interne. A une interprétation physique, à vrai dire naïve, du finalisme il a substitué une interprétation morale plus solide, parce qu’elle seule permet d’arrêter non pas la régression mais la progression à l’infini de fin en fin, sans jamais atteindre de fin inconditionnée. Le devoir s’imposant à lui sans condition, on touche en l’homme la fin finale. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Sous une forme nouvelle l’anthropocentrisme des théologiens est maintenu. Les théologiens en effet se posent la question de savoir pourquoi Dieu a préféré créer plutôt que ne pas créer. La réponse à cette question, telle qu’elle est donnée dans la Genèse (I, 26-28 et II, 19), est que c’est pour l’homme qu’est faite la création. Il est la fin finale à qui toutes choses sont destinées. La Critique du jugement le conçoit ainsi. Il est vrai que c’est seulement sur le plan moral. Mais cette mutation est cohérente avec la rénovation de la vieille théologie, rebaptisée Idéalisme transcendantal. Tenant compte du déterminisme galiléen ignoré des théologiens médiévaux, cette doctrine fait de la nature un simple phénomène, réservant aux choses en soi de receler un ordre non déterministe. Les relations de cause à effet n’atteignent pas la réalité, c’est au contraire le finalisme qui l’exprime. A ce niveau l’homme reste ce que dit la Genèse. Si l’on comprend bien la présence de cette pensée chez des bédouins misérables d’il y a trois mille ans, elle est moins excusable chez un philosophe du XVIIIe siècle. Ce n’est pourtant pas tout ce qu’on peut lui reprocher. Non content de prolonger l’anthropocentrisme de la théologie, Kant donne un nouvel essor à son anthropomorphisme. Attribuant à Dieu un entendement et une intention, il le conçoit à l’image de l’homme, il le fait créateur. Puisque l’homme agit et produit en fonction de fins et qu’il doit s’en faire dans son entendement une représentation, il devrait en aller de même de Dieu. Il est manifeste que ce dernier dispose alors par excellence de ce dont on ne voit chez l’homme qu’une trace fautive.
3 une fin finale détermine le concept d’un Dieu législateur
la Critique du jugement, § 86 (Méthodologie du jugement téléologique)
La destination morale finale des hommes, l’obéissance à la loi morale, prouve par elle-même a priori l’existence d’une cause du monde. La téléologie morale en prenant en considération la finalité interne de la nature aboutit comme la téléologie physique à cette notion de cause du monde. Mais tandis que la téléologie physique l’interprète comme l’explication ultime de l’ordre et de l’harmonie qui règnent dans le monde physique et de ce fait ne peut aboutir qu’à une démonologie, la téléologie morale l’entend comme l’explication ultime de l’existence d’une fin finale et de ce fait est capable d’aboutir à une théologie. Elle permet de déterminer par voie de conséquence le concept de Dieu. Il est définissable a priori en tant que cause intentionnelle et orientée vers une fin. Cette définition entraîne nécessairement la reconnaissance d’un certain nombre d’attributs qui font de lui un législateur omniscient, tout-puissant, juste et bon, éternel et omniprésent. La théologie de la Critique du jugement est susceptible de satisfaire les religieux, parce qu’elle recouvre les articles du credo et ajoute au Dieu postulé de la Critique de la raison pratique la qualité de législateur, qui lui manquait.
La détermination de l’homme en tant que fin finale de la nature ne repose sur rien d’autre que sa reconnaissance comme être moral. C’est à ce seul titre qu’il est admis comme fin finale de la création. La téléologie qui aboutit à ce résultat n’est pas la téléologie physique mais la téléologie morale. Or il y a entre les deux démarches une différence tout à fait essentielle. Tandis que la première ne peut aboutir à un quelconque résultat qu’en se fondant sur l’expérience, la seconde parvient au sien totalement a priori. En effet ce n’est que l’expérience qui nous informe de l’organisation du monde, de l’harmonie et de l’ordre qui y règnent. Il n’y a qu’elle qui puisse nous faire constater qu’un organisme est constitué de parties qui sont entre elles dans une relation de mutuelle dépendance, comme sont par ailleurs celles d’une montre. C’est encore elle qui peut nous faire constater qu’il se produit, se reproduit, se conserve et se défend lui-même. Tous ces faits sont certes bien plus admirables que la montre, mais ils sont empiriquement établis. L’argument physico-téléologique n’est rien d’autre que la preuve physico-théologique, dont Kant a déjà antérieurement montré l’invalidité ; il en a remarqué que si elle peut bien prouver un architecte du monde, elle est incapable par contre d’en prouver un Créateur (Critique de la raison pure, PUF, p. 444). L’intelligence qui préside à l’ordre est incontestablement démiurgique, mais rien ne prouve qu’elle soit créatrice. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que la téléologie physique est incapable de construire une théologie et qu’elle ne peut parvenir qu’à une démonologie. Par conséquent il faut l’abandonner sans regret. Mais il en va tout autrement de la téléologie morale. C’est sans aucune considération de l’expérience, qui de son côté prouverait bien plutôt le contraire, que nous connaissons la loi morale. Parce qu’elle s’impose par la forme de son commandement et nullement par sa matière, sa connaissance est a priori.
Que les hommes soient des fins, et plus encore des fins inconditionnées, c’est une connaissance entièrement indépendante de l’expérience. De là il est donc possible de tirer des conséquences absolument certaines. La première est que le monde est un système hiérarchisé de fins, toutes subordonnées à la fin finale. A vrai dire cet argument n’est pas tout à fait probant : il indique bien à quoi toute la création est subordonnée, mais il faudra néanmoins l’expérience, comme je viens de le dire, pour établir que toute la création est une hiérarchie de fins. D’ailleurs cela importe peu dans le présent contexte. L’autre conséquence est au contraire de grande portée puisqu’elle autorise à penser un Dieu et qu’elle légitime la notion de création. C’est notre raison qui nous oblige à penser qu’en tant que fins de la nature nous avons une cause. Lorsque je considère un acte bon, par exemple un sauvetage en mer, je ne peux pas le tenir seulement pour l’effet mécanique d’une cause efficiente. Il n’est pas vrai que je puisse le croire suffisamment expliqué lorsque j’aurai dit que le canot de la société de sauvetage a été amené sur les lieux du naufrage par la force de son moteur, qu’il a été lancé sur ses rails par une impulsion donnée par ses gardiens, qu’il se trouvait en attente dans sa station parce que l’armateur l’avait construit, etc. Il faudra bien que je dise que le sauvetage est le produit de l’intention intelligente et d’ailleurs morale des sauveteurs, qu’il est la fin de sa construction, de son attente et de son arrivée sur les lieux. Ceci n’est qu’une variation sur l’exemple de Socrate. De même l’existence de l’homme en tant qu’être moral suppose une intention intelligente dont il est la fin. Mais elle suppose aussi plus que cela : elle dénonce son auteur. Je veux dire qu’elle permet non seulement de concevoir qu’il existe en tant qu’auteur et pas uniquement en tant qu’architecte, mais en outre de concevoir au moins quelques unes de ses qualités.
La première chose, sur quoi Kant n’insiste pas, bien qu’absolument décisive à ses propres yeux, est que la cause intelligente suprême conçue par cette voie n’est pas uniquement un démiurge, qui mettrait en ordre à la manière des dieux grecs ce qui existe indépendamment de lui et avant lui. Il ne s’agit pas ici de rendre compte d’un ordre, mais d’une fin. Le premier n’a besoin que d’une cause qui agence, la seconde au contraire a besoin d’une cause qui produit. Comme c’est le sauveteur qui fait le sauvetage, c’est le Créateur qui fait la fin finale. Si l’argument physico-téléologique ou physico-théologique est incapable de prouver un Créateur, l’argument éthico-téléologique y parvient. L’intelligence qui a conçu l’homme à titre de fin est originaire. L’intelligence humaine quant à elle n’est pas originaire. Cela veut dire qu’il ne nous suffit pas de concevoir une chose pour qu’elle existe. Quant à Dieu tous les théologiens admettent que c’est pour lui la même chose de concevoir et de créer. Ainsi se trouve légitimée la notion de création, présente de manière nullement anodine mais bien organique partout dans l’œuvre de Kant. En second lieu sont déterminés dans ce texte les attributs qui reviennent nécessairement à l’intelligence créatrice de l’être moral. Cette intelligence est législatrice. Elle ne conçoit pas gratuitement les rapports qui existent dans le monde, tant dans la nature que dans le règne moral. L’intelligence humaine ne peut que découvrir ces rapports. Pour elle les concevoir c’est les déchiffrer, les faire passer du caché au connu. Mais l’intelligence divine ne découvre pas les lois : elle les dicte et à la nature et au règne des fins. Elle les dicte à la fois dans l’ordre des phénomènes et dans celui des noumènes. Sa législation morale s’inscrit dans les phénomènes en même temps qu’ils répondent aux lois déterministes. Elle ordonne que soit réalisé le souverain bien, cette syncrétion du bonheur et de la vertu, de la soumission à la loi morale et de la satisfaction de tous nos penchants, dont nous ne voyons pas comment elle est possible.
C’est là l’essence même de Dieu. Mais il est clair qu’à elle se rattachent certains attributs. La notion d’attribut de Dieu a été élaborée par la tradition théologique. Elle distingue ses attributs métaphysiques et ses attributs moraux. Les premiers quant à eux doivent exprimer son essence : comme on le voit ici il s’agit de l’omniscience, de la toute-puissance, de l’éternité et de l’ubiquité. Cette liste n’est pas forcément exhaustive pour les théologiens, mais elle l’est pour Kant, puisque ces attributs ne sont reconnus à Dieu que dans la mesure où ils sont tout à fait nécessaires à l’exercice de son rôle de législateur soumettant les êtres raisonnables à la loi morale. Il faut bien que nos intentions réelles ne lui soient pas cachées et qu’il soit capable de repérer le calcul derrière la façade vertueuse. Il faut bien qu’il dispose d’une puissance infiniment supérieure à la nôtre pour faire que la vertu soit payée du bonheur. Il faut bien aussi que cette puissance s’exerce sans aucune limite dans l’espace ni le temps. On peut se demander pourquoi Kant appelle transcendantaux les attributs métaphysiques. C’est que dans son vocabulaire (cf. Introduction, titre V, que je commenterai plus loin) ce qui est métaphysique renvoie à la condition a priori sous laquelle peut être donné un objet empirique. Dieu n’est assurément pas un objet empirique. Par contre il appelle transcendantal ce qui renvoie à la condition a priori sous laquelle se constitue une connaissance en général. C’est ce qualificatif qui convient aux attributs qui définissent l’essence de Dieu.
En outre il les appelle des qualités et non des attributs parce que la notion d’attribut renvoie dans la logique formelle à ce qui est affirmé du sujet sans pourtant appartenir pour autant à son essence, alors que ce dont il parle permet justement de concevoir Dieu sous la catégorie de la qualité. Il faudra d’ailleurs aussi le concevoir sous la catégorie de la quantité, c’est à dire penser qu’il est un. Mais sans anticiper je passe d’abord par les attributs moraux. Ces derniers expriment le rapport de Dieu avec le monde des hommes. Kant réaménage légèrement le fatras des attributs reconnus par les théologiens (perfection morale, souveraine bonté, justice suprême, providence, amour). Il n’en retient que deux, la bonté et la justice, parce que, dit-il, ils sont indissociables de la loi morale. C’est bien le moins en effet qu’on puisse attendre d’un Dieu, qui commande à l’homme le respect de la loi morale, qu’il soit lui-même bon et juste. Etant l’un et l’autre, il est du même coup sage. Ces qualités sont simplement anthropomorphiques. Les attribuer à Dieu c’est concevoir Dieu sur le patron de l’homme. Ainsi la téléologie morale rejoint-elle les idées les plus vulgaires.
Au fond ce que reproche Kant à la téléologie physique c’est de ne pas pouvoir légitimer les idées les plus vulgaires de la théologie. Très particulièrement en n’atteignant pas l’idée de création, en restreignant l’intervention de la causalité finale à la mise en ordre d’un chaos préexistant, elle laisse ouverte la porte au polythéisme tel qu’on le rencontre dans la mythologie grecque. Une telle démonologie ne s’oppose pas à la théologie comme le démon et le mal s’opposent à Dieu et au bien. Elle s’y oppose comme le polythéisme s’oppose au monothéisme. Il n’y a dans celui-là aucune place pour la création : elle ne peut revenir à une pluralité de dieux, elle ne peut pas non plus revenir à l’un quelconque d’entre eux sans destituer du même coup les autres. Afin de légitimer la création il faut un Dieu qui, pensé sous la catégorie de la quantité, soit simplement unique. Tel est l’avantage décisif de l’argument éthico-téléologique sur l’argument physico-téléologique.
C’est une religion rationnelle qui est ainsi fondée. Les philosophes antérieurs se sont quant à eux préoccupés de religion naturelle. Dans sa lettre Phédon tout entier ou presque peut être compris comme un traité exprimant les croyances nécessaires à la pratique de la vertu. Platon y énonce les dogmes élémentaires qui peuvent retenir de faire le mal ceux qui n’hésiteraient pas à se servir de l’anneau de Gygès. Dans son esprit cependant ce dialogue dit tout autre chose, parce que la croyance en l’immortalité de l’âme, la croyance en une justice et une rémunération divines n’y sont certes pas tenues pour rationnelles. Avec plus d’évidence Spinoza dans le Traité théologico-politique détermine les articles de la foi universelle, les croyances que l’Etat lui-même doit inculquer à ceux qui sont incapables de se conduire sous l’autorité de la raison. Premièrement parce qu’ils ne renonceront pas à l’espoir et à la tentative de dérober la connaissance de leurs méfaits aux autorités politiques, il faut leur faire croire à l’existence d’un suprême Père fouettard dont ils redoutent la justice vengeresse. Deuxièmement il faut attribuer à celui-ci l’unité, car comme on vient de le voir l’existence de plusieurs dieux fait disparaître l’autorité suprême. Comme Platon s’amuse à le montrer dans Euthyphron, les divergences qui surviennent entre les dieux les réduisent au ridicule. L’Iliade montre que les hommes peuvent jouer de leurs querelles, celui qui est criminel aux yeux des uns trouvera grâce aux yeux des autres. La moralité n’y trouve assurément pas son compte. Troisièmement afin que rien ne puisse lui être dissimulé, Dieu doit être omniscient et omniprésent. Ainsi Caïn, parce qu’il ne le savait pas, a cru qu’il lui suffisait de se cacher et de fuir pour lui échapper. Aussi longtemps que les hommes ne lui attribuent que des qualités humaines, ils s’imaginent pouvoir le tromper. Il faut que les vicieux et les criminels se persuadent que s’ils peuvent dissimuler leurs actes à la justice des hommes, la vigilance de Dieu est infaillible. Quatrièmement il faut se convaincre qu’il n’y a pas moyen de négocier avec Dieu en espérant échanger l’impunité contre quoi que ce soit. Il faut pour cela que sa puissance ne soit subordonnée à rien d’autre et en particulier pas à la loi, comme il arrive pourtant aux divinités païennes. Le Dieu de la religion naturelle n’est pas au-dessous, mais au-dessus de la loi.
On est jusque là au niveau des attributs métaphysiques. Si l’on passe maintenant au niveau des attributs moraux, Spinoza admet encore cinquièmement que Dieu commande l’amour. Les hommes qui se laissent entraîner par leurs affections ne connaissent pas d’autre raison d’agir contre elles que la soumission forcée aux autorités politiques et à qui que ce soit qui est en position de leur faire peur. Il est par conséquent très utile de les persuader que Dieu veut qu’ils aiment leur prochain. Dans leur lâcheté et leur bassesse ils feront afin de lui plaire ce que la raison devrait leur faire comprendre. C’est exactement à quoi visent d’innombrables pages de la Bible, tant dans l’ancien Testament que dans le nouveau Testament. Sixièmement il faut admettre que Dieu est juge et rédempteur. Contrairement à quelques autres pages de l’ancien Testament où l’on voit que Dieu a ses têtes, par exemple qu’il aime Abel dont les sacrifices font monter jusqu’à ses narines un agréable fumet, tandis qu’il n’aime pas son frère, qui ne lui sacrifie pas moins mais qui ne gagne rien à le faire, il faut se dire que Dieu aime les uns pour cette raison très impartiale qu’ils appliquent la loi d’amour, et qu’il n’aime pas les autres pour cette raison très impartiale qu’ils ne l’appliquent pas. De ce fait les premiers seront appelés à jouir des félicités éternelles, et les seconds à subir des peines éternelles. C’est aussi bien ce que disent les mythes eschatologiques des dialogues platoniciens : non seulement Phédon mais aussi Phèdre, et la République dans le mythe d'Er, montrent que les Grecs avaient eux aussi compris que les méchants devaient croire à la justice et à la rédemption. Enfin et septièmement il faut publier que Dieu est miséricordieux. Peut-être ici Spinoza va-t-il plus loin non seulement que Platon mais que Kant. Pourtant si l’on s’en tient à leurs professions de foi respectives ce dernier serait plus chrétien que le Juif athée de Voorburg. Or c’est bien celui-ci qui assimile le mieux la leçon de Jésus : il ne faut pas se croire damné parce qu’on a péché. Si l’on devait penser qu’on n’a plus droit au salut dès qu’on a commis une faute, rien ne détournerait plus d’une persévérance dans le vice et le crime. Les saints eux-mêmes ne sont pas sans péché : ils croiraient tomber dans l’orgueil s’ils prétendaient le contraire. Très judicieusement l’idée que Dieu accorde aux pécheurs repentis son pardon, remet sur la bonne voie même les plus gravement coupables.
C’est encore une démarche visant à énoncer les articles nécessaires de la foi qu’engage Rousseau dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. Le Vicaire considère que les religions se disputent sur des questions qui sont totalement indifférentes à la morale. Il n’importe en réalité au salut de personne de croire à des dogmes tels que la Trinité ou l’Immaculée conception. Il ne retient donc pas davantage les dogmes que les rites, mais seulement les œuvres. Il recentre toute la foi sur le cinquième article retenu par Spinoza, à savoir le commandement de l’amour. Cette leçon est tout à fait fidèle à celle de Jésus, qui était attentif à l’amour manifesté par des œuvres et nullement aux croyances et gesticulations. Il est vrai qu’il admettait aussi quelques dogmes, mais ce ne sont que ceux qui expriment l’idée qu’il faut pratiquer la charité, l’amour du prochain. Ces croyances se réduisent à l’idée qu’il y a un Créateur, qu’il est bon et juste et qu’il peut réaliser sa volonté. Entre le credo, qui est une invention de l’Eglise, et la prière instituée par Jésus sur la montagne (Matthieu, VI, 9-13), la comparaison est instructive. Tandis que le premier est rempli de propositions contraires à la raison, la seconde est d’une extrême simplicité. Est-ce la justice divine qui distribue l’un à l’oubli de tous et l’autre au souvenir de tous ? Cela me semble digne de remarque.
De Platon, Spinoza et Rousseau à Kant et à Jésus lui-même il semble qu’une même vision préside à l’élaboration des articles de la foi. En petit nombre ou réduits à un seul, ils prescrivent le respect et l’amour des semblables. Pourtant une différence énorme sépare les trois premiers des deux autres. Jésus tient évidemment pour une vérité qu’il y a un Dieu, qu’il est unique, qu’il est créateur et qu’il commande l’amour. Kant de la même manière tient pour vraies les affirmations qu’il énonce dans ce § 86. Ce ne sont pas pour lui des croyances, mais des propositions rationnelles. Il ne les énonce pas comme une doctrine substitutive destinée à ceux qui manquent de philosophie, mais comme les premiers éléments eux-mêmes philosophiques d’une théologie rationnelle. A l’inverse ni Platon, ni Spinoza, ni Rousseau n’engagent la philosophie dans ce que le premier appelle clairement des contes de bonne femme ou des histoires à dormir debout. Mais ils considèrent tous les trois de manière réaliste que tous les hommes ne seront pas accessibles aux discussions philosophiques et qu’ils seront au contraire très nombreux à être incapables de vivre sous la conduite de la raison. On ne peut donc compter sur la raison pour les convaincre tous que le méchant est malheureux et que le juste, même injustement supplicié, est plus heureux que lui. On ne les maintiendra dans le droit chemin de la vertu comme de l’obéissance à la loi civile que par la crainte et, s’il le faut, celle du dernier supplice. Contrairement aux auteurs libres, qui refusent de compromettre la philosophie avec la théologie, Kant sacre comme philosophiques les prémisses de la théologie.
4 un Dieu législateur appelle une pratique rationnelle de la religion
la Critique du jugement, § 91 (Remarque générale, Méthodologie du jugement téléologique)
Si l’argument physico-téléologique ne suffit pas à déterminer le concept de Dieu, il ne permet pas non plus de conclure à ce que peuvent être les devoirs des hommes à son égard ; il ne permet pas d’établir quelle relation les hommes doivent entretenir avec lui. C’est à dire que dans le cas où l’on ne disposerait que de lui la religion resterait insuffisamment fondée. Seule la téléologie morale permettant de se faire un concept déterminé de l’être suprême comme cause du monde d’après des lois morales, procure le concept d’un auteur originaire du monde qui convienne à la théologie et à la religion. Il ne s’agit donc plus seulement dans ce texte, qui clôt la Critique du jugement, de rendre possible une connaissance de l’être originaire, mais de légitimer des pratiques qui règlent les rapports des hommes avec Celui qui est leur législateur.
Après avoir déclaré dans le § 86 que seul l’argument éthico-téléologique permettait de conclure à l’existence de Dieu, Kant approfondit l’examen de ce qui le distingue de l’argument physico-téléologique et de ce qui fait sa supériorité. Il montre d’abord avec précision pourquoi ce dernier est incapable de déterminer le concept de Dieu. Deux indications sont successivement données. La première concerne l’impossibilité de déterminer l’intelligence de Dieu. Certes à considérer les choses de la nature on ne peut être qu’impressionné par leurs formes (Formen) et leurs relations (Verhältnisse). Sans anticiper sur ce qui fera l’objet d’une prochaine leçon, et sans en dire davantage que ce qui a été dit déjà dans une précédente, je rappelle que dans la perspective finaliste adoptée par la philosophie critique ce n’est pas la matière des êtres de la nature qui fait l’admiration, mais leur forme. Il ne s’agit pas de s’ébahir que " les melons sont divisés par côtes et semblent destinés à être mangés en famille ", comme le dit Bernardin de Saint-Pierre (Etudes de la nature, XI ; 1784), mais de relever les rapports existant entre les différents organes d’un organisme, leur subordination au tout, et les relations entre les différents organismes, les différentes espèces, comme si elles étaient à leur tour coordonnées dans un tout plus vaste. De cette idée peut bien en effet sortir celle d’une intelligence qui aurait pensé et produit l’ordre et l’harmonie de la nature. C’est au moins l’idée de l’être originaire (Urwesen) sans lequel n’existeraient pas une telle coordination et une telle subordination dans la nature. En effet il est légitime de reconnaître que son intelligence dépasse la nôtre, qui peut certes engendrer de très belles choses, telles que sont les œuvres d’art ou les montres, mais non des choses se produisant, se reproduisant, se conservant et se défendant elles-mêmes. Autant l’art est inférieur à la nature, autant l’intelligence humaine est inférieure à l’intelligence divine.
Cependant quand on a dit ça on n’a pas encore établi le degré (Grad) de cette intelligence. Si supérieure qu’elle doive être à la nôtre, rien ne permet encore de dire qu’elle est l’intelligence suprême, c’est à dire infinie, ou telle qu’elle ne puisse être surpassée par aucune autre. Une intelligence quelconque ne juge d’une autre intelligence que relativement à elle. Lorsqu’elle la tient pour inférieure, elle le fait parce qu’elle mesure son incapacité à remplir certaines tâches dont elle-même est capable. Elle est par exemple tenue en échec par un certain type de problèmes dont la complexité peut être située à un certain niveau. Binet et Simon établissent en 1905 une échelle métrique de l’intelligence. Ils rapportent l’âge mental d’un sujet à son âge réel. Ils mesurent l’âge mental par des tests qui sont étalonnés sur les réponses fournies par un référentiel de sujets du même âge réel. Ce rapport ou quotient est appelé quotient intellectuel. Je n’examine pas ici s’il est possible de sortir de la pétition de principe où s’enfermait Binet lorsque, répondant à la question qu’est-ce que l’intelligence ? il déclarait en toute simplicité que c’était ce que mesure son test. A supposer néanmoins que son test mesure réellement l’intelligence, il est inutile de se demander s’il permet de mesurer l’âge mental de Dieu. C’est seulement par définition que le Q.I. de Dieu crève le plafond même du " génie " (Q.I. > 140). On ne peut en dire davantage. Car il est clair que pour le mesurer il faudrait pouvoir le rapporter à des opérations dont les hommes, même " géniaux ", n’ont aucune idée. Une intelligence quelconque ne peut mesurer une intelligence qu’elle tient pour supérieure. Il faudrait donc s’arroger à soi-même une intelligence infinie afin de pouvoir affirmer que l’intelligence divine est infinie.
Une seconde indication vise à rendre manifeste l’incapacité de la téléologie physique à mesurer la puissance de Dieu. La grandeur (Grösse) du monde dépasse assurément celle de tous les produits de l’activité humaine. Il est manifeste qu’il faut à Dieu afin de produire le monde bien davantage de puissance que n’en ont les hommes. Ceux-ci par leur travail produisent les objets qui leur sont nécessaires : mets à consommer, vêtements à porter, maisons à habiter, voitures, ordinateurs, etc. Si perfectionnées pourtant que soient certaines productions, elles n’exigent encore qu’une puissance bien faible relativement à celle qu’il faut à Dieu afin de créer au premier jour le ciel et la terre (Genèse I, 1), la lumière (I, 3), au second jour le firmament (I, 6), au troisième le continent (I, 9), les végétaux (I, 11), au quatrième le soleil et la lune (I, 14-15), au cinquième les animaux des eaux et du ciel (I, 20), au sixième les animaux de la terre et l’homme (I, 24 et 26). " Et le septième jour il chôma, après tout l’ouvrage qu’il avait fait " (II, 2), preuve que même si c’est chez lui le Verbe et non le muscle qui est créateur, il avait dépensé sa puissance. Un esprit mal intentionné demandera néanmoins si toutes ces merveilles épuisent les possibles. Dieu n’aurait-il pas pu faire davantage que ce qu’il a fait en six jours ? N’aurait-il pas pu faire autre chose ? Et surtout n’aurait-il pas pu mieux faire ? Si l’on ne peut concevoir un manque dans le tableau de la création, si l’on ne peut concevoir une création substitutive ou anti-création, on peut par contre très bien reprocher à Dieu de n’avoir pas éliminé les misères et les maladies, les guerres et les méchancetés, bref de n’avoir pas fait un monde sans mal. Le possible (alles Mögliche) allait-il jusqu’à un monde meilleur ? Leibniz a eu beau se torturer la cervelle à expliquer que le monde créé était le meilleur possible, son argument ne résidait évidemment pas dans une comparaison du monde réel avec d’autres inexistants et pourtant conçus par lui. Que Dieu soit plus puissant que moi, c’est ce qu’on ne peut nier ; qu’il soit tout-puissant, cela reste problématique.
Le but de ce passage est clairement de rejeter la téléologie physique. Il n’en demeure pas moins que Kant ne rejette pas la notion des autres mondes possibles. Si elle ne peut être déterminée dans le cadre de la téléologie physique elle conserve pourtant un sens à ses yeux. Or c’est une notion qui conduit à limiter gravement la puissance divine : elle implique en effet qu’il y a des choses qui sont impossibles à Dieu. C’est précisément ce que voulait dire Leibniz. " Je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits " (Discours de métaphysique, § II) et un peu plus loin : " Dieu agit toujours de la manière la plus parfaite et la plus souhaitable qu’il soit possible " (§ IV). C’est ce sentiment que partage Kant contre celui de Descartes : " Quant à la liberté du franc arbitre, il est certain que celle qui se retrouve en Dieu, est bien différente de celle qui est en nous, d’autant qu’il répugne que la volonté de Dieu n’ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n’y ayant aucune idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu’il faut croire, ce qu’il faut faire, ou ce qu’il faut omettre, qu’on puisse feindre avoir été l’objet de l’entendement divin, avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de sa volonté " (Réponses aux 6es objections, Pléiade p. 535 ; A-T IX, p. 233). Or si le propos de Descartes est rigoureusement conforme à celui de la théologie juive et chrétienne, celui de Leibniz, entaché d’hellénisme, sacrifie la toute-puissance de Dieu.
Au-delà de ces deux réflexions sur l’intelligence et la puissance divines, ce sont tous les attributs de Dieu qui sont visés, puisque tous, pour les mêmes raisons qui viennent d’être dites, sont indéterminables. L’éternité et l’omniprésence de Dieu ne seront nullement prouvées par le spectacle de la nature, duquel on ne pourra conclure légitimement que le dépassement par Dieu des limites qui nous sont imposées dans l’espace et dans le temps. Dieu sera antérieur à tout ce qui est le plus vieux du monde, et il devra être postérieur à ce qu’on pourra imaginer de plus nouveau ; mais il ne sera pas pour autant éternel. Son intervention s’étendra à toutes choses que nous pouvons connaître et au-delà d’elles, sans que cela prouve encore son ubiquité. L’argument physico-téléologique ou physico-théologique est donc très mauvais.
Il y a encore plus grave : ce n’est pas seulement le sens du mot suprême employé relativement à l’intelligence ou relativement à la puissance qui devient gratuit et vide, c’est aussi la réunion de toutes ces propriétés dans un même être, réellement suprême, qui devient illégitime. A supposer que le spectacle de la nature puisse prouver l’intervention d’une suprême intelligence et l’intervention d’une suprême puissance, pourquoi irait-on au-delà pour prétendre que la suprême intelligence et la suprême puissance ne sont qu’un seul et même être ? Il se pourrait très bien que deux divinités soient en coopération, l’une la tête et l’autre les bras. C’est dans cet attelage que sont accomplis les travaux d’Hercule, qui certes ne sont pas une mince affaire. Héraklès en est évidemment le bras, mais la tête en est Athéna. C’est d’abord elle qui l’arme au moment de commencer ses épreuves et c’est encore elle qui intervient quand il le faut afin de le tirer d’affaire par son ingéniosité. Dans la légende " cette protection symbolise l’aide apportée par l’Esprit à la force brutale " (Grimal, Dictionnaire de la mythologie). Plus généralement la mythologie grecque fournit une image de l’éparpillement des propriétés divines. La puissance elle-même est partagée, Zeus devant reconnaître à ses deux frères issus eux aussi de Cronos, leur domaine propre d’intervention. S’il dispose du ciel, Poséidon dispose de la mer et Adès du monde souterrain. En outre chacune des autres divinités règne comme un petit chef sur sa petite baronnie. Hermès règne sur le commerce, Déméter sur l’agriculture, Héphaïstos sur la forge, Arès sur la guerre et Athéna sur l’intelligence. Que Dieu soit un, cela reste dans la téléologie physique une affirmation dénuée de fondement, et par suite le grand progrès du monothéisme sur le polythéisme, qui est justement un progrès moral, serait impossible.
Qu’il y ait dans le polythéisme une faiblesse éthique cela est rendu évident par la lecture de tous les auteurs anciens. Ainsi que se plaît à le rapporter Platon dans son Euthyphron, la simple lecture de l’Iliade montre que l’homme vicieux peut jouer un dieu contre un autre. Après que son interlocuteur ait défini la piété comme ce qui agrée aux dieux (6e), Socrate lui montre par des références homériques que ce qui plaît à l’un ne plaît pas à l’autre : Zeus, Héra et Athéna sont pour les Grecs, Aphrodite est pour les Troyens. La victoire d’Achille sur Hector plaît aux uns et déplaît à l’autre. Euthyphron doit donc repartir de zéro et définir la piété comme ce qui est approuvé par tous les dieux (9c). Cela n’est pas bien satisfaisant, car on ne voit pas si l’accord des dieux tient au hasard ou à une raison inattaquable. C’est pourquoi Socrate le coupe net en demandant : " ce qui est pieux est-il approuvé des dieux comme étant pieux, ou bien cela est-il pieux parce que les dieux l’approuvent ? " (10a). Si la réponse de Platon ne fait pas de doute, il faut reconnaître aussi que la question constitue une remarquable anticipation sur le débat que j’ai signalé entre Descartes et Leibniz.
Le commentaire que fait Kant de l’argument physico-théologique vise cependant beaucoup plus évidemment d’autres auteurs, et entre autres Rousseau, dont la Profession de foi du Vicaire savoyard avait déterminé la croyance en un Dieu horloger. Le mouvement de la nature y est conçu par le Vicaire sur le modèle anthropomorphique : il n’appartient pas à la nature elle-même, il est introduit en elle, comme le mouvement qui anime une montre y est introduit par la volonté de l’horloger. Si donc il y a dans la nature l’ordre et l’harmonie qu’on y remarque, c’est parce qu’une volonté supérieure l’a voulu. Il faut y reconnaître davantage que l’intervention d’une volonté simple et brute. La nature est bien faite. Il y a fallu mieux qu’une volonté : il y a fallu une volonté intelligente. Une nature aussi bien faite a exigé non seulement l’action, mais aussi la comparaison entre plusieurs possibilités et le choix de la plus satisfaisante. Ainsi raisonne le Vicaire. Or ce sur quoi Kant le reprend, ce n’est que sur l’impossibilité de fonder par là un monothéisme, et nullement sur la thèse de l’introduction dans la matière d’un mouvement avec une finalité, lequel lui serait étranger. Il lui faudra pourtant la discuter plus loin.
Kant entend déjà s’élever les protestations des théologiens contre sa critique de la téléologie physique. Ce n’est pourtant pas sa critique qui est impie, ce sont au contraire les positions théoriques visées par elles, parce qu’elles sont incapables de résister à l’athéisme. Seul l’argument moral montre que c’est au même être qu’appartiennent toutes les propriétés divines qui dans toute autre hypothèse seraient dispersées entre une pluralité de dieux ou de démons. La téléologie morale apporte seule à la théologie le concept de Dieu dont elle a besoin en particulier sur le point essentiel de son unicité. Car c’est parce que l’ordre dont Dieu est cause est un ordre moral et non un ordre physique qu’il est nécessaire de reconnaître à ce Créateur le rôle de législateur, l’éternité, l’omniscience, la toute-puissance, l’ubiquité. L’ordre moral serait ruiné s’il ne disposait pas de ces propriétés. Parce que la fin finale morale est en effet infinie, parce qu’elle ne saurait se contenter d’un petit avantage sur une quelconque situation existante, parce qu’elle exige une volonté bonne absolument, les propriétés susdites doivent appartenir à un unique être suprême. Cela a déjà été dit dans la leçon précédente.
Mais le principal intérêt de l’argument éthico-téléologique est de permettre de codifier une religion. Le devoir en même temps qu’il est ce qu’impose la raison pratique est aussi l’obligation qui pèse sur tout être raisonnable d’obéir au législateur suprême, qui a fait de l’homme la fin finale de la nature et qui lui impose la soumission à lui. L’obligation de la loi morale et le respect du législateur suprême sont articulés d’une manière nouvelle. Ce n’est pas ce respect qui implique cette obligation, c’est au contraire cette obligation qui implique ce respect. Dans la Critique de la raison pratique la prosopopée du devoir (PUF, p. 91) a explicité l’idée de l’indépendance du devoir relativement à l’être suprême. La raison pratique reconnaît le devoir sans même savoir qu’il existe un tel être, elle le reconnaît même si elle nie cet être. C’est pourquoi l’existence de Dieu, qui relativement à la raison théorique restait problématique, relativement au concept de la liberté ne se situe qu’au niveau d’un postulat. Même si à présent relativement au jugement téléologique elle est prouvée, ce n’est nullement d’elle que dérive le devoir. Ce rappel est d’une haute importance pratique, puisque si ce n’était pas le cas, au lieu d’obéir par devoir, ce qui est un principe formel de détermination de la volonté, la loi imposerait d’obéir sous un principe matériel, en l’occurrence la volonté de Dieu, et par suite la volonté serait hétéronome et nullement morale. Le respect n’est pas la crainte. Se soumettre à la loi par crainte du châtiment, cela est immoral.
L’Idéalisme transcendantal, c’est à dire la distinction du niveau phénoménal et du niveau nouménal de la réalité, établit un rapport déterminé entre la morale et la religion. Ce n’est pas celle-ci qui commande celle-là, elle lui est au contraire subordonnée. D’autres philosophies sans doute ont plus de révérence, puisqu’elles ne croient tirer leur propre valeur que de Dieu et commencent par une théologie, comme fait la Somme théologique de St Thomas d’Aquin, d’où peut ensuite être tirée une morale. Mais elles ignoraient le déterminisme de la nature. Il a donc fallu procéder à une séparation de deux mondes et à un retournement du rapport entre la morale et la théologie. Toutefois ce retournement n’a rien de blasphématoire, du moins dans son intention, puisque ce n’est que le détour par lequel est fondée en droit la pratique religieuse. Si la philosophie critique est première par rapport à la théologie, elle n’en est pas moins la servante, puisqu’elle en consolide l’autorité. Dans la philosophie critique la pratique religieuse n’est pas ce que la raison peut tolérer sans y participer ; elle est ce que la raison ordonne aux hommes dans leurs rapports avec Dieu. Il y a donc loin du sens de l’œuvre de Kant à celui que recèlent dans l’histoire de la philosophie les différentes mises en place d’une religion naturelle. L’argument de Platon contre le polythéisme évoqué plus haut ne plaide pas pour autant en faveur du monothéisme. Dans le même Euthyphron après que le prêtre ait tenté de définir la piété comme la partie de la justice qui concerne les soins dus aux dieux (12e), Socrate la commente d’une manière vraiment réjouissante : " une technique commerciale réglant les échanges entre dieux et hommes " (14e). Il ne s’agit pas alors de la nature de Dieu, mais de nos rapports avec lui. Ce qui se trouve par Platon entièrement discrédité c’est la religion, que justement Kant veut rétablir : de la restauration du concept d’un Dieu législateur découleront la sainteté des Ecritures, la sainteté de l’Eglise, le vrai culte (cf. la Religion dans les limites de la simple raison, 1794), toutes choses qui relèvent du catéchisme et qui restent parfaitement étrangères à Platon, à Spinoza ou à Rousseau.
5 la finalité est un principe transcendantal du jugement
la Critique du jugement, § V (Introduction)
Le principe de finalité interne veut que tout dans la nature réponde à une intention : " rien ne s’y produit en vain ". C’est ce qui a été acquis par l’Analytique du jugement. Il permet de penser l’unité de la nature, parce que dans sa globalité elle est comme l’expression d’une volonté. Il rend donc un éminent service à la connaissance humaine. Cependant il est subjectif. Car s’il lui dicte comment elle doit penser la nature, il n’établit pas du tout ce qu’elle est. Pour cette raison il est possible et légitime que s’élève un soupçon quant à sa valeur : l’idée de finalité est vraiment commode, mais elle est trop commode pour être honnête, dira-t-on. Il faut répondre à ce doute. C’est ce que fait le présent § V de l’Introduction. La finalité est non seulement un principe pur, mais elle est même un principe transcendantal. Juger que la nature a une fin est une condition sous laquelle il est possible de constituer une connaissance a priori. Ce principe n’est donc pas seulement commode, il est aussi très légitime ; mieux que cela, c’est sur lui que se fonde une connaissance légitime.
L’entendement dicte à l’expérience des lois universelles sous lesquelles elle peut être pensée. Cette affirmation est un des plus importants résultats de la Critique de la raison pure. Constatant qu’en réglant la connaissance sur l’objet on ne pouvait espérer constituer une connaissance certaine, elle a entrepris une inversion totale de ce rapport. Elle n’a pas préconisé d’autre solution que de régler l’objet sur la connaissance. De la même façon que Copernic au lieu de régler le cours du soleil sur la terre avait réglé celui de la terre sur le soleil, Kant avait opéré dans la métaphysique sa propre " révolution copernicienne ". Il avait donc affirmé que loin de pouvoir être tirée de l’expérience la notion de cause était au contraire non seulement indépendante d’elle, mais la condition pure a priori qui la rendait possible. Ainsi une connaissance de la nature a, au moins dans ses prémisses, des propositions pures. L’application du principe de causalité, loin de soumettre la connaissance à une règle empirique, repose sur le concept pur de l’entendement (la catégorie) de la cause, et impose a priori le déterminisme dans l’interprétation de la nature. L’exercice du jugement sous une telle loi est déterminant. C’est à dire qu’il appartient à notre faculté de connaître ce qui est réellement une loi de la nature. Le déterminisme en s’imposant à la connaissance de la nature autorise la découverte de ses lois et leur connaissance.
Par exemple, et pour m’en tenir à quelque chose que l’auteur a expliqué, la loi galiléenne de la chute des corps est une loi de la nature. Diverses positions successives sont données à l’observation tant de la chute d’un boulet de fonte qu’à celle d’une feuille : c’est un divers indéterminé, chaotique. Et pourtant en lui imposant la catégorie de cause ou le principe selon lequel tout effet a une cause, il est possible de découvrir le rapport : e = ½
gt². Mais lorsqu’on opère ainsi, les innombrables objets de la connaissance empirique sont déterminés de multiples manières. Les uns répondent à la loi galiléenne, qui ne s’applique pas à d’autres. Même si un siècle plus tard Newton opère une synthèse magistrale en réunissant sous la même loi de la gravitation universelle les faits qui relevaient de la physique galiléenne et ceux qui relevaient de l’astronomie keplerienne, montrant que la lune chute sur la terre exactement sous la même loi que la pomme, il n’en demeure pas moins que cet effort de la physique en vue de parvenir à l’unité est sans cesse remis en cause par les observations nouvelles. On ne cesse de découvrir des faits nouveaux, qui ne se soumettent malheureusement pas aux lois établies. La découverte des interférences contredit la théorie corpusculaire de la lumière. La découverte de la radioactivité contredit la théorie de l’atome indivisible. En outre ce n’est pas seulement à l’intérieur d’une discipline scientifique que se remarque cette dispersion, c’est aussi dans l’apparition de disciplines nouvelles, dont l’objet spécifique ne se soumet évidemment pas aux mêmes lois que les autres. Peu après Kant, le XIXe siècle est celui où apparaissent des sciences entièrement insoupçonnées aux époques précédentes : biologie, sociologie, ethnologie, psychanalyse, etc. On peut sans doute admettre une classification des sciences et subordonner certaines d’entre elles à d’autres qui seront tenues pour fondamentales ; il n’empêche que leur multiplicité est indéniable. Mais ce mouvement prouve à la fois deux choses. Si la première est le risque de perdre l’unité de la connaissance de la nature, la seconde est la constance des efforts humains afin de s’y opposer.Pourtant la multiplicité des lois sous lesquelles peuvent être rangés les phénomènes n’est pas seulement un fait. Si le principe de causalité est dérivé du concept de cause, qui est un concept pur de l’entendement, il n’y a aucun concept pur de l’entendement d’où se puisse dériver un principe de l’unité de la nature. La Dialectique transcendantale dans la Critique de la raison pure a admis que l’idée d’une totalité de la nature, d’un cosmos pour parler comme les Grecs, était illégitime en tant que principe de la connaissance. Le cosmos est assurément un concept, mais aucune intuition ne lui correspond dans l’espace et dans le temps. Aucune limite du monde n’est concevable au-delà d’un quelconque point, ni avant ou après un quelconque moment. La catégorie de cause, appliquée à ce que fournit l’intuition, implique justement la régression indéfinie dans la recherche de ce qui est premier, autant qu’elle implique à l’opposé la progression indéfinie dans la recherche des effets. Il n’est donc pas possible de rencontrer dans la recherche expérimentale un terme où doive ni où puisse s’arrêter la connaissance. Les autres catégories n’ouvrent à cet égard pas plus de possibilités que celle de cause. Celle de l’inhérence et de la subsistance implique bien de rapporter les accidents à un substrat, mais appliquée à une intuition elle ne commande aucunement l’unicité de la substance à laquelle ils seront rapportés. La multiplicité des lois de la nature est donc rendue nécessaire par la constitution de la raison humaine. Celle-ci dispose de concepts purs (de la quantité, de la qualité, de la relation, de la modalité) qui, dans les conditions où ils sont utilisés par elle, exigent une ouverture indéfinie de l’expérience.
Quoique contingente relativement aux humaines facultés de connaître, c’est à dire relativement à l’application des catégories à une intuition, l’unité de la nature doit pourtant être supposée et admise. Il faut postuler l’unité de l’expérience. Toute l’histoire de la connaissance montre aux hommes le contraire et cependant ils ne se résignent pas à la dispersion de leurs savoirs. Non seulement c’est un fait que les hommes ne l’admettent pas, comme je l’ai indiqué ci-dessus, mais ils ont raison de ne pas l’accepter. Ce qui ne peut pas être un concept pur de l’entendement peut bien constituer une idée régulatrice de la raison. C’est à dire que sans projeter sur la nature ce que les formes de l’intuition (espace et temps) ne permettent pas d’y projeter, la raison peut bien pour son propre usage (für ihrer eigenen Gebrauch) l’admettre non seulement comme principe, mais comme principe a priori. L’unité de la nature est contingente pour nous, parce qu’elle ne peut pas être conçue par notre entendement. Celui-ci est incapable de nous la faire concevoir, mais il est incapable du même coup de nous en faire concevoir l’impossibilité. Cette unité peut exister dans la nature ou ne pas y exister, sans que l’entendement ait aucun moyen d’en décider. Si elle est insondable, inconcevable, elle doit pourtant être pensée. L’expérience ne se constitue qu’à condition que sa totalité (das Ganze der Erfahrung) permette de rassembler sous des lois de la nature tout ce qui est empiriquement donné. Et certes les lois de la physique par exemple autorisent la structuration des connaissances empiriques selon l’espèce dont relèvent leurs objets (ihrer Gattung nach), en tant qu’ils sont soumis à la gravitation universelle par exemple, ou bien en tant qu’ils croissent, vivent et meurent.
Mais il n’y a pas de loi qui autorise à les penser les uns et les autres tous ensemble au-delà de ce qui les fait spécifiques (spezifisch), ou qu’ils sont tel être particulier de la nature (als solche besondere Naturwesen) plutôt que tel autre. Les connaissances scientifiques en effet rapportent bien tous les êtres d’une certaine espèce aux mêmes lois, mais inversement ces lois auxquelles elles les rapportent ne sont que celles de cette espèce qui est la leur. Leur universalité ne vaut que dans cette limite. Elles ne permettent donc pas d’atteindre la totalité de l’expérience. Or celle-ci est indispensable à la raison. Que peut signifier pour la raison que dans tel ordre de phénomènes s’appliquent telles lois et telles autres ailleurs ? La raison ne peut pas accepter qu’on applique les lois de la mécanique afin de rendre compte de la propagation rectiligne de la lumière, sa réflexion et sa réfraction, mais qu’elles ne soient pas valables dans l’explication des interférences. Elle ne peut pas accepter que les équations de l’électromagnétique s’appliquent en général, mais qu’elle ne valent plus rien dans les cas où apparaît un discontinu. Cela est connu. Mais il n’est pas plus satisfaisant de reconnaître que les lois biologiques ne sont pas les lois physiques, en particulier si l’on persiste à penser la nature physique sous les lois de la mécanique, alors que la connaissance des êtres vivants impose une théorie dialectique. La raison n’est pas la raison si elle prend tel masque ici et tel autre là, sans qu’on puisse être assuré que derrière ses masques elle est toujours la même. C’est pourquoi Kant affirme que, si l’unité de la nature n’est en effet pas concevable, elle est au moins pensable.
Les maximes qu’invoque le jugement dans la connaissance de la nature peuvent en faire foi. Elles attestent toutes d’une soumission du jugement à une règle d’économie. Il doit économiser les moyens de l’intelligence dans la compréhension des choses de la nature. On dit : la nature prend le plus court chemin. Cela veut dire que dans l’explication d’un phénomène il faut privilégier la solution donnée par le raisonnement le plus rapide. Mais celui qui parvient au but avec le minimum de propositions est aussi celui qui fait appel au moindre nombre de principes. Le respect de cette maxime est reconnu comme l’élégance en mathématiques et ailleurs. On dit aussi : la nature ne fait pas de saut. On entend par là non pas tant l’absence de discontinuité dans les phénomènes que le choix de la continuité dans les théories visant à les expliquer. Le physicien, le biologiste, etc. sont toujours appelés à tenter l’explication d’un phénomène par les mêmes lois qui régissent tout un ensemble d’autres, parce que toute rupture dans l’application d’une loi la discrédite. On dit encore : il ne faut pas multiplier les principes sans nécessité. Car si nombreux que soient les phénomènes à expliquer, si diverses que soient les disciplines scientifiques qui tentent de les éclaircir, il faut croire que les mêmes principes, peu nombreux, ne se diversifient qu’en apparence, afin de s’appliquer à une matière qui est diverse, multiple. La pluralité des lois empiriques doit pouvoir être ramenée à un très petit nombre de lois universelles, qui lui-même tend vers l’unité. Il est clair que la règle d’économie attribue à la nature ce qui relève en réalité de l’usage propre de la raison. En fait toutes ces " sentences de la sagesse métaphysique " disent absolument la même chose et on peut leur reprocher ce que précisément elles visent à éviter. Il y a quelque cuistrerie à parler là de sagesse. Toutefois ces sentences expriment l’impossibilité pour la raison de rester elle-même si elle devait disperser ses explications.
Or l’unité de loi (gesetzliche Einheit) se présente (vorgestellt wird) comme la finalité des objets. Il n’y a plus lieu de rechercher le principe qui peut tendre vers la réalisation de cette règle d’économie des moyens de la raison. Il est fourni par les développements de l’Analytique du jugement, c’est à dire par la prise en compte de tous ces phénomènes qui contraignent l’observateur à penser des fins de la nature et aussi une fin finale de celle-ci. Si les produits de la nature sont organisés, si en tant que tels ils appellent une fin, alors l’unité de la nature à défaut d’être un concept, c’est à dire à défaut d’être concevable, est au moins une idée, c’est à dire est au moins pensable. L’exercice du jugement sous cette loi est réfléchissant et non plus déterminant. Ce concept de finalité ne confère en effet rien à l’objet, c’est un principe subjectif du jugement, c’est à dire un principe seulement régulateur et non pas constitutif. Le jugement présume a priori un accord de la nature avec notre faculté de connaître, afin de servir à notre réflexion sur la nature dans les lois empiriques, mais il ne projette pas sur la nature ce qui n’appartient qu’à notre faculté de connaître. Le jugement prescrit une loi non à la nature mais à lui-même. C’est ce rapport de souveraineté que la fin de ce § V appelle l’héautonomie.
La Critique de la raison pratique a reconnu l’autonomie de la volonté, c’est à dire de la raison pratique, parce qu’il lui revient de dicter souverainement une loi à la nature : " agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle " (p. 30). La volonté est autonome lorsque la loi qu’elle dicte à la nature n’est pas empruntée à des déterminations matérielles mais seulement formelles, comme on le voit par cette formule. Cependant lorsque le jugement (Urteilskraft) pense la nature sous l’idée de son unité, ce n’est pas à celle-ci qu’il dicte une loi, mais à lui-même. C’est la raison pour laquelle il convient de parler ici plutôt que d’une autonomie d’une héautonomie de la raison. Le concept de fin n’est ni un concept de la nature, parce qu’il n’en permet aucune connaissance, ni un concept de la liberté, parce qu’il ne règle pas une action. Il met à découvert à côté de l’exercice spéculatif de la raison et de son exercice pratique la place du jugement réfléchissant, c’est à dire qui se retourne vers lui-même, afin de se donner subjectivement une loi. Il s’agit d’une loi qui n’a de valeur ni dans la connaissance des choses, ni dans l’action sur les choses, mais seulement dans la réflexion.
On est tenté de dire que les hommes éprouvent irrépressiblement le besoin d’unifier leur expérience et qu’il est inscrit dans leur nature. Le principe d’unité ou de finalité est pourtant loin d’avoir sa source dans la psychologie humaine. Car s’il en était ainsi ce principe ne serait plus un principe, mais seulement un constat général. Or ce qu’il énonce ce n’est pas ce qu’est la réalité de la connaissance mais ce qu’elle doit être. Il n’est pas issu de la façon dont elle fonctionne en réalité, c’est au contraire la façon dont elle fonctionne qui en droit lui est soumise. Voilà pourquoi il est pur et non pas empirique. Mais ce n’est pas tout. Il faut distinguer, parmi les principes purs de toute expérience, un principe transcendantal d’un principe métaphysique. Le principe de la finalité de la nature est transcendantal, parce que le concept de son objet n’a rien d’empirique. Il suffit en effet des concepts purs de l’entendement, des catégories et plus précisément de celle de la causalité en tant qu’elle peut être finale, afin de penser son objet, qui n’est que celui d’une connaissance possible. Au contraire un principe métaphysique est celui qui, quoique pur, ne s’applique qu’à un objet donné dans l’expérience. Ainsi par exemple la finalité pratique est un principe métaphysique parce que la volonté ne fait pas partie des prédicats transcendantaux, des concepts purs, car elle est le concept d’une faculté de désirer (Begehrungsvermögen), qui ne peut être donnée qu’empiriquement. Quoique les deux sortes de principes soient a priori, parce qu’il n’est nécessaire dans aucun des deux cas d’avoir recours à l’expérience afin d’unir le prédicat avec le concept empirique du sujet, il y a lieu de les distinguer. Voilà pourquoi ce principe de finalité est défini non seulement comme a priori, mais en outre comme transcendantal.
Toute la philosophie critique vise en un sens à légitimer l’affirmation de la possibilité de la pureté dans la connaissance : elle doit comporter des fondements entièrement a priori. Opposée à l’empirisme, elle cherche dans la raison des principes purs de connaissance. C’est un rationalisme, en ce sens qu’elle érige en canon l’intangibilité de la raison, la nécessité et l’universalité de ses concepts et de ses principes. Au fond elle croit que l’homme est doué par son Créateur d’une faculté, qui est la raison, et que celle-ci peut s’exercer tant dans la connaissance que dans l’action, sans rien emprunter à l’expérience. Elle prétend donc que les mathématiques sont pures (elle n’est pas seule à le dire) et qu’il y a une physique pure. Pour elle la connaissance des lois de la nature relève du jugement déterminant. Pourtant la découverte de la loi de la chute des corps relève de bien autre chose que de la subsomption d’une matière diverse à une loi de la causalité qui suffirait à la déterminer. Cette entreprise est si peu facile qu’elle n’est l’affaire que du célèbre physicien florentin. Kant voit bien que l’activité de la raison ne se borne pas à de semblables jugements. Il a parfaitement raison de reconnaître au-delà du jugement déterminant un jugement réfléchissant. L’application d’un concept très général (fût-il " pur ") à l’intuition n’est encore qu’une activité subalterne de l’entendement.
Mais il s’est piégé lorsqu’il a admis qu’il y a des concepts purs a priori, parce qu’il lui faut bien rechercher l’acte suprême de penser en dehors d’eux et qu’il se refuse pourtant à admettre que cet acte puisse être une aventure où l’esprit se risque tout entier, sans garde-fou, à la rencontre aussi bien de l’erreur que de la vérité (mais qu’est-ce que la vérité ?) Le fantasme de la connaissance pure le conduit à admettre la subjectivité de la connaissance. La subjectivité s’entend en deux sens : c’est soit la relativité à des moyens qui ne sont qu’humains, et il la prend en ce sens ; soit la totale responsabilité d’une intelligence qui ne connaît au-dessus d’elle aucune autorité capable de lui garantir une vérité, et c’est en ce sens seulement qu’elle est vraie, je veux dire créatrice de vérité. Mais alors s’il faut bien que le jugement se donne à lui-même une loi afin d’unifier l’expérience, ce ne peut pas être celle de la finalité, parce que celle-ci suppose un gardien suprême de la loi. Ce ne peut d’ailleurs pas du tout être une loi, c’est une vigilance de l’intelligence à ne pas se faire chose.
6 les trois facultés de connaître
la Critique du jugement, § III (Introduction)
La Critique du jugement, c’est à dire l'entreprise de légitimation du principe de finalité, oblige à distinguer une nouvelle faculté (Vermögen) de connaître, le jugement. Nota bene : lorsque le français use du mot jugement, l'allemand use d'une part d'Urteil afin de désigner un jugement, une sentence, un verdict et d'autre part d'Urteilskraft afin de désigner cette abstraction qu'on met derrière tous les jugements prononcés et qu'on imagine en être la cause. Par ailleurs lorsque Kant entend parler d'une faculté, il n'emploie pas d'autre terme que Vermögen. Par conséquent, même s'il est vrai qu'il fait de l'Urteilskraft un Vermögen, on ne peut traduire Kritik der Urteilskraft mieux que ne le faisait Gibelin (Vrin), à savoir par Critique du jugement. D’ailleurs aucun traducteur n’a proposé pour les précédentes œuvres de Kant ni le titre de Critique de la faculté de concevoir (ou de connaître) pour la première, ni pour la seconde celui de Critique de la faculté de vouloir (ou de désirer), bien qu’il n’y soit question de rien d’autre que de ces deux facultés. Ce n’est donc pas une seule faculté de connaître qu’a l’homme ; elles ne sont pas deux non plus, mais trois. Car les travaux antérieurs de la philosophie critique, se fondant sur une division classique de la philosophie, avaient déjà distingué la faculté qui forme les concepts purs de la nature, c’est à dire les catégories, et la faculté qui forme le concept de liberté. La première est l’entendement, la seconde la raison. C’est pourquoi la philosophie elle-même a deux parties. Or, les leçons précédentes ont permis de le comprendre, le principe de finalité n’impose de loi à la nature ni en tant qu’on la conçoit, ni en tant qu’on y intervient. Il n’est donc pas à l’origine d’une législation ; il est seulement subjectif. Il ne relève non plus ni de l’entendement, ni de la raison. Il n’est susceptible de se ranger ni sous l’un ni sous l’autre. Il faut donc bien admettre qu’à côté des deux premières facultés de connaître, le jugement (Urteilskraft) en constitue une troisième.
La multiplication des facultés de connaître est en soi fâcheuse. Au moins la division en deux avait-elle l’avantage d’être conforme à la doctrine des philosophes, telle qu’elle a été exprimée par Descartes : " il n’y a en nous que deux sortes de pensées, à savoir la perception de l’entendement et l’action de la volonté. Car toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l’une consiste à apercevoir par l’entendement, et l’autre à se déterminer par la volonté. Aussi sentir, imaginer, et même concevoir des choses purement intelligibles, ne sont que des façons différentes d’apercevoir ; mais désirer, avoir de l’aversion, assurer, nier, douter, sont des façons différentes de vouloir " (Principes de philosophie, I, 32). La division en trois va prendre de front la doctrine officielle. Mais à tout prendre la dispersion plus grande qu’elle apporte peut aussi être un avantage. Il est clairement formulé dans la notion de passage (Übergang). Deux facultés de connaître, l’entendement et la raison, c’est déjà suffisant pour perdre l’unité de la connaissance. Faut-il en rajouter ? Eh bien, la troisième, le jugement, est le moyen terme entre les deux autres. Il ne disperse pas ces facultés plus qu’elles ne l’étaient, au contraire il les relie. Si l’on ajoute qu’il ne produit pas une division supplémentaire de la philosophie, mais seulement de la Critique, tout est pour le mieux.
Ce § III va distinguer la Critique de la philosophie. Il commence par celle-là. La Critique n’est pas une doctrine : elle ne se donne pas pour tâche d’établir une connaissance ; elle ne se rapporte pas directement aux objets ; elle n’a pas de domaine. Une doctrine au contraire a un domaine. Puisque nos pensées sont des façons soit " d’apercevoir par l’entendement ", soit " de se déterminer par la volonté ", il y a deux doctrines dont l’une a pour domaine " sentir, imaginer et concevoir ", et l’autre " désirer, avoir de l’aversion, assurer, nier, douter ". Le domaine de la première est la connaissance de la nature, tandis que celui de l’autre est constitué par les mœurs. Or il n’appartient pas davantage à la Critique d’être une connaissance de la nature que d’être le guide des mœurs. Elle ne légifère ni sur l’une, ni sur les autres. Pourtant si la Critique n’a aucun domaine, elle n’est pas rien. Il y a bien quelque chose dont elle s’occupe. Elle a en charge précisément non un domaine, mais la faculté qui a un domaine. Elle examine et détermine dans quelle mesure une faculté est capable de s’occuper de son domaine, si et sous quelles conditions elle peut constituer une doctrine. Donc il appartient à la Critique de décider s’il y a une doctrine de la nature, ce que sont les limites de sa légitimité, et de même pour la doctrine des mœurs. A défaut d’un domaine elle a bien par conséquent un champ, puisqu’elle a la tâche d’inscrire les prétentions des doctrines dans les limites que leur autorisent les facultés. Il y a ainsi, et de ce seul fait, une Critique de la faculté d’apercevoir par l’entendement, et une Critique de la faculté de se déterminer par la volonté. Kant estime avoir rempli ces deux tâches avec premièrement la Critique de la raison pure et deuxièmement la Critique de la raison pratique. C’est ce qui l’amène à la fin de ce § à rectifier sa terminologie antérieure et à considérer que la première était en fait une Critique de l’entendement pur et la seconde une Critique de la raison pure, puisque l’entendement est la faculté d’apercevoir, tandis que la raison est celle de se déterminer. Cependant la Critique n’a pas à déterminer les limites de l’exercice en général de nos facultés.
L’expérience est susceptible d’apporter des informations toujours nouvelles, et dès lors qu’elles sont avérées il n’y a pas lieu de les écarter. Si l’on découvre au XIXe siècle qu’il y a quatre-vingt douze sortes d’atomes et pas seulement quatre éléments, la Critique n’aura rien à y objecter. Si l’on découvre au XIXe siècle qu’il existe des peuplades chez lesquelles ce sont les femmes qui commandent et les hommes qui obéissent, la Critique n’aura rien à y objecter. Car ce n’est pas sur la partie empirique des doctrines qu’intervient la Critique, c’est sur leur partie a priori. En effet il y a au fondement d’une doctrine quelconque, tant pratique que théorique, des concepts a priori. Il y a des concepts a priori de l’aperception de la nature, à savoir les catégories de l’entendement, et il y a non pas des mais un concept a priori de la détermination de la volonté, à savoir celui de liberté. Aussi pour être précis il faut dire que le champ de la Critique ne s’étend pas au rapport de nos facultés de connaître à toute la doctrine de la nature ni à toute la doctrine de la liberté, mais seulement aux rapports soit de l’entendement soit de la raison avec la partie a priori de ces doctrines. La Critique ne s’exerce que sur la partie a priori de l’usage des facultés. C’est pourquoi l’ensemble du travail de Kant lui apparaît avec le recul comme non seulement une Critique de la raison, mais une Critique de la raison pure en général, le premier ouvrage publié étant la Critique de l’entendement pur, le second la Critique de la raison pure au sens restreint, et le dernier, celui-ci, la Critique du jugement pur. Le qualificatif pur ne désigne que ce qui est complètement a priori, car il nous arrive de nommer a priori une connaissance qui vient avant une certaine expérience, mais non absolument avant toute expérience. C’est ainsi que nous disons : " a priori je ne pense pas que Pierre viendra ". Cela signifie bien que je me prononce avant l’événement, mais non pourtant sans l’expérience de Pierre.
Dans la terminologie nouvelle de l’auteur c’est l’entendement qui légifère lorsqu’il s’agit de déterminer à quels concepts la nature est soumise en vue de sa connaissance, laquelle est une connaissance théorique, a priori et même pure, comme je viens de le dire. C’est au contraire la raison qui légifère lorsqu’il s’agit de déterminer à quel concept la nature est soumise lorsqu’il est question d’y agir, ce qui constitue une connaissance pratique pure a priori. L’entendement et la raison, l’un et l’autre, ont pour rôle de dicter des lois à la nature. Mais ils le font avec chacun sa propre visée. Celle de l’entendement est théorique, celle de la raison est pratique. C’est en fonction de cette distinction entre une tâche théorique et une tâche pratique qu’il faut distinguer entendement et raison. Il s’agit pourtant de deux facultés de connaître. On pourrait être surpris que la raison soit aussi bien que l’entendement une faculté de connaître. Pourtant si l’on est attentif au rôle qui vient de leur être reconnu, le plus étonnant concerne plutôt l’entendement. Car il s’agit, dans l’un et l’autre cas, de connaître a priori, c’est à dire en fait d’imposer une loi à la connaissance. La raison est donc un pouvoir pratique de connaître en ce sens qu’elle détermine la volonté a priori, et non pas au sens où l’observation lui permettrait de découvrir des lois pratiques qui ne pourraient être qu’empiriques. Dire qu’elle est un pouvoir de connaître c’est affirmer qu’elle dicte une loi. Pourvu qu’on comprenne bien la distinction entre des préceptes pratiques conditionnés par le sensible (ceux qu’inspirent les désirs) et une loi inconditionnée, cela s’entend aisément.
Par contre il est peut-être plus difficile d’admettre que parallèlement l’entendement, parce qu’il est aussi une faculté de connaître a priori, loin de connaître par l’observation les lois de la nature, les lui impose. Cependant c’est bien ce que veut dire la philosophie critique. Il y a une connaissance théorique pure dans laquelle l’entendement ne découvre pas la nature, mais en est le législateur. Les concepts purs de l’entendement ne viennent d’aucune expérience, mais ils lui sont dictés. Il y a une législation issue de l’entendement, les principes de l’entendement pur (d’où sortent les catégories), comme il y a une législation issue de la raison (d’où sort le concept de liberté). Ces concepts peuvent les premiers comme le second être appliqués, les uns dans une métaphysique de la nature, l’autre dans une métaphysique des mœurs. Toutefois avant même leur application possible ils constituent deux législations indépendantes. Il n’y en a pas de troisième, pas même au-dessus d’elles. C’est pourquoi il est juste de diviser la philosophie en deux.
Mais si la philosophie ne connaît que deux législations, il revient pourtant à la Critique de déceler trois facultés de connaître. Au-delà de la législation d’usage théorique et de la législation d’usage pratique la Critique décèle encore une autre faculté de connaissance pure, qui ne dicte pas de législation, et qui néanmoins contient un principe. Puisqu’il ne légifère pas, ne dicte pas de loi à son objet, il est seulement subjectif ; puisqu’il n’est pas constitutif, il est donc seulement régulateur. Parce que cette Introduction présente les résultats de la Critique du jugement avant qu’ils ne soient acquis, elle présume de ce qu’ils pourront être et suggère une analogie limitée entre une troisième faculté et les deux autres. Elle est une faculté de connaître, mais elle ne dicte pas de loi, elle énonce un principe seulement subjectif. Elle n’a aucun champ (Feld), les deux seuls possibles étant le champ théorique et le champ pratique ; mais à défaut de champ, son domaine (Gebiet) a bien un territoire (Boden) doté d’une certaine constitution (Beschaffenheit). La Critique de cette faculté ne peut pas être la détermination des limites de son usage pur relativement à un objet (puisqu’il n’y a que deux sortes d’objets : les théoriques et les pratiques), mais elle doit pourtant bien légitimer son principe (celui de la finalité) par la constitution de son territoire, qui peut seul légitimer qu’on fasse du jugement une troisième faculté de connaître.
Elle est un moyen terme (Mitglied) entre l’entendement et la raison. D’abord elle est de leur famille (Familie) parce qu’elle est une faculté de connaître. Mais elle ne se contente pas de siéger avec eux dans les grandes occasions, elle les lie. Ce que la logique en effet appelle un moyen terme n’est pas seulement un troisième terme, dont la position le situerait entre les deux autres. Il a en outre un rôle actif dans l’établissement de la connaissance par la relation qu’il établit entre les deux autres. Si tout A appartient à B et tout B à C, j’en conclus que tout A appartient à C. Le terme B a disparu de la conclusion. C’est pourtant lui seul qui a permis de lier A à C. C’est le moyen terme. Il faut donc comprendre qu’en tant que faculté de connaissance le jugement ne s’ajoute pas seulement à l’entendement et à la raison, mais qu’il permet de les lier, de les connecter (in Verknüpfung zu bringen). Ce n’est toutefois pas seulement une parenté qui lie la faculté du jugement aux deux autres. Il y a à cela (hierzu kommt) une nouvelle raison d’une bien plus grande importance.
Le jugement touche à l’entendement en tant que faculté de connaître et à la raison en tant que faculté de désirer. C’est en cela qu’il est leur moyen terme et qu’il permet le passage (Übergang) de l’un à l’autre. Comment est-ce possible ? Entre la faculté de connaître entendue dans un sens étroit (l’entendement) et la faculté de désirer (la raison) se place le sentiment du plaisir ou de la peine (le jugement). Afin d’établir ce point Kant adopte une terminologie plus précise encore que précédemment. En restreignant le sens de la faculté de connaître à la seule connaissance théorique, l’entendement est la seule faculté de connaître. Sous l’effet de cette limitation la raison est faculté de désirer (Begehrungsvermögen) et l’ensemble de la faculté de connaître, prise dans cette nouvelle acception restreinte, de la faculté de désirer et de la faculté de juger constitue maintenant les facultés de se représenter (Vorstellungsvermögen). Pour être encore plus précis, en tant que faculté de se représenter le jugement est le sentiment (Gefühl) du plaisir et du déplaisir. Il faut considérer ce qui revient à chacune, en commençant par la faculté de connaître stricto sensu.
Son exercice peut se faire sans mélange d’aucun désir, donc sans aucune connexion avec la faculté de désirer. Une connaissance peut être totalement désintéressée, et c’est d’ailleurs ce qu’on reconnaît à la connaissance scientifique. Celle-ci légifère d’une manière absolument souveraine sur la nature : elle lui dicte des lois. Elle le peut parce que les concepts qu’elle lui impose déterminent les phénomènes et nullement les choses en soi. Elle le fait en outre sans aucun souci de répondre au désir de qui que ce soit. Si l’on en juge par les objections et les polémiques que soulèvent les théories nouvelles, on a lieu de penser que, si les physiciens ou les biologistes avaient égard aux désirs de leurs semblables, ils s’abstiendraient soigneusement de toute nouveauté. D’un autre côté la faculté de désirer, non pas celle, inférieure, de se déterminer sous les penchants, les intérêts ou les besoins, mais celle, supérieure, de se déterminer librement, légifère aussi de manière absolument souveraine, imposant à la nature une conformité à la raison, en ce seul sens où elle est pure pratique : afin d’agir moralement on n’a aucunement besoin d’une connaissance physique ou biologique. Heureusement qu’il en est ainsi, car si la moralité supposait des connaissances théoriques, on serait mal fondé à l’exiger du vulgaire. Il est donc clair que la faculté de désirer n’a pas besoin de la faculté de connaître ni réciproquement celle-ci de celle-là. Voici donc deux facultés de se représenter absolument indépendantes l’une de l’autre. Si l’on en reste à cette analyse, voici l’âme humaine coupée en deux. Cette situation n’est pas satisfaisante.
L’excellent argument qu’on a de tenir le jugement pour un moyen terme entre l’entendement et la raison est que le jugement, en tant qu’il est sentiment du plaisir et du déplaisir, fait le passage entre ces deux facultés. De quelle manière ? On peut d’abord tenir pour acquis que le sentiment de plaisir ou de déplaisir s’articule à la faculté de désirer. Il se lie à la faculté inférieure de désirer dans le cas où l’on agit selon un principe qui les prend pour guide (c’est la traduction vulgaire de l’épicurisme) ; il se lie à la faculté supérieure de désirer dans le cas où au contraire la détermination autonome de la volonté (agis de telle sorte que etc.) donne du plaisir au sujet moral. De l’autre côté c’est justement le but de ce livre que d’expliquer que l’entendement ne parvient pas seul à remplir la tâche qui lui est fixée, puisqu’il n’est pas en mesure d’établir l’unité de la nature, et que seul le jugement peut y parvenir sous le principe de finalité. C’est pourquoi il est dit dans ce § et ci-dessous que le principe propre au jugement (la finalité) peut être mis au compte de la connaissance rationnelle. Ainsi le sentiment du plaisir et du déplaisir s’articule-t-il à la faculté de connaître. Il est donc véritablement entre elle et l’autre, il autorise un passage des concepts naturels au concept de liberté. Un autre indice de cette liaison est dans la joie, relevée par le § V, ressentie lorsqu’on rencontre une unité finale sous des lois empiriques. Ce monde ne nous a pas promis de manifester empiriquement une unité finale, aussi lorsque nous la trouvons dans la beauté nous en sommes d’autant plus heureux. C’est sur ce point que s’engage la partie Esthétique de la Critique du jugement. La Critique de la raison pure a défini le jugement comme la représentation d’une représentation. En tant que représentation au second degré il unifie des représentations de premier degré. Mais ce n’est dans cette œuvre rien d’autre que l’entendement qui produit des jugements. Entre les deux livres la coordination n’est pas parfaite. Leur auteur a changé de point de vue et il a maintenant besoin d’une faculté spéciale afin de réaliser l’unité d’abord des représentations de la nature et ensuite de toutes les représentations.
On ne saurait lui reprocher de réformer sa philosophie en presque dix ans qui séparent ces deux textes. Par contre c’est un problème autrement plus grave que de savoir justement ce qu’est pour lui la philosophie. D’abord il apparaît que la philosophie n’est pas la Critique : elle est législation de la connaissance et de l’action ; elle est théorique et pratique. Elle est une doctrine. Mais quel est le domaine dont elle s’occupe, si elle est autre chose que la Critique ? Elle est la métaphysique des mœurs et la métaphysique de la nature. Son rôle est donc d’appliquer à des objets empiriques les concepts purs a priori dégagés par la Critique. Dans la mesure où elle s’en tiendra à ceux-ci sans descendre jusqu’aux concepts empiriques elle construira une connaissance de niveau métaphysique. Tels sont les premiers principes de la science de la nature et ceux de la science des mœurs. Puisque c’est en cela que consiste à ses yeux la philosophie, Kant s’y est adonné avec ardeur dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature et dans la Métaphysique des mœurs. Son effort est méritoire, mais on ne peut pas dire qu’il fasse particulièrement briller son étoile. Il n’y énonce en fait de connaissance métaphysique que de vieux préjugés. Si toutefois son œuvre peut encore donner matière à discussion philosophique, matière à ces leçons par exemple, c’est précisément dans la part qu’il en excluait de la philosophie. C’est au moins un paradoxe. Si l’on pense que ses prédécesseurs lointains et proches usaient de leurs facultés de connaître sans s’interroger sur les bornes à l’intérieur desquelles il pouvait être légitime de le faire, que ça n’était pas une préoccupation de leur philosophie, alors on trouve là une excellente raison de penser que la Critique est autre chose que la philosophie. Mais à l’inverse si l’on relève que Descartes, cité au début de cette leçon, ne distinguait pas des facultés mais des pensées, que Spinoza surtout non seulement se refusait à distinguer la volonté de l’entendement, mais même refusait de reconnaître qu’il existât de telles facultés, il n’y a dans la philosophie critique qu’une abusive prétention : celle de faire descendre du ciel des concepts qui ne peuvent venir que de la terre. C’est dans ce but illusoire qu’est construite ce qui n’est qu’une énorme " usine à gaz ".
7 contre le spinozisme, une nouvelle forme de finalisme est nécessaire
la Critique du jugement, § 73 (Dialectique du jugement téléologique)
Dans l’histoire de la philosophie, d’Aristote à Leibniz, et avant le XIXe siècle le plus grand nombre des doctrines admettait le finalisme. Elles ne pouvaient cependant être tenues pour satisfaisantes, les leçons précédentes ont montré pour quelle raison : elles situaient la fin finale sur le plan physique, celui de la nature, et non sur le plan éthique, c’est à dire sur celui du monde. Ainsi on peut lire dans le Discours de métaphysique, au § XIX : " Tous ceux qui voient l’admirable structure des animaux se trouvent portés à reconnaître la sagesse de l’auteur des choses ". Par conséquent elles prêtaient le flanc à l’offensive du déterminisme galiléen. Afin de légitimer philosophiquement le principe de finalité dans l’explication de la nature, il faudrait pouvoir articuler correctement le principe des fins naturelles et celui de la fin finale de la nature. Il s’agit donc de proposer un nouveau modèle de finalisme, plus résistant que celui des auteurs du passé. Il faut les rectifier plus que les combattre et c’est ce qui est fait dans les §§ précédemment étudiés (Méthodologie du jugement téléologique). Par contre il s’agit de combattre et de vaincre, non de rectifier, les rares philosophies qui refusent l’explication finaliste. C'est l'objectif prioritaire de ce passage. Or le risque ne vient pas de l’Antiquité, qui ignorait le déterminisme, mais de la philosophie qui en a tenu compte, à savoir celle de Spinoza. Dans la foulée du précédent ce § vise à en finir avec ce danger.
Kant ne dresse pas explicitement ici un tableau des diverses solutions qu’il repousse. Mais il pourrait le faire, comme il le fait ailleurs, par exemple lorsque dans la Critique de la raison pratique il passe en revue tous les principes objectifs de détermination de la volonté. Je le fais pour lui. En effet dans le présent § se recoupent deux dichotomies, ce qui produit donc finalement quatre thèses possibles. La première distinction, qui est d’ailleurs clairement indiquée, oppose les doctrines qui tiennent les causes finales de la nature pour réelles à celles qui les tiennent pour imaginaires (idéales, dans le vocabulaire de l’auteur). La seconde, qui n’est qu’implicite, oppose celles de l’absence d’un être originaire (Urwesen) à celles qui en admettent l’existence. Du côté de l’idéalisme des causes finales on a la variante qui n’admet pas d’être originaire : le casualisme, et celle qui l’admet : le fatalisme. Du côté du réalisme, et dans le même ordre, on a l’hylozoïsme et le théisme.
des causes finales |
pas de causes finales | |
un être originaire |
théisme |
fatalisme |
pas d’être originaire |
hylozoïsme |
casualisme |
Mais ce que je viens d’indiquer montre qu’un tel tableau, et en son absence la simple discussion à laquelle se livre l’auteur, ne présente pas sur ses quatre points successifs le même intérêt. Relativement à la charge polémique les doctrines mêmes qu’il classe ne sont pas toutes ses ennemies au même degré. Ce qui importe à Kant c’est de vaincre le fatalisme, ou plus exactement ce qu’il appelle ainsi. Car sous ce nom ce qui est visé n’est assurément pas la soumission des musulmans au destin, c’est une caricature de Spinoza.
Mais avant d’en venir à celle-ci il faut se donner comme point de départ ce qui est commun aux doctrines qui rejettent l’explication des événements de la nature par une finalité, à laquelle ils seraient subordonnés. Il n’y a donc pas pour elles de causes finales et tout changement, tout mouvement qui intervient dans les choses se produit comme effet d’une cause efficiente. Elles renoncent ainsi à rendre compte du fait que les choses sont appropriées ou en d’autres termes qu’elles sont destinées (zweckmässig), à quoi sinon à nous ? en les rapportant à des intentions. Il n’y a, selon ces doctrines, aucune intention de la nature de mettre des herbivores à la disposition des carnivores, des végétaux à la disposition des herbivores, de la lumière et du gaz carbonique à la disposition des végétaux, du carbone et de l’oxygène à la disposition du gaz carbonique ou un soleil à la disposition de la lumière. Pourquoi y a-t-il tout cela ? A l’interprétation du pourquoi en tant qu’ " en vue de quoi ", est substituée son interprétation en tant que " par l’opération de quelle cause (efficiente) ". Cette négation de l’intentionnalité exprime le refus de tenir le mode d’action humain pour modèle du mode d’action de la nature ; c’est très expressément un rejet de l’anthropomorphisme. Du fait que les hommes agissent en vue d’une fin est-il légitime de conclure que tout dans la nature survient en vue d’une fin ? La réponse de ces doctrines est négative. Lorsque j’écris ou que je prononce ces mots, lorsque je donne ces leçons, c’est afin de m’expliquer sur la philosophie de Kant, c’est en même temps afin de donner à mes étudiants la formation philosophique utile à l’obtention d’un diplôme, c’est encore afin de gagner un salaire. Peut-on légitimement en conclure que lorsque le soleil brille c’est afin de donner aux plantes la chaleur nécessaire à leur croissance, et que lorsqu’il pleut c’est afin de leur donner l’humidité qui ne leur est pas moins nécessaire ? Si l’on rejette l’explication par les causes finales, il faut en fournir une autre.
Une première variante possible de réponse alternative est donnée par le casualisme (du latin casus : chute, arrivée fortuite, accident), c’est à dire une explication par le hasard (de l’arabe al azar). C’est un hasard si des gazelles sont à la disposition des lions, c’est un hasard si la savane est à la disposition des gazelles, c’est un hasard si le climat tropical est à la disposition de la savane, etc. De ce point de vue la technique de la nature (cf. § 72 : la force par laquelle elle produit ses effets) se trouve réduite à la mécanique. Cela est très insatisfaisant car cela ne répond pas à l’exigence d’une explication, qui trouve un terme au-delà duquel l’esprit n’éprouve plus le besoin de se porter. L’esprit cherche une explication ultime sur laquelle il puisse se reposer. Il est évident que la cause finale est de cette nature. S’il renonce à elle, il peut éventuellement se reporter à la cause première. Le hasard est-il une cause première ? En tant qu’il est la conjonction de deux séries causales, et nullement l’effet d’une seule cause, le hasard ne peut aucunement constituer une cause première. Il est particulièrement insatisfaisant, parce qu’il est le renoncement à celle-ci. Il est même le renoncement à toute explication et parler d’une explication par le hasard est purement abusif. Néanmoins il me paraît juste à l’égard de la philosophie d’Epicure de retenir à sa décharge que tout en substituant les causes efficientes aux causes finales elle n’a pas en son temps la possibilité de déterminer ce que sont exactement celles-là dans une situation concrète déterminée.
La notion de hasard est alors seulement la figure en creux d’une explication déterministe absente mais attendue. Epicure n’est pas homme à se satisfaire d’une absence d’explication. Il s’inscrit dans un courant qui vient des Physiciens (il est de Samos) et passe par Démocrite. Il exclut le surnaturel et cherche dans la nature elle-même, en l’occurrence dans les atomes, l’explication des choses. D’ailleurs ce que lui reproche Kant ce n’est pas tant son incapacité de déterminer les causes qui interviennent que son choix de les rechercher en dehors d’une intention. Il n’est pas sans signification que le hasard soit dans ce § qualifié d’aveugle. Cela signifie que sous la plume de l’auteur le refus de l’intentionnalité est condamnable par cette raison qu’il renonce à l’intention ! Il s’accorde ce qu’il veut démontrer, cela s’appelle une pétition de principe. Il est exact qu’Epicure n’accorde d’intention à la nature ni dans la production des événements en tant que ceux-ci seraient des fins, ni à son mouvement en tant qu’il viserait une fin. Mais pourquoi faut-il le lui reprocher ? On connaît en fait fort bien la vraie raison de l’hostilité manifestée à Epicure, non par Kant le premier, mais par tous les théologiens avant lui : il laisse les dieux en dehors du jeu et ne s’occupe nullement d’eux. Ils ne sont pas des êtres surnaturels, transcendants, ni intervenant d’aucune manière dans le monde des hommes ; ils sont ailleurs et nos affaires ne les intéressent pas plus que nous les leurs. Quel énorme blasphème ! En conséquence les théologiens chrétiens ont primo calomnié ce philosophe, secundo détruit ses livres. Il reste néanmoins vrai qu’il n’explique pas l’apparence, c’est à dire pour quelle raison les hommes croient qu’il y a une finalité là où il n’y en a pas.
La critique qui vient ensuite est celle du " système de la fatalité ", ainsi qu’il a été désigné par le § 72. Afin de la comprendre il faut être plus attentif aux termes dans lesquels elle s’exprime qu’à l’attributaire du système qu’elle combat. Je décris par conséquent d’abord le système qui est expressément combattu ici et je discuterai son attribution ensuite. Il admet en premier lieu un être originaire (Urwesen) ; cependant en second lieu les autres êtres ne sont pas ses produits (Produkte), mais seulement des accidents (Akzidenzen) inhérents (inhärierende) à lui, qui réciproquement est leur substrat (Substrat) ; lequel troisièmement en tant que tel assure non leur causalité (Kausalität) mais leur subsistance (Subsistenz) ; en vertu de laquelle quatrièmement ils ne peuvent avoir aucune contingence (Zufälligkeit). Or, on le comprend aisément, la finalité suppose un choix du libre arbitre, donc une contingence. Le fatalisme supprime la finalité parce qu’il supprime la contingence. Ce système qui substitue au Créateur et à son libre arbitre un inintelligent substrat, peut bien conférer une nécessité et par là une unité de fondement à ses accidents, mais leur refuse de répondre à une intention, sans laquelle ils n’ont pas d’unité finale. Seulement en supprimant la contingence il se met en difficulté. Car, dit Kant, il ne nie pas la connexion finale des choses (Zweckverknüpfung die er nicht leugnet der Dinge), c’est à dire expressément la fatalité ; il veut seulement s’éviter de l’expliquer. Afin de n’avoir pas à expliquer la finalité, dont cependant il reconnaît le besoin, il lui enlève sa seule source possible. Il ne peut résoudre sa difficulté, car relativement à l’harmonie des choses indépendantes entre elles, il ne peut que la renvoyer au déterminisme, ce qui bien sûr est hors de son propos ; et relativement à celle des parties dans le tout, il ne peut en fournir qu’une explication verbale, affirmant qu’une chose quelconque est justement ce qu’elle doit être.
Le fatalisme, tel au moins qu’il est présenté dans ce §, est contradictoire. Les notions d’être originaire et de substrat ne sont pas compatibles. Un être originaire est un être qui n’est pas seulement premier, mais qui est aussi le géniteur des autres, leur Créateur. De fait le fatalisme croit en une puissance supérieure mais non transcendante, et créatrice intentionnelle mais impénétrable. Le christianisme en fait la divine Providence, tout aussi impénétrable. Quant aux notions de substrat et d’accident, d’inhérence et de subsistance, elles ont une origine logique d’où dérive un sens ontologique. Ce vocabulaire est celui du tableau des catégories dans la Critique de la raison pure (PUF, p. 94), qui est dérivé de celui d’Aristote. C’est en ce sens de substrat, et non d’Urwesen, que s’entend la substance aristotélicienne, son acception ontologique étant dérivée de son acception logique : " la substance est prise en deux acceptions ; c’est le sujet dernier, celui qui n’est plus affirmé d’aucun autre, et c’est encore ce qui, étant l’individu pris dans son essence, est aussi séparable : de cette nature est la forme ou configuration de chaque être " (Métaphysique, Livre
D, VIII, 1017 b 23-26). Cet homme, ce cheval constituent de telles substances : ils existent à part, ils ne sont susceptibles d’être affirmés de rien d’autre. Inversement qu’ils soient blancs ou bruns, grands ou petits, cela peut être affirmé d’eux. Ces qualités se trouvent en eux de manière accidentelle, elles peuvent leur appartenir ou ne pas leur appartenir, leur essence n’en étant pas affectée. Elles sont inhérentes à la substance en ce sens qu’elles n’ont pas d’existence indépendante de la sienne : le blanc et le brun, le grand et le petit n’ont pas d’existence à part de celle de cet homme et de ce cheval. Réciproquement eux subsistent indépendamment d’elles.Cette conception totalement abstraite, parce qu’elle ne tient aucun compte des réalités, n’a de sens que logique et même, pour parler plus rigoureusement, que linguistique. Ce n’est que dans la mesure où une phrase est concurrente d’une autre que ce cheval peut alternativement être blanc ou brun sans cesser d’être ce cheval. Dans la réalité au contraire il est complètement impossible à ce cheval blanc d’être ce cheval brun. Tel que le présente Kant le fatalisme concevrait un sujet comme substrat de toutes choses, qui réciproquement seraient en lui comme des accidents qui peuvent en être ôtés sans que cependant son essence et son existence en soient affectées. C’est ce substrat qui n’aurait ni intelligence, ni choix arbitraire, ni intention ; ce sont en retour ces accidents qui n’auraient aucune contingence. Par conséquent ce fatalisme admettrait 1° que les choses sont à la fois accidentelles et nécessaires, 2° que l’être qui leur donne leur unité est à la fois leur origine et leur substrat, 3° que la finalité est à la fois réelle et idéale. Trouve-t-on dans l’histoire de la philosophie une pareille doctrine ? En tout cas ce n’est pas celle de Spinoza : il semble que rien ne soit plus inaccessible qu’elle à la pensée de Kant.
La tentative d’interpréter ses concepts en termes aristotéliciens ou scolastiques aboutit à un résultat inintelligible et absurde. La substance n’est ni un Urwesen ni un substrat. Elle n’est transcendante aux êtres de la nature ni proprement en ce qu’elle serait à leur origine, ni même en ce qu’elle serait derrière eux un autre être qu’eux. Elle est l’être en général, et c’est bien parce qu’il y a de l’être qu’il y a aussi des êtres particuliers. Ces derniers sont les modes de la substance et la substance n’a pas d’autre être que celui de ses modes. Elle est la nature. Il n’y a en celle-ci ni contingence ni fatalité. Rien n’y survient qui pourrait ne pas y survenir, comme un accident ; et rien n’y survient qui devrait y survenir par une raison inintelligible, comme un arrêt de la providence. Tout ce qui s’y produit est le fait du déterminisme, c’est à dire d’un processus totalement intelligible. C’est parce qu’il n’y a pas d’être originaire, pas de transcendance, que contrairement à ce qu’on voit dans la philosophie d’Aristote, celles de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Descartes et de Kant, tout est accessible à la raison. C’est la différence entre le déterminisme d’une part, et d’autre part le fatalisme, le providentialisme ou le casualisme, que le premier seul refuse de placer au-delà de l’intelligence humaine quoi que ce soit d’inaccessible à elle.
Il peut paraître aussi implacable que le destin, mais il lui est en réalité tout opposé parce qu’il est intelligible et que par voie de conséquence il donne prise à l’intervention humaine. Pour m’en tenir à un exemple très simple j’illustre ce propos en remarquant, ce que tout le monde sait, que l’avion ne vole pas en dépit de la pesanteur, ni en défi à elle, mais en connaissance et en application de la loi qui la détermine. Celle-ci n’est pas une fatalité, mais un rapport : il peut être connu et utilisé. Afin de voler il faut lui opposer une force égale, qui à son tour est définie dans un rapport. La portance se définit Rz = ½
r V² S Cz. r est la densité de l’air, V la vitesse de l’avion relativement à la masse d’air, S la surface de ses ailes et Cz son coefficient aérodynamique. On voit que dans ce rapport la masse de l’objet n’intervient pas et qu’il n’est pas nécessaire d’être léger afin de voler. Le même vent de tempête qui ne pourra faire voler une pierre de quelques kg, fera très bien voler une toiture de plusieurs tonnes. La densité de l’air et sa vitesse sont indépendants des deux objets et égaux dans la même tempête, et ce qui fait que l’un est volant tandis que l’autre ne l’est pas, c’est sa plus grande surface et son meilleur coefficient aérodynamique. Le déterminisme n’a rien d’un fatalisme et faire de Spinoza un partisan de celui-ci est (au mieux) une grossière erreur.Par ailleurs l’affirmation selon laquelle " il ne nie pas la connexion finale des choses de la nature " en est une autre. L’Appendice de la première partie de l’Ethique est expressément et explicitement tourné contre le finalisme. C’est d’ailleurs manifestement ce texte que commente Kant dans ce §. Spinoza y examine l’origine du préjugé finaliste. Les hommes n’ont aucune connaissance de la cause des choses et ne cherchent pourtant pas à la connaître, toute leur préoccupation étant de s’approprier ce qui leur est utile. L’utilitarisme est leur seule règle de conduite et ils ne soupçonnent pas que la nature puisse agir selon d’autres lois. Ils projettent sur la nature leur propre raisonnement et se demandent en vue de quelle fin ils auraient eux-mêmes produit un certain acte. C’est d’ailleurs ainsi que raisonne la Genèse (I, 16 et 29-30), déclarant que toute chose est faite en vue de l’homme. Ils forgent en imagination des artisans supérieurs capables de produire ce qu’eux-mêmes sont incapables de fabriquer. Ils les conçoivent de manière anthropomorphique et se demandent de quelle manière ils peuvent échanger avec eux (cf. Platon, Euthyphron). Ils entrent par là dans un culte qui n’est que superstition. Après avoir expliqué l’origine du finalisme, Spinoza en explique la fausseté en rappelant rapidement l’objet de la proposition XVI : elle a établi que toutes choses suivent de la nécessité de la nature divine (c’est à dire de la nature elle-même) ; celui des corollaires de la proposition XXXII : ils ont montré que la liberté de Dieu (c’est à dire de la nature elle-même) ne consistait en rien d’autre que le déploiement du déterminisme. L’Appendice ne fait que résumer ce que la première partie toute entière a pour objet de montrer : que tout est gouverné par la nécessité et par suite qu’il n’y a pas de place dans la nature pour les causes finales.
Comment est-il possible que Kant ne l’entende pas ? C’est parce qu’il n’arrive pas à se faire de la liberté un autre concept que celui du libre arbitre, qui implique la contingence et qui légitime la notion de finalité. Il croit que pour être libres les hommes doivent être des commencements absolus, des arbitres souverains. Or il y a des causes pour lesquelles on a tel appétit. Mais on ne les connaît pas, on n’est pas même conscient qu’il y en a. On ressent en son âme ces mouvements qui portent vers une fin, mais on n’en connaît pas les causes. La Lettre LVIII à Schuller, entre autres exemples, donne celui de l’ivrogne, qui croit dans son ivresse vouloir librement dire ce qu’il va ensuite regretter avoir dit. Nous sommes tous semblables à lui, " conscients de (nos) actions et ignorants des causes qui les déterminent " (Ethique, deuxième partie, proposition XXXV, scolie).
8 l’organisation des vivants prouve le finalisme
la Critique du jugement, § 65 (Analytique du jugement téléologique)
L’existence d’un Dieu transcendant et créateur ne peut être prouvée que par un argument éthico-téléologique ; par conséquent ce Dieu est créateur d’un ordre moral, le règne des fins finales de la nature. Cela suppose deux choses : 1° la reconnaissance des fins finales, qui a été établie antérieurement ; 2° montrer de quelles fins de la nature les fins finales sont la fin finale, ce qui reste par contre à faire. Une fin en effet n’est finale que parce que d’autres ne le sont pas. Ce § de la Critique du jugement doit donc établir qu’il y a dans la nature une finalité. C’est une pièce indispensable du puzzle que met en place ce livre, une sorte de soubassement sans lequel s’écroule tout l’édifice dont je viens de rappeler les étages supérieurs. S’il n’est pas possible de trouver des fins naturelles, alors il n’existe pas de fin finale de la nature et par conséquent il n’y a pas non plus de Dieu conçu à la manière des théologies juive et chrétienne. La notion d’organisme est la solution de ce problème. Il existe des choses qui ne peuvent être expliquées par le simple concept d’une nature, parce qu’elles sont cause et effet d’elles-mêmes. A ce titre elles sont des fins naturelles. Mais la manière dont elles peuvent être conçues subit nécessairement le contrecoup du point d’origine de ce raisonnement. Ce qui exige l’intervention d’un Dieu transcendant ce n’est que le règne des fins finales, et nullement l’organisation des êtres de la nature. C’est d’ailleurs ce qui distingue les produits de la nature des produits de l’art et du même coup ce qui distingue le Créateur d’un artisan supérieur, tel qu’on peut le rencontrer dans la Profession de foi du Vicaire savoyard.
Afin de bien comprendre ce qu’est un organisme, il faut reconnaître deux choses. La première est que ses parties ne soient possibles que par leur relation au tout ; la seconde qu’elles déterminent mutuellement leurs formes. Si la première n’appelle pas beaucoup d’explications, il est néanmoins nécessaire de dire qu’elle ne suffit pas à définir un organisme, car elle l’assimile encore à une œuvre de l’art. La seconde, plus difficile à comprendre, permet seule de concevoir ce qui distingue la production de la nature de celle de l’art.
La première chose qui caractérise un organisme, bien qu’elle ne permette encore pas de comprendre ce qui par ailleurs le distingue aussi d’une œuvre de l’art, autorise cependant déjà à l’opposer à ce qui ne constitue pas encore un tout. Les relations entre les éléments qui en sont constitutifs sont telles que ceux-ci sans le tout n’existeraient pas, et que leur forme même est déterminée par leurs relations entre eux et avec le tout. Que l’on considère pour commencer un tas de sable : les éléments qui le constituent, en l’occurrence les grains, ne se doivent les uns aux autres strictement rien. Ils sont identiques en ce sens que les différences qui se rencontrent éventuellement entre eux ne jouent strictement aucun rôle. L’un peut être sphérique et l’autre cubique sans que cette différence ait la moindre conséquence, parce que de toute façon le tas n’a pas sa finalité en soi, qu’aucun de ses éléments n’y a de fonction particulière, et qu’ils sont totalement interchangeables. On peut en outre ajouter au tas une autre pelletée de sable, ou la lui retirer, sans strictement rien changer à sa nature de tas. Avec une pelletée de plus ou une pelletée de moins il n’est pas autrement tas. Ce n’est pas un organisme, ses éléments ne sont pas des parties.
Est-ce leur similitude qui les empêche de former un tout ? Que l’on considère maintenant quelque chose de plus complexe, un fatras comme on en rencontre dans les greniers (ce qui n’est pas sans charme). Le grenier est-il moins grenier, si j’y soustrais tel album de vieilles photos jaunies qui représentent personne ne peut plus me dire qui ? Opère-t-il une mutation, si j’y jette tel jeu que mes enfants n’utilisent plus et qu’ils seront peut-être heureux de retrouver plus tard ? Ici encore les éléments sont juxtaposés sans entretenir entre eux aucune relation. Un fatras de grenier n’est pas encore un tout, c’est seulement un agrégat, une collection, qu’on peut accroître, diminuer ou même remplacer complètement, ce qui arrive avec le changement de propriétaire, sans altérer en quoi que ce soit sa nature. Y a-t-il cependant dans la nature des choses telles que sont de simples tas, auxquelles on puisse impunément retrancher ou ajouter ? Ne s’agit-il pas toujours de productions humaines, comme les greniers ? Lorsque la nature les reprend, elle les organise. La maison est abandonnée, les ardoises s’envolent, la pluie pénètre le grenier, les objets accumulés évoluent vers une bouillie d’abord informe, ils pourrissent et se décomposent, les uns plus vite, les autres plus lentement, mais tous retournent à la nature qui les réorganise.
Car les choses de la nature sont organisées. Deux mille ans plus tôt Aristote déclarait : " En toutes les parties de la nature il y a des merveilles (…) Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré ; or la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté (…) Quand on traite d’une partie ou d’un organe quelconques, il faut garder dans l’esprit qu’on ne doit pas seulement faire mention de la matière et voir là le but de la recherche, mais qu’on doit s’attacher à la forme totale (…) Dans la nature c’est le tout qui importe et non des éléments qui ne se rencontrent pas séparés de ce qui fait leur substance " (les Parties des animaux, I, V, 645a 16-31). Sans s’attacher à la beauté d’un être de la nature, car cette qualité pourrait bien n’être qu’un fruit de l’imagination, il n’en demeure pas moins que ses parties constituent un tout. Rousseau, plus près de Kant, remarquait qu’il n’y a pas " des estomacs sans bouche, des pieds sans tête, des mains sans bras " (la Profession de foi du Vicaire savoyard). Encore cette indication ne concerne-t-elle que l’existence des organes et non leur forme.
Or ce qui est vrai aussi c’est que la forme de la bouche et celle de l’estomac sont liées l’une à l’autre. Une bouche dotée de canines n’est pas associée à un estomac de ruminant, une main préhensile n’est pas associée à un bras de quadrupède, des membres quelconques sont associés à des nerfs sensitifs et à un système nerveux central. Un chose de la nature, et tout particulièrement ce qui est considéré comme un être vivant, végétal ou animal, est un tout parce que c’est à lui que sont subordonnés les éléments qui le constituent, lesquels précisément de ce fait sont plus que des éléments : ils en sont les organes. Le tout est un organisme : ses organes y remplissent des fonctions. S’ils cessent de les assumer, par une raison quelconque, si tel ou tel organe est détruit, et a fortiori si c’est le cas de plusieurs, la vie de l’organisme est menacée et elle aussi détruite. Comme le remarque encore le Vicaire savoyard : concours, rapports, concert et aussi secours mutuel caractérisent les parties et c’est seulement dans un tout organisé qu’il y a des parties ; elles en sont les organes. Dans un animal par exemple les organes assument des fonctions de nutrition, de respiration, de locomotion, de reproduction, etc. Un organisme est quelque chose à l’intérieur duquel les éléments concordent les uns avec les autres. L’ordre n’a de sens que relativement à un tout, c’est à dire à une somme qui dispose d’un caractère tel que la division, et d’ailleurs aussi l’adjonction, la ferait périr.
Pourtant la propriété qui vient d’être expliquée n’est pas le monopole des êtres de la nature. Les œuvres de l’art en disposent tout autant. Une statue n’est pas un simple agrégat de particules de pierre. Contrairement à l’agrégat auquel jamais ne manque rien, on constate parfois, et c’est avec tristesse, qu’il lui manque quelque chose. C’est la tête souvent dans les statues antiques, parce que le vandalisme chrétien s’est attaqué à ces images païennes. Il y a quelques dizaines d’années un homme qui ne disposait vraisemblablement pas de toutes ses facultés, a tiré une balle de pistolet sur la Pieta de Michel-Ange qui se trouve dans la basilique Saint-Pierre de Rome, lui brisant un petit doigt. Si le public est capable, dans ce cas plus facilement que dans celui de la Venus de Milo, à qui manquent les bras, d’admirer sans restriction l’œuvre d’art, il n’en demeure pas moins qu’elle est mutilée. Les connaisseurs peuvent même avoir du goût pour les fragments (pour le Torse du Belvédère par exemple), ils ne les confondent cependant pas avec un tout. Comme pour les choses de la nature le fragment ne peut être compris que sous le concept d’un tout qui détermine indépendamment de l’expérience, et y compris contre elle dans le cas de l’objet brisé, " tout ce qui doit être contenu en elle ". Pas plus qu’il n’y a de pied sans tête, il n’y a de torse sans pieds ni tête. Il ne faut par ailleurs pas restreindre dans ce contexte l’extension ni la compréhension du concept d’art. En un sens très étendu tout produit du travail humain est une œuvre de l’art. Cela est vrai d’une automobile. En elle aussi il y a des organes ; elle aussi est un organisme. On ne peut nier que les parties y aient entre elles des relations, ni qu’elles ne soient possibles que dans leur relation avec le tout. S’il est possible de trouver un carburateur isolé, il n’est pourtant pas voué à cet isolement ; son existence n’a de sens que pour un moteur, qui lui même n’a de sens que pour un véhicule.
En outre, ici également, c’est la forme de l’organe qui retentit sur celle des autres. Le rendement thermodynamique d’un carburateur rend possibles des vitesses plus élevées du véhicule et exige des carrosseries plus aérodynamiques. Il faut être la reine d’Angleterre pour se faire trimbaler dans une automobile qui ressemble encore à un carrosse. D’une manière générale une automobile faite pour rouler à deux cents km/h ne ressemble pas à une autre qui roulait à cinquante. Par conséquent il ne suffit pas en vue de définir un organisme de reconnaître qu’il est un tout. Si l’on s’en tenait là, on pourrait expliquer la nature et ses merveilles par l’intervention d’une intelligence suprême, qui se fait d’abord un concept de ce que doit être une certaine chose et soumet ensuite à celui-ci l’existence et la liaison de ses parties. Kant cherche à élaborer un finalisme moins naïf sans doute que celui de Bernardin de Saint-Pierre, plus élaboré même que celui de Rousseau, un finalisme qui écarte l’assimilation de la nature à un produit de l’art supérieur d’un artisan supérieur.
Il faut donc encore relever une deuxième chose. Elle est plus difficile à concevoir et Kant lui consacre davantage de place, la reprenant trois fois. C’est sans la lier à la causalité d’un être intelligent supérieur à elle que la chose de la nature peut être considérée comme une fin. On pourrait dire que c’est une montre qui n’a pas besoin d’horloger. Certes il ne s’agit pas de prouver qu’elle n’a pas besoin d’horloger, c’est à dire que la nature n’est pas une création : loin de Kant une idée aussi blasphématoire ! Cependant l’observation de la nature permet de constater que non seulement les parties, les organes sont harmonisés les uns avec les autres, mais elle permet en outre de se rendre compte que c’est eux-mêmes qui s’harmonisent les uns avec les autres, de telle sorte que les uns sont la cause de la forme des autres et réciproquement, qu’ils se produisent mutuellement. Ce n’est plus sous un concept formé dans un entendement supérieur qu’intervient cette causalité mais dans les organes eux-mêmes, et le concept n’est plus que celui d’un entendement humain, dont le rôle est uniquement d’observer la merveille et de la comprendre. La finalité qu’il y a lieu de remarquer dans la nature n’est pas seulement externe comme le pensent naïvement les hommes, c’est une finalité interne. Bien que l’auteur le redise dans trois alinéas successifs, il faut recourir à la comparaison de l’organisme avec la montre afin de saisir de quoi il parle. Dans une montre un rouage ne produit pas l’autre ; la montre ne remplace pas les rouages manquants, elle ne se répare pas elle-même. Dans ce but l’intervention de l’horloger est nécessaire.
C’est au contraire sans l’intervention du jardinier que dans l’arbre se produisent toutes ces opérations. La jeune pousse d’abord indifférenciée se développe en tronc, en branches, en feuilles, en fleurs, en fruits, et ne cesse de croître à travers la répétition de ce cycle. L’arbre attaqué par un agent extérieur (par une cause mécanique, chimique, bactériologique) réagit sans intervention du jardinier pour reformer les organes lésés et continuer son existence. C’est ce qui conduit l’auteur à ajouter à la force motrice (bewegende Kraft) de la nature la force formatrice (bildende Kraft). La force motrice est celle que reconnaît la mécanique, dans des relations de la cause efficiente à l’effet : elle permet de mettre en mouvement ce qui était au repos ou de changer la quantité de mouvement de ce qui se mouvait déjà (une accélération au sens le plus large du terme). La force formatrice exige que la cause de l’effet soit aussi l’effet de l’effet considéré réciproquement comme cause. Il me paraît que Kant éprouve très nettement la nécessité de penser les phénomènes de la nature sur un autre modèle que celui de la simpliste relation de cause à effet. Il en a tenu compte déjà en 1781 dans la rédaction de la Critique de la raison pure en plaçant dans le tableau des catégories, sous le groupe de la relation, une synthèse des catégories de substance et de cause, qu’il a nommée l’action réciproque. Je ne peux ici me substituer au botaniste pour donner une description précise des manifestations de la vie végétale afin de légitimer cette nouvelle catégorie, inconnue d’Aristote. Je crois du moins légitime de remarquer que ces mêmes propriétés se retrouvent dans les organismes animaux les moins complexes, et chez les plus complexes dans les organes les moins élaborés. Je n’entrerai pas dans des détails que je ne connais pas, cependant comme tout un chacun je vois que l’épiderme coupé ou brûlé est capable de se reformer, tandis que les neurones lésés sont définitivement hors service et qu’il ne s’en forme pas d’autres pour les remplacer. Cela ne limite en rien la légitimité de la catégorie de l’action réciproque, qui se trouvera au contraire renforcée par le développement des sciences aux siècles suivants.
Nullement afin de rabaisser la valeur de l’argument de Kant, mais afin d’aider à penser ce que chacun sait aussi aujourd’hui, j’indique que les opérations qui légitimement nous émerveillent ne se produisent que si elles sont en quelque sorte programmées, bien qu’elles le soient sans l’intervention d’un programmateur. Si l’auteur semble ne pas le savoir, d’autres avant lui le savaient. " Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? C’est que chaque ouvrage est un tout, et qu’elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s’écarte jamais ; elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit ", explique Buffon (Discours sur le style, 1753). Certes il ne parle pas encore le langage de la génétique ou de l’embryologie, lesquelles ne feront leur apparition qu’au siècle suivant. Toutefois ce qu’il veut dire est clair : le développement d’un être vivant, sa croissance d’abord et éventuellement ses réparations, ce qu’il sera morphologiquement dans sa maturité est inscrit dans sa forme embryonnaire, dans ses gènes, et se déploie selon un processus qui, pour n’être pas concevable sur le modèle platement mécanique, n’en est pas moins déterministe. Rien dans l’observation de la nature ne commande de rechercher le principe de son explication dans le finalisme.
Afin de porter sur la Critique du jugement une appréciation sereine et équilibrée il est juste de reconnaître qu’elle a sur les conceptions antérieures un avantage : en admettant une finalité interne, ce § 65 fait un pas en avant relativement aux thèses de la finalité externe. Le grand horloger, comme on le voit dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, est celui qui de l’extérieur donne à la matière le mouvement qu’elle ne trouve pas en elle-même. La production réciproque des organes dans l’organisme vivant se trouve sans doute altérée du fait du finalisme qui l’inspire. Mais elle n’en implique cependant pas moins une certaine notion nouvelle de mouvement et une certaine notion nouvelle de loi. Le mouvement n’est pas le résultat d’une impulsion donnée du dehors à la matière qui sans elle resterait inerte, il est la loi de la matière elle-même. Et la loi n’est plus le commandement issu du libre arbitre d’un être transcendant (l’horloger pour la montre, ou le grand horloger pour la nature), elle est l’expression des rapports qui existent dans la matière. L’intention de chercher la preuve de l’existence de Dieu ailleurs que dans l’ordre et l’harmonie de la nature a permis à Kant de déceler le mouvement dans la matière elle-même. La bildende Kraft est sans doute autre chose que la bewegende Kraft, puisqu’elle appelle à concevoir des rapports plus complexes que ceux que connaît la mécanique ; mais elle ne commande pas pour autant de sauter l’abîme qui sépare le déterminisme du finalisme.
L’enjeu de ce débat n’est rien de moins que la nécessité de penser dialectiquement la nature, ainsi qu’il va devenir de plus en plus évident avec la théorie cellulaire, avec le transformisme, pour ne rien dire ici de la thermodynamique, de la théorie atomique et nucléaire, etc. L’action réciproque (wechselseitig) constitue la reconnaissance de la nécessité de sortir du mécanisme. C’était aux yeux de Kant aller vers le finalisme. Mais il ne peut légitimement parvenir à son but, parce que la finalité interne n’existe pas. En effet, n’étant pas assuré de la finalité en la situant au niveau où la nature montre un ordre et une harmonie, il prétend que toute autre nature, dans la mesure où elle serait produite par des causes efficientes aveugles, donc à son avis par le hasard, serait désordre et chaos. Cependant quel sens peuvent avoir ces deux notions ? Une alternative se présente : ou bien elles désignent d’autres phénomènes que ceux de la nature et dans ce cas, si cette hypothèse n’est pas purement et simplement absurde, l’ordre et l’harmonie n’expriment que le préjugé du rustre qui n’est jamais sorti de son village ; ou bien les notions de l’ordre et de l’harmonie renvoient à une nécessité qui, bien qu’aveugle, exclut tout autre possible et cela implique seulement que ce qui n’existe pas n’est pas viable.
C’est le sens de la remarque formulée vigoureusement par Diderot : " Je puis vous soutenir (...) que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu’il n’est resté que celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante, et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer " (Lettre sur les aveugles, 1749) et plus prudemment par Maupertuis : " Ne pourrait-on pas dire que dans la combinaison fortuite des productions de la nature, comme il n’y avait que celles où se trouvait un certain rapport de convenance qui puissent subsister ici, il n’est pas merveilleux que cette convenance se trouve dans toutes les espèces qui actuellement existent ? " (Essai de cosmologie, Première partie, 1750). Cette proposition géniale, ignorée de Kant, se trouvait en fait un siècle plus tard singulièrement éclairée par le transformisme. Dès lors que le mécanisme de la transformation repose sur les petites variations (elles aussi repérées par Maupertuis et par Diderot) et sur la sélection naturelle, comme il advient avec la théorie exposée dans l’Origine des espèces, publiée en 1859, le principe exposé par Diderot et par Maupertuis, repris et développé par Darwin, engendre une explication du monde vivant, qui ne doit absolument rien au hasard, et qui exclut pourtant le finalisme et par suite l’intervention d’une intelligence suprême. Dans le conflit qui oppose Darwin au traditionalisme, on le voit, la question de savoir si l’homme a la même origine que le chimpanzé et l’orang-outang est assez subsidiaire.
9 les causes finales sont le fil conducteur de la connaissance de la nature
la Critique du jugement, § 66 (Analytique du jugement téléologique)
L’observation des êtres vivants pose à la connaissance un problème que ne lui pose pas celle de la matière inerte de la physique. Elle y éprouve le besoin de se constituer sur un autre principe que celui de la causalité. Il arrive en effet que la recherche scientifique y épuise la capacité d’explication des causes efficientes. C’est alors, mais alors seulement, qu’elle peut et qu’elle doit se tourner vers les causes finales, parce que sans elles elle manquerait du fil conducteur lui permettant de comprendre l’expérience elle-même. Le fil conducteur qui permet de constituer l’expérience dans la physique est celui de la causalité ; mais il ne suffit pas à constituer l’expérience dans la biologie. Celle-ci ne se constitue que sous le principe de la finalité. Le problème philosophique qui est ici posé est de comprendre comment deux principes d’explication différents, voire opposés l’un à l’autre, peuvent coexister dans la connaissance de la nature. Il faut trouver le moyen de les articuler correctement l’un à l’autre, faute de quoi le soupçon pèsera sur la validité des sciences.
Il y a dans la nature des êtres qui sont organisés. L’observation impose parfois cette idée, qu’elle ne légitime pas toujours. Autrement dit on trouve dans la nature deux sortes d’êtres : les uns ne sont pas organisés, les autres le sont. Si l’on peut connaître les premiers sous le simple principe de causalité, selon lequel il ne se produit aucun changement qui n’ait une cause, et réciproquement une cause étant donnée il n’est pas possible qu’il ne s’en suive pas d’effet, on ne peut connaître entièrement les autres sous ce seul principe. On peut entièrement concevoir les phénomènes météorologiques comme enchaînements de causes et d’effets. Une certaine masse d’air étant caractérisée par un taux d’humidité déterminé, la température étant déterminée, l’altitude à laquelle se forment les nuages est à son tour déterminée, et du même coup sont déterminés tout autant les lieux sur lesquels il pleuvra. L’intégralité des faits de cette nature est suffisamment expliquée par les causes efficientes. On peut certes se demander à quelles fins il pleut et prétendre que la divine Providence a voulu arroser les carottes de tel jardinier et non les artichauts de tel autre, mais il est clair qu’on sort alors des limites de la connaissance scientifique. Il faut admettre en toute rigueur qu’il ne pleut pour rien. L’idée de la finalité n’est cependant pas en toute circonstance exclue de la connaissance scientifique. Car lorsqu’on considère une plante ou un animal, on ne peut dire que son organisme soit doté de tel organe pour rien. Les arbres n’ont pas des fleurs par hasard, mais pour se multiplier, car elles sont les organes de leur reproduction. Les bovins n’ont pas un estomac à poches multiples par hasard, mais pour digérer, car il est l’organe de leur rumination. Débarrassé de la forme naïve qui lui est donnée en tant que principe de finalité externe, le principe de finalité est indispensable dans l’explication de la nature. Il n’est pas vrai que les organismes aient une fin située en dehors d’eux-mêmes, et que par exemple les melons aient des côtes pour être partagés en famille ; mais il est vrai que les organes concourent à une fin qui est la vie même de l’organisme auquel ils appartiennent, qu’on a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. On ne peut se satisfaire de dire que les yeux et les oreilles ne sont là pour rien.
Le concept d’organisation est à la fois la définition des êtres vivants et le principe de la connaissance qu’on peut s’en donner. Les être vivants ne sont connaissables qu’en tant qu’êtres organisés ; et cela implique qu’ils soient définis comme tels. Sans doute de la même façon les êtres humains ne sont connaissables qu’en tant qu’êtres volontaires, parce que leurs actes ont une finalité cette fois externe. On ne peut prétendre les connaître en se contentant de dire que leur comportement n’est destiné qu’à les maintenir dans l’existence, en faisant abstraction des intentions qu’ils ont en tant qu’êtres intelligents. La volonté est du même coup le principe de leur connaissance et leur définition spécifique. Kant distingue les principes et les concepts, parce qu’en toute rigueur l’analyse de la connaissance lui semble l’exiger. Ainsi, dans la Critique de la raison pure comme dans la Critique de la raison pratique, l’Analytique avait elle été subdivisée en Analytique des principes et Analytique des concepts. Mais ici cette division ne s’impose pas, sauf à considérer que le § 65 constitue l’Analytique du concept et que celui-ci est l’Analytique du principe. Il ne s’impose pas parce qu’il n’y a qu’un seul concept et qu’un seul principe de connaissance des êtres vivants. Il est vrai pourtant que c’était déjà le cas dans la Critique de la raison pratique. Mais justement le principal intérêt de la division de son Analytique était de justifier que l’ordre suivi soit inverse de celui de la Critique de la raison pure et qu’il procède du principe au concept. Quoi qu’il en soit, dans la présente Critique du jugement, dès lors que certains êtres de la nature imposent le concept de finalité à la connaissance, celle-ci ne peut se constituer que sous le principe de finalité.
Mais il faut examiner plus précisément comment s’impose ce principe. Il dérive (ableiten) de l’expérience, mais il ne repose (beruhen) pas entièrement sur elle. Une page célébrissime de la Critique de la raison pure (PUF, pp. 31-32) a déjà distingué entre la proposition concédée aux empiristes que la connaissance débute (anheben) en effet avec l’expérience et celle selon laquelle elle en dériverait (entspringen) toute, que l’auteur refuse. Les deux textes doivent être compris de la même manière. Il faut bien que des objets soient donnés aux sens afin qu’une connaissance puisse se faire. En ce sens, qu’il existe des êtres organisés, dont les parties sont les unes aux autres mutuellement des fins, est bien une donnée de l’expérience. C’est celle-ci qui impose la reconnaissance de ceux-là. L’affirmation qu’un tel principe dérive de l’expérience pourrait néanmoins surprendre. Suffit-il d’ouvrir les yeux ou de tendre l’oreille pour former le concept de fin ? En un sens oui, parce que c’est un concept vulgaire. Tout le monde raisonne sur les objets de la nature en demandant à quoi ça sert. A quoi servent les herbivores ? A l’alimentation des carnivores. A quoi servent les végétaux ? A l’alimentation des herbivores. Etc. Ou bien encore : à quoi servent les yeux ? A voir. A quoi servent les oreilles ? A entendre. A ce niveau le concept est celui d’une finalité externe. Mais c’est aussi un concept scientifique et à ce niveau c’est celui d’une finalité interne. Le biologiste raisonne en remarquant que l’être qui a des yeux et des oreilles est celui qui a besoin d’informations sur son milieu lointain, à qui il ne suffit pas de celles qu’apportent le toucher, l’odorat ou le goût, parce que celles-ci ne concernent que ce qui est immédiatement présent. Il ne servirait à rien à une anémone de mer ou à une moule d’avoir des yeux ou des oreilles. Mais ces organes sont indiscutablement utiles au mammifère. Sans eux il ne pourrait survivre.
Ainsi la réponse scientifique à la question à quoi servent les yeux n’est elle pas : à voir, mais : à rendre viable un animal qui disparaîtrait s’il en était démuni. A la question à quoi servent les oreilles ce n’est pas : à entendre, mais : à rendre viable, etc. L’expérience d’où dérive le principe de finalité est méthodique. Elle ne se ramène pas à une sorte d’accumulation des informations données aux sens durant une vie, fût-elle accompagnée d’une décantation qui leur conférerait une cohérence. Le principe de finalité dérive de ce que Kant nomme l’observation, qui implique des instruments (de grossissement, d’enregistrement, de mesure), un protocole par lequel on va soumettre la nature à l’interrogation et donc une question à laquelle elle vise à donner une réponse. C’est de l’expérience, non pas vulgaire mais scientifique, que dérive le concept de finalité interne. Or cela n’implique nullement qu’il ait une origine empirique. En effet il ne se présente pas comme relativement utile, mais comme absolument indispensable. Son usage n’est ni facultatif ni même réservé à un nombre quelconque de cas, grand ou petit. Il est valable nécessairement et universellement. Ce n’est pas l’expérience qui peut imposer un principe universel et nécessaire. Elle peut bien dire qu’ici ou là il est utile, elle peut même dire que jusqu’à présent il a toujours été utile ; elle ne peut pas prétendre qu’il doive toujours être utile. Mais c’est pourtant comme un principe universel et nécessaire qu’il se présente. Il doit donc être a priori. L’universalité et la nécessité définissent en effet la connaissance a priori. C’est pourquoi, bien qu’il dérive de l’expérience, il n’est pas un simple principe empirique. Il faut que son fondement soit a priori.
Sur quoi Kant étaye-t-il l’affirmation que le principe de finalité est a priori ? On sait, dit-il, que les botanistes et les zoologistes tiennent pour indispensable à leur travail l’idée d’une finalité de la nature, celle que rien n’y est donné pour rien, que rien ne s’y produit par hasard. Ils en ont besoin " pour étudier la structure (Struktur) des animaux et des végétaux et découvrir les raison pour quoi (warum) et à quelle fin (zu welchem Ende) leur ont été données (gegeben worden) telles parties ainsi que telle disposition et liaison des parties ". Rien n’est plus vrai ! Si l’on veut découvrir à quelle fin répond un organe, on a indiscutablement besoin du principe de finalité. J’ajoute, sans crainte de verser dans la lapalissade, que si au contraire on ne se demande pas à quelle fin répond l’organe, on n’a pas besoin du principe de finalité. Autrement dit je vois dans cette phrase non pas une légitimation de la finalité, mais l’expression d’une pétition de principe. Les biologistes ont besoin du principe de la finalité parce qu’ils cherchent la finalité des organes. En outre il me paraît juste de relever que c’est la seule constatation de l’usage fait de ce principe qui conduit ici à en admettre l’universalité et la nécessité. De ce que les botanistes et les zoologistes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ont effectivement recours à ce type d’explication, est-il légitime de conclure qu’ils en auront toujours besoin, qu’ils y ont nécessairement et universellement recours ? qu’il est inévitablement (unumgänglich) leur ? Kant reprend complaisamment ce qui, affirme-t-il, constitue la maxime de ces spécialistes : nichts in einem solchen Geschöpf umsonst ist : rien n’est gratuit dans une telle créature. C’est aussi bien ce qu’on peut dire d’une montre. Elle ne marcherait pas si on lui enlevait un seul rouage. Il ne s’y trouve non plus aucun rouage qui ne concoure à sa marche. C’est que tout comme la montre est la créature d’un horloger, le vivant est celle d’un horloger supérieur. Le mot créature n’engage pas seulement les hommes de science que connaît l’auteur, il est omniprésent dans son œuvre. On le rencontre utilisé, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le montrer, sans aucune critique dans la Critique de la raison pure et dans la Critique de la raison pratique. Il peut être surpris le lecteur, qui a pris au sérieux la finalité interne.
Fallait-il la distinguer de la finalité externe pour légitimer un semblable maxime ? Même si ce principe doit viser à expliquer non à quelle fin externe la créature est utile mais comment la disposition et la liaison des organes assurent le maintien de l’organisme dans la vie, il suppose une idée de l’organisme antérieure à l’organisme et par suite il n’en demeure pas moins qu’il est avec la nature toute entière l’œuvre d’un Créateur. Il est vrai que le principe de finalité n’est lui-même déclaré que régulateur, c’est à dire qu’il n’est pas constitutif de la réalité connue elle-même, mais seulement de la connaissance qu’on peut en construire. Il produit des jugements réfléchissants et non pas déterminants (cf. §§ 61, 67). Pourtant cette distinction, qui ne vise pas à écarter la théorie de la création, mais seulement à ne pas en faire le fondement du principe de finalité, se trouve ici oubliée. Si la notion de créature ne doit pas servir à établir que l’homme est la fin finale de la nature, il faut se garder de la faire intervenir lorsqu’on cherche à fonder le principe de finalité. Cette incohérence est le signe de la difficulté d’articuler l’argument éthico-téléologique en faveur de l’existence de Dieu avec le finalisme dans les sciences biologiques. Le règne des fins autorise à concevoir un Dieu créateur, mais seulement en tant qu’il est l’auteur d’un monde nouménal. Or il faut justifier aussi la création entendue dans le sens vulgaire de monde phénoménal. Il est vrai qu’une fin finale ne se conçoit que s’il y a aussi des fins intermédiaires ; mais peut-on situer celles-ci sur le plan de la nature phénoménale, si celle-là est sur le plan nouménal ? Personne ne peut lier la finalité interne aux fins finales : il est évident que si la fin d’un organisme est en lui-même il n’appelle aucune autre fin, fût-elle finale. Par contre seule l’existence d’une finalité externe pourrait légitimer la fin finale. C’est pourquoi on trouve ici un glissement subreptice de l’une à l’autre et un retour à celle qui a été écartée.
Le principe de causalité est nécessaire à la possibilité de l’expérience en général ; celui de finalité est le fil conducteur (Leitfaden) de l’expérience en biologie. Au sens scientifique l’expérience, quelle qu’elle soit, ne peut se constituer que sous le principe de causalité. Connaître le monde phénoménal, les choses de la nature, ne se peut que sous la condition que soient liées entre elles les sensations, en particulier lorsqu’elles sont successives. Je vois au moment t1 la queue frapper la première boule, au moment t2 cette boule se mouvoir, au moment t3 frapper le bord du billard, au moment t4 se mouvoir en un autre sens que précédemment, au moment t5 frapper la deuxième boule. Jusque là il n’y a pas encore d’expérience, mais seulement, comme dirait à juste titre Berkeley, une collection de faits. Ils ne sont pas liés et rien ne prouve que l’ordre de mes sensations soit aussi l’ordre des choses. Ce qui permet de lier ces faits et d’en faire autre chose qu’une collection, c’est l’intervention du principe de causalité : les coordonnant, en ce sens que t1 devient la cause de t2, celui-ci celle de t3, etc., il en fait une expérience. Mais certaines expériences ne sont pas encore constituées, estime Kant, lorsqu’on n’a pas en outre fait intervenir le principe de finalité. Cela signifie donc que dans l’ordre du vivant on n’a encore affaire qu’à une collection de faits tant qu’on ne met pas en œuvre le principe de finalité. Si l’on enseigne, comme on le faisait autrefois dans les écoles, qu’il y a par exemple en l’homme un système respiratoire, un système digestif, un système nerveux, etc., on se situe à un niveau simplement descriptif avec d’un côté l’estomac et ce qui lui est lié, d’un autre les poumons et ce qui leur est lié, d’un troisième l’encéphale, etc. On ne comprend alors pas encore ce qui donne une unité à cette multiplicité, ce qui fait que chacun de ces organes ne vit pas sa vie autonome. Il faut concevoir le vivant comme un être unitaire, autre chose qu’une agrégation ou un fatras, dans lequel absolument tout concourt à la vie de l’organisme dans sa globalité.
Le champ d’application de l’idée de finalité, qui constitue ce principe d’explication, ne peut aucunement trouver de limite en dehors de laquelle tel organe (la peau, les os ou les cheveux par exemple) relèverait du simple principe de causalité. Sa validité s’étend à tout ce qui est une partie de ce produit de la nature qu’est l’organisme considéré. Si le principe de causalité peut cependant y jouer un rôle explicatif, ce ne peut être que subordonné à celui de finalité, qui doit guider la connaissance de l’organisme considéré globalement. Une fois comprise la cause qui procure à l’organisme ce qui lui est approprié, convenable, et qui le lui procure là où il le faut, une fois admise l’idée que c’est à la vie même de cet organisme que sont subordonnées et la forme et les relations de ses organes, on peut sans dommage expliquer de manière causaliste comment ils se forment. Mais on ne peut placer ce second principe au niveau du premier : le mélange de principes d’explication hétérogènes ruinerait la science. Cela se comprend aisément, entre le principe d’une cause aveugle, donc sensible, et celui d’une cause intelligente, c’est à dire suprasensible, il faut choisir.
Et je regrette le choix de la Critique du jugement. Car s’il me paraît inacceptable, comme je viens de le reconnaître, de passer dans l’explication d’un même organisme du principe de finalité à celui de causalité, il me paraît tout aussi inacceptable de passer de l’un à l’autre dans l’explication de la nature. Pourquoi faudrait-il que l’explication des phénomènes physiques, qui ne sont pas moins naturels que les autres, se fasse sous un principe, tandis que celle des phénomènes de la vie devrait se faire sous un autre ? Il n’y a pas deux natures. L’unité du principe explicatif me semble requise à ce niveau aussi. Si le principe d’explication varie ad libitum, il n’y a plus d’explication. Cependant il est vrai qu’il y a ici un difficile problème. D’abord dans quel sens tranchera-t-on l’alternative : en faveur du causalisme ou en faveur du finalisme ? Ne serait-ce pas une vue superficielle et réductrice des phénomènes physiques qui les fige dans la relation de cause à effet ? Par exemple tant qu’on s’en tient à l’idée que les atomes sont indivisibles, on peut croire que le déterminisme permet toujours d’associer une position à une vitesse dans un moment déterminé et réciproquement. Si on dépasse cette conception qui n’a pour elle que l’étymologie du mot atome, on découvre que cela n’est pas permis. La relation causaliste est en échec. Assurément cela ne plaide pas pour autant en faveur du finalisme. Il est toutefois acquis qu’une conception plus élaborée du déterminisme est devenue nécessaire.
C’est aussi le cas dans l’étude des vivants : la relation de cause à effet, mais non le déterminisme, y est insuffisante. Animé d’intentions théologiques, Kant néglige la distinction subtile et fondée de la finalité interne et de la finalité externe. Or elle est justement ce qui aurait dû le conduire à s’écarter du modèle du grand horloger et à rejeter l’intention et l’intelligence d’un agent concepteur de la fin. Puisque la finalité interne ne peut pas être interprétée en faveur de la création, il était nécessaire de développer ce concept jusqu’à le dissocier totalement de celui de finalité externe, c’est à dire en fait jusqu’à abandonner le concept de finalité pour un autre. Mais cet autre concept, celui d’un déterminisme plus complexe, irréductible à la relation de cause à effet, impliquait une tout autre doctrine que celle de la création et de la fixité des espèces.
10 la forme des choses permet de concevoir l’action de la Providence dans la nature
la Critique du jugement, § 67 (Analytique du jugement téléologique)
Le finalisme traditionnellement prend en considération les relations externes entre les êtres de la nature ; l’un existe pour l’autre, qui lui-même existe pour un troisième, etc. Par là il lie entre eux les êtres de la nature, mais il est incapable d’atteindre l’idée d’une fin finale. La connaissance de celle-ci exige en effet une relation de la nature à quelque chose qui est au-dessus d’elle. Si au contraire on prend en considération la forme intérieure des êtres on est alors conduit justement à une relation de la nature avec quelque chose de suprasensible. C’est alors qu’on doit concevoir la totalité de la nature comme un système dans lequel tout et la totalité elle-même existe en vue d’une fin. Tant qu’on se tient à ce niveau cependant il est impossible de décider si cette finalité renvoie à un principe intentionnel, c’est à dire s’il existe vraiment une intelligence qui a tout disposé afin de réaliser un projet qui lui appartient. Aucune preuve de l’existence de Dieu ne peut être fondée sur la téléologie physique.
Comment est-il possible d’établir qu’il y a des fins de la nature ? Cette démonstration implique d’abord à titre de condition qu’il soit légitime de parler d’une fin finale de la nature. S’il n’y a pas de fin finale de la nature, il est impossible de parler de fins de la nature. Or la voie choisie par les partisans du finalisme avant Kant ne permet pas d’atteindre la fin finale. Elle procède en effet à une régression d’un être de la nature à un autre, puis à un troisième, etc. en tenant le second pour la fin du premier, puis le troisième pour la fin du second, etc. Il est clair que rien n’autorise cette régression à s’arrêter sur quel être de la nature que ce soit. Sans doute peut on affirmer que l’herbe a pour fin le bétail, que celui-ci a pour fin l’homme, ou choses semblables. Mais cela fait-il pour autant de l’homme la fin finale de la nature ? Le prétendre ne serait le fait que d’un vulgaire anthropocentrisme, celui qu’on rencontre par exemple dans la Bible (cf. Genèse, I) et qui fait de l’homme le maître d’un royaume. Faut-il qu’existe l’herbe ? Oui, il le faut, afin de nourrir le bétail. Faut-il qu’existe le bétail ? Oui, il le faut, afin de nourrir l’homme. Mais faut-il qu’existe l’homme ? Est-il suffisant de dire qu’il n’est la nourriture d’aucun prédateur pour justifier qu’il est la fin finale de la nature ? Que l’homme n’est la proie d’aucune autre créature plus puissante que lui, c’est seulement un fait. Et le fait n’est pas le droit. Dire que l’homme règne sur la nature, n’est pas encore dire qu’il doive y régner. C’est d’ailleurs une affirmation qui reste à expliquer : le moins qu’on puisse dire est que cela n’est pas toujours évident. Il suffit de considérer les conditions d’existence de certaines populations pour concevoir un gros doute.
On rencontrait par exemple à l’extrémité de la pointe australe de l’Amérique, au milieu des glaciers et des icebergs dérivant dans les fjords, n’habitant que rarement une terre pelée et plus constamment ses canots, un peuple qui n’a pas survécu au contact de la civilisation. Darwin qui l’a croisé ne lui a accordé aucun intérêt. On l’appelait les Alakalufs. Leur vie était tellement misérable qu’on les méprisait. " On les croyait dépourvus de vrai langage, s’exprimant par onomatopées. En réalité ils avaient une langue très riche où manquaient seulement tragiquement les mots qui exprimaient le bonheur et la beauté " (Jean Raspail : Qui se souvient des hommes...). On ne voulait voir en eux que des sous hommes, mais le nom qu’ils se donnaient entre eux ne faisait pas exception à la règle : les Kaweskars, c’est à dire les Hommes. Ce n’est pas une exception ; on pourrait faire des remarques analogues sur beaucoup d’autres peuples, la plupart aujourd’hui disparus. Mais cela montre deux choses indissolublement liées. D’une part une forte raison de douter que l’homme soit la fin de la nature et d’autre part l’absence totale de ce doute chez ceux où il devrait être le plus fort. Ce ne sont pas les Kaweskars qui doutent d’être la fin finale de la nature, c’est Kant ou Darwin qui doutent qu’ils le soient. L’existence de ce peuple ne leur paraît pas nécessaire. Toutefois la question qu’ils se posent est telle que la réponse qu’elle attend ne se situe pas sur le plan des bons sentiments. Dans le raisonnement de ce § de la Critique du jugement il ne s’agit nullement de racisme. On peut même penser que s’il y a une difficulté d’estimer que l’existence d’un seul peuple soit nécessaire, il faille reconnaître au fond la même difficulté pour n’importe quel autre.
En toute innocence chaque peuple se désigne comme les hommes et exclut les autres de l’humanité, ou tout au moins ne leur reconnaît que le statut d’étrangers. Dans le très beau film d’Arthur Penn, Little big man, les Chéyennes se nomment entre eux en toute simplicité les Etres humains, et les autres ne sont situables que par l’adjonction d’un qualificatif : les hommes blancs, voire les hommes blancs noirs, sous-catégorie des précédents. La leçon qu’il faut tirer de là est toute simple. Ce n’est que par anthropocentrisme, et même par ethnocentrisme qu’on peut en venir à croire à la nécessité de l’existence des hommes et à leur accorder le statut de fin finale de la nature. D’ailleurs lorsqu’on engage la régression d’une fin à une autre, de l’herbe au ruminant, mouton ou bœuf, de celui-ci à l’homme, le processus ne peut légitimement avoir aucun terme, ni par suite dégager aucune fin. Aussi longtemps qu’on se situe dans les limites de la nature rien ne peut constituer une fin finale de la nature. Cela veut dire que l’on ne peut trouver dans la nature un terme à cette régression, parce que le terme n’est pas ce au-delà de quoi il est impossible de faire un pas de plus : il est un but. Ceci ne peut trouver de sens que si l’on sort de la nature elle-même. Ce n’est par conséquent que de manière illusoire, en tant que consciences complètement mystifiées, que les hommes peuvent s’autoproclamer les fins finales de la nature.
Pourtant cette illusion n’est que l’aboutissement d’un raisonnement critiquable, même du point de vue physico-téléologique, qui ne peut assurément pas légitimer la notion de fin finale de la nature, mais qui ne peut non plus interdire que la téléologie physique la légitime par une autre voie. Il faut concevoir la finalité dans la nature autrement que comme la subordination d’un être à un autre. Ce n’est pas dans ses relations externes premièrement qu’un être peut être tenu pour une fin, mais dans sa forme interne. Et par là deuxièmement il sera possible de donner un sens à la notion de fin finale de la nature. Au lieu de considérer l’herbe en général et dans sa relation à l’animal herbivore, il faut plus modestement prendre en considération un seul brin d’herbe et examiner comment il est fait. Là-dessus malheureusement l’auteur ne donne pas d’indication. Il n’est pas indispensable afin de se substituer à lui de se reporter à l’état de la science biologique à son époque. A bien des égards elle était encore dans la toute petite enfance. Mais un certain nombre de questions commençaient à être posées d’une manière féconde et il est très vraisemblable que la réflexion des philosophes s’en nourrissait.
Sans craindre donc un léger anachronisme, je prends en exemple les débuts de la théorie cellulaire. En évitant d’entrer dans les détails d’un traité de botanique, il est possible de faire quelques remarques. Si au lieu de brouter l’herbe l’animal ruminant en plaçait un brin sur la lamelle d’un microscope, il constaterait quelque chose de tout à fait étonnant : le brin n’a pas seulement une racine et une pointe, il n’a pas seulement une nervure médiane, choses visibles à l’œil nu, mais il est fait de petites alvéoles toutes identiques les unes aux autres. En les comparant à des petites chambres, Hooke en 1665 les avait nommées des cellules. Leeuwenhoek en 1702 avait suffisamment pénétré dans ces cellules, du moins dans celles du sang, les hématies ou globules rouges, pour y découvrir un noyau. Dans le cours du XVIIIe siècle sont réalisées beaucoup d’observations, qui ne débouchent pourtant qu’en 1838 sur la théorie cellulaire de Schleiden. D’abord réservée aux végétaux, elle est étendue par Schwann en 1839 aux animaux. Il en ressort que l’unité élémentaire de la vie n’est pas l’être vivant, comme pouvait le dire Aristote et comme le disaient après lui tous les botanistes et les zoologistes. Le végétal et l’animal, parce qu’il est décomposable, est sinon une agrégation en tout cas une association d’éléments complètement individualisés et qui ont une existence autonome, ses cellules. Voilà donc ce qu’on trouve si l’on veut pénétrer dans la forme intérieure (innere Form) d’une chose de la nature.
" La forme intérieure d’un brin d’herbe peut prouver suffisamment à notre humaine faculté de juger (Beurteilungsvermögen) que son origine n’est possible que d’après la règle des fins ", c’est à dire non pas celle de la cause efficiente, mais celle de la cause finale. Si elle ne débouche pas encore à la fin du XVIIIe siècle sur la théorie cellulaire, la structure de la cellule est aperçue assez bien pour justifier ce propos. Une telle organisation en alvéoles identiques qui se développent autour de leur noyau ne peut être le fait, estime Kant, d’une fatalité aveugle. Les relations internes à la structure d’un végétal ou d’un animal impliquent que son origine (Ursprung) ne soit pas due au simple hasard. Tout se passe comme si elle répondait à une intention. L’existence d’une telle organisation ne peut pas dériver seulement de causes efficientes, elle implique une finalité. Cependant c’est une finalité que ne peut connaître l’humaine faculté de juger. Autrement dit les hommes ne sont pas dans le secret de Dieu et ne le seront jamais. Ils peuvent concevoir qu’il faut aux êtres vivants une fin, mais ils sont incapables de concevoir laquelle. Par la voie d’un examen de leur forme intérieure ils peuvent concevoir les êtres vivants comme des fins de la nature, et c’est un grand pas qui est franchi, que ne permettait pas la finalité externe ; mais ils ne parviennent toujours pas à la fin finale de la nature. En effet ce n’est pas la téléologie physique qui le leur permet, mais la téléologie morale.
Quoi qu’il en soit de la limitation de la téléologie physique, elle avance en passant de la considération d’une finalité externe des choses de la nature à celle de leur finalité interne. Ce ne sont plus les relations entre les choses qu’il faut examiner, mais leur matière (Materie). Lorsqu’on considère la matière minérale, on n’y trouve rien de remarquable. Une roche, si dure qu’elle soit, se brise et éclate en morceaux qui ne sont pas moins que précédemment représentatifs du minéral. Il peut paraître ne former qu’un agrégat. Mais lorsqu’on considère un brin d’herbe, il révèle une organisation. Ce simple fait légitime le concept (Begriff) d’une fin de la nature. Le brin d’herbe est une fin de la nature, parce que sa forme intérieure exprime quelque chose comme une intention de la nature. Qu’il soit une fin de la nature signifie donc que la nature l’aurait pris pour fin, qu’elle l’aurait produit de manière non aléatoire mais comme intentionnelle. Or dans cette perspective ce ne peut être seulement le brin d’herbe qui constitue une fin. C’est la nature toute entière qui peut être tenue pour une fin, car elle est elle aussi organisée. Elle est un système (System). Elle se présente à la faculté humaine de juger comme un immense organisme. Cette affirmation ne procède pas du naïf anthropocentrisme précédemment critiqué, mais de la prise en compte d’une totalité de la nature.
Elle est toute entière un être ordonné, harmonieux, structuré. On peut tenir les divers êtres de la nature, aussi nombreux qu’ils soient, comme des parties de la nature. Il y a entre celles-ci et celle-là la même relation qu’entre les organes d’une part et l’organisme de l’autre. Dans la nature les animaux, les végétaux, les minéraux, les éléments et tout ce qu’on voudra constituent un ensemble cohérent. On voudrait éliminer les poux ; mais peut-on se représenter ce que seraient les conséquences de leur extermination ? On a voulu éliminer les insectes, du moins dans les cultures. On y a répandu des insecticides extrêmement puissants, qui les ont effectivement fait disparaître. Mais on s’est aperçu, un peu tard, que s’il n’y avait plus d’insectes, il n’y avait plus d’oiseaux, parce que les insectes sont la nourriture des oiseaux, et que s’il n’y avait plus d’oiseaux, manqueraient encore de proche en proche d’autres éléments nécessaires à l’équilibre de la nature. Elle est comme une chaîne ; lui ôter un maillon c’est la perdre.
Est-ce trop projeter sur la fin du XVIIIe siècle la conscience qu’a l’homme d’aujourd’hui de l’utilité réciproque de toutes les espèces vivantes que de reconnaître dans ce § une esquisse encore immature de théorie écologique ? On y trouve bel et bien l’idée que la nature est un système : " tout dans le monde est bon à quelque chose, rien n’y existe en vain (umsonst) ". Dès lors que celui-ci est repéré, cette idée devient le principe supérieur de la connaissance de la nature. L’autre principe, celui du déterminisme, ramené à son expression simpliste de rapport de cause à effet, tel qu’on le rencontre idéalement dans la mécanique, doit lui être subordonné. Il reste légitime d’expliquer qu’en répandant des insecticides on élimine les insectes, qu’en éliminant les insectes on chasse les oiseaux, qu’en chassant les oiseaux etc. et que de cause en effet on trouble les rapports entre toutes les espèces, parce qu’elles sont solidaires les unes des autres. Une explication déterministe a toujours sa raison. Mais livrée à elle-même elle n’a pas encore de sens. La perturbation constatée ou prévisible des conditions d’existence des vivants en général n’est pas seulement un effet engagé par l’action d’une cause initiale. Il est une atteinte à l’équilibre de la nature, lequel en soi est une fin. Non seulement il faut penser que tout dans la nature participe à son équilibre, mais il faut penser encore qu’à chaque instant les événements qui y surviennent visent au rétablissement de cet équilibre. Dans la mesure où elle est comparable à un vaste organisme, on est légitimé (berechtigt), voire appelé (berufen) à penser que les événements compensent le déséquilibre causé par l’intervention intempestive d’un agent quelconque, singulièrement de l’homme, afin de remettre le système entier dans un état viable.
Tout ce qui arrive, quand bien même on sait par l’effet de quelles causes, y arrive aussi en vue d’une fin. Il y a dans cette affirmation comme un écho assourdi du désastre de Lisbonne : en 1755 y survint un tremblement de terre. " Ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer s’élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l’ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques ; les maisons s’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous les ruines " (Voltaire, Candide, ch. V). Kant partagerait-il l’opinion empruntée par le Docteur Pangloss à son maître Leibniz ? " Tout ceci est ce qu’il y a de mieux. Car, s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien " (ibidem). Il serait très inexact de le prétendre.
Sans que le mot soit prononcé dans ce §, la question en débat est celle d’une Providence. Faut-il la concevoir telle que la concevait Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle ? La doctrine de cet auteur est simple : tout ce qui vient d’abord s’explique par ce qui vient ensuite. Par exemple : " Dieu, qui avait résolu de rassembler dans le même temps le peuple nouveau, de toutes les nations, a premièrement réuni les terres et les mers sous ce même empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers les uns aux autres, et depuis réunis sous la domination romaine, a été un des plus puissants moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à l’Evangile " (troisième partie, chapitre premier). Or ce n’est que d’une quasi-providence qu’il est question dans la Critique du jugement. Ce qui empêche Kant de parler de providence, n’est pas la dissimulation, mais le caractère subjectif (subjektiv) de l’idée de système. Tout sans doute se passe comme si les événements du monde répondaient à une intention, comme s’ils étaient la réalisation du projet d’une suprême intelligence. Mais il serait illégitime de prétendre dire plus que comme si. Car premièrement le tremblement de terre n’a pas de valeur morale. Il est certes, au terme de l’enchaînement des causes et des effets tel que pourrait l’expliquer la tectonique des plaques terrestres, le rétablissement d’une harmonie menacée. Cependant il ne vaut pas comme châtiment divin des péchés commis sur la terre, ni comme avertissement d’avoir à s’en réformer. L’ordre physico-téléologique et l’ordre éthico-téléologique sont distincts et séparés. Les trente mille victimes ne sont pas sacrifiées à l’ordre moral le meilleur possible ; elles ne périssent que dans le rétablissement de l’ordre de la nature. Deuxièmement, et plus au fond, rien ne prouve ni ne peut prouver l’existence d’une intention qui présiderait aux faits physiques. C’est la nature elle-même qui s’organise, et elle le fait de telle sorte que la raison ne peut qu’être amenée par là à l’idée d’une fin. Or autant cette idée constitue un principe du jugement de la raison sur l’ensemble de la nature et un fil conducteur de sa connaissance, autant il est illégitime de la projeter sur la nature elle-même pour en faire une loi de celle-ci.
Le fil conducteur n’est pas une loi. C’est une distinction codifiée par la terminologie déjà rencontrée dans les leçons précédentes. Le jugement (Urteilskraft) se porte de deux manières. Ou bien il subsume le particulier donné sous un universel donné, ou bien seul le particulier est donné et aucun universel : il doit alors trouver ce qui ne lui est pas donné. Dans le premier cas le jugement est déterminant, dans le second réfléchissant (cf. Introduction, IV). Un principe qui relève du jugement déterminant (bestimmend) est constitutif (konstitutiv) en ce sens qu’il appartient à la nature. Celui qui relève du jugement réfléchissant (reflektierend) est seulement régulateur (regulativ) en ce sens qu’il n’appartient qu’à la raison. Comme il est impossible au jugement déterminant de sortir de l’enchaînement déterministe dont la mécanique donne l’exemple, et comme on ne peut pourtant comprendre la nature que sous l’idée de fin, il faut bien reconnaître l’existence et la productivité du jugement réfléchissant. Au-delà de la loi de la causalité, qui est déjà donnée par le premier et qui ne peut nullement être mise en doute, il doit établir des lois d’un nouvel ordre (eine neue gesetzliche Ordnung) afin d’élargir la connaissance.
Est-t-il cependant légitime de distinguer deux sortes de jugements ? Plus précisément Kant peut-il donner un seul exemple d’un jugement qui soit déterminant ? Subsumer le particulier à un universel donné (gegeben), ce n’est rien d’autre que déduire. On peut appeler ça un jugement. Néanmoins ce ne sera au plus que dans les mathématiques, telles qu’elles sont aussi classiquement qu’illusoirement conçues, et assurément pas dans l’ordre de la nature que le jugement trouvera un universel donné à lui. Selon ce modèle dès lors que je connais la loi, relativement plus large, énoncée dans le postulat d’Euclide, j’en tire en le lui subsumant le théorème, relativement plus étroit, de l’égalité à deux droits de la somme des angles du triangle. Sans poser ici la question de savoir si les mathématiques sont vraiment déductives, je demande : d’où l’auteur tient-il que dans la connaissance de la nature, même limitée à l’ordre déterministe, on puisse se contenter de concevoir le fait particulier sous une loi universelle ? Contrairement à ce qu’il croit, le jugement qui construit une connaissance de la nature, n’est jamais la subsomption du fait sous la loi ; c’est la découverte de celle-ci. Newton est-il génial pour avoir déduit les conséquences de la loi de la gravitation universelle ou pour l’avoir conçue ? Kant imagine qu’il y a dans la nature des lois connaissables a priori : il conçoit la physique sur le modèle classique de la mathématique. On peut s’en convaincre à la lecture de la Critique de la raison pure (Préface de la seconde édition). Cette incompréhension le conduit premièrement à croire qu’il y a des jugements déterminants et des principes constitutifs et à identifier ainsi les lois causales du déterminisme ; secondement à renvoyer en dehors du déterminisme l’audace réelle de la raison qu’il aperçoit dans les jugements réfléchissants et les principes régulateurs. Ainsi l’erreur qu’il a commise dans les premières pages de la première Critique sur le travail de Galilée ou de Torricelli, en le confondant avec celui de Stahl, contenait-elle le germe de cette variante du providentialisme qui s’épanouit dans la troisième.
Ceci est l’histoire d’une palinodie, celle des reniements successifs auxquels est conduit un philosophe effrayé de sa liberté de penser. Il doit admettre qu’il pense ; mais il ne veut pas croire que lui revient la responsabilité de produire les concepts sous lesquels il pense le monde : il en veut de purs, tenus d’en haut. Ne pouvant dire moins que St Thomas d’Aquin, il doit admettre qu’il lui revient de produire la loi de sa conduite ; mais c’est pour aussitôt se refuser à concevoir que là se trouve la condition à la fois nécessaire et suffisante de son bonheur : il lui faut une récompense venue d’en haut. Il ne peut admettre que ces lourdes responsabilités reviennent à un être qui n’y serait nullement destiné d'en haut ; il préfère croire qu’il est dans le jardin d’Eden, petit garçon sous l’œil bienveillant mais absolument souverain de son père et maître. Il renonce aux hauteurs vertigineuses où respiraient Platon et Spinoza pour s’enivrer des encens de la théologie. Mais ce dessein n’est plus aussi innocent qu’il pouvait l’être avant l’essor du déterminisme dans la représentation de la nature.
Il ne peut plus soumettre la philosophie à la théologie aussi naïvement et aussi simplement que le faisait St Thomas d'Aquin. Il lui est impossible d’ignorer que règnent dans l’ordre des phénomènes des rapports nécessaires. Leur expression mathématique ne lui autorise plus l’illusion de leur suspension. Afin de tenter de rendre compte des apparences sans abandonner l’hypothèse initiale du géocentrisme, Ptolémée invoquait les épicycles, faisant graviter les planètes non seulement autour de la terre mais en outre autour de foyers vides ; afin de tenter de concilier le déterminisme avec son hypothèse initiale de la création, Kant invoque la distinction du phénomène et de la chose en soi avec tout ce qui en découle, faisant graviter tout phénomène non seulement autour d’une représentation subjective mais en outre autour de l’inconnaissable chose en soi. Lui qui se flatte de révolution copernicienne, il est en vérité le fauteur d’une réaction ptoléméenne !
Analysant de manière précise quelques pages des trois Critiques, certaines très connues mais d’autres très négligées, j’entendais montrer dans cette série de leçons que tout cet appareil très compliqué de concepts, de principes et de facultés, que démontent et remontent inlassablement sans jamais en éclairer le sens les innombrables paraphrases qu’a engendrées la doctrine kantienne, n’est que l’artificieux échafaudage monté pour soutenir le chancelant décor anciennement barbouillé par les prêtres, afin de tromper agréablement l’œil de ceux, qui dans tous les temps ont eu peur de penser tout seuls. Avec un notable anachronisme s’exprime en elle le dernier soupir de l’esprit baroque.
le 16/12/2002
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