YVES DORION
Le chemin de l'éternité
Leçons sur la philosophie de Spinoza
(mise en ligne des textes expliqués le 13/12/10)
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Avertissement
La compréhension d'un auteur philosophique exige de donner une attention scrupuleuse à ses textes, dont le sens ne se constitue que par les rapports qu'il y établit entre les concepts dont il fait usage. Ainsi, et pour m'en tenir à ce qui est le plus connu, on n'aura encore pas compris de quoi parle Spinoza lorsqu'on aura cru pouvoir se fonder sur la présence dans son vocabulaire des mots Dieu et liberté, pour conclure qu'il a exprimé dans l'Ethique une affirmation de l'existence de l'un ou une négation de l'autre. La difficulté de cet auteur redouble en outre, si l'on constate qu'il ne donne, sauf en de rares occasions, pas d'éclaircissement sur ses intentions polémiques : ainsi c'est la portée même de ses propositions qui reste énigmatique. Même si l'on sait qu'elles forment continûment un commentaire de la Bible, de la théologie, de la philosophie de Descartes ou de tout cela à la fois, on reste encore aveugle à ce qu'on a pourtant sous les yeux, si l'on ne peut se rapporter à des textes précis.
Ces leçons sur la philosophie de Spinoza ont été prononcées depuis quelques années devant les étudiants de l'hypokhâgne de Cherbourg. Elles portent sur l'ensemble de l'Ethique et par ailleurs sur le TTP ; elles constituent quatre cours indépendants l'un de l'autre, qui se trouvent néanmoins complémentaires et qui constituent une approche assez globale, précise et ordonnée à la fois de cet auteur persécuté et longtemps calomnié. Je les ai donc réunies afin de donner, à qui voudra se donner la peine de le lire, les indications qui me semblent nécessaires à sa bonne intelligence.
Je serai heureux si ce " Chemin de l'éternité " permet au lecteur de reconnaître en Spinoza un de ces très rares esprits que leur liberté rend universels et capables de le guider aujourd'hui.
le 27/08/2001
NB Les textes de Spinoza sont donnés dans la traduction française de Charles Appuhn, numérisée par Jean-Luc Derrien pour le site http://hyperspinoza.caute.lautre.net
Sommaire
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La liberté de pensée dans le Traité théologico-politique
la superstition (Préface)
la connaissance (chapitre 1)
l'exégèse (chapitre 2)
le commandement divin (chapitre 4)
les lois de la nature (chapitre 6)
la vraie foi (chapitre 14)
la théologie (chapitre 15)
le pacte social (chapitre 16)
l'autorité religieuse (chapitre 19)
la liberté politique (chapitre 20)
Annexes
1. la philosophie de Maïmonide
2. la condamnation par la synagogue
Qu'est-ce que l'être ? l'ontologie du de deo (Ethique I)
Le titre du livre
Le titre de cette partie
Les définitions
Les Axiomes
Propositions I-VIII
Propositions IX-XV
Propositions XVI-XX
Propositions XXI-XXIII
Propositions XXIV-XXX
Propositions XXXI-XXXVI
Appendice
Annexes
3. note sur la Kabbale
4. le finalisme d'Aristote |
Qu'est-ce que savoir ? la gnoséologie du de mente (Ethique II)
Le titre de cette partie
Les définitions
Les Axiomes
Propositions I-IX
Propositions X-XIII
Propositions XIV-XVIII
Propositions XIX-XXXV
Propositions XXXVI-XLIV
Propositions XLV-XLVII
Propositions XLVIII-XLIX
Annexe
5. le compromis galiléen
Qu'est-ce qu'être heureux ? l'éthique du "de beatitudine" (Ethique III-IV-V)
les affects (III, Préface)
les appétits (III, proposition II, scolie)
le désir (III, proposition IX, scolie)
la perfection (IV, Préface)
la vertu (IV, proposition XVIII, scolie)
le bien (IV, proposition XXXVII, scolie 2)
le plaisir (IV, proposition XLV, scolie)
la puissance (V, Préface)
l'intelligence (V, proposition XX, scolie)
l'éternité (V, fin)
Annexes
6. la fortune critique de Spinoza
7. chronologie
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La liberté de pensée
dans
le Traité théologico-politique
Préface
Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu’ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l’espérance et la crainte, ils ont très naturellement l’âme encline à la plus extrême crédulité est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l’autre, et sa mobilité s’accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l’espoir, tandis qu’à ses moments d’assurance elle se remplit de jactance et s’enfle d’orgueil.
Cela, j’estime que nul ne l’ignore, tout en croyant que la plupart s’ignorent eux-mêmes. Personne en effet n’a vécu parmi les hommes sans avoir observé qu’aux jours de prospérité presque tous, si grande que soit leur inexpérience, sont pleins de sagesse, à ce point qu’on leur fait injure en se permettant de leur donner un conseil que dans l’adversité, en revanche, ils ne savent plus où se tourner, demandent en suppliant conseil à tous et sont prêts à suivre tout avis qu’on leur donnera, quelque inepte, absurde ou inefficace qu’il puisse être. On remarque en outre que les plus légers motifs leur suffisent pour espérer un retour de fortune, ou retomber dans les pires craintes. Si en effet, pendant qu’ils sont dans l’état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c’est l’annonce d’une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l’appellent un présage favorable ou funeste. Qu’il leur arrive maintenant de voir avec grande surprise quelque chose d’insolite, ils croient que c’est un prodige manifestant la colère des Dieux ou de la suprême Divinité dès lors ne pas conjurer ce prodige par des sacrifices et des vœux devient une impiété à leurs yeux d’hommes sujets à la superstition et contraires à la religion. De la sorte ils forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux.
En de telles conditions nous voyons que les plus adonnés à tout genre de superstition ne peuvent manquer d’être ceux qui désirent sans mesure des biens incertains tous, alors surtout qu’ils courent des dangers et ne savent trouver aucun secours en eux-mêmes, implorent le secours divin par des vœux et des larmes de femmes, déclarent la Raison aveugle (incapable elle est en effet de leur enseigner aucune voie assurée pour parvenir aux vaines satisfactions qu’ils recherchent) et traitent la sagesse humaine de vanité au contraire les délires de l’imagination, les songes et les puériles inepties leur semblent être des réponses divines bien mieux, Dieu a les sages en aversion ce n’est pas dans l’âme, c’est dans les entrailles des animaux que sont écrits ses décrets, ou encore ce sont les insensés, les déments, les oiseaux qui, par un instinct, un souffle divin, les font connaître. Voilà à quel point de déraison la crainte porte les hommes.
La cause d’où naît la superstition, qui la conserve et l’alimente, est donc la crainte.
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la superstition
La Préface, outre l’énoncé de la thèse qui va y être soutenue, donne les raisons qui conduisent l’auteur à écrire ce traité. Cela va de soi, car c’est ce qu’on écrit ordinairement dans une préface. La thèse est exprimée clairement dans le sous-titre de l’ouvrage, elle l’est à nouveau au milieu de la préface, à la fin de sa première moitié, et enfin de manière plus lapidaire lorsque l’auteur indique à la dernière page de celle-ci l’objet de son dernier chapitre. Ce livre est une arme philosophique dans le combat pour la liberté d’expression. Il s’agit pour Benedictus, ex-Baruch, Spinoza, qui à cette occasion interrompt la rédaction de l’Ethique pour celle du présent traité, qui n’a pourtant pas la même portée philosophique, d’asseoir mieux qu’il ne l’est le droit de juger librement et de dire ce qu’on pense. Il va cumuler et articuler deux sortes d’arguments : ceux, religieux, qui appartiennent à la critique de l’Ecriture (exégèse), et ceux qui relèvent de la philosophie politique. Le plan du livre, tel qu’il est annoncé, montre ainsi essentiellement deux parties:
1) les chapitres 1-15 établissent que la théologie laisse à chacun le droit de philosopher comme il l’entend ;
2) les chapitres 16-20 montrent que cette liberté peut et même doit être accordée sans danger pour la paix de l’Etat et le droit du souverain.
Seule une motivation puissante a pu faire abandonner momentanément à Spinoza son œuvre principale. Ce Traité théologico-politique est un plaidoyer pro domo. C’est ce que montre la composition même de la préface. Elle est agencée en plusieurs temps. En premier lieu, et dans un esprit qui est commun à tous les philosophes, elle dénonce la superstition. Plus exactement elle en analyse 1° la cause et 2° l’usage, car, si elle a des fondements dans la nature de l’homme, elle est entretenue de manière bien peu innocente par ceux qui peuvent en bénéficier. Mais ce dont il est question sous ce nom n’est rien d’autre que ce que les hommes tiennent pour la religion. Il ne s’agit pourtant pour l’auteur que de fausse religion. Cette distinction est extrêmement importante, car il rejette l’accusation d’athéisme qui lui est ordinairement adressée. Et en effet il n’est pas sans piété, on verra ce que cela veut dire. Mais ce souci polémique montre qu’il est engagé dans une situation historique déterminée avec un objectif déterminé. C’est pourquoi les considérations philosophiques de fond ne suffisent ni à déterminer son projet, ni à lui faire interrompre son travail le plus théorique. Il énonce donc en second lieu des raisons beaucoup plus conjoncturelles. Il explique pourquoi il écrit en se référant à la situation politique et idéologique dans laquelle se trouve la Hollande vers la fin du dix-septième siècle. Le contexte est unique, très privilégié, et en même temps son exceptionalité est très menacée. Lui-même est très menacé. Il peut compter ses amis, et dans sa situation il serait bien légitime de dire " qui n’est pas avec moi est contre moi ", parce que vraiment les autorités religieuses excitent la haine contre lui. Ce traité constitue une tentative pour desserrer l’étau qu’il sent se fermer sur lui. Mais ses illusions ne sont pas bien grandes. Après quelques pages destinées à dresser le plan du livre, pratiquement chapitre par chapitre, ce qui en montre la cohérence, il avoue qu’il ne s’adresse qu’à une minorité infime. Un tel geste n’a de sens que si cette dernière tient en main les leviers de commande. Il est vrai qu’on peut penser qu’il s’adresse effectivement à De Witt et à sa mouvance. Mais il est bien dangereux de s’en remettre à elle et si les mots qu’il écrit pour finir en manifestent une certaine conscience, il n’en est pas moins vrai que la tentative est encore plus imprudente qu’il ne la croit et qu’elle se retournera contre lui.
On pourrait discuter de la proposition selon laquelle "les hommes(...) de nature(...) sont sujets à la superstition". On la rencontre à deux reprises (p. 3, l. 2 et p. 6, l. 8). Elle suppose une nature humaine. Au contraire Marx dans la Critique de la philosophie du droit explique que c’est la situation de misère où ils se trouvent qui incline les hommes à la religion. De même sa 6e thèse sur Feuerbach affirme qu’il n’y a pas d’autre nature humaine que les rapports sociaux. Cependant il ne s’agit pas ici de réfléchir sur la nature des conditions qui font que les hommes sont enclins à croire n’importe quoi. Le rôle du Traité est de mettre en lumière le rôle néfaste que joue cette excessive crédulité, d’établir combien elle est irrationnelle et que la religion n’a à y gagner pas plus que la philosophie. Car on ne peut dire qu’elle donne "une idée confuse de la divinité". C’est une allusion à Descartes (Méditations métaphysiques, III, pléiade pp. 294-300) qui plaide pour l’idée d’un Dieu infini. Mais, je ne sais plus où, il dit que la superstition s’explique par une connaissance confuse de la nature de Dieu. Au fond, sans se prononcer sur ses origines, Spinoza décrit un fonctionnement psychique. Il y a une réalité que chacun reconnaît aisément : la prise des hommes sur les événements qui appartiennent pourtant à leur propre sphère est tellement faible qu’ils sont ballottés par eux entre l’espoir que se produisent ceux d’où ils peuvent tirer du bien et la crainte de ceux dont ils n’ont rien de tel à attendre. Comme ce n’est manifestement pas de leur volonté qu’ils sont issus, comme aussi ils ont beaucoup à en redouter, parce que le hasard ne saurait leur être toujours favorable, ils imaginent une autre volonté, dont ces événements dépendent plus que de la leur, et ils s’inquiètent des moyens de se la ménager. Ils sont dans la situation décrite par Machiavel dans le chapitre 29 du premier livre de ses Discours, de ces particuliers ou de ces peuples manquant de virtù, qui sont réduits à l’impuissance devant le destin. Mais la préoccupation ici n’est pas de gouverner. Elle est d’obtenir du gouvernement qu’il accorde à chacun la liberté de philosopher comme il l’entend.
En attendant de formuler cette exigence, Spinoza ironise contre cette superstition. Il s’en moque d’autant plus que ses congénères ne craignent pas d’accroître leur ridicule lorsque les événements leur sont favorables en attribuant leurs succès à leur sagesse. Si les faits semblent obéir à leur volonté non seulement ils se persuadent d’avoir eu l’intelligence de les prévoir, voire de les organiser (" Ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ", déclarait plaisamment, mais lucidement un personnage de Cocteau), mais ils repoussent dédaigneusement les tentatives que d’autres pourraient faire de les faire profiter d’une sagesse moins hypothétique. C’est ce qui les rend d’autant plus drôles lorsque le vent de la fortune a tourné, que rien ne leur réussit plus : alors ils redeviennent clients de toutes sortes de conseilleurs, et pas seulement des meilleurs. Aussi inepte (ineptum), absurde (absurdum) ou inefficace (vanum) que puisse être un avis, il a ses chances d’être entendu. Car leur raisonnement ne dépasse pas le niveau de l’association d’idées. C’est de cette manière qu’ils créent ce qu’ils appellent des présages. N’importe quel événement mineur, et d’ailleurs accidentel relativement à celui qu’ils attendent, sera interprété par eux comme un signe du prochain succès (un trèfle à quatre feuilles) ou du prochain échec (un chat noir), selon qu’il a déjà été associé à l’un ou à l’autre. Si l’accident n’est pas mineur il sera d’autant plus tenu pour un message des puissances supérieures : un ciel qui s’obscurcit, un coup de tonnerre isolé, comme on le voit dans les Evangiles au moment où expire le crucifié, sont tenus pour un prodige exprimant la volonté de celles-ci. La superstition est clairement décrite comme un délire qui consiste à croire que les lois de la nature sont suspendues et que cette suspension signifie l’intervention divine. C’est ce qu’on appelle un miracle. Le superstitieux délire en tant qu’il croit possible que la nature n’obéisse plus à ses propres lois, ce qui est projeter sur elle son propre délire. Croire qu’on transforme de l’eau en vin (hélas), ou qu’on ressuscite un mort par exemple, ou que le soleil s’immobilise dans le ciel c’est du délire pur et simple.
La raison de ces délires n’est pas seulement dans l’incertitude de ceux qui s’en rendent coupables, elle est aussi, plus positivement dans leur désir immodéré de ce qui n’est pas en leur pouvoir, de ce qui échappe à leur volonté. Descartes distinguait déjà parmi les biens ceux qui dépendent de la volonté, lesquels à vrai dire se réduisent à nos pensées, et ceux qui nous échappent. Il est clair que les hommes qui n’ont pas la sagesse de ne porter leurs espérances que sur ce qui dépend d’eux ont plus que les autres de raison d’espérer une intervention bénéfique des puissances supérieures ou de craindre leur intervention hostile. Ceci ne serait qu’amusant, car chacun est révélé par ses propres pensées, les individus grossiers en particulier par leur superstition. Mais il y a pourtant du scandale là-dedans, puisqu’ils ne se contentent pas d’énoncer leurs insanités, et qu’ils s’efforcent de rabaisser la raison. Si la raison est en effet impuissante à défricher une voie par laquelle on pourrait obtenir sans un quelconque travail la richesse qui comblerait tous les désirs, on trouve là un argument définitif contre la raison elle-même, qu’on révoque donc absolument comme faculté de comprendre le monde et de déterminer les actes humains. D’un même mouvement l’auteur s’en prend à la superstition païenne et à la superstition judaïque et chrétienne. Car si ce sont les Anciens qui interrogeaient les Dieux dans l’examen de entrailles des animaux qu’ils leur sacrifiaient, c’est bien la religion monothéiste qui délibérément rabaisse la sagesse humaine en déclarant vain tout ce qui appartient à l’homme, et c’est bien le discours des béatitudes dans le Sermon sur la montagne qui fait des pauvres d’esprit les confidents privilégiés du Seigneur. "Dieu a les sages en aversion". C’est cette superstition dont jouait déjà Platon dans Phèdre (où le second discours de Socrate déclarait divins quatre sortes de délire), dans Ion (discours sur l’inspiration), etc. dans d’autres dialogues relativement à son propre démon. Mais Spinoza ne s’en amuse plus du tout. Sa philosophie a-t-elle relativement à la raison une attitude différente de celle de Platon ? Pour celle-ci l’épistèmè ne constitue pas une démarche seulement rationnelle. Elle implique une maïeutique ou une ascension vers l’idée qui n’ont plus rien à voir avec les procédés mis en œuvre dans les mathématiques, lesquels représentent la dianoia. Il en va parallèlement chez Spinoza, pour qui la connaissance rationnelle n’est que la connaissance du deuxième genre, tandis que l’intuition la dépasse. Mais il se refuse à jouer de la double opposition de la raison à l’intuition et à la superstition qui l’autoriserait à faire de la superstition l’image de l’intuition.
Il ne suffit cependant pas de déclarer superstitieuses les croyances que les hommes prennent pour religieuses en montrant qu’elles ne sont dictées que par la peur ; il faut encore mettre en lumière le fait qu’étant dictées par la peur elles ne peuvent qu’être instables, sujettes à se substituer indéfiniment les unes aux autres. Comme l’hydre dont parle Platon, il ne suffirait pas de couper la tête à celle de ces superstitions qui actuellement occupe les esprits pour mettre fin à la superstition elle-même. Toujours déçus par elles, les hommes ne cessent de passer de l’une à l’autre. Cependant le plus important n’est pas encore dans la constatation de la variabilité de la superstition. Il est dans la mise en rapport étroit de ce que tout le monde reconnaît pour superstitieux avec ce qu’on admet être religieux. La religion n’est qu’une superstition stabilisée. C’est afin de mettre de la constance dans les esprits qu’on a mis en place un culte et un appareil qui leur en imposent. On penserait assez spontanément que la pratique religieuse et les moyens qu’elle se donne sont fondés sur la croyance supposée vraie et les articles de son dogme. Mais la pompe est commune à toutes les religions, et évidemment autant aux fausses qu’à la prétendue vraie. On voit par là qu’elle est forcément indépendante de la vraie foi. Il faut cependant encore poursuivre l’analyse. La diversité des superstitions est la source de très graves désordres politiques. Spinoza ne le voit que trop dans le monde qui l’entoure. Plusieurs faits indépendants les uns des autres convergent dans son esprit.
D’une part il y a lieu de penser qu’il se souvient, et sans mal, de quel pays sa famille est originaire et dans quelles conditions elle a dû le quitter. Le royaume de Grenade a été jusqu’en 1492 le dernier bastion des musulmans en Espagne. La victoire des "rois catholiques" a mis fin à la bonne entente qui régnait entre les diverses religions dans cette région de la péninsule. Le fanatisme et l’intolérance qui avaient déterminé l’offensive catholique contre le royaume musulman s’exercèrent alors contre les Juifs. Ils n’eurent plus le choix qu’entre la conversion forcée et le bûcher. Et comme cette conversion était soupçonnée (!) de n’être pas sincère, le choix se réduisit encore entre le bûcher et l’exil. Quelques émigrants eurent le bonheur de trouver un bon accueil chez les Ottomans (Salonique, Istanbul), d’autres se retrouvèrent nouveaux chrétiens et prisonniers au Portugal. Dès que la porte de ce pays s’entrebâilla la fuite vers le nord fut générale. C’est ainsi que la famille Espinosa finit par gagner Amsterdam, où elle s’installa aux environs de 1600.
D’autre part la fin du seizième siècle et la première partie du dix-septième ont été marqués par les atroces guerres dites de religion. Pendant des dizaines d’années des gens qui se disaient chrétiens s’entre-tuaient parce qu’ils n’étaient pas chrétiens à la même mode. Si le massacre de la Saint-Barthélemy (1572) a été une très belle réussite du christianisme en tant qu’institution, la persécution religieuse allant jusqu’à la tuerie n’a cependant été ni exceptionnelle, ni unilatérale. La République des Provinces-Unies elle-même doit son existence à de telles luttes. C’est parce qu’elles étaient protestantes, calvinistes, que les Provinces en question ont fait sécession des Pays-bas, et c’est parce que ceux-ci étaient sous domination espagnole que l’intolérance et le fanatisme du christianisme dans sa variante ibérique y sévissaient. C’est au prix d’une guerre de quatre-vingts ans que l’on put pratiquer en Hollande et dans les autres Provinces le culte de son choix. On put même y être catholique !
Enfin c’est au contexte politique des Provinces-Unies au moment même où il écrit que se rapporte la réflexion de Spinoza. Car si la tolérance y est un fait, elle n’est due qu’à la division, et le fanatisme n’y est pas moins grand qu’ailleurs. Il menace la liberté de pensée. Les sectes les unes tout aussi convaincues que les autres d’être les détentrices exclusives de la vérité se combattent âprement et la principale d’entre elles, l’Eglise calviniste elle-même, intervient vigoureusement contre tout ce qui paraît pouvoir menacer son hégémonie. L’âge d’or de la liberté de pensée, qui est réelle, est fragile, menacé, et Spinoza le sent d’autant mieux que la menace porte en particulier contre lui, contre sa propre activité philosophique. Le rapport entre les autorités politiques et les autorités religieuses calvinistes n’est pas clair. Qui commande et qui obéit ? Le Traité théologico-politique s’inscrit dans une campagne du pouvoir politique bourgeois pour se libérer de la tutelle de l’Eglise calviniste. Mais c’est peut-être le pavé de l’ours !
Quoi qu’il en soit, il est assuré que ce livre est une œuvre politique. Tout en se situant sur le plan de la philosophie la plus élevée et des principes les plus abstraits, il vise à donner une légitimité à la proposition du chapitre 19 de soumettre l’autorité religieuse à l’autorité politique, de remettre à celle-ci la garde et l’interprétation du droit sacré à côté de celles du droit civil, c’est à dire de définir ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas. Toutefois cette proposition n’a pas des chances égales partout. Certes les rois acceptent mal l’ingérence dans leurs affaires du pape et des théologiens. La querelle des investitures dans l’Empire, le schisme anglican et le gallicanisme de fait de l’Eglise française, c’est à dire sa soumission au roi, témoignent de diverses manières de l’existence d’un débat et d’une tension sur la question de la préséance entre les deux pouvoirs. Mais les rois ont beaucoup trop intérêt à gouverner la multitude par la superstition pour pouvoir s’émanciper de la tutelle de leurs Eglises respectives. Ils ont besoin d’être " adorés comme des dieux ", afin de faire admettre aux peuples des politiques qui sont contraires à leur intérêt. Cela ne les garantit pas contre l’accident qui peut les faire haïr comme des fléaux : l’Eglise catholique a soutenu le poignard contre deux rois successifs de la France, parce que ceux-ci n’étaient manifestement pas ses zélateurs assez chaleureux. La volonté des monarques de contenir la pensée dans des limites étroites a tellement besoin de l’autorité de la religion qu’il lui est difficile de lui refuser la prééminence. Henri III et Henri IV ont été assassinés parce qu’ils étaient plus favorables que d’autres à la liberté de pensée et que par là ils étaient des obstacles à la volonté hégémonique de l’Eglise romaine. Toutefois le regard de l’auteur se porte plus loin, au moins jusqu’à Istanbul, où ce n’est plus seulement le résultat éventuellement défavorable au culte officiel d’une libre discussion, mais la discussion elle-même qui constitue une offense à la religion. La liberté de pensée est anéantie par les dispositions qui sont prises dans l’empire ottoman pour imposer scrupuleusement et constamment l’observance du culte. Est-ce que cette référence aux Turcs ne signifie pas que les autorités religieuses que Spinoza voit auprès de lui sont un peu trop turques à son goût ? Gouverner la multitude par la superstition est un procédé de Turc !
Les tromperies auxquelles se livrent les religions ne sont pas compatibles avec une libre République. L’auteur ne parle pas dans le vide, il évoque sa Hollande. Donc son projet politique immédiat apparaît : sauver la Hollande de l’emprise des fanatiques calvinistes, tenus ici pour rien d’autre que superstitieux. Les Provinces-Unies sont dans une situation quelque peu contradictoire. Tout en étant une République, elles font beaucoup trop de place à l’Eglise calviniste. Un choix s’impose dans les années 1660-70 : ou bien la République l’emportera et il faudra pour cela réduire à la raison les calvinistes, ou bien on ne parviendra pas à rabaisser l’arrogance des religieux et la monarchie sera restaurée. Ce que le traducteur appelle une République, ce n’est rien d’autre que l’Etat. Il ne fait aucun doute cependant que l’auteur a lu Machiavel, dont il fait l’éloge dans le Traité politique (chapitre V, §7; chapitre X, §1). Or l’Etat libre, en termes machiavéliens, est en fait celui qui fait une place au pouvoir populaire. La différence d’un Etat à l’autre est que dans la monarchie les hommes combattent pour leur servitude tandis que dans la République ils le font pour leur salut, que dans la première ils se sacrifient pour la vanité d’un seul, tandis que dans l’autre c’est pour le bien commun qu’ils sont appelés à le faire, que dans l’une le jugement est asservi aux préjugés, voire simplement contraint, tandis que dans la seconde il est libre. La libre République n’est donc rien de moins que l’Etat libre, dont la meilleure expression, aux yeux de Spinoza du moins, est la démocratie.
"Quant aux séditions..." Le problème se pose effectivement de savoir si en libérant le jugement on ne déchaîne pas du même coup les actes qui pourraient être commis en conformité avec lui. Si l’on n’autorise pas le libre jugement, si l’on mène une politique à la turque, il est parfaitement clair qu’on ôte tout fondement même subjectif à des actes qui seraient en conformité avec des idées interdites. Par contre si l’on n’interdit pas le libre jugement, est-ce qu’on n’autorise pas du même coup les actes qui sont en conformité avec lui ? Si par exemple chacun est libre de pratiquer le culte de son choix, chrétien, turc, juif ou idolâtre, comme il est dit plus loin, qu’est-ce qui va l’empêcher d’aller entraver la pratique de l’autre, dès lors que sa croyance la lui représente comme mauvaise ? Comment peut-on retenir celui qui se croit le seul détenteur du vrai et du bien, et qui est autorisé à se croire tel parce que ses dogmes ne sont pas combattus par l’Etat, de mépriser les autres, de chercher à les contraindre, de les persécuter ? Dans la Hollande de la fin du XVIIe siècle, les intolérants calvinistes (Gomaristes) s’en prennent aux Régents, aux Arminiens ou aux adeptes des sectes (Sociniens, Quakers, Mennonites, anabaptistes et collégiants sont les plus représentatifs).
La réponse de Spinoza, la solution qu’il apporte à ce problème constitue le but même de son livre, la proposition finale, celle qui fait l’objet de son chapitre 20 et dernier : la paix civile ne peut être rétablie que si le droit public reconnaît que les opinions ne sont jamais des crimes. Ce qui excite les hommes à la sédition, explique le chapitre 20 du Traité théologico-politique, c’est que leurs opinions soient condamnées et qu’eux-mêmes soient pour cette raison considérés comme des criminels. Il n’y a de remède contre ce mal que radical. Que la liberté du jugement propre soit reconnue à chacun et pas seulement à quelques uns est la condition pour que tous soient libres, c’est à dire pour que personne ne soit privé de cette liberté. Si elle est ôtée à un seul, elle est du même coup ôtée à tous. Il va donc falloir que ce livre fasse la démonstration que la liberté de pensée, et particulièrement la liberté d’honorer Dieu à sa guise, n’est contradictoire ni avec la paix civile ni avec la volonté de Dieu. Bien plus l’auteur entend établir qu’elle en est une condition nécessaire. Ce sont les contraintes exercées sur les pensées, qu’il ne faut pas dissocier de leur expression, qui causent du tort et à l’Etat et à Dieu. Entraver l’expression des idées c’est créer les conditions de la subordination de la philosophie à la théologie, de la dictature des pires préjugés, c’est rendre l’âme à la servitude, celle qui fait l’âme esclave de ses préjugés et masque les lumières de la saine philosophie. |
Sommaire
Chapitre 1
Une Prophétie ou Révélation est la connaissance certaine, révélée aux hommes par Dieu, d’une chose quelconque. Quant au Prophète, c’est celui qui interprète les choses révélées par Dieu à d’autres personnes incapables d’en avoir une connaissance certaine, et ne pouvant par suite les saisir que par la foi seulement. Prophète en effet se dit chez les Hébreux nabi, c’est-à-dire orateur et interprète, et dans l’Ecriture s’emploie toujours pour interprète de Dieu, comme il ressort du chapitre VII, verset 1, de l’Exode, où Dieu dit à Moïse : Et voici que je te constitue Dieu de Pharaon et Aaron ton frère sera ton prophète, comme s’il disait puisque Aaron, interprétant à Pharaon ce que tu dis, joue le rôle de prophète, tu seras donc comme le Dieu de Pharaon, c’est-à-dire celui qui remplit le rôle de Dieu.
Nous traiterons des Prophètes dans le chapitre suivant, ici de la Prophétie. Il suit de la définition que j’ai donnée, qu’on peut appeler Prophétie la connaissance naturelle. Car ce que nous connaissons par la lumière naturelle dépend de la seule connaissance de Dieu et de ses décrets éternels. Toutefois cette connaissance naturelle étant commune à tous les hommes, car elle dépend de principes communs à tous, le vulgaire toujours assoiffé de raretés et d’étrangetés, méprisant les dons naturels, n’en fait pas grand cas il entend donc l’exclure quand il parle de la connaissance prophétique. La naturelle n’en a pas moins tout autant de droit qu’une autre, quelle qu’elle soit, à s’appeler divine, puisque c’est la nature de Dieu en tant que nous en participons, et les décrets divins qui nous la dictent en quelque sorte. Elle diffère d’ailleurs de celle que tous nomment divine, en ce point seulement que cette dernière s’étend au delà des limites de la première et ne peut s’expliquer par les lois de la nature humaine considérée en elle-même mais à l’égard de la certitude qu’enveloppe la connaissance naturelle et de la source d’où elle découle (qui est Dieu), elle ne le cède aucunement à la prophétique. A moins qu’on ne veuille entendre ou plutôt rêver que les prophètes ont bien eu un corps d’homme, mais non une âme humaine et que, par suite, leurs sensations et leur conscience étaient d’une tout autre nature que les nôtres.
Toute divine cependant qu’est la science naturelle, on ne peut nommer Prophètes ceux qui en sont les propagateurs. Car ce qu’ils enseignent, les autres hommes peuvent le percevoir et le saisir tout aussi bien qu’eux et avec une certitude égale, non par la foi seule.
Puis donc que notre âme, par cela seul qu’elle contient objectivement la nature de Dieu et en participe, a le pouvoir de former certaines notions expliquant la nature des choses et enseignant l’usage de la vie, nous pouvons à juste titre admettre que la cause première de la révélation est la nature de l’âme conçue précisément comme capable de connaissance naturelle, car tout ce que nous connaissons clairement et distinctement, l’idée de Dieu (nous venons de l’indiquer) et la nature nous le dictent, non avec des paroles sans doute, mais en un mode l’emportant de beaucoup en excellence, et qui s’accorde très bien avec la nature de l’âme, comme l’a indubitablement éprouvé en lui-même quiconque a goûté la certitude de l’entendement.
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la connaissance
Le prophète étant communément reconnu comme le porte-parole de Dieu, il jouit d’une autorité qu’on ne saurait contester sans du même coup s’exposer à une condamnation de la part des autorités religieuses. On comprend que celui qui cherche à établir la liberté de pensée ait besoin d’examiner ce qu’est la prophétie et de savoir s’il lui est permis de penser autrement que le prophète. Au cas où vous penseriez par exemple que la terre tourne, auriez-vous le droit de le maintenir, alors que le prophète ou l’Ecriture, le Livre de Josué en l’occurrence, dit le contraire ? Autrement dit il faut résoudre la question de savoir s’il y a au-dessus de la raison humaine une autorité qui puisse légitimement contraindre celle-ci à confesser ce qu’elle ne comprend pas, voire le contraire de ce qu’elle comprend.
La question ne se pose pas aujourd’hui dans des termes très différents de ceux d’il y a trois siècles. Assurément trois cent cinquante ans après l’avoir condamné l’Eglise a admis qu’elle avait eu tort de réduire Galilée au silence. Mais il y a d’autres conflits de l’autorité religieuse avec la raison, dans lesquels elle n’a pas encore fait amende honorable. L’attitude libérale à l’égard des théories transformistes revient plus à quelques prélats éclairés qu’à l’institution ecclésiastique elle-même. Surtout, il y a un terrain sur lequel la sécularisation de la pensée est encore problématique, c’est celui de la morale. Les hommes de science, à commencer par Galilée (voir sa Lettre du 21/12/1613 à Benedetto Castelli), y concèdent trop facilement à l’Eglise le droit d’exercer sa férule. Aujourd’hui des représentants des Eglises, des prêtres, des pasteurs, des rabbins et des mollahs, sont invités es qualités à soutenir leurs thèses dans des organes délibératifs dont l’objet est de légiférer sur les mœurs.
Or c’est précisément ce que Spinoza ne veut pas. Il ne saurait reconnaître aucun partage des tâches entre la raison et la théologie, il ne peut admettre que la première doive être soumise à la seconde, même en un domaine limité. Au demeurant ce n’est pas un petit domaine que celui des mœurs. Lorsque le chapitre 15 établit que la théologie n’est pas la servante de la raison (est-ce vraiment là ce qui faisait question ?) et que la raison n’est pas la servante de la théologie, c’est l’autorité de la raison sur la question des mœurs, sur celle de la conduite des hommes dans leurs rapports entre eux, sur celle des lois de l’Etat, qu’il légitime. Le chef de l’Etat a-t-il le droit de se faire pratiquer une fellation par une secrétaire dans son bureau, voilà une question sur laquelle il appartient de décider à la raison et non aux ayatollahs (fussent-ils procureurs des Etats-unis). L’auteur donne la réponse au chapitre 14. Le législateur a-t-il le droit d’établir par une loi positive que les citoyens peuvent avoir des relations sexuelles en dehors du mariage, qu’ils ne sont pas contraints de les nouer dans un seul sexe, qu’ils peuvent prendre des précautions contraceptives, etc. ? voilà une autre question sur laquelle il appartient à la raison et non aux ayatollahs (fussent-ils romains) de décider. La réponse est encore au chapitre 14. Sur les questions de morale la raison est tout autant souveraine que sur la connaissance des lois de la nature.
Telle est la raison pour laquelle l’auteur discute de la prophétie. Son propos est d’établir qu’il n’y a aucune différence de dignité entre la prophétie stricto sensu et la connaissance naturelle. Or si cela suffit à empêcher que les éventuels conflits entre elles ne soient réglés à l’avantage de l’une ou de l’autre, ça ne suffit évidemment pas à les empêcher de surgir. C’est pourquoi il faudra montrer plus loin que la prophétie stricto sensu 1° ne s’exprime que sur les questions pratiques et nullement sur les questions spéculatives, et 2° y délivre un message qui converge avec celui de la raison. Ainsi les conflits ne naissent-ils que de la prétention des théologiens soit de légiférer dans les matières spéculatives, soit en matière pratique de s’écarter de l’enseignement des prophètes ou d’y rajouter des propositions de leur crû.
C’est pour établir l’égale dignité de la connaissance naturelle avec la prophétie stricto sensu que Spinoza donne une définition très large de la prophétie (lato sensu). Certes si l’on n’y est pas très attentif celle-ci ne paraît pas être particulièrement large, mais plusieurs des termes qui la composent, si ce n’est tous sans exception, méritent un commentaire, à l’issue duquel ce qui est ajouté dans le second § apparaît plus comme un pléonasme que comme une conséquence. Il est vrai que celui qui n’est pas familier de l’Ethique ne verra pas malice dans le premier § et en sera peut-être déçu. " Une Prophétie ou Révélation est la connaissance certaine, révélée aux hommes par Dieu, d’une chose quelconque ". Si c’était pour lire ça, pense le lecteur distrait, il me suffisait d’ouvrir le catéchisme !
Pourtant le qualificatif, " quelconque ", doit le premier attirer l’attention. Selon les dictionnaires, les prophéties se rapportent à l’avenir ou du moins à des vérités cachées, c’est à dire inaccessibles aux moyens naturels de la connaissance. Elles n’énoncent la volonté de Dieu que relativement à ce qui n’est pas inscrit dans le cours ordinaire des choses. Faut-il une prophétie pour annoncer une saison, par exemple le printemps après l’hiver ? ou le retour du premier croissant après la disparition de la lune dans les ciels nocturnes ? ou même une éclipse ? On ne reconnaît ordinairement de prophétie que relativement à ce que les voies de la connaissance naturelle ne permettent pas d’annoncer. La prophétie n’a d’intérêt que lorsque toute autre voie de connaissance est exclue. Ainsi la vérité à laquelle elle permet d’accéder est-elle par définition une vérité cachée. La variante de vérité cachée qui peut provoquer le mieux l’admiration des foules est l’avenir, d’une part parce qu’il ne suffit pas d’aller pousser sa curiosité dans les petits coins sombres pour la rencontrer, et d’autre part parce que chacun verra bien demain si le propos formulé aujourd’hui est vrai. L’avenir a ce double avantage qu’il n’est pas à la portée du premier venu de le prophétiser et qu’il est à la portée du premier venu d’en vérifier la prophétie. C’est pourquoi en faisant de la prophétie la connaissance d’une chose quelconque l’auteur donne une définition qui l’écarte de ce qui est fait pour épater les gogos, voire qui l’y oppose totalement.
Deuxièmement cette connaissance est dite certaine. Toute connaissance assurément n’est pas certaine. Le Traité de la réforme de l’entendement, puis l’Ethique II, ont distingué une connaissance du premier genre, connaissance ex auditu ou ab experientia vaga, qui ne saurait aucunement atteindre la certitude, de la connaissance démonstrative (du second genre) et de l’intuition (du troisième genre), ces deux dernières seules autorisant une certitude. Si la prophétie est la connaissance d’une chose quelconque, elle n’en est pas la connaissance quelconque : il ne suffit pas de se faire d’une chose quelconque une idée confuse, une idée obtenue par ouï-dire ou par expérience vague, pour prophétiser. Ceux qui vaticinent sur un tel fondement sont de faux prophètes, si sensationnelles que soient leurs prédictions. Par contre ceux qui sont accoutumés à se servir de leur raison, tant dans la connaissance de la nature que dans celle des conduites humaines atteignent fort bien par cette voie les mêmes vérités que les premiers ont besoin qu’on leur assène autoritairement. Il apparaît donc que si la prophétie lato sensu implique la connaissance naturelle aussi bien de la nature que des conduites humaines, la prophétie stricto sensu n’est destinée qu’à maintenir dans le droit chemin ceux qui sont incapables de se servir de leur raison pour déterminer l’usage qu’ils doivent faire de leur vie. Le rôle de la prophétie étant civique, c’est l’Etat qui doit avoir autorité en matière théologique.
Troisièmement la révélation est le fait de Dieu. Cela pourrait paraître contradictoire avec ce qui précède, dans la mesure où le mot semble indiquer une voie surnaturelle. Si l’on se demande ce qui fait indiquer à l’auteur une telle voie, on pourrait être tenté de ne voir dans cette affirmation qu’une concession regrettable, voire une honteuse dissimulation. Mais c’est impossible de sa part : mensonges ou compromis sont inconnus de lui. Il est la franchise et la sérénité incarnées ! Mais de la même manière que le géomètre entend par cercle autre chose que le commun des hommes, qui n’y voient que de la rondeur, le philosophe entend par Dieu autre chose non seulement que ce que dicte l’anthropomorphisme vulgaire, mais autre chose aussi que ce que veulent les théologiens, dont la doctrine, pour être moins vulgaire, n’est cependant qu’à peine moins anthropomorphique. L’Ethique I montre que Dieu n’est pas transcendant, que c’est l’être même, la nature. Dire que la prophétie est une connaissance révélée aux hommes par Dieu, c’est dire que la prophétie est une connaissance qui, sans être donnée toujours par la voie de la raison, est pourtant une connaissance naturelle. Dans l’Ethique II on apprend que la connaissance est l’expression de l’étendue dans la pensée. La connaissance certaine en est en outre l’expression adéquate. La connaissance prophétique stricto sensu est donc nécessairement un certain rapport avec l’être.
Il n’est pas indifférent que l’auteur puisse appuyer sa définition sur l’Ecriture elle-même, et sur un livre qui n’est pas vraiment quelconque, puisqu’il s’agit de l’un de ceux qui autrefois (jusqu’à la rédaction du chapitre 8 du présent TTP, cf. par exemple Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, 1681) étaient attribués à Moïse lui-même. Cette citation de l’Exode a la particularité d’être métaphorique. Elle règle par une image les rapports qui doivent exister entre le roi des Egyptiens et le chef des Juifs qui sont en captivité chez lui. Moïse tient au pharaon des propos qui ont l’inconvénient d’être inintelligibles. Qu’à cela ne tienne ! Aaron se fera le truchement de son frère auprès du souverain et traduira pour celui-ci en langage intelligible ce que dit celui-là. Il apparaît par cette comparaison d’Aaron avec le prophète que le rôle de la prophétie est d’être une traduction, une interprétation. Elle fait passer un énoncé d’un langage dans un autre, en l’occurrence elle rend une pensée accessible à celui qui n’use pas de sa raison. Mais elle montre aussi ce qu’est le prophète : il n’est qu’un truchement. Lui-même n’est pas un sage, il est seulement inspiré. Aaron en effet ne comprend rien, sans Moïse il est incapable de rien concevoir, il n’est que la bouche par laquelle s’exprime Moïse. Quant à celui-ci la métaphore le tient très manifestement pour Dieu. Il est celui qui révèle, il est la source de la révélation. Autrement dit il est l’être lui-même. C’est donc une place absolument extraordinaire que l’Exode accorde à Moïse, une place qu’aucun autre texte biblique n’accorde à aucun autre prophète. Les commentateurs juifs reconnaissent à Moïse un rapport à Dieu très supérieur à celui des autres prophètes. De fait, Spinoza admet aussi que Moïse se fait de Dieu une idée moins anthropomorphique que ses successeurs. Quoi qu’il en soit de cette distinction, il n’en demeure pas moins que les uns et les autres sont nommés en hébreu " nabi ". Prophète en effet est un mot grec, qui a d’ailleurs le même sens d’interprète d’un dieu. Ils sont seulement une bouche, par laquelle s’exprime le dieu qu’ils servent. Ils n’inventent rien, ils ne conçoivent rien par eux-mêmes, ils ne sont pas capables de justifier ce qu’ils disent. Aaron est si peu capable de justifier ce qu’il tient de son frère, qu’en l’absence de celui-ci il ne voit aucun mal à adorer le veau d’or !
L’auteur présente comme une suite de sa définition qu’il est possible et légitime d’appeler prophétie la connaissance naturelle. Mais on peut se demander si la définition avait un autre objet que d’autoriser cette conséquence. Il est vrai que si la connaissance naturelle est prophétique, la prophétie stricto sensu n’est pas pour autant une connaissance naturelle. Cependant, on l’a remarqué ci-dessus, le conflit qui pourrait survenir entre les deux s’en trouve placé dans un cadre qui exclut l’hégémonie de la théologie. Il y a bien en effet dans le second § de ce premier chapitre un plaidoyer pour la reconnaissance des droits de la raison. Cette philosophie est rationaliste. Il n’y a pour elle aucune raison que la raison puisse ignorer. Ce n’est pas seulement à Pascal qu’elle s’oppose. Elle l’ignore vraisemblablement (la publication des Pensées est contemporaine de celle du TTP). C’est surtout à la théologie. Spinoza n’est pas de ceux qui sont prêts à admettre qu’il y ait un ordre de phénomènes qui échapperait à la raison, qu’il y aurait des objets que la raison ne pourrait pas connaître, et que par conséquent une autre voie de connaissance, supérieure à la raison s’imposerait lorsqu’on les vise. Il n’y a pour lui rien qui soit mystérieux, rien qui soit inintelligible, parce que rien n’est transcendant. La transcendance n’a pas de sens. Aussi est-il irréductiblement un adversaire de Maïmonide qui admet (Guide des égarés, I, 31) qu’il y a des objets qui sont aussi peu à la portée de l’intelligence de l’homme que certains autres le sont à sa vue. Evidemment c’est principalement de Dieu qu’il peut être question. Si Dieu est transcendant alors effectivement il est inconnaissable, sinon par analogie et impensable sinon par déduction. La conséquence nécessaire de telles prémisses est qu’il revient à la révélation stricto sensu de parler de Dieu et de parler en son nom, en particulier afin de fixer aux hommes des règles de vie. Mais évoquer un tel Dieu, c’est énoncer des propos vides de sens. Au contraire si l’on veut que les mots soient autre chose qu’un souffle d’air fétide, il faut reconnaître que Dieu n’est pas transcendant, mais immanent, que la pensée et l’étendue sont les deux manières différentes de percevoir un être qui est unique, que par conséquent rien de ce qui est ne saurait échapper à la raison. Dieu n’est ni impensable, ni inconnaissable, il est l’intelligibilité même. Evidemment un tel principe a tout pour déplaire aux amateurs de mystère, à ceux qui fondent leur pouvoir sur l’obscurité.
L’affirmation que la connaissance naturelle est aussi une prophétie (lato sensu) n’est donc pas seulement une manœuvre tactique, qui jouerait un rôle seulement dans une polémique contre la théologie, et qu’on pourrait oublier immédiatement après. C’est au contraire un principe stratégique de la philosophie spinoziste. C’est la reconnaissance de la puissance de la raison. " Ce que nous connaissons par la connaissance naturelle dépend de la seule connaissance de Dieu et de ses décrets éternels ". Il n’existe rien d’autre que Dieu et par conséquent la connaissance de quel objet que ce soit passe nécessairement par la connaissance de Dieu, en qui est tout objet. Il ne suffit pourtant pas de penser adéquatement Dieu, la substance, pour penser adéquatement n’importe quel objet. Il est clair que l’auteur lui-même n’est pas un homme de science et qu’il est loin de prétendre que la connaissance adéquate qu’il a pourtant de Dieu lui donne autorité en matière de Physique ou de quoi que ce soit d’autre. Mais ce que découvre le physicien, tel que Galilée, n’est rien d’autre que les décrets éternels de Dieu. D’une part il aborde la nature avec pour seul préjugé qu’elle est entièrement connaissable, qu’il n’y a en elle aucun mystère, qu’elle est totalement accessible (c’est aussi un principe cartésien), d’autre part il se met humblement à l’école de l’expérience et ne s’imagine pas savoir quoi que ce soit des lois de la nature avant de l’avoir interrogée. Mais réciproquement, lorsqu’il l’a fait parler, il peut bien tenir les lois qu’il a découvertes (e = ½ gt²), le principe d’inertie, l’héliocentrisme, etc.) pour les décrets éternels de Dieu. Bien sûr le mot décret n’est employé ici que métaphoriquement. Il ne faut pas concevoir Dieu de manière anthropomorphique, se le représenter comme une personne qui aurait des volontés et des idées. Dieu n’est autre que la nature; celle-ci est régie par des lois nécessaires: ce sont là les décrets de Dieu.
La découverte de ces lois est donc la connaissance de Dieu lui-même et elle emporte la certitude. Galilée en effet, pour conserver toujours le même exemple, sur lequel inévitablement l’auteur a dû lui-même beaucoup réfléchir, ne peut établir une vérité telle que celles que je viens de citer sans savoir qu’il établit une vérité. " On ne peut pas former une idée vraie, sans savoir du même coup qu’on forme une idée vraie ", est-il dit dans l’Ethique II. C’est une définition de la certitude. C’est à dire que l’esprit n’a pas la possibilité d’être incertain du rapport (e = ½ gt²) qu’il pense adéquatement. Contrairement à ce que Descartes affirme, mais qu’il ne peut nullement penser, il est impossible de suspendre son jugement lorsqu’on conçoit une idée vraie, tout simplement parce qu’il est impossible de penser à la fois qu’elle est vraie et qu’elle est fausse. Si l’on réfléchit à cela il devient impossible d’imaginer des degrés de certitude. Certains voudraient sans doute qu’il y eût des connaissances les unes plus certaines que les autres, et que la certitude enveloppée par la révélation stricto sensu fût plus grande que la certitude enveloppée par les mathématiques ou la physique. On voit bien que cette proposition n’a pas de sens. Une âme humaine, fût-elle celle d’un prophète, acquiert la certitude par cela seul qu’elle conçoit adéquatement son objet et celui qui affirmerait que la certitude donnée par la révélation stricto sensu est supérieure à celle donnée par la révélation lato sensu ne saurait pas ce qu’il dit, parce qu’il dirait, sans évidemment pouvoir le penser, qu’un prophète a une âme d’une autre sorte que l’âme humaine, qui n’est rien d’autre que l’idée du corps (Ethique II).
La définition spinozienne de la prophétie autorise donc à comprendre sous ce nom la connaissance naturelle. Permet-elle pour autant de faire de Galilée un prophète ? S’il est légitime de parler de prophétie lato sensu, il ne l’est pas de parler de prophète lato sensu. La raison de cette dissymétrie est dans le rapport des prophètes d’une part, des hommes de science et plus généralement de raison d’autre part, avec ceux à qui ils s’adressent. Les uns et les autres propagent des idées, les uns et les autres enseignent ce qu’ils savent à ceux qui ne le savent pas. Toutefois, et c’est une différence radicale, l’enseignement prophétique n’a rien à voir avec l’enseignement rationnel. Je ne suis pas actuellement en train de prophétiser. Je suis en train de m’expliquer. Et à partir du moment où j’aurai été suffisamment clair dans mes Explications non seulement vous saurez que vous ne pouvez pas dire que je suis un prophète, mais vous aurez compris pourquoi. Vous l’aurez en outre compris tout aussi bien que moi et vous serez tout aussi capables que moi d’enseigner ce point de la philosophie du TTP. Le propre de la connaissance rationnelle n’est pas tant qu’elle forme des idées vraies, mais qu’elle sait pourquoi elles sont vraies et qu’elle peut en rendre compte. Partant, celui qui reçoit un tel enseignement se trouve promu à la même position que celui qui le lui donne. De ce point de vue l’idée qui vous est suffisamment expliquée cesse d’être une idée étrangère et devient la vôtre, comme le remarquera aussi Hegel à propos de la philosophie.
La différence entre la révélation stricto sensu et la révélation lato sensu ne tient donc pas à ce que la première apporterait plus de certitude que la seconde, auquel cas son autorité serait aussi plus grande et lui assurerait la prééminence en cas de conflit. Elle tient à ce que l’une va au-delà des limites que l’autre s’assigne à elle-même. Tandis que la connaissance rationnelle ne s’autorise pas à affirmer ce qu’elle ne comprend pas, il est clair que la prophétie, stricto sensu, se le permet. Bachelard exprime à ce sujet une règle commune à tous les rationalistes : " L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement " (la Formation de l’esprit scientifique, chapitre premier). L’homme de science, le philosophe savent très bien qu’en allant au-delà de ce qu’ils peuvent comprendre ils sortent de leur discipline propre et même de la raison. C’est très explicitement par exemple que Platon passe de la dialectique au mythe. Par contre le prophète tient son logement dans cette zone de la pensée où il ne peut rendre raison de ce qu’il dit. A ce propos se pose un problème : comment l’auteur peut-il à la fois situer ici le prophète et reconnaître qu’il atteint la certitude ? Il faut admettre que le TTP tout entier exprime autre chose que sa conviction, et qu’il est tout entier situé dans une perspective polémique, où, voulant bien admettre que la prophétie soit autre chose qu’une tromperie, il cherche à établir que ceux qui en sont les propagateurs n’y gagnent cependant aucune prédominance sur la raison. On pourrait aussi penser que le TTP est une sorte de raccourci, qui permettrait de passer de la première partie de l’Ethique à la fin de ce livre avec ses résultats politiques (quatrième partie) en faisant l’économie de la théorie de la connaissance, vraiment très difficile, développée dans l’Ethique II.
C’est par ce qu’est l’homme en lui-même que s’explique la connaissance rationnelle. A contrario, puisque ce ne saurait être le cas de la connaissance prophétique stricto sensu, on se demande par quoi celle-ci peut bien s’expliquer. Mais, je viens de donner les éléments nécessaires pour le comprendre, il n’y a qu’une alternative : ou l’on admet le mystère, ou l’on n’y voit qu’une supercherie. Car relativement à la révélation lato sensu, là où il n’y a pas de supercherie, c’est la nature de l’âme qui est la cause première de la révélation. " L’âme contient objectivement la nature de Dieu et en participe " est-il écrit ici et c’est aussi la doctrine de l’Ethique II. Je ne peux ici l’expliquer et je renvoie les curieux à ce dernier livre. Il suffit ici de comprendre que cette proposition est entièrement liée à la conception de Dieu qui a été indiquée ci-dessus et qu’elle est évidemment scandaleuse pour les théologiens. De la même façon la citation de Jean qui est mise en exergue de l’œuvre est très polémique : elle utilise l’apôtre en le détournant au profit de la philosophie de l’auteur qui veut lui faire dire que nous n’avons nul besoin que l’esprit de Dieu nous vienne par une voie transcendante.
Il y a là une manière de désacraliser la prophétie, dont Freud, lui aussi Juif athée, saura se souvenir lorsqu’il interprétera les rêves: ils ne sont pas un message des dieux, mais ils expriment une pensée qu’on ne saurait justifier. |
Sommaire
Chapitre 2
(...) Avec une surprenante précipitation tout le monde s’est persuadé que les Prophètes ont eu la science de tout ce que l’entendement humain peut saisir, et, bien que certains passages de l’Ecriture nous disent de la façon la plus claire que les Prophètes ont ignoré certaines choses, on aime mieux déclarer qu’on n’entend pas ces passages que d’accorder que les Prophètes aient ignoré quelque chose, ou bien l’on s’efforce de torturer le texte de l’Ecriture pour lui faire dire ce que manifestement il ne veut pas dire. Certes, si l’on use de pareille liberté, c’en est fait de toute l’Ecriture : nous essayerons vainement de démontrer quelque chose par l’Ecriture, si l’on se permet de ranger les textes les plus clairs au nombre des choses obscures et impénétrables, on de les interpréter à sa fantaisie. Rien par exemple de plus clair dans l’Ecriture que ce fait : Josué, et peut-être aussi l’auteur qui a écrit son histoire, a cru que le soleil se mouvait autour de la terre, que la terre était immobile et que le soleil s’est arrêté pendant quelque temps. Beaucoup cependant ne voulant pas accorder qu’il puisse y avoir aucun changement dans les cieux, expliquent ce passage de telle sorte qu’il semble ne rien dire de semblable d’autres, qui ont appris à philosopher plus correctement, connaissant que la terre se meut et que le soleil au contraire est immobile, font des efforts désespérés pour tirer cette vérité de l’Ecriture en dépit de ses réclamations manifestes. Je les admire en vérité. Je vous le demande : sommes-nous tenus de croire que Josué, un soldat, était versé dans l’Astronomie ? Qu’un miracle n’a pu lui être révélé, ou que la lumière du soleil n’a pu demeurer plus longtemps que de coutume au-dessus de l’horizon, sans que lui Josué connût, la cause de ce phénomène ? Pour ma part, l’une et l’autre interprétations me semblent ridicules j’aime donc mieux dire ouvertement que Josué a ignoré la vraie cause de cette prolongation de la lumière, qu’avec toute la foule présente il a cru que le soleil se mouvait autour de la terre et, ce jour-là, s’était arrêté quelque temps, et ne remarqua point que la grande quantité de glace alors en suspension dans l’air (voir Josué, chap. X, v.11) ou quelque autre cause semblable que nous ne recherchons pas ici, avait pu produire une réfraction inaccoutumée. De même le signe de la rétrogradation de l’ombre fut révélé à Isaïe par un moyen à sa portée, savoir par la rétrogradation du soleil car il croyait lui aussi que le soleil se meut et que la terre est immobile et n’eut jamais, même en songe, aucune idée des parhélies. Nous pouvons l’admettre sans aucun scrupule, car le signe pouvait réellement apparaître et être prédit au roi par Isaïe bien que le Prophète en ignorât la vraie cause. Il faut en dire autant de la construction de Salomon, si du moins elle fut révélée par Dieu autrement dit, toutes les mesures en furent révélées à Salomon par des moyens à sa portée et en rapport avec ses opinions, car n’étant pas tenus de croire que Salomon fût mathématicien, il nous est permis d’affirmer qu’il ignorait le rapport de la circonférence au diamètre du cercle et pensait avec la foule des ouvriers qu’ils sont l’un à l’autre comme 3 à 1 que si l’on peut dire que nous n’entendons pas le texte du livre I des Rois (chap. VII, v. 23), alors, en vérité je ne sais pas ce que nous pouvons connaître par l’Ecriture car la construction est simplement décrite en cet endroit et d’une façon purement historique. Si maintenant l’on croyait pouvoir supposer que l’Ecriture l’a entendu différemment, mais, pour quelque raison inconnue de nous, n’a pas voulu l’écrire comme elle l’entendait, alors il ne s’ensuit rien de moins qu’un renversement total de l’Ecriture car chacun pourra à aussi bon droit en dire autant de tous les passages de l’Ecriture et tout ce que la malice humaine peut inventer d’absurde et de mauvais, il sera permis dès lors de le soutenir et mettre en pratique sous le couvert de l’Ecriture. Ce que nous admettons ne contient d’ailleurs aucune impiété car Salomon, Isaïe, Josué, encore que Prophètes, furent des hommes, et l’on doit juger que rien d’humain ne leur fut étranger. Par un moyen à la portée de Noé il lui fut révélé que Dieu détruirait le genre humain. Noé croyait en effet que, hors la Palestine, le monde était inhabité. Et non seulement des choses de cette sorte, mais d’autres de plus d’importance, les Prophètes ont pu les ignorer, et les ont effectivement ignorées sans que la piété en souffrît, car ils n’ont rien enseigné de particulier sur les attributs de Dieu, mais ils avaient à son sujet des opinions tout à fait vulgaires, et les révélations qu’ils eurent sont en rapport avec ces opinions, comme je le montrerai bientôt par beaucoup de témoignages de l’Ecriture. On voit donc aisément que ce n’est pas à cause de l’élévation et de l’excellence de leur génie, mais pour leur piété et leur constance d’âme qu’ils sont loués et tenus en si haute estime.
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l’exégèse
Le passage qu’on prend ici en considération établit une proposition décisive de l’exégèse spinoziste : l’Ecriture ne contient aucune révélation sur les questions qui relèvent de la spéculation, car les prophètes partagent les préjugés communs aux hommes de leur époque, mais seulement sur les règles pratiques qui conduisent la vie des hommes. Les exemples qui sont donnés (Josué, Isaïe, Salomon) sont à la fois très opportunément choisis et très lumineux. Ils sont introduits par une brève remarque sur le postulat nécessaire au travail exégétique.
L’exégèse est l’interprétation des textes, et singulièrement des textes bibliques. Ainsi dans beaucoup de cas des interprétations allégoriques en sont elles entreprises. Jésus lui-même expliquait certains passages de l’ancien Testament en leur donnant un sens nouveau. L’Evangile selon Luc, par exemple, le montre sur le chemin d’Emmaüs expliquant tout ce qui le concerne dans les propos de Moïse et ceux des prophètes (Luc XXIV, 27). Il découvre par là dans le texte ancien un sens nouveau, que personne évidemment ne pouvait avoir vu avant lui. Toutefois l’exégèse se porte souvent vers des textes soit anodins soit scandaleux. Elle a sa motivation dans le caractère prosaïque de nombreux passages, dont l’esprit religieux a du mal à accepter qu’ils veuillent dire la seule chose que pourtant ils disent. L’exégèse consiste à " découvrir " un second sens, un sens caché derrière leur sens littéral.
Ce dont parle cependant ce chapitre est quelque peu différent. L’interprétation des textes vise à faire admettre que ceux-ci, parce qu’ils sont la parole divine, ne peuvent se tromper et que les prophètes dont les déclarations sont rapportées n’ont pu méconnaître ce que pourtant les sciences à leur époque n’avaient pas établi. On voit bien quel est l’enjeu de ces tentatives. Ou bien l’on refuse d’y trouver l’expression d’erreurs et de préjugés assurément humains et l’on refuse par conséquent que les textes ne veuillent dire que ce qu’ils disent. Ou bien l’on admet que les textes ne veulent dire que ce qu’ils disent et l’on y trouve évidemment quantités d’erreurs et de préjugés, qui ne peuvent être attribués sans blasphème à une inspiration divine. Il semble à de nombreux théologiens que la première solution soit seule susceptible de sauvegarder l’autorité des prophètes. Ce n’est pourtant pas l’avis de l’auteur.
Celui-ci pose en effet une distinction que tous les autres, sans doute emportés par " une surprenante précipitation ", ont négligée. Il faut mettre d’un côté tout ce qui a rapport à la spéculation, c’est à dire à la connaissance, que ce soit celle des lois de la nature ou de l’esprit humain, lequel n’est lui-même qu’une partie de la nature, tout ce qui relève de la science. Il faut mettre de l’autre ce qui au contraire renvoie à la piété, c’est à dire à la moralité. Dans le premier domaine les prophètes ne peuvent rien nous dire, ils n’ont d’ailleurs rien à nous en dire, ils ne sont pas inspirés par Dieu. Ils partagent avec les autres hommes les opinions ordinaires de leur époque. Il est vain de vouloir ici se livrer à une interprétation qui leur prêterait des idées plus avancées. C’est en outre sans aucun intérêt, puisque par définition une telle interprétation ne serait possible qu’à celui qui disposerait par la science de la vérité ainsi cachée dans l’Ecriture. Il aurait peut-être la satisfaction de trouver dans l’Ecriture ce qu’il trouve dans la nature, mais ce n’est qu’en celle-ci et non en celle-là qu’il le découvrirait. Dans le second domaine au contraire se trouve l’intérêt de la prophétie, l’expression de commandements qui sont ceux de la foi, qui doivent régler la vie des hommes, qui leur sont inaccessibles par toute autre voie (à moins qu’ils ne soient des sages), et qu’ils ne respectent que parce qu’ils leur sont dictés par l’autorité divine (à moins encore qu’ils ne soient des sages). C’est là que les prophètes sont inspirés par Dieu. C’est là aussi que leur autorité a un grand rôle à jouer et qu’elle ne doit pas être sapée par des interprétations. Car si l’on s’autorise à faire dire aux Livres sacrés ce qu’ils ne veulent pas dire, il n’y a pas de limite entre le domaine de la spéculation et celui des commandements pratiques. S’il est légitime d’interpréter dans l’un, cela est légitime aussi dans l’autre.
Il faut donc tenir fermement sur cette position qui consiste à dire qu’en aucun cas l’Ecriture ne doit être interprétée, que les prophètes ont dit ce qu’ils ont dit, et n’ont rien dit d’autre, et que leur compétence (en quelque sorte) ne s’étend qu’aux lois de la piété. Il est évident cependant qu’on va devoir sur ce seul terrain se livrer à un gros travail d’éclaircissement afin de montrer que la piété ne commande pas toutes ces gesticulations et toutes ces incantations qu’on lui attribue ordinairement, qu’elle ne commande surtout pas d’égorger ceux qui n’ont pas les mêmes momeries et pitreries.
En un temps où le bûcher menace encore les coperniciens, il y a évidemment quelque raison de prendre pour premier exemple Josué, puisque l’un des arguments que le tribunal de la Très Sainte Inquisition avait utilisés contre Galilée, dans le procès qu’elle lui avait intenté en 1633, était que sa théorie fût contradictoire avec le Livre de Josué. Son chapitre X rapporte en effet une grande bataille qui eut lieu à Gabaon, où Josué triompha des Amorrhéens.
Il les attaque par surprise. Il les poursuit. Le ciel se met de la partie, puisqu’une averse de gros grêlons tue plus d’ennemis que les Juifs n’en tuent par l’épée (verset 11). Peut être va-t-il cependant s’en sauver quelques uns. " Alors Josué parla à Yahweh, en ce jour où Yahweh livra l’Amorrhéen aux fils d’Israël; il dit en présence des fils d’Israël : Soleil arrête toi sur Gabaon, et toi, Lune, sur la vallée d’Ayalon ! Et le soleil et la lune s’arrêtèrent, jusqu’à ce que la nation se fut vengée de ses ennemis " (versets 12-13). Jamais auparavant ni depuis il n’y eut de jour aussi long (verset 14).
Ce récit est parfaitement clair et l’Inquisition avait raison de l’opposer à Galilée : il repose explicitement sur une vue assimilable à la conception ptoléméenne du monde, d’après laquelle la terre est au centre, tandis qu’autour d’elle sur des orbites plus ou moins éloignées tournent la lune, le soleil et des planètes, que d’ailleurs la Bible ne mentionne nulle part, comme le remarque le Florentin (cf. sa Lettre du 21/12/1613 à Benedetto Castelli). Ce récit en outre compare expressément le soleil à la lune, celui-là devant comme celle-ci stationner sur son orbite aussi longtemps que Josué en a besoin pour éclairer son massacre.
Le chef des Juifs, tout successeur de Moïse qu’il soit, n’a nullement été averti par Dieu d’avoir à exposer le système copernicien. Il ne le connaît pas. Et ça n’a d’ailleurs aucune importance, l’objet de l’Ecriture n’étant pas de nous instruire dans les sciences. C’est ce que beaucoup comprennent mal. Ils ont d’ailleurs deux attitudes différentes en face de ce qu’ils croient être un problème. Les uns refusent d’admettre le prolongement du jour, lequel est apparemment miraculeux, et torturent le texte afin de lui faire dire qu’il n’y a rien eu de tel. Ils contestent qu’un fait historique puisse être ici rapporté et donnent du texte une interprétation qui en renverse le sens. Vraisemblablement faut-il voir dans ceux-ci des disciples de Maïmonide, qui s’autorisent comme lui des interprétations allégoriques à chaque fois que le texte leur paraît être en contradiction avec ce qu’exige la raison. Dans le Guide des égarés, II, 35, le philosophe juif estime en effet que le miracle n’a pas été vu de tout Israël et que cette journée ne fut pour ses participants que " comme le plus long des jours d’été dans ces contrées ". Toujours est-il que selon ces interprètes, et contrairement à ce que dit le texte, il ne se serait passé rien d’exceptionnel ce jour-là. Les autres au contraire ne contestent pas le caractère extraordinaire de l’événement, ils reconnaissent la valeur historique du texte, c’est en cela qu’ils philosophent plus droitement, mais ils tentent de l’intégrer dans une conception copernicienne. Ils ont adopté l’héliocentrisme (ils ne peuvent être que des contemporains de l’auteur) et ils voudraient que cette vérité fût reconnue de la Bible elle-même. Ils veulent bien que le jour se soit prolongé, mais ils ne veulent pas que Josué croie à la rotation du soleil autour de la terre. Ils essaient de faire dire à l’Ecriture que c’est la rotation de la terre sur elle-même qui s’est arrêtée. " Je les admire en vérité ", cela s’applique aux uns et aux autres : l’auteur plaisante de leurs vains efforts pour faire admettre que le Livre de Josué dit autre chose qu’il ne dit.
Pourtant il serait beaucoup plus simple de reconnaître que Josué n’était rien d’autre qu’un soldat, qu’à ce titre rien ne lui donnait de lumière particulière en matière d’astronomie, et que par conséquent il n’avait sur ce sujet pas d’autres idées que celles de ses contemporains. Josué croyait que la terre était immobile et que le soleil tournait autour d’elle. C’est à partir de cette conviction qu’il exprime ce qui survient d’extraordinaire ce jour-là. Adhérant au géocentrisme d’autant plus étroitement qu’il ne pouvait imaginer autre chose, et voyant se prolonger le jour, il pense que le soleil s’est arrêté dans sa course et que l’astre de la nuit ne s’est substitué à lui qu’avec quelque retard. La véritable cause du phénomène, qui n’est miraculeux qu’en apparence, a fort bien pu lui échapper aussi bien qu’elle a échappé aux autres observateurs, qui ne sont pas plus météorologues qu’astronomes. A cet égard une supposition possible, quoique ce ne soit pas la seule et que rien ne la garantisse, est que la glace en suspension dans l’air réfléchit ou réfracte la lumière de l’astre déjà couché. Cette hypothèse ne conteste pas la valeur de témoignage qu’a le texte, mais elle vise à expliquer l’événement par une cause naturelle, la suspension des lois de la nature étant une chose absolument impossible, comme le montrera le chapitre 6. Elle a aussi l’avantage de se rapporter à ce qui est écrit (verset 11) de l’averse de grêle qui s’abattit sur les ennemis. Non seulement elle permet de ne pas sacrifier le texte au respect des lois de la nature, mais elle est attentive à tout ce qui est écrit.
Le second exemple se rapporte au prophète Isaïe. Dans le Livre des Rois, II, chapitre XX, Isaïe après avoir annoncé au roi qu’il devait se préparer à mourir, " Mets ta maison en ordre car tu vas mourir et ne vivras plus ", sur ordre de Yahweh, " Retourne dire à Ezéchias (...) dans trois jours tu monteras au temple de Yahweh ", le guérit de sa maladie. Il rend 15 années de vie à Ezéchias: " Et j’ajouterai quinze années à tes jours " (versets 1-7). Celui-ci assurément ne demande pas mieux. Mais enfin il est un peu méfiant et il demande au prophète de faire un miracle pour lui prouver que sa prophétie est vraie: " Quel sera le signe que Yahweh me guérira et que je monterai dans trois jours au temple ? " Il demande un miracle, qui consistera en ce que le soleil devra revenir en arrière: " Je veux que l’ombre revienne en arrière de dix degrés " (versets 8-10). Le début de ce chapitre a montré que cette pratique est absolument constante dans l’Ecriture et que le signe est une exigence qui naît de l’infériorité de la prophétie à l’égard de la connaissance naturelle, laquelle enveloppe sa certitude en elle-même. La prophétie ne l’enveloppe pas, elle ne lui est donc donnée que de l’extérieur, par un signe. Le signe que produit Isaïe est le recul de l’ombre du gnomon sur le cadran solaire (verset 11). Il faut être attentif à deux choses. La première est qu’Isaïe partage avec Ezéchias et avec tous les Juifs de l’époque la conception géocentrique du monde et que pour lui aussi le recul de l’ombre n’est miraculeux que parce qu’il croit que le soleil, responsable de cette ombre, tourne autour de la terre dans un certain sens : d’est en ouest. Que l’ombre recule sur le cadran solaire signifie à ses yeux que le soleil a inversé le sens de sa rotation. Mais certes ça ne peut pas être comme ça que s’explique en vérité le recul de l’ombre. Aussi la seconde chose qu’il faut remarquer est une Explication du phénomène qui renvoie à des lois naturelles. La parhélie, dit le Robert, est l’" image du soleil, dite aussi faux soleil, due au phénomène de réfraction qui produit en même temps le halo ". Ainsi le soleil paraît-il occuper dans le ciel une place légèrement différente de celle qu’il occupe en réalité et cela peut effectivement expliquer que l’ombre occupe elle aussi sur le cadran une place légèrement différente de celle qu’elle devrait occuper. Je ne sais si le recours aux phénomènes météoriques paraîtra convaincant. Mais ce qui est certain c’est que, comme le dit l’auteur, le prophète n’en a jamais eu aucune idée même en songe !
Le troisième exemple est donné par la construction d’un grand bassin dans le temple de Salomon. La référence est ici encore le Livre des Rois, I, chapitre VII, verset 23 : Salomon fait construire le temple et il y place, vraisemblablement pour laver le sol du sang des sacrifices, une représentation en bronze de la mer. " Il fit également la mer en fonte de bronze : dix coudées de bord à bord, parfaitement circulaire, sa hauteur était de cinq coudées et une corde de trente coudées en mesurait le tour ". C’est une cuvette de bronze destinée à être remplie d’eau. Le texte biblique est parfaitement clair, il n’est affecté d’aucune équivoque, il établit entre la circonférence (quinze mètres) et le diamètre (cinq mètres) un rapport de 3. Salomon ignore manifestement le nombre pi. Il était sage sans doute, mais nullement mathématicien. On peut admettre que Dieu a révélé à Salomon les dimensions du bassin et qu’il l’a fait par des moyens accessibles à l’esprit du roi, qui partageait l’estimation commune du rapport de la circonférence au diamètre. Dieu parle aux hommes le langage qu’ils peuvent entendre. S’il avait demandé à Salomon que le rapport fût égal à pi, il n’y aurait jamais eu de bassin dans son temple. Sans doute certains commentateurs seront choqués que la science de l’homme sage ne s’étendît pas jusque là. Mais ils auront tort de chercher à faire dire au Livre des Rois autre chose que ce qu’il dit très clairement.
Il se peut que certains passages de la Bible soient obscurs et qu’on puisse s’interroger sur leur sens. Mais ce n’est le cas d’aucun de ceux qui sont cités dans ce passage du chapitre 2 du TTP. Ils sont limpides et univoques. C’est particulièrement évident de celui qui concerne le bassin du temple. Vouloir sauver la sagesse de Salomon en prétendant qu’il faut l’entendre autrement qu’il ne paraît c’est ouvrir la porte à la mauvaise foi. Or une fois celle-ci autorisée sur un tel point, rien ne peut plus l’empêcher de s’exercer sur n’importe quel autre. " Il ne s’ensuit rien de moins qu’un renversement total de l’Ecriture ". Le renversement dont parle ici l’auteur est celui du message moral des textes bibliques. " Quicquid absurdum et malum humana malitia excogitare potest ", ce que la méchanceté des hommes pourra inventer de plus absurde et de plus mauvais se trouvera autorisé par l’Ecriture. Pourquoi se retiendrait-on de prétendre que le texte fourni par Moïse des dix commandements veut dire autre chose que ce qu’il dit ? Pourquoi se retiendrait-on d’en donner une interprétation allégorique qui n’interdît pas le meurtre, le vol et l’idolâtrie ? Au nom de quoi serait-il impossible de prétendre qu’en disant "aimez-vous les uns les autres" Jésus avait en réalité voulu dire tout à fait autre chose et que par conséquent il est tout à fait pieux de donner libre cours à la haine ? Il est à craindre assurément qu’on ne puisse faire appel à la seule raison des hommes et qu’en levant la barrière qui s’oppose à ces débordements on les rende possibles.
Il faut donc maintenir comme le fait l’auteur, que le texte ne veut rien dire d’autre que ce qu’il dit. C’est là le principe premier de l’exégèse spinoziste. Certains la trouveront impie et voudront la condamner. C’est parce qu’ils considèrent, à tort, que les personnages cités sont divins et qu’ils aiment donc à leur attribuer une science infuse. Mais Josué, Isaïe et Salomon furent des hommes. On remarquera que l’auteur s’abstient de citer ici parmi les prophètes Moïse et Jésus, sur le compte desquels il soulèverait sans profit la polémique. Les chrétiens tiennent le second pour Dieu lui-même et les Juifs accordent au premier un statut tout spécial en lui reconnaissant un rapport unique avec Dieu. Mais rien ne s’oppose à ce que ceux qui sont cités soient reconnus ignares " et nihil humani ab ipsis alienum ". La justification est assez plaisante, car le vers latin de Térence qui est ici utilisé sert plus habituellement à justifier une connaissance qu’une méconnaissance. A eux donc Dieu parle avec des moyens tels qu’ils puissent l’entendre. C’est encore le cas avec Noé. L’exemple est ajouté ici comme celui d’un homme particulièrement fruste à qui il serait ridicule de supposer des connaissances qui le dépassaient manifestement. Il ne s’agit pas même d’astronomie ni de mathématiques, il ne s’agit que de géographie. Dieu lui dit : " Je vais amener les eaux du déluge sur la terre, afin de détruire toute chair ayant souffle de vie sous le ciel. Tout ce qui est sur la terre périra " (Genèse, VI, 17). Pourtant le déluge n’a pas inondé autre chose que la région où vivait le patriarche. Mais Noé dans sa simplicité ne croyait pas qu’il y eût d’autres pays que celui qu’il habitait. Il identifiait son pays et la terre. Dieu voulant lui annoncer l’inondation de la région lui déclare que la terre périra. Sans doute est-il complètement indifférent que Noé ne soit pas géographe, que Salomon ne soit pas mathématicien, etc.
Mais il y a des questions sur lesquelles la même indifférence ne va pas de soi. Et c’est pourtant à elles que Spinoza veut en venir. Les auteurs des livres sacrés n’étaient pas philosophes et il y a des questions qui ne relèvent que de la philosophie sur lesquelles ils se sont pourtant prononcés. Si l’on croit que c’est la Révélation qui les a éclairés sur elles, il faut admettre qu’elle l’a fait par des moyens qui étaient à leur portée. Ainsi en va-t-il de ce qu’ils croient de Dieu. La nature de Dieu est une question qui relève de la philosophie et de rien d’autre. Ce que disent à son sujet les Ecritures ne peut pas être pris au pied de la lettre. C’est à dire que ce ne peut être pris pour une vérité philosophique devant laquelle les philosophes doivent s’incliner. Il faut donc soit en rire, soit en donner une interprétation. Outre qu’il ne serait pas très charitable d’en rire, il vaut mieux l’éviter, puisque les hommes ne connaîtraient alors plus aucun frein. Une interprétation est alors nécessaire. Donc Spinoza se livre à une interprétation lui aussi, mais cette interprétation est tout à fait opposée à celle de Maïmonide, puisqu’elle attribue à la Révélation l’intelligence constatée de celui auquel elle s’adresse au lieu d’attribuer à celui auquel elle s’adresse l’intelligence supposée de la Révélation. Il s’agit de se dire non que le texte est tordu parce que celui qui l’énonce ne pouvait vraiment pas penser de telles naïvetés, mais que la Révélation est tordue, parce qu’il fallait qu’elle se fît entendre de quelqu’un qui était vraiment naïf !
Ainsi fallait-il que la Révélation se fît entendre d’Adam, qui n’avait pas la moindre idée des attributs de Dieu, qui ignorait qu’il fût omniprésent et omniscient, et qui se le représentait comme un père. C’est d’ailleurs encore ainsi que se le représente Abraham : ce n’est pas étonnant puisque c’est le même Livre de la Genèse qui l’atteste. Il fallait encore que la Révélation se fît entendre à Moïse, qui pensait bien que Dieu était éternel (raison pour laquelle il le nomme Yahweh), tout-puissant, singulier et unique, ce qui certes est tout contraire à l’anthropomorphisme physique, mais aussi miséricordieux et bienveillant, ce qui n’est jamais que de l’anthropomorphisme moral. Il croyait même qu’il habitait les cieux et qu’il était plus aisément visible sur la montagne qu’en bas. L’idée que se fait Moïse de Dieu est quelquefois fort compliquée. Quoique Dieu n’ait pas physiquement la forme humaine, il est visible, mais quoiqu’il soit visible on ne peut voir sa face. D’où cet étrange passage d’Exode, XXXIII, 18-23, où à la demande du prophète Yahweh répond: " Tu ne pourras voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre... Tu me verras de dos, mais ma face tu ne pourras la voir ". Ce ne sont pas seulement des opinions vulgaires qu’on relève chez les prophètes concernant Dieu, mais des opinions contradictoires. Jérémie par exemple est convaincu que Dieu peut revenir sur sa parole, ce que Samuel tient pour absolument impossible. Jérémie croit que les hommes peuvent changer leurs mœurs et leur manière de vivre alors que Paul ne professe rien plus clairement que cette impossibilité. Etc., etc. Par là il est montré que les prophètes n’avaient au sujet de Dieu que des opinions tout à fait vulgaires, qu’on ne saurait tenir pour divines.
La manière dont l’auteur s’y prend est tout à fait remarquable. Il ne conteste pas que les prophètes ont eu une Révélation. Mais il rappelle qu’ils ne sont que des hommes et que la Révélation par suite doit leur parler de manière telle qu’ils puissent la comprendre. C’est pourquoi à celui qui ne croit pas que Dieu soit omniscient et omniprésent il n’apparaît ni comme omniscient ni comme omniprésent ; tandis qu’à celui qui le croit tel il apparaît tel. Autrement dit ce n’est pas parce que Dieu est ceci ou cela que le prophète a la Révélation qu’il est ceci ou cela ; mais c’est parce que le prophète le croit ceci ou cela que la Révélation le lui laisse croire. Autrement dit encore la Révélation ne lui révèle... rien ! Plus exactement en ceci la Révélation ne lui révèle rien, elle n’y est pas engagée. [L'idée semble bien être dans l'air à la fin du dix-septième siècle. Lemaître de Sacy écrit dans sa préface au Livre des Rois (1674) : " l'Ecriture sainte diversifie en plusieurs manières ses instructions, pour les proportionner à l'intelligence, et même aux goûts différents, de l'esprit humain " (Bouquins, Robert Laffont, 1990, p. L). En outre selon Philippe Sellier, dans sa préface à la traduction de Sacy, Pascal s'appuyant sur un verset d'Isaïe pense que l'action divine est cachée, discrète en chacune de ses manifestations et que chaque auteur humain a conservé sa personnalité, ses connaissances et ses lacunes, son univers daté, son langage (p. XVIII).]
Spinoza reste pourtant fidèle à la définition qu’il a donnée de la prophétie. S’il n’y a pas de prophétie quant à la nature de Dieu, il y en a bien par ailleurs. Quoique Dieu n’ait révélé aux prophètes aucune connaissance certaine ni des mathématiques, ni de l’astronomie, ni même de la théologie, il leur en a donné pour ce qui concerne la conduite de la vie, laquelle seule constitue la fin et la substance de la Révélation. Dieu révèle au prophète une vérité par des moyens accessibles à l’imagination du prophète. Autrement dit les images contenant un enseignement moral n’ont en elles-mêmes aucune vérité. Pourtant ce sont ces images qui passent pour prophétie et non l’enseignement moral qu’elles emballent. Même si l’auteur ne voit pas comment ils sont parvenus aux préceptes qu’ils énoncent, il reconnaît leur piété et leur constance d’âme. Mais il est clair que la raison par laquelle il leur donne raison n’est pas qu’ils sont éclairés par la Révélation. Au contraire, c’est parce qu’il leur donne raison qu’il veut bien admettre qu’ils sont éclairés par la Révélation. Ce n’est pas parce que l’Ecriture est divine qu’elle est vraie. C’est parce qu’elle est vraie qu’elle est divine. |
Sommaire
Chapitre 4
(...) Ce qu’il faut admettre au sujet de la première question se déduit facilement de la nature de la volonté de Dieu, qui ne se distingue de l’entendement divin que relativement à notre raison, c’est-à-dire que la volonté de Dieu et son entendement sont en réalité une seule et même chose et ne se distinguent que relativement aux pensées que nous formons au sujet de l’entendement divin. Par exemple, quand nous avons égard seulement à ce que la nature du triangle est contenue de toute éternité dans la nature de Dieu comme une vérité éternelle, alors nous disons que Dieu a l’idée du triangle, ou conçoit par l’entendement la nature du triangle. Quand ensuite nous avons égard à ce que la nature du triangle est contenue dans la nature de Dieu par la seule nécessité de cette nature et non par la nécessité de l’essence et de la nature du triangle, et même que la nécessité de l’essence et des propriétés du triangle, en tant que conçues comme vérités éternelles, dépend de la seule nécessité de la nature divine et de l’entendement divin, non de la nature du triangle, alors nous appelons volonté ou décret de Dieu cela même que précédemment nous avons appelé entendement de Dieu. Ainsi, relativement à Dieu, c’est tout un de dire que Dieu a de toute éternité voulu et décrété que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, ou que Dieu a conçu cette vérité par son entendement. Il suit de là que les affirmations et les négations de Dieu enveloppent toujours une nécessité, autrement dit une vérité éternelle.
Si donc par exemple Dieu a dit à Adam : je ne veux pas que tu manges le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, il impliquerait contradiction qu’Adam pût en manger, et il serait par suite impossible qu’Adam en mangeât. Puisque cependant l’Ecriture raconte que Dieu l’a interdit à Adam et que néanmoins Adam en a mangé, on devra dire nécessairement que Dieu a révélé à Adam le mal qui serait pour lui la conséquence nécessaire de cette manducation, mais non la nécessité de la conséquence de ce mal. Par là il arriva qu’Adam a perçu cette révélation non comme une vérité éternelle et nécessaire, mais comme une loi, c’est-à-dire comme une règle instituant qu’un certain profit ou un dommage sera la conséquence d’une certaine action, non par une nécessité inhérente à la nature même de l’action, mais en vertu du bon plaisir et du commandement absolu d’un prince. Ainsi, pour Adam seulement et par suite de son défaut de connaissance, cette révélation devint une loi et Dieu se posa en législateur et en prince.
Pour cette même cause et par suite d’un défaut de connaissance, le Décalogue fut une loi pour les Hébreux seulement ne connaissant pas en effet l’existence de Dieu comme une vérité éternelle, cela même qui leur fut révélé dans le Décalogue, à savoir que Dieu existe et doit seul être adoré, ils durent le percevoir comme une loi si Dieu leur avait parlé immédiatement sans user d’intermédiaires corporels d’aucune sorte, ils ne l’eussent pas perçu comme une loi, mais comme une vérité éternelle. Ce que nous disons d’Adam et des Israélites, on doit le dire aussi de tous les Prophètes qui ont écrit des lois au nom de Dieu ils n’ont pas perçu les décrets de Dieu adéquatement, comme on perçoit des vérités éternelles.
Il faut dire par exemple de Moïse aussi qu’il a perçu par une révélation, ou tiré des principes à lui révélés, la façon dont le peuple d’Israël pouvait le mieux s’unir dans une certaine région du monde et former une société nouvelle, autrement dit constituer un Etat de même la façon dont ce peuple pouvait le mieux être contraint à l’obéissance. Il n’a pas perçu en revanche et aucune révélation ne lui a fait connaître que cette façon fut la meilleure, il n’a pas su davantage que, par l’obéissance commune du peuple réuni dans telle région, le but que visaient les Israélites serait nécessairement atteint. Il n’a donc pas perçu toutes ces choses comme des vérités éternelles, mais comme des choses commandées et instituées et les a prescrites comme des lois voulues par Dieu. De là vint qu’on se représenta Dieu comme un régulateur, un législateur, un roi, alors que tous ces attributs appartiennent à la nature humaine seulement et doivent être entièrement écartés de celle de Dieu.
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le commandement divin
On dit en parlant des dix commandements, et plus largement de toutes les obligations auxquelles les Juifs sont soumis par la Torah (Exode, Lévitique et Deutéronome en particulier), que c’est la Loi de Dieu, la loi divine. Et certes on entend par là généralement que Dieu, agissant comme le fait un monarque, a dicté aux hommes ses volontés. Cette manière de s’exprimer est évidemment anthropomorphique. Il convient donc de déterminer dans quelle mesure on peut légitimement dire que Dieu est législateur. La réponse est que ça ne peut pas être affirmé proprement, mais que ce n’est qu’une manière de parler et que celle-ci est relative à l’incapacité des Juifs (y compris Moïse) d’avoir de Dieu une idée adéquate. Dieu n’est législateur, dans un sens où il serait comparable à un roi, que dans l’imagination des prophètes. Ce qui est essentiel à ce sujet dans le chapitre 4 est développé au premier point de la démonstration : " si par la Lumière naturelle nous pouvons concevoir Dieu comme un législateur ou un prince prescrivant des lois aux hommes ". Le mouvement des idées en est d’une grande simplicité. Ce passage affirme (il ne le démontre pas, mais cela n’est pas nécessaire, puisque l’idée appartient aux théologiens) qu’en Dieu l’entendement et la volonté ne sont qu’une seule et même chose. Dire que Dieu conçoit une certaine chose c’est dire qu’il la veut. Au-delà de l’énonciation de ce principe, il y a des exemples de son application: 1° ce n’est pas en roi que Dieu interdit à Adam de manger le fruit de l’arbre de la science ; 2° ce n’est pas en roi que Dieu dicte le Décalogue aux Israélites ou la loi à Moïse. Par contre c’est en tant que tel qu’ils le perçoivent. La suite (p. 97) place Jésus en dehors du rang des prophètes et en fait la bouche même de Dieu : on ne peut donc dire que Dieu lui apparaît comme un roi. Les applications données ici, loin d’être quelconques, concernent les plus fondamentales des lois divines, et il faut comprendre que ce passage, fidèle à l’esprit du chapitre 2, vise à se mettre au diapason des théologiens tout en ne dérogeant en rien à la philosophie de l’auteur et en rejetant ce qu’il appelle les superstitions.
C’est dans la première partie de l’Ethique, proposition XVII, scolie, qu’est discuté ce qu’on peut appeler entendement et volonté chez Dieu. Afin de bien apprécier cette discussion il faut avoir en vue que l’auteur n’y livre en aucune manière le fond de sa pensée. Celui-ci est que ni l’entendement ni la volonté ne peuvent proprement être dits appartenir à Dieu. Mais il se contente de se ranger avec les théologiens, avec Maïmonide et avec Descartes contre ceux, que rejoindra Leibniz, qui séparent en Dieu entendement et volonté, comme ils sont séparés en l’homme. Il se donne ce point d’appui afin de lutter contre l’anthropomorphisme. Et c’est aussi tout ce qu’il cherche dans ce chapitre du TTP : montrer que Dieu n’est pas avec la loi divine dans le rapport où un roi est avec ses décrets. Mais admettre que l’entendement et la volonté de Dieu sont une seule et même chose n’est pas encore dire que ces mots n’ont aucun sens relativement à Dieu. Or si Maïmonide et les théologiens admettent que l’entendement et la volonté de Dieu sont une seule et même chose, à la fois ils ruinent l’analogie anthropomorphique de Dieu avec l’homme et ils la supposent. Pourquoi cette position, qui manque de rigueur ? Afin de reconnaître à Dieu la création et le choix, dont il suit que sa nature est impénétrable.
Spinoza n’est pas plus d’accord, au fond, avec Maïmonide et Descartes qu’avec les prédécesseurs de Leibniz, théologiens inspirés de la tradition hellénique plus que par la tradition juive. A ces derniers il n’accorde certes pas que le décret de Dieu soit contraint par la nature des choses, mais il n’accorde pas non plus aux premiers que le décret de Dieu pourrait être autre (choix et création). En Dieu l’entendement et la volonté ne sont pas seulement autres qu’en l’homme, ils n’existent pas. D’ailleurs ce passage du chapitre 4 du TTP ne dit nullement que Dieu veuille librement (ce qui pourrait être spinoziste, mais n’en serait pas moins équivoque), il dit que " les affirmations et les négations de Dieu ", qui de ce fait ne sont rien moins que des choix, " enveloppent toujours une nécessité, autrement dit une vérité éternelle ". Dieu est donc libre au sens où il est causa sui, mais ça n’a rien à voir avec le libre arbitre. La loi divine n’est donc pas un décret royal, ce qui impliquerait un arbitraire, l’intervention d’un libre arbitre ; elle enveloppe une nécessité, c’est une vérité éternelle. On ne sera pas surpris que ni Adam ni même Moïse n’aient été capables de se représenter cela.
La réponse qu’on peut légitimement apporter à la question de savoir si Dieu est proprement législateur se déduit facilement de ce qu’on vient de dire : il faut certes être d’accord sur la nature de la volonté divine. Or précisément Spinoza ne conteste pas ce que disent de celle-ci les théologiens. La formule est prudente puisqu’elle ne concerne pas directement la nature de Dieu. Mais il n’a aucune raison de multiplier ses ennuis lorsque ce n’est pas absolument indispensable. Or il ne lui est pas ici absolument indispensable de faire la clarté sur la nature de Dieu pour savoir s’il est législateur ou non. Il lui suffit d’établir que son entendement et sa volonté ne sont pas les nôtres, ce que les théologiens conçoivent eux-mêmes, du moins lorsqu’ils s’inscrivent dans la lignée de Maïmonide et de Descartes. Il distingue entre ses adversaires. Il y a ceux qui s’éloignent tellement de la vérité qu’il ne peut en aucun cas être d’accord avec eux, et il y a ceux qui ont au moins le mérite de ne pas dire que des choses fausses. Il s’appuie sur les seconds pour combattre les premiers. Mais le tour de ceux-là viendra aussi. Leur compte sera réglé quand il le faudra.
Il s’en tiendra donc ici à combattre l’anthropomorphisme le plus grossier, celui qui attribue à Dieu un entendement et une volonté séparés l’un de l’autre. Cette distinction, dit-il, n’a de sens que relativement à notre raison (respectu nostrae rationis) et non pas en réalité (in se revera), c’est à dire relativement à Dieu (respectu Dei). Cette subtilité est tout à fait scolastique, elle n’est pas de son invention. C’est l’habitude de l’Ecole en effet de reconnaître deux sortes de distinctions. Il y a d’une part des choses qui ne sont distinguées que par abstraction, distinguées par la raison, l’Ecole les dit rationaliter distincta ; et il y a d’autre part des choses qui sont effectivement distinctes, distinguées dans la réalité, l’Ecole les dit realiter distincta. En employant ce langage on est sûr au dix-septième siècle de se faire entendre. Par exemple entre la figure et la couleur d’un objet la distinction, que nous faisons pourtant très clairement et distinctement, n’est que rationnelle. La figure en effet ne saurait exister en réalité sans la couleur, ni la couleur sans la figure. Tandis qu’entre l’âme et le corps, selon la conception que s’en font Descartes et beaucoup d’autres, la distinction est réelle : ils croient en effet concevoir des âmes sans corps comme ils croient concevoir des corps sans âme. Eh bien, la distinction entre l’entendement de Dieu et sa volonté, quoique certains la tiennent pour réelle, n’est elle non plus que rationnelle. Ce n’est pas parce que nous la comprenons qu’elle est réelle. Nous comprenons la distinction entre la figure et la couleur, et nous comprenons aussi qu’elle n’est pas réelle. Nous ne comprenons d’ailleurs la distinction entre l’entendement et la volonté de Dieu que par la projection sur Dieu de ce qui ne concerne que l’homme, c’est à dire que nous ne la comprenons qu’illusoirement, par la part d’anthropomorphisme qu’elle renferme.
Assurément il peut être toujours commode de dire que Dieu pense le triangle et qu’il veut le triangle, alors que nous savons bien que cette distinction n’est qu’une abstraction. C’est la même chose que nous disons alors, mais en nous plaçant successivement à deux points de vue différents. Soit en effet nous nous proposons de faire entendre que la nature du triangle est une vérité éternelle, en ce sens que personne ne peut nier que la somme de ses angles soit égale à deux droits, et nous disons alors que le triangle est pensé par l’entendement de Dieu. Soit nous souhaitons faire entendre une proposition complètement différente, à savoir que si c’est une vérité éternelle ce n’est pas parce qu’il y a une vérité qui dépasse Dieu, mais parce que la vérité exprime l’essence de Dieu, et nous disons alors que le triangle est décrété par la volonté de Dieu. Mais il est clair que ce n’est qu’une distinction de raison et que ce que nous appelons la première fois l’entendement de Dieu et ce que nous appelons la seconde fois la volonté de Dieu sont en réalité, en Dieu, une seule et même chose. Notre raison est attentive à une chose puis à l’autre. Relativement à ce qui fait l’objet de notre attention la distinction est fondée. Mais relativement à ce qui constitue l’essence de la chose considérée, il n’en va pas de même. C’est pourquoi les choses rationaliter distincta ne sont pas nécessairement realiter distincta.
En énonçant la seconde proposition, complètement différente de la première, l’auteur a pris position dans un débat d’une très grande portée. Le lecteur s’aperçoit d’ailleurs que l’accord admis avec Maïmonide et avec Descartes était tout provisoire. Il ne s’agit plus ici de savoir ce que sont l’entendement et la volonté de Dieu, mais ce qu’est le rapport entre lui et les vérités éternelles. La proposition selon laquelle la somme des angles du triangle est nécessairement égale à deux droits est-elle une vérité éternelle en ce sens que cette nécessité découle de la nature de Dieu, ou bien parce que cette nécessité découle de la nature du triangle ? Contre ceux qui croient que Dieu doit reconnaître les vérités éternelles, Spinoza affirme avec Descartes que Dieu crée non seulement les existences, mais aussi les essences. Dans sa correspondance de l’année 1630 avec Mersenne (Lettres du 15/04, du 06/05 et du 27/05), Descartes expose très vigoureusement que Dieu ne saurait être asservi à des nécessités qui le dépasseraient. Il s’en prend très clairement à une conception d’inspiration hellénique, qui abaisse Dieu au niveau " d’un Jupiter ou Saturne ". Ces divinités en effet ne sont pas aussi dominatrices qu’une connaissance superficielle de la mythologie pourrait le laisser croire. Une étude plus approfondie des auteurs anciens nous apprend que Jupiter retarde autant qu’il le peut le duel entre Achille et Hector parce qu’il ne peut empêcher qu’Achille, son préféré, ne meure peu de temps après avoir tué Hector. Elle nous apprend qu’il ne peut empêcher que son fils Hercule ne soit contraint à des travaux impossibles. Autrement dit les olympiens sont soumis à des forces telles que le destin et la mort. Cela ne saurait être reconnu de Dieu. Jusqu’à ce point l’auteur peut être d’accord avec son illustre prédécesseur.
Mais tandis que Descartes voit en Dieu un despote (il dit un roi, mais l’idée qu’il se fait de celui-ci est telle que, loin d’obéir à la loi, il est au-dessus d’elle ; Descartes ignore manifestement ou veut ignorer la philosophie politique, cf. les mêmes Lettres à Mersenne) qui décrète ce qui lui plaît, dans la mesure où la vérité du triangle n’appartient pas à son essence, et qui pourrait par conséquent aussi bien décréter le contraire, Spinoza s’oppose aussi à cette conception. Tant en parlant de l’entendement qu’en parlant de la volonté de Dieu, il écrit très précisément que la nature du triangle est contenue dans la nature de Dieu. Ainsi en même temps qu’il est faux de prétendre que Dieu serait soumis aux vérités éternelles, il est faux aussi de prétendre qu’il les peut changer ou qu’il eût pu les faire autres. Le rapport de Dieu aux vérités éternelles n’est pas celui d’un despote à ses décrets, il n’enferme aucun arbitraire. En fait, aussi longtemps qu’on ne se représente pas le Dieu substance de la philosophie spinoziste, on ne peut comprendre quel est son rapport aux vérités éternelles. Il est vrai que si l’on en avait, comme beaucoup, une représentation qui le fît transcendant, il ne resterait plus qu’à choisir entre l’absolument transcendant, qui le met dans son rapport aux lois à la place du despote, et le relativement transcendant, qui le soumet aux lois absolument transcendantes. Mais il est l’être lui-même, la substance, la nature, et c’est pourquoi les lois ne relèvent ni de son caprice ni d’un ordre qui le dépasse. Les lois ne sont rien d’autre que sa propre essence. Relativement à un entendement et à une volonté anthropomorphes cela est inintelligible, mais relativement à Dieu ce sont inversement l’entendement et la volonté qui sont choses inintelligibles.
Quant à l’essence du triangle, si elle lie nécessairement la somme de ses angles à deux droits, ce n’est ni par l’arbitraire d’un Dieu despote, ni par l’arbitraire de quelque puissance despotique à laquelle le Dieu est soumis. Relativement à notre entendement tout se passe donc comme si, lorsque Dieu a décrété une telle relation, il était impossible qu’elle ne soit pas. Il en va de même évidemment de tout autre décret de Dieu. C’est en ce sens que l’on peut dire que les affirmations et négations de Dieu enveloppent toujours une nécessité, autrement dit une vérité éternelle. Ce que Dieu décrète ne peut pas ne pas être. Les vérités éternelles ne sont rien d’autre que sa nature. D’où l’emploi du verbe envelopper (involvere) et non de quelque autre verbe qui signifierait la causalité, la détermination, pour désigner le rapport de Dieu aux vérités. Mais ce n’est pas pour parler du triangle que l’auteur écrit ce chapitre : c’est pour parler de la façon dont s’exprime dans la nature la volonté de Dieu. Cependant ce n’était nullement une digression de considérer l’essence du triangle. Il fallait expliquer que la volonté de Dieu se manifeste non dans des phénomènes extraordinaires, anarchiques, anormaux, mais au contraire dans des lois régulières, dans les rapports nécessaires.
Franchie cette étape de la démonstration, la voie est déblayée pour aborder comme il le faut l’expression de la loi divine dans les textes bibliques. Le premier exemple en est l’interdiction faite à Adam de manger le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal : Adam peut comprendre quel mal résultera pour lui de la consommation, mais non que ce mal en découlera nécessairement. Adam croit que ce mal est l’effet du bon plaisir d’un roi, non l’effet d’une nécessité inhérente à la nature même de son action. On retrouve ici ce qui a déjà été dit des prophètes : c’est à la mesure des capacités de leur entendement que leur sont dictées les vérités qui doivent leur être révélées. Ainsi doit être révélé à Adam le mal qui résulte pour lui du fait de manger du fruit défendu. Mais comme Adam ne peut concevoir quelle nécessité lie la consommation au mal, à ce rapport se substitue pour lui un autre rapport qui les lie par l’intermédiaire d’un commandement princier. Un tel principe exégétique est-il de nature à satisfaire les théologiens ? Il sauve la vérité de l’Ecriture en la relativisant, en la mettant en rapport avec les capacités de ses rédacteurs. Par là il est évident que l’affirmation qu’elle est dictée par Dieu perd beaucoup de sa vigueur. L’Ecriture est désacralisée. Les théologiens n’y trouvent pas leur compte.
De même il est douteux qu’ils se satisfassent de l’interprétation du mythe adamique qui est donnée quelques pages plus loin relativement à la question de savoir ce qu’enseigne l’Ecriture de la loi divine. Spinoza suit ici l’inclination qu’il condamne pourtant ailleurs d’une manière très générale, l’inclination à prendre pour allégorique le récit biblique. Ainsi cet arbre n’est pas un arbre, ce fruit n’est pas un fruit, ce serpent n’est pas un serpent. La science du bien et du mal serait la soumission à une volonté étrangère de celui qui ne se résout pas par lui-même à faire le bien, simplement parce qu’il est le bien, et qui ferait le mal s’il n’était contraint et forcé de faire le bien. Le sens de l’histoire d’Adam serait d’incliner les hommes à la sagesse, qui est la seule voie de la liberté, et de les détourner des calculs serviles qui soumettent le bien à l’intérêt. Je crains que les théologiens au contraire ne cherchent à obtenir l’obéissance des croyants à la loi que parce que cette loi est la volonté d’un despote, une volonté qui est inintelligible à eux. Tandis que l’auteur cherche à mettre en accord l’enseignement du Livre avec la raison, ce qui rend le Livre inutile aux sages, les théologiens développent un goût particulier pour les commandements absurdes, parce que ceux-ci seuls leur donnent du pouvoir.
Le second exemple est celui du Décalogue et il permet de passer du cas particulier à la règle générale valable pour toute la loi divine telle qu’elle est rapportée dans l’ensemble de tout le texte sacré. Les Juifs de l’époque de Moïse n’avaient nullement assimilé le sens de l’histoire d’Adam. Et pour cause ! L’ensemble de la Torah date de ce temps et le récit de la Genèse comme celui de l’Exode ont longtemps (jusqu’au chapitre 8 du présent TTP) été attribués à Moïse lui-même. Les Juifs sont donc en ce temps-là incapables de sagesse, incapables de se conduire par la raison. Ils ne comprennent pas par eux-mêmes ce qui est bien et ce qui est mal, ils n’aspirent pas même à se déterminer librement. C’est pourquoi le Décalogue au lieu de leur apparaître comme l’expression de la raison leur apparaît comme une loi, c’est à dire comme un commandement dicté par la volonté d’un être supérieur, transcendant à eux. Mais le Décalogue n’est un décret que pour des gens incapables de se déterminer librement. Ceci ne veut pas dire que ceux qui sont capables de se déterminer librement n’ont que faire du Décalogue, mais qu’ils sont avec lui dans un rapport qui n’est pas celui de la loi, en tout cas pas celui de la loi conçue comme décret arbitraire du despote. C’est pour eux une vérité éternelle. C’est en effet une vérité éternelle que Dieu existe, c’est à dire que l’être est, c’est une vérité éternelle que lui seul doit être respecté, c’est à dire que l’idolâtrie est sacrilège, ou que le meurtre est sacrilège et... pour ma part c’est tout ce que je vois là de vérité éternelle. Si les Juifs avaient été capables de se représenter Dieu pour ce qu’il est, ils n’auraient pas eu besoin pour accéder à la connaissance du rapport nécessaire qui existe entre le vice et le malheur, qui est une vérité éternelle, de passer par l’intermédiaire de la loi.
Mais en réalité les Juifs ne comprennent pas la nature de Dieu, ils ne la comprennent pas comme une vérité éternelle. C’est pourquoi ils conçoivent 1° comme une loi régalienne, 2° destinée à eux seuls, que Dieu existe et qu’il faut l’adorer. La connaissance de Dieu ayant été révélée à Moïse de la manière que l’on sait, par des tables gravées dans le marbre sur le mont Sinaï, les Juifs se sont non seulement imaginé que Dieu était guide, législateur, roi, miséricordieux et juste (autant d’attributs qui ne sont qu’anthropomorphiques), mais ils ont encore cru qu’il ne l’était que pour eux ! ! Or cela n’est pas vrai seulement du peuple juif, mais ça l’est aussi des prophètes et même de Moïse, dont l’auteur a montré dans le chapitre 2 qu’ils avaient, ce dernier comme les autres, sur Dieu des opinions très ordinaires. Aussi Moïse, les prophètes et le peuple juif ont-ils perçu comme l’objet d’une révélation, non comme une nécessité (c’est à dire une vérité éternelle) que le peuple juif devait former un Etat, qu’il le ferait sur la terre promise et avec telle législation. Il croit ces choses à lui spécialement prescrites par Dieu comme par des décrets royaux. C’est la seule signification qu’on puisse rationnellement donner à cette idée que le peuple juif est élu de Yahweh. Il n’y a donc pour l’auteur sur la surface de la terre aucun peuple privilégié dans ses rapports avec Dieu, il n’y a pour lui pas de peuple élu. Ceci ne peut bien évidemment que susciter la colère des théologiens juifs. Mais qu’en est-il de la réaction des théologiens chrétiens ? Elle ne peut pas être plus favorable, attendu que la notion même d’ancien Testament est celle d’une loi ancienne, qui tout en étant inférieure à la nouvelle est en tout état de cause bien préférable au paganisme qui prévalait dans le monde avant le christianisme.
Aussi si la tentative du chapitre est bien celle de trouver avec les théologiens un terrain d’accord, elle paraît bien vaine. Même si l’auteur n’exprime pas toute sa pensée dans ce traité, ce qu’il en laisse apercevoir suffit amplement à fâcher ceux qui ne peuvent être que ses adversaires. Sa manière d’interpréter la loi est profondément hérétique. Elle ne l’est pas seulement parce qu’elle substitue à un commandement régalien une vérité éternelle, mais plus profondément parce que, ce faisant, elle change le rapport de Dieu lui-même à la loi divine. La loi n’est pas divine parce que Dieu la veut, mais on ne peut pas dire non plus que Dieu la veut parce qu’elle est divine. Ce n’est encore qu’une façon approximative et anthropomorphique de parler. Car au fond Dieu ne veut rien du tout, Dieu n’a pas de volonté. Ce qui se trouve par là bouleversé c’est le rapport des hommes eux-mêmes à la loi. En effet si la loi était la loi parce que Dieu la voulait telle, il s’ensuivrait que la loi serait inintelligible, que l’entendement humain ne pourrait pas la penser par ses propres moyens et qu’il lui faudrait nécessairement l’intermédiaire de la Révélation pour l’atteindre. La voie et la carrière seraient ainsi ouvertes à l’ambition des théologiens, gardiens de la Révélation, de régenter les conduites humaines. A l’inverse si la loi est la loi parce qu’elle est une vérité éternelle, il appartient à l’entendement humain de la penser, de la saisir par ses propres moyens. Cela met à la retraite d’office tous les théologiens du monde. En tout cas ça leur ôte toute légitimité à l’égard des hommes sages, de ceux qui sont capables de se servir de leur raison et de comprendre que la vertu est à elle-même sa propre récompense. Le débat sous-jacent à ce chapitre, dans lequel l’auteur oppose sa conception du rapport de Dieu avec la loi à la conception de Descartes, est donc un débat de longue portée. Il y a deux philosophies radicalement et diamétralement opposées. L’une ne reconnaît au-dessus de l’esprit aucune autorité; à vrai dire pour elle il n’y a pas d’autre Dieu que l’esprit. Cette philosophie est la philosophie libre. L’autre reconnaît au-dessus de l’esprit un Dieu qui peut faire que le blanc soit noir et le noir blanc ; elle soumet l’esprit à un souverain despote, et conséquemment elle se soumet elle-même à la théologie. Le choix de Spinoza est fermement en faveur de la première. |
Sommaire
Chapitre 6
(...) A l’égard de la première thèse on en fait voir aisément la vérité par le principe démontré au chapitre 4 au sujet de la loi divine : que tout ce que Dieu veut ou détermine, enveloppe une nécessité et une vérité éternelles. Nous avons conclu en effet de ce que l’entendement de Dieu ne se distingue pas de sa volonté, que c’est tout un de dire que Dieu veut quelque chose et qu’il conçoit quelque chose : la même nécessité qui fait que Dieu par sa nature et sa perfection conçoit une chose comme elle est, fait aussi qu’il la veut comme elle est. Puis donc que nécessairement rien n’est vrai, sinon par un décret divin, il suit de là très clairement que les lois universelles de la nature sont de simples décrets divins découlant de la nécessité et de la perfection de la nature divine. Si donc quelque chose arrivait dans la Nature qui contredit à ses lois universelles, cela contredirait aussi au décret, à l’entendement et à la nature de Dieu ou, si l’on admettait que Dieu agit contrairement aux lois de la Nature, on serait obligé d’admettre aussi qu’il agit contrairement à sa propre nature, et rien ne peut être plus absurde. La démonstration pourrait encore se tirer aisément de ce que la puissance de la Nature est la puissance même et la vertu de Dieu, et la puissance de Dieu absolument identique à son essence mais j’aime mieux laisser cela de côté quant à présent.
Il n’arrive donc rien dans la Nature qui contredise à ses lois universelles ou même qui ne s’accorde avec ses lois ou n’en soit une conséquence. Tout ce qui arrive en effet, arrive par la volonté et le décret éternel de Dieu c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà montré, rien n’arrive que suivant des lois et des règles enveloppant une nécessité éternelle. La Nature observe donc toujours des lois et des règles qui enveloppent, bien qu’elles ne nous soient pas toutes connues, une nécessité et une vérité éternelles, et par suite un ordre fixe et immuable. Aucune bonne raison n’invite à attribuer à la Nature une puissance et une vertu limitées et à croire que ses lois s’appliquent à certaines choses seulement, non à toutes car puisque la vertu et la puissance de la Nature est la vertu même et la puissance de Dieu, que les lois et règles de la Nature sont les décrets même de Dieu, il faut croire sans restriction que la puissance de la Nature est infinie et que ses lois sont assez larges pour s’étendre à tout ce qui est conçu par l’entendement divin. En juger autrement, ne serait-ce pas admettre que Dieu a créé une Nature si impuissante et établi des lois et des règles si stériles, qu’il est souvent obligé de lui venir en aide pour qu’elle se conserve et que les choses tournent selon son vœu ? et j’estime une telle croyance aussi contraire que possible à la raison.
De ces principes donc que rien n’arriva dans la nature qui ne suive de ses lois que ses lois s’étendent à tout ce que conçoit l’entendement divin qu’enfin la Nature observe un ordre fixe et immuable, il suit très clairement que le nom de miracle ne peut s’entendre que par rapport aux opinions des hommes et signifie tout uniment un ouvrage dont nous ne pouvons assigner la cause par l’exemple d’une autre chose accoutumée, ou que du moins ne peut expliquer l’auteur relatant le miracle.
Je pourrais dire à la vérité qu’un miracle est un événement dont on ne peut assigner la cause par les principes des choses naturelles tels que la Lumière Naturelle les fait connaître toutefois, puisque les miracles ont été faits à la mesure de la compréhension du vulgaire, lequel ignorait totalement les principes des choses naturelles, il est certain que les anciens ont tenu pour miracle ce qu’ils ne pouvaient expliquer par le moyen dont le vulgaire a coutume d’user pour expliquer les choses naturelles, c’est-à-dire en recourant à sa mémoire pour se rappeler un cas semblable qu’il se représente sans surprise à l’ordinaire le vulgaire en effet estime assez connaître ce qu’il voit sans surprise. Les anciens donc et presque tous les hommes jusqu’au temps présent n’ont eu d’autre règle applicable aux miracles il n’est pas douteux en conséquence que les livres saints ne racontent beaucoup de faits prétendus miraculeux dont il serait facile d’assigner la cause par les principes connus des choses naturelles nous l’avons déjà indiqué au chapitre 2 en parlant de l’arrêt du soleil au temps de Josué et de sa rétrogradation au temps d’Achaz, mais nous traiterons ce point plus longuement tout à l’heure, ayant promis de nous occuper dans ce chapitre de l’interprétation des miracles.
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les lois de la nature
Le passage essentiel du chapitre 6 est constitué par sa première thèse. L’objet de celle-ci est de montrer qu’il n’arrive rien qui soit contre la nature et qu’elle conserve un ordre éternel, fixe et immuable. Autrement dit il n’y a rien de miraculeux que relativement à l’ignorance, où est le vulgaire, des lois de la nature. La notion de miracle est subjective. La démonstration ne part pas de rien ; elle doit tirer les conséquences du travail qui a été fait précédemment, qui montrait qu’en Dieu l’entendement et la volonté sont une seule et même chose. De là il découle très clairement que la notion de décret divin ne peut désigner proprement que les lois mêmes de la nature et sûrement pas les exceptions, qui d’ailleurs ne peuvent être qu’illusoires. Ce point étant très délicat, puisqu’il établit exactement le contraire de ce que croient et le vulgaire et les théologiens, il exige que certains commentaires en rendent explicites les implications. Sans le fournir dans ce texte l’auteur évoque un argument décisif, celui qui identifie l’essence et la puissance de Dieu. C’est bien lui qui sur le fond permet d’écarter une thèse soutenue de diverses manières par ceux que l’auteur tient pour ses adversaires : afin de laisser une marge à ses interventions miraculeuses, ils arguent que Dieu ne fait pas tout ce que sa puissance lui permet de faire. Mais ils ont tort ; il n’y a pas de défaillance de la nature ; il n’est donc aucun besoin d’y remédier. C’est de là que découle enfin la conclusion que les prétendus miracles ne prouvent qu’une seule chose : que le vulgaire rêve la nature au lieu de la penser.
Sur cette question de savoir ce qu’est un miracle, il faut d’abord rappeler ce qui a fait l’objet du chapitre 4 : la loi divine, a-t-il établi, enveloppe une nécessité et une vérité éternelles. En effet la loi divine, expression de la volonté divine, n’est que par abstraction distincte de l’entendement divin. Elle n’en est pas distincte en réalité. En Dieu penser et vouloir sont en effet une seule et même chose. Il n’y a rien qui soit vrai, sinon par la volonté de Dieu. Ainsi s’il est vrai, par exemple, que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil, selon une loi qui a été mise en évidence par Kepler (l’orbite en est elliptique et les aires égales balayées par son rayon le sont en des temps égaux), il ne se peut pas qu’en même temps cette loi soit contredite (comme le croit le naïf Josué). Par là se trouve complètement changé, et très exactement inversé, le sens qu’on peut donner à la notion de volonté divine. Les notions de nécessité et d’éternité ne permettent pas de penser (penser est autre chose que rêver) qu’il pourrait survenir quelque chose, qui en soi serait extraordinaire. Le décret divin ne relève pas de la catégorie du caprice, mais de celle de la loi. Celle-ci ne doit pas être entendue autrement qu’au sens physique du terme.
Au fond ce que signifie la définition de la loi divine ici rappelée, c’est la loi de la nature, telle qu’elle peut être entendue après Kepler, après Galilée et après Descartes. C’est la loi de la nature telle que peut l’entendre Newton : c’est en 1666, que celui-ci conçoit la loi de la gravitation universelle, qui est donc contemporaine de la composition du TTP. A cette date il faut tirer les implications philosophiques de la conception scientifique nouvelle qui fait son apparition au début du dix-septième siècle. La notion de loi y acquiert une précision qu’elle n’avait pas dans les représentations qui en étaient antérieurement données. Dans l’Antiquité la notion de loi n’exprime qu’une sorte de tendance, qui souffre éventuellement des exceptions, et pas encore une relation quantifiée constante entre plusieurs termes, qui eux mêmes sont variables. Pour utiliser l’expression de Montesquieu, dans l’Antiquité les lois ne sont pas encore des " rapports nécessaires ". C’est seulement dans la première moitié du dix-septième siècle qu’elles le deviennent, dès lors que, sous l’impulsion de Galilée, elles utilisent l’instrument mathématique. Le rapport est constant et lui seul l’est, alors que la valeur des termes qui y entrent est variable. L’idée que l’on se fait de la loi divine ne peut qu’être profondément modifiée par les conceptions scientifiques. La loi divine en effet ne peut plus être le décret qui rompt un ordre préexistant, qui décide d’une exception éclatante, il est le décret qui instaure l’ordre et qui ne peut souffrir ni exception ni remise en cause, car il est fixe et immuable.
Il s’ensuit en effet que la volonté divine, loin d’être ce qui s’exprime dans des accidents remarquables qui contreviendraient aux lois ordinaires de la nature, est ce qui s’exprime dans les lois ordinaires de la nature, lesquelles d’ailleurs ne souffrent aucun accident. Il ne saurait y avoir d’autres lois. Rien n’est vrai que par le décret de Dieu : ce n’est donc pas le miracle qui révèle la volonté de Dieu, c’est la loi ordinaire de la nature, telle qu’elle peut être découverte et exprimée par un physicien : un ordre fixe et immuable. Fixe et immuable par exemple est l’ordre qui préside à la chute des corps. Contrairement à ce que croyait Aristote, il n’y a pas deux sortes de corps. Lourds ou légers, ils suivent tous la même règle. Il n’y a pas plus de lieu naturel en bas pour les corps graves, qu’il n’y a de lieu naturel en haut pour les corps légers. La nature ne connaît pas le haut et le bas. Dieu lui-même ne connaît pas le haut et le bas. Galilée montre que la pesanteur est une force qui agit identiquement sur tous les corps. Par là il devient impensable non seulement qu’il y ait des corps que leur nature entraînerait vers le haut tandis qu’il y en aurait d’autres que leur nature entraînerait vers le bas mais, et c’est une conséquence beaucoup plus profonde, il devient impensable aussi qu’il y ait une seule circonstance dans laquelle on trouverait un seul corps qui ne serait pas soumis à la loi. Une loi quelconque a une valeur universelle. Il n’y a pas un seul corps qui soit capable d’Ascension. Il n’y a que des ascensions, lesquelles se font par divers moyens. Un corps n’en est capable que s’il déploie une force au moins égale à celle de la pesanteur et appliquée en sens inverse. L’ascension se fait au moyen soit d’une paire d’ailes, soit d’un ballon d’hélium, soit d’un moteur. Cette condition a échappé à ceux qui jurent que Jésus est monté au ciel. Quant à ceux qui jurent qu’il est ressuscité d’entre les morts, il y a manifestement bien d’autres choses qui leur ont échappé.
Qui veut connaître la volonté de Dieu doit se tourner vers autre chose que ce qui jusqu’à présent a mobilisé l’attention des naïfs, vers autre chose par conséquent que l’extraordinaire. Il n’y a d’ailleurs pas d’extraordinaire, car ce qui est prétendu tel n’est que ce que le vulgaire ne comprend pas, ce dont il ne comprend pas le rapport avec l’ordinaire. Il n’y a d’ailleurs rien d’extraordinaire à ce que quantité de choses restent incomprises du vulgaire. Si les pompes des fontainiers de Florence s’arrêtent de pomper à 10,33 m, ceux qui croient avec Aristote que la nature a horreur du vide devraient crier au miracle ; mais au lieu de se rendre en procession à la cathédrale Santa Maria del Fiore en chantant "miracolo, miracolo", ces gens se tournent vers le mal famé Galileo Galilei, qui a échappé au bûcher mais non à la résidence surveillée, pour lui demander l’interprétation de l’événement. Ô siècle païen ! Evangelista Torricelli, son disciple, ne va réduire à rien d’autre que du très ordinaire ce qui se passe à 10,33 m : c’est l’effet de la pression atmosphérique, phénomène quotidien, vulgaire et universel (1643). Pire encore, c’est carrément vers le plus quotidien que se tournera Newton. Il s’intéressera au mouvement ordinaire de la lune, qui tourne autour de la terre et n’y tombe pas. Le miraculeux est-il qu’il osera prétendre qu’elle tombe ? Las, ce sera pour dire qu’elle est soumise elle aussi à la loi d’une gravitation tellement vulgaire qu’elle est universelle. S’il en a l’idée en 1666, il ne publie les Principes mathématiques de la philosophie naturelle qu’en 1686 et Spinoza ne peut assurément en avoir eu connaissance. On pourrait dire cependant que le physicien aura sans le savoir suivi la recommandation du philosophe de s’intéresser à autre chose que ce qui étonne tout le monde, et qu’il a mis en œuvre une démarche beaucoup plus féconde, qui est de s’étonner de ce qui n’est pas étonnant. C’est d’ailleurs où Platon (dans Théétète) et Descartes (dans les Passions de l’âme) voyaient eux aussi le commencement de la philosophie.
C’est dans les lois ordinaires de la nature, celles que découvrent les physiciens, qu’il faut chercher les décrets de Dieu. Cette idée n’est d’ailleurs pas absolument hérétique, puisqu’on pourrait presque la trouver chez Saint Thomas d’Aquin et chez Maïmonide. Si l’on ne peut la rencontrer telle quelle chez ces auteurs, qui ne connaissaient de physique qu’aristotélicienne, elle y est du moins sous cette forme que la création toute entière témoigne de l’existence de Dieu et que la connaissance de celle-là est un moyen de parvenir, ne serait-ce que négativement, à l’essence ce celui-ci (Somme théologique, I a, qu 12, Guide des Egarés, I, 34). Toutefois elle a chez Spinoza d’autres conséquences. Tandis que ses prédécesseurs n’excluaient pas le miracle, c’est à dire une rupture par Dieu de l’ordre qu’il a lui-même institué, le miracle est maintenant totalement impensable. Si Dieu produisait un miracle, il faudrait admettre l’une des deux hypothèses suivantes, aussi absurdes l’une que l’autre. Ou bien, première hypothèse, il agirait contre sa propre nature, car s’il n’y a aucune différence entre sa volonté et son entendement, il n’y a aucun sens à prétendre que sa volonté irait contre ce que son entendement conçoit. Ou bien, seconde hypothèse, il serait dans cette obligation pour avoir créé une Nature impuissante, c’est à dire incapable de se maintenir par elle-même, répondant à des règles si stériles qu’il faudrait y ajouter à chaque instant des interventions nouvelles pour la corriger ou la maintenir. Le verbe créer, aussi peu spinoziste que possible, est effectivement employé à ce sujet et montre que l’auteur se place dans une perspective qui n’est pas celle de sa propre philosophie, mais qui est celle des théologiens. Il ne va pas jusqu’au bout de sa pensée. C’est sur leur propre terrain qu’il veut établir l’absurdité de leur thèse. Chacune de ces deux hypothèses mérite des Explications.
En ce qui concerne la première, on pourrait également, comme il l’indique, tirer une autre démonstration de l’absurdité du miracle par l’idée que la puissance de Dieu est absolument identique à son essence. La démonstration est faite dans l’Ethique I, proposition XVII, scolie. Spinoza ne la donne pas dans le TTP, et pour cause ! c’est qu’alors il ne serait plus dans la perspective des théologiens, mais en contradiction avec eux. Il montrerait alors en effet l’absurdité de l’idée de création. L’emploi qu’il fait ici de l’idée de création (" Dieu a créé une Nature si impuissante et établi des lois et des règles si stériles... " dit la seconde hypothèse) montre que le TTP n’est pas écrit dans la même perspective que l’Ethique et que le combat contre la théologie n’y est mené qu’aussi loin que l’exige la thèse politique de la liberté de pensée, et non jusqu’au terme qu’exige la réflexion philosophique. Donc il " aime mieux laisser cela de côté quant à présent ", c’est à dire qu’il préfère laisser croire qu’il accepte la notion de création. L’Ethique n’est pas publiée, elle n’est pas même achevée au moment où son auteur rédige et publie le TTP. Mais, puisqu’il signale qu’il pourrait dire autre chose, rien n’interdit au lecteur curieux d’éclaircir les sous-entendus. La thèse de la création doit être rejetée parce qu’elle suppose soit que Dieu ne veut pas tout ce que cependant il conçoit, soit que sa puissance est limitée.
Dans le premier cas Dieu, doté d’un entendement infini, concevrait une infinité de choses, dont il ne voudrait cependant qu’une petite partie. La supposition que son entendement dépasse sa volonté paraît un peu bizarre, mais elle trouve son sens quand on dit que Dieu ne peut pas vouloir le mal. Ainsi certains théologiens se représentent un Dieu qui pense une infinité de mondes possibles et qui les refuse en raison du mal qu’ils enferment. " L’Eternel a créé la terre sur la sagesse ", disent les Proverbes. Cependant ce verset est bien isolé dans un ensemble de textes qui donnent à connaître un Dieu qui décide de tout comme il l’entend. Le verset de Daniel " l’Eternel fait ce qui lui plaît " est bien plus représentatif de l’esprit de la théologie juive. Celui qui admettrait que Dieu rejette les possibles, qu’il conçoit pourtant, parce qu’ils contiennent un mal qu’il ne peut pas leur ôter, admettraient un Dieu impuissant. Mais ce n’est pas le cas des théologiens juifs.
En fait la vraie raison pour laquelle ceux-ci admettent que Dieu ne crée pas tout ce qu’il conçoit est qu’il leur paraît que cette supposition est moins désobligeante que l’autre, dont elle est alternative, à savoir que si Dieu avait créé tout ce qu’il conçoit il serait au repos, il ne ferait plus rien, il connaîtrait un sabbat éternel. Il aurait aussi épuisé tout son pouvoir. La puissance de Dieu ne serait plus en acte, il n’y aurait plus de puissance de Dieu ! De cette difficulté les kabbalistes essaient de se sortir. En particulier Abraham Herrera (auteur de la Porte du ciel, mort en 1639) tente de la régler par la théorie de la contraction (zimzum), selon laquelle Dieu, qui est infini, se contracte afin de créer ce monde, qui est fini puisqu’il n’y met pas tous les possibles. Ainsi la raison pour laquelle Dieu ne crée pas tous les possibles n’est pas qu’il veut éviter le mal, qui serait attaché malgré lui à certains d’entre eux, mais qu’il se désinfinitise pour se mettre au niveau des hommes. Cependant de quelle manière que s’y prennent les kabbalistes, ils ne sauvegardent la liberté de Dieu que contre sa puissance. Ainsi a-t-on rejoint le second cas, où ce n’est pas parce qu’il s’abstient que Dieu ne crée pas tout ce qu’il conçoit, mais parce qu’il ne le peut pas. Or il n’y a rien de plus absurde que l’idée d’un Dieu impuissant. C’est pourtant le Dieu qu’ont conçu un certain nombre de théologiens. C’est celui que concevra à son tour à la fin de dix-septième siècle Leibniz. Celui-ci en ce sens est l’héritier davantage de la tradition grecque que de la tradition juive et chrétienne. Son Dieu ne peut pas empêcher qu’il y ait du mal dans certains possibles et il doit humblement se contenter de créer le moins mauvais des possibles. Ce Dieu-là n’est qu’un fantoche.
En ce qui concerne la seconde hypothèse, selon laquelle Dieu devrait intervenir afin de sauver miraculeusement une nature d’abord mal faite, c’est contre une thèse très importante de la théologie que se tourne la démonstration, à savoir la thèse de la création continuée. J’ai raisonné ci-dessus comme le fait souvent l’auteur, en admettant implicitement que la création dont parlent les théologiens aurait été faite en une fois. Mais ce n’est pourtant pas ainsi qu’ils la conçoivent. Ils tiennent pour métaphorique le récit de la Genèse. Ce n’est pas en six jours que Dieu crée le monde, c’est continuellement. On est par conséquent fondé à se demander si les arguments qu’emploie Spinoza contre ses adversaires sont tout à fait pertinents. Peut-il légitimement leur reprocher de penser un Dieu impuissant alors qu’ils conçoivent un Dieu qui au contraire intervient à chaque instant pour soutenir l’existence du monde ? L’argument serait de mauvaise foi. Cependant ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre. L’auteur par la discussion qui précède amène en réalité le débat sur son champ clos. Il ferme toutes les issues avant d’arriver sur son propre terrain. Car cette création continuée l’intéresse dans la mesure où elle s’écarte de l’anthropomorphisme qui conçoit Dieu sur le modèle du potier et où elle substitue à l’acte ponctuel, unique et définitif un rapport éternel. Néanmoins dans le même temps les théologiens continuent de se représenter une sorte de despote qui décide arbitrairement d’une chose quand il aurait aussi bien pu décider le contraire. Ce Dieu-là est doué d’une liberté d’indifférence, il y a de la contingence dans ses choix. C’est parce que les hommes se croient eux-mêmes doués d’un libre arbitre, que très anthropomorphiquement ils l’attribuent superlativement à leur Dieu. Or pour que la conception d’une création continuée soit totalement intelligible, il faudrait que les théologiens admettent en même temps qu’elle n’implique aucune contingence, aucun choix, c’est à dire qu’elle est nécessaire. Il faudrait qu’ils renoncent à attribuer à leur Dieu le libre arbitre. Il faudrait qu’ils renoncent à un Dieu hors de la nature, c’est à dire à un Dieu transcendant. Mais de tels théologiens seraient alors spinozistes ! Lorsqu’il leur reproche de manquer de rigueur Spinoza leur reproche de n’avoir fait vers les exigences de la raison que la moitié du chemin, c’est à dire de n’être qu’à moitié spinozistes.
Des Explications qui précèdent quant aux lois de la nature il suit très clairement qu’on ne peut parler de miracle que par rapport aux opinions des hommes. Il ne s’agit donc pas d’une notion objective, mais seulement d’une notion subjective. Ils sont incapables de comprendre les choses, c’est à dire de les rapporter aux principes d’Explication que fait connaître la lumière naturelle. Ils ne savent pas rapporter les phénomènes aux lois de la nature. A cet égard on trouve un peu plus loin, dans le même chapitre, l’idée que le miracle est un ouvrage de la nature qui passe la compréhension humaine ou est cru la passer. En tant qu’ouvrage de la nature ce qui paraît se soustraire à ses lois ordinaires n’est pourtant susceptible d’être soumis à rien d’autre qu’à elles. C’est d’ailleurs faire beaucoup d’honneur aux hommes que de dire qu’ils ne savent pas interpréter les phénomènes par les lois de la nature. Car ceux-là même qu’ils interprètent, ceux qui ne les étonnent pas, ils ne les rapportent pas à celles-ci, mais ils procèdent seulement à leur égard par rapprochement avec ce qu’ils ont l’habitude de voir. Leur démarche n’est pas scientifique, elle est seulement empirique. Ce qu’ils croient expliquer, mais qu’ils n’expliquent en réalité d’aucune manière, c’est ce qu’ils voient sans surprise. C’est au contraire ce qu’ils voient avec surprise qu’ils appellent un miracle. Mais quoi qu’il en soit des sujets qui étonnent le vulgaire et de ceux qui ne l’étonnent pas, quiconque voit les choses selon les lois de la nature peut expliquer ce que d’autres tiennent pour miraculeux. On a déjà vu dans le chapitre 2 l’auteur donner une Explication des prétendus miracles de Josué et de Isaïe. Les lois de la nature permettent de dire que si le jour a paru au premier plus long qu’il n’aurait dû être, ce n’est pas parce que le soleil était arrêté dans sa course, ni même parce que la terre l’était dans sa rotation. L’une et l’autre chose sont également impossibles. La lueur du jour s’est maintenue tardivement parce que suspendus dans l’air les grêlons, dont le texte parle au verset précédent, réfractaient la lumière solaire. Les lois de la nature permettent encore de dire que si l’ombre a reculé sur le cadran solaire du roi Achaz, ce n’est pas parce que le soleil a rétrogradé dans sa course ni la terre tourné en sens inverse de sa rotation normale. L’une et l’autre choses sont également impossibles. L’ombre s’est déplacée parce qu’il y a eu un phénomène de parhélie : le soleil apparent semblait occuper dans le ciel une place autre que celle qu’il occupait en réalité et qu’il ne pouvait pas ne pas occuper.
La conclusion de toute cette thèse fondamentale du chapitre 6 est formulée énergiquement dans l’énoncé de la seconde environ une page plus bas : " Tant s’en faut que les miracles nous montrent l’existence de Dieu, au contraire ils nous en feraient douter ". Les théologiens font des miracles un signe par lequel se manifeste Dieu. Ils dénoncent violemment celui qui ne se laisse pas abuser, parce qu’il nourrirait l’incroyance. Mais c’est tout le contraire de ce qu’ils prétendent. Celui qui réfléchit à l’ordre de la nature, et particulièrement celui qui y réfléchit sur la base des travaux de Galilée, ne peut concevoir qu’il y ait des exceptions à cet ordre. Il s’agit de la loi de la chute des corps, du principe de l’inertie et du système copernicien en tant qu’expressions d’un rapport fixe et immuable davantage que du système copernicien en tant que système de représentation du monde adoptant un point de référence plutôt qu’un autre. Si la notion de Dieu a un sens elle ne peut désigner quoi que ce soit au-delà de cet ordre naturel, ni en deçà de lui. Elle ne peut désigner ni un despote qui décrète arbitrairement cet ordre plutôt qu’un autre, ni un fantoche qui lui est soumis. Le Dieu qui fait des miracles n’est en effet qu’un Dieu anthropomorphe, un Dieu conçu sur le modèle du charlatan qui fait de temps à autre un tour pour épater les gogos et sauver sa réputation illusoire de puissance. Croire aux miracles serait admettre que l’ordre de la nature n’est pas l’ordre de la nature. L’auteur est donc bien en droit d’écrire en conclusion du deuxième point de ce chapitre: " la foi au miracle nous ferait douter de tout et nous conduirait à l’athéisme ". Celui-ci doit être conçu comme l’adhésion à l’idée qu’il n’y a dans la nature aucun ordre, d’où il découle que tout se vaut et que tout est permis. C’est cette accusation dont il doit se garder comme de la peste. Il fait ici plus fort : sa doctrine est donnée pour le meilleur rempart contre l’athéisme.
La philosophie la plus rigoureuse sur le plan moral n’est donc pas celle qui soumet les hommes à la crainte d’un être transcendant. C’est au contraire celle qui identifie Dieu à la nature. |
Sommaire
Chapitre 14
(...) Je ne craindrai pas maintenant d’énumérer les dogmes de la Foi universelle, c’est-à-dire les croyances fondamentales que l’Ecriture universelle a pour objet d’établir. Ces dogmes (ainsi qu’il résulte très évidemment de ce chapitre et du précédent) doivent tous tendre à ce seul principe : il existe un Être suprême qui aime la Justice et la Charité, auquel tous pour être sauvés sont tenus d’obéir et qu’ils doivent adorer en pratiquant la Justice et la Charité envers le prochain. Partant de là, nous les déterminons tous aisément et il n’en existe pas d’autres que les suivants :
1° Il existe un Dieu, c’est-à-dire un être suprême, souverainement bon et miséricordieux, en d’autres termes un modèle de vie vraie : qui ne le connaît pas, en effet, ou ne croit pas à son existence, ne peut lui obéir ou le reconnaître comme Juge
2° Dieu est unique : il le faut absolument, personne n’en peut douter, pour qu’il soit un objet suprême de dévotion, d’admiration et d’amour. Car la dévotion, l’admiration et l’amour naissent de la seule excellence de l’être qui seul est au-dessus de tous
3° il est partout présent, ou encore il voit tout. Si l’on croyait qu’il y a pour lui des choses cachées, et si l’on ignorait qu’il voit tout, on douterait de l’équité de sa Justice qui dirige tout
4° il a sur toutes choses droit et pouvoir suprême et ne fait rien par obligation légale, mais par bon plaisir absolu et grâce singulière. Tous, en effet, sont tenus de lui obéir et lui n’obéit à personne
5° le culte de Dieu et l’obéissance à Dieu consistent dans la seule Justice et la Charité, c’est-à-dire dans l’amour du prochain
6° tous ceux qui, suivant cette règle de vie, obéissent à Dieu, sont sauvés et ils sont seuls à l’être, les autres qui vivent sous l’empire des voluptés sont perdus. Si les hommes ne croyaient point cela fermement, nulle cause ne pourrait faire qu’ils aimassent mieux obéir à Dieu qu’aux voluptés
7° enfin Dieu pardonne leurs péchés aux repentants. Nul en effet qui ne pèche si donc on n’admettait point cela, tous désespéreraient de leur salut et n’auraient aucune raison de croire à la miséricorde divine. Celui qui croit cela fermement : que dans sa miséricorde et par sa grâce, souveraine régulatrice, Dieu pardonne les péchés des hommes, et qui, pour cette cause, est plus brûlant d’amour pour Dieu, celui-là connaît vraiment le Christ selon l’Esprit et le Christ est en lui.
Et nul ne peut ignorer que ce sont là les choses nécessaires à connaître avant tout pour que les hommes, sans aucune exception, puissent obéir à Dieu suivant la prescription de la Loi que nous avons expliquée ci-dessus que l’on rejette, en effet, l’une de ces croyances, l’obéissance à Dieu est rejetée. Quant à savoir ce qu’est Dieu, c’est-à-dire le modèle de la vie vraie, s’il est feu, esprit, lumière, pensée, etc., cela ne touche en rien à la Foi et de même en quel sens il est un modèle de vie vraie, si c’est parce qu’il a une âme juste et miséricordieuse ou parce que toutes choses sont et agissent par lui et que, conséquemment, nous aussi connaissons par lui, et par lui seul voyons, ce qui est vrai, juste et bon. Quoique chacun de nous ait cru devoir poser à ce sujet, c’est tout un. En second lieu, il est indifférent à la Foi que l’on croie que Dieu est partout en vertu de son essence ou en vertu de sa puissance qu’il dirige les choses librement ou par une nécessité de nature qu’il prescrit des lois à la façon d’un prince ou les enseigne comme des vérités éternelles que l’homme obéit à Dieu par une libre décision ou par la nécessité du décret divin et enfin que la récompense des bons et la punition des méchants est naturelle ou surnaturelle. Ces questions et les autres semblables, dis-je, en quelle manière que chacun les éclaircisse, cela n’importe en rien eu égard à la Foi pourvu seulement qu’on n’ait pas en vue dans ses conclusions de se donner une liberté plus grande de pécher ou de se rendre moins obéissant à Dieu. Il y a plus, chacun est tenu, nous l’avons dit plus haut, d’adapter ces dogmes de la Foi à sa compréhension propre, et de s’en donner à soi-même l’interprétation qui pourra lui en rendre plus aisée l’acceptation, non pas hésitante, mais pleine et sans réserve, afin que son obéissance à Dieu vienne aussi d’une âme pleinement consentante. Car, nous l’avons déjà indiqué, de même que jadis la Foi a été révélée et écrite suivant la compréhension et les opinions des Prophètes et du vulgaire de leur temps, de même aussi chacun est tenu de l’adapter à ses opinions afin de pouvoir y adhérer sans nulle résistance de sa pensée et sans nulle hésitation : la Foi, nous le répétons, n’exige pas tant la vérité que la piété et elle n’est pieuse et productrice de salut qu’à proportion de l’obéissance nul n’est donc un fidèle qu’à proportion de son obéissance. Ce n’est donc pas celui qui expose les meilleures raisons, en qui se voit la foi la meilleure, c’est celui qui expose les meilleures œuvres de Justice et de Charité. Combien salutaire et nécessaire est cette doctrine dans l’Etat, si l’on veut que les hommes vivent dans la paix et la concorde, combien de causes, et quelles causes de troubles et de crimes elle retranche, je laisse à tous le soin d’en juger.
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la vraie foi
Tirant les conséquences de ce qui a été établi dans les chapitres antérieurs relativement à l’enseignement de l’Ecriture, retenant donc qu’il est impossible d’y trouver un enseignement quelconque sur les questions qui relèvent de la spéculation, l’auteur donne enfin ici une définition de la foi, c’est à dire de ce dont la religion peut légitimement exiger la croyance. L’objet du passage est par conséquent de montrer ce qui relève de la foi et ce qui n’en relève pas. D’une part il énonce quelle est la règle à laquelle l’obéissance constitue la religion universelle, et seulement par voie de conséquence dessine à traits fermes, car ce n’est pas qu’une esquisse, c’est une œuvre achevée, les dogmes auxquels la croyance est nécessaire. D’autre part il trace en creux la place qui appartient au terme complémentaire de la foi, c’est à dire à la philosophie, à laquelle seule revient de discuter en quel sens les dogmes peuvent être entendus.
Donc, pour dire les choses clairement, il faut retenir de ce chapitre les quelques thèses suivantes. Premièrement la foi est constituée par les croyances qui poussent à l’obéissance l’âme de celui qui n’est pas gouverné par la raison, et qui doit donc être soumis à un commandement. Deuxièmement la seule règle à laquelle il faille obéir, celle que doit consolider la foi, est celle de la justice et de la charité, autrement dit de l’amour envers le prochain. Troisièmement les dogmes doivent être formulés de telle sorte que non seulement ils interdisent toute polémique entre les croyants de diverses chapelles, mais qu’en outre ils soient acceptés de celui qui est conduit par la raison, qui se soumet donc à la règle parce que sa raison lui représente qu’elle est juste, et non parce qu’il est soumis à un commandement. Quatrièmement ils se réduisent à sept, qui sont à la fois nécessaires et suffisants. Cinquièmement ils laissent le champ libre à la philosophie, dont le but n’est pas l’obéissance, mais le savoir. Sixièmement enfin c’est seulement sur ces bases qu’on pourra établir dans l’Etat la paix et la concorde.
Je prends en considération le premier point. La religion peut légitimement exiger que soient reconnues un certain nombre de croyances et celles-ci constituent les dogmes d’une religion qui n’est plus seulement la religion particulière de ceux-ci ou de ceux-là, contredite par une autre, mais est la religion universelle, celle qui est applicable à tous les hommes sans exception. Il ne s’agit ni de la religion pratiquée naturellement par ceux-ci, ni de celle qui a été révélée à ceux-là ; c’est la religion catholique, dans le sens étymologique du terme (to katholikon = l’universel). Il y a sur ce point une légère équivoque, qu’il n’est cependant pas difficile de lever. L’auteur parle de foi universelle et même de foi catholique. Les innombrables citations qu’il fait de la Bible dans ce TTP s’étendent sans discrimination jusqu’au nouveau Testament. Il définit même ses sept dogmes comme l’esprit du Christ. A de nombreuses reprises il exprime une considération particulièrement respectueuse à l’égard de Jésus. Comme on sait par ailleurs qu’après avoir été chassé de la synagogue et par suite d’Amsterdam, il a étudié les humanités latines avec un ex-jésuite, certains esprits partisans se montent la tête et aiment à se raconter que l’auteur a une particulière sympathie pour le christianisme. Il faut cependant comprendre cela autrement. Epurant la religion de tout ce qui n’est pas nécessaire au respect de ce qu’il tient pour la seule loi pratique, cherchant à éliminer toute source de polémique d’une part entre les tenants des diverses églises et d’autre par entre ceux-ci et ceux qui n’en reconnaissent aucune, il ramène la religion à ce qu’elle a d’universel. C’est ce qui peut pousser un homme qui n’use pas de sa raison à obéir à la loi unique. Il y a là une position philosophique de principe et non une inclination sentimentale pour le christianisme. Toutefois il est juste de remarquer que la loi unique de la religion universelle n’a été exprimée par personne plus clairement et plus constamment que par Jésus. L’idée qu’il y a plus d’universalité dans le christianisme que dans toute autre religion sera d’ailleurs retrouvée par Hegel (l’Esprit du christianisme et son destin, Philosophie de la religion) et par Alain (Propos sur la religion), qui l’un et l’autre y verront le culte de l’esprit.
Quoi qu’on puisse penser de la valeur d’une religion, de son éventuelle supériorité sur les autres, de l’intérêt que peut lui porter la philosophie, il reste que les hommes soit sont conduits par la raison, soit ne le sont pas. Il faut préciser le rapport que les uns et les autres doivent entretenir avec la religion universelle dont l’auteur fixe les dogmes. Le cas de ces derniers est le plus simple. Celui qui ne vit pas sous la conduite de la raison ne fera ce qui est vertueux que poussé par la crainte du châtiment le plus extrême. A leur égard les dogmes sont ce qui doit leur être persuadé afin qu’ils agissent moralement. L’auteur est assez de l’avis de Machiavel que le législateur doit supposer les hommes méchants. Il lui appartient donc de déterminer les moyens par lesquels il obtiendra leur obéissance. Qu’ils se soumettent à la loi parce que c’est celle de Dieu, ou qu’ils s’y soumettent par peur de l’enfer importe ici assez peu : dès lors que ce n’est pas leur raison qui les détermine, on peut les tenir pour également contraints et forcés. Les dogmes énoncent donc les articles de la foi qui sont nécessaires et suffisants pour obtenir leur obéissance. Quant à ceux qui vivent sous la conduite de la raison, il faut que ces dogmes commandent ce que leur raison leur prescrit déjà, car ils n’y obéiront que parce que ce sont les commandements de la raison. Il n’est pas question que soient reconnus comme objets de foi des articles qui ne seraient pas susceptibles par ailleurs d’être établis par la raison. Autrement dit il faut que ces dogmes soient compatibles avec la philosophie, et tout particulièrement avec la philosophie spinoziste. Il n’y a dans ces pages aucune compromission de l’auteur avec des pensées qui ne seraient pas les siennes. Néanmoins comme il n’est pas évident qu’il y ait entre la religion et la philosophie un langage commun, il faut que la philosophie accepte des formulations qui ne sont pas rigoureuses, qui enferment déjà une certaine dose d’anthropomorphisme.
Mais l’enjeu de ce manque de rigueur est d’importance ; ce n’est rien de moins que la paix civile, comme on le verra un peu plus bas. Après tout si l’on demande aux religieux de renoncer à convertir les autres, il faut bien obtenir des philosophes qu’ils renoncent à convaincre ceux qui ne veulent pas les entendre ! La plus importante thèse impliquée dans le chapitre n’est pas autre que le permanent enseignement de Jésus dans les Evangiles : " aimez-vous les uns les autres ". Mais c’est aussi ce qu’on trouve clairement dans l’ancien Testament. C’est la loi du respect d’autrui, présente dans le Décalogue, donc dans la pensée de Moïse (Exode, XX, 12-17). Spinoza le dit et le répète, ce n’est pas seulement l’objet du dogme n° 5, l’enseignement de l’Ecriture toute entière se ramène à cette seule et unique loi : aime ton prochain. Si en effet on ne peut tirer des textes sacrés les connaissances scientifiques qu’ils ne contiennent pas, leur leçon est morale uniquement. Et la morale ne consiste pas à s’abstenir de manger de la viande de porc ou à se laver les pieds le jeudi saint en souvenir de Jésus ; la morale ne peut consister qu’à accorder à autrui le respect, et mieux même l’amour, auquel il a droit. On remarquera que le but de ce livre n’est pas de le justifier philosophiquement. Il se place seulement sur le plan théologique et sur le plan politique, où il ne fait d’ailleurs aucune difficulté. Kant retrouvera cette convergence de la philosophie et de la religion. Aussi sa haine du philosophe néerlandais a-t-elle son origine et son sens dans ce qu’il croit que la première doit accorder à la seconde, tandis que celui-ci le refuse. Querelle de défroqué !
La suite énonce forcément les seules croyances nécessaires à l’obéissance à la loi révélée. Tout ce qui n’est pas nécessaire à l’obéissance en est exclu, et l’interprétation spéculative qu’on en peut faire relève de la philosophie. La liste est forcément exhaustive. Les quelques dogmes sont les suivants. Je n’en rends compte pour l’instant que du point de vue de l’obéissance à laquelle ils visent.
1° Dieu existe. Il faut aux hommes qui ne vivent pas sous la conduite de la raison une autorité qui les contraigne et les force à faire ce qu’ils ne font pas de leur propre volonté. Comme vraisemblablement ils s’imaginent qu’ils pourraient dérober la connaissance de leurs actes aux autorités terrestres, il leur faut une autorité suprême, un Père fouettard dont ils craignent la punition. Mais ce disant j’ai déjà anticipé sur plusieurs autres articles de la foi universelle.
2° Dieu est un. Le polythéisme dissout l’autorité suprême. S’il y a autant de dieux dans les cieux qu’il y a de maîtres sur la terre, la puissance de ceux-là est aussi limitée que celle de ceux-ci, ils ne sont pas invincibles. Leur multiplicité permet en outre de jouer un Dieu contre l’autre. Ce qui fait plaisir à l’un n’est pas ce qui fait plaisir à l’autre, ainsi que l’observait déjà malicieusement Socrate dans l’Euthyphron, pour malmener son interlocuteur, un prêtre qui se faisait fort de lui définir la piété. Leurs divergences les réduisent au ridicule, comme Homère le montre bien dans l’Iliade. Leur autorité n’en est que mieux ruinée. L’option monothéiste s’impose donc.
3° Dieu est omniscient et omniprésent, afin que rien ne lui puisse être dissimulé. Ce pauvre Adam croyait pouvoir impunément manger le fruit défendu de l’arbre du même nom ; il ignorait que Dieu est partout et qu’il sait tout. Il est bon que les parjures, les voleurs, les meurtriers et quelques autres sachent que si leurs méfaits peuvent éventuellement échapper à la justice des hommes, ils n’échapperont pas à la justice de Dieu. Les théologiens de toute espèce aiment bien faire des épidémies le signe que Dieu punit ce que les autorités terrestres ne punissent pas. Ils ne savent pas quoi, mais ils trouveront, on peut leur faire confiance !
4° Dieu est tout puissant, la loi n’est pas au-dessus de lui, mais elle émane de lui. C’est le polythéisme qui soumet les dieux à une loi en vérité plus divine qu’eux. Il n’y a pas de moyen d’enfermer sa volonté dans une sorte de contrat qui permettrait éventuellement d’échapper à la justice. Une telle idée pourtant est tellement pensée qu’elle est l’objet d’une merveilleuse histoire juive. [La veille de Yom Kippour, un vieux Juif tourne les yeux vers le ciel et soupire : " Mon Dieu écoute moi ; moi Nathan le tailleur, je m'adresse à toi. Le boucher de notre quartier, Cohen, est un homme bon et honorable, qui n'embête personne, donne toujours bon poids et ne renvoie jamais le nécessiteux ; mais voilà Cohen est si pauvre que sa femme et lui ne mangent pas tous les jours de la viande ! Ou prends Lévi, notre médecin, un modèle de piété et d'amabilité, sa mère est en train de mourir dans d'horribles souffrances. Et Schlomo, notre professeur, qui se dévoue tellement pour les jeunes, et qui est si aimé de ceux qui le connaissent, il n'a même pas un costume digne de lui et il a attrapé une maladie des yeux qui peut le rendre aveugle ! Aussi en cette très sainte nuit, je te le demande sans détours : est-ce que tout cela est juste, je répète : est-ce que c'est juste ? Eh bien demain en ce jour sacré de Yom Kippour, si tu nous pardonnes, nous te pardonnerons ! " ].
5° Dieu commande l’amour. Puisque les hommes qui ne vivent pas sous la conduite de la raison ne cherchent pas de meilleure raison de faire ce qu’ils font que de flagorner les autorités ou quiconque se trouve placé en position supérieure à eux, il faut les persuader, comme le font très justement l’ancien et le nouveau Testaments que rien ne fait plus plaisir à Dieu que l’amour du prochain. Que l’on prie avec tels mots ou avec tels autres, qu’on sacrifie des moutons, des poulets ou de la mie de pain, qu’on s’incline, qu’on se prosterne ou qu’on rampe, tout cela et bien d’autres choses est secondaire, pour ne pas dire négligeable. Ce qui compte c’est la justice et la charité.
6° Dieu est juge et rédempteur. Ce n’est pas sur un quelconque et variable critère que Dieu aime les hommes ou ne les aime pas. C’est sur le critère de l’application de la loi précédente. Et ceux qu’il aime seront sauvés, ceux qu’il n’aime pas seront damnés. Il faut que les hommes se représentent un juge, un jugement et d’une part des félicités éternelles, de l’autre des peines éternelles. Comme on le voit dans les récits eschatologiques de Platon (Phèdre, 248a-249b ; République, 614b-621d), les Grecs avaient compris cela eux aussi. Le bourreau triomphant sera puni dans l’au-delà, son innocente victime y sera récompensée.
7° Dieu est miséricordieux. Cette dernière croyance enfin est nécessaire. Sinon quiconque a déjà péché, ne serait-ce qu’une toute petite fois, ce qui arrive forcément aux nonnes les plus saintes, se croirait déjà condamné à payer sa faute dans l’éternité. Or ce n’est pas une perspective propre à encourager à l’amendement. Au contraire l’idée que Dieu pardonne aux pécheurs repentants, même aux plus gravement coupables, est propre à remettre chacun sur la bonne voie.
Tels sont les articles qui doivent constituer les dogmes de la foi universelle. Peuvent-ils satisfaire les religions ? On est loin du credo romain, qui implique la Trinité, l’Eucharistie, la Résurrection, et même la divinité de Jésus. A cela on voit que malgré sa prétention de porter ce nom l’Eglise dite catholique l’est bien peu. On est par contre plus près du décalogue mosaïque, qui n’admet qu’un seul Dieu, interdit l’idolâtrie, espère la miséricorde, exige le respect d’autrui, rejette la profanation du nom de Dieu, et commande le sabbat. Sauf à cause de l’absence de cette dernière loi, le credo spinoziste serait peut-être capable de satisfaire les Juifs. Il est à remarquer cependant que l’idée de création en est écartée. Il n’y a pas non plus celle de péché originel. Elles ne sont en effet rien moins que nécessaires à l’obéissance. Certes les théologiens juifs et chrétiens y sont très attachés, mais elles font partie de ces dogmes qu’on doit être libre d’accepter ou de rejeter : elles sont inadmissibles à la philosophie. De même, et c’est plus étonnant, est écartée aussi l’immortalité de l’âme. Certes elle est étrangère à la philosophie de l’auteur, pour qui la vertu est à elle-même sa propre récompense et inversement le vice à lui-même son propre châtiment, mais il est aisé de concevoir son utilité dans la perspective du châtiment ou de la récompense éternels.
Il y a cependant beaucoup plus irritant pour les religieux dans le catéchisme proposé par ce chapitre. " Celui-là connaît véritablement le Christ selon l’Esprit et le Christ est en lui ", dit-il de celui qui adhère au dogme de la miséricorde divine. L’esprit du Christ est donc davantage dans la volonté de s’amender que dans la soumission à des règles extérieures. La proposition est scandaleuse pour les Eglises, puisque aucun des dogmes retenus ne mentionne son existence et encore moins sa divinité. Mais c’est exactement pour la même raison que Jésus scandalisait les Pharisiens...
Or c’est en examinant maintenant si les sept dogmes retenus sont compatibles avec la philosophie qu’on va mieux comprendre où est l’esprit du Christ. On pourrait avoir l’impression que ces articles de foi engagent déjà trop la philosophie. En premier lieu cependant il faut tirer de leur examen la conclusion évidente que la proclamation de telle ou telle croyance qui, tout en leur étant compatible va au-delà de la foi, est complètement indifférente à la foi ; que même les croyances doivent être différentes et contradictoires, puisque chacun est tenu d’adapter les dogmes à sa compréhension propre, comme ont fait les prophètes. Ce n’est pas à l’orthodoxie mais aux œuvres qu’on peut juger de la foi, et elles seules font le salut. C’est là le point capital. Dans les pages qui précèdent le catéchisme l’auteur s’est appuyé sur les Epîtres des apôtres Jacques et Jean. Il a tiré de ces textes qu’il n’y a pas d’autre critère de la vraie foi que la charité envers le prochain. Entre les œuvres et les dogmes il n’y a pas lieu d’hésiter un instant, ce sont les premières que le Christ attend de nous. Même s’il ne croit pas aux dogmes de telle ou telle Eglise qui se réclame du Christ, serait-ce la plus grande, celui qui pratique la charité envers autrui est chrétien. Plus scandaleux encore pour les nouveaux Pharisiens, quels que soient les dogmes auxquels on croit, seraient-ils ceux de la plus grande des Eglises qui se réclament du Christ, on est antichrétien dès lors qu’on manque à la charité et particulièrement à l’égard de ceux qui eux-mêmes la pratiquent. Entre Spinoza, qui ne croit rien mais qui pratique la charité, et les Pharisiens qui le persécutent, le plus chrétien c’est lui.
Mais à quoi les sept dogmes l’engagent-ils ? " Quant à savoir ce qu’est Dieu... " La première remarque qu’il y a lieu de faire est que la voie par laquelle ils sont admis du Philosophe n’est pas la même que celle des croyants. Savoir et croire s’opposent comme la philosophie et la foi. Si le philosophe admet les dogmes ce n’est pas parce qu’il les reçoit, c’est parce qu’il les pense. Qu’en est-il maintenant de leur contenu ? 1° Quand on reconnaît que Dieu existe rien n’empêche de penser qu’il est la nature elle-même, ce qui donne un certain sens effectivement à la notion de modèle de vie vraie. 2° Reconnaître que Dieu est unique ne pose évidemment aucun problème à celui qui pense qu’il est la substance. 3° Admettre son omniprésence et son omniscience va de soi pour la même raison. L’étendue et la pensée, qui sont ses attributs, sont infinis. 4° Qu’il soit au-dessus des lois peut s’entendre, ainsi que l’a montré le chapitre 4, comme l’expression de la vérité éternelle qu’impliquent ses décrets. 5° Que l’obéissance à Dieu ne consiste que dans l’amour du prochain peut être compris comme rien de moins que l’aboutissement de toute la réflexion du philosophe dans l’Ethique. 6° Que ceux qui obéissent soient voués au salut, que les autres, qui ne se dirigent que d’après leurs désirs, soient voués à la perdition, peut se comprendre sans aucunement invoquer un quelconque jugement dernier, lequel n’appartient qu’à une conception anthropomorphique. Il ne fait aucun doute que la vertu est à elle-même sa propre récompense et le vice à lui-même son propre châtiment (Ethique V, 42).
Ce n’est pas pour rien que la citation des Proverbes de Salomon "L'entendement est pour son seigneur une source de vie et le supplice de l'insensé est sa déraison" (XVI, 22) a été donnée deux fois au chapitre 4, pages 100 et 103. C’est aussi la leçon des mythes eschatologiques platoniciens de Phèdre (248a-249b) et le la République (614b-621d). 7° et enfin : Qu’il ne faille jamais désespérer, qu’il ne faille jamais se croire irrémédiablement condamné, c’est encore une idée à laquelle conduit la philosophie. Celle de l’auteur comme celle de Platon (Phèdre imagine deux cycles différents, dont l’un remet les compteurs à zéro) donne à chacun, en même temps que la pleine et entière responsabilité, la pleine et entière possibilité de reprendre à tout instant la maîtrise de son existence. Ce n’est pas le déterminisme qui peut enchaîner qui que ce soit dans le vice. C’est encore ce que veut dire Sartre quand il parle des lâches et des salauds.
Par conséquent la manière dont on entend les dogmes peut être absolument philosophique et cela " n’importe en rien à la foi pourvu qu’on n’ait pas en vue de se donner la liberté de pécher ". On sait en effet qu’il faut se méfier de certains disputeurs, en particulier sur la question de la grâce (est-on sauvé ou damné relativement à ses œuvres ou par décret gracieux du despote ?), qui par leurs arguties viseraient à légitimer ou du moins à excuser, comme le font quelquefois les casuistes jésuites, des actes tout à fait condamnables. Les discussions théologiques chrétiennes qui opposent jansénistes et jésuites (cf. les Provinciales de Pascal) ont pu provoquer des échos jusque dans la retraite de l’auteur. Mais il n’est pas seulement légitime d’interpréter les dogmes à sa manière, " chacun est tenu d’adapter ces dogmes à sa compréhension propre ". La question est en effet de faire en sorte qu’ils emportent l’adhésion. Ainsi de la même façon que la loi fut obéie parce que chacun, peuple juif et prophètes, l’accommodait à ses opinions, il faut qu’aujourd’hui chacun l’ancre dans son âme par les moyens propres à entraîner sa conviction. Les opinions ne sont pas seulement la négation du savoir (comme elles apparaissent dans l’Ethique II ou dans le Traité de la réforme de l’entendement, qui ne reconnaissent aucune voie de passage d’elles à lui, ou comme chez Platon), elles ont quelque chose de positif en ceci qu’elles sont la forme que prend l’idée pour convaincre l’un ou l’autre. C’est en ce sens que les opinions sont propres, personnelles.
Par quelle raison ce chapitre admet-il ici une certaine positivité de l’opinion ? C’est qu’il n’est nullement question dans ce TTP d’atteindre la vérité, laquelle ne relève que de la philosophie, mais seulement d’atteindre l’amour du prochain, alias la sûreté personnelle. C’est bien la raison pour laquelle cette doctrine des sept dogmes est nécessaire et salutaire dans l’Etat, car elle est la condition pour que les hommes vivent dans la paix et la concorde. Elle est nécessaire pour mettre fin aux séditions excitées par les fanatiques calvinistes en particulier ... et pour qu’on cesse par exemple d’accuser d’athéisme un philosophe, qui certes ne comprend pas Dieu comme font les autres, mais qui est tout aussi respectueux du prochain que le demandent, ensemble, l’ancien et le nouveau Testaments. Pourquoi est-il accusé d’athéisme ? C’est un fait qu’il ne croit ni à un Dieu créateur (ce serait de l’anthropomorphisme) ni à un Dieu juge et rédempteur (anthropomorphisme encore pire). Plus exactement il ne croit rien. La croyance en tant que telle, le fait de croire, ne lui appartient pas : ce n’est pas son fait. Seul l’intéresse le savoir, la connaissance du troisième genre (Ethique), le 4e modus percipiendi (Traité de la réforme de l’entendement). Or il comprend par cette voie qu’il y a un être un, éternel, absolument infini, cause de soi et cause de tout. En ce sens il est plus persuadé que les croyants de l’existence de Dieu : il en a la certitude mathématique et non pas une simple certitude morale. Il n’y a donc pas moins athée que lui. Moins athée que lui, tu meurs ! Cependant ce n’est pas sur ce terrain que se jouent les accusations d’athéisme.
Le débat porte d’une part sur la question de savoir si un athée peut être géomètre, autrement dit sur la question de la garantie des vérités éternelles. Personne n’a une position plus solide que Spinoza pour qui les décisions de Dieu enveloppent une vérité éternelle (chapitre 4). Mais d’autre part et surtout le débat porte sur la question de savoir si un athée peut être moral. C’est par exemple l’enjeu de la discussion sur les bons sauvages (cf. Diderot : le Supplément au voyage de Bougainville). La nature suffit-elle à inspirer de bons sentiments ou faut-il, pour qu’ils se traduisent en acte, y ajouter la crainte du châtiment ? En tout cas personne n’est moins immoral que Spinoza ni dans ses déclarations, comme on le voit dans ce chapitre, ni dans ses actes. Il faut lire aussi sa Lettre XLIII à Osten, où il se défend contre les accusations que la publication du TTP a redoublées. Ses ennemis ne veulent surtout pas savoir quelle règle de vie il observe. Même si le sens des mots a changé, il faut donc honnêtement reconnaître sa parfaite sincérité lorsqu’il se défend contre l’accusation d’athéisme. |
Sommaire
Chapitre 15
(...) nous tenons pour solidement établi que ni la Théologie ne doit être la servante de la Raison, ni la Raison celle de la Théologie, mais que l’une et l’autre ont leur royaume propre : la Raison, comme nous l’avons dit, celui de la vérité et de la sagesse, la Théologie celui de la piété et de l’obéissance. La puissance de la Raison, en effet, ne s’étend pas, nous l’avons montré, tellement loin qu’elle puisse établir la possibilité pour les hommes de parvenir à la béatitude par l’obéissance seule sans la connaissance des choses. La Théologie d’autre part ne prétend rien que cela, ne commande rien que l’obéissance, ne veut ni ne peut rien contre la Raison. Elle détermine en effet les dogmes de la Foi (comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent), dans la mesure où il suffit pour l’obéissance par contre le soin de déterminer comment ces dogmes doivent être entendus de façon précise eu égard à la vérité, elle le laisse à la Raison qui est vraiment la lumière de la Pensée, sans laquelle elle ne voit rien que rêves et fictions. J’entends ici par Théologie d’une façon précise la révélation en tant qu’elle indique le but auquel nous avons dit que tend l’Ecriture (la raison pour laquelle et la façon dont il faut obéir, en d’autres termes les dogmes de la piété vraie et de la foi), c’est-à-dire ce qu’on peut appeler proprement la parole de Dieu, laquelle ne consiste pas dans un nombre déterminé de livres (voir sur ce point le chapitre 12). Comprise ainsi en effet, la Théologie, si l’on considère ses préceptes, les enseignements qu’elle donne pour la vie, se trouvera entièrement d’accord avec la Raison et, si l’on a égard à son objet et à sa fin, on ne découvrira rien en elle qui contredise à la Raison en conséquence elle est universelle ou commune à tous.
Quant à toute l’Ecriture en général nous avons déjà montré au chapitre 7 qu’il en fallait déterminer le sens par la critique historique seule et non par l’histoire universelle de la Nature, qui est la donnée fondamentale de la Philosophie seulement et si, après avoir ainsi recherché le véritable sens de l’Ecriture, nous y trouvons quelque chose qui contredise à la Raison, nous ne devons pas nous y arrêter. Car tout ce qu’il peut y avoir de tel dans l’Ecriture, comme tout ce que les hommes peuvent ignorer sans danger pour la charité, nous savons avec certitude que cela ne concerne en rien la Théologie ou la Parole de Dieu et conséquemment que chacun peut à cet égard penser sans crainte ce qu’il voudra. Nous concluons donc absolument que ni l’Ecriture ne doit se plier à la Raison ni la Raison à l’Ecriture.
Toutefois, puisque nous ne pouvons démontrer par la Raison la vérité ou la fausseté du principe fondamental de la Théologie qui est que les hommes sont sauvés même par l’obéissance seule, on peut nous faire cette objection : pourquoi le croyons-nous ? Si nous adhérons à ce dogme sans raison comme des aveugles, nous aussi agissons en insensés et sans jugement. Si, au contraire, nous prétendons que ce fondement peut se démontrer par la Raison, alors la Théologie devient une partie de la Philosophie et il n’y a plus à l’en séparer. Je réponds que j’admets absolument que ce dogme fondamental de la Théologie ne peut être découvert par la Lumière Naturelle ou que du moins nul ne s’est trouvé qui l’ait démontré, et que par suite la Révélation a été nécessaire au plus haut point que néanmoins nous pouvons justifier notre adhésion à ce dogme révélé de façon à avoir à son sujet une certitude au moins morale. Je dis une certitude morale il n’y a pas lieu en effet de prétendre à une certitude d’un ordre plus élevé que celle qu’ont eue les Prophètes eux-mêmes, auxquels a été faite la première révélation de ce dogme et dont cependant la certitude a été seulement morale, comme nous l’avons montré au chapitre 2 de ce Traité. C’est donc se tromper totalement que de vouloir établir l’autorité de l’Ecriture par des démonstrations mathématiques. L’autorité de la Bible en effet dépend de l’autorité des Prophètes elle ne peut donc être démontrée par des arguments plus forts que ceux dont les Prophètes avaient accoutumé d’user pour établir leur autorité dans l’esprit du peuple et même notre certitude à ce sujet ne peut reposer sur aucun autre fondement que celui sur lequel les Prophètes fondaient leur propre certitude et leur autorité.
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la théologie
L’objet de ce passage, comme du chapitre tout entier dont il est le cœur, est de montrer que la théologie n’est pas la servante de la philosophie, ni la philosophie la servante de la théologie. Les deux termes d’une même alternative sont simultanément repoussés. Cependant la symétrie de ce choix n’est peut-être qu’apparente. Le chapitre se bat sans doute sur deux fronts ; en cela sans doute il y a symétrie. Mais ses adversaires sont les uns et les autres des théologiens.
Car les théologiens ne sont pas tous de la même école ; et ils vont être renvoyés dos à dos. Il y a en effet deux attitudes théologiques devant le conflit qui occasionnellement peut surgir entre la philosophie et l’Ecriture. D’une part il y a celle de Maïmonide, qui après une période de méfiance des rabbins à son égard est devenue la position quasi officielle du judaïsme. Elle est de soumettre l’Ecriture à la raison et de l’interpréter métaphoriquement à chaque fois que c’est nécessaire pour lui donner quelque apparence de santé mentale. D’autre part et par réaction il y a celle d’un certain Judah Alpakhar, diamétralement opposée. L’Ecriture doit être prise en toutes choses au pied de la lettre ; on n’a pas le droit de douter de quoi que ce soit qui y est écrit. Son autorité s’étend aussi bien aux questions spéculatives qu’aux questions de piété. Il n’y a pas lieu de consulter sa raison ; la raison a toujours tort, car elle est dépassée. Quoiqu’elle ne soit pas très représentative, cette attitude n’en est pas moins l’expression de ce qu’on appelle aujourd’hui l’intégrisme. Face à ces deux versions de la théologie, le chapitre feint d’adopter une attitude médiane, une attitude conciliatrice, qui consisterait à reconnaître que la philosophie et la foi ont chacune son domaine propre. On a déjà vu que Spinoza ne peut pas être en accord avec Maïmonide, je n’y reviens pas. Quant à la façon dont il considère Alpakhar, elle va de soi : ce rabbin est le fanatisme même. Tenir pour parole divine tout ce qui est écrit dans les Livres sacrés, écrit l’auteur un peu plus haut, c’est " démence pure ". Cette prise de position n’exige pas de commentaire particulier.
On voit donc maintenant le chapitre nier que la théologie doive se soumettre à la philosophie et nier que la philosophie doive se soumettre à la théologie. Il nie le choix de Maïmonide et celui d’Alpakhar à la fois. La première proposition n’est en réalité d’aucune conséquence, parce que la philosophie n’ambitionne pas ni n’a aucun besoin de s’aliéner, de se soumettre la théologie. Le théologien juif voulait seulement reconnaître aux auteurs des Livres sacrés, parce qu’ils étaient les porte-parole de Dieu, des connaissances qu’ils ne pouvaient pas avoir. Par contre la seconde proposition est beaucoup plus lourde de conséquences, parce que la théologie ambitionne réellement de s’annexer la philosophie. Il s’agit donc au fond de montrer que la religion vraie, la piété, ne peut aucunement interdire de philosopher librement. Cependant on peut être perplexe sur les chances d’une telle négociation. La proposition de reconnaissance réciproque d’un royaume propre à l’une et à l’autre n’a en fait aucune chance d’être acceptée des théologiens, dont la tendance hégémonique est incoercible. Il est illusoire de croire qu’ils renonceront de plein gré à annexer la philosophie. Mais ce n’est pas vraiment à eux que Spinoza s’adresse et propose un pacte de reconnaissance mutuelle et de non agression. Il n’a pas cette naïveté. Le TTP est destiné aux politiques, et en premier lieu aux autorités des Provinces-Unies, à qui il veut donner des arguments pour ne pas écouter les théologiens, d’ailleurs pas tant juifs que calvinistes, quand ils réclament qu’on mette les philosophes au bûcher. Le plaidoyer pro domo se poursuit dans ce chapitre.
Le mouvement des idées y part du principe de la séparation de la sagesse et de la piété, autrement dit de la connaissance et de l’obéissance, pour restreindre de manière draconienne l’autorité, la compétence de la théologie aux articles de la piété vraie et de la vraie foi (cf. chapitre 14) et en exclure toute interprétation de ces quelques dogmes, cette dernière étant réservée à la raison et étant libre. Ainsi en effet il serait bien impossible que puisse éclater un conflit entre la théologie, entendue de cette manière ultra restrictive, et la philosophie.
Puis de cette définition de la théologie le chapitre va à la concession que lui fait la philosophie : elle repose sur un dogme que la raison est impuissante à établir. La philosophie, dit-il, ne comprend pas comment l’obéissance seule, c’est à dire la foi seule, peut faire le salut. On verra plus loin ce qu’il faut penser de la prétention à la vérité d’une proposition qui n’est pas rationnellement établie.
Enfin de cette concession on va au genre de certitude qu’enveloppe le dogme universel, la certitude morale seulement, et à l’impossibilité de le fonder sur autre chose que sur l’autorité des prophètes, c’est à dire sur une quelconque argumentation. Ceci doit permettre de clouer le bec aux théologiens et de leur interdire de s’aventurer hors de la répétition inlassable de la loi de justice et de charité (c’est à dire d’Amour) telle qu’elle a été énoncée par Moïse, par Jésus et éventuellement par les autres prophètes. La théologie doit être la gardienne sourcilleuse de la paix et de la concorde dans l’Etat, tout au rebours de ce qu’elle fait en réalité, et permettre au philosophe de philosopher librement. Mais cela réserve quelque surprise sur l’autorité théologique, comme le montrera le chapitre 19.
Dans les pages précédentes le chapitre a rappelé ce qui était indiqué déjà au chapitre 2, à savoir qu’il y avait dans leur enseignement des contradictions entre les prophètes. Il a rappelé en particulier celle qui existe entre l’opinion de Samuel, selon qui Dieu ne se repent pas d’une décision qu’il a prise (Samuel I, XV, 29) et l’opinion de Jérémie qu’au contraire Dieu se repent du bien et du mal qu’il a décrétés (Jérémie, XVIII, 8-10). Mais on voit bien que s’il y a matière à douter relativement à l’enseignement de l’Ecriture, c’est non pas quant au message de portée morale, non pas quant à la Loi, qui n’est nullement mise en doute par des opinions relatives à la nature de Dieu, mais seulement quant à ces dernières qui relèvent de la seule imagination des prophètes. Ce qui est ainsi établi c’est l’indépendance de la raison à l’égard de l’Ecriture, c’est à dire à l’égard de la foi, et de son gardien, qui est la théologie. Par contre à l’inverse l’indépendance de la théologie à l’égard de la philosophie, qui va être reconnue avec une portée qui reste à déterminer un peu plus loin dans ce passage même, n’est encore nullement établie. L’indépendance de la raison a été établie non seulement par l’argument de critique historique qui met un prophète en opposition à l’autre, mais par un argument proprement philosophique : ce n’est que par un examen de la raison, évidemment, que l’on pourrait choisir de soumettre la raison elle-même à l’Ecriture. Ceux qui comme le rabbin Alpakhar affirment la nécessaire soumission de la raison à l’Ecriture sont en pleine contradiction dans cette affirmation. Car ce choix n’émane de rien d’autre que de la raison elle-même.
Pour les raisons que j’ai indiquées ci-dessus ce chapitre n’a nullement l’objectif de revendiquer la soumission de la théologie à la philosophie. Il peut se satisfaire de distribuer à celle-ci le royaume de ceci et à celle-là le royaume de cela, car il n’y a en réalité dans ce partage aucune égalité. L’image du royaume exprime l’idée de souveraineté. Ainsi la philosophie serait maîtresse en son domaine, tandis que la théologie serait maîtresse en le sien. Mais de souveraineté sur quoi s’agit-il ? Sera-ce vraiment sur des domaines ou seulement sur des sujets ? Le royaume de la vérité et de la sagesse apparemment s’oppose à celui de la piété et de l’obéissance. Y a-t-il cependant une certaine sorte de questions, en l’occurrence les questions d’ordre moral, où cesserait de s’exercer la raison ? Nullement. Par contre il y a des hommes qui sont incapables de se conduire sous la raison. C’est seulement en ce sens qu’il y a deux royaumes. Il y a d’une part des hommes qui se conduiront sous l’autorité de leur raison, qui ont la Loi dans leur cœur, bien peu nombreux à vrai dire, et il y en a par ailleurs d’autres, la multitude à vrai dire, qui ne peuvent concevoir la loi autrement que comme le bon plaisir d’un Prince et qui ne se conduiront conformément à l’idéal de justice et de charité que sous l’obéissance forcée à une loi extérieure à leur raison.
Il est vrai pourtant que le chapitre semble reconnaître une limite où cesse de s’exercer la raison. La puissance de la raison, dit-il en substance, ne va pas jusqu’à établir qu’on puisse atteindre la béatitude par la seule obéissance aveugle à la Loi, c’est à dire sans rien comprendre à sa nécessité. Elle ne peut l’établir en effet et pour cause ! Car elle peut en vérité établir le contraire. Il n’est pas seulement impossible de montrer rationnellement que l’obéissance fait la béatitude, mais il est possible de montrer rationnellement que seule la connaissance du troisième genre fait la béatitude. On peut consulter avec profit le texte latin, où il n’est nullement question d’une démonstration dont on pourrait regretter l’absence. L’usage du subjonctif ne laisse planer aucune équivoque : l’auteur n’affirme pas que les obéissants peuvent être heureux, il demande plutôt comment ils pourraient l’être. Cf. p. 254, " determinare possit ...possint esse beati ". Ce n’est donc pas vraiment une limite de la raison que de ne pouvoir montrer comment est possible la béatitude de ceux qui ne font qu’obéir.
Ce chapitre ne dit donc assurément pas qu’il y a des questions qui dépassent la raison, il dit seulement que la paix et la concorde exigent l’obéissance des gens déraisonnables à une loi qui leur est représentée comme la volonté d’un roi. Il y a en effet des hommes qui sont incapables de comprendre par eux-mêmes l’exigence de l’amour du prochain. Ceux-là sont les sujets de la théologie et c’est seulement en ce sens que celle-ci a un royaume. Mais on est dans une philosophie qui est totalement différente de celle de Kant. Celui-ci admet qu’il existe certaines questions, dont la réponse importe au salut des hommes et échappe pourtant à leur raison. Pour cette philosophie il y a des questions insolubles à la raison spéculative et qui, parce qu’elles importent au salut, doivent devenir des postulats de la raison pratique. Kant ignore ce qu’est la béatitude, il ne comprend pas qu’elle est le produit de la connaissance du troisième genre, et que la vertu n’a pas besoin d’autre récompense qu’elle-même. Mais il est bon héritier des théologiens. Il est comme ces enfants sages ou ces sauvages catéchisés, dont les bonnes dispositions faibliraient si on ne leur faisait pas entrevoir un paradis où ils seront payés de leur obéissance, tandis que les mauvais sujets seront punis : " car il est aux enfers des chaudières bouillantes, où l’on plonge à jamais les âmes mal vivantes ", comme le dit à peu près Arnolphe à la tendre Agnès (l’Ecole des femmes III, 2).
Si l’on peut douter par conséquent que la raison reflue et laisse à découvert un domaine qui appartiendrait à la théologie, par contre le reflux de celle-ci laissant à découvert un domaine qui appartient légitimement à la philosophie ne fait pas le moindre doute. La théologie ne s’étend à aucune autre affirmation que celle à laquelle renonce, on vient de voir en quel sens, la raison. Son unique fonction est de prétendre, à l’adresse de qui est incapable d’entendre raison, que c’est l’obéissance qui fait le salut, qu’elle y suffit, qu’il n’est nullement nécessaire de procéder au détour philosophique. Si l’on était dans ce livre sur le plan de la philosophie, il faudrait établir la vérité, à savoir que seule la connaissance du troisième genre apporte le salut. On ne pourrait comprendre comment l’auteur accepte de dire ici le contraire. Mais c’est sur le plan de la politique que se situe le TTP, et il est aisé de se représenter quel intérêt présente pour la paix publique une religion capable d’obtenir l’obéissance à une Loi qui se résume à l’amour du prochain.
Car il ne lui appartient assurément pas de " déterminer comment ces dogmes doivent être entendus ". Son rôle ne va pas plus loin que d’enseigner ce qui a été déterminé au chapitre 14 comme les sept seuls dogmes de la foi universelle. D’où cette définition extrêmement restrictive : " J’entends ici par théologie de façon précise la révélation en tant qu’elle indique le but auquel nous avons dit que tend l’Ecriture ". Elle n’est pas la science de Dieu, à laquelle pourrait faire croire l’étymologie. La théologie montre donc à ceux qui ne le comprennent pas d’eux-mêmes le but de l’amour du prochain. Son rôle n’est ni scientifique ni pédagogique, il est seulement coercitif. L’auteur la prive de toute autorité spéculative et ne reconnaît d’exercice légitime de son autorité pratique que sur la multitude. Il limite en outre cette autorité à la révélation, qu’il a antérieurement limitée elle-même comme parole de Dieu à l’énoncé de la loi d’Amour. Quant à la vérité, objet de connaissance et de science, elle doit être laissée à la philosophie en dehors de laquelle il n’est " rien que rêves et fictions (insomnia et figmenta)... " Je serais tenté de traduire des monstres (incubes et succubes) et des mots creux, vides de sens. C’est ainsi qu’on peut définir ce à quoi aboutissent les prétentions des théologiens d’interpréter les dogmes. Seule la Lumière de la pensée (lux mentis) dissipe ces chimères et cauchemars sans consistance, lorsqu’elle commence à briller.
Pourvu qu’on la comprenne ainsi, la théologie sera entièrement d’accord avec la raison. On ne lui reconnaît en effet pas de domaine qui lui soit propre, mais seulement une clientèle, à laquelle elle adresse dans le langage qui lui est approprié le message que la raison élabore par elle-même. Aussi est-ce peu de dire qu’on n’y trouvera rien qui contredise à la raison. La contradiction n’est pensable qu’entre des doctrines indépendantes l’une de l’autre et mises sur un plan d’égalité. Mais malgré toutes les précautions de l’auteur, on voit bien que ce n’est pas ce dont il s’agit dans les rapports entre la philosophie et la théologie. La seconde n’est que le substitut de la première. Dans de tels rapports ce n’est pas seulement de l’absence d’un désaccord qu’il faut parler, mais de l’unité de vues. La raison guide les philosophes à l’Amour par des moyens qui lui sont propres et la théologie guide la multitude au même but par l’exigence d’obéissance. Cela autorise à dire que la théologie est universelle, catholique en ce sens, parce qu’elle vise au même but que la raison, laquelle est universelle comme attribut de la nature de Dieu. Aussi ne peut-il y avoir une théologie juive, une théologie catholique (au sens partisan du terme), une théologie islamique, une théologie calviniste, etc. Il ne peut y avoir légitimement sur toute la surface de la terre qu’une seule doctrine théologique qui se réduit à ce seul dogme : aime ton prochain.
Celui-ci a été établi comme l’unique enseignement de l’Ecriture par une méthode qui est la critique historique. Autant celle-ci est propre à déterminer le sens des textes sacrés, autant c’est l’histoire universelle de la nature qui seule doit guider la philosophie. " Ex sola ejus historia... ex universali historia naturae... " dit le texte latin. La traduction d’Appuhn rompt malheureusement le parallèle, qui seul permet de comprendre le passage, où historia est à entendre étymologiquement comme récit, lequel est effectivement historique, dans un sens dérivé et moderne, pour l’Ecriture, tandis qu’il est scientifique et philosophique, énonçant des propositions universelles, pour la nature. L’intelligence de ce passage exige de remonter à l’idée, vraisemblablement commune à bien des théologiens, et explicitement reprise par Galilée (dans sa Lettre du 21/12/1613 à Benedetto Castelli), que la Création toute entière et les Livres sacrés sont deux récits du Verbe divin, entre lesquels aucun ne saurait céder le pas à l’autre, mais qui ont autorité en deux domaines différents.
Par conséquent si jamais il se rencontre dans l’Ecriture quelque chose qui contredise à la raison (rationi repugnare), comme sont en effet les opinions des prophètes et les récits de miracles, il ne faut pas les croire. Ce n’est pas la parole de Dieu, ce n’est que l’opinion du prophète, et " chacun peut à cet égard penser sans crainte ce qu’il voudra... " La liberté de pensée ne commence pas plus loin que là. Elle consiste en l’occurrence à croire ce qui est écrit si l’on n’est pas philosophe, et au contraire à ne le rapporter qu’aux opinions des prophètes si on l’est. Et inversement la seule chose sur laquelle ne puisse être invoquée la liberté de pensée est la nécessité d’aimer son prochain. On peut penser ce qu’on veut de la nature de Dieu, on peut penser ce qu’on veut du rapport entre le diamètre et la circonférence, on peut penser ce qu’on veut du mouvement apparent du soleil, mais on ne peut pas penser ce qu’on veut de ce qu’on doit à autrui. Cependant est-ce un point où s’arrête la liberté de pensée, ou est-ce la condition sans laquelle toute pensée et toute liberté de pensée perd son sens ? Ici Spinoza rejoint Platon, pour qui le soleil de toutes les idées est l’idée du bien, qui n’est pas une idée (République, Livre VII). A vrai dire cette proposition n’est pas indémontrable. Car si la multitude ne l’entend que comme le commandement du Dieu despote auquel il faut obéir, le philosophe lui l’entend comme l’expression de la vertu.
Mais ce n’est pas exactement la proposition dont il est question ci-dessous, qui traduit l’opinion de ceux qui ne savent pas philosopher. Si " l’Ecriture ne doit pas se plier à la raison, ni la raison à l’Ecriture ", si d’un côté se trouve discréditée toute tentative d’interprétation allégorique, comme celle que faisait Maïmonide, de l’autre se trouve interdite toute reddition de la philosophie à une autorité. La question mérite alors d’être éclaircie de savoir pourquoi nous croyons ce que " nous ne pouvons démontrer par la raison ". Pourquoi croyons-nous cette proposition que l’obéissance suffit au salut, demande l’auteur lui-même. La question se pose en effet ! car ce n’est pas la proposition énoncée plus haut. Il y a relativement à elle une alternative : ou bien c’est parce que nous sommes insensés que nous admettons ce que nous ne pouvons pas comprendre, ou bien c’est parce que nous pouvons le démontrer et alors nous soumettons la théologie à la philosophie. Toutefois d’une manière surprenante le texte s’en tient à l’indémontrabilité du dogme. Ce que nous admettons, dit-il, ce n’est ni que ce dogme est faux, car nous ne sommes pas ennemis de la théologie (entendue comme définie ci-dessus), ni qu’il est vrai, car nous ne sommes ni insensés ni partisans d’une hégémonie de la philosophie sur la théologie ; ce que nous admettons c’est qu’il est indémontrable, ou du moins indémontré. Il est certain que l’Ethique ne contient pas sur ce sujet de démonstration. Mais c’est une toute autre proposition que celle que la vertu est à elle-même sa propre récompense.
Le profit de la proposition alternative apparaît cependant si l’on se demande quel est ce nous qui admet son indémontrabilité. Spinoza sait bien dire je quand il s’engage personnellement comme c’est précisément le cas quelques lignes plus haut (respondeo me absolute statuere) et quelques lignes plus bas (dico morali certitudine). Ceci n’exclut pas qu’il dise quelquefois nous. Il y a dans ce contexte un je qui dit l’indémontrabilité du dogme et un nous qui l’admet comme vrai. Y aurait-il un je philosophe et un nous politique ? La question serait donc : qu’est-ce qui peut donner à ceux qui n’usent pas de la raison, non pas la certitude mathématique qu’il leur est impossible d’atteindre, mais la certitude morale que la vertu est récompensée ? Seule le peut leur adhésion à ces dogmes, ceux du chapitre 14, c’est à dire la croyance que l’obéissance fait le salut. Autrement dit c’est leur finalité seule qui justifie l’adhésion à ces dogmes des non philosophes. Ainsi ceux qui sont incapables de comprendre les choses par leurs causes passent-ils en effet par la notion de l’utilité que les choses ont pour eux, ce qui relève du préjugé, comme le montre l’Ethique I, dans son Appendice.
Il est vain de chercher à ajouter à l’autorité des prophètes celle de la raison pour fonder les dogmes du chapitre 14. La raison ne peut établir par exemple ni que Dieu est juge et rédempteur (article 6) ni qu’il est miséricordieux (article 7 du credo), mais il est bon que le croient ceux qui sont incapables d’user de la raison. C’est dans le sens de l’action d’un Père fouettard qu’il vont interpréter le Jugement. Leur certitude ne peut reposer, comme le montrera la suite du chapitre, sur un fondement plus solide que celui de la croyance des prophètes eux-mêmes. Trois raisons en effet peuvent être fournies à la certitude morale des prophètes, dont la seule en fait qui vaille est leur inclination au juste et au bien. Ceux qui ne sont pas plus philosophes que les prophètes ne peuvent pas viser à un niveau de certitude plus élevé que le leur.
On voit maintenant ce que vaut la concession faite par ce passage à la théologie, selon laquelle son dogme fondamental est indépendant de la Lumière naturelle, et qu’elle n’est pas de même portée que celle faite par Galilée dans sa Lettre du 21/12/1613 à Benedetto Castelli. Cette dernière constitue un renoncement de la raison à son exercice pratique, et la reconnaissance à la théologie de l’autorité unique sur les questions de morale. C’est en ceci que la philosophie du TTP diffère du point de vue exprimé par le célèbre physicien. Si ce dernier part bien en effet de l’idée de l’adaptation des Saintes Ecritures aux capacités de compréhension des êtres humains, il n’en parle pourtant que relativement aux questions spéculatives et même expressément scientifiques. Lorsqu’en revanche il admet qu’aucune science ne rend crédibles les dogmes auxquels il faut obéir pour être sauvé, il n’est plus question d’une capacité qui peut varier d’un homme à l’autre ni d’une époque à l’autre. Ainsi Galilée abandonne-t-il aux théologiens les questions morales. C’est un compromis historique en quelque sorte ! Mais il n’en va heureusement pas de même de Spinoza, vraisemblablement parce qu’il n’a pas la même conception du salut. Si le salut est une récompense qui vient s’ajouter à mes actes alors effectivement " aucune science ne peut rendre crédibles les articles et dispositions dont l’observance est indispensable au salut " (Galilée). Mais si le salut du sage est dans sa sagesse même, comme le disait Salomon, alors c’est la raison qui est capable d’en persuader le philosophe. Le TTP n’abandonne rien du tout à la théologie, les théologiens sont des gens bien trop dangereux pour la paix civile. Il va donc appartenir au pouvoir civil de les contenir.
[pages 100 et 103 le chapitre 4 cite les Proverbes de Salomon XVI, 22 : " L'entendement est pour son seigneur une source de vie et le supplice de l'insensé est sa déraison ". La traduction de Sacy le donne en XVI, 23 : " l'intelligence de celui qui possède ce qu'il sait est une source de vie, la science des insensés est une folie ". Peut-on admettre que Sacy traduit par science ce que Spinoza traduit par supplice ? Faut-il croire avec Sacy que Salomon ait gaspillé sa salive à qualifier de folie la " science " des insensés ? La traduction de Spinoza est confirmée par IX, 11-12, XIV, 24. Cf. aussi XI, 5-6, XIII, 3, XIII, 15, XVII, 13, XX, 17. Le pléonasme de Sacy est confirmé par XIV, 26, XV,2. La traduction de Frossard (1969) : " posséder le savoir est source de vie ; la science des insensés, vanité " va dans le sens de Sacy ; celle de Dhorme (Pléiade 1959) : " le bon sens est une source de vie pour ceux qui le possèdent, mais le châtiment des sots est la sottise ", dans le sens de Spinoza]. |
Sommaire
Chapitre 16
(...) Voici maintenant la condition suivant laquelle une société peut se former sans que le Droit Naturel y contredise le moins du monde, et tout pacte être observé avec la plus grande fidélité il faut que l’individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de Nature, c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par crainte du dernier supplice. Le droit d’une société de cette sorte est appelé Démocratie et la Démocratie se définit : ainsi l’union des hommes en un tout quia un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. De là cette conséquence que le souverain n’est tenu par aucune loi et que tous lui doivent obéissance pour tout car tous ont dû, par un pacte tacite ou exprès, lui transférer toute la puissance qu’ils avaient de se maintenir, c’est-à-dire tout leur droit naturel. Si, en effet, ils avaient voulu conserver pour eux-mêmes quelque chose de ce droit, ils devaient en même temps se mettre en mesure de le défendre avec sûreté comme ils ne l’ont pas fait, et ne pouvaient le faire, sans qu’il y eût division et par suite destruction du commandement, par là même ils se sont soumis à la volonté, quelle qu’elle fût, du pouvoir souverain. Nous y étant ainsi soumis, tant parce que la nécessité (comme nous l’avons montré) nous y contraignait que par la persuasion de la Raison elle-même, à moins que nous ne voulions être des ennemis du Pouvoir établi et agir contre la Raison qui nous persuade de maintenir cet établissement de toutes nos forces, nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain, alors même que ses commandements seraient les plus absurdes du monde la Raison nous ordonne de le faire, parce que c’est choisir de deux maux le moindre.
Ajoutons que l’individu pouvait affronter aisément le danger de se soumettre absolument au commandement et à la décision d’un autre nous l’avons montré en effet, ce droit de commander tout ce qu’ils veulent n’appartient aux souverains qu’autant qu’ils ont réellement un pouvoir souverain ce pouvoir perdu, ils perdent en même temps le droit de tout commander et ce droit revient à celui ou à ceux qui peuvent l’acquérir et le conserver. Pour cette raison, il est extrêmement rare que les souverains commandent des choses très absurdes il leur importe au plus haut point en effet, par prévoyance et pour garder le pouvoir, de veiller au bien commun et de tout diriger selon l’injonction de la Raison : personne, comme le dit Sénèque, n’a longtemps conservé un pouvoir de violence. Outre que, dans un Etat Démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une absurdité cela est peu à craindre en second lieu à raison du fondement et de la fin de la Démocratie qui n’est autre, comme nous l’avons montré, que de soustraire les hommes à la domination absurde de l’Appétit et à les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de la Raison, pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix ôté ce fondement, tout l’édifice croule. Au seul souverain donc il appartient d’y pourvoir aux sujets, comme nous l’avons dit, d’exécuter ses commandements et de ne reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit.
Peut-être pensera-t-on que, par ce principe, nous faisons des sujets des esclaves on pense en effet que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la Raison. Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait cependant pas sur-le-champ un esclave, c’est la raison déterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même au contraire, dans un Etat et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain, ne doit pas être dit un esclave inutile à lui-même, mais un sujet. Ainsi cet Etat est le plus libre, dont les lois sont fondées en droite Raison, car dans cet Etat chacun, dès qu’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire vivre de son entier consentement sous la conduite de la Raison. De même encore les enfants, bien que tenus d’obéir aux commandements de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves car les commandements des parents ont très grandement égard à l’utilité des enfants. Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet, qui se définissent ainsi : est esclave qui est tenu d’obéir à des commandements n’ayant égard qu’à l’utilité du maître commandant fils, qui fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même.
Par ce qui précède je pense avoir assez montré les fondements de l’Etat Démocratique, duquel j’ai parlé de préférence à tous les autres, parce qu’il semblait le plus naturel et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la Nature reconnaît à chacun. Dans cet Etat en effet nul ne transfère son droit naturel à un autre de telle sorte qu’il n’ait plus ensuite à être consulté, il le transfère à la majorité de la Société dont lui-même fait partie et dans ces conditions tous demeurent égaux, comme ils l’étaient auparavant dans l’état de nature. En second lieu j’ai voulu parler expressément de ce seul gouvernement parce qu’il est celui qui se prête le mieux à mon objet : montrer l’utilité de la liberté dans l’Etat. Je ne dirai donc rien ici des fondements des autres gouvernements, et nous n’avons pas besoin en ce moment pour connaître leur droit de savoir quelle origine ils ont eue et ont souvent ce droit est suffisamment établi par ce qui précède. Que le pouvoir suprême appartienne à un seul, soit partagé entre quelques-uns ou commun à tous, il est certain qu’à celui qui le détient, le droit souverain de commander tout ce qu’il veut, appartient aussi que de plus quiconque par coaction ou de plein gré a transféré à un autre son pouvoir de se maintenir, a entièrement renoncé à son droit naturel et décidé conséquemment d’obéir absolument pour tout à cet autre il est tenu à cette obéissance aussi longtemps que le Roi, les Nobles, ou le Peuple conservent le souverain pouvoir qui a été le fondement de ce transfert de droit. Point n’est besoin de rien ajouter à cela.
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le pacte social
On atteint au cœur du chapitre 16 un § qui a un sens et une portée politiques extraordinaires. Il énonce et commente les termes d’un pacte (pactum) par lequel seul chacun (unusquisque) s’unissant (coetus) avec les autres forme une société (societas) où il est tenu d’obéir sans que pour autant soit nié son droit de nature. Non seulement ce problème difficile, presque autant que la quadrature du cercle, a une réponse, qui s’appelle la démocratie, mais la solution énoncée ici aura manifestement des lecteurs, qui s’en inspireront sans le dire, car il est toujours mauvais, même longtemps après, de reconnaître ce qu’on doit au juif athée de Voorburg ou simplement de se vanter de l’avoir lu.
Le problème se pose de la manière suivante. La liberté qu’a chacun de penser ne saurait être entravée par la théologie, cela a été établi par les quinze chapitres précédents. Mais ce que l’autorité religieuse ne peut empêcher, rien ne dit encore que l’autorité politique ne s’y opposera pas légitimement. La question est donc de savoir jusqu’où l’Etat peut autoriser la liberté de pensée. Pour commencer d’y apporter une réponse, il faut examiner les fondements de l’Etat. Ayant formulé son problème, l’auteur en donne la solution. Chacun transfère (transferat) à la société seule toute la puissance (potentia) qui lui appartient de nature. Telle est " la condition suivant laquelle une société peut se former sans que le Droit naturel y contredise le moins du monde ". A première vue ce transfert par chacun de ce qui lui appartient de nature semble peu favorable au maintien de la liberté de pensée. Mais il ne faut pas en juger trop hâtivement ; et seul le dernier chapitre prononcera la conclusion.
Il faut auparavant bien comprendre ce qu’est le droit naturel. Le droit naturel ne saurait être déterminé, ce qui est recevoir un terme, par une conception quelconque que le premier philosophe venu se ferait de la nature. Il ne peut être question de produire ici un catalogue des droits qu’une prétendue nature, en fait une société donnée, reconnaît à l’homme. L’auteur ne s’oriente nullement vers une Déclaration des droits de l’homme. Il déclare beaucoup plus prosaïquement que le droit de chacun s’étend aussi loin que s’étend sa puissance. C’est en effet ce qu’ont montré les premiers §§ du chapitre. La Nature ne prohibe rien sinon ce que personne ne désire ni ne veut. La Nature n’existe pas au-dessus des hommes, elle n’existe qu’en eux. Aussi ne saurait elle leur imposer ce qu’ils ne veulent pas, ni leur interdire ce qu’ils veulent. Il n’y a donc d’autre limitation de ce droit naturel que ce qui est en-dehors de la volonté des hommes ou plus exactement de leurs appétits. Il en va des hommes comme des autres êtres, tous s’efforcent d’abord de persévérer dans leur état. Si les hommes vivent en communauté, il faut donc qu’ils y soient poussés par quelque profond intérêt. Personne n’abandonne ses droits, on peut en être sûr, sinon par crainte d’un mal plus grand ou espoir d’un bien plus grand. Seules la recherche de l’utilité et de la sûreté, le besoin d’entraide pour plus d’efficacité, peuvent amener les hommes à s’unir. Ce mouvement même est naturel. Sur quel fondement l’Etat peut-il reposer pour ne pas entrer en contradiction avec le Droit naturel, c’est à dire au fond pour être possible ?
Le Droit naturel ne peut être " contredit ", sinon par une utopie, mais seulement " transféré ". C’est par le transfert qu’est possible la constitution de l’Etat. On reporte donc sur autrui ce que la nature avait donné à soi. On s’en défait non en le laissant perdre, mais en lui donnant un autre dépositaire. Autrement dit on aliène ce droit qu’on tenait de la nature. Transférer à autrui ce qui était sien, c’est en effet aliéner. Aussi ce droit naturel ne disparaît-il pas et est-il possible, par suite, de fonder sur lui l’Etat. Le fondement de l’Etat n’est donc pas dans un droit d’une autre essence que le droit naturel, il est dans le droit naturel lui-même. Toute tentative pour lui donner un autre fondement serait utopique ; seule l’aliénation du droit naturel le rend possible, c’est à dire permet à l’Etat d’entrer dans la réalité. Le texte dit beaucoup de choses en peu de phrases, il faut être très attentif aux termes qu’il emploie. Trois idées sont à dégager.
Le transfert premièrement est opéré par chacun (unusquisque). Il n’y a pas deux sortes d’hommes ! ceux qui transféreraient leur droit de nature et ceux qui le conserveraient. Il n’est pas question de la moindre exception. On est dans un type de pacte tout autre que celui de Hobbes. Cet auteur dans son De Cive et dans son Léviathan (" J'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière ". Telle est selon Hobbes la formule du pacte social, première partie, chapitre 17) plaide pour la tyrannie et veut que tous sauf un ou tous sauf quelques uns aliènent leurs droits. Ici au contraire le sort est identique pour tous, l’égalité est complète. Le transfert de plus se fait au profit de la société (societas) seule. Ce n’est pas en dehors du nombre des hommes qui consentent à aliéner leur droit qu’il faut chercher le destinataire de cette opération. Il n’est pas question d’un bénéficiaire qui serait " un seul " ou qui serait " quelques uns ", comme le veut Hobbes dans son plaidoyer pour la tyrannie. Ici personne n’est élevé au-dessus du sort commun. C’est l’association elle-même qui reçoit l’objet du transfert, l’égalité est complète. Le transfert enfin est sans réserve. On pourrait concevoir, ou plutôt imaginer, que le pacte exige la remise à la communauté de certains droits déterminés, mais non de tous. Mais si tel était le cas, en se fondant sur ce qu’ils conservent quelques uns seraient en position de tyranniser les autres. Chacun opère donc l’abandon de toute sa puissance (omnem potentiam) sans rien en soustraire qui constituerait un domaine réservé, lequel serait source d’inégalités.
Ainsi se trouve constituée une puissance souveraine, qui a de fait la capacité de se faire obéir. On se soumet à ses commandements " soit librement, soit par crainte du dernier supplice ". Dans le premier cas on le fait parce qu’on est quelque peu philosophe, en tout cas conduit par la raison, et qu’on comprend que la constitution et la conservation de l’Etat constituent un bien qui est supérieur à celui qu’autoriserait le maintien jaloux par chacun de son droit naturel. Car nul pacte ne peut avoir de force sinon par la raison qu’il est utile. Au contraire dans le second cas on ne comprend pas l’intérêt de l’obéissance et on y est contraint sans égards, parce que la désobéissance coûte la vie à celui qui s’y autorise.
Telle est la " Démocratie ". Le mot peut être surprenant dans la mesure où il suit une menace de mort. Mais pour être l’application d’une contrainte à ceux qui ne sont pas conduits par la raison, la démocratie n’en est pas moins un gouvernement où le droit souverain (summum jus) appartient à l’union de tous les hommes en un tout (coetus universus hominum) et s’exerce sur tout (ad omnia quae potest) de manière collégiale (collegialiter). La nature de la démocratie est ici finement analysée : il ne s’agit point d’un idéal où tous seraient en droit de faire ce que bon leur semble. Ce n’est pas davantage un droit caractérisé par des abandons altruistes moralement fondés, comme on le prétend lorsqu’on dit que la liberté de chacun s’arrête où commence celle de l’autre. Le droit de la démocratie, produit du transfert du droit naturel, est l’exercice d’une contrainte. Mais il y a en même temps quelque chose qui distingue cet exercice de la contrainte de celui qu’on rencontre dans tout autre régime, c’est que le droit n’appartient qu’au tout (de la société) collectivement. On retrouvera chez Lénine (" La démocratie est une forme de l'Etat, une de ses variétés. Elle est donc, comme tout Etat, l'application organisée, systématique de la contrainte aux hommes. Ceci d'une part. Mais d'autre part elle signifie la reconnaissance officielle de l'égalité entre les citoyens, du droit égal pour tous de déterminer la forme de l'Etat, de l'administrer ", l’Etat et la Révolution V, 4) cette idée que la nature de la démocratie est contradictoire. L’idée qui dérive de celle-ci, et que l’auteur n’explique pas présentement, est que dans un tel rapport chacun n’étant soumis qu’à l’union dont il fait partie n’est plus sujet mais citoyen.
Il doit pour l’heure expliquer que rien ne saurait alors limiter l’autorité de cette puissance (potestas) souveraine (summa). Il ne peut exister ni aucune loi restrictive, ni aucun domaine réservé, ni aucune absurdité qui relèveraient le sujet ou le citoyen de ses obligations à son égard. " Le souverain (summa potestas) n’est tenu par aucune loi ". Cela ne signifie pas qu’il est au-dessus d’elles, comme un Dieu, ainsi que se prétendent les rois, lorsqu’ils sont enclins au despotisme ; mais qu’il n’y a pas d’autre source de la loi que lui (donc qu’il peut collégialement la changer) parce que chacun a renoncé à tout son droit naturel. Ils ne pourraient en réserver une part sans réserver une autre source de la loi (lex) et donc sans le détruire par division (imperii divisione et consequenter destructione).
Les citoyens ou les sujets sont " tenus d’exécuter absolument " tous les commandements qui émanent de la puissance souveraine. L’obéissance, qu’elle soit le fait de la raison ou de la peur, doit être sans réserve, quel jugement qu’on porte sur l’ordre donné, si absurde qu’il paraisse. Le droit n’existe que pour autant qu’existe une puissance. Un pouvoir de violence (violenta imperia), qui donnerait des ordres absurdes ou monstrueux, parce qu’il ne veillerait pas au bien commun, ruinerait sa propre puissance et donc son droit. C’est pourquoi le souverain veille à tout diriger selon la raison. La démocratie n’est pas le totalitarisme. L’obéissance est seulement la condition du maintien de l’union profitable à tous. Si absurde que soit l’ordre donné, nous n’avons d’alternative qu’entre son exécution et la destruction de l’Etat, laquelle serait un plus grand mal.
Chacun en effet pouvait faire valoir son droit dans la mesure où il en avait la puissance et ainsi échapper au danger du transfert (" unusquisque... hoc periculum adire poterat "). On ne désobéirait à l’ordre absurde que dans la mesure où on n’y serait pas tenu par la contrainte. Cependant le commandement qui émane d’une souveraine puissance démocratique peut difficilement être absurde. " Il est presque impossible que la majorité (major pars) " s’entende sur un commandement qui ne serait pas conforme à la raison. Le plus grand nombre ne s’accordera pas (convenire) sur une absurdité. Il y a ici un sous-entendu, c’est que la démocratie implique que les hommes conviennent de leurs décisions, c’est à dire n’en décident que dans un débat. Plus il est large, plus il est improbable qu’il aboutisse à une décision absurde. A cette première raison il faut en ajouter une autre pour quoi la démocratie n’ordonnera rien d’absurde. La précédente est un peu formelle, quoique vraie, parce que fondée sur la quantité, le nombre des intervenants, dans la décision. Celle-ci est plus profonde parce qu’elle se rapporte à l’enjeu des décisions : de quoi s’agit-il d’autre que de mettre fin à l’insécurité et à l’inefficacité où se trouvent les hommes lorsqu’ils ne font pas société ? La concorde et la paix sont l’objectif de la Démocratie s’ils ne sont pas celui des autres gouvernements. Mais, même si ceux-ci les négligent, il faut se souvenir que c’est pourtant leur seul fondement, sans lequel ils s’écroulent.
On pensera peut-être que Spinoza écarte un peu légèrement l’hypothèse de l’ordre absurde. Les tribunaux qui ont jugé les crimes contre l’humanité ont retenu à charge contre les accusés leur obéissance à des ordres monstrueux. Il n’y a cependant pas de contradiction entre ce principe et celui du chapitre, si l’on pense que jamais ces ordres n’auraient pu être donnés si ceux qui les recevaient avaient usé de la liberté totale de pensée et d’expression qui leur est reconnue au chapitre 20. Dans le cas évoqué ici il faut condamner les exécutants pour ne l’avoir pas choisie. Ils sont en effet coupables de n’avoir pas usé de leur droit de parole ; ils sont coupables d’avoir renoncé à un droit de nature que le pacte social ne pouvait pas leur enlever. On objectera en vain qu’ils ne pouvaient élever la voix sans devenir eux-mêmes les victimes des ordres monstrueux : s’ils n’avaient pas été complices de la monstruosité en ses débuts, dans le moment où ils pouvaient la refuser, ils n’auraient pas eu à redouter d’en être victimes plus tard. Ils ne sont donc pas seulement les exécutants d’un commandement qui les dépasse. Ils lui ont donné sa légalité. Pour cela ils méritent la condamnation.
A ce moment la préoccupation de Spinoza passe de l’exercice de l’autorité à ceux qui lui obéissent. Telle qu’elle a été définie, elle peut paraître despotique. Il va au-devant de l’objection. Malgré l’exigence d’une obéissance sans faille, pourtant on ne saurait dire que l’obéissance à une telle autorité ôte aux hommes leur liberté, car il convient de distinguer l’esclave, l’enfant, et le sujet (subditus et non pas subjectus : cf. ci-dessous la note sur le vocabulaire).
La réponse passe par une définition de la liberté. Il ne s’agit pas d’un tripotage logique visant à sauver une apparence, mais du recours à une définition métaphysique, qui s’avère en l’occurrence capable d’une fécondité politique. Opposer la liberté à l’esclavage, comme à l’action selon son bon plaisir l’action par commandement, ne permet pas d’aller au fond de la question. Cette opposition n’est pas fausse, mais elle est superficielle. Il est vrai en effet que celui qui agit sous la contrainte parce qu’une volonté étrangère s’oppose aux lois de sa propre nature, ne peut pas être tenu pour libre. Mais il n’est pas vrai pour autant que sera libre celui qui inversement n’est pas soumis à la contrainte d’une volonté étrangère.
Car il y a une contrainte autre et pire, qui est celle du bon plaisir. Le point de vue est ici celui d’un moraliste à la manière de Platon et d’autres sages antiques, pour qui la maîtrise des passions était la condition de la liberté, qui donc peut se trouver autant chez l’esclave que chez l’empereur. N’est libre que celui qui vit sous la seule conduite de la raison, parce que celle-ci seule comprend la nature des choses (parmi lesquelles la nature même de celui qui est conduit par la raison, comme de celui qui ne l’est pas), comprend que celles-ci sont déterminées par des lois universelles, et que c’est seulement relativement à ce déterminisme que des décisions sont susceptibles ou non d’entrer dans la réalité. Les hommes se croient libres, écrit l’auteur à Schuller, parce que " tout en étant conscients de leurs désirs, ils ignorent les causes qui les déterminent(...) ; un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire " (Lettre LVIII à Schuller). La notion de liberté ne peut avoir aucun sens si elle est opposée à celle de déterminisme (sa possibilité relèverait du miracle, au sens du chapitre 6), par contre opposée à celle d’une contrainte imposée par une cause extérieure à sa nature, elle a un sens, quand bien même cette cause extérieure serait une passion.
C’est pourquoi " l’obéissance... ne fait pas sur le champ un esclave " ; en effet l’esclavage ou la liberté dépendent de la fin en vue de laquelle l’obéissance est commandée. Soit la nature de celui qui est commandé est contrainte, et il est esclave, soit elle est servie par l’action, et il est alors sujet (subditus). Dans l’Etat démocratique où la loi suprême est le salut de tout le peuple, il y a bien des sujets (peu importe ici qu’ils participent par ailleurs à l’exercice de la puissance suprême), mais pas des esclaves. Cet Etat ne fait nul obstacle à ce qui appartient à la nature de chacun, il lui demande obéissance pour son utilité même et chacun, dès qu’il devient capable de voir par la raison où est son utilité, agit exactement dans le sens que lui commande la loi. Il le fait alors de sa propre décision. Au lieu que dans un Etat non démocratique il ne suffit pas de voir par la raison ce qui est conforme à sa nature et aux lois nécessaires pour être autorisé à le faire. Cette différence justifie de dire que dans la démocratie " chacun dès qu’il le veut peut être libre ".
" Un esclave, un fils et un sujet ", tous les trois obéissent ; mais la fin de l’action n’est pas la même. Le premier doit faire ce qui est utile à un autre, le second à lui-même, le troisième au bien commun. Selon les Etats l’obéissance fait des esclaves ou des sujets. Tous les Etats ne sont pas équivalents. " Le plus naturel, maxime naturale " (superlatif dont on peut se demander s’il est absolu ou seulement relatif, mais qui dans le contexte de la conservation de l’égalité naturelle, qui ne saurait être seulement relative, doit être entendu absolument) est celui qui n’offense pas la nature. Tout Etat constitue une innovation qui constitue un transfert de droits. Mais l’Etat démocratique, contrairement aux autres transfère le droit naturel non plus à un seul ou à quelques uns, ce qui serait une perte sans retour. Il le transfère à la partie la plus grande de la société toute entière, dont est membre celui qui renonce ainsi à ce que lui avait donné la nature (" in majorem totius societatis partem, cujus ille unum facit "). Ce transfert, propre à la démocratie, a une double conséquence. Premièrement l’égalité caractérise la démocratie relativement aux autres formes de gouvernement, car chacun s’y trouve dans la même position que tous. En effet il n’y a aucune inégalité induite contre la nature par le transfert qui la caractérise. Deuxièmement par la consultation de tous le droit transféré est retrouvé : la consultation n’est pas limitée à la demande d’aliénation ; elle revient dans toute délibération, sur toute question ; elle est constante.
On peut enfin remarquer que le droit des autres gouvernements s’établit de la même manière que le droit de la démocratie. " Je ne dirai... rien des fondements des autres gouvernements ". L’auteur ne parle ici des fondements de l’Etat qu’en poursuivant le but de montrer que l’Etat doit garantir la liberté de pensée et de s’exprimer. Il fera ailleurs, dans le Traité politique, l’examen des gouvernements non démocratiques. Ce n’est pas une ruse qui viserait à laisser ici en dehors de l’examen les cas qui ne seraient pas favorables à sa thèse. Le droit d’un gouvernement en effet, quelle que soit sa forme, ne peut venir que du transfert. Que le pouvoir appartienne à un seul, à quelques uns ou à tous importe peu de ce point de vue. Reste donc à montrer que la liberté de pensée et d’expression est utile à la concorde et à la paix dans l’Etat, thèse qui fera l’objet du chapitre 20 et qui n’est pas plus facile à démontrer pour la démocratie et pas plus difficile pour la monarchie ni l’aristocratie.
L’idée de pacte ou de contrat n’est pas nouvelle ; elle a fait son apparition au moyen âge, en particulier chez Ockham (~1285-1349, Oxford, Avignon, Munich). Parmi les prédécesseurs immédiats de Spinoza elle est reprise par Hobbes dans le de Cive et le Léviathan. Mais alors que ce dernier en fait le support du despotisme, l’auteur en fait celui de la démocratie qui, au lieu de rompre l’état de nature, le continue (Cf. Lettre L à Jarig Jelles). C’est pourquoi le rapprochement le plus judicieux est à faire entre Spinoza et Rousseau, entre le TTP et le Contrat social. La lecture du chapitre VI de ce dernier ouvrage montre en effet que la dette de Rousseau à l’égard de son prédécesseur est immense et que son texte constitue une remise en forme d’idées qui toutes se trouvent énoncées dans le chapitre 16 du TTP.
La formulation du problème: " Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant " ; sa solution : " l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté " ; le commentaire qui en est fait en trois temps : " premièrement... de plus... enfin... ", d’où il ressort que la condition de la liberté est l’égalité ; tout dans ce chapitre renvoie au TTP. (Tout sauf une chose, laquelle n'est pas négligeable. Le Contrat social conçoit que des rapports d'association sort un nouveau droit. On n'est plus en l'état de nature, mais en l'état civil, dans lequel seul la moralité trouve son sens et son existence même). Rousseau y renvoie sans le dire. Car cent ans, ou peu s’en faut, après sa publication, ce livre demeure explosif et son auteur sent toujours le fagot. Aussi Rousseau, bien prudemment masque ses lectures. Cela n’empêchera pas le Contrat social d’être brûlé, comme le TTP, et son auteur d’être condamné, comme son prédécesseur. Ses lecteurs, Robespierre, Saint-Just, ignoreront ce qu’ils doivent au " Juif athée de Voorburg ". |
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Note sur le vocabulaire du chapitre 16
Le latin de la philosophie politique n'a pas strictement d'équivalent en français.
Imperium, qui signifie 1° ordre, commandement ; 2° pouvoir ; 3° pouvoir suprême, est également traduit ici par Etat (l'auteur n'emploie pas status, sauf par ailleurs status naturalis), gouvernement (dont le sens politique n'est issu que de la Renaissance).
Summa potestas est traduit par pouvoir suprême, pouvoir souverain et souverain (qui ne vient que du latin populaire : superanus) ; est à ne pas confondre avec potentia (qui ne sert ici qu'à désigner la puissance au sens de Spinoza).
Republica est classiquement traduit par Etat.
Mandatum est rendu par commandement (l'auteur n'emploie pas imperium 1°).
Major pars est rendu par majorité (l'auteur n'emploie pas majoritas).
Subditus est le mot employé par Spinoza pour sujet (écartant systématiquement subjectus, de sens identique, mais impliqué dans des contextes logique (Aristote), métaphysique (Aristote, Descartes, implicitement chez celui-ci, chez qui seul est explicite l'emploi du verbe à la première personne du singulier) et psychologique (Descartes dans les mêmes conditions) ; il semble ainsi vouloir écarter toute signification autre que juridique et politique).
La traduction d'Appuhn n'est pas contestable sur ces points. Mais elle n'en rend pas la portée suffisamment évidente. |
En outre elle s'éloigne sur plusieurs autres de la terminologie de l'auteur. Le latin de celui-ci pouvait être rendu plus littéralement.
Unusquisque est le seul mot employé par l'auteur partout où le traducteur dit l'individu. Il écarte individuum, qui est l'équivalent d'atomos (produit issu de la société par division) car c’est au contraire la société qui est le produit des hommes.
Concorditer et pacifice (adverbes) sont traduits par la concorde et la paix (substantifs). Loin d'être des états, ce sont pour lui des modalités.
Il me semble pouvoir légitimement conclure de ces dernières observations et de celles qui se rapportent à summa potestas, à Republica et à subditus que le vocabulaire de Spinoza privilégie les relations et exclut les termes, qui figeraient celles-ci dans une sorte de nature politique, laquelle ne pourrait se comprendre que comme l'effet d'un décret de Dieu (au sens anthropomorphique) favorable à l'ordre établi, donc principalement aux monarques (modèles de ce Dieu anthropomorphe). Les rapports politiques entre les hommes sont naturels, ils enveloppent une nécessité, c'est à dire que ceux-ci exercent une potestas dans l'exacte mesure où ils expriment une potentia. Personne n'a d'autorité que par une délégation, consentie ou contrainte, des droits donnés aux autres par la nature. Le fondement de l'autorité est immanent, non transcendant, comme malheureusement le laisse entendre la traduction. Spinoza use encore des mots coetus, consultatio, collegialiter, qui confirment cette origine.
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Chapitre 19
(...) Nous concluons de là absolument que la Religion, qu’elle soit révélée par la Lumière Naturelle ou par la Prophétique, n’acquiert force de commandement qu’en vertu du décret de ceux qui ont le droit de commander dans l’Etat, et que Dieu n’a pas de règne singulier parmi les hommes, sinon par ceux qui sont les détenteurs du pouvoir dans l’Etat.
Cela découle aussi de ce que nous avons dit au chapitre 4 et se connaît plus clairement par là. Dans ce chapitre en effet nous avons montré que les décrets de Dieu enveloppent une vérité éternelle et nécessaire et qu’on ne peut concevoir Dieu comme un prince ou un législateur imposant des lois aux hommes. C’est pourquoi les enseignements divins révélés par la lumière naturelle ou la prophétique ne reçoivent pas de Dieu immédiatement force de commandement, mais, nécessairement, de ceux, ou par l’intermédiaire de ceux, qui ont le droit de commander et de décréter, et ainsi, sans leur intermédiaire, nous ne pouvons concevoir que Dieu règne sur les hommes et dirige les affaires humaines suivant la justice et l’équité. Cela est même prouvé aussi par l’expérience : on ne trouve de marques de la justice divine que là où règnent des hommes justes autrement nous voyons (pour répéter la parole de Salomon), que la chance est la même pour le juste et l’injuste, le pur et l’impur, ce qui a amené beaucoup de gens qui croyaient que Dieu règne immédiatement sur les hommes et dirige en vue des hommes toute la Nature, à douter de la providence divine.
Puis donc qu’il est établi, tant par l’expérience que par la Raison, que le droit divin dépend du seul décret du souverain, il suit que le souverain en est aussi l’interprète. Nous allons voir en quel sens, car il est temps maintenant de montrer que le culte religieux extérieur et toutes les formes extérieures de la piété doivent, si nous voulons obéir à Dieu directement, se régler sur la paix de l’Etat. Cela démontré, nous connaîtrons facilement en quel sens le souverain est l’interprète de la religion et de la piété.
Il est certain que la piété envers la Patrie est la plus haute sorte de piété qu’un homme puisse montrer supprimez l’Etat en effet, rien de bon ne peut subsister nulle sûreté nulle part c’est le règne de la colère et de l’impiété dans la crainte universelle il suit de là qu’on ne peut montrer aucune piété envers le prochain, qui ne soit impie, si quelque dommage en est la conséquence pour l’Etat, et qu’au contraire il n’est pas d’action impie envers le prochain qui ne prenne un caractère pieux, si elle est accomplie pour la conservation de l’Etat. Par exemple il est pieux si quelqu’un s’attaque à moi et veut prendre ma tunique, de lui donner aussi mon manteau mais, où l’on juge que cela est dangereux pour le maintien de l’Etat, il est pieux d’appeler le voleur en justice, bien qu’il doive être condamné à mort. Manlius Torquatus est célébré parce qu’il mit le salut du peuple au-dessus de la piété envers son propre fils. Cela étant, il en résulte que le salut du peuple est la loi suprême à laquelle doivent se rapporter toutes les lois tant humaines que divines. Or, comme c’est l’office du souverain seul de déterminer ce qu’exigent le salut de tout le peuple et la sécurité de l’Etat, et de commander ce qu’il a jugé nécessaire, c’est conséquemment aussi l’office du souverain de déterminer à quelles obligations pieuses chacun est tenu à l’égard du prochain c’est-à-dire suivant quelle règle chacun est tenu d’obéir à Dieu.
Par là nous connaissons clairement d’abord en quel sens le souverain est l’interprète de la Religion en second lieu que personne ne peut obéir à Dieu droitement s’il ne règle la pratique obligatoire de la piété sur l’utilité publique et si en conséquence il n’obéit à tous les décrets du souverain. Puisque, eu effet, nous sommes tenus, par le commandement de Dieu, d’agir avec piété à l’égard de tous (sans exception) et de ne causer de dommage à personne, il n’est donc loisible à personne de prêter secours à quelqu’un au détriment d’un autre et encore bien moins au détriment de tout l’Etat nul, par suite, ne peut agir pieusement à l’égard du prochain suivant le commandement de Dieu, s’il ne règle la piété et la religion sur l’utilité publique. Of nul particulier ne peut savoir ce qui est d’utilité publique, sinon par lés décrets du souverain à qui seul il appartient de traiter les affaires publiques donc nul ne peut pratiquer droitement la piété ni obéir à Dieu s’il d’obéir à tous les décrets du souverain.
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l’autorité religieuse
Le but poursuivi dans ce chapitre est de montrer que l’autorité en matière de religion ne saurait être indépendante de l’autorité politique, et encore moins supérieure à elle. On ne saurait en effet laisser à un clergé quelconque le droit de décider de ce qui fait le salut des hommes, sans en même temps nourrir les ferments de la haine et de la sédition, comme le montre surabondamment l’histoire des européens au XVIe et au XVIIe siècles. Mais le chapitre ne propose pas seulement de retirer aux pasteurs calvinistes ou autres l’autorité nécessaire pour définir les voies du salut, il montre qu’elle ne peut appartenir qu’au pouvoir politique (imperium), car celui-ci n’a pas de but plus élevé que le salut du peuple tout entier, lequel salut n’a pas de moyen plus propre que l’existence de l’Etat.
Le passage commence par un rappel du chapitre 4, selon lequel la loi divine n’est pas le bon plaisir d’un roi, mais constitue l’expression d’une nécessité ; autrement dit elle est une vérité éternelle. L’anthropomorphisme commun à presque tous les hommes les conduit à s’imaginer Dieu sur le modèle d’un roi. Comme le roi leur semble avoir des volontés arbitraires, comme ils croient ses décrets capricieux, c’est aussi de cette manière qu’ils se représentent la loi divine. Le clergé d’ailleurs y trouve son bénéfice, puisque c’est exclusivement sur cette base que la loi divine peut avoir quelque chose de mystérieux et que sa proclamation peut être le fait de ses élus, son interprétation le fait de son clergé. Celui-ci, sur cette base, est l’intermédiaire obligé entre Dieu et les hommes. En cela les prêtres juifs ou chrétiens ne se distinguent pas des prêtres païens. Tous partagent le goût du mystère et de l’absurde, qui est le seul fondement de leur puissance. Alimentaire, " mon cher Watson " ! A l’inverse si l’on reconnaît la loi divine pour ce qu’elle est, c’est à dire pour une vérité éternelle, telle que le rapport constant et égal à pi entre la circonférence et le diamètre du cercle, la rotation des planètes sur elles-mêmes et autour du soleil, etc., bref si l’on entend par loi divine un rapport nécessaire, alors il n’y a plus en elle le moindre arbitraire. Du même coup le truchement d’aucun spécialiste de la parole de Dieu n’a plus aucune utilité pour son interprétation. On aurait davantage besoin de géomètres et de physiciens. Mais l’auteur ne va pas directement à ce but.
Son argument est que si Dieu était un prince autocrate, son enseignement prendrait une force de commandement aussi directement que cela arrive à la volonté du prince autocrate, même si un truchement est nécessaire ou utile à sa proclamation et à son interprétation. Mais il ne saurait en aller de même de la loi divine. Elle n’est pas en elle-même un commandement ; elle ne le devient que dans son expression par la bouche de celui qui, sans elle, en dehors d’elle, est doté d’un pouvoir de commandement, c’est à dire rien d’autre que le souverain. Il faut se souvenir évidemment que le chapitre 16 a établi que le souverain n’était lui-même rien d’autre que le pouvoir collectif formé par l’union de la société toute entière. L’existence d’une autorité ne se décrète pas. On ne pourrait pas dire par exemple : il faut une autorité spirituelle, il faut qu’elle soit séparée de l’autorité politique ; le pontife ne peut pas être le consul ; créons un pouvoir religieux indépendant du pouvoir politique ! Le droit naturel ne rend pas possible un tel pouvoir. Ce pouvoir contredirait au droit naturel. La seule autorité qui soit compatible avec le droit naturel est celle qui est produite par le transfert à la société de la puissance que chacun tient de la nature. Par conséquent s’agissant de l’autorité religieuse, c’est à dire théologique, elle ne saurait être indépendante du pouvoir politique, et elle ne saurait, encore moins, lui dicter quoi que ce soit.
En outre l’expression de " Force de commandement " est bien révélatrice des enjeux de ce chapitre. Les hommes peuvent penser ce qu’ils veulent, dès lors qu’ils reconnaissent qu’il est de leur devoir de respecter leur prochain. L’autonomie de la philosophie relativement à la théologie a été établie par le chapitre 15. Par suite ce dont il peut être question lorsqu’on analyse l’autorité théologique, ce ne peut être de déterminer ce qu’il faut penser, mais seulement ce qu’il faut faire. Aucune sorte de commandement ne saurait s’exercer sur la pensée. La pensée est libre. Il a déjà été montré qu’elle est libre de toute tutelle théologique ; le chapitre suivant montrera qu’elle est libre aussi de toute tutelle politique. Par contre les actes des hommes doivent viser au but qui est défini par la vraie foi, tel qu’il a été rendu évident par le chapitre 14. Il n’y a d’autorité que sur les actes. Celle-ci répond à cette unique exigence : comment obtenir des hommes qu’ils produisent certains comportements plutôt que d’autres; comment obtenir d’eux qu’ils respectent autrui ? Il est bien clair que nous sommes sur le plan pratique et non sur le plan spéculatif. En outre, on vient de le voir, il ne saurait y avoir d’hésitation sur la nature de l’autorité qui règle ce problème pratique.
On retrouve par ailleurs dans ce passage une alternative qui renvoie au chapitre premier et très exactement aux premières lignes de cet ouvrage. A cet endroit l’auteur définissait ce qu’est la Révélation et il le faisait en des termes délibérément équivoques, très scrupuleusement et très exactement ambigus, puisqu’ils ménageaient expressément deux interprétations. " La Révélation, disait-il, est la connaissance certaine révélée aux hommes par Dieu, d’une chose quelconque " et il faisait remarquer quelques lignes plus loin que cette définition autorisait à tenir pour révélée la connaissance naturelle. Or, on le sait depuis le chapitre 14, l’objet de cette révélation est dans cet unique article de foi : aimez votre prochain. On sait aussi depuis le chapitre 15 que ce commandement est donné aux philosophes par la raison et aux non philosophes par la théologie. Quand on reparle ici des " enseignements divins révélés par la lumière naturelle ou la prophétique ", on comprend que l’obéissance, tant celle des philosophes, fondée sur la raison, qui leur montre qu’il n’y a pas d’autre voie de salut que de se soumettre à la Loi, que celle du vulgaire qui se représente la Loi comme le bon plaisir d’un Prince, ne peut être obtenue que par la soumission à l’autorité politique.
En effet " Dieu n’a pas de règne singulier parmi les hommes ". Il n’y a pas de royaume de Dieu en ce " bas monde ", qui serait constitué comme une petite enclave, où ne s’exerceraient pas la sauvagerie et la violence ordinaires, mais la volonté de Dieu. C’est l’objet d’un dur débat politique que de savoir comment et, d’abord, si on peut, faire exister le royaume de Dieu sur terre. Jésus lui-même a hésité entre deux positions. Ses prédications à ce sujet ont varié ; celles de ses apôtres visent souvent à introduire l’ordre divin ici-bas ; l’exemple le plus frappant, c’est le mot propre, en est l’Apocalypse de Jean. Mais au-delà historiquement, il est patent que l’auteur s’inscrit dans un autre débat que celui de l’interprétation des Evangiles. Les prêtres n’ont que trop tendance à se proclamer les ministres de Dieu au sens " temporel ", comme ils disent. Leur désir d’exercer une tutelle sur le pouvoir politique est manifeste. L’auteur connaît très bien cette prétention. Les XIe et XIIe siècles ont été traversés par la Querelle des investitures. Le pape Grégoire VII et l’empereur Henri IV se sont mutuellement déposés. Mais ce n’est pas seulement une vieille histoire. Depuis la Réforme tant les protestants que les catholiques essaient de se conférer une autorité politique afin de conserver dans leur giron les populations qui sont soumises à un prince. Le règne des calvinistes sur Genève n’a peut-être pas grand chose à envier à celui de l’Inquisition sur l’Espagne. Et aux Provinces-unies elles-mêmes la pression des pasteurs calvinistes sur le pouvoir politique est forte. C’est sur la base de leur adhésion à la religion réformée que les Provinces-unies se sont rebellées contre l’autorité espagnole et se sont détachées des Pays bas. Aussi les calvinistes, sans y tenir une position officielle, sans obtenir que leur religion soit la religion d’Etat, y ont ils un rôle que ne peut jouer aucune autre confession. Et dès lors qu’il a été exclu de la communauté juive d’Amsterdam, c’est aux autorités calvinistes que Spinoza a affaire. Ce sont elles, d’ailleurs, qui feront interdire le TTP et qui en feront condamner l’auteur par l’Etat.
Par ailleurs en même temps il vise aussi la prétention des Juifs d’être un peuple " élu ". Assurément si la loi divine est une vérité éternelle, elle ne s’applique pas moins aux autres peuples de la terre qu’aux Juifs eux-mêmes. Si ce n’est en effet que relativement au peuple juif que la loi divine prend l’aspect de l’ascension par Moïse du Sinaï, de la descente avec les fameuses tables de la Loi et des cinq livres de la Torah (en grec on dit le Pentateuque), il n’empêche que le commandement d’avoir à respecter son prochain a une portée toute universelle. Il n’y a donc pas un peuple auquel cette Loi eût été réservée, ni encore moins un peuple à qui l’obéissance à une certaine loi donnerait un salut exclusif. L’obéissance par contre à cette loi assure le salut à quiconque s’y soumet, le chapitre 16 a bien voulu l’admettre. Mais cette soumission est le fait d’une autorité politique, même chez les Juifs, comme l’établissent clairement les pages qui précèdent le passage ici expliqué. Il s’ensuit que même chez les Juifs on ne peut légitimement dire que l’autorité théologique soit indépendante de l’autorité politique, ni encore moins que celle-ci soit soumise à celle-là.
Ceci laisse deviner ce que serait une analyse spinoziste du régime des ayatollahs, sur les prétendues républiques islamiques et sur la nature de la charia. La théocratie ne peut être qu’une façade et une prétention insoutenable, derrière laquelle ne transparaît que la volonté monstrueuse des politiciens les plus réactionnaires de maintenir un peuple, voire tous les peuples de la terre, dans la soumission à une loi politique tout à fait rétrograde. Qu’on ne croie pas que ce problème ne concerne que l’autre rive de la Méditerranée, au demeurant fort proche. Quand on entend Sa Sainteté tonner contre les relations extraconjugales, contre la contraception ou contre la pédérastie, il s’agit de la même prétention incroyable de soumettre l’autorité politique, issue on l’a vu, du transfert du droit de nature vers la société toute entière, à ce qui ne peut être rien d’autre qu’un despotisme, pas même éclairé ! Qu’on se méfie aussi de ceux qui font prêter serment à leur chef d’Etat sur la Bible, parce que ce sont ceux qui lui font un crime d’avoir entretenu des relations sexuelles avec d’autres que son épouse légitime. Dieu merci ! la laïcité, la séparation des Eglises et de l’Etat est acquise dans ce beau pays de France. Cela n’exclut pas qu’il y ait des tentatives pour la remettre en question, mais ça garantit aux citoyens français que leur loi émane bien de leur propre collectivité.
Elle n’émane heureusement " pas de Dieu immédiatement ", car ce serait alors à la manière d’un autocrate qu’il commanderait. Or cela n’est pas possible et par conséquent une telle prétention ne peut dissimuler que la tyrannie des papes, des prédicants et des mollahs. Mais la loi au contraire émane de l’ordre de la nature (c’est bien de celui-ci que le droit naturel est une expression), dont le pouvoir politique est une expression. C’est pourquoi la volonté de Dieu ne se connaît pas par une autre voie que par celle des hommes qui ont la puissance. Elle ne se connaît pas autrement que par la voie (et par la voix) de ceux qui ont en tant que représentants de la collectivité le droit de commander, tel qu’il leur est échu du transfert par tous de leur droit de nature. De là suit qu’en dehors de l’Etat, c’est à dire du seul fait d’une autorité religieuse, il n’y a pas de justice. Le souverain est donc et doit demeurer le seul interprète de la loi divine, c’est à dire qu’il lui revient de décider du culte extérieur, qui est assurément tout autre chose que le culte intérieur.
Ceci est bien " prouvé aussi par l’expérience ". L’argument est évidemment polémique, amusant même, sous la plume d’un philosophe rationaliste. Mais ça ne veut pas dire qu’il est de mauvaise foi. Il y a des hommes à qui suffisent les arguments fondés en raison. Il y en a d’autres que le philosophe ne saurait espérer convaincre de la même manière et à qui il faut montrer ce qu’établit l’expérience. Pourvu qu’on la comprenne bien, elle ne saurait établir autre chose que ce qu’établit la raison. Et de fait elle montre que le royaume de Dieu ne s’instaure pas de lui-même, si les chefs politiques ne sont pas eux-mêmes justes. Il faut des Salomon ! Il y a là plus qu’un argument de prétoire : tous voient bien que le mal existe, que nous vivons dans le mal, que la vertu n’est pas récompensée, que les justes périssent injustement. Même si la " démonstration " de Voltaire est un peu légère, son Candide n’a pas tort de protester contre l’idée que ce monde d’injustice est voulu par la Justice divine. Que peuvent en effet en conclure ceux qui croient que Dieu règne immédiatement ? Il y a pour eux scandale à le prétendre et leur doute s’élève sur l’existence de Dieu. D’où les contorsions désespérées de Leibniz pour montrer que malgré les malheurs et les catastrophes Dieu est quand même bon ! Il fait de son mieux ! Mais cette philosophie est un si visible renoncement à la toute puissance de Dieu, qu’elle entraîne forcément les sarcasmes impies de Voltaire. Comme on l’a déjà vu dans un chapitre antérieur, c’est Spinoza qui défend le mieux, sans concession, la toute puissance de Dieu, et on en perçoit un effet ici. Dieu c’est la nature ; en lui concevoir et vouloir sont une seule et même chose ; il s’exprime dans une infinité d’attributs eux-mêmes infinis ; la notion de bien et de mal n’a de sens que subjectif (cf. Ethique I, Appendice). On comprend ainsi que parlant de " douter de la Providence divine " il ne parle pas pour lui, car ce mot n’a pas de sens dans sa philosophie, mais seulement pour ceux qui ont besoin de croire au Père fouettard pour obéir.
Au reste, si souhaitable que soit le règne d’un Salomon, les justes dispositions qu’il peut arrêter ne concernent que " le culte religieux extérieur ". Elles ne touchent que les actes et non les pensées, qui ne peuvent être que libres, comme le montrera le chapitre suivant. Mais il reste à préciser ce que doit déterminer la loi, en quoi consiste précisément le culte extérieur. Comme c’est pour leur utilité que les hommes ont instauré une puissance suprême, il est évident que la piété exige de faire passer le bien privé après le bien public. C’est ce que rappelle l’exemple de virtù bien romaine de Manlius Torquatus. A la puissance suprême seule revient donc le droit de déterminer ce que le salut commun exige de respect de la part de chacun à l’égard du prochain, puisque l’obéissance à Dieu, le chapitre 14 l’a montré, n’exige rien d’autre.
La loi déterminera quelles sont les formes du respect d’autrui qui sont obligatoires. Elle déterminera qu’il ne faut pas le tuer, qu’il ne faut pas le voler et, par exemple encore, que parce qu’elle est sa propriété il ne faut pas plus lui prendre sa femme que son bétail ou ses esclaves. Mais on est là clairement dans une société patriarcale, inégalitaire, où les femmes et les esclaves sont réduits au rang de choses. Si l’on est dans une autre société, que j’appellerai sans autre précaution plus évoluée, la loi disposera que les rapports entre les hommes et les femmes ne sont pas ceux de propriétaire à propriété, que leur vie sexuelle est affaire de libre choix, qu’aucune contrainte ne saurait y peser, ni pour la soumettre à une exclusive, ni pour la lier à la procréation, ni pour fixer le sexe du partenaire. Mais bien avant ces dispositions particulières et toutes les autres, le philosophe doit placer " la piété envers la patrie ". Le mot désigne cette société formée par union (coetus), pour laquelle chacun a renoncé à son droit naturel et dans laquelle il est consulté. C’est à elle que chacun doit de vivre sous une autre loi que celle de la violence. Or il est vrai aussi que chaque société ainsi formée est vis à vis des autres dans un rapport naturel où les pactes n’existent que pour autant qu’on en voie l’utilité : rapports de potentia à potentia. Je suis membre de l’une, pas de l’autre. Ailleurs je n’ai pas voix au chapitre. Celle à laquelle je participe est ma patrie. Quoique cela n’empêche pas d’être internationaliste, c’est une donnée incontournable.
Cependant quand bien même il n’y aurait sur la terre qu’une seule collectivité, le sens du propos n’en serait pas affecté. " Supprimez l’Etat... ", dit l’auteur. Il rappelle ici brièvement ce qu’il a expliqué au début du chapitre 16. Mais son but est plus précis : il veut comparer ici et poser hiérarchiquement le bien fait à un seul homme et celui qui est fait à la communauté. L’argument est d’une grande simplicité, toutefois il n’est pas simplement quantitatif. On ne peut faire passer le bien d’un seul avant le bien de tous, cela est vrai. Mais ce n’est pas ce que dit cet argument. Il est plus profond : le bien de tous est la condition du bien de chacun ; privilégier le bien de l’un contre le bien de tous ruine l’Etat et il n’y a plus de bien pour personne. La piété envers la patrie est la condition de la piété envers autrui. On ne saurait renverser cet ordre, cette hiérarchie. Celui qui fait passer un bien particulier avant le bien commun crée les conditions pour ruiner le bien de chacun. Car sans Etat il n’y a pas de sûreté, chacun n’a plus d’autre droit que celui que lui donne la nature, et qui s’arrête là où s’arrête sa puissance. Sans Etat on a la liberté de se faire égorger au coin du bois. On voit bien ce qu’il en est dans ce pays peu lointain, situé sur l’autre rive de la Méditerranée, où il n’y a plus d’Etat, mais deux clans malfaisants autant l’un que l’autre, l’un qui a fait de l’appareil d’Etat sa propriété privée, mais qui ne commande pas grand chose dans le pays, l’autre qui égorge aussi massivement qu’impunément. Voilà pourquoi le bien de la patrie doit passer avant toute autre considération.
C’est ce que montre avec éclat l’exemple de Manlius. Titus Manlius Torquatus était consul en 340 lors de la guerre contre les Latins. Il avait fait interdire d’accepter aucun défi de la part de l’ennemi. Son fils contrevint à l’ordre et livra un combat singulier. Il sortit victorieux de son duel contre un cavalier latin qui l’avait provoqué. Manlius lui décerna une couronne pour avoir vaincu son ennemi et le fit décapiter pour avoir contrevenu à son ordre. Ainsi se trouva justement rappelé qu’il n’y a pas de piété sans obéissance à la puissance suprême. Il est assez évident que si le consul avait toléré que son autorité fût battue en brèche dans cette occasion, c’en était fait de son autorité, qu’il ne l’aurait retrouvée en aucune autre occasion. Si le chef des armées ne peut plus se faire obéir, c’est l’Etat lui-même qui est abattu. Au reste c’est ce que chacun comprend parfaitement ; et cela ne ferait aucune difficulté si le consul avait eu à trancher toute autre tête que celle de son fils. Laquelle circonstance fait la grandeur de l’exemple.
Ainsi, contrairement à ce que voudraient le pape contre l’Empire, les prédicants calvinistes contre la République des Régents, les ayatollahs avec leur charia, tous ceux qui sèment la haine et la sédition dans l’Etat, c’est bien au souverain que revient la charge de fixer par la loi ce qu’exige le salut du peuple. Et la première chose qu’exige le salut du peuple n’est autre que le salut de l’Etat.
Au-delà de cette première loi, le souverain détermine " suivant quelle règle chacun est tenu d’obéir à Dieu " : la puissance suprême décide de tout ce qu’exige le salut du peuple tout entier, ce qui n’est rien d’autre que ce qu’exige Dieu. Il n’y a donc pas d’autre interprète de la loi divine et réciproquement la piété commence par l’obéissance à la puissance suprême. Il n’y a pas de piété dans autre chose que les obligations de chacun à l’égard du prochain. Il n’y a pas de piété dans les grimaces qui caractérisent les différentes religions. Mais celles-ci souvent, dans les conflits d’intérêts, jouent de la corde sensible pour justifier leur désobéissance à la loi de l’Etat. La charité chrétienne, prétendent-elles, exigerait la compassion à l’égard de tel ou tel, et autoriserait à le soustraire aux rigueurs de la loi. Ainsi certains auteurs de crimes contre l’humanité ont-ils bénéficié de protections qui allaient expressément contre la loi. Le chef de la Milice lyonnaise, Touvier, est resté caché des dizaines d’années dans un couvent. Des voix onctueuses se sont élevées pour dire que Papon, vu son grand âge, aurait dû échapper au procès. De même les défenseurs de Pinochet, entre autres arguments, font valoir qu’il est un vieillard. Toutes ces complicités, sous le masque de la religion, visent à faire passer des intérêts politiques partisans avant le bien de l’Etat.
Véritablement hanté, et il y avait de quoi, par les tentatives de sédition, Spinoza un peu plus loin confère au gouvernement (p. 370) " le droit de choisir les ministres du culte (fonctionnaires payés par l’Etat et soumis exclusivement à lui), de déterminer et d’établir les fondements de la doctrine de l’Eglise, de connaître des mœurs et des actes de piété, d’excommunier et d’admettre qui que ce soit dans l’Eglise, ou de pourvoir aux besoins des pauvres ". Ce n’est assurément pas dans ces conditions politiques que lui-même a subi l’anathème de la communauté juive d’Amsterdam. Il aimerait que des conditions politiques nouvelles lui évitent de subir maintenant l’anathème voulu par les autorités religieuses calvinistes. |
Sommaire
Chapitre 20
(...) Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté.
Nous avons vu aussi que, pour former l’Etat, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger.
Par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la Raison seule non par la ruse, la colère ou la haine, ni dans l’intention de changer quoi que ce soit dans l’Etat de l’autorité de son propre décret. Par exemple, en cas qu’un homme montre qu’une loi contredit à la Raison, et qu’il exprime l’avis qu’elle doit être abrogée, si, en même temps, il soumet son opinion au jugement du souverain (à qui seul il appartient de faire et d’abroger des lois) et qu’il s’abstienne, en attendant, de toute action contraire à ce qui est prescrit par cette loi, certes il mérite bien de l’Etat et agit comme le meilleur des citoyens au contraire, s’il le fait pour accuser le magistrat d’iniquité et le rendre odieux, ou tente séditieusement d’abroger cette loi malgré le magistrat, il est du tout un perturbateur et un rebelle.
Nous voyons donc suivant quelle règle chacun, sans danger pour le droit et l’autorité du souverain, c’est-à-dire pour la paix de l’Etat, peut dire et enseigner ce qu’il pense : c’est à la condition qu’il laisse au souverain le soin de décréter sur toutes actions, et s’abstienne d’en accomplir aucune contre ce décret, même s’il lui faut souvent agir en opposition avec ce qu’il juge et professe qui est bon. Et il peut le faire sans péril pour la justice et la piété je dis plus, il doit le faire, s’il veut se montrer juste et pieux.
Car, nous l’avons montré, la justice dépend du seul décret du souverain et, par suite, nul ne peut être juste, s’il ne vit pas selon les décrets rendus par le souverain. Quant à la piété, la plus haute sorte en est (d’après ce que nous avons montré dans le précédent chapitre) celle qui s’exerce en vue de la paix et de la tranquillité de l’Etat or elle ne peut se maintenir si chacun doit vivre selon le jugement particulier de sa pensée. Il est donc impie de faire quelque chose selon son jugement propre contre le décret du souverain de qui l’on est sujet, puisque, si tout le monde se le permettait, la ruine de l’Etat s’ensuivrait. On n’agit même jamais contrairement au décret et à l’injonction de sa propre Raison, aussi longtemps qu’on agit suivant les décrets du souverain, car c’est par le conseil même de la Raison qu’on a décidé de transférer au souverain son droit d’agir d’après son propre jugement. Nous pouvons donner de cette vérité une confirmation tirée de la pratique : dans les conseils en effet, que leur pouvoir soit ou ne soit pas souverain, il est rare qu’une décision soit prise à l’unanimité des suffrages, et cependant tout décret est rendu par la totalité des membres aussi bien par ceux qui ont voté contre que par ceux qui ont voté pour.
Mais je reviens à mon propos. Nous venons de voir, en nous reportant aux fondements de l’Etat, suivant quelle règle l’individu peut user de la liberté de son jugement sans danger pour le droit du souverain. Il n’est pas moins aisé de déterminer de même quelles opinions sont séditieuses dans l’Etat : ce sont celles qu’on ne peut poser sans lever le pacte par lequel l’individu a renoncé à son droit d’agir selon son propre jugement : cette opinion, par, exemple, que le souverain n’est pas indépendant en droit ou que personne ne doit tenir ses promesses où qu’il faut que chacun vive d’après son propre jugement et d’autres semblables qui contredisant directement à ce pacte. Celui qui pense ainsi est séditieux, non pas à raison du jugement qu’il porte et de son opinion considérée en elle-même, mais à cause de l’action qui s’y trouve impliquée : par cela même qu’on pense ainsi en effet, on rompt tacitement ou expressément la foi due au souverain. Par suite les autres opinions qui n’impliquent point une action telle que rupture du pacte, vengeance, colère, etc., ne sont pas séditieuses, si ce n’est dans un Etat en quelque mesure corrompu c’est-à-dire où des fanatiques et des ambitieux qui ne peuvent supporter les hommes de caractère indépendant, ont réussi à se faire une renommée telle que leur autorité l’emporte dans la foule sur celle du souverain. Nous ne nions pas cependant qu’il n’y ait en outre des opinions qu’il est malhonnête de proposer et de répandre, encore qu’elles semblent avoir seulement le caractère d’opinions vraies ou fausses. Nous avons déjà, au chapitre 15, déterminé quelles elles étaient, en prenant soin de ne porter aucune atteinte à la liberté de la Raison.
Que si enfin nous considérons que la fidélité envers l’Etat comme envers Dieu se connaît aux œuvres seules, c’est-à-dire à la piété envers le prochain, nous reconnaîtrons sans hésiter que l’Etat le meilleur concède à l’individu la même liberté que nous avons fait voir que lui laissait la Foi.
Je le reconnais, une telle liberté peut avoir ses inconvénients, mais y eut-il jamais aucune institution si sage que nuls inconvénients n’en pussent naître ? Vouloir tout régler par des lois, c’est irriter les vices plutôt que les corriger. Ce que l’on ne peut prohiber, il faut nécessairement le permettre, en dépit du dommage qui souvent peut en résulter. Quels ne sont pas les maux ayant leur origine dans le luxe, l’envie, l’avidité, l’ivrognerie et autres passions semblables ? On les supporte cependant parce qu’on ne peut les prohiber par le pouvoir des lois et bien que ce soient réellement des vices encore bien plus la liberté du jugement, qui est en réalité une vertu, doit-elle être admise et ne peut-elle être comprimée. Ajoutons qu’elle n’engendre pas d’inconvénients que l’autorité des magistrats (je vais le montrer) ne puisse éviter pour ne rien dire ici de la nécessité première de cette liberté pour l’avancement des sciences et des arts car les sciences et les arts ne peuvent être cultivés avec un heureux succès que par ceux dont le jugement est libre et entièrement affranchi.
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la liberté politique
L’objet de ces pages est d’opérer une distinction claire entre la liberté de pensée et la liberté de décréter et d’agir selon sa pensée. Si l’on dispose de la première, on ne dispose pas pour autant de la seconde. On s’interroge alors sur la portée du droit reconnu. On est tenté de se dire que chacun ayant toujours la possibilité de penser autre chose que ce qu’il est contraint de dire, lui reconnaître ce qu’on ne peut lui ôter n’engage strictement à rien. Mais on ne saurait vraiment comprendre la thèse réellement audacieuse de Spinoza, si l’on ne saisissait pas qu’à la liberté reconnue à chacun de penser appartient aussi celle de s’exprimer et, mieux encore, de professer et d’enseigner sa pensée. Le citoyen ou le sujet n’a pas seulement le droit de " parler à son bonnet ", il a aussi celui de dire tout haut ce qu’il pense tout bas, de le communiquer à autrui par tout moyen qui est à sa portée et de le convaincre par ses raisons. C’est l’action politique qui se trouve libérée. Il faut donc montrer à la fois qu’il est utile à l’Etat que s’expriment les pensées de chacun et qu’il est juste que chacun se soumette à la loi, alors même qu’il la juge mauvaise.
Le mouvement de la pensée de l’auteur dans ce second § du chapitre 20 est particulièrement limpide. 1° La fin de l’Etat est la liberté. 2° Chacun conserve dans l’Etat la liberté de pensée et de parler. 3° Il est juste et pieux de faire le contraire de ce qu’on croit juste et pieux, dès lors que l’Etat le commande. 4° Il y a cependant des opinions séditieuses. La conclusion est que l’Etat concède à chacun exactement la même liberté que lui concède la foi. L’Etat doit permettre à chacun de déployer sa nature et les forces tant physiques qu’intellectuelles qui la constituent. Les hommes ne renoncent à leurs droits naturels que dans ce but, se libérer de l’insécurité, et il serait donc absurde qu’ils transfèrent le droit de raisonner et de juger. On peut ainsi distinguer entre le meilleur des citoyens (optimus civis) et celui qui est perturbateur et rebelle.
Le début du § est une protestation contre la philosophie politique de Hobbes. Celui-ci ne voit de remède au désordre de l’état de nature qu’en brisant l’égalité naturelle des droits et en instaurant la dictature d’un prince ou d’une aristocratie à qui l’on donne les moyens de soumettre le peuple par la terreur. Le contrat sur lequel il fonde l’état civil implique que tout le monde ne renonce pas aux droits qu’il tient de la nature et que ce ne soit pas à la collectivité toute entière que ces droits soient transférés (cf. supra chapitre 8, note 7). Si l’on suivait cet auteur il faudrait admettre que la fin dernière de l’Etat est la domination. Il justifie le despotisme. Qu’il le veuille éclairé ne change rien à l’affaire.
Mais " la fin dernière de l’Etat " est toute autre. Elle est même diamétralement opposée à ce que voudraient " les fauteurs du despotisme " (comme les nomme Rousseau). L’Etat est issu d’un transfert, qui est un acte volontaire, il a une fin. Ce sont les contractants, ceux qui forment un pacte, c’est à dire rien d’autre que les hommes eux-mêmes dans leur masse, autrement dit le peuple, qui poursuit une fin déterminée en constituant l’Etat. D’ailleurs ce faisant ils ne quittent pas l’état de nature, en ce sens au moins, très clair, qu’ils n’abandonnent pas leurs droits de nature, mais qu’ils les transfèrent. On l’a vu au chapitre 16, ce n’est pas sans importance. Ainsi au-delà de toutes les apparences, et quelle que soit sa forme, l’Etat ne peut avoir été instauré pour le pur renoncement des sujets aux droits que leur donne la nature.
Au lieu de viser à " tenir par la crainte ", c’est à dire par la menace du recours à la violence légalisée, des hommes toujours enclins à agir sous l’aiguillon de leurs multiples désirs, l’Etat tout au contraire vise à les " libérer de la crainte ". Chacun fait donc aisément le calcul que la crainte, que lui inspire l’insécurité lorsqu’il est rival de tous les autres, peut être surmontée dès lors que tous coopèrent en vue de ce qui est profitable à chacun ; chacun souscrit au pacte social parce que la sécurité dans la jouissance des biens y sera possible. Au lieu que le pacte dans la version de Hobbes fait que chacun " appartienne à un autre ", le pacte dans la version de Spinoza fait que chacun " conserve son droit naturel ". Contrairement à ce qui se passe dans l’édification du Léviathan, le transfert à la collectivité toute entière des droits donnés par la nature n’aliène pas ceux qui y procèdent. Il ne fait pas des hommes des sujets, au sens où l’entendent les despotes, les hommes ne passent pas sous un maître (dominus -> dominari). Le pacte est fait pour que chacun conserve (optime retineat) le droit naturel. Les sujets, tels que les entend ce chapitre (subditus), ne sont pas du bétail privé de raison ni des automates tout autant privés de raison, que l’on mène à la baguette, avec des chiens de garde, ou pire encore que l’on a conditionnés ou programmés à certains types de conditionnements.
Ils conservent la puissance de juger qu’ils tiennent de la nature, la puissance de penser, qui manque au contraire à des êtres qu’on peut commander sans s’inquiéter d’une raison qu’ils n’ont pas. L’Etat (Res publica) est instauré afin de permettre l’usage des fonctions, qui sont données par la nature, dans une situation nouvelle exempte de rivalités, pour permettre le déploiement de toutes les puissances du corps et de l’âme, pour que chacun soit pleinement ce que la nature lui permet d’être. C’est pourquoi en même temps qu’ils " s’acquittent de toutes les fonctions " de leur corps, telles que manger, dormir, copuler, ils usent aussi d’une " raison libre ". C’est une fonction de leur âme, qui leur a été donnée par la nature, que de penser pour se représenter l’ordre des choses dans le monde et pour diriger leur propre conduite. Autant il est possible en plaçant les hommes sous l’empire de la crainte d’entraver l’accomplissement de leurs fonctions corporelles, il est possible aussi de s’opposer à l’exercice de leur libre raison et de leur dicter des idées toutes faites, bien calibrées pour ne pas troubler le règne du despotisme. Le vrai but de l’Etat est donc d’instaurer des relations " sans malveillance ".
" La fin de l’Etat est donc la liberté ". Ce n’est pas de la liberté de l’Etat qu’il s’agit, encore moins de la liberté d’un seul ou d’une poignée, qui ne s’obtiendrait qu’aux dépens de celle des autres, la fin de l’Etat est que chacun soit libre. La fin de l’Etat est que chacun puisse mettre en jeu les forces physiques et intellectuelles que la nature lui a données. Car il n’y a pas d’autre définition de la liberté que d’agir conformément aux lois de sa nature, ce qui est le contraire d’être contraint. " Ea res libera dicitur, quae ex sola suae naturae necessitate existit, et a se sola ad agendum determinatur, necessaria autem, vel potius coacta... " (Ethique I, définition VII). La liberté exclut la contrainte, mais elle n’est nullement contradictoire avec la nécessité. L’Etat est le meilleur moyen pour libérer de toute contrainte l’accomplissement de ce que la nature rend nécessaire.
Le second temps de la démonstration est d’établir qu’il y a une grande différence entre la liberté d’agir selon son propre décret et la liberté de pensée et d’expression. Le chapitre 16 a établi que l’Etat se fondait sur le renoncement de chacun à agir selon ses désirs, au gré de sa fantaisie, et avec toute la " puissance " que lui a donnée la nature. Rien d’autre n’est nécessaire à l’existence de l’Etat que l’obéissance absolue au souverain. Toute exigence qui irait au-delà relèverait du despotisme. C’est donc exclusivement au pouvoir de décréter que chacun a renoncé, c’est exclusivement ce pouvoir qui a fait l’objet d’un transfert. Il le faut bien pour qu’il soit possible de vivre en paix. En effet ce serait un hasard miraculeux si les actions dictées aux hommes par leur puissance naturelle pouvaient ne pas s’entraver les unes les autres et laisser chacun absolument libre. Au contraire on voit bien que chacun pense être le seul à juger sainement et à savoir ce qu’il faut faire. De ce fait le désordre le plus total et la violence sans frein seraient fatals si chacun ne renonçait pas au " pouvoir de décréter " (decretandi potestas. Decerno, c’est trancher par les armes, trancher par la discussion). La sûreté exige que chacun transfère (cederet) le pouvoir de décider, qui suit de la délibération de tout être raisonnable. En effet chacun en jugeant exerce souverainement sa raison, et pourtant chacun juge différemment des autres.
Mais s’il renonce à décider, il ne renonce pas à " raisonner, juger, opiner ". Il faut à l’autorité de l’Etat une suspension, non du libre jugement de chacun, parce qu’il ne fait obstacle en rien à la sûreté, mais de ce qui le suit, la décision, qui pour raison de sûreté est transférée au souverain. On n’y renonce cependant pas, on la cède, on la transfère (cessit). Il faut en effet se souvenir ici que l’Etat n’est pas Léviathan et que celui qui cède ce droit le retrouve, étant membre de la collectivité qui décrète. Mais il y a une chose qui ne saurait appartenir à l’Etat, c’est la pensée. On ne pense pas collectivement. La pensée est un exercice solitaire. Transférer la pensée à l’Etat ce n’est rien d’autre que tuer la pensée. Il faut donc dans un Etat bien ordonné que chacun trouve la liberté d’y penser sans aucune entrave, il en va du bien de l’Etat.
Aujourd’hui les peuples ont acquis la liberté d’expression et l’on comprend qu’ils y soient très attachés, qu’ils considèrent avec courroux toute remarque un peu négative faite à ce sujet. Néanmoins il faut bien reconnaître que cette liberté de parole se trouve de fait limitée par le privilège qui appartient à un tout petit nombre de faire entendre leur voix par des moyens qui n’appartiennent pas à tous. Ainsi la liberté de pensée se réduit à prêcher dans le désert. " Cause toujours, tu m’intéresses ", pourrait être la devise des Etats qui s’autoproclament démocratiques. C’est pourquoi les précisions qu’apporte l’auteur parlant du droit de juger et de raisonner sont capitales. Il n’entend pas par là le droit de penser entre ses quatre murs, une fois la porte bien fermée pour que personne n’entende. Il s’agit aussi de la liberté de la parole et de l’enseignement. Ce qu’il entend par là ce sont tous les moyens dont on peut disposer au dix-septième siècle de faire connaître ce qu’on pense. On ne dispose pas alors de la presse, encore moins des moyens audiovisuels, pour répandre ses idées. Mais les limites historiques matérielles ne changent rien au fond de la question. L’exercice de la liberté de pensée implique que chacun use de la parole pour se faire entendre autour de lui et qu’il communique ses idées afin d’en convaincre ses auditeurs.
Le chapitre demande pour chacun la liberté de " dire et enseigner " ce qu’il pense. Il ne s’agit pas de l’enseignement au sens où nous l’entendons, et que Spinoza n’a jamais exercé. Il a expressément refusé la chaire de Heidelberg, afin de pouvoir conserver la liberté de parole que ne pouvait assurément pas lui garantir l’Electeur dans cette ville universitaire (voir la Lettre XLVIII du 30/03/1673 à Fabritius). Par contre ce qu’il a exercé c’est l’information par ses discussions autour de lui, et par ses rares publications. Car ce n’est pas de son fait s’il n’a pas publié davantage et si l’Ethique est restée dans ses papiers. La liberté d’enseigner c’est encore sa tentative pour placarder sur les murs de la ville sa protestation contre le lynchage de De Witt et sa condamnation de la tyrannie qu’il voyait se mettre en place. Donc à quelle époque qu’on se situe, si l’on reconnaît la liberté de pensée, ce sont 1° tous les moyens d’information existants qui doivent être mis au service de cette proposition, 2° tous les moyens de délibération du peuple qui doivent être mis en œuvre.
Quelles que soient les difficultés qu’une République de la fin du XXe siècle ajoute à celles que les Provinces-unies rencontraient déjà au XVIIe, il est clair qu’il n’y a pas de liberté de parole sans l’accès de tous aux moyens d’information et sans l’organisation de vrais débats contradictoires, où les idées sont sérieusement pesées. Les formes de la démocratie représentative peuvent être admises, mais les médias ne sauraient être réservées aux thèses officielles, même accompagnées de celles d’une opposition choisie. Les débats ne sauraient être tenus pour tels, s’ils ne peuvent se faire qu’entre compères, ou " à fleurets mouchetés ". La sincérité et la profondeur du débat en outre ne sont pas seulement parfaitement compatibles avec sûreté de l’Etat, elles lui sont indispensables. Car le même critère de sûreté permet de distinguer entre les paroles celles qui visent à l’utilité publique et qui font appel à la raison d’autrui, et celles qui ont des visées séditieuses, d’où découlerait un retour à l’insécurité, et qui sont inspirées par la ruse, la colère ou la haine.
Le troisième temps de la démonstration vise à établir qu’il n’y a pas d’injustice ni d’impiété à se soumettre à une loi qu’on estime pourtant injuste et impie. On n’agit même jamais contrairement à la raison quand on se soumet aux décrets du souverain. La pratique le montre : dès qu’un arrêt est rendu, il engage le souverain et évidemment pas telle ou telle fraction qui le constitue. Confirmation en est donnée par la pratique : " tout décret est rendu par la totalité des membres ". Il n’émane pas seulement de la major pars de la summa potestas, mais évidemment de la summa potestas ! Celui qui a un désaccord " soumet son opinion au jugement du souverain " : d’une part il soumet son opinion au jugement de l’autorité suprême, c’est à dire que pour obtenir un éventuel changement dans l’Etat celui qui fait une proposition attend l’arrêt favorable d’une délibération de cette autorité, qui ne peut être fondée que sur la raison ; mais d’autre part cette autorité n’est pas Capet ou Orange, c’est le souverain, c’est à dire, au moins dans une démocratie, le peuple entier.
C’est pourquoi celui qui fait une proposition nouvelle, qui irait à l’encontre de la loi qui est en place, comme ferait par exemple quelqu’un qui demanderait, parce que cela lui semble juste, que les véhicules roulent sur la partie gauche de la chaussée (comme cela se fait sur les voies ferrées), doit cependant s’abstenir de tout changement exécuté de son seul chef en attendant la délibération du souverain. Il doit alors " agir en opposition avec ce qu’il juge et professe qui est bon ". De même en attendant la décision de l’autorité suprême, celui qui pense qu’il est bon que les logements vides soient réquisitionnés pour ceux qui n’en ont pas, doit s’abstenir de les faire occuper illégalement. Celui qui pense que les meurtriers d’enfants méritent la mort doit s’abstenir de les assassiner; etc. Non seulement " il peut le faire " mais " il doit le faire ", non parce que la loi serait forcément bonne, mais parce qu’il saperait la notion de justice en désobéissant au souverain, et qu’il ôterait à toute proposition, y compris la sienne, le fondement qui seul la distingue du caprice. Cette position est d’autant plus forte qu’elle est paradoxale. Mais chacun doit avoir la modestie de soumettre son opinion à la délibération de la collectivité. Agir autrement c’est provoquer la " ruine de l’Etat ". C’est un argument politique ; cependant il s’y ajoute un argument plus spécifiquement philosophique : il y aurait contradiction dans la raison à choisir d’un côté de transférer les droits de nature et à désobéir de l’autre à l’autorité constituée par ce transfert.
Le quatrième temps de la démonstration distingue que, malgré la liberté de la pensée, il y a des opinions qui cependant sont séditieuses en raison des actes qu’elles impliquent. Il est facile de les déterminer. Il faut être très attentif à ce point : il n’est pas question d’établir une liste des opinions criminelles, qui ne pourrait être appuyée que sur l’opinion mouvante du souverain, et par laquelle il serait éventuellement amené à se contredire lui-même, voire à saper ses propres fondements. Il n’y a pas d’autre opinion, qui soit séditieuse ni qui puisse être réprimée là où la souveraineté n’est pas confisquée, que celle qui est contradictoire avec le pacte social lui-même. C’est en effet de se reporter au fondement de l’Etat, qui donne le critère pour savoir de quelle liberté de jugement dispose chacun, mais aussi de quelle liberté de jugement il ne dispose pas. Et comme ce n’est pas telle ou telle opinion qui peut être réputée mauvaise, en fonction des préjugés du moment, ce n’est pas une liberté de jugement que celle dont on ne dispose pas : cette opinion n’est séditieuse que parce qu’elle serait contradictoire avec le pacte, donc qu’elle serait un acte de nature à le ruiner, à le dissoudre.
Ainsi il a été question quelques dizaines de lignes plus haut d’ " accuser le magistrat d’iniquité ou le rendre odieux " : c’est évidemment une pratique démagogique qui premièrement ne correspond pas à la défense de ses idées par la raison, mais qui deuxièmement ruine manifestement l’autorité du souverain. De la même façon prétendre " que le souverain n’est pas indépendant en droit " (summam potestatem sui juris non esse) c’est dire que la puissance suprême n’est pas souveraine ; il y a donc une contradiction qui ruine le pacte, lorsqu’on nie qu’une décision du souverain soit légitime : sur quel droit fondera-t-on celle qu’on prétend lui substituer ? De la même façon affirmer " que personne ne doit tenir ses promesses " serait vouloir et ne pas vouloir procéder au transfert des droits de nature. Il en va de même d’affirmer " qu’il faut que chacun vive d’après son propre jugement ". On voit bien " quelles opinions sont séditieuses " : la sédition réside non pas dans le fait d’opiner ceci ou cela, mais " propter factum quod talia judicia involvunt ". On pourrait dire parce que les conséquences en sont fâcheuses, mais ce serait encore trop peu dire. C’est parce qu’on ne peut à la fois vouloir et ne pas vouloir qu’il y ait une summa potestas.
Mais a contrario, et c’est peut-être ce qui intéresse le plus l’auteur, " les autres opinions " ne sont nullement séditieuses. Les opinions de quelqu’un qui reconnaît, non pas seulement en paroles, mais dans ses actes, l’autorité du gouvernement, qui non seulement l’admet mais qui y accorde ses autres opinions, ne peuvent être tenues pour séditieuses. Ecrire que les Eglises doivent reconnaître la liberté de pensée, que l’Etat doit reconnaître la liberté de pensée, que la première œuvre de piété est dans l’amour de la patrie, que l’autorité religieuse doit appartenir à l’Etat, que le clergé doit être le fonctionnaire zélé de l’Etat... ce n’est pas séditieux, sauf dans " un Etat corrompu " (Republica corrupta). Ce que désigne cette expression c’est un Etat où le souverain n’est plus le souverain. Donc un Etat corrompu ce n’est pas une aristocratie ou une monarchie en tant que telle, parce que la collectivité peut toujours déléguer le pouvoir de commandement à un seul homme ou à un petit groupe. Mais c’est un Etat où derrière le souverain officiel, quel qu’il soit, quelqu’un d’autre tire les ficelles, par exemple une oligarchie financière, un groupe de pression religieux, des donneurs de leçons comme les éditorialistes multimédias qui exercent une véritable dictature sur l’opinion, même s’ils doivent changer cette dictature chaque semaine en renouvelant leur argumentation. Un Etat corrompu c’est un Etat où le souverain est l’objet d’une manipulation, un Etat où la démagogie des fanatiques et des ambitieux hait les hommes de caractère indépendant et l’emporte sur la force de la liberté de pensée. La réflexion de Spinoza sur l’Etat rejoint celle de Platon.
Bien qu’elles ne soient pas séditieuses, il faut signaler " des opinions cependant malhonnêtes ", ou injurieuses : sententias quae iniquo animo proponuntur et divulgantur. Elles ont le tort évident d’être fausses, mais elles sont aussi, bien évidemment, dictées par la passion ou par la vaine gloire (chapitre 15, p. 292) et non par la raison. Le passage auquel il est fait allusion stigmatise les théologiens malhonnêtes, qui visent à interdire le libre usage de la raison et qui font de la philosophie un crime. Or " la fidélité à l’Etat comme à Dieu se connaît aux œuvres seules ", évidemment (patet), et parce qu’il n’y a pas de piété supérieure à celle qu’on a pour la patrie, c’est à son aune qu’il faut juger qui, des théologiens ou des philosophes, est le plus fidèle à l’Etat. Il en résulte que la liberté d’opiner, c’est à dire de juger, dans l’Etat est forcément égale à la liberté d’opiner laissée par la foi. Elle a assurément " ses inconvénients ". Bien sûr, mais il n’y a pas que la vertu qui ait des inconvénients, il y a aussi le vice ! D’ailleurs l’usage de sa raison est une vertu, car user de son jugement c’est déployer ses capacités naturelles. En outre il y a plus d’inconvénients à prohiber qu’à permettre ! Vouloir tout réglementer suscite protestations et provocations. Le législateur avisé s’abstiendra de réglementer ce qu’il ne peut contrôler.
En faveur de la liberté de pensée il faut invoquer enfin " l’avancement des sciences et des arts ". C’est d’abord un argument de fond. Il n’y a pas de Galilée, pas de Torricelli sans liberté d’expression ; prononcer entre les dents " eppur si muove " ne remplace pas l’échange des idées. Mais c’est aussi un argument ad hominem pour toucher la République des Régents, qui a bien compris l’intérêt d’avoir des Descartes et des Huygens. Les arts doivent être entendus comme la traduction de téchnè ; mécanique et optique sont à l’origine d’activités, sinon industrielles en tout cas artisanales, comme celle à laquelle se livre Spinoza à la fois dans un but alimentaire et dans un but scientifique. Il faut donc finalement reconnaître que l’Etat concède aux hommes la même liberté que leur concède la foi, quels inconvénients qui puissent en découler.
Le chapitre montre que non seulement il n’y a pas d’inconvénient à accorder une entière liberté de parole aux citoyens dans l’Etat, mais qu’il est bon que cette liberté de parole existe et qu’il le faut. En effet la fin de l’Etat n’est autre que la liberté. Mais celle-ci elle-même n’est autre que le développement par chacun des forces que la nature lui a données. Or les sciences et les techniques ont justement cette caractéristique qu’elles permettent plus que toute autre chose ce développement. Mais nous pouvons aussi recourir à notre tour à l’expression : chacun sait bien que là où la liberté de parole n’existe pas la servitude politique des hommes se redouble d’une servitude, un abrutissement, intellectuel. Par exemple sous la dictature de l’Eglise romaine, le débat philosophique s’est appauvri, les sciences, amorcées par Archimède au ~IIIe siècle, se sont complètement endormies. La libre expression des idées philosophiques et des idées politiques est donc évidemment dans l’intérêt de l’Etat, lorsqu’il n’est pas corrompu. |
Sommaire
Annexes
1. la philosophie de Maïmonide
Moshé ben Maymon, ou Abu Imran Musa ibn Maymun ibn Abd-Allah (car il écrit en arabe), ou (chez les Chrétiens) Maïmonide, est né à Cordoue en 1135. Il doit quitter cette ville en 1148; il est à Fès jusqu'en 1165, puis jusqu'en 1187 à Al Quds, alors aux mains des croisés, qui la nomment Jérusalem, puis à Al Qahirah (Le Caire), où il est médecin à la cour de Salah-al-Din et où il meurt en 1204. Il tente d'établir l'accord entre la philosophie et le judaïsme. Il critique les créationnistes musulmans et juifs pour être partis du présupposé de la nouveauté du monde et croire avoir établi par là la nécessité d'un créateur. Il affirme que c'est au contraire en partant de l'éternité du monde (proposition aristotélicienne) qu'on prouve l'existence de Dieu, son unicité et son incorporalité. Il essaie par ailleurs, entre autres théologiens juifs, de donner de l'anthropomorphisme biblique une interprétation allégorique. Pour lui l'essence de Dieu est inconnaissable, si ce n'est par négation... indéfinissable, indescriptible, inclassable, parce qu'il est transcendant au monde.
Sache qu'il y a pour l'intelligence humaine des objets de perception qu'il est dans sa faculté et dans sa nature de percevoir ; mais qu'il y a aussi dans ce qui existe des êtres et des choses qu'il n'est point dans sa nature de percevoir d'une manière quelconque, ni par une cause quelconque, et dont la perception lui est absolument inaccessible. Il y a enfin, dans l'être, des choses dont elle perçoit telle circonstance, restant dans l'ignorance sur d'autres circonstances. En effet, de ce qu'elle est quelque chose qui perçoit, il ne s'en suit pas nécessairement qu'elle doive percevoir toute chose ; car les sens également ont des perceptions, sans pourtant qu'ils puissent percevoir les objets à quelque distance que ce soit (...)
L'intelligence humaine a indubitablement une limite où elle s'arrête. Pour certaines choses donc l'homme reconnaît l'impossibilité de les saisir et ne se sent pas le désir de les connaître, sachant bien que cela est impossible et qu'il n'y a pas de porte par laquelle on puisse entrer pour y arriver. Ainsi par exemple, nous ignorons quel est le nombre des étoiles du ciel, et si c'est un nombre pair ou impair, et nous ignorons également le nombre des espèces des animaux, des minéraux et des plantes, et autres choses semblables. Mais il y a d'autres choses que l'homme éprouve un grand désir de saisir, et les efforts de l'intelligence pour en chercher la réalité et pour les scruter à fond se rencontrent chez toutes les sectes spéculatives du monde et à toutes les époques. Et sur ces choses les opinions sont nombreuses, le désaccord règne entre les penseurs, et il naît des doutes parce que l'intelligence s'attache à saisir ces choses, je veux dire qu'elle y est attirée par le désir, et parce que chacun croit avoir trouvé un chemin pour connaître la réalité de la chose, tandis qu'il n'est point au pouvoir de l'intelligence humaine d'alléguer à cet égard une preuve démonstrative (...)
Les points sur lesquels règne cette confusion dans les opinions sont très nombreux dans les choses métaphysiques, en petit nombre dans les choses physiques, et nuls dans les choses mathématiques.
Maïmonide
Guide des égarés, I, 31
Verdier, pp 70-71.
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Par un parallèle entre l'intelligence et les sens le philosophe conduit son lecteur à admettre que ce qui est vrai de ceux-ci l'est aussi de celle-là. Or chacun éprouve que ses sens sont limités et qu'il y a des objets, pourtant sensibles, qu'ils ne perçoivent pas. Il devrait donc reconnaître que de la même manière il y a des objets, pourtant intelligibles, que l'intelligence ne perçoit pas, parce qu'elle aussi est limitée. Cependant si une telle doctrine a quelque intérêt, ce n'est pas relativement au nombre des étoiles, ni à aucune chose physique, qui ne sont mentionnées là que pour un autre parallèle. Ce qui constitue le seul objet de la réflexion de Maïmonide c'est la faculté de l'intelligence humaine de percevoir les choses métaphysiques, celles qui sont au-delà de la nature, et de la sienne particulièrement, dont la plus notable et la seule originaire est Dieu. Sa réponse pour être implicite n'en est pas moins manifeste : Il est inaccessible, on ne peut Le connaître.
Comme s'il y avait à cet égard une évidence, l'auteur distingue relativement à l'intelligence humaine trois sortes d'objets, susceptibles de trois degrés différents de perception. Il y a ceux dont la perception, c'est à dire en l'occurrence la connaissance, est non seulement dans la nature de l'intelligence mais aussi dans sa faculté : ceux-ci sont évidemment perçus, c'est à dire connus, sans limite. Tels sont assurément tous les objets mathématiques, puisque toute leur essence est posée par l'intelligence. Il serait absurde de prétendre qu'une part de l'essence du triangle échappe à la connaissance, car c'est par la définition qu'en donne l'intelligence qu'elle est fixée. Certes il se peut que parmi les hommes l'un aperçoive et l'autre pas quelle conséquence en dérive quant à la somme de ses angles, mais s'il y a une limite ici elle ne tient pas à l'intelligence en tant qu'elle est humaine.
Il y a deuxièmement des objets qui, sans que leur nature soit impénétrable à l'intelligence humaine, lui échappent pourtant partiellement. Il n'est pas dans sa faculté de les saisir tout à fait. Sans doute en passant par une certaine porte, en suivant un certain chemin, on peut en découvrir telle circonstance tandis qu'on en ignore telle autre. Ainsi les choses de la nature physique ne sont-elles souvent connues de l'intelligence humaine qu'à travers des inductions qui permettent sans doute de conclure à certaines qualités, tout en en ignorant certaines autres. De ce qu'il rend somnolent, il est possible d'inférer qu'il y a dans l'opium une certaine vertu dormitive, tandis que d'autres vertus, non moins réelles, en restent cachées.
Mais il y a troisièmement des objets qui ne dépassent pas seulement la faculté de l'intelligence humaine, qui dépassent encore sa nature, et qui par conséquent lui restent totalement inconnus. Ils lui sont inaccessibles parce qu'ils la dépassent de si loin qu'elle ne peut s'en faire une idée véritable. Ainsi n'est-ce pas seulement parce qu'on n'a pas compté assez patiemment qu'on ignore le nombre d'objets d'une certaine espèce qu'il y a dans la nature. Ce nombre dépasse la faculté de nombrer de l'intelligence humaine, parce que la nature de l'intelligence humaine est à cet égard d'une insuffisance rédhibitoire. Dire que les étoiles sont innombrables ce n'est pas seulement dire qu'on s'est fatigué avant d'avoir fini de les dénombrer, c'est dire que leur nombre est sans commune mesure avec la faculté de calcul de l'intelligence humaine. Faut-il dire qu'elles sont en nombre infini ? Ce qui est certain c'est qu'en tant que créatures les étoiles expriment une puissance du Créateur qui est sans commune mesure avec la puissance d'un potier qui, même plus puissant que les autres, n'aura jamais créé qu'un nombre calculable de pots. Aussi faut-il penser qu'au-delà du nombre des étoiles, au-delà du nombre des animaux, des minéraux et des plantes, ce qui est par nature incalculable, inconnaissable, inaccessible, c'est la puissance de Dieu et l'essence toute entière de Dieu. Elle n'est pas à la portée de l'intelligence humaine, si grands et si constants que soient ses efforts pour la connaître, et il en va de même de beaucoup d'autres choses métaphysiques. En outre, parce que le désir de connaître n'est pas proportionné à l'intelligence, parce qu'il ne lui a pas été imposé la même limite, inévitablement sur ces questions s'élèvent d'interminables polémiques.
En effet les hommes ont un désir de connaître qui, sans peut-être dépasser toute limite, va en tout cas au-delà de celle qui est imposée à leur intelligence. S'il en va du désir de connaître comme de celui de posséder, il n'est pas loin d'être insatiable. Certes il y a bien des questions sur lesquelles les hommes, sans trop de chagrin, se font une raison de leur ignorance. Va pour le nombre des espèces animales. Mais Dieu ! Quel est son entendement, quelle est sa volonté, quelle est sa puissance ? Il y a sans doute des peuples qui ne se posent pas ces questions, les mêmes qui ne se posent guère de question par ailleurs, qui n'ont pas le moindre rudiment de géométrie, pas la moindre notion d'astronomie. Mais dès qu'un peuple est un peu spéculatif, même Gentil, il se pose ces questions. Chez les Grecs et par suite dans tout le monde méditerranéen se sont multipliées les écoles philosophiques qui n'ont eu de cesse qu'elles n'y aient donné des réponses, si diverses et contradictoires, si infondées qu'elles soient.
L'homme multiplie ses efforts, il cherche une porte afin d'entrer dans le domaine de la métaphysique, il cherche un chemin qui permette d'aller jusqu'à Dieu. Ce qu'il ne peut pas saisir directement, il essaie de le saisir par un moyen détourné. Il interroge les prodiges, il interroge les rêves, les délires, qui semblent des portes sinon ouvertes, du moins entrebâillées sur ce qu'il appelle l'au-delà. L'homme se comporte comme quelqu'un qui cherche un trésor. S'il ne l'a pas encore trouvé, pense-t-il, si les autres ne l'ont pas trouvé, c'est parce qu'ils ont mal cherché : il faut recommencer, n'épargner aucun détail, creuser plus profond, tout scruter du regard le plus perçant. Mais c'est bien en vain que le désir s'excite à saisir l'inaccessible : si l'on peut connaître par sa cause un effet, les effets inversement ne peuvent donner de leur cause qu'une très faible idée, surtout s'agissant de la cause première de toutes choses. L'homme donc n'aboutit à son sujet qu'à des opinions. Dieu est-il créateur ? est-il juge ? est-il rémunérateur ? est-il amour ? Sur ces questions, et sur beaucoup d'autres, le désaccord persiste parce que les preuves démonstratives manquent et les opinions s'opposent les unes aux autres sans jamais convaincre personne. Comme les sectes spéculatives n'ont pas la sagesse de s'abstenir de ces spéculations, auxquelles pousse le désir de connaître, la plus grande confusion règne sur ces questions. Le mieux serait pourtant de reconnaître qu'il n'est pas au pouvoir de l'intelligence humaine de les résoudre.
Pourtant ça n'est pas pour cultiver le doute que l'auteur affirme l'impuissance de l'intelligence humaine à comprendre Dieu. Son propos n'est pas d'alimenter le scepticisme. Au chemin de l'intelligence humaine il oppose implicitement celui de la Révélation. Ce que l'homme ne peut comprendre, il faut qu'il le croie. Affirmer l'incapacité de l'intelligence dans les questions métaphysiques est le moyen le plus radical d'éliminer toute contradiction entre la philosophie, qui doit s'arrêter avant d'en franchir la porte, et la théologie, dont le chemin ne commence que là, et qui n'est inspirée par personne d'autre que Dieu lui-même. En qualifiant d'humaine l'intelligence prise en défaut, l'auteur joue sur la modestie de ses congénères : ne sont-ils pas de pauvres créatures, la distance qui les sépare des vers de terre n'est-elle pas infime par rapport à celle qui sépare les uns et les autres de leur commun Créateur ? N'y a-t-il pas entre elles et Lui d'autres intelligences, qui peut-être Le connaissent mieux ? Celles qui ne sont pas attachées à un corps ne Le « perçoivent »-elles pas ? L'auteur joue sur des images qui, loin d'avoir une valeur philosophique, ne sont que l'expression de la prétendue Révélation, c'est à dire de l'imagination.
En réalité fixer des limites à l'intelligence n'a pas de sens. L'intelligence n'est pas un outil comme une pelle ou un râteau, qui sont donnés une fois pour toutes et qui sont radicalement inadaptés par exemple à la séparation du radium et de l'uranium. Par contre, lorsqu'il a fallu comprendre la radioactivité, l'intelligence a abandonné les concepts qu'elle s'était forgés antérieurement, y compris le concepts d'un atome indivisible. Mieux : elle a abandonné une manière de penser héritée de la mécanique et lui en a substitué une nouvelle permettant de penser des rapports plus complexes, tels que ceux de la transmutation. A chaque fois que l'intelligence rencontre un obstacle elle le franchit. A chaque fois que sa faculté est en question elle se réforme. Dieu, etc. ne sont donc déclarés être au-delà des limites de la connaissance humaine que dans l'exacte mesure où on les prétend choses à part, choses métaphysiques. C'est par conséquent un postulat très contestable que celui duquel dérive cette incapacité de comprendre qu'il n'y a en réalité pas de nature propre à l'intelligence humaine, qu'elle ne souffre d'aucune faiblesse rédhibitoire et qu'elle ne peut être arrêtée par aucune difficulté.
Il convient d'en identifier l'origine et la portée. La philosophie de Maïmonide est faible parce qu'elle ne reconnaît pas l'intervention active, le travail de l'esprit dans la connaissance, parce qu'elle fait de l'intelligence quelque chose qui perçoit et de la perception elle-même une pure réception des excitations. Le parallèle des sens et de l'intelligence, qui est donné comme incontestable, piège le lecteur dans une conception très particulière de la connaissance, la conception empirique, pour laquelle l'intelligence est une faculté, c'est à dire quelque chose de passif. D'autres auteurs, malgré une orientation anti-empiriste, attirent pourtant le lecteur dans le même piège, parce qu'ils admettent qu'il y a néanmoins de l'inconnaissable. Ainsi Descartes ou Kant déclarent chacun à sa manière que le Créateur échappe à la faculté de compréhension de l'intelligence humaine. La conséquence du postulat de l'inaccessibilité des choses qui sont au-delà, outre leur mystère insondable, la nécessité de la Révélation, l'autorité du Livre, c'est enfin la domestication de la philosophie, parce qu'il exige d'elle qu'elle reconnaisse sur ces choses l'autorité d'une autre source évidemment supérieure et incontrôlable ; dans son rapport avec la théologie elle ne peut qu'en être la servante. Il n'est alors plus possible de penser librement.
C'est ce que ne peut accepter une philosophie mieux fondée. Celle de Spinoza explique qu'une idée est une action de l'esprit (Ethique, II, définition 3) et que tout l'être donné à un entendement même infini ne consiste que dans les attributs et les modes, donc est entièrement connaissable (Ethique, I, proposition 30). Elle s'oppose à l'asservissement de l'esprit humain, elle est d'un esprit libre.
« Il ne faut engager son intelligence que dans ce qu'il est possible à l'homme de percevoir, mais quant à ce qu'il n'est pas dans la nature de l'homme de percevoir, il est très dangereux de s'en occuper »
Maïmonide, Guide des égarés (I, 32).
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La faculté de perception qui appartient à l’homme a été controversée, surtout dans la lutte qui a opposé les théologiens aux philosophes à propos de la perception de Dieu. Certaines philosophies ou théories de Dieu ont été déclarées hérétiques par la théologie, condamnées et leurs auteurs inquiétés (pour ne pas dire plus).A qui n’entend pas les visées de la théologie traditionnelle, cette citation pourrait paraître un conseil de prudence, une sorte de précepte de sagesse qui remettrait l’homme à sa place, sur terre, et Dieu dans les cieux. Elle inviterait donc à être humble devant la divinité, c’est à dire à ne pas chercher à comprendre la théologie, ou plutôt à ne pas critiquer ses fondements sous peine de faire tomber tout l’édifice. Maïmonide cependant est le représentant de la théologie traditionnelle juive. Plus qu’un conseil, c’est donc un ordre qu’il adresse aux philosophes, leur interdisant de prendre Dieu pour objet. Il met en place une théorie de la connaissance fondée sur le concept de nature humaine. Selon lui il existerait des choses que l’esprit humain serait capable de « percevoir » et des choses dont la « perception » lui serait impossible. Concevoir l’intelligence à travers ce point de vue est une manière d’en limiter clairement le champ d’action. Cette limitation est-elle un interdit préjudiciable ou une précaution nécessaire ? Cette dernière opinion ferait disparaître du paysage intellectuel nombre de philosophies et d’idéologies qui se sont acharnées à se donner des objectifs transcendants et à publier leurs résultats.
« Engager son intelligence », c'est accomplir une action pour percevoir. Mais percevoir n’est pas sentir avec ses sens, puisque « engager son intelligence » c'est user de son entendement et de sa raison pour percevoir, c’est penser ce qui nous entoure, ce qu’il y a à percevoir. « Engager son intelligence » veut donc dire essayer de comprendre et de connaître par la réflexion. « Ce qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de percevoir » c’est quelque chose qui est au-dessus de lui, qui le génère ou qui génère ce qu’il perçoit du monde sensible. C’est quelque chose qui est au-delà de ce monde, très puissant et tellement complexe que l’entendement humain ne peut le capter. Essayer de connaître « ce qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de percevoir » revient donc à corrompre sa nature d’homme, à ne plus réaliser son être. Ceci constitue le premier danger.
La théologie juive, dont Moïse Maïmonide est un des plus illustres représentants, pose une distance infranchissable entre l’infini et le fini, entre le Créateur et les créatures, entre Dieu et les hommes. Il est dans l’essence même de l’homme que l’étendue de ses « perceptions » ne soit pas infinie. Ainsi serait-il condamné à rester dans ce qu’il lui est possible de percevoir, le fini, et donc à ne pas connaître son Créateur, Dieu. Il semble qu’il y ait un champ bien délimité dans lequel l’intelligence peut vagabonder comme une bête d’élevage, sans aller plus loin, sans même vouloir aller plus loin. Peut-être est-ce cela que Maïmonide appelle « percevoir ». Sans doute veut-il dire qu’il ne faut pas utiliser son intelligence ni pour remettre en cause l’existence de Dieu, ni les textes de la Torah, ni ceux issus de la loi orale, le Talmud. En écrivant sur Dieu on risque de tenir des propos qui ne sont pas pertinents. Y réfléchir est alors dangereux, non pas dans le sens où il y aurait un danger de mort, mais dans le sens où il y a un réel danger de se tromper, d’écrire des choses fausses.
Maïmonide dans son jugement met en quelque sorte un frein au progrès de la science. L’homme a l’impression d’être gouverné par quelque chose qui lui échappe, d’où son admiration et sa croyance. Dans son incompréhension il invoque l’intervention du divin. Ce que son intelligence ne peut connaître forme le monde de Dieu. Il est donc inutile de se plonger dans la connaissance de ces choses imperceptibles. Ainsi la métaphysique prend pour objet un vide dans la connaissance humaine, qui ne peut être comblé que par des hypothèses. La théologie créationniste peut donc apparaître comme une doctrine s’emparant de ce vide pour améliorer ou donner un sens à la condition humaine. Le danger que voit donc la théologie dans « l’engagement de l’intelligence » à travers la métaphysique est que l’homme est susceptible de remplacer par d’autres hypothèses les idées théologiques, qui ne peuvent être que des hypothèses.
L’esprit critique, l’analyse proprement philosophique sont donc bannis, ou tolérés seulement à condition d’être imprégnés de théologie. Ce qui n’est pas rationnel, ce que l’esprit ne peut concevoir comme pouvant exister doit être admis comme vrai. La conception de Dieu qu’illustrent ces idées est entièrement faite d’ombres, d’idées préconçues qu’il n’est pas possible d’analyser sans montrer qu’elles ne reposent que sur une seule idée : la volonté de Dieu nous est incompréhensible.
Selon une doctrine assez voisine, celle de Saint Thomas d’Aquin, Dieu n’est perceptible que médiatement. Ce n’est que grâce à des intermédiaires que les hommes parviennent à se faire une idée de Lui. Ils peuvent tenter de Le connaître par l’intermédiaire du monde sensible. Il suffit alors de savoir interpréter les signes de Sa présence. Il est présent dans toutes les choses qu’Il a créées, c’est à dire dans la nature. La Somme théologique fait de la philosophie la servante de la théologie. En ce qui concerne la connaissance de la nature la philosophie est autonome. Mais en ce qui concerne Dieu elle doit se mettre au service de la foi. Si un conflit survient entre la raison et la foi, la seule vérité est celle de la foi. L’œuvre de Saint Thomas d’Aquin est une tentative de concilier la vérité religieuse et la rationalité pour faire de la théologie une science rationnelle.
Tout comme Maïmonide et Saint Thomas d’Aquin, Descartes pense que Dieu a créé l’homme en lui fournissant l’entendement, mais en l’empêchant de comprendre son Créateur. Ainsi Ce dernier sera-t-Il d’autant plus vénéré qu’Il reste inaccessible aux hommes, comme il l’affirme dans la Lettre à Mersenne du 15/04/1630. L’idée d’un Dieu transcendant implique donc l’impuissance humaine, elle remet les hommes à leur place. Plus même que de les remettre à leur place, il s’agit de les soumettre à la volonté de Dieu, de les faire se résigner à leur propre incapacité.
Dans la Critique de la raison pure Kant dit avoir « substitué la croyance au savoir ». En effet la nature humaine ne peut que postuler le Créateur et le monde non phénoménal. L’idéalisme transcendantal est une solution qui permet de concilier la théologie créationniste et le déterminisme, plus exactement de couper la poire en deux : l'invisible à la théologie et le visible au déterminisme. L’homme y est écartelé entre la nécessité de penser les choses en soi et la volonté de les connaître. Cela peut expliquer pourquoi il est dangereux pour l’homme de s’en occuper. Kant exclut le déterminisme du monde intelligible en enlevant l’espace et le temps du tableau aristotélicien des catégories. Par là il donne une grande ouverture à la théologie créationniste, qui avait perdu de sa force depuis le déterminisme. L’idéalisme transcendantal est en parfaite adéquation avec le jugement de Maïmonide. Si nous ne voulons pas nous faire des idées fausses, très dangereuses, sur Dieu, l’âme et son salut, nous devons rester le plus près possible de l’immédiateté du perçu, ne pas aller au-delà, car dans cet au-delà il faut substituer à la connaissance la croyance. Kant, tout comme Maïmonide, veut de l’inconnu dans lequel il pourrait placer son Dieu, seul dispensateur de bonheur. Il se sert de la philosophie pour justifier l’existence de Dieu. Il se sert de la philosophie comme d’un moyen et non pas comme d’une fin. Ceci rabaisse une fois de plus la philosophie à n’être qu’un moyen au service de la théologie. La voie suivie par Maïmonide étant obstruée par le déterminisme, afin de sauver la théologie créationniste Kant se voyait contraint de monter un stratagème indigne : l’idéalisme transcendantal.
Bien loin de là, il n'y a pour Spinoza qu’un seul monde : l’ordre de la nature. L’homme peut alors percevoir un maximum de choses. Tout devient explicable. Cette philosophie va de pair avec les découvertes scientifiques de son époque. Tandis que Maïmonide croit à des choses inexplicables, un monde divin, il n'y a pour Spinoza que des choses inexpliquées, parce que les hommes n’ont pas pris la peine de chercher des preuves et de s’interroger sur des choses mystérieuses. La philosophie est l’outil permettant de tout connaître, c’est à dire de tout penser en le comprenant. L’homme peut légitimement désirer étendre sa connaissance le plus loin possible, y compris vers Dieu. Le Dieu de Spinoza est différent de celui des théologiens, en ce qu’il est entièrement et nécessairement connaissable par l’esprit humain. Cette perspective est ennemie de tout obscurantisme en même temps qu’elle redonne à l’homme son pouvoir sur le monde et sa liberté. Ce qui est peut être conçu, ce qui peut être conçu est. Telle est l’affirmation sacrilège d’une philosophie ontologique, dont Maïmonide ne voulait pas.
Dans quelle mesure partager l’affirmation de Maïmonide ? Une seule : comme il ne le fait pas cependant lui-même, dans la plus évidente contradiction avec lui-même, il faut cesser de ne penser qu’à la métaphysique, aux idées et nous mettre en action. Non seulement on ne peut partager le jugement du théologien, mais il faut le combattre. Sa préoccupation n’est pas de donner à l’homme les moyens d’agir sur le monde mais au contraire de l’empêcher de connaître la vraie nature de Dieu. Ses arguments ne peuvent pas tenir et son obscurantisme ne peut qu’éclater face à la philosophie de Spinoza.
2. la condamnation par la synagogue
Le 27/07/1656 le conseil des rabbins de la synagogue portugaise d'Amsterdam publie un arrêt d'exclusion.
Spinoza, qui n'est pas venu l'entendre comme il le devait, y est accusé d' " actions monstrueuses ", et d' " effroyables hérésies ". En conséquence,
" nous formulons l'excommunication, l'expulsion, l'anathème et la malédiction contre Baruch d'Espinosa. Que Dieu ne lui pardonne jamais ! "
Il est interdit de lire ses écrits, de lui parler, etc.
Sommaire
Qu'est-ce que l'être ?
L'ontologie du de Deo
ETHIQUE I
Hommage à Sylvain Zac,
ce cours est directement issu de celui qu'il a prononcé
sur le de Deo
à la Faculté des Lettres de Paris en 1965-1966
l'ETHIQUE PREMIERE PARTIE
DE DIEU
Définitions
I. - J'entends par cause de soi ce dont l'essence enveloppe l'existence ; autrement dit, ce dont la nature ne peut être conçue sinon comme existante.
II. - Cette chose est dite finie en son genre, qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un corps n'est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps.
III. - J'entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi : c'est-à-dire ce dont le concept n'a pas besoin du concept d'une autre chose, duquel il doive être formé.
IV. - J'entends par attribut ce que l'entendement perçoit d'une substance comme constituant son essence.
V. - J'entends par mode les affections d'une substance, autrement dit ce qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est aussi conçu.
VI. - J'entends par Dieu un être absolument infini, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.
Explication
Je dis absolument infini et non infini en son genre ; car de ce qui est infini seulement dans son genre, nous pouvons nier une infinité d'attributs ; pour ce qui au contraire est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n'enveloppe aucune négation appartient à son essence.
VII. - Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir : cette chose est dite nécessaire ou plutôt contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire quelque effet dans une condition certaine et déterminée.
VIII. - J'entends par éternité l'existence elle-même en tant qu'elle est conçue comme suivant nécessairement de la seule définition d'une chose éternelle.
Explication
Une telle existence, en effet, est conçue comme une vérité éternelle, de même que l'essence de la chose, et, pour cette raison, ne peut être expliquée par la durée ou le temps, alors même que la durée est conçue comme n'ayant ni commencement ni fin.
Axiomes
I. - Tout ce qui est, est ou bien en soi, ou bien en autre chose.
II. - Ce qui ne peut être conçu par le moyen d'une autre chose, doit être conçu par soi.
III. - D'une cause déterminée que l'on suppose donnée, suit nécessairement un effet, et au contraire si nulle cause déterminée n'est donnée, il est impossible qu'un effet suive.
IV. - La connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause et l'enveloppe.
V. - Les choses qui n'ont rien de commun l'une avec l'autre ne se peuvent non plus connaître l'une par l'autre ; autrement dit, le concept de l'une n'enveloppe pas le concept de l'autre.
VI. - Une idée vraie doit s'accorder avec l'objet dont elle est l'idée.
VII. - Toute chose qui peut être conçue comme non existante, son essence n'enveloppe pas l'existence.
| Le titre du livre
Ethica, l'Ethique. Le but du livre est de conduire la vie vers le bonheur. Tout comme dans la philosophie de Platon, dans celle-ci c'est la question la plus importante qu'on puisse se poser, celle à laquelle la philosophie a pour fonction de répondre. Seulement, dans celle-ci comme dans celle-là, pour y répondre le détour est immense. En l'occurrence contrairement à celle des Anciens elle est instruite du déterminisme et elle ne peut pas comme les précédentes se contenter d'en appeler à la volonté. Cette dernière est en effet bien incapable de suspendre les lois de la nature ou d'y produire une exception. Ce sont donc ces lois et d'abord la connaissance de l'être en tant qu'être qui constituent le point de départ de la méditation philosophique. L'homme, quoique sujet connaissant, quoique éventuellement heureux, n'est qu'une partie de la nature. La connaissance des voies du bonheur implique la connaissance de l'être, celle de l'esprit et celle de ses affections. Par ailleurs il s'agit d'une éthique et non d'une morale. D'où en effet la loi vient-elle ? Si elle venait d'en-haut, elle serait inintelligible. Mais si elle vient d'en-bas, la question est de savoir comment elle peut commander. Afin d'écarter la première hypothèse, puis de répondre à la question que pose la seconde, il faut commencer par l'étude de l'être, qui montrera qu'il n'y a pas d'autre substance que lui.
Le titre de cette partie
De deo, de Dieu. Il ne faut pas croire que ce livre ambitionne de rivaliser avec par exemple la Somme théologique de Saint Thomas d'Aquin, dont la première partie s'intitule elle aussi de deo. Certes la première partie de l'Ethique va parler de quelque chose qu'elle appelle Dieu. Cependant il faut bien comprendre qu'elle n'est pas d'un théologien. La théologie est au contraire sa principale cible et les théologiens, tant catholiques que calvinistes et juifs exècreront son auteur autant que le conseil des rabbins de la grande synagogue portugaise d'Amsterdam, qui le 27/07/1656 a formulé contre lui " l'excommunication, l'expulsion, l'anathème et la malédiction ". C'est que dans sa philosophie Dieu c'est la nature, autrement dit l'être, ou encore, pour reprendre le terme employé dans cette première partie, la substance (substo = être dessous, tenir bon ; substantia = substance, être, mais encore dans la philosophie spinoziste : essence, existence, réalité). Si Dieu est la substance, la seule substance, tout le reste est rapports. Pourquoi nommer Dieu ce que personne d'autre ne nomme Dieu ? Pourquoi emprunter au lexique des théologiens ? Mais c'est bien de fondement qu'il est question dans cette partie du livre, d'ontologie, d'être suprême. La bonne question est plutôt de savoir pourquoi les théologiens emploient le lexique des philosophes !
Les définitions
Définition I
L'auteur fournit au lecteur le lexique dont il use. Il commence par Causa sui.
La notion de cause de soi n'est ni proprement spinoziste ni nouvelle : négative dans l'Ecole, elle commence à prendre un sens positif chez Descartes, qui en fait l'être qui se suffit à lui-même, l'être sans restriction : " J'avoue franchement qu'il peut y avoir quelque chose dans laquelle il y ait une puissance si grande et si inépuisable qu'elle n'ait jamais eu besoin d'aucun secours pour exister, et qui n'en ait pas encore besoin maintenant pour être conservée, et ainsi qui soit en quelque façon la cause de soi-même ; et je conçois que Dieu est tel (...) Encore que Dieu ait toujours été, néanmoins parce que c'est lui-même en effet qui se conserve, il semble qu'assez proprement il puisse être dit et appelé la cause de soi-même (...) J'entends seulement que l'essence de Dieu est telle qu'il est impossible qu'il ne soit ou n'existe pas toujours " (Réponses aux 1ères objections, Pléiade pp. 349-350 ; Adam et Tannery, A-T, IX, pp. 86-87. cf. aussi Réponses aux 4èmes objections, Pléiade pp. 452-461 ; A-T, IX, pp. 182-190).
L'usage spinoziste de cette notion s'écarte de l'usage cartésien et s'y oppose en ce qu'il confère un double aspect à la définition : elle est ontologique et gnoséologique. Il faut l'entendre sur le plan ontologique, c'est à dire celui de l'être, et sur le plan gnoséologique, c'est à dire celui de la connaissance. Les deux sont tenus pour équivalents (intelligo id... sive id...). Il ne s'agit pas seulement de deux plans différents sur lesquels poser la définition. Quel intérêt y aurait-il à cela ? Si l'un suffit, pourquoi l'autre ? Mais ce sont deux plans liés de manière inséparable, car l'être se conçoit totalement. Il s'ensuit 1° qu'il n'y a pas d'inintelligibilité dans l'être, 2° qu'il n'y a d'être que ce qui est intelligible. La philosophie spinoziste exclut la transcendance. Elle s'oppose par là aux théologies juive et chrétienne, ainsi qu'aux philosophies qui s'y rattachent, comme celles de Maïmonide (l'intelligence humaine n'a pas de limites au-delà desquelles se situeraient des objets inaccessibles à elle, contrairement à ce que prétend le Guide des égarés I, 31), de Saint Thomas d'Aquin (il n'est pas impossible à l'âme humaine de voir l'essence de Dieu, contrairement à ce qu'écrit la Somme théologique Ia, qu 12), de Descartes (nous pouvons comprendre la grandeur de Dieu exactement dans la mesure où nous la connaissons, contrairement à ce qu'écrit la Lettre à Mersenne du 15/04/1630, Pléiade p. 933 ; A-T, I, p. 145) et de Kant (il n'y a pas de noumène inconnaissable, contrairement à ce qui ressort de la Critique de la raison pure).
Cette notion constitue dans les philosophies de Saint Anselme et de Descartes la cheville ouvrière de la preuve ontologique de l'existence d'un Dieu transcendant, que Kant critiquera à juste titre. La philosopuie de Spinoza tombe-t-elle sous la même critique ? Ce serait le cas si elle parlait d'un être particulier ; mais il parle de la substance, qui est unique.
Définition II
Il s'agit dans cette définition de ce qui n'est pas causa sui, c'est à dire des êtres particuliers : ils sont finis. Les pensées et les corps sont des modes, et comme ils sont sans rapports les uns avec les autres, c'est même en leur genre qu'ils sont finis. Il y a des choses de nature différente et il y en a de même nature. Les corps ont une extension et le plus grand limite le plus petit. Quant aux pensées, l'une n'est simplement pas l'autre et, par exemple, celle du cercle limite celle du triangle.
Il y a entre la pensée et l'étendue une distinction réelle (dans les termes de l'Ecole : realiter distincta / modaliter distincta). Spinoza est d'accord sur ce point avec Descartes, qui écrit : " Nous concevons clairement l'esprit, c'est à dire une substance qui pense, sans le corps, c'est à dire une substance étendue ; et d'autre part nous concevons aussi clairement le corps sans l'esprit (...) Maintenant les substances qui peuvent être l'une sans l'autre sont réellement distinctes (...) Donc l'esprit et le corps sont réellement distincts " (Réponses aux 2èmes objections, Pléiade p. 398 ; A-T, IX, pp. 131-132).
Cet accord cependant est de portée limitée : la définition spinoziste est évidemment parfaitement accommodable à la nécessaire distinction de l'attribut et de la substance, faute de laquelle la distinction réelle de la pensée et de l'étendue conduirait, comme c'est le cas chez Descartes, à la pluralité des substances.
Définition III
La notion de substance a son origine dans le vocabulaire d'Aristote (cf. Métaphysique D, Z, L et Catégories). La substance y est ce dont on affirme des attributs et qui inversement ne peut en aucun cas être attribut d'autre chose, qui n'est pas inhérent à autre chose. Mais, parce que sa logique part en réalité de la grammaire, où le sujet n'est que superficiellement qualifié par les adjectifs, la substance est au-delà de ses attributs, derrière eux, inconnaissable. Cette tendance a été développée par l'Ecole.
Descartes dans le même sens (ontologique) qu'Aristote déclare : " Parce qu'entre les choses créées quelques unes sont de telle nature qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu en nommant celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces substances " (Principes de philosophie I, 51, Pléiade p. 594 ; A-T, IX, pp. 47).
Il faut cependant ici l'entendre non seulement sur le plan ontologique, comme font Aristote et Descartes, mais aussi sur le plan gnoséologique. C'est pourquoi il est nécessaire de mettre les choses au point en insistant sur le côté gnoséologique de sa double définition : hoc est id... Ce qui n'est pas en soi (pas cause de soi), c'est à dire toute chose finie, est dans l'étendue, et n'est pas conçu par soi, mais par l'étendue. De même une idée est dans la pensée et est conçue par la pensée.
Définition IV
C'est encore une notion d'origine aristotélicienne et en l'occurrence grammaticale que celle d'attribut, mais elle est passée dans l'usage le plus courant où elle désigne tout caractère affirmé d'une chose (cette feuille est blanche) voire son caractère distinctif (la puissance est l'attribut de la royauté). Descartes l'emploie parfois dans ce sens traditionnel large et d'autres fois dans un sens restreint qui en fait le synonyme d'essence : " Passons maintenant à ces mots : le corps a de l'étendue. Nous comprenons bien que le terme étendue désigne ici autre chose que le corps ; nous ne formons pas cependant deux idées distinctes dans notre imagination, l'une du corps, l'autre de l'étendue, mais une seule idée d'un corps qui est étendu ; c'est en fait comme si je disais : le corps est ce qui est étendu, ou plutôt : ce qui est étendu est ce qui est étendu. Cela est particulier aux êtres qui n'existent qu'en un autre et ne peuvent jamais être conçus sans un sujet " (Règles pour la direction de l'esprit, XIV, Pléiade p. 99, A-T, X, p. 444).
Spinoza, d'accord avec Descartes, en reprend la définition stricto sensu. Sa définition renvoie directement aux définitions I et III : l'attribut est ce que l'entendement conçoit de la substance, il est ce qui n'a pas besoin du concept d'une autre chose duquel il doive être formé ; et ce qui n'a pas besoin etc., c'est ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante. C'est pourquoi la notion d'attribut ne désigne pas chez lui toute qualité affirmée ou niée d'une chose. Il reprend la définition stricto sensu mise en œuvre quelquefois par Descartes : l'attribut est l'essence, qui n'existe qu'en ce dont elle est affirmée : la substance.
Quod intellectus percipit : si la proposition peut paraître équivoque dans la mesure où elle n'est pas incompatible avec l'idée qu'un certain entendement est supérieur à un autre, il ne faut cependant pas y voir l'expression du subjectivisme. Ce n'est pas de l'entendement humain que parle la définition, c'est de tout entendement, fini ou infini. Ce que l'entendement perçoit c'est l'essence même de la chose. Il n'y a pas d'inconnaissable. L'Ethique part de l'être, sa philosophie est une ontologie. Elle ne part pas du cogito.
Il faut enfin relever que cette définition ne se place que sur le plan gnoséologique : contrairement aux définitions II, III et V, elle ne pose pas son objet en l'être. Cette différence est d'une importance extrême pour établir plus loin que les attributs ne sont pas des substances et que même si nous concevons l'étendue indépendamment de la pensée, il n'y a pas deux substances.
Définition V
La notion de mode, comme plus haut celles de causa sui et de substance, se détermine à son tour sur deux plans, ontologique et gnoséologique.
La distinction est floue chez Descartes entre mode et attribut : " Lorsque je dis ici façon ou mode, je n'entends rien d'autre que ce que je nomme ailleurs attribut ou qualité. Mais lorsque je considère que la substance en est autrement disposée ou diversifiée, je me sers particulièrement du nom de mode ou façon ; et lorsque, de cette disposition ou changement, elle peut être appelée telle, je nomme qualités les diverses façons qui font qu'elle est ainsi nommée ; enfin, lorsque je pense plus généralement que ces modes ou qualités sont en la substance, sans les considérer autrement que comme des dépendances de cette substance, je les nomme attributs " (Principes de philosophie, I, 56, Pléiade p. 596 ; A-T, IX, p. 49). Chez Descartes la distinction entre mode et attribut ne prend de sens que pour autant qu'il use de sa définition stricte de l'attribut. Mais dans cette mesure justement la notion de mode tend à se rapprocher de celle d'accident : ce qui advient à la chose et pourrait ne pas lui arriver.
Dans la philosophie de Descartes la figure et le mouvement sont accidentels : " Encore que chaque attribut soit suffisant pour faire connaître la substance, il y en a toutefois un en chacune qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les autres dépendent (...) Tout ce que d'ailleurs on peut attribuer au corps présuppose de l'étendue et n'est qu'une dépendance de ce qui est étendu (...) Ainsi, nous ne saurions concevoir par exemple de figure si ce n'est en une chose étendue, ni de mouvement qu'en un espace qui est étendu (...) Mais au contraire nous pouvons concevoir l'étendue sans figure ou sans mouvement " (Principes de philosophie, I, 53 Pléiade p. 595 ; A-T, IX, p. 48).
Une telle notion (d'origine aristotélicienne) n'a pas de sens dans la philosophie spinoziste. Le mode exprime une essence. Une affection est une détermination. Cette philosophie est un déterminisme rigoureux : elle ne laisse aucune place entre le nécessaire et l'impossible.
Définition VI
On peut se demander pourquoi il faut énoncer une définition de Dieu après celle de la substance. La raison en est cependant très claire. C'est parce que ce qui per se concipitur renvoie aux attributs et admet implicitement une pluralité de substances : c'est un raisonnement que l'Ethique adopte provisoirement en suivant Descartes jusqu'à la proposition VIII. La définition de Dieu au contraire implique l'unicité (absolute infinitum), réservant la pluralité, et même la quantité infinie, aux attributs.
Il s'agit maintenant des attributs de Dieu, adjectifs métaphysiques (et non pas moraux) qualifiant l'être absolument infini. La notion d'attribut de la divinité a un lourd passé théologique. On distingue dans l'Ecole les attributs métaphysiques et les attributs moraux (Spinoza ne retient aucun de ces deux sens). Ces derniers expriment le rapport de Dieu avec le monde des hommes (perfection morale, souveraine bonté, justice suprême, providence, amour) et sont simplement anthropomorphiques. Ce qui suffit à les écarter de la philosophie spinoziste. Les attributs métaphysiques quant à eux doivent exprimer son essence (cause de toute chose, unité, infinité, ubiquité, éternité, omnipotence, omniscience, immutabilité) mais à ce titre ils ne peuvent rien nous apprendre ; en qualifier Dieu est simplement tautologique : dire que Dieu est éternel, c'est dire que Dieu est Dieu ! Les attributs métaphysiques ne sont donc pas attributs au sens spinoziste, ce sont seulement des " propres " : " quand on affirme qu'il subsiste par lui-même, qu'il est unique, éternel, immuable, etc. (...) quand on dit qu'il est cause de toute chose, ce sont là des propres de Dieu, mais ils ne font pas connaître ce qu'il est " (Court traité, I, II, 29). Les attributs au sens spinoziste par contre sont des formes d'être. Grammaticalement ils ne sont pas tant attributs que substantifs. D'ailleurs antérieurement à la rédaction de l'Ethique le Court traité (I, II, 17) identifie attribut et substance : " tous ces attributs qui sont dans la nature ne forment qu'un seul être et non, parce que nous pouvons les concevoir clairement et distinctement l'un sans l'autre, des êtres distincts ".
Explication
Un attribut (la pensée, l'étendue) est infini en son genre. Un attribut se nie de l'autre (cf. définition II : les corps et les pensées ne se limitent pas mutuellement). Dieu au contraire est absolute infinitum : on ne peut par suite en nier aucun attribut, on ne saurait le réduire à deux. Est-ce parce que, dotés d'un entendement fini nous en oublions un 3°, un 4°, etc. ? Non, ce n'est pas la faiblesse subjective de l'entendement humain qui serait ainsi désignée par la différence entre la quantité infinie des attributs qui appartiennent à Dieu et les deux que nous concevons. C'est l'impossibilité de concevoir l'infini à partir du fini dans un processus tel que 1+1 = 2 ; 2+1=3 ; etc. ; n+1= ...l'infini ! En fait les attributs de l'être absolument infini ne sauraient aucunement être nombrés.
Définition VII
La liberté est la détermination d'une chose quelconque par la seule nécessité de sa nature propre. C'est une définition extraordinaire de la liberté. Par elle la liberté est complètement autre chose que le libre arbitre. Ordinairement en effet la liberté est conçue comme souverain arbitre, ce qui dit deux choses à la fois. 1°, positivement, on reconnaît par là la détermination de soi par soi. 2°, négativement, on prétend à une contingence de l'acte libre. Mais, contrairement à ce qu'on affirme ordinairement, ce n'est pas à la nécessité, mais seulement à la contrainte que s'oppose la liberté. L'idée du libre arbitre est une idée inadéquate due à l'ignorance des causes qui nous déterminent. La deuxième partie de l'Ethique le montrera : " Ce qu'ils disent, que les actions humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots dont ils n'ont aucune idée. Ce qu'est la volonté en effet et de quelle manière elle meut le corps, tous l'ignorent, qui brandissent autre chose et inventent à l'âme des sièges et des demeures, soulevant d'ordinaire le rire et la nausée " (scolie de la proposition XXXV) et plus longuement dans la Lettre LVIII à Schuller : " Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent (...) Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme, ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire ". Toutefois dans cette première partie de l'Ethique ce n'est pas de liberté humaine qu'il s'agit. Il y a dans cette définition une intention polémique contre l'idée mosaïque de création, car il en résulte que l'idée mosaïque d'un Dieu qui déciderait arbitrairement la création est absurde.
Définition VIII
L'éternité est l'existence elle-même du causa sui. Moins extraordinaire peut-être, mais tout aussi polémique, cette définition de l'éternité est parallèle à la précédente et, comme elle, explicite la définition I. L'éternité n'a rien à voir avec le temps, même indéfiniment prolongé. Le causa sui n'a pas plus de rapport avec le temps qu'avec la contingence. C'est encore une flèche lancée contre l'enseignement de la théologie juive.
Explication
Dans les écoles rabbiniques en effet on définit Yahweh : " je serai, je suis, j'ai été ", donc on prétend définir l'éternité à partir du temps. Autant dire l'infini à partir du fini ! (cf. Explication de la définition VI). Il faut donc renvoyer à l'imagination le Dieu ainsi conçu, qui est celui des Juifs et ensuite des autres monothéistes.
Note sur les définitions
Elles déterminent la compréhension des concepts de la philosophie spinoziste. Elles sont réelles et non pas nominales. La Lettre IX à de Vries distingue les unes des autres. " La première sorte de définitions, parce qu'elle a un objet déterminé, doit être vraie ; il n'en est pas de même de la deuxième sorte ". Les premières se rapportent à des choses qui existent en dehors de l'entendement, comme le temple de Salomon ; les secondes se rapportent à des choses qui n'existent que dans l'entendement (comme un temple simplement projeté et ainsi que font les définitions mathématiques). Si Spinoza donne à ses propres définitions cette forme (intelligo) apparemment nominale c'est parce que les noms lui paraissent être arbitraires.
Les Axiomes
Axiome I
Il repose sur le principe dichotomique ou bien / ou bien, appliqué au plan ontologique : ce qui est est en soi (Dieu) ou en autre chose (ses modes). Le tiers est exclu. Il n'y a donc que l'être et les affections de l'être, pas de degré intermédiaire qui déterminerait une plus ou moins haute perfection. Il n'y a pas de hiérarchie des êtres avec par exemple des anges. Il faut donc comprendre la perfection autrement (cf. définition VI de la deuxième partie de l'Ethique).
Axiome II
Le même principe dichotomique est maintenant appliqué au plan gnoséologique : ce qui est conçu est conçu par soi (Dieu) ou par autre chose (ses modes). Il n'y a que l'être qui soit intelligible par soi ; tout le reste est rapports. Cependant il est conçu sous deux attributs.
Descartes déclare : " Je considère aussi que toute la science des hommes ne consiste qu'à bien distinguer ces notions (de corps et d'âme) et à n'attribuer chacune d'elles qu'aux choses auxquelles elles appartiennent. Car lorsque nous voulons expliquer une difficulté par le moyen d'une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car, étant primitives, chacune d'elles ne peut être entendue que par elle-même " (Lettre à Elisabeth du 21/05/43, Pléiade p. 1153 ; A-T, III, pp. 665-666). Si l'on peut appliquer le vocabulaire cartésien à la philosophie de Spinoza, on peut dire qu'il n'y a pour lui que deux notions primitives, qui sont les attributs.
Le Traité de la réforme de l'entendement (§ XXXI de l'édition Bruder) a déjà reconnu qu'il y a des choses qui sont nota per se : " L'entendement par sa puissance innée se forme des instruments intellectuels, à l'aide desquels il acquiert d'autres forces pour d'autres œuvres intellectuelles ".
Axiome III
Cet axiome énonce le principe du déterminisme. Il se place au plan ontologique et y applique la règle dichotomique : ou bien une cause est donnée, et il y a un effet, ou bien nulle cause n'est donnée et il n'y a pas d'effet. Pour qu'existe ce qui n'est pas causa sui, il y faut une cause. Ainsi en va-t-il de ma propre existence, qui ne se poursuit pas d'elle-même. C'est ce que disait déjà Descartes : " Tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune d'elles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu'un peu auparavant j'ai été, il ne s'ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n'est qu'en ce moment quelque chose me produise et me crée, pour ainsi dire derechef, c'est à dire me conserve " (Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 297, A-T, IX, p. 39). La notion de cause reçoit cependant par là deux sens. L'un, proprement déterministe, renvoie à l'enchaînement des modes ; l'autre, ontologique, renvoie à la subordination du mode à la substance.
Axiome IV
Le même déterminisme est exprimé maintenant au plan gnoséologique et avec la même règle dichotomique : ou bien une raison est donnée et il y a une connaissance, ou bien nulle raison n'est donnée et il n'y a pas de connaissance. Ce qu'est la cause sur le plan de l'être, la raison l'est sur le plan de la connaissance, parce que dans cette philosophie tout est intelligible.
Axiome V
Sur le plan ontologique et sur le plan gnoséologique à la fois : il n'y a ni causalité ni rationalité à prétendre produire ou à prétendre expliquer ce qui relève d'un attribut par ce qui relève d'un autre. Expliquer l'étendue par la pensée, comme le veut la théorie créationniste, est par conséquent absurde. Cf. Descartes : Réponses aux 2èmes objections et Lettre du 21/05/43 déjà citées.
Axiome VI
...par contre il y a un parallélisme entre le plan de la pensée et celui de l'étendue. Les deux attributs, en effet, expriment l'essence de Dieu. On reconnaît ici la définition traditionnelle de la vérité ; mais le contexte d'une philosophie qui part de Dieu et non du cogito lui donne un sens nouveau qui lui permet d'échapper à l'objection classique. Cette philosophie peut expliquer que l'idea s'accorde avec l'ideatum parce que les deux attributs de la pensée et de l'étendue expriment l'essence de Dieu (cf. Pensées métaphysiques, I, 6 : " Ideae non aliud sunt quam narrationes, sive historiae, naturae mentales ").
Axiome VII
Il n'y a pas de chose simplement possible dans une philosophie strictement déterministe. Par contre si la notion d'essences possibles est susceptible de recevoir un sens dans la philosophie spinoziste c'est relativement aux concepts géométriques (cercles, triangles, etc. existent-ils ?). Mais l'Ethique ne parle pas d'essences possibles. C'est pourquoi ses définitions sont réelles et ses Axiomes tout autant. La portée de cet axiome est de préparer la proposition XI. Ce qui est causa sui n'est pas seulement possible, il existe nécessairement, ce qui légitime la preuve ontologique.
Note sur les Axiomes
Comme en géométrie les Axiomes sont ici des règles opératoires. Mais pas plus que les définitions ne sont nominales dans la philosophie spinoziste les Axiomes ne sont gratuits. Ils ne sont nullement normatifs (arbitraires comme dans l'axiomatique) ; ils ont leur fondement dans l'être (fondement ontologique). Ils sont donc de même espèce que les définitions, mais ils ne font pas tant connaître les choses elles-mêmes que certains traits liés à leur structure.
L'usage de la dichotomie dans les quatre premiers est certes la mise en œuvre du principe logique du tiers exclu, mais ce n'est rien de moins que l'être lui-même qui exclut ici le tiers. Il n'exprime pas seulement un pacte de la pensée avec elle-même. Il constitue une vérité éternelle. Les Axiomes ne font donc pas sortir la philosophie spinoziste de l'ontologie.
L'Ethique est ordine geometrico demonstrata. Son auteur, comme Descartes et beaucoup d'autres, est fasciné par la géométrie. Pour parvenir à la même certitude et à la même force de conviction il formalise son discours. Ce qui est ainsi formalisé dans l'Ethique c'est l'ordre. Si l'on fait le parallèle avec les géométries non-euclidiennes, avec les axiomatiques, on se trompe : il n'y a pas d'Ethique non spinoziste.
En outre l'ordre géométrique n'est pas ce qui produit l'Ethique. Il est seulement ce qui permet d'en faire la démonstration. Ce ne sont pas en effet les définitions et Axiomes qui commandent les options philosophiques. Ce sont celles-ci qui sont premières : ce à quoi le lecteur doit porter attention ce sont premièrement les scolies.
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Sommaire
Proposition I
Une substance est antérieure en nature à ses affections.
Démonstration
Cela est évident par les Définitions 3 et 5.
Proposition II
Deux substances ayant des attributs différents n'ont rien de commun entre elles.
Démonstration
Cela est évident par la Définition 3. Chacune, en effet, doit exister en elle-même et doit être conçue par elle-même, autrement dit le concept de l'une n'enveloppe pas le concept de l'autre.
Proposition III
Si des choses n'ont rien de commun entre elles, l'une d'elles ne peut être cause de l'autre.
Démonstration
Si elles n'ont rien de commun entre elles, elles ne peuvent donc (Axiome 5) se connaître l'une par l'autre, et ainsi (Axiome 4) l'une ne peut être cause de l'autre. C.Q.F.D.
Proposition IV
Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles ou bien par la diversité des attributs des substances, ou bien par la diversité des affections des substances.
Démonstration
Tout ce qui est, est en soi ou en autre chose (Axiome 1), c'est-à-dire (Définitions 3 et 5) que rien n'est donné hors de l'entendement, sinon les substances et leurs affections. Rien donc n'est donné hors de l'entendement par quoi plusieurs choses puissent se distinguer, sinon les substances ou, ce qui (Définition 4) revient au même, leurs attributs, et leurs affections. C.Q.F.D.
Proposition V
Il ne peut y avoir dans la nature deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut.
Démonstration
S'il existait plusieurs substances distinctes, elles devraient se distinguer entre elles ou par la diversité des attributs ou par la diversité des affections (Proposition précédente). Si elles se distinguent seulement par la diversité des attributs, il est donc accordé qu'il n'y en a qu'une du même attribut. Si maintenant elles se distinguent par la diversité des affections, comme une substance (Proposition 1) est antérieure en nature à ses affections, on ne pourra, mettant ses affections à part et la considérant en elle-même, c'est-à-dire (Définition 3 et Axiome 6) en vérité, la concevoir comme distincte d'une autre, en d'autres termes il ne pourra y avoir plusieurs substances, mais seulement une. C.Q.F.D.
Proposition VI
Une substance ne peut pas être produite par une autre substance.
Démonstration
Il ne peut pas y avoir dans la nature deux substances de même attribut (Proposition précédente), c'est-à-dire (Proposition 2) ayant entre elles quelque chose de commun. Et ainsi (Proposition 3) l'une ne peut pas être cause de l'autre, autrement dit l'une ne peut pas être produite par l'autre. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là qu'une substance ne peut pas être produite par autre chose. Car rien n'est donné dans la Nature sinon les substances et leurs affections, comme il est évident par l'Axiome 1 et les Définitions 3 et 5. Or une substance ne peut être produite par une autre substance (Proposition précédente). Donc, absolument parlant, une substance ne peut pas être produite par autre chose. C.Q.F.D.
Autre Démonstration
Cette proposition se démontre encore plus facilement par l'absurdité de la contradictoire. Si en effet une substance pouvait être produite par autre chose, sa connaissance devrait dépendre de la connaissance de sa cause (Axiome 4) ; et ainsi (Définition 3) elle ne serait pas une substance.
Proposition VII
Il appartient à la nature d'une substance d'exister.
Démonstration
Une substance ne peut pas être produite par autre chose (Corollaire de la Proposition précédente), elle sera donc cause de soi, c'est-à-dire (Définition 1) que son essence enveloppe nécessairement l'existence, autrement dit il appartient à sa nature d'exister. C.Q.F.D.
Proposition VIII
Toute substance est nécessairement infinie.
Démonstration
Une substance ayant un certain attribut ne peut être qu'unique (Proposition 5), et il appartient à sa nature d'exister (Proposition 7). Il sera donc de sa nature qu'elle existe soit comme chose finie, soit comme chose infinie. Mais ce ne peut être comme chose finie ; car (Définition 2) elle devrait être limitée par une autre de même nature qui, elle aussi (Proposition 7), devrait nécessairement exister ; il y aurait donc deux substances de même attribut, ce qui (Proposition 5) est absurde. Elle existe donc comme infinie. C.Q.F.D.
Scolie I
Comme « être fini » est, en réalité, une négation partielle, et « être infini », l'affirmation absolue de l'existence d'une nature quelconque, il suit donc de la seule Proposition 7 que toute substance doit être infinie.
Scolie II
Je ne doute pas qu'à tous ceux qui jugent des choses confusément et n'ont pas accoutumé de les connaître par leurs premières causes, il ne soit difficile de concevoir la Démonstration de la Proposition 7 ; ils ne distinguent pas en effet entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes et ne savent pas comment les choses sont produites. D'où vient qu'ils forgent pour les substances l'origine qu'ils voient qu'ont les choses de la nature. Ceux qui en effet ignorent les vraies causes des choses, confondent tout et, sans aucune protestation de leur esprit, forgent aussi bien des arbres que des hommes parlants, imaginent des hommes naissant de pierres aussi bien que de liqueur séminale et des formes quelconques se changeant en d'autres également quelconques. De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l'humaine, attribuent facilement à Dieu les affections de l'âme humaine, surtout pendant le temps qu'ils ignorent encore comment se produisent ces affections. Si, au contraire, les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient aucunement de la vérité de la Proposition 7 ; bien mieux, cette Proposition serait pour tous un axiome et on la rangerait au nombre des notions communes. Car on entendrait par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont la connaissance n'a pas besoin de la connaissance d'une autre chose ; par modifications, ce qui est en autre chose, le concept des modifications se formant du concept de la chose en quoi elles sont. C'est pourquoi nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes ; bien qu'elles n'existent pas en acte hors de l'entendement, leur essence en effet n'en est pas moins comprise en une autre chose par laquelle on peut la concevoir, tandis que la vérité des substances en dehors de l'entendement ne réside qu'en elles-mêmes, parce qu'elles se conçoivent par elles-mêmes. Si donc l'on disait qu'on a d'une substance une idée claire et distincte, c'est-à-dire vraie, et qu'on doute néanmoins si cette substance existe, en vérité tant vaudrait dire qu'on a une idée vraie et qu'on doute si elle est fausse (ainsi qu'il devient manifeste avec un peu d'attention) ; ou encore qui admettrait la création d'une substance, admettrait du même coup qu'une idée fausse est devenue vraie, et rien de plus absurde ne peut se concevoir. Il faut donc nécessairement reconnaître que l'existence d'une substance, tout de même que son essence, est une vérité éternelle. Et de là nous pouvons conclure d'une nouvelle manière qu'il ne peut y avoir qu'une substance unique d'une certaine nature, ce que j'ai cru qui valait la peine d'être montré ici. Mais pour le faire avec ordre il faut observer : 1° que la vraie définition de chaque chose n'enveloppe et n'exprime rien sinon la nature de la chose définie. D'où suit : 2° que nulle définition n'enveloppe et n'exprime jamais aucun nombre déterminé d'individus, puisqu'elle n'exprime rien, sinon la nature de la chose définie. Par exemple, la définition du triangle n'exprime rien de plus que la seule nature du triangle, non du tout un nombre déterminé de triangles ; 3° il faut noter que pour chaque chose existante il y a nécessairement une certaine cause en vertu de laquelle elle existe ; 4° il faut enfin noter que cette cause en vertu de laquelle une chose existe doit ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante (alors en effet il appartient à sa nature d'exister) ou bien être donnée en dehors d'elle. Cela posé, il suit que, si dans la nature il existe un certain nombre d'individus, il doit y avoir nécessairement une cause en vertu de laquelle ces individus et non un moindre ou un plus grand nombre existent. Si, par exemple, il existe dans la nature vingt hommes (je suppose pour plus de clarté qu'ils existent tous en même temps et n'ont pas été précédés par d'autres), il ne suffira pas (pour rendre compte de l'existence de ces vingt hommes) que nous fassions connaître la cause de la nature humaine en général ; il faudra, en outre, que nous fassions connaître la cause pour laquelle il n'en existe ni plus ni moins de vingt, puisque (en vertu de la 3° observation) il doit y avoir nécessairement une cause de l'existence de chacun. Mais cette cause (suivant les observations 2 et 3) ne peut être contenue dans la nature humaine elle-même, puisque la vraie définition de l'homme n'enveloppe pas le nombre de vingt ; et ainsi (d'après l'observation 4) la cause pour laquelle ces vingt hommes existent, et conséquemment chacun d'eux en particulier, doit être nécessairement donnée en dehors de chacun ; et, pour cette raison, il faut conclure absolument que pour toute chose telle que plusieurs individus de sa nature puissent exister, il doit y avoir nécessairement une cause extérieure en vertu de laquelle ces individus existent. Dès lors, puisque (comme on l'a déjà montré dans ce Scolie) il appartient à la nature d'une substance d'exister, sa définition doit envelopper l'existence nécessaire et conséquemment son existence doit se conclure de sa seule définition. Mais de sa définition (comme on le voit par les Observations 2 et 3) ne peut suivre l'existence de plusieurs substances ; il en suit donc nécessairement qu'il n'existe qu'une seule substance de même nature, ce qu'on se proposait d'établir. |
Les propositions
Proposition I : le point de départ de la philosophie est l'être.
Propositions II-VIII : elles admettent provisoirement, et en suivant Descartes, la pluralité des substances, identifiées aux attributs.
Propositions IX-XV : elles établissent qu'il n'y a qu'un seul être ou substance, qui est Dieu.
Propositions XVI-XX : elles établissent les propriétés de Dieu : causalité, liberté, immanence, éternité, identité de l'essence et de l'existence.
Propositions XXI-XXXVI : elles traitent du rapport de Dieu avec ses modes. En particulier la Proposition XXXIII affirme la nécessité de l'ordre universel des choses.
Propositions I-VIII
Ce premier groupe de propositions se comprend comme l'expression, l'exploitation et l'épuisement de l'hypothèse provisoire de la pluralité des substances. La pluralité des attributs y est entendue conjoncturellement à la manière de Descartes comme le signe de la pluralité des substances. Si l'objectif n'est pas encore de combattre la thèse de la création, il est néanmoins de rejeter la substantialité de ce qui est " créé ".
Proposition I
Parce que la substance est par soi et qu'elle se comprend par soi, elle est première. Son antériorité sur ses affections est de nature ontologique et non pas chronologique. La philosophie commence par la substance, c'est à dire par l'être, parce que c'est l'être qui est premier. C'est à partir de lui qu'on pourra comprendre ce qu'est l'esprit et ce qu'est la connaissance (cf. deuxième partie de l'Ethique). Ce qui avait caractérisé la philosophie de Descartes, et qui continue à en faire la spécificité comme la renommée, ce rapport par lequel elle va de la pensée à l'être, est renversé et abandonné.
Proposition II
La pluralité des substances est admise provisoirement, par identification de l'attribut à la substance. La distinction cartésienne (cf. Réponses aux 2èmes objections déjà citées) de l'âme et du corps, qui est réelle, non pas seulement modale est ici retrouvée. Sous l'hypothèse qu'il y ait une substance spirituelle et une substance corporelle, elles ne peuvent avoir rien de commun. Si inversement une substance avait quelque chose de commun avec une autre, elle ne serait pas une substance.
Proposition III
Ce qui relève d'un attribut ne peut pas être cause de ce qui relève d'un autre. Le rapport de causalité (causa) et le rapport d'Explication (ratio) entre deux substances sont impossibles.
C'est une idée qui se rencontre déjà chez Descartes lorsqu'il déclare que l'ordre des raisons ne permet pas de comprendre l'union de l'âme et du corps : " Les choses qui appartiennent à l'union de l'âme et du corps ne se connaissent qu'obscurément par l'entendement seul, ni même par l'entendement aidé de l'imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens " (Lettre à Elisabeth du 28/06/43, Pléiade p. 1158 ; A-T, III, pp. 691-692).
Proposition IV
L'entendement ne conçoit que les substances et leurs affections. La distinction passe par une voie ou par l'autre ; le principe du tiers exclu s'applique ici. Selon l'interprétation de Hegel les modes seraient de l'ordre de l'apparence, tandis que seule la substance serait de l'ordre de l'être. Mais on ne peut légitimement comprendre ainsi le spinozisme.
Proposition V
Cette proposition est tournée contre Descartes, qui n'entend pas toujours l'attribut comme essence de la substance et réciproquement la substance comme existence de l'attribut, mais à qui il arrive malheureusement aussi d'entendre la substance comme sujet d'inhérence ; l'âme est substance parce que pensante : " Mais qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est à dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent " (Méditations métaphysiques, II, Pléiade p. 278, A-T, IX, p. 22. cf. aussi Principes de philosophie, I, 51 et I, 53, déjà cités). Maine de Biran, au XIXe siècle, reproche à Descartes d'avoir substantialisé le moi. Celui-ci admet donc une pluralité de substances spirituelles et parallèlement une pluralité de substances corporelles.
Contre lui cette proposition vise à restaurer l'unité de la substance pensante et celle de la substance étendue. Qu'il ne puisse y avoir plusieurs substances de même attribut implique directement que les âmes d'une part et les corps de l'autre ne sont pas des substances, mais seulement des modes de la substance.
Proposition VI
Spinoza d'accord avec Descartes, dans la mesure où il a fortement marqué l'incompatibilité d'essence entre la pensée et l'étendue (cf. Réponses aux 2èmes objections, déjà citées), est au contraire en désaccord avec lui dans la mesure où il admet des substances créées, produits d'une autre substance.
Corollaire
Une substance ne peut être produite par rien sinon par elle-même. L'argumentation réside dans l'opposition est entre produci ab alia (substantia) et produci absolute ab alio. La substance n'est produite ni par une autre substance ni, a fortiori, par absolument rien d'autre. Elle est donc causa sui. Ce corollaire confirme que ce que la théologie juive et chrétienne, et après elle Descartes, appellent des substances créées ne sont nullement des substances. Il est un maillon de la chaîne qui conduit à la thèse de l'unicité de la substance.
Une autre démonstration est donnée de la même proposition ; elle passe par l'absurde ; et elle repose sur l'identité de causa et de ratio.
Proposition VII
Une substance ne saurait aucunement ne pas exister. Elle est causa sui. Son essence enveloppe l'existence. C'est une autre manière de nier qu'on puisse légitimement parler de substances créées, c'est à dire qui n'existeraient que dans le temps, non de leur propre chef, mais par l'action d'une certaine cause extérieure.
Proposition VIII
Une substance ne peut être qu'infinie (il n'est pas encore dit ici qu'elle soit infinie absolument). Comme chose finie en effet elle serait limitée par une autre de même nature. Mais alors elle ne serait plus une substance. Cette hypothèse est donc absurde.
Scolie 1, Proposition VIII
C'est le fini qui se conçoit, par négation, à partir de l'infini. C'est une belle et grande idée de Descartes : " Et je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière : puisqu'au contraire je vois manifestement qu'il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie, et partant que j'ai premièrement en moi la notion de l'infini, que du fini, c'est à dire de Dieu, que de moi-même " (Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 294, A-T, IX, p. 36).
Le scolie à son tour refuse de concevoir l'infini, ainsi que le font les mathématiciens, comme le prolongement indéfini du fini. C'est l'infini, c'est à dire la substance, l'être, Dieu qui est premier, qui est la réalité autosuffisante et inépuisable. Réciproquement avoir conscience d'être fini c'est avoir conscience d'être en partie négation : être ceci est n'être pas cela. Même l'étendue et la pensée ne sont infinies qu'en leur genre : l'une n'est pas l'autre. Dieu seul est absolument infini, parce qu'il est l'expression de tous les attributs sans restriction. C'est par rapport à l'infini que se détermine tout être fini. Il ne peut le faire que dans une négation : il n'est pas l'autre. C'est pourquoi Hegel a raison de noter le rapport entre l'unicité de la substance et le principe spinoziste selon lequel omnis determinatio est negatio.
Note sur les scolies
Ils constituent des remarques éclairant les liens des propositions entre elles et l'objet auquel elles se rapportent. C'est ici que Spinoza parle un langage humain. Voici sur quoi les principaux scolies renseignent le lecteur.
Scolie 1, proposition VIII : le concept d'infini,
Scolie 2, proposition VIII : pas de substances créées,
Scolie, proposition X : unité de la substance,
Scolie, proposition XI : nécessité de l'existence de Dieu,
Scolie, proposition XIII : indivisibilité de la substance,
Scolie, proposition XV : Dieu est étendue,
Scolie, proposition XVII : ce que sont en Dieu volonté, entendement et liberté,
Scolie 1, proposition XXXIII : pas de contingence,
Scolie 2, proposition XXXIII : pas de choix de Dieu,
Enfin l'Appendice est autre chose qu'un vaste scolie. En annexe aux démonstrations précédentes, il réfute les préjugés et en particulier celui auquel tous les autres sont subordonnés : le finalisme.
Scolie 2, Proposition VIII
Il est tourné contre les théologiens créationnistes et, du même coup, contre Descartes. Son objet est de dire un peu plus clairement que ça n'a été fait jusque là ce qui constitue la préoccupation sous-jacente des propositions précédentes avant d'entrer avec la proposition IX dans un autre champ polémique. Le scolie montre que la cible visée par le début de l'Ethique c'est la théologie créationniste juive et chrétienne, ainsi que la philosophie de Descartes, parce qu'elle lui est fidèle : " Nous pouvons avoir deux notions ou idées claires et distinctes, l'une d'une substance créée qui pense, et l'autre d'une substance étendue, pourvu que nous séparions soigneusement tous les attributs de la pensée d'avec les attributs de l'étendue. Nous pouvons avoir aussi une idée claire et distincte d'une substance incréée qui pense et qui est indépendante, c'est à dire d'un Dieu " (Principes de philosophie, I, 54, Pléiade p. 595 ; A-T, IX, p. 48). Elles font de l'homme une substance créée ; le scolie montre que cette notion est contradictoire. Les adversaires qu'il combat pensent d'une manière anthropomorphiste. S'ils pensaient mieux ils distingueraient les substances et les modes et ne reconnaîtraient comme substance que ce qui est éternel. Ils reconnaîtraient qu'il s'ensuit qu'il ne peut y avoir qu'une seule substance de même nature. La démonstration de cette unicité était faite par la proposition VII ; elle est maintenant reprise par une autre voie, qui passe par la notion de pluralité.
Le ton n'est pas le même que dans les propositions et les démonstrations. Celles-ci sont gravées dans le marbre. Au contraire ici le ton polémique perce. Si l'adversaire n'est jamais désigné, il est traité avec une ironie sensible dans la formulation des accusations : les théologiens raisonnent de façon puérile.
La proposition VII est inintelligible aux créationnistes. Elle est cependant d'une clarté qui touche à l'évidence. Quand on a compris ce qu'implique la notion de substance, on renvoie nécessairement au niveau des modes ce dont l'existence n'est pas nécessaire. Comme il est affirmé plus bas cette proposition relève davantage de l'axiome que du théorème. Mais les hommes ne philosophent pas correctement et à cet égard les théologiens ne se distinguent pas du commun : ils confondent tout et en particulier dans la recherche des causes ils raisonnent d'une manière puérile. La remarque est valable aussi pour Descartes, puisque la Lettre II à Oldenburg emploie à son sujet la même expression qu'ici : " il ne connaît pas les choses par leurs premières causes (per primas causas)", c'est à dire que dans la recherche des voies par où les choses viennent à l'existence il imagine au lieu de raisonner. Les choses en effet peuvent être produites de diverses manières et celle des substances, qui sont causes de soi (causa sui) n'est pas celle des choses de la nature. Les théologiens créationnistes confondent génération et création. En cela ils ne sont pas plus clairs, ils n'ont pas les idées plus distinctes que les esprits délirants, qui dans leur désordre admettent que n'importe quoi vienne de n'importe quoi. Les théologiens d'ailleurs donnent l'exemple en cette matière, puisqu'ils admettent le miracle, suspension par leur propre auteur des lois de la nature. Les théologiens dans leur naïveté conçoivent Dieu sur le modèle de l'homme et lui accordent sans plus réfléchir les affections humaines comme l'amour, la colère, la pitié, etc. Ils les lui décernent d'autant plus facilement qu'ils ne savent pas non plus comment ces affections viennent à l'homme. Ainsi ils se figurent que la création du monde est l'effet de la générosité divine, d'un choix que Dieu aurait pu ne pas faire et qu'il a pourtant fait en faveur de ses créatures. Mais ça n'est pas encore contre l'idée même de création que se tourne ici le scolie ; il combat seulement l'idée que ce qui serait créé puisse être une substance, l'idée théologique et cartésienne qu'il y aurait des substances créées : les hommes. Ce qui est créé n'est pas par soi, ni n'est conçu par soi, mais il est en autre chose et il est conçu par autre chose, c'est à dire qu'il ne peut être ni être conçu qu'en son prétendu créateur. On ne peut donc pas le définir autrement qu'une modification. La conséquence en est que tandis qu'une substance ne peut être conçue que comme existante (c'est justement l'objet de la proposition VII, que commente le scolie) une modification peut fort bien être conçue sans cependant exister en acte en dehors de l'entendement. Or les prétendues substances créées existent-elles nécessairement ? Les théologiens disent eux-mêmes (ce n'est pas l'auteur qui le dit, et pour cause !) que Dieu pouvait très bien concevoir les hommes et cependant ne pas les créer. Personne n'aura d'ailleurs l'outrecuidance de déclarer nécessaire sa propre existence. Mais on ne peut à la fois prétendre que l'on conçoit clairement et distinctement que telle chose est une substance et se demander si elle existe. Il faut choisir : si c'est une substance, elle existe, et si son existence est contingente, ce n'est pas une substance. Les prétendues substances créées sont dans ce dernier cas. Puisque l'homme est créé (c'est le terme qu'emploient les théologiens, il n'engage pas l'auteur) on ne peut en faire une substance sans admettre du même coup que ce qui ne se conçoit pas par soi se conçoit soudain par soi, ou que ce dont l'existence n'enfermait pas assez de réalité pour exister en enferme soudain assez. Il n'y a rien de plus absurde, car l'admettre ne serait pas seulement renoncer à se comprendre sur ce point, ce serait du même coup renoncer à toute intelligibilité. Il faut donc tenir que ce n'est pas seulement l'essence, mais que c'est aussi l'existence d'une substance qui constitue une vérité éternelle. On ne peut donc pas parler de substances créées, on ne peut pas dire que les " créatures " soient des substances.
Ce qui précède constitue un commentaire (c'est d'ailleurs ce que signifie le mot scolie) de la proposition VII, mettant en évidence qu'il faut confondre la substance avec ses modifications pour ne pas voir qu'il appartient à la substance d'exister. Et c'est justement ce que font tous ceux qui admettent des substances créées. Le scolie se poursuit comme une nouvelle démonstration de la proposition V : il n'y a qu'une seule substance d'un attribut donné. Mais l'unité de sa préoccupation est claire. C'est en effet toujours la même idée de substance créée qu'il a dans son collimateur. C'est bien pourquoi il vaut la peine d'accorder un supplément de réflexion à la proposition V. Avant d'entrer dans la démonstration l'auteur demande qu'on lui accorde quatre observations. Il faut remarquer d'une part que lorsque ces quatre observations seront acquises la démonstration sera faite, car elle ne consiste en rien d'autre que passer dans l'ordre de l'une à l'autre jusqu'à la dernière, et d'autre part qu'on ne peut en refuser aucune. Les deux premières observations concernent ce qu'on appelle communément une définition, les deux autres énoncent une alternative, dont elles excluent tout tiers. Après avoir évoqué le triangle le texte ne nous amuse pas plus longtemps. Il va tout droit à ce qui est bien autre chose qu'un exemple.
1° qu'énonce une définition ? Jamais rien de plus que l'essence ou la nature de son objet. La définition du triangle par exemple dit que c'est l'intersection de trois droites, celle de l'homme que c'est (chez Aristote) un animal raisonnable ou un animal politique. Elle n'affirme rien de plus.
2° en conséquence elle ne peut impliquer aucun nombre. Ce dernier est étranger à l'essence. Ainsi rien dans la définition donnée ci-dessus du triangle n'implique un nombre déterminé de triangles ; aucune quantité déterminée d'hommes n'est non plus enveloppée dans leur définition.
3° rien n'existe sans cause. Le déterminisme est universel, rien ne surgit de rien. Rien n'est gratuit, rien ne survient en rupture avec un enchaînement causal. S'il existe 20 triangles (et non pas 19 ou 21) c'est parce qu'à chaque fois il a été tracé par une main, qui elle-même y a été déterminée par quelque cause, etc. De même pour les hommes, s'il en existe 20 c'est que chacun a été engendré par son père, qui lui-même etc.
4° en dehors de cet enchaînement causal d'une part et de l'implication d'une existence dans une essence d'autre part (mais cette dernière n'implique aucun nombre) rien ne peut déterminer quoi que ce soit à l'existence. Par conséquent s'il existe 20 hommes c'est par une cause extérieure à leur essence, autrement dit ces hommes sont en autre chose et ne peuvent être conçus que par autre chose : ce sont des modes. Il n'y a donc pas lieu de reconnaître que ce qui existe en nombre constitue une substance. Seuls les modes peuvent être affectés de l'indice de la pluralité.
On apprend ici à donner son sens au mot substance. Les théologiens ni Descartes ne savent ce qu'ils disent quand ils emploient ce mot. La substance c'est ce qui est cause de soi, autrement dit ce dont l'essence enveloppe l'existence. Elle est donc nécessairement bien autre chose que ce qui peut ne pas exister. Au-delà des hommes, ce qui peut ne pas exister c'est tous les êtres. La substance est bien autre chose que les êtres, elle est l'être. C'est d'ailleurs la seule raison pour laquelle elle peut être dite causa sui, ou pour laquelle on peut affirmer que son essence enveloppe l'existence. Autrement la philosophie spinoziste serait une pensée magique ! Mais elle ne décrète pas que faisant exception à tous les êtres, dont la cause est en dehors d'eux-mêmes, il y en a un qui échappe au déterminisme et qui est parce que ça lui plaît ! Elle parle de l'être en tant qu'être et l'on voit bien à l'avance ce qui va être établi un peu plus loin : qu'il est unique, éternel, que l'étendue lui appartient aussi bien que la pensée. |
Sommaire
Proposition IX
A proportion de la réalité ou de l'être que possède chaque chose, un plus grand nombre d'attributs lui appartiennent.
Démonstration
Cela est évident par la Définition 4.
Proposition X
Chacun des attributs d'une même substance doit être conçu par soi.
Démonstration
Un attribut est en effet ce que l'entendement perçoit d'une substance comme constituant son essence (Définition 4) ; et par suite (Définition 3) il doit être conçu par soi. C.Q.F.D.
Scolie
Par là il apparaît qu'encore bien que deux attributs soient conçus comme réellement distincts, c'est-à-dire l'un sans le secours de l'autre, nous ne pouvons en conclure cependant qu'ils constituent deux êtres, c'est-à-dire deux substances différentes, car il est de la nature d'une substance que chacun de ses attributs soit conçu par soi ; puisque tous les attributs qu'elle possède ont toujours été à la fois en elle et que l'un ne peut être produit par l'autre, mais que chacun exprime la réalité ou l'être de la substance. Il s'en faut donc de beaucoup qu'il y ait absurdité à rapporter plusieurs attributs à une même substance ; il n'est rien, au contraire, dans la nature de plus clair que ceci : chaque être doit être conçu sous un certain attribut et, à proportion de la réalité ou de l'être qu'il possède, il a un plus grand nombre d'attributs qui expriment et une nécessité, autrement dit une éternité et une infinité ; et conséquemment aussi que ceci : un être absolument infini doit être nécessairement défini (comme il est dit dans la Définition 6) un être qui est constitué par une infinité d'attributs dont chacun exprime une certaine essence éternelle et infinie. Si l'on demande maintenant à quel signe nous pourrons donc reconnaître la diversité des substances, qu'on lise les Propositions suivantes : elles montrent qu'il n'existe dans la nature qu'une substance unique et qu'elle est absolument infinie, ce qui fait qu'on chercherait vainement un tel signe.
Proposition XI
Dieu, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement.
Démonstration
Si vous niez cela, concevez, si cela est possible, que Dieu n'existe pas. Son essence (Axiome 7) n'enveloppe donc pas l'existence. Or cela (Proposition 7) est absurde ; donc Dieu existe nécessairement. C.Q.F.D.
Autre Démonstration
Pour toute chose il doit y avoir une cause, ou raison assignable, pourquoi elle existe ou pourquoi elle n'existe pas. Par exemple, si un triangle existe, il doit y avoir une raison ou cause pourquoi il existe ; s'il n'existe pas, il doit aussi y avoir une raison ou cause qui empêche qu'il n'existe ou ôte son existence. Cette raison ou cause d'ailleurs doit être contenue ou bien dans la nature de la chose ou bien hors d'elle. La raison, par exemple, pour laquelle un cercle carré n'existe pas, sa nature même l'indique, attendu qu'elle enveloppe une contradiction. Pourquoi une substance au contraire existe, cela suit aussi de sa seule nature, parce qu'elle enveloppe l'existence nécessaire (Proposition 7). Il en est autrement de la raison qui fait qu'un cercle ou un triangle existe, ou qu'il n'existe pas ; elle ne suit pas de leur nature, mais de l'ordre de la nature corporelle tout entière ; car il doit suivre de cet ordre, ou bien que ce triangle existe actuellement par nécessité, ou qu'il est impossible qu'il existe actuellement. Et cela est par soi évident. Il s'ensuit que cette chose existe nécessairement, pour laquelle il n'est donné aucune raison ou cause qui empêche qu'elle n'existe. Si donc aucune raison ou cause ne peut être donnée qui empêche que Dieu n'existe ou ôte son existence, on ne pourra du tout éviter de conclure qu'il existe nécessairement. Mais, pour qu'une telle raison ou cause pût être donnée, elle devrait être contenue ou bien dans la nature même de Dieu, ou en dehors de cette nature, c'est-à-dire dans une autre substance de nature autre. Car si elle était de même nature, il serait accordé par là même qu'un Dieu est donné. Mais une substance qui serait d'une autre nature, ne pourrait rien avoir de commun avec Dieu (Proposition 2) et donc ne pourrait ni poser son existence ni l'ôter. Puis donc que la raison ou cause qui ôterait l'existence divine ne peut être donnée en dehors de la nature de Dieu, elle devra nécessairement, si l'on veut qu'il n'existe pas, être contenue dans sa propre nature, laquelle devrait alors envelopper une contradiction. Or, il est absurde d'affirmer cela d'un être absolument infini et souverainement parfait ; donc, ni en Dieu ni hors de Dieu il n'est donné aucune raison ou cause qui ôte son existence, et en conséquence Dieu existe nécessairement. C.Q.F.D.
Autre Démonstration
Pouvoir ne pas exister c'est impuissance et, au contraire, pouvoir exister c'est puissance (comme il est connu de soi). Si donc ce qui existe à l'instant actuel nécessairement, ce sont seulement des êtres finis, des êtres finis seront plus puissants qu'un être absolument infini ; or cela (comme il est connu de soi) est absurde ; donc ou bien rien n'existe ou bien un être absolument infini existe aussi nécessairement. Or nous existons ou bien en nous-mêmes ou bien en une autre chose qui existe nécessairement (voir Axiome 1 et Proposition 7) ; donc un être absolument infini, c'est-à-dire (par la Définition 6) Dieu, existe nécessairement. C.Q.F.D.
Scolie
Dans cette dernière démonstration, j'ai voulu faire voir l'existence de Dieu a posteriori, afin que la preuve fût plus aisée à percevoir ; ce n'est pas que l'existence de Dieu ne suive a priori du même principe. Car, si pouvoir exister c'est puissance, il s'ensuit que, plus à la nature d'une chose il appartient de réalité, plus elle a par elle-même de forces pour exister ; ainsi un être absolument infini, autrement dit Dieu, a de lui-même une puissance absolument infinie d'exister et, par suite, il existe absolument. Peut-être cependant beaucoup de lecteurs ne verront-ils pas aisément l'évidence de cette démonstration, parce qu'ils ont accoutumé de considérer seulement les choses qui proviennent de causes extérieures ; et parmi ces choses, celles qui se forment vite, c'est-à-dire existent facilement, ils les voient aussi périr facilement, tandis que celles qu'ils conçoivent comme plus riches en possessions, ils les jugent plus difficiles à faire, c'est-à-dire qu'ils ne croient pas qu'elles existent si facilement. Pour les libérer de ces préjugés cependant, je n'ai pas besoin de montrer ici dans quelle mesure est vrai ce dicton : ce qui se fait vite périt de même ; ni même si, eu égard à la nature totale, toutes choses sont également faciles ou non. Il suffit de noter seulement que je ne parle pas ici de choses qui proviennent de causes extérieures, mais seulement des substances, qui (Prop. 6) ne peuvent être produites par aucune cause extérieure. Car pour les choses qui proviennent de causes extérieures, qu'elles se composent de beaucoup de parties ou d'un petit nombre, tout ce qu'elles ont de perfection ou de réalités est dû à la vertu de la cause extérieure, et ainsi leur existence provient de la seule perfection de cette cause, non de la leur. Au contraire, tout ce qu'une substance a de perfection, cela n'est dû à aucune cause extérieure, c'est pourquoi de sa seule nature doit suivre son existence, qui par là n'est autre chose que son essence. La perfection donc d'une chose n'ôte pas l'existence, mais au contraire la pose ; c'est son imperfection qui l'ôte ; et ainsi nous ne pouvons être plus certains de l'existence d'aucune chose que de l'existence d'un être absolument infini ou parfait, c'est-à-dire de Dieu. Car, puisque son essence exclut toute imperfection, et enveloppe la perfection absolue, par là même elle ôte toute raison de douter de son existence et en donne une certitude souveraine, comme je crois que le verra toute personne un peu attentive.
Proposition XII
De nul attribut d'une substance il ne peut être formé un concept vrai d'où il suivrait que cette substance pût être divisée.
Démonstration
Ou bien en effet les parties dans lesquelles la substance ainsi conçue serait divisée retiendront la nature de la substance, ou bien elles ne la retiendront pas. Dans la première hypothèse chaque partie (Proposition 8) devra être infinie et (Proposition 6) cause de soi, et (Proposition 5) être constituée par un attribut différent ; ainsi d'une seule substance plusieurs substances pourront être formées, ce qui (Proposition 6) est absurde. Ajoutez que les parties (Proposition 2) n'auraient rien de commun avec leur tout, et que le tout (Définition 4 et Proposition 10) pourrait être et être conçu sans ses parties, ce que personne ne pourra douter qui ne soit absurde. Soit maintenant la deuxième hypothèse, à savoir que les parties ne retiendront pas la nature de la substance ; dès lors, si la substance entière était divisée en parties égales, elle perdrait sa nature de substance et cesserait d'être, ce qui (Proposition 7) est absurde.
Proposition XIII
Une substance absolument infinie est indivisible.
Démonstration
Si elle était divisible, les parties dans lesquelles elle serait divisée, ou bien retiendraient la nature d'une substance absolument infinie, ou bien ne la retiendraient pas. Dans la première hypothèse il y aurait plusieurs substances de même nature, ce qui (Proposition 5) est absurde. Dans la deuxième une substance absolument infinie pourrait, comme on l'a vu plus haut, cesser d'être, ce qui (Proposition 11) est également absurde.
Corollaire
Il suit de là que nulle substance et en conséquence nulle substance corporelle, en tant qu'elle est une substance, n'est divisible.
Scolie
Qu'une substance est indivisible, cela se connaît encore plus simplement par cela seul que la nature d'une substance ne peut être conçue autrement que comme infinie, et que, par partie d'une substance, il ne se peut rien entendre sinon une substance finie, ce qui (Proposition 8) implique une contradiction manifeste.
Proposition XIV
Nulle substance en dehors de Dieu ne peut être donnée ni conçue.
Démonstration
Dieu est un être absolument infini, duquel nul attribut, qui exprime une essence de substance, ne peut être nié (Définition 6), et il existe nécessairement (Proposition 11) ; si donc quelque substance existait en dehors de Dieu, elle devrait être expliquée par quelque attribut de Dieu, et ainsi il existerait deux substances de même attribut, ce qui (Prop. 5) est absurde ; par suite, nulle substance, en dehors de Dieu, ne peut exister et conséquemment aussi être conçue. Car, si elle pouvait être conçue, elle devrait nécessairement être conçue comme existante ; or cela (par la première partie de cette Démonstration) est absurde. Donc en dehors de Dieu nulle substance ne peut exister ni être conçue. C.Q.F.D.
Corollaire I
Il suit de là très clairement : 1° que Dieu est unique, c'est-à-dire (Définition 6) qu'il n'y a dans la nature qu'une seule substance et qu'elle est absolument infinie comme nous l'avons déjà indiqué dans le Scolie de la Proposition 10.
Corollaire II
Il suit : 2° que la chose pensante et la chose étendue sont ou bien des attributs de Dieu ou bien (Axiome 1) des affections des attributs de Dieu.
Proposition XV
Tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni être conçu.
Démonstration
En dehors de Dieu nulle substance ne peut exister ni être conçue (Proposition 14), c'est-à-dire (Définition 3) nulle chose qui est en soi et conçue par soi. D'autre part, des modes (Définition 5) ne peuvent exister ni être conçus sans une substance ; donc ils ne peuvent exister que dans la seule nature divine et être conçus que par elle. Or rien n'existe en dehors des substances et des modes (Axiome 1). Donc rien ne peut sans Dieu exister ni être conçu. C.Q.F.D.
Scolie
Il y en a qui forgent un Dieu composé comme un homme d'un corps et d'une âme et soumis aux passions ; combien ceux-là sont éloignés de la vraie connaissance de Dieu, les démonstrations précédentes suffisent à l'établir. Je laisse ces hommes de côté, car ceux qui ont quelque peu pris en considération la nature divine sont d'accord pour nier que Dieu soit corporel. Et ils tirent très justement la preuve de cette vérité de ce que nous entendons par corps toute quantité longue, large et profonde, limitée par une certaine figure, ce qui est la chose la plus absurde qui se puisse dire de Dieu, être absolument infini. En même temps, toutefois, ils font voir clairement, en essayant de le démontrer par d'autres raisons, qu'ils séparent entièrement la substance corporelle ou étendue de la nature de Dieu, et admettent qu'elle est créée par Dieu. Mais ils ignorent complètement par quelle puissance divine elle a pu être créée, ce qui montre clairement qu'ils ne connaissent pas ce qu'ils disent eux-mêmes. J'ai, du moins, démontré assez clairement, autant que j'en puis juger (Corollaire de la Proposition 6 et Scolie 2 de la Proposition 8) que nulle substance ne peut être produite ou créée par un autre être. De plus nous avons montré par la Proposition 14 qu'en dehors de Dieu nulle substance ne peut être ni être conçue ; et nous avons conclu de là que la substance étendue est l'un des attributs infinis de Dieu. En vue toutefois d'une Explication plus complète, je réfuterai les arguments de ces adversaires qui tous se ramènent à ceci : Primo, que la substance corporelle, en tant que substance, se compose à ce qu'ils pensent, de parties ; et, pour cette raison, ils nient qu'elle puisse être infinie et conséquemment qu'elle puisse appartenir à Dieu. Ils expriment cela par de nombreux exemples dont je rapporterai quelques-uns. Si la substance corporelle, disent-ils, est infinie, qu'on la conçoive divisée en deux parties : chacune d'elles sera ou finie ou infinie. Dans la première hypothèse l'infini se compose de deux parties finies, ce qui est absurde. Dans la deuxième il y aura donc un infini double d'un autre, ce qui n'est pas moins absurde. De plus, si une quantité infinie est mesurée au moyen de parties ayant la longueur d'un pied, elle devra se composer d'une infinité de ces parties ; de même, si elle est mesurée au moyen de parties ayant la longueur d'un pouce ; et, en conséquence, un nombre infini sera douze fois plus grand qu'un autre nombre infini. Enfin, si l'on conçoit que deux lignes AB, AC partent d'un point d'une quantité infinie et, situées à une certaine distance d'abord déterminée, soient prolongées à l'infini, il est certain que la distance entre B et C augmentera continuellement et de déterminée deviendra enfin indéterminable. Puis donc que ces absurdités sont, à ce qu'ils pensent, la conséquence de ce qu'on suppose une quantité infinie, ils en concluent que la substance corporelle doit être finie et en conséquence n'appartient pas à l'essence de Dieu. Un deuxième argument se tire aussi de la souveraine perfection de Dieu : Dieu, disent-ils, puisqu'il est un être souverainement parfait, ne peut pâtir ; or la substance corporelle, puisqu'elle est divisible, peut pâtir ; il suit donc qu'elle n'appartient pas à l'essence de Dieu. Tels sont les arguments, trouvés par moi dans les auteurs, par lesquels on essaie de montrer que la substance corporelle est indigne de la nature de Dieu et ne peut lui appartenir. Si cependant l'on veut bien y prendre garde, on reconnaîtra que j'y ai déjà répondu ; puisque ces arguments se fondent seulement sur ce que l'on suppose la substance corporelle composée de parties, ce que j'ai déjà fait voir (Proposition 12 avec le Corollaire de la Proposition 13) qui est absurde. Ensuite, si l'on veut examiner la question, on verra que toutes ces conséquences absurdes (à supposer qu'elles le soient toutes, point que je laisse en dehors de la présente discussion), desquelles ils veulent conclure qu'une substance étendue est finie, ne découlent pas le moins du monde de ce qu'on suppose une quantité infinie, mais de ce qu'on suppose cette quantité infinie mesurable et composée de parties fines ; on ne peut donc rien conclure de ces absurdités, sinon qu'une quantité infinie n'est pas mesurable et ne peut se composer de parties finies. Et c'est cela même que nous avons déjà démontré plus haut (Proposition 12, etc.). Le trait qu'ils nous destinent est donc jeté en réalité contre eux-mêmes. S'ils veulent d'ailleurs conclure de l'absurdité de leur propre supposition qu'une substance étendue doit être finie, en vérité ils font tout comme quelqu'un qui, pour avoir forgé un cercle ayant les propriétés du carré, en conclurait qu'un cercle n'a pas un centre d'où toutes les lignes tracées jusqu'à la circonférence sont égales. Car la substance corporelle, qui ne peut être conçue autrement qu'infinie, unique et indivisible (Prop. 8, 5 et 12), ils la conçoivent multiple et divisible, pour pouvoir en conclure qu'elle est finie. C'est ainsi que d'autres, après s'être imaginé qu'une ligne est composée de points, savent trouver de nombreux arguments pour montrer qu'une ligne ne peut être divisée à l'infini. Et en effet il n'est pas moins absurde de supposer que la substance corporelle est composée de corps ou de parties, que de supposer le corps formé de surfaces, la surface de lignes, la ligne, enfin, de points. Et cela, tous ceux qui savent qu'une raison claire est infaillible, doivent le reconnaître, et en premier lieu ceux qui nient qu'un vide soit donné. Car si la substance corporelle pouvait être divisée de telle sorte que ses parties fussent réellement distinctes, pourquoi une partie ne pourrait-elle pas être anéantie, les autres conservant entre elles les mêmes connexions qu'auparavant ? Et pourquoi doivent-elles toutes convenir entre elles de façon qu'il n'y ait pas de vide ? Certes si des choses sont réellement distinctes les unes des autres, l'une peut exister et conserver son état sans l'autre. Puis donc qu'il n'y a pas de vide dans la Nature (nous nous sommes expliqués ailleurs là-dessus) mais que toutes les parties doivent convenir entre elles de façon qu'il n'y en ait pas, il suit de là qu'elles ne peuvent se distinguer réellement, c'est-à-dire que la substance corporelle, en tant qu'elle est substance, ne peut pas être divisée. Si cependant l'on demande pourquoi nous inclinons ainsi par nature à diviser la quantité ? je réponds que la quantité est conçue par nous en deux manières : savoir abstraitement, c'est-à-dire superficiellement, telle qu'on se la représente par l'imagination, ou comme une substance, ce qui n'est possible qu'à l'entendement. Si donc nous avons égard à la quantité telle qu'elle est dans l'imagination, ce qui est le cas ordinaire et le plus facile, nous la trouverons finie, divisible et composée de parties ; si, au contraire, nous la considérons telle qu'elle est dans l'entendement et la concevons en tant que substance, ce qui est très difficile, alors, ainsi que nous l'avons assez démontré, nous la trouverons infinie, unique et indivisible. Cela sera assez manifeste à tous ceux qui auront su distinguer entre l'imagination et l'entendement : surtout si l'on prend garde aussi que la matière est la même partout et qu'il n'y a pas en elle de parties distinctes, si ce n'est en tant que nous la concevons comme affectée de diverses manières ; d'où il suit qu'entre ses parties il y a une différence modale seulement et non réelle. Par exemple, nous concevons que l'eau, en tant qu'elle est eau, se divise et que ses parties se séparent les unes des autres, mais non en tant qu'elle est substance corporelle ; comme telle, en effet, elle ne souffre ni séparation ni division. De même l'eau, en tant qu'eau, s'engendre et se corrompt ; mais, en tant que substance, elle ne s'engendre ni ne se corrompt. Et par là je pense avoir répondu déjà au deuxième argument puisqu'il se fonde aussi sur cette supposition que la matière, en tant que substance, est divisible et formée de parties. Et eût-il un autre fondement, je ne sais pas pourquoi la matière serait indigne de la nature divine, puisque (Proposition 14) i1 ne peut y avoir en dehors de Dieu nulle substance par l'action de laquelle en tant que matière il pâtirait. Toutes, dis-je, sont en Dieu, et tout ce qui arrive, arrive par les seules lois de la nature infinie de Dieu et suit de la nécessité de son essence (comme je le montrerai bientôt) ; on ne peut donc dire à aucun égard que Dieu pâtit par l'action d'un autre être ou que la substance étendue est indigne de la nature divine, alors même qu'on la supposerait divisible, pourvu qu'on accorde qu'elle est éternelle et infinie. Mais en voilà assez sur ce point pour le présent.
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Propositions IX-XV
On parvient à présent à un second groupe de propositions où non seulement est écartée l'hypothèse de la pluralité des substances, mais où est de plus établi que l'unique substance est Dieu : il est la substance. Ce moment s'achève avec la proposition XV, qui affirme que tout est en lui et conçu par lui.
Proposition IX
Le premier temps pour établir l'unicité de la substance constitue une réflexion sur l'être. L'être qui n'aurait qu'un nombre limité d'attributs n'est encore qu'un être limité. Il ne serait encore infini qu'en son genre. On peut concevoir dans l'être une hiérarchie. Ce n'est pas qu'au sommet de la hiérarchie des êtres dotés de plus ou moins de réalité il y ait en dehors d'eux, au-delà d'eux, outre ceux-ci, un être qui serait doté de beaucoup plus de réalité qu'eux, tellement plus qu'on est tenté de le dire parfait, comme est le Dieu transcendant des théologiens. C'est que chaque chose existante n'est que l'expression plus ou moins limitée, plus ou moins affectée de négation, de l'être en tant qu'être. Si la notion de perfection a un sens, il n'est pas moral mais ontologique, il désigne l'être sans limitation, sans détermination. Un mode fini est une détermination de la substance, un mode infini aussi, et même un attribut : il n'est infini qu'en son genre. L'être sans limitation a forcément une infinité d'attributs.
Proposition X
Elle règle le rapport de la substance unique à la pluralité de ses attributs. L'attribut doit certes être conçu par soi, la pensée doit être conçue sans l'étendue et réciproquement, ce sont deux choses distinctes ; mais leur distinction n'établit pas encore la distinction de deux substances.
Scolie, Proposition X
Il établit l'unité de la substance. C'est contre Descartes qu'il se tourne. L'argument est que la pluralité des attributs ne constitue pas une preuve de la pluralité des substances. Il ne conclue pas encore qu'il n'y a qu'une seule substance, mais il combat implicitement l'idée qu'il y en aurait deux, sous prétexte qu'on ne pourrait attribuer à une seule deux attributs différents. Il combat l'idée qu'il y aurait une substance par attribut, autrement dit l'idée de substances-attributs. C'est la théorie cartésienne, jusqu' à présent tolérée, qui est rejetée.
Le problème est en quelque sorte de savoir à quoi conduit la pluralité reconnue des attributs. Chacun en effet est conçu par soi et le scolie ne fait aucune difficulté à admettre que la pensée est conçue par soi et l'étendue aussi. Mais cela ne signifie pas que chacune existe par soi, c'est à dire soit une substance. Cela signifie au contraire que l'être absolument infini est constitué d'une infinité d'attributs. Le scolie établit dans un premier temps la partie négative de la thèse, et dans le second sa partie positive. Dans un troisième temps il assomme le cartésien qui va lui demander à quoi il reconnaît alors la pluralité des substances : qu'on ne cherche pas un tel signe, la substance est unique.
Le ton est vif. Simplement alerte au début, il devient mordant dans le troisième temps.
1° Ce sont les définitions, la définition IV précisément, qui ont d'avance admis la pluralité des attributs. Ils sont ce que l'entendement perçoit d'une substance. L'entendement conçoit séparément chacun des attributs : il ne peut concevoir l'étendue par la pensée ni la pensée par l'étendue. Chacun est donc indépendant de l'autre. Ils sont realiter distincta, c'est à dire ils ne sont pas séparés seulement par abstraction, modaliter distincta. C'est cette distinction réelle qui autorise Descartes à se désigner comme " substance " pensante, alors même qu'il a dû écarter l'idée qu'il avait un corps. Si l'âme et le corps n'étaient que modaliter distincta, le doute aurait dû emporter aussi l'idée d'une " substance " pensante ou bien inversement la certitude d'être une " substance " pensante permettrait du même coup la certitude d'être un corps. Donc la distinction est bien réelle. Mais cela n'autorise cependant pas à conclure que ce qui est ainsi distingué ce seraient des substances. La définition de l'attribut a été posée de manière à autoriser une autre solution (non pas cependant à la rendre nécessaire, ni à rendre impossible la solution cartésienne ; ce qui rendra celle-ci impossible c'est la définition de Dieu : ens absolute infinitum). La définition IV en effet contrairement à la définition III (de la substance) et à la définition V (du mode), qui se situent à la fois sur le plan ontologique et sur le plan gnoséologique, ne se situe que sur le second. L'attribut est ce qui est conçu par soi, mais il n'est pas ce qui existe par soi. C'est pourquoi il faut reconnaître qu'il est dans la nature d'une substance que chacun de ses attributs soit conçu par soi. Per se concipiatur (subjonctif) : il faut qu'il soit conçu par soi. L'unité de l'être ne peut être altérée par la pluralité de ses attributs. A l'inverse d'ailleurs, on le verra ci-dessous, la pluralité devient le signe de l'absolute infinitum par opposition à l'infinitum in suo genere, par où nous comprenons que la notion mathématique ou comptable du nombre ne convient pas à l'être. Une substance peut donc bien avoir plusieurs attributs, ils coexistent en elle et y ont toujours coexisté parce que l'un ne peut être conçu par l'autre. Chacun exprime in suo genere une réalité éternelle et infinie de la substance. Il n'est donc pas absurde de s'opposer à Descartes et de refuser que la distinction de la pensée et de l'étendue, quoique réelle, soit celle de deux substances.
2° Mais alors il y a une difficulté : si cette distinction est réelle, comment l'interpréter positivement ? Car il ne peut être satisfaisant de prétendre que cette pluralité ne prouve rien. Elle prouve donc bien quelque chose, mais pas ce que croit Descartes. Un être ne peut être conçu que sous un attribut. Plus exactement on ne conçoit l'être que sous un attribut. Un n'est pas quantitatif (unum), c'est seulement un quelconque (aliquis). C'est à dire qu'il n'y a pas d'autre moyen de concevoir l'être que sous un attribut. Ou encore concevoir l'être ou concevoir un attribut c'est la même chose. Et plus cet être a d'être, plus grand est le nombre d'attributs sous lequel on peut le concevoir. Si cette affirmation n'est pas purement formelle elle ne vise qu'une seule chose : la distinction entre un être quelconque, même infini en son genre, qui ne peut être conçu que sous un seul attribut, et l'être pour sa part absolute infinitum, qui doit avoir une infinité d'attributs. Il n'est pas question ici d'un être qui aurait deux attributs, ou trois. Comme pour les parallèles de Lobatchewski, dès qu'il y en a deux il y en a une infinité. 2 est seulement le nombre quelconque n différent de 1. Car pour l'entendement ce qui relève d'un attribut sera toujours realiter distinctus de ce qui relève d'un autre, et il y aura alors deux êtres distincts ou trois. Il est question ici de ce qui n'est pas un être mais l'être même. Si celui-ci n'a pas un (un seul) attribut, il n'en a pas non plus un quelconque nombre fini : parce que c'est l'être et non pas un être, l'idée d'une certaine quantité d'être, qui pourrait être un peu plus grande ou un peu moindre, est parfaitement ridicule, car l'être sans être fini en son genre serait non moins fini. L'être a donc une infinité d'attributs. Parce qu'ils ne possèdent qu'une réalité infinie en son genre, l'être qui est l'étendue et l'être qui est la pensée ne peuvent avoir qu'un seul attribut. Mais l'être en tant qu'être en possède forcément une infinité. Chacun de ces attributs en outre exprime une essence nécessaire (c'est à dire éternelle) et infinie. En effet l'être est ce dont l'essence enveloppe l'existence. Et une essence qui ne peut pas ne pas exister ne commence ni ne finit, n'a aucun rapport avec le temps. Elle est donc éternelle. Dire qu'elle est infinie c'est dire autrement la même chose : l'être est une essence qui ne saurait coexister avec aucune autre, qui serait à sa gauche ou au-dessus. Il n'est pas un corps ou une pensée, il est l'étendue et la pensée. Il n'a aucun rapport avec l'espace, il est infini. La philosophie spinoziste refuse de penser l'infini à partir du fini, que ce soit dans le temps ou dans l'espace. L'infini n'est pas le fini indéfiniment prolongé. L'éternel n'est pas le mortel indéfiniment prolongé. Dans le premier cas on n'obtient que l'indéfini et dans le second que l'immortel. Pour penser l'être, c'est à dire la substance, c'est à dire Dieu, il faut rompre avec la manière de penser qu'imposent les êtres. C'est ce que signifie aussi la notion de causa sui, première définition de l'Ethique : inutile de prolonger indéfiniment la chaîne des causes et des effets, on obtiendra par là jamais que du déterminé. Sous cet angle Aristote avait apporté une forte contribution à l'élaboration de la notion de substance en parlant de moteur non mû, et Descartes une autre en montrant que l'infini n'est pas l'indéfini. Mais celui-ci, parce qu'il suit la théologie chrétienne, mutile l'être en distinguant un créateur et des substances créées : " Pour entendre que ce sont des substances, il faut seulement que nous apercevions qu'elles peuvent exister sans l'aide d'aucune chose créée " (Principes de philosophie, I, 52, Pléiade p. 594 ; A-T, IX, p. 47). L'ontologie spinoziste est plus cohérente.
Le scolie de la proposition X ne va pas au bout de la démonstration, mais il la laisse prévoir. Parce que la pluralité des attributs n'est pas le signe de la pluralité des substances, le lecteur cartésien, bon connaisseur de la distinction de la pensée et de l'étendue, demandera naïvement quel sera donc le signe de leur altérité substantielle. Spinoza s'amuse de lui : il n'y aura pas de signe parce qu'il n'y aura pas d'altérité substantielle. Il reste maintenant à établir 1° qu'il n'y a qu'une seule substance, 2° que l'étendue n'est pas indigne d'elle (c'est à dire de Dieu).
Proposition XI
Plusieurs preuves peuvent être données de l'existence nécessaire de Dieu.
La première démonstration n'est rien d'autre que le développement de la définition VI. Dieu y est défini comme une substance, c'est à dire (cf. définition III) ce dont l'essence enveloppe l'existence. Descartes avait donné sa version de la preuve ontologique : " Si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l'idée de quelque chose, il s'ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve démonstrative de l'existence de Dieu ? " (Méditations métaphysiques, V, Pléiade p. 312, A-T, IX, p. 52). Mais l'existence appartient-elle comme une qualité (sec / humide, chaud / froid) à une essence ? C'est le problème de l'argument ontologique anselmien ou cartésien. La question ne met pas en difficulté la philosophie de Spinoza, pour qui, si l'on n'admettait pas l'existence de Dieu, on serait obligé de nier la définition de la substance. Il est sans doute difficile de faire mieux more geometrico, mais cette démonstration risque de n'emporter la conviction de personne.
La seconde démonstration fait progresser la réflexion dans la mesure où elle marque fortement la différence entre premièrement ce dont la notion enveloppe une contradiction (cf. infra 2°) et qui par suite ne peut pas exister (un cercle carré), deuxièmement ce dont la notion n'enveloppe (cf. infra 1°) ni la contradiction ni l'existence nécessaire et qui par suite n'existera que par l'intervention d'une cause extérieure (le triangle), et troisièmement (cf. infra 3°) ce dont la notion enveloppe l'existence nécessaire, qui ne peut pas ne pas exister (la substance). Si Dieu n'existe pas ce ne peut être que parce qu'il appartient à l'une des deux premières catégories de notions. 1° Supposons que Dieu n'existe pas parce qu'une cause extérieure l'en empêche. Soit a- cette cause est de même nature que lui, et alors on accorde ce qu'on prétend nier, soit b- cette cause est d'une autre nature. Mais on sait qu'il ne peut y avoir aucun rapport de causalité entre deux substances de nature différente. Il ne peut donc y avoir de cause extérieure empêchant Dieu d'exister. 2° Il faut par conséquent maintenant supposer que s'il n'existe pas c'est parce qu'il y a une contradiction dans sa notion, c'est à dire dans la définition d'un ens absolute infinitum. Mais Dieu c'est l'être même, il exclut donc toute détermination et par là il exclut toute négation. 3° Il reste donc inévitablement que Dieu appartient à la troisième catégorie de notions. Cette démonstration procède par l'absurde, ou peut-être plus exactement par la méthode des reliquats. Quoi qu'il en soit elle n'est pas encore de nature à convaincre beaucoup de monde.
La troisième démonstration touche au point crucial de la question de l'existence de Dieu : pouvoir exister c'est puissance. L'ens absolute infinitum n'a pas seulement une puissance d'exister ; il a une puissance absolument infinie d'exister. Ceci pourrait suffire comme le montrera le scolie. Mais ici la démonstration compare la puissance d'exister des êtres finis avec celle de l'ens absolute infinitum. Si les premiers existent, à plus forte raison le second existe aussi. Il suffit qu'existe un quelconque être fini pour que Dieu existe aussi. Or j'existe... Comme va le remarquer aussitôt le scolie, cette preuve est a posteriori, c'est à dire qu'elle passe par l'expérience que nous faisons, par la constatation de l'existence d'un être quelconque. Pour cette raison, plus qu'une preuve a priori elle est à la portée du vulgaire.
Scolie, Proposition XI
Une distinction est nécessaire entre les choses dont la perfection provient de causes extérieures et la substance dont la perfection ne provient que d'elle-même. En d'autres termes il faut rejeter le naïf anthropomorphisme qui ferait concevoir Dieu sur le modèle des objets fabriqués par l'homme, parmi lesquels effectivement peut s'appliquer le dicton que " ce qui se fait vite périt de même ". Il faut une fois de plus comprendre qu'on ne parle pas ici d'un être mais de l'être. Alors le raisonnement doit être complètement inversé : la perfection, loin d'être un obstacle opposable à l'existence, en est la cause. L'ens absolute infinitum existe nécessairement ; ce qui ne dit d'ailleurs rien de plus que ceci : il est causa sui.
Après trois démonstrations de l'existence de Dieu on peut se demander quel est l'intérêt d'un texte qui en apporte une quatrième. Mais ce scolie se situe plus précisément comme commentaire nécessaire de la troisième démonstration. Car si celle-ci présente l'avantage de pouvoir être entendue de tous, elle a du même coup l'inconvénient de pouvoir être entendue vulgairement. On y reconnaît en effet l'argument " a contingentia mundi ", ou preuve cosmologique, qui fait de Dieu un être transcendant. Rien cependant n'est plus éloigné de la philosophie spinoziste que cette dernière notion. C'est pourquoi une rectification est nécessaire qui, passant d'un raisonnement a posteriori à un raisonnement a priori, rende la démonstration plus cohérente avec l'idée d'un Dieu immanent.
Cette démonstration faite, le texte remarque qu'elle risque de rester inintelligible à beaucoup parce qu'ils ne considèrent pas les choses qui sont causa sui, mais seulement celles qui sont produites par des causes extérieures. Or parmi celles-ci on voit bien que celles qui ont beaucoup de perfection sont produites plus difficilement que celles qui en ont moins. Comment les dissuader de penser qu'il est improbable qu'existe l'ens absolute infinitum ? Sûrement pas en discutant le dicton selon lequel le plus facile à produire est aussi le moins parfait.
Il suffit d'attirer leur attention sur ce qui distingue des autres la chose dont on parle ici. L'ens absolute infinitum, seu perfectum, est causa sui. En conséquence pour lui ce qui est totalement impossible ça n'est pas d'être, mais plutôt de ne pas être.
Le ton est beaucoup moins polémique dans ce scolie que dans celui de la proposition précédente, parce qu'il ne s'en prend pas à un quelconque adversaire, théologien ou philosophe ; le texte n'est en train d'attaquer personne. Il cherche à faire passer le lecteur vulgaire (mais par l'intervention de quelle cause extérieure l'espèce aurait-t-elle une seule chance d'exister ?) d'un type de raisonnement à un autre, ou plus exactement à le libérer d'un préjugé (exprimé par le dicton). Or cela ne va pas sans conséquence sur le sens même de son argumentation : son souci pédagogique le conduit à donner de sa propre philosophie une expression déformée. Car il n'y a pas en vérité de chose dont la perfection n'est due qu'à la vertu des causes extérieures. Spinoza se place au point de vue sinon de ses adversaires, du moins du vulgaire.
1° La troisième démonstration donne une preuve fondée sur l'expérience qu'il existe des êtres finis, et de celle-ci remonte à l'existence nécessaire de l'ens absolute infinitum. On peut donc bien légitimement dire que cette preuve est a posteriori. Elle est sans doute plus aisée à comprendre et à admettre que ne l'est la preuve a priori. Mais d'une part elle manque de nouveauté puisque c'est la bonne vieille preuve a contingentia mundi (cf. Aristote, Métaphysique a, 2, 994a ; Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia, qu 2, art 3). D'autre part et surtout elle est dangereuse, parce qu'elle est ordinairement utilisée afin de prouver l'existence d'un Dieu transcendant, c'est à dire non seulement cause du monde mais aussi extérieur au monde. La troisième démonstration a eu beau gommer la notion de cause pour ne retenir que la comparaison du fini et de l'infini, qui n'a pas donné lieu à la même interprétation, il lui faut continuer plus loin une démarche visant à donner une compréhension correcte de Dieu. C'est à quoi la preuve a priori va être utile. Elle élimine donc la considération des êtres finis, qui existent actuellement, pour ne retenir que le nerf de la preuve a posteriori, qui ne consiste que dans l'élucidation de la notion d'être. On ne peut lui attribuer l'impuissance. La notion de puissance (potentia) est dans la philosophie spinoziste autre chose que ce qu'elle est chez Aristote, où elle est une potentialité opposée à l'acte. Ici c'est la réalité elle-même, que rien ne peut distinguer de l'acte. C'est bien pourquoi l'être ne peut qu'exister. Ce n'est sans doute pas vrai des êtres, que l'esprit peut concevoir sans qu'ils existent pourtant. Mais l'être ça n'est pas la même chose que les êtres. Ainsi à la fois ce texte montre avant Kant que la preuve ontologique constitue le noyau de la preuve cosmologique, et il la place à l'abri de la critique kantienne parce que celle-ci ne peut atteindre qu'un Dieu transcendant, qui existerait en plus et en dehors de celui qui le conçoit. Dans cette philosophie celui qui conçoit Dieu est lui même en Dieu et ne se conçoit en outre que par Dieu. On peut donc bien dire des êtres que l'on conçoit qu'ils n'ont pas assez de réalité pour exister (c'est à dire que leur concept n'enveloppe pas l'existence nécessaire) ou que ce sont des êtres qui n'ont pas assez d'être pour être, et cependant maintenir que l'ens absolute infinitum est celui qu'il suffit de concevoir pour concevoir du même coup qu'il existe. La comparaison à laquelle procède le scolie n'établit pas une infinité de degrés de puissance auxquels correspondraient une infinité de degrés de la force nécessaire pour exister. Il oppose seulement le fini et l'infini, les êtres et l'être. Parmi les êtres finis ce n'est pas la plus ou moins grande perfection qui donne plus ou moins de chance à l'existence (cette perfection est-elle d'ailleurs autre chose qu'imaginaire ?), c'est seulement l'ordre du monde.
2° Le scolie examine ensuite le préjugé vulgaire qui s'oppose aux démonstrations précédentes. Ce n'est d'ailleurs peut-être pas seulement le sens commun qui est visé ici, car il arrive aux théologiens de n'être pas plus fins que lui et de raisonner comme lui. En l'occurrence pour concevoir Dieu il part de la considération des choses qui proviennent de causes extérieures, comme celles que l'homme fabrique, ou au mieux celles qu'engendre la nature. C'est à leur sujet que s'énonce le dicton : " ce qui se fait vite périt de même ". En effet lorsque l'ouvrier produit deux marchandises, celle qui durera le plus est celle qu'il aura mis le plus de temps à produire. Qu'on prenne par exemple deux maisons, l'une construite à l'ancienne avec des pierres taillées, l'autre selon les méthodes des entreprises qui économisent le temps, avec des murs préfabriqués. Il est fréquent que la seconde se lézarde et s'écroule tandis que la première résisterait même à un tremblement de terre. Parmi les choses qu'engendre la nature, que l'on compare par exemple le peuplier et le chêne. La vie du premier se mesure en dizaines d'années, celle du second en centaines. Le second est plus lent que le premier à se former, mais il est aussi beaucoup plus résistant ; on en fait des meubles, tandis que de l'autre on ne fait que des cageots et des allumettes. La maison de pierre ou le chêne ne sont pas seulement plus difficiles à produire, ce sont choses " ad quas plura pertinere concipiunt ", c'est à dire auxquelles on conçoit qu'appartient plus de réalité. C'est là en quoi elles peuvent dans le raisonnement vulgaire devenir l'image de l'être parfait. S'il faut vaincre plus d'obstacles pour faire un chêne qu'un peuplier, qu'en sera-t-il de l'être parfait ? Si le chêne a moins de chances d'exister que le peuplier, qu'en sera-t-il de l'être parfait ? Certes appliquée à Dieu la question est tellement incongrue que la réponse ne peut consister à discuter la validité du dicton, c'est à dire celle d'une extrapolation de l'observation faite sur des exemples semblables à ceux ci-dessus, pour lui conférer une universalité et une application au problème de l'être suprême. On ne se donnera donc pas la peine de chercher des exemples qui seraient contradictoires avec celui de la maison ou celui de l'arbre. On ne se demandera pas même si relativement à la nature toute entière (ce qui est différent de telle ou telle force, celle qui engendre l'arbre ou celle qui produit la maison) il y des choses plus faciles que d'autres ou si toutes sont également faciles à faire. On pourrait en effet être tenté de rechercher si un être parfait, auquel on reconnaît qu'appartient plus de réalité qu'à d'autres, voire auquel appartient le maximum insurpassable de réalité, dont la production est certes impossible à des agents limités, finis, tels que l'homme (qui construit la maison), ou le gland (qui engendre le chêne), n'est pas facile à la nature prise globalement pour agent. Mais cela n'a pas de sens de tenir la nature pour agent. Les notions de facile et difficile n'ont de sens que pour un être laborieux. Peut-on dire que la nature travaille ? Elle existe selon des lois nécessaires. On ne s'engagera pas dans une telle recherche, car l'être parfait n'est pas le produit d'une cause extérieure, fût-ce la nature elle-même.
3° Cependant la reconsidération du dicton pourrait conduire à découvrir qu'il y a dans chaque chose une force par laquelle elle persévère dans l'existence, si complexe qu'elle soit, et peut-être d'autant plus qu'elle est plus complexe. Mais il faudrait pour cela s'avancer plus loin dans la philosophie spinoziste (Ethique, III, propositions VI à IX et scolie). Par ailleurs la considération de la nature prise globalement pourrait se faire en écartant l'idée qu'elle est cause de l'être parfait (parce qu'elle n'est tout simplement pas autre chose que Dieu). Mais ce serait anticiper sur un point de vue qui ouvre une question très épineuse. Le scolie se contente donc de noter qu'il parle des substances, qui sont causa sui. Il va au plus simple pour résoudre la question actuellement en débat. Ce n'est toutefois pas sans inconvénient. En restant dans le cadre de la conception vulgaire, il laisse en effet en suspens l'idée qu'il y a des êtres dont la perfection ou le degré de réalité dépend de la seule perfection de leur cause (extérieure). La difficulté qu'impose la lecture de ce passage est celle qu'impose tout texte polémique, lorsque son auteur entreprend de montrer à quoi ses adversaires seraient conduits, en partant de leurs propres prémisses, s'ils étaient simplement cohérents. En l'occurrence le vulgaire, même assimilant à toute chose de la nature la règle selon laquelle quod cito fit cito perit, peut comprendre qu'une autre règle s'impose lorsqu'on prend en considération ce qui se fait de soi-même. Alors entre ce qu'exige son essence, ce que son essence veut qu'elle soit, et ce qu'elle est en réalité il n'y a, il ne peut y avoir aucune différence. Elle est ce qu'elle doit être. Son existence s'identifie complètement à son essence. L'ens absolute infinitum, il ne s'agit que de lui et il n'y a lieu de considérer aucun degré entre lui et les êtres finis, parce qu'il est absolute infinitum, et par aucune autre raison, en particulier pas parce que l'existence serait une perfection (si la réfutation de la preuve ontologique est pertinente, elle est donc pourtant impuissante contre la philosophie spinoziste), est bien le seul dont l'existence ne soit pas douteuse.
Cette philosophie est complètement différente de la philosophie cartésienne. Ainsi ce qui s'applique relativement à la substance, à Dieu, c'est une règle toute contraire à celle qu'énonce le dicton. Non seulement la perfection n'est pas un obstacle à l'existence, mais c'est l'imperfection, c'est à dire n'être pas infinite absolutum, qui en constitue un, tandis que la perfection la pose. Entendons bien cependant qu'elle la pose non parce que l'existence serait une perfection, parmi d'autres telles que les attributs moraux de Dieu, anthropomorphes (tandis que les attributs métaphysiques ne sont rien d'autre que des aspects modaliter distincta de l'ens absolute infinitum), mais parce qu'il n'y a pas de perfection ailleurs que dans la réalité la plus totale.
Ce scolie ne constitue pas tant une preuve de l'existence de Dieu, bien inutile après la définition qui en a été donnée, qu'une élucidation de celle-ci : qu'on prenne garde à ce qu'on appelle Dieu.
Proposition XII
Elle établit l'indivisibilité de Dieu, qui est aussi substance étendue. De manière dichotomique deux cas sont opposés :
1° La partie retient la nature de la substance, c'est à dire elle est la substance. Etant substance la partie est infinie et cause de soi. Mais chacune doit être constituée d'un attribut différent. D'où il suivrait qu'une substance peut être formée d'une autre substance, ce qui contredirait qu'elle est cause de soi. En outre la partie n'aurait rien de commun avec le tout, ce qui est absurde.
2° La partie ne retient pas la nature de la substance, c'est à dire elle est un mode. La partie étant mode et son essence ne comprenant pas l'existence, la substance formée de ces parties n'existerait pas nécessairement, ce qui est absurde.
Proposition XIII
C'est une extension de la proposition XII à la substance qui est Dieu. Elle procède elle aussi de manière dichotomique. Soit les parties de la substance sont homogènes à la substance et elles sont par conséquent absolument infinies ; soit elles ne le sont pas et la substance absolument infinie est par conséquent composée de parties finies. Les deux hypothèses sont absurdes.
Corollaire
La question de l'indivisibilité de la substance ne se pose pas en soi, mais relativement à l'attribut étendue. La substance en tant qu'elle est Dieu ne peut être corporelle si l'étendue n'est pas indivisible. En effet le corollaire montre que l'étendue est indivisible. Elle appartient à l'être et non pas aux êtres. Elle appartient à la natura naturans et non pas à la natura naturata. C'est non seulement contre les théologiens mais aussi contre Descartes qu'est tournée cette proposition. Celui-ci déclare en effet : " Je nie que la véritable étendue, telle qu'elle est ordinairement conçue par tous, se trouve en Dieu " (Lettre à Morus du 05/02/49, Pléiade p. 1313, A-T, V, p. 269) ; et encore " Je ne conçois ni en Dieu, ni dans les anges, ni en notre âme, une étendue de substance, mais seulement une étendue de puissance " (Lettre à Morus du 15/04/49, Pléiade p. 1334 ; A-T, V, p. 342).
Scolie, Proposition XIII
Si la substance était divisible, il faudrait admettre que l'infini est formé de parties, c'est à dire que l'on peut former l'idée d'infini à partir de celle de fini. Descartes a déjà expliqué très justement que ce n'est pas possible : outre le passage déjà cité des Méditations métaphysiques, III, il dit encore " On ne peut pas feindre aussi que peut-être plusieurs causes ont ensemble concouru en partie à ma production, et que de l'une j'ai reçu l'idée d'une des perfections que j'attribue à Dieu, et d'une autre l'idée de quelque autre, en sorte que toutes ces perfections se trouvent bien à la vérité quelque part dans l'univers, mais ne se rencontrent pas toutes jointes et assemblées dans une seule qui soit Dieu. Car au contraire l'unité, la simplicité, ou l'inséparabilité de toutes les choses qui sont en Dieu, est une des principales perfections que je conçois être en lui " (Méditations métaphysiques, III, Pléiade pp. 298-299, A-T, IX, p. 40). Et de même dans la discussion avec Gassendi : " Où vous dites que ' l'idée de la substance n'a point de réalité qu'elle n'ait empruntée des idées des accidents sous lesquels ou à la façon desquels elle est conçue ', vous faites voir clairement que vous n'en avez aucune qui soit distincte, parce que la substance ne peut jamais être conçue à la façon des accidents, ni emprunter d'eux sa réalité " (Réponses aux 5èmes objections, Pléiade p. 488 ; texte manquant chez A-T).
Proposition XIV
Dieu est la substance unique. La démonstration se fait d'abord sur le plan ontologique : si une autre substance existait, il y aurait deux substances de même attribut, ce qui est absurde. La démonstration se poursuit sur le plan gnoséologique : si une autre substance était conçue, elle serait nécessairement existante et l'on serait ramené à la première partie de la démonstration.
Maintenant, abandonnant l'apparence théologique de cette première partie de l'Ethique, on peut en venir à sa signification ontologique.
Il n'y a pas de substance en dehors de Dieu ni réciproquement de Dieu en dehors de la substance ; Dieu est unique et réciproquement l'unique est Dieu. Dire qu'il n'y a qu'une seule substance c'est dire que les choses étendues pas plus que les choses pensantes ne sont pas des substances. Elles ne sont pas cause de soi, elles n'existent pas par soi, elles ne sont pas conçues par soi. Aussi ce qui n'est pas Dieu est-il de l'ordre du rapport. Par la proposition XIV, mais en réalité dès la proposition I, s'ouvre une perspective philosophique d'une portée immense. C'est un mode de penser, qui à vrai dire n'est pas sans précédents, qui se trouve ici fondé et légitimé. Contrairement à ce qu'imagine la pensée classificatoire, les choses ne sont pas séparées les unes des autres, ce qu'est l'une n'est pas indépendant de ce qu'est l'autre. Les choses n'ont pas une nature, elles sont ce que peuvent les faire les rapports qu'elles entretiennent les unes avec les autres. Si l'on met à part la pensée en tant qu'attribut et l'étendue en tant qu'attribut, les choses pensantes et les choses étendues ne sont que des modes ; ceux-ci sont avec d'innombrables autres modes dans des rapports qui ne cesssent de changer, et abstraction faite de ces rapports ils ne sont rien. Il n'y a que l'être en tant que tel, Dieu, qui soit ce qu'il est en dehors de tout rapport, substantiellement (cf. propositions suivantes, XVI-XX). Ce que rend possible l'ontologie de l'Ethique n'est rien de moins qu'une dialectique matérialiste.
Elle va d'ailleurs recevoir un commencement de mise en oeuvre dans la suite du livre, puisque selon qu'une affection entre en certains rapports plutôt qu'en d'autres elle sera une passion ou une action, elle participera à la servitude humaine ou à la liberté humaine. Peut-il d'ailleurs y avoir une éthique si les choses sont ce qu'elles sont, si les hommes sont ce qu'ils sont, et si en particulier chacun est ce qu'il est ? A quoi bon prêcher qui fait ce qu'il fait en tant qu'il est ce qu'il est ?
Ceci éclaire encore ce qu'est le déterminisme de Spinoza. S'il est vrai qu'il ne laisse place à aucune contingence, il n'a cependant rien à voir avec un enchaînement mécanique (lequel serait effectivement incompatible avec la liberté).
Corollaire 1
Dieu est unique, comme le dit la théologie juive ; mais attention, 1 n'est pas la moitié de 2 ! L'unité et l'unicité sont dites improprement de Dieu. Bien qu'il dise lui aussi que Dieu est unique : " il est l'unique Dieu existant " (Pensées métaphysiques, II, 2), Spinoza pense contre la théologie juive qu'il ne fait pas nombre avec les autres êtres. La raison en est qu'il n'est pas séparé du monde, qu'il lui est immanent.
Corollaire 2
L'étendue appartient à Dieu autant que la pensée. Cette proposition est tellement monstrueuse aux yeux des théologiens, qu'elle va faire l'objet du scolie suivant.
Proposition XV
Rien n'existe ni ne peut être conçu sans Dieu. Scolie, Proposition XV
L'attribut étendue appartient à la nature de Dieu : telle est la thèse incroyable et même simplement inouïe que le scolie est chargé de soutenir, à la fois contre la théologie juive la plus traditionaliste, contre Maïmonide et ceux qui en acceptant d'interpréter les saintes écritures ont rénové cette même théologie, contre la théologie chrétienne et contre Descartes qui s'y conforme. Tous les théologiens en effet affirment que Dieu est esprit pur et que l'étendue est indigne de lui. Il y a certes des textes bibliques, tels que " Montre-moi ta face... " (Exode XXXIII, 18-23), mais les théologiens qui les prennent au pied de la lettre n'entendent nullement par là que l'étendue appartienne à Dieu. Tout au plus peuvent-ils vouloir dire que l'esprit pur est capable de se doter d'un corps afin d'apparaître à nos yeux. Quant à la plupart des théologiens aujourd'hui, ils se livrent à une interprétation allégorique de l'Ancien Testament, comme le fit Maïmonide. Il n'était pas le premier à aller dans ce sens initié par Philon, mais il a systématisé cette tendance.
A.
Il y a d'abord quelques lignes qui font l'introduction du scolie. Tous ceux qui croient que Dieu est corporel, qu'il a un visage et des yeux, des bras et des mains, etc., qui lui attribuent du même coup des passions telles que la colère, la haine ou la pitié, sont d'une telle puérilité qu'il est inutile de discuter d'une conception si visiblement fondée sur l'imagination. Au contraire les théologiens qui voient dans les textes bibliques des allégories, et Descartes qui se règle sur eux, ont raison d'affirmer que Dieu n'a pas de corps. Mais les propositions précédentes montrent qu'ils ont tort de lui nier l'étendue. Cela les conduit à dire qu'elle est créée par lui. Certes Dieu n'est ni grand ni petit, ni en haut ni en bas, ni rond ni carré. L'être absolument infini ne peut être rien de tout cela. Toutefois s'il est certain qu'il n'a ni dimensions ni forme ni position, cela ne prouve encore rien contre l'attribution à lui de l'étendue. Or en la lui refusant ils se mettent dans la difficulté. Il leur faut bien en effet expliquer pourquoi existe ce qui n'existe pas par soi. Si l'étendue n'appartient pas à Dieu, elle n'est pas causa sui. Il faut alors expliquer son existence. Ils affirment donc qu'elle est créée par lui. Mais comme ils ont justement limité Dieu (esprit seulement il n'est plus absolute infinitum, mais simplement infinitum) à n'être qu'un esprit, ils sont bien incapables d'expliquer comment un esprit produit de l'étendue, c'est à dire de la matière. Ils ne savent pas ce qu'ils disent. Les propositions précédentes ont déjà démontré que l'étendue est attribut de Dieu, mais ce scolie veut bien néanmoins reprendre la question.
B.
Il discute les arguments des théologiens.
I. exposé des arguments.
Il faut commencer par énoncer les arguments que les théologiens peuvent opposer à la thèse de l'Ethique.
a. La substance corporelle, disent-ils, est composée de parties. Dieu n'a pas de parties. La substance corporelle ne lui appartient donc pas. Tel est leur premier argument, que Descartes à son tour exprime ainsi : " Parce que l'extension constitue la nature du corps, et que ce qui est étendu peut être divisé en plusieurs parties, et que cela marque du défaut, nous concluons que Dieu n'est point un corps " (Principes de la philosophie, I, 23, Pléiade p. 581 ; A-T, IX, p. 35). De là vient l'importante distinction : " En voyant des choses dans lesquelles, selon certains sens, nous ne remarquons point de limites, nous n'assurerons pas pour cela qu'elles soient infinies, mais nous les estimerons seulement indéfinies (...) afin de réserver à Dieu seul le nom d'infini, tant à cause que nous ne remarquons point de borne en ses perfections, comme aussi à cause que nous sommes très assurés qu'il n'y en peut avoir " (Principes de la philosophie, I, 26 et 27, Pléiade p. 583, A-T, IX, pp. 36-37). Il écrit encore : " Cette étendue divine supposée ne peut en aucune manière posséder les propriétés véritables que nous percevons en tout espace. Dieu en effet n'est ni imaginable, ni décomposable en parties qui soient mesurables et qui aient une forme " (Lettre à Morus du 05/02/49, Pléiade p. 1315 ; A-T, V, p. 272).
Les théologiens développent leur argument de la manière suivante :
1° premier exemple, supposons l'étendue divine infinie formée de deux parties (le nombre importe peu dans le raisonnement).
Première hypothèse, la substance infinie est formée de parties elles-mêmes infinies. Il y aura donc un infini plus grand qu'un autre. C'est absurde.
Seconde hypothèse, la substance infinie est formée de parties finies. On pourra donc passer du fini à l'infini. C'est absurde.
2° deuxième exemple, mesurons l'étendue divine infinie au moyen du pied puis au moyen du pouce. Dans les deux cas la substance infinie doit être composée d'une infinité d'unités. Mais le pied étant douze fois plus grand que le pouce, il y aura un infini douze fois plus grand qu'un autre. C'est absurde.
3° troisième exemple, supposons dans l'étendue divine infinie deux droites AB et AC sécantes ; d'abord séparés d'une distance finie, il faudra qu'elle le soient ensuite d'une distance infinie. C'est absurde.
b. Etre divisible c'est pâtir, disent-ils dans un second argument. Or Dieu est action pure. Si Dieu est étendue, Dieu est divisible, donc il pâtit. C'est absurde.
II. réfutation des arguments.
Les théologiens prétendent que toutes ces absurdités découlent de l'hypothèse de l'appartenance à Dieu de l'attribut étendue. Il n'en est rien. Si toutes ces propositions sont effectivement absurdes, ce qui d'ailleurs serait peut-être à examiner mais est simplement concédé ici, elles ne dérivent pourtant pas de l'hypothèse spinoziste.
a. Ils supposent la substance corporelle formée de parties et mesurable ; il en découle effectivement des absurdités. De celle-ci l'Ethique s'est suffisamment mise à l'abri en démontrant par les proposition précédentes que la substance corporelle est indivisible. Toutefois cette démonstration n'a encore rien dit de ce qu'est l'étendue, à quoi il faut bien arriver. C'est ce que visent les points suivants de la réponse.
b. On ne peut rien conclure des absurdités critiquées par les théologiens, sinon qu'une quantité infinie n'est ni composée de parties finies, ni mesurable. Elles prouvent certes que l'infini est irréductible au fini, mais nullement que l'étendue infinie n'appartienne pas à Dieu.
c. Une comparaison permet de faire entendre ce à quoi veut en venir le scolie : raisonner comme font les théologiens, c'est comme si l'on donnait au cercle les propriétés du carré. Autrement dit ils donnent à l'étendue infinie, attribut de la substance, les propriétés des corps finis : divisibilité, dimensions, figure. Mais l'étendue infinie ne peut pas plus être formé de corps finis que le cercle ne peut être formé par quadrature.
d. Pour faire bonne mesure et éventuellement pour tenter de convaincre les cartésiens il ajoute une autre comparaison. Le raisonnement des théologiens revient à réduire un corps à des surfaces, des surfaces à des lignes et des lignes à des points. A ce sujet il est en effet d'accord avec Descartes : " Quel est le géomètre qui ne mêle à l'évidence de son objet des principes contradictoires, quand il juge que les lignes n'ont pas de largeur, ni les surfaces de profondeur, et que cependant il les compose ensuite les unes avec les autres, sans remarquer que la ligne, dont il conçoit que le mouvement engendre une surface, est un véritable corps, et qu'au contraire celle qui n'a pas de largeur n'est qu'un mode du corps, etc. ? " (Règles pour la direction de l'esprit, XIV, Pléiade p. 101 ; A-T, X, p. 446).
e. Le refus que ce philosophe oppose à la notion du vide s'accorde en outre très justement à son refus de former le corps de surfaces, etc. " Je suis surpris qu'un homme par ailleurs très perspicace, voyant qu'il ne peut nier la présence d'une substance dans tout espace, parce qu'on y reconnaît, à n'en pas douter, toutes les propriétés de l'étendue, préfère cependant dire que l'étendue divine remplit l'espace où il n'y a pas de corps, plutôt que d'avouer qu'il ne peut pas y avoir d'espace sans corps " (Lettre à Morus du 05/02/49, Pléiade p. 1315 ; A-T, V, p. 272). Il devrait de la même manière refuser que l'étendue soit formée de corps. Car si elle l'était, la destruction d'un corps entraînerait justement l'existence d'un vide dans l'étendue. Ceux qui nient le vide devraient donc comprendre et défendre l'idée que l'étendue est indivisible.
C.
Spinoza ne peut cependant parvenir à convaincre tout à fait le lecteur qu'en opposant l'étendue selon l'imagination et l'étendue selon l'entendement. Ceux qui croient l'étendue divisible la conçoivent par l'imagination, c'est à dire qu'ils ne la conçoivent pas du tout, mais se la représentent par le moyen de la connaissance du premier genre. Les mathématiciens eux-mêmes ont une vue abstraite et superficielle de l'étendue : ils séparent l'étendue de la substance et font abstraction des choses qui la peuplent ; ils négligent l'être même des choses, la puissance d'être qui est en elles. " La mesure, le temps et le nombre ne sont rien que des manières de penser ou plutôt d'imaginer (...) des auxiliaires de l'imagination (...) ils ne peuvent être infinis, sans quoi le nombre ne serait plus le nombre, ni la mesure la mesure, ni le temps le temps " (Lettre XII à Meyer). Seuls ceux qui s'élèvent au niveau propre à la raison, connaissance du deuxième genre, savent que l'étendue est indivisible. (Sur les différents genres de connaissance, cf. Ethique II, en particulier proposition XL, scolie 2). Un exemple permet de faire comprendre cette idée : il y deux manières de se représenter l'eau. L'une ne considère l'eau qu'en tant qu'eau, comme si elle était elle-même une substance, et à ce titre lui attribue divisibilité, génération et corruption. L'autre considère l'eau en tant qu'affection de la substance et à ce titre refuse entre ses parties toute différence réelle, et ne leur accorde qu'une différence modale. Au-delà de cet exemple il faut comprendre que la matière, quelle que soit la forme sous laquelle elle apparaît, est indivisible et infinie, et qu'elle est divine.
Quant au second argument, il est réfuté avec une grande simplicité. Dieu ne pourrait pâtir même si l'étendue était divisible : on ne voit pas de quoi il pâtirait puisque tout est en Dieu et arrive par les seules lois de sa nature. Conclusion : l'étendue appartient à Dieu, elle est un attribut infini de l'être absolument infini. Si Dieu n'est pas étendu comme l'est un corps, l'étendue, elle, est divine. La substance est l'étendue comme elle est la pensée. Par ce scolie est définitivement écartée la notion de création. Dieu n'a procédé à aucune création, parce que tout ce qui existe est soit mode soit attribut de Dieu. En tant qu'attribut la matière (dans le texte du scolie l'eau) est l'étendue et a toujours existé et existera toujours. En tant que mode cette goutte d'eau (ou cet océan) existe par une cause déterminée qui le fait exister et éventuellement cesse par l'action d'une cause elle aussi déterminée. Dieu n'est pas corporel, mais il est étendue. Il est la matière éternelle dont toutes choses sont faites. Les choses elles-mêmes ne sont pas substantielles, il n'y a qu'une substance. Les choses sont des relations. |
Sommaire
Proposition XVI
De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c'est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini.
Démonstration
Cette Proposition doit être évidente pour chacun, pourvu qu'il ait égard à ce que, de la définition supposée donnée d'une chose quelconque, l'entendement conclut plusieurs propriétés qui en sont réellement les suites nécessaires (c'est-à-dire suivent de l'essence même de là chose), et d'autant plus que la définition de la chose exprime, comme étant enveloppée dans son essence, plus de réalité. Comme d'ailleurs la nature divine a une absolue infinité d'attributs (Définition 6), dont chacun exprime une essence infinie en son genre, de sa nécessité doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c'est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. C.Q.F.D.
Corollaire I
Il suit de là : 1° que Dieu est cause efficiente de toutes les choses qui peuvent tomber sous un entendement infini.
Corollaire II
Il suit : 2° que Dieu est cause par soi et non par accident. Corollaire III
Il suit : 3° que Dieu est absolument cause première.
Proposition XVII
Dieu agit par les seules lois de sa nature et sans subir aucune contrainte. Démonstration
Nous avons montré (Proposition 16) que, de la seule nécessité de la nature divine ou (ce qui revient au même) des seules lois de sa nature, suit une absolue infinité de choses et (Proposition 15) nous avons démontré que rien ne peut être ni être conçu sans Dieu, mais que tout est en Dieu ; donc rien ne peut être hors de lui, par quoi il soit déterminé à agir ou contraint d'agir, et ainsi Dieu agit par les seules lois de sa nature et sans aucune contrainte. C.Q.F.D.
Corollaire I
Il suit de là : 1° qu'il n'existe aucune cause qui, en dehors de Dieu ou en lui, l'incite à agir, si ce n'est la perfection de sa propre nature. Corollaire II
Il suit : 2° que Dieu seul est cause libre. Car Dieu seul existe par la seule nécessité de sa nature (Prop. 11 et Coroll. 1 de la Prop. 14) et agit par la seule nécessité de sa nature (Prop. précédente). Par suite (Définition 7), il est seul cause libre. C.Q.F.D.
Scolie
D'autres pensent que Dieu est cause libre parce qu'il peut, à ce qu'ils croient, faire que les choses que nous avons dit qui suivent de sa nature ou qui sont en son pouvoir, n'arrivent pas, en d'autres termes, ne soient pas produites par lui, C'est tout comme s'ils disaient : Dieu peut faire qu'il ne suive pas de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits ; ou que d'une cause donnée l'effet ne suive pas, ce qui est absurde. En outre, je montrerai plus loin et sans le secours de cette Proposition que ni l'entendement ni la volonté n'appartiennent à la nature de Dieu. Je sais bien que plusieurs croient pouvoir démontrer qu'un entendement suprême et une libre volonté appartiennent à la nature de Dieu ; ils disent, en effet, ne rien connaître de plus parfait qu'ils puissent attribuer à Dieu, que ce qui, en nous, est la plus haute perfection. Bien que, cependant, ils conçoivent Dieu comme étant un être souverainement connaissant, ils ne croient cependant pas qu'il puisse rendre existant tout ce dont il a une connaissance actuelle, car ils croiraient ainsi détruire la puissance de Dieu. S'il avait créé, disent-ils, tout ce qui est en son entendement, il n'aurait donc rien pu créer de plus, ce qu'ils croient qui répugne à l'omnipotence divine ; et, par suite, ils ont mieux aimé admettre un Dieu indifférent à toutes choses et ne créant rien d'autre que ce que, par une certaine volonté absolue, il a décrété de créer. Mais je crois avoir montré assez clairement (Proposition 16) que de la souveraine puissance de Dieu, ou de sa nature infinie, une infinité de choses en une infinité de modes, c'est-à-dire tout, a nécessairement découlé ou en suit, toujours avec la même nécessité ; de même que de toute éternité et pour l'éternité il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits. C'est pourquoi la toute-puissance de Dieu a été en acte de toute éternité et demeure pour l'éternité dans la même actualité. Et de la sorte, la toute-puissance admise en Dieu est beaucoup plus parfaite, du moins à mon jugement. Bien plus, mes adversaires semblent (s'il est permis de parler ouvertement) nier la toute-puissance de Dieu. Ils sont contraints d'avouer, en effet, que Dieu a l'idée d'une infinité de choses créables que cependant il ne pourra jamais créer. Car, autrement, c'est-à-dire s'il créait tout ce dont il a l'idée, il épuiserait, suivant eux, toute sa puissance et se rendrait imparfait. Pour mettre en Dieu de la perfection, ils en sont donc réduits à admettre en même temps qu'il ne peut faire tout ce à quoi s'étend sa puissance et je ne vois pas de fiction plus absurde ou qui s'accorde moins avec la toute-puissance divine. En outre, pour dire ici quelque chose aussi de l'entendement et de la volonté que nous attribuons communément à Dieu, si l'entendement et la volonté appartiennent à l'essence éternelle de Dieu, il faut entendre par l'un et l'autre attributs autre chose certes que ce que les hommes ont coutume de faire. Car l'entendement et la volonté qui constitueraient l'essence de Dieu, devraient différer de toute l'étendue du ciel de notre entendement et de notre volonté et ne pourraient convenir avec eux autrement que par le nom, c'est-à-dire comme conviennent entre eux le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant. Je le démontrerai comme il suit. Si un entendement appartient à la nature divine, il ne pourra, comme notre entendement, être de sa nature postérieur (ainsi que le veulent la plupart) aux choses qu'il connaît ou exister en même temps qu'elles, puisque Dieu est antérieur à toutes choses par sa causalité (Corollaire 1 de la Proposition 16) ; mais, au contraire, la vérité et l'essence formelle des choses est telle, parce que telle elle existe objectivement dans l'entendement de Dieu. L'entendement de Dieu donc, en tant qu'il est conçu comme constituant l'essence de Dieu, est réellement la cause des choses, aussi bien de leur essence que de leur existence ; cela paraît avoir été aperçu par ceux qui ont affirmé que l'entendement de Dieu, sa volonté et sa puissance ne sont qu'une seule et même chose. Puis donc que l'entendement de Dieu est l'unique cause des choses, c'est-à-dire (comme nous l'avons montré) aussi bien de leur essence que de leur existence, il doit nécessairement différer d'elles tant à l'égard de l'essence qu'à l'égard de l'existence. Le causé, en effet, diffère de sa cause précisément en ce qu'il tient de sa cause. Par exemple, un homme est cause de l'existence mais non de l'essence d'un autre homme, car cette essence est une vérité éternelle ; par suite, ils peuvent convenir entièrement quant à l'essence, mais ils doivent différer eu égard à l'existence ; pour cette raison, si l'existence de l'un vient à périr, celle de l'autre ne périra pas pour cela ; mais, si l'essence de l'un pouvait être détruite et devenir fausse, celle de l'autre serait aussi fausse. Par suite, une chose qui est cause à la fois de l'essence et de l'existence d'un certain effet, doit différer de cet effet aussi bien à l'égard de l'essence qu'à l'égard de l'existence. Or, l'entendement de Dieu est cause tant de l'essence que de l'existence de notre entendement, donc l'entendement de Dieu en tant qu'on le conçoit comme constituant l'essence divine, diffère de notre entendement tant à l'égard de l'essence qu'à l'égard de l'existence et ne peut convenir en rien avec lui, si ce n'est par le nom, comme nous le voulions. Touchant la volonté, on procédera de même, comme chacun peut le voir aisément.
Proposition XVIII
Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses.
Démonstration
Tout ce qui est, est en Dieu et doit être conçu par Dieu (Prop. 15), et ainsi (Coroll. 1 de la Prop. 16) Dieu est cause de choses qui sont en lui-même, ce qui est le premier point. Ensuite, en dehors de Dieu nulle substance ne peut être donnée (Prop. 14), c'est-à-dire (Définition 3) en dehors de Dieu nulle chose qui soit en elle-même, ce qui était le second point. Dieu est donc cause immanente et non transitive de toutes choses. C.Q.F.D.
Proposition XIX
Dieu est éternel, autrement dit tous les attributs de Dieu sont éternels. Démonstration
Dieu en effet est une substance (Définition 6), qui existe nécessairement (Prop. 11), c'est-à-dire (Prop. 7) à la nature de laquelle il appartient d'exister ou (ce qui revient au même) de la définition de laquelle suit l'affirmation qu'elle existe, et ainsi (Définition 8) il est éternel. De plus il faut entendre par attributs de Dieu ce qui (Déf. 4) exprime l'essence de la nature divine, c'est-à-dire appartient à la substance : cela même, dis-je, les attributs doivent l'envelopper. Or l'éternité appartient à la nature de la substance (comme je l'ai démontré déjà par la Prop. 7), donc chacun des attributs doit envelopper l'éternité, et ainsi tous sont éternels. C.Q.F.D.
Scolie
Cette Proposition est encore rendue très évidente par la façon dont (Prop. 11) j'ai démontré l'existence de Dieu. Il suit en effet de cette démonstration que l'existence de Dieu, comme son essence, est une vérité éternelle. En outre, j'ai démontré autrement encore (Prop. 19 des Principes de Descartes) l'éternité de Dieu, et il n'est pas besoin de reproduire ici ce raisonnement.
Proposition XX
L'existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. Démonstration
Dieu (Proposition précédente) est éternel et tous ses attributs sont éternels, c'est-à-dire (Déf. 8) que chacun de ses attributs exprime de l'existence. Donc les mêmes attributs de Dieu qui expliquent l'essence éternelle de Dieu (Déf. 4), expliquent en même temps son existence éternelle, c'est-à-dire cela même qui constitue l'essence de Dieu, constitue aussi son existence, et ainsi l'essence et l'existence sont une seule et même chose. C.Q.F.D.
Corollaire I
Il suit de là : 1° que l'existence de Dieu aussi bien que son essence est une vérité éternelle.
Corollaire II
Il suit : 2° que Dieu est immuable, autrement dit que tous les attributs de Dieu sont immuables. Car, s'ils venaient à changer relativement à l'existence, ils devraient aussi (Prop. précédente) changer relativement à l'essence, c'est-à-dire (comme il est connu de soi) devenir faux de vrais qu'ils étaient, ce qui est absurde.
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Propositions XVI-XX
les propriétés de Dieu font l'objet de ce troisième groupe de propositions ; elles sont successivement abordées.
Proposition XVI
La proposition définit la causalité de Dieu. Plus l'essence d'une chose enveloppe de réalité, plus nombreuses sont les propriétés que l'entendement en conçoit. L'essence de Dieu est infiniment riche, puisque Dieu est ens absolute infinitum. Une infinité de choses suivent donc de sa nature en une infinité de modes.
Corollaire 1
Il est impossible, selon les termes mêmes de la proposition, de dissocier ratio et causa. La proposition XVI doit donc se comprendre comme l'expression de la causalité efficiente de Dieu.
Corollaire 2
L'Ecole distingue causa per se et causa per accidens. La différence est celle de l'effet produit parce qu'il est recherché, visé et de celui qui est atteint sans avoir été voulu. Dans la philosophie spinoziste où, comme l'expliquera l'Appendice, la finalité est une idée fausse, la causa per se ne peut être celle qui produit pour sa fin propre, elle est celle qui produit l'effet en agissant selon la nécessité de sa propre nature. La mère par exemple est en ce sens causa per se de l'enfant.
Corollaire 3
Dieu est absolument cause première, parce qu'en tant que cause il est antérieur à ses modes. Il s'agit d'une antériorité logique et non chronologique.
Proposition XVII
Le texte établit la liberté de Dieu. Elle ne consiste ni à vouloir ce que son entendement lui représente être bien, ni à vouloir arbitrairement. La liberté de Dieu n'est ni la soumission à un ordre qui lui préexiste, ni un libre arbitre.
Scolie, Proposition XVII
Le scolie éclaircit ce que signifie la notion de causa sui, et par là constitue une nouvelle polémique contre la théologie juive et contre Descartes. Il va également par ailleurs contre la théorie kabbaliste de la contraction. La discussion porte sur la volonté et l'entendement en l'homme et en Dieu. Ce scolie démontre que Dieu est cause libre, ce que disent pourtant les théologiens, non pas cependant comme ils le prétendent, parce qu'il serait indifférent, qu'il aurait pu ne pas créer tout ce qu'il a créé, mais parce qu'il est causa sui. Depuis Galilée l'idée de loi implique celle de nécessité. Ce texte vise à préserver la puissance de Dieu, mise en cause involontairement par les partisans du créationnisme.
A.
Ce texte montre que la conception mosaïque n'est pas conciliable avec l'idée de la toute puissance de Dieu.
I.
Il part de la problématique des théologiens. Tous affirment que Dieu est cause libre. Ce que fait aussi Descartes : " Vous me demandez in quo genere causae Deus disposuit aeternas veritates. Je vous réponds que c'est in eodem genere causae qu'il a créé toutes choses, c'est à dire ut efficiens et totalis causa. Car il est certain qu'il est aussi bien l'auteur de l'essence comme de l'existence des créatures (...) Vous demandez aussi qui a nécessité Dieu à créer ces vérités ; et je dis qu'il a été aussi libre de faire qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde. Et il est certain que ces vérités ne sont pas plus nécessairement conjointes à son essence que les autres créatures (Lettre à Mersenne du 27/05/30, Pléiade p. 938 ; A-T, I, pp. 151-152).
Les théologiens et les philosophes qui les suivent attribuent à Dieu au suprême degré ce qui en nous est perfection. La définition qui en est donnée par Leibniz est tout à fait représentative : " La notion de Dieu la plus reçue et la plus significative que nous ayons est assez bien exprimée en ces termes que Dieu est un être absolument parfait, mais on n'en considère pas assez les suites ; et pour y entrer plus avant il est à propos de remarquer qu'il y a dans la nature plusieurs perfections toutes différentes, que Dieu les possède toutes ensemble et que chacune lui appartient au plus souverain degré " (Discours de métaphysique, § I). Ainsi en va-t-il de l'entendement, incomparablement plus grand en Dieu qu'en l'homme, et même de la volonté. Relativement à cette dernière Descartes a une formule dont la bizarrerie est pourtant explicite : " Il n'y a que la seule volonté que j'expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. Car encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance qui s'y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'étend infiniment à plus de choses ; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même " (Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 305, A-T, IX, p. 45).
Ils déclarent qu'entendement et volonté sont chez lui en acte (parce qu'il n'y a en lui rien de virtuel) : " Encore qu'il fût vrai que ma connaissance acquît tous les jours de nouveaux degrés de perfection et qu'il y eût en ma nature beaucoup de choses en puissance, qui n'y sont pas encore actuellement, toutefois tous ces avantages n'appartiennent et n'approchent en aucune sorte de l'idée que j'ai de la Divinité, dans laquelle rien ne se rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effet " (Méditations métaphysiques, III, Pléiade pp. 295-296, A-T, IX, p. 37).
La conséquence de cette affirmation est qu'en Dieu l'entendement et la volonté sont une seule et même chose. Dieu ne contemple pas d'abord les vérités éternelles pour les actualiser ensuite, il crée ces essences elles-mêmes : " C'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point je vous prie d'assurer et de publier partout que c'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un roi établit des lois en son royaume " (Lettre à Mersenne du 15/04/30, Pléiade p. 933 ; A-T, I, p. 145).
C'est par conséquent la même chose pour Dieu de vouloir, d'entendre et de créer, sans que l'un précède l'autre d'aucune manière : " En Dieu ce n'est qu'un de vouloir et de connaître ; de sorte que eo ipso quod aliquid velit, ideo cognoscit, et ideo tantum talis res est vera " (Lettre à Mersenne du 06/05/30, Pléiade p. 936 ; A-T, I, p. 149), et il le redit quelques jours plus tard : " C'est en Dieu une seule et même chose de vouloir, d'entendre et de créer, sans que l'un précède l'autre, ne quidem ratione " (Lettre à Mersenne du 27/05/30, Pléiade p. 938 ; A-T, I, p. 153).
Ces théologiens et philosophes, parce qu'ils entendent la puissance au sens aristotélicien, en tant que potentialité opposée à l'acte, n'osent cependant pas dire que Dieu crée tout ce qu'il conçoit. Ils estimeraient détruire par là sa puissance, comme s'ils devaient dire du même coup : " Dieu a créé tout ce qui est créable, il n'a plus rien à faire, il vit un sabbat éternel, il est devenu impuissant ". Ils préfèrent le dire indifférent. La raison qu'ils donnent de la liberté de Dieu est donc profondément différente de celle que donne l'Ethique : il fait un choix. Cependant si tous les théologiens et philosophes sont d'accord pour dire que la création est un acte libre de la volonté, au-delà leurs conceptions divergent. Il y a deux écoles.
Soit ils disent que son choix est raisonnable, s'appuyant sur le verset de Salomon : " Par sa sagesse le Seigneur a fondé la terre, il a fixé le ciel par son intelligence " (Proverbes, III, 19). Chez les philosophes cette position sera illustrée quelques années après la rédaction de l'Ethique par Leibniz : " Dieu agit toujours de la manière la plus parfaite et la plus souhaitable qu'il soit possible " (Discours de métaphysique, § IV) et un peu plus loin : " De quelque manière que Dieu aurait créé le monde, il aurait toujours été régulier et dans un certain ordre général. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c'est à dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses, et le plus riche en phénomènes, comme pourrait être une ligne de géométrie dont la construction serait aisée et les propriétés et effets seraient fort admirables et d'une grande étendue " (ibidem, § VI).
Soit ils disent que son choix est autocratique, s'appuyant sur un autre verset : " Les habitants de la terre, aussi nombreux soient-ils, ne comptent pour rien devant lui ; il traite comme il lui plaît tant les êtres célestes que les humains. Personne ne peut s'opposer à son pouvoir ou lui reprocher ce qu'il fait " (Daniel, IV, 35). C'est la position de Descartes : " Ce n'est pas pour avoir vu qu'il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l'éternité qu'il a voulu le créer dans le temps ; et il n'a pas voulu que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu'il a connu que cela ne se pouvait faire autrement, etc. Mais au contraire parce qu'il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s'il l'eût créé dès l'éternité ; et d'autant qu'il a voulu que les trois angles d'un triangle fussent nécessairement égaux à deux droits, il est maintenant vrai que cela est ainsi, et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses " (Réponses aux 6èmes objections, Pléiade p. 535 ; A-T, IX, p. 233). S'agissant du bien et du mal, il faut en dire la même chose que du vrai et du faux : " Quant à la liberté du franc arbitre, il est certain que celle qui se retrouve en Dieu, est bien différente de celle qui est en nous, d'autant qu'il répugne que la volonté de Dieu n'ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n'y ayant aucune idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu'il faut croire, ce qu'il faut faire, ou ce qu'il faut omettre, qu'on puisse feindre avoir été l'objet de l'entendement divin, avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de sa volonté " (Réponses aux 6èmes objections, Pléiade p. 535 ; A-T, IX, pp. 232-233).
Mais puisqu'ils affirment que volonté et entendement sont toujours en acte, ces théologiens et philosophes devraient dissocier création et choix. Celui-ci, autocratique ou raisonnable, est incompatible avec un entendement et une volonté en acte. Ils devraient y renoncer... Ils parviendraient ainsi à la conception spinoziste de la création nécessaire, qui n'est plus du tout une création !
II.
Le texte se place sur sa propre axiomatique (proposition XVI) : ce qui existe existe de toute nécessité, comme cela est vrai de l'égalité de la somme des angles du triangle à deux droits. La toute puissance de Dieu est en acte.
Les théologiens et les philosophes qui les suivent nient en vérité la toute puissance de Dieu, avouant qu'il a l'idée d'une infinité de choses créables qu'il ne créera jamais.
Pour conceptualiser la création Abraham Herrera (théologien mort en 1639) admet que Dieu a contracté (" zimzum ") sa force active et son pouvoir infinis. Il considère en effet que la thèse de la création nécessaire, qui exigerait qu'il crée tout ce qu'il conçoit, épuiserait sa toute puissance et le rendrait imparfait. Il considère en outre qu'elle ne permet pas de comprendre comment une cause infinie produit un effet fini (car le monde est fini). Il pense pouvoir résoudre ces difficultés en disant que Dieu se contracte lui-même, se désinfinitise en quelque manière, pour céder la place à ses créatures. Herrera cherche à combattre l'hérésie d'Averroès (les vérités de la raison ne sont pas celles de la révélation), mais il ne peut sauvegarder la liberté de Dieu qu'en le désinfinitisant.
Cependant il faut ici se poser une question. Spinoza raisonne comme si les théologiens croyaient que la création a été faite une fois. Or ils ne disent pas que la création a eu lieu une fois, mais que le monde est recréé à chaque instant. (Cf. Descartes, Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 297, A-T, IX, p. 39, déjà citées). Spinoza le sait : " tout autant il est requis de forces pour créer une chose, tout autant il en est requis pour la conserver, c'est à dire que l'opération de créer le monde et celle de le conserver sont la même opération de Dieu " (Pensées métaphysiques, II, 10). Mais il reproche aux partisans de cette théorie de ne pas aller jusqu'au bout, de ne pas aboutir à la création nécessaire, c'est à dire de n'être pas spinozistes !
B.
Ce passage discute ce qu'on peut appeler entendement et volonté chez Dieu. Les mots ne doivent pas abuser. Entre ce que sont chez l'homme ces deux facultés et ce qu'elles sont chez Dieu la différence n'est pas que de degré, contrairement à ce que disent théologiens et philosophes. Il n'y a rien de commun que le nom, comme entre le chien animal aboyant et le chien constellation céleste. Constituant l'essence divine l'entendement divin ne peut être postérieur aux choses qu'il connaît. L'entendement de Dieu est créateur, il est cause tant de l'essence que de l'existence des choses. C'est ce qu'ont reconnu ceux qui ont admis qu'en Dieu entendement et volonté sont une seule et même chose, comme l'a fait Descartes, à qui Leibniz reprochera de penser tout bas ce que Spinoza dit tout haut. Plutôt que de dire que cela est bien parce que Dieu dit que cela est bien, Leibniz préfère dire que Dieu dit que cela est bien parce que cela est bien : " Je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu'il n'y a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits " (Discours de métaphysique, § II).
En particulier il est cause tant de l'essence que de l'existence de notre entendement. Il doit donc en différer, comme la cause diffère de l'effet. Non pas comme un enfant diffère de son père : par la seule existence.
Le même raisonnement peut être mené concernant la volonté.
On parvient à la conclusion du scolie. Certains commentateurs ont cru que l'auteur exposait ici son propre point de vue, qui reviendrait à reprendre les idées de Maïmonide, opposant à l'anthropomorphisme de l'Ancien Testament une interprétation allégorique. Mais si l'Ethique reprenait la philosophie de Maïmonide, il s'ensuivrait que l'essence de Dieu serait inconnaissable. Or dans la philosophie spinoziste Dieu est l'intelligibilité absolue.
En réalité il exprime son désaccord avec la doctrine qui soutient que l'entendement et la volonté appartiennent à l'essence de Dieu. L'entendement de Dieu n'est pas pour lui créateur, c'est un mode de l'attribut pensée. L'entendement de Dieu est certes infini, mais l'entendement infini n'est pas Dieu absolument. Le Court traité (I, 2, dialogue) déclare que l'entendement infini est le fils de Dieu. De même la volonté n'est pas Dieu absolument. Sur ces deux points les proposition XXXI et XXXII feront la clarté et plus encore l'important scolie 2 de la proposition XXXIII.
Les théologiens lient l'idée de création à l'idée de choix et pour étayer cette conception affirment que l'entendement et la volonté de Dieu sont son essence et son principe créateur. A la fois ils les conçoivent par analogie avec l'entendement humain et la volonté humaine, et ils ruinent cette analogie en les admettant créateurs. Ils sont dans la contradiction. Ils feraient mieux d'abandonner l'idée de choix et d'admettre que la création n'est en réalité rien d'autre que la production nécessaire à partir de l'essence de Dieu.
Proposition XVIII
Le dynamisme de Dieu, c'est à dire son immanence, est l'objet de cette proposition. Dieu est cause immanente et non pas transitive de toute chose. La cause transitive est celle qui produit son effet en dehors d'elle-même, ce qui ne présente pas de difficulté, tandis que la cause immanente est celle qui produit son effet en elle-même. La notion semble obscure, parce que la causalité implique un rapport entre un agent et un patient, lesquels sont forcément extérieurs l'un à l'autre. La proposition veut-elle dire que le même est agent et patient ? On a vu le scolie de la proposition XVII prêter le flanc à l'accusation de faire un Dieu qui pâtit. Mais il y a une force qui anime les choses du dedans, une nécessité qui découle des lois de leur nature, et c'est là ce qu'on peut appeler la cause immanente.
Proposition XIX
Elle expose l'éternité de Dieu et de ses attributs. Les attributs de Dieu exprimant son essence doivent envelopper l'éternité qui appartient à son essence.
Scolie, Proposition XIX
C'est à la philosophie de Descartes que ce scolie est redevable. Ce texte renvoie à la proposition XIX des Principes de la philosophie de Descartes, où est établie l'éternité de Dieu. Le philosophe français déclarait : " La seule durée de notre vie suffit pour démontrer que Dieu est (...) Notre vie étant telle que ses parties ne dépendent point les unes des autres et n'existent jamais ensemble, de ce que nous sommes maintenant il ne s'ensuit pas nécessairement que nous soyons un moment après, si quelque cause, à savoir la même qui nous a produits, ne continue à nous produire, c'est à dire ne nous conserve " (Principes de la philosophie, I, 21, Pléiade pp. 580-581 ; A-T, IX, p. 34. cf. aussi Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 297 ; A-T, IX, p. 39, déjà citée). De même les Pensées métaphysiques (II, 1) expliquent l'éternité de Dieu à partir de la théorie cartésienne de la création continuée : " les choses créées, c'est à dire toutes choses sauf Dieu, existent toujours par la seule force ou essence de Dieu, non point par une force propre ; d'où il suit que non l'existence présente des choses est cause de leur existence future, mais seulement l'immutabilité de Dieu ". Mais l'Ethique combat la théorie de la création. Dieu est cause immanente des choses. L'éternité de Dieu découle donc beaucoup plus clairement de sa seule essence (cf. proposition XI).
Proposition XX
Elle établit l'identité de l'essence de Dieu et de son existence. Dieu est éternel : cela signifie que son essence enveloppe l'existence. Dès lors ce n'est que par abstraction qu'on distingue l'une de l'autre. Or ses attributs constituent son essence. Ils constituent donc en même temps son existence.
Corollaire 1
L'existence de Dieu comme son essence est une vérité éternelle.
Corollaire 2
Dieu, autrement dit ses attributs, est immuable. Si ce n'était pas le cas il faudrait dire que ce qui est faux devient vrai et réciproquement !
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Sommaire
Proposition XXI
Tout ce qui suit de la nature d'un attribut de Dieu prise absolument, a toujours dû exister et est infini, autrement dit est infini et éternel par la vertu de cet attribut.
Démonstration
Si vous le niez, concevez, si vous le pouvez, que, dans un attribut de Dieu, quelque chose qui soit fini et ait une existence ou une durée déterminée suive de la nature absolue de cet attribut, par exemple l'idée de Dieu dans la pensée. La pensée, puisqu'on suppose qu'elle est un attribut de Dieu, est nécessairement infinie de sa nature (Prop. 11) et d'autre part, en tant qu'elle a l'idée de Dieu, on la suppose finie. Mais (Définition 2) elle ne peut être conçue comme finie si elle n'est pas limitée par la pensée elle-même. Elle ne peut l'être cependant par la pensée en tant que celle-ci constitue l'idée de Dieu ; car, ainsi considérée, la pensée est supposée finie. Ce sera donc par la pensée en tant qu'elle ne constitue pas l'idée de Dieu, qui cependant existe nécessairement (Prop. 11). Il y a donc une pensée ne constituant pas l'idée de Dieu, et, par suite, l'idée de Dieu ne suit pas de la nature de la pensée en tant que celle-ci est prise absolument (on la conçoit, en effet, comme constituant l'idée de Dieu et comme ne la constituant pas). Mais cela est contre l'hypothèse. Donc, si l'idée de Dieu dans la pensée, ou quelque chose que ce soit (peu importe, puisque la démonstration est universelle), suit dans un attribut de Dieu de la nécessité de la nature de cet attribut, prise absolument, cette chose doit être nécessairement infinie. C'était là le premier point.
Maintenant, ce qui suit ainsi de la nécessité de la nature d'un attribut, ne peut avoir une durée déterminée. Si vous le niez, supposez qu'une chose qui suit de la nécessité de la nature d'un attribut, soit donnée en quelque attribut de Dieu, par exemple l'idée de Dieu dans la pensée, et que cette chose soit supposée n'avoir pas existé ou ne devoir pas exister à un certain moment du temps. Comme cependant la pensée est supposée un attribut de Dieu, elle doit exister nécessairement et être immuable (Prop. 11 et Corollaire 2 de la Prop. 20). Donc au delà des limites de la durée de l'idée de Dieu (qu'on suppose n'avoir pas existé ou ne devoir pas exister à un certain moment du temps) la pensée devra être sans l'idée de Dieu. Or cela est contre l'hypothèse ; car on suppose que, cette pensée étant donnée, l'idée de Dieu en suit nécessairement. Donc l'idée de Dieu dans la pensée, non plus qu'aucune chose qui suit nécessairement de la nature d'un attribut de Dieu prise absolument, ne peut avoir une durée déterminée ; mais par la vertu de cet attribut cette chose est éternelle. Ce qui est le second point. On observera que ce qui est dit ici, doit être affirmé de toute chose qui, dans un attribut de Dieu, suit nécessairement de la nature de Dieu prise absolument.
Proposition XXII
Tout ce qui suit d'un attribut de Dieu, en tant qu'il est affecté d'une modification qui par la vertu de cet attribut existe nécessairement et est infinie, doit aussi exister nécessairement et être infini.
Démonstration
La démonstration de cette Proposition se fait de même façon que celle de la précédente.
Proposition XXIII
Tout mode qui existe nécessairement et est infini, a dû suivre nécessairement ou bien de la nature d'un attribut de Dieu prise absolument, ou bien d'un attribut affecté d'une modification qui elle-même existe nécessairement et est infinie.
Démonstration
Un mode existe dans une chose autre que lui, par laquelle il doit être conçu (Définition 5), c'est-à-dire (Prop. 15) qu'il est en Dieu seul et doit être conçu par Dieu seul. Si donc l'on conçoit un mode qui existe nécessairement et est infini, ces deux caractères devront être conçus ou perçus nécessairement par le moyen d'un attribut de Dieu, en tant que cet attribut exprime l'infinité et la nécessité de l'existence, ou (ce qui revient au même d'après la Défin. 8) l'éternité, c'est-à-dire (Déf. 6 et Prop. 19) en tant qu'on le considère absolument. Un mode donc qui existe nécessairement, et est infini, a dû suivre de la nature d'un attribut de Dieu prise absolument, et cela ou bien immédiatement (c'est le cas de la Prop. 21) ou bien par l'intermédiaire de quelque modification qui suit de cette nature prise absolument, c'est-à-dire (Prop. précédente) qui existe nécessairement et est infinie. C.Q.F.D.
Proposition XXIV
L'essence des choses produites par Dieu n'enveloppe pas l'existence.
Démonstration
Cela est évident par la Définition 1. Car ce dont la nature (considérée en elle-même) enveloppe l'existence, est cause de soi et existe par la seule nécessité de sa nature.
Corollaire
Il suit de là que Dieu n'est pas seulement la cause qui fait que les choses commencent d'exister ; mais aussi celle qui fait qu'elles persévèrent dans l'existence, autrement dit (pour user d'un terme scolastique) Dieu est cause de l'être des choses. Car, soit qu'elles existent, soit qu'elles n'existent pas, toutes les fois que nous avons égard à leur essence, nous trouvons qu'elle n'enveloppe ni existence, ni durée, et ainsi leur essence ne peut être cause ni de leur existence, ni de leur durée ; mais Dieu seul, à la seule nature de qui il appartient d'exister (Corollaire 1 de la Prop.14).
Proposition XXV
Dieu n'est pas seulement cause efficiente de l'existence, mais aussi de l'essence des choses.
Démonstration
Si vous le niez, c'est donc que Dieu n'est pas cause de l'essence ; et ainsi (Ax. 4) l'essence des choses peut être conçue sans Dieu ; or cela (Prop. 15) est absurde. Donc Dieu est cause aussi de l'essence des choses. C.Q.F.D.
Scolie
Cette Proposition suit plus clairement de la Proposition 16. Il suit en effet de cette dernière que, la nature divine étant donnée, aussi bien l'essence que l'existence des choses doit s'en conclure nécessairement ; et, en un mot, au sens où Dieu est dit cause de soi, il doit être dit aussi cause de toutes choses, ce qui sera établi encore plus clairement par le Corollaire suivant.
Corollaire
Les choses particulières ne sont rien si ce n'est des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu, sont exprimés d'une manière certaine et déterminée. Cela est démontré clairement par la Proposition 15 et la Définition 5.
Proposition XXVI
Une chose qui est déterminée à produire quelque effet a été nécessairement déterminée de la sorte par Dieu ; et celle qui n'a pas été déterminée par Dieu ne peut se déterminer elle-même à produire un effet.
Démonstration
Ce par quoi les choses sont dites déterminées à produire quelque effet, est nécessairement quelque chose de positif (comme il est connu de soi) ; et ainsi son essence comme son existence ont Dieu pour cause efficiente (Prop. 25 et 16), ce qui était le premier point. La deuxième partie de la Proposition s'ensuit très clairement ; car, si une chose qui n'est pas déterminée par Dieu, pouvait se déterminer elle-même, la première partie de la proposition serait fausse, ce qui est absurde comme nous l'avons montré.
Proposition XXVII
Une chose qui est déterminée par Dieu à produire quelque effet, ne peut se rendre elle-même indéterminée.
Démonstration
Cela est évident par l'Axiome 3.
Proposition XXVIII
Une chose singulière quelconque, autrement dit toute chose qui est finie et a une existence déterminée, ne peut exister et être déterminée à produire quelque effet, si elle n'est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre cause qui est elle-même finie et a une existence déterminée ; et à son tour cette cause ne peut non plus exister et être déterminée à produire quelque effet, si elle n'est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre qui est aussi finie et a une existence déterminée, et ainsi à l'infini.
Démonstration
Tout ce qui est déterminé à exister et à produire quelque effet, est déterminé de la sorte par Dieu (Prop. 26 et Coroll. de la Prop. 24). Mais ce qui est fini et a une existence déterminée n'a pu être produit par la nature d'un attribut de Dieu prise absolument ; car tout ce qui suit de la nature d'un attribut de Dieu prise absolument est infini et éternel (Prop. 21). Cette chose a donc dû suivre de Dieu ou d'un de ses attributs, en tant qu'on le considère comme affecté d'une certaine modification ; car, en dehors de la substance et des modes, rien n'est donné (Axiome 1, Déf. 3 et 5), et les modes (Coroll. de la Prop. 25) ne sont rien sinon des affections des attributs de Dieu. Mais cette chose n'a pu suivre de Dieu ni d'un de ses attributs en tant qu'il est affecté d'une modification qui est éternelle et infinie (Prop. 22). Elle a donc dû suivre de Dieu ou être déterminée à exister et à produire quelque effet par Dieu ou l'un de ses attributs, en tant qu'il est affecté d'une modification qui est finie et a une existence déterminée. Ce qui était le premier point. Maintenant cette cause, à son tour, ou ce mode (pour la même raison qui a servi à démontrer la première partie) a dû aussi être déterminée par une autre qui est aussi finie et a une existence déterminée, et son tour cette dernière (pour la même raison) par un autre, et ainsi à l'infini (toujours pour la même raison).
Scolie
Comme certaines choses ont dû être produites immédiatement par Dieu, à savoir celles qui suivent nécessairement de sa nature considérée absolument, et d'autres qui ne peuvent cependant ni être ni être conçues sans Dieu, par l'intermédiaire des premières ; il suit de là : 1° qu'à l'égard des choses immédiatement produites par lui, Dieu est cause prochaine absolument ; mais non en son genre, comme on dit. Car les effets de Dieu ne peuvent ni être ni être conçus sans leur cause (Prop. 15 et Coroll. de la Prop. 24). Il suit : 2° que Dieu ne peut pas être dit proprement cause éloignée des choses singulières, si ce n'est peut-être afin de les distinguer de celles qu'il a produites immédiatement ou plutôt qui suivent de sa nature prise absolument. Car nous entendons par cause éloignée une cause telle qu'elle ne soit en aucune façon liée à son effet. Et tout ce qui est, est en Dieu et dépend de Dieu de telle sorte qu'il ne puisse ni être ni être conçu sans lui.
Proposition XXIX
Il n'est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d'une certaine manière.
Démonstration
Tout ce qui est, est en Dieu (Proposition 15) et Dieu ne peut pas être dit une chose contingente, car (Prop. 11) il existe nécessairement et non d'une façon contingente. A l'égard des modes de la nature de Dieu, ils ont suivi de cette nature nécessairement aussi, non d'une façon contingente (Prop. 16), et cela aussi bien quand on considère la nature divine absolument (Prop. 21), que lorsqu'on la considère comme déterminée à agir d'une certaine manière (Prop. 27). En outre, Dieu est cause de ces modes non seulement en tant qu'ils existent simplement (Corollaire de la Proposition 24), mais aussi en tant qu'on les considère comme déterminés à produire quelque effet (Prop. 26). Que s'ils ne sont pas déterminés par Dieu, il est impossible mais non contingent qu'ils se déterminent eux-mêmes (même Proposition) ; et si, au contraire, ils sont déterminés par Dieu, il est (Prop. 27) impossible mais non contingent qu'ils se rendent eux-mêmes indéterminés. Donc tout est déterminé par la nécessité de la nature divine, non seulement à exister, mais aussi à exister et à produire quelque, effet, d'une certaine manière, et il n'y a rien de contingent. C.Q.F.D.
Scolie
Avant de poursuivre je veux expliquer ici ce qu'il faut entendre par Nature Naturante et Nature Naturée ou plutôt le faire observer. Car déjà par ce qui précède, il est établi, je pense, qu'on doit entendre par Nature Naturante, ce qui est en soi et est conçu par soi, autrement dit ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, ou encore (Coroll. 1 de la Proposition 14 et Coroll. 2 de la Prop. 17) Dieu en tant qu'il est considéré comme cause libre. Par Nature Naturée, j'entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de celle de chacun de ses attributs, ou encore tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu'en les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues.
Proposition XXX
Un entendement, actuellement fini ou actuellement infini, doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et nulle autre chose.
Démonstration
Une idée vraie doit s'accorder avec l'objet dont elle est l'idée (Axiome 6), c'est-à-dire (comme il est connu de soi), ce qui est contenu objectivement dans l'entendement doit être nécessairement donné dans la nature ; or il n'est donné dans la Nature (Coroll. 1 de la Prop. 14) qu'une substance unique, à savoir Dieu ; et il n'est pas d'autres affections (Prop. 15) que celles qui sont en Dieu et qui (même Prop.) ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues ; donc un entendement, actuellement fini ou actuellement infini, doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien autre chose. C.Q.F.D.
Proposition XXXI
L'entendement en acte, qu'il soit fini ou infini, comme aussi la volonté, le désir, l'amour, etc., doivent être rapportés à la Nature Naturée et non à la Naturante.
Démonstration
Par entendement en effet nous entendons (comme il est connu de soi) non la pensée absolue, mais seulement un certain mode du penser, lequel diffère des autres tels que le désir, l'amour, etc., et doit en conséquence (Déf. 5) être conçu par le moyen de la pensée absolue ; il doit être conçu, dis-je (Prop. 15 et Déf. 6), par le moyen d'un attribut de Dieu exprimant l'essence éternelle et infinie de la pensée, et cela de telle façon qu'il ne puisse sans cet attribut ni être ni être conçu et, pour cette raison (Scolie de la Prop. 29), il doit être rapporté à la Nature Naturée et non à la Naturante, de même que les autres modes du penser. C.Q.F.D.
Scolie
La raison pour laquelle je parle ici d'un entendement en acte n'est pas que j'accorde l'existence d'aucun entendement en puissance ; mais, désirant éviter toute confusion, je n'ai voulu parler que de la chose la plus clairement perçue par nous, à savoir l'action même de connaître, qui est ce que nous percevons le plus clairement. Car nous ne pouvons rien connaître qui ne conduise à une connaissance plus grande de l'action de connaître.
Proposition XXXII
La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire.
Démonstration
La volonté, de même que l'entendement, est un certain mode du penser ; et ainsi (Prop. 28) chaque volition ne peut exister et être déterminée à produire quelque effet, sinon par une autre cause déterminée, cette cause l'étant à son tour par une autre, et ainsi à l'infini. Que si une volonté est supposée infinie, elle doit aussi être déterminée à exister et à produire quelque effet par Dieu, non en tant qu'il est une substance absolument infinie, mais en tant qu'il a un attribut qui exprime l'essence absolue et éternelle de la pensée (Prop. 23). De quelque manière donc qu'on la conçoive, une volonté, finie ou infinie, requiert une cause par où elle soit déterminée à exister et à produire quelque effet et ainsi (Déf. 7) ne peut être dite cause libre, mais seulement nécessaire ou contrainte. C.Q.F.D.
Corollaire I
Il suit de là 1° que Dieu ne produit pas ses effets par la liberté de la volonté.
Corollaire II
Il suit : 2° que la volonté et l'entendement soutiennent avec la nature de Dieu la même relation que le mouvement et le repos, et, absolument, toutes les choses de la nature qui (Prop. 29) doivent être déterminées à exister et à agir d'une certaine manière. Car la volonté, comme toutes autres choses, a besoin d'une cause par où elle soit déterminée à exister et à produire quelque effet d'une certaine manière. Et bien que, d'une volonté donnée ou d'un entendement donné, suivent une infinité de choses, on ne peut dire pour cela que Dieu agit par la liberté de la volonté ; pas plus qu'on ne peut dire, parce que du mouvement et du repos suive certaines choses (et que ces effets aussi sont innombrables), que Dieu agit par la liberté du mouvement et du repos. La volonté donc n'appartient pas à la nature de Dieu plus que les autres choses de la nature, mais soutient avec lui la même relation que le mouvement et le repos et toutes autres choses, que nous avons montré qui suivent de la nécessité de la nature divine et sont déterminées par elle à exister et à produire quelque effet d'une certaine manière.
Proposition XXXIII
Les choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune manière autre et dans aucun ordre autre, que de la manière et dans l'ordre où elles ont été produites.
Démonstration
Toutes choses ont suivi nécessairement de la nature de Dieu supposée donnée (Prop. 16), et ont été déterminées par la nécessité de la nature de Dieu à exister et à produire quelque effet d'une certaine manière (Prop. 29). Si donc des choses d'une nature différente avaient pu être, ou être déterminées à produire quelque effet, d'une autre manière, de façon que l'ordre de la nature fût autre, Dieu pourrait être aussi d'une nature autre, et par suite (Prop. 11) cette autre nature aussi devrait exister, et il pourrait y avoir en conséquence deux ou plusieurs Dieux, ce qui (Coroll. 1 de la Prop. 14) est absurde. Pour cette raison les choses n'ont pu être d'une manière autre et dans un ordre autre, etc. C.Q.F.D.
Scolie I
Ayant montré par ce qui précède, plus clairement que la lumière du jour, qu'il n'existe absolument rien dans les choses, à cause de quoi elles puissent être dites contingentes, je veux maintenant expliquer en quelques mots ce que nous devons entendre par Contingent, et d'abord ce que nous devons entendre par Nécessaire et Impossible. Une chose est dite nécessaire soit par rapport à son essence, soit par rapport à sa cause. Car l'existence d'une chose suit nécessairement ou bien de son essence et de sa définition ou bien d'une cause efficiente donnée. C'est pour les mêmes causes qu'une chose est dite impossible ; ou bien en effet c'est parce que son essence ou définition enveloppe une contradiction, ou bien parce que nulle cause extérieure n'est donnée, qui soit déterminée de façon à produire cette chose. Pour nulle autre cause maintenant une chose n'est dite contingente, sinon eu égard à un manque de connaissance en nous ; car une chose dont nous ignorons que l'essence enveloppe contradiction, ou de laquelle nous savons bien qu'elle n'enveloppe aucune contradiction, sans pouvoir rien affirmer avec certitude de son existence, parce que nous ignorons l'ordre des causes, une telle chose, dis-je, ne peut jamais nous apparaître ni comme nécessaire ni comme impossible et, par suite, nous l'appelons contingente ou possible.
Scolie II
Il suit clairement de ce qui précède que les choses ont été produites par Dieu avec une souveraine perfection, puisqu'elles ont suivi nécessairement d'une nature donnée qui est parfaite au plus haut point. Et nulle imperfection n'est par là imputée à Dieu ; car c'est sa perfection même qui nous a contraints à l'affirmer. Bien mieux, c'est de l'affirmation contraire qu'il suivrait (je viens de le montrer) que Dieu n'est pas souverainement parfait ; car, si les choses avaient été produites d'une autre manière, il faudrait attribuer à Dieu une autre nature, différente de celle que la considération de l'être parfait au plus haut point nous oblige à lui attribuer. Mais je ne doute pas que beaucoup ne repoussent d'abord cette manière de voir comme une chose absurde et ne consentent même pas à l'examiner ; et cela pour cette seule raison qu'ils ont accoutumé d'attribuer à Dieu une liberté de tout autre sorte que celle que nous avons définie (Déf. 7), à savoir une volonté absolue. Et je ne doute pas non plus que, s'ils veulent méditer sur ce sujet et examiner loyalement la suite de mes démonstrations, ils ne rejettent entièrement non seulement comme une chose futile, mais comme un grand empêchement à la science, cette sorte de liberté qu'ils attribuent à Dieu. Il n'est pas besoin ici de répéter ce que j'ai dit dans le Scolie de la Proposition 17. En leur faveur cependant, je montrerai encore que, même en accordant que la volonté appartient à l'essence de Dieu, il ne suit pas moins de sa perfection que les choses n'ont pu être créées par Dieu d'aucune autre manière et dans aucun autre ordre. Il sera facile de le montrer si nous avons égard en premier lieu à ce qu'eux-mêmes concèdent, à savoir, qu'il dépend du seul décret et de la seule volonté de Dieu que chaque chose qui est, soit ce qu'elle est. S'il en était autrement en effet, Dieu ne serait pas cause de toutes choses. En second lieu, ils accordent aussi que tous les décrets de Dieu ont été arrêtés par Dieu même de toute éternité. S'il en était autrement, de l'imperfection et de l'inconstance seraient imputées à Dieu. Dans l'éternité il n'y a d'ailleurs ni quand, ni avant, ni après ; il suit donc de là, c'est-à-dire de la seule perfection de Dieu, que Dieu ne peut ni n'a pu jamais décréter autre chose ; en d'autres termes que Dieu n'existe pas antérieurement à ses décrets et ne peut exister sans eux. Mais, diront-ils, quand même on supposerait que Dieu eût fait une autre nature des choses, ou qu'il eût de toute éternité décrété autre chose sur la Nature et sur son ordre, il ne s'ensuivrait en Dieu aucune imperfection. Je réponds qu'en disant cela, ils accordent que Dieu peut changer ses décrets. Car, si Dieu avait décrété sur la Nature et sur son ordre autre chose que ce qu'il a décrété ; c'est-à-dire s'il avait, au sujet de la Nature, voulu et conçu autre chose, il aurait eu nécessairement un entendement autre que n'est actuellement le sien et une volonté autre que n'est actuellement la sienne. Et, s'il est permis d'attribuer à Dieu un autre entendement et une autre volonté, sans pour cela rien changer à son essence et à sa perfection, pour quelle cause ne pourrait-il actuellement changer ses décrets au sujet des choses créées, tout en restant également parfait ? Car, de quelque façon qu'on les conçoive, son entendement et sa volonté concernant les choses créées, soutiennent toujours le même rapport avec son essence et sa perfection. D'autre part, tous les Philosophes, à ma connaissance, accordent qu'il n'existe pas en Dieu, d'entendement en puissance mais seulement un entendement en acte ; puis donc que son entendement et sa volonté ne se distinguent pas de son essence, ainsi que tous aussi l'accordent, il suit de là encore que, si Dieu avait eu un autre entendement en acte et une autre volonté, son essence aussi eût été nécessairement autre ; et par suite (comme je l'ai d'abord conclu), si les choses eussent été produites par Dieu autrement qu'elles ne sont actuellement, l'entendement de Dieu et sa volonté, c'est-à-dire (comme on l'accorde) son essence, devraient être autres, ce qui est absurde.
Puis donc que les choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune autre manière et dans aucun autre ordre, et que la vérité de cette proposition est une conséquence de la souveraine perfection de Dieu, nous ne nous laisserons certes jamais persuader par aucune raison que Dieu n'a pas voulu créer toutes les choses dont son entendement a l'idée avec autant de perfection qu'il s'en trouve dans les idées. On objectera qu'il n'y a dans les choses ni perfection ni imperfection, ce pour quoi elles sont dites parfaites ou imparfaites et bonnes ou mauvaises, dépendant uniquement de la volonté de Dieu ; d'où suit que, si Dieu l'eût voulu, il eût pu faire que ce qui est actuellement perfection fût une extrême imperfection et vice versa. Mais qu'est-ce donc autre chose qu'affirmer ouvertement que Dieu, qui a nécessairement l'idée de ce qu'il veut, peut, par sa volonté, faire qu'il ait des choses une idée autre que celle qu'il en a ; ce qui (je viens de le montrer) est une grande absurdité. Je puis donc retourner contre eux leur argument et cela de la façon suivante. Toutes choses dépendent de la puissance de Dieu. Pour que les choses pussent être autrement qu'elles ne sont, il faudrait donc nécessairement aussi que la volonté de Dieu fût autre ; or la volonté de. Dieu ne peut pas être autre (comme nous venons de montrer qu'il suit de la perfection de Dieu avec la dernière évidence). Donc les choses aussi ne peuvent pas être autrement. Je reconnais que cette opinion, qui soumet tout à une volonté divine indifférente, et admet que tout dépend de son bon plaisir, s'éloigne moins de la vérité que cette autre consistant à admettre que Dieu agit en tout en ayant égard au bien. Car ceux qui la soutiennent, semblent poser en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, et à quoi Dieu a égard comme à un modèle dans ses opérations, ou à quoi il tende comme vers un but déterminé. Cela revient à soumettre Dieu au destin, et rien de plus absurde ne peut être admis au sujet de Dieu, que nous avons montré qui est la cause première et l'unique cause libre tant de l'essence de toutes choses que de leur existence. Il n'y a donc pas de raison pour perdre du temps, à réfuter cette absurdité.
Proposition XXXIV
La puissance de Dieu est son essence même.
Démonstration
Il suit de la seule nécessité de l'essence de Dieu que Dieu est cause de soi (Prop. 11) et (Prop. 16 avec son Corrol.) de toutes choses. Donc la puissance de Dieu par laquelle lui-même et toutes choses sont et agissent est son essence même. C.Q.F.D.
Proposition XXXV
Tout ce que nous concevons qui est au pouvoir de Dieu, est nécessairement.
Démonstration
Tout ce qui est au pouvoir de Dieu doit (Prop. precédente) être compris en telle sorte en son essence qu'il en suive nécessairement, et par suite est nécessairement. C.Q.F.D.
Proposition XXXVI
Rien n'existe de la nature de quoi ne suive quelque effet.
Démonstration
Tout ce qui existe, exprime en un mode certain et déterminé la nature ou l'essence de Dieu (Coroll. de la Prop. 25), autrement dit (Prop. 34) tout ce qui existe exprime en un mode certain et déterminé la puissance de Dieu qui est cause de toutes choses, et par suite (Propos. 16) quelque effet en doit suivre. C.Q.F.D.
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Propositions XXI-XXXVI
Le rapport de Dieu à ses modes fait l'objet du quatrième groupe de propositions. Il peut lui-même se subdiviser.
Propositions XXI-XXIII
Il s'agit d'abord des modes éternels et infinis de Dieu.
Proposition XXI
Les modes immédiats sont éternels et infinis. Ils ne peuvent être qu'éternels et infinis. La démonstration s'en fait par l'absurde. On part de l'affirmation contraire à la proposition. On affirme qu'un mode qui suit immédiatement d'un attribut quelconque de Dieu est fini, ou soumis à la durée, et on montre que cette hypothèse implique simultanément deux propositions contradictoires et qu'elle est donc absurde. On raisonne sur l'exemple en soi indifférent de l'idée de Dieu dans la pensée attribut de Dieu, et on lui applique successivement la question de l'infinité et celle de l'éternité. L'attribut (quelconque) sur lequel on raisonne est la pensée, mais ce qu'on en dit serait tout aussi valable pour l'étendue.
La pensée en tant qu'attribut de Dieu est infinie et d'autre part, par hypothèse, en tant qu'elle a l'idée de Dieu, elle est finie. Sous ce dernier rapport elle est donc limitée par une autre pensée, forcément par une pensée qui ne constitue pas l'idée de Dieu. Mais alors il suit de là que l'idée de Dieu ne suit pas de la nature de la pensée en tant qu'attribut de Dieu, ce qui contredit l'hypothèse.
On peut dans le raisonnement remplacer infini par éternel et fini par dans la durée.
Proposition XXII
Les modes médiats qui suivent d'une modification nécessaire et infinie sont nécessaires et infinis. La démonstration de cette proposition calque forcément celle de la précédente.
Proposition XXIII
Il n'y a d'existence nécessaire et infinie pour les modes que dans les deux cas précédents. Il n'y a que deux manières pour un mode d'être éternel et infini : soit immédiatement, soit médiatement (tiers exclu).
De quoi parlent les propositions XXI-XXIII ? Cela est éclairci par la Lettre LXIV à Schuller qui répond explicitement à cette question : les modes immédiats " sont pour la pensée : l'entendement absolument infini, et pour l'étendue : le mouvement et le repos ". Les modes médiats éternels et infinis sont " la facies universi totius, qui demeure toujours la même bien qu'elle change en une infinité de manières ".
Dire que le mouvement est un mode immédiat (éternel et infini) de l'attribut étendue, donc de Dieu, c'est affirmer que le mouvement est un aspect de l'étendue, qu'elle est elle-même dynamique. Par là est éliminée une difficulté de la physique cartésienne, qui avait admis des forces du mouvement et des forces du repos, toutes effets de la force divine qui conserve la quantité de mouvement dans la nature. Comment passe-t-on de la force comme cause à la force comme effet ? C'est inintelligible. Il faut donc donner un sens ontologique à la notion de mouvement.
De même dire que l'entendement infini est un mode immédiat (éternel et infini) c'est affirmer qu'il est distinct de l'attribut pensée, mais qu'il en exprime un aspect : toutes choses sont intelligibles et s'expriment par un système d'idées adéquates, dont la totalité forme l'entendement infini de Dieu.
Quant à la facies universi totius " qui demeure toujours la même bien qu'elle change en une infinité de manières ", mode médiat mais éternel et infini, c'est l'ensemble structuré, dont les parties sont les corps. Ceux-ci sont plus ou moins complexes, forment une hiérarchie et peuvent varier d'une infinité de façons sans qu'il y ait aucun changement dans l'ensemble. On peut par là comprendre mieux le déterminisme de cette philosophie, qui certes est galiléen, mais dans lequel les rapports ne sont pas seulement des parties aux parties (mécanique), mais aussi du tout aux parties. La facies universi totius, mode médiat, est structurée par les lois du mouvement et du repos, modes immédiats.
Propositions XXIV-XXX
Après les modes infinis, on passe aux modes finis.
Proposition XXIV
Seule l'essence de ce qui est causa sui enveloppe son existence.
Corollaire
Dieu est cause de l'être des choses. Dieu n'est pas seulement cause que les choses commencent à exister, il est aussi cause qu'elles persévèrent dans l'existence. Dans une certaine mesure cette idée peut être rapprochée de celle de la création continuée, qu'on rencontre chez les théologiens et chez Descartes. Seulement ceux-ci font de Dieu une cause transcendante, alors que les propositions précédentes ont montré qu'il est cause immanente.
Proposition XXV
Dieu est cause de l'existence et de l'essence des choses. Il est cause efficiente de l'essence. C'est toujours contre l'idée de création qu'est tournée cette proposition.
Corollaire
Les choses particulières ne sont pas, une fois produites, en dehors de Dieu. Elles sont des modifications d'un attribut de Dieu. Elles en expriment l'essence d'une manière déterminée.
Proposition XXVI
Une chose ne se détermine pas par elle-même à agir.
Proposition XXVII
Une chose ne peut se déterminer par elle-même à ne pas agir.
Ces deux propositions XXVI et XXVII montrent que Dieu est cause des effets. C'est l'exposé d'une conception causaliste du déterminisme, inspirée de la physique galiléenne. Idée contre laquelle réagissent :
- Malebranche, pour qui il n'y a pas de productivité des choses (ni des esprits) et il n'y a de productivité que de Dieu ;
- Hume, qui ne comprend pas comment la cause peut produire un effet.
Proposition XXVIII
La détermination des choses finies se fait dans un enchaînement infini de causes et d'effets. Ce qui est fini ne peut suivre de la nature d'un attribut pris absolument, mais seulement comme affecté d'une certaine modification, qui elle-même est non pas infinie mais finie. Celle-ci à son tour, etc.
Scolie, Proposition XXVIII
Dieu est cause prochaine des modes infinis et cause " éloignée " des modes finis. Que signifie mediantibus his primis ? Les modes finis découlent de la productivité de Dieu par la médiation des modes infinis. Pas dans un sens alexandrin ou kabbalistique, car Dieu n'est pas cause transcendante. Il est cause éloignée en ce sens qu'à la causalité du fini par le fini (horizontale) il faut ajouter celle du fini par l'infini (verticale), qui est plutôt expression, déploiement que causalité proprement dite.
Proposition XXIX
Il n'y a pas de contingence. La contingence ce serait la multiplicité des possibles. Mais entre le nécessaire et l'impossible il n'y a pas de milieu, parce que tout découle nécessairement de la nature de Dieu.
Scolie Proposition XXIX
La distinction entre natura naturans et natura naturata renvoie à Saint Thomas d'Aquin, mais elle est forcément prise en un autre sens, puisque ici Dieu est cause immanente. Donc la nature naturante c'est la substance en tant que cause de soi, le dynamisme immanent, en même temps principe d'intelligibilité tandis que la nature naturée c'est les modes et en même temps les idées.
Proposition XXX
L'entendement ne peut rien concevoir en dehors des attributs et des modes. Il n'y a pas de surnaturel. Les théologiens affirment que le surnaturel échappe à la compréhension humaine. Ainsi Maïmonide affirme que la vertu principale de l'homme est la connaissance de Dieu, mais soutient en même temps que Dieu, transcendant, est indéfinissable, indescriptible, inclassable (le Guide des égarés, I, 31). Dans l'Ethique Dieu n'est pas surnaturel, il est natura naturans immanente. L'entendement ne connaît que natura naturans et natura naturata, et rien d'autre.
Que signifie ici " actu " ? L'auteur connaît Aristote, par suite Maïmonide, Saint Thomas et Albert le grand, il connaît la distinction intellect agent / intellect patient, utilisée pour expliquer la révélation prophétique. Ce ne sont que des mots (sur la prophétie, cf. le Traité Théologico-politique ch. I : " la cause première de la révélation est la nature de l'âme conçue précisément comme capable de connaissance naturelle "). Fini ou infini l'entendement est toujours en acte. Par conséquent " actu " signifie seulement qu'il n'y a rien de virtuel : cf. proposition XXXI.
Propositions XXXI-XXXVI
Le dernier sous-groupe de propositions vise à établir que Dieu produit nécessairement, et non arbitrairement.
Proposition XXXI
Il n'y a pas d'entendement divin. L'entendement ne peut être rapporté qu'à la nature naturée. L'entendement (fini ou infini) n'est pas l'attribut pensée, il est seulement modus cogitandi, comme la volonté, etc. (la distinction de l'entendement et de la volonté n'est pas spinoziste). Mode, il ne peut être conçu que par Dieu, il ne se rapporte qu'à la natura naturata. Par conséquent il n'y a pas d'entendement divin.
Scolie, Proposition XXXI
Le scolie justifie le mot " actu ". Il ne renvoie pas à la distinction de l'acte et de la puissance. L'entendement est toujours en acte. Il parle de l'acte de connaître : rien ne peut être plus clairement perçu que cet acte même. C'est que la théorie spinoziste de la connaissance n'est pas la théorie cartésienne. En un sens elles sont contraires : dans cette dernière c'est la certitude qui commande la vérité, dans l'autre inversement c'est la vérité qui commande la certitude. Une idée vraie s'affirme d'elle-même et dénonce l'erreur, elle est l'indice du vrai et du faux, elle n'est pas une peinture muette. On ne peut pas avoir une idée vraie sans savoir en même temps ce que c'est que comprendre. C'est ce que montrera l'Ethique II, proposition XLIII et son scolie.
Proposition XXXII
La volonté n'est pas cause libre mais nécessaire.
Corollaire 1
A proprement parler il n'y a pas de volonté divine. Autre modus cogitandi, il s'y applique le même raisonnement que dans la proposition précédente.
Corollaire 2
Il établit un parallèle entre la volonté et l'entendement d'une part (modes immédiats de l'attribut pensée) et de l'autre le mouvement et le repos (modes immédiats de l'attribut étendue). On ne dit pas que Dieu agit par la liberté du mouvement et du repos ! Il s'ensuit que la volonté est toujours necessaria vel coacta.
Proposition XXXIII
Dieu produit par la nécessité de sa nature. La nécessité de l'ordre universel des choses est affirmée par là.
Scolie 1, Proposition XXXIII
Il n'y a pas de contingence. Il n'y a de contingence qu'eu égard à un manque de connaissance en nous. Il n'y a en effet pas de milieu entre les choses qui sont nécessaires et celles qui sont impossibles. Mais des choses nécessaires les unes sont nécessaires par la vertu de leur essence (il n'y a en fait que Dieu qui soit causa sui) : ce n'est pas relativement à elles qu'il peut y avoir un manque de connaissances, pas davantage que relativement à celles dont l'existence implique contradiction, qui sont impossibles. Les autres choses nécessaires le sont par l'action d'une cause efficiente : c'est relativement à celles-ci que notre ignorance peut créer l'apparence d'une contingence.
Scolie 2, Proposition XXXIII
Le scolie montre que l'essence de Dieu étant éternelle, il en va de même de ses décrets. Il n'y a pas de choix de Dieu. C'est encore une flèche tournée contre les théologiens et contre les philosophes. Elle fait mouche autant contre ceux qui soutiennent que le choix de Dieu est raisonnable que contre ceux qui soutiennent qu'il est arbitraire.
La question de la liberté de choix relativement à Dieu, l'éventualité d'un autre choix fait par lui et donc d'un autre monde dans lequel nous vivrions, ne relève pas de la pure abstraction. Son enjeu est au contraire d'une grande importance. Le texte ne le met pas en évidence, quoiqu'il le laisse quelquefois transpirer. Il est de comprendre le mal. Nul ne prétendra que l'humanité ne souffre pas, ni qu'il n'y a pas des méchants. Dès lors soit les théologiens et philosophes se soumettent à l'arbitraire de Dieu au risque d'abandonner le commun des mortels à la révolte contre ce bon plaisir, soit ils disent qu'il a choisi la moins mauvaise des solutions au risque de le faire passer pour impuissant. Dans les deux cas l'impiété est flagrante et la philosophie spinoziste peut se flatter d'être la seule qui garantisse Dieu tant de la méchanceté que de l'impuissance. Il ne faut pas négliger cet aspect de l'Ethique, qui peut être lue comme une entreprise de purification de la religion.
A.
La première partie du scolie consiste dans la discussion des thèses des théologiens. La proposition XXXIII, établissant que ce qui est produit par Dieu est absolument parfait, n'est pas de nature à être acceptée spontanément de ceux-ci. Il faut donc développer sa signification et montrer que si ceux qui la refusent étaient un peu conséquents ils l'accepteraient.
I.
Les choses produites par Dieu sont l'expression de son essence, elles suivent donc nécessairement de sa souveraine perfection et par là sont parfaites.
a.
Le scolie procède d'abord à l'exposé de la thèse dans ces termes mêmes et se projette vers la conclusion qui en découle : tout procès fait à Dieu pour lui reprocher une imperfection du monde créé par lui est infondé. Or on sait que l'existence du vice et du crime, des maladies et des catastrophes naturelles, toutes causes de souffrance qui accablent des innocents, est l'occasion au moins de s'interroger si Dieu n'aurait pas pu éviter ça. L'imperfection du monde fait naître le soupçon que Dieu lui-même est imparfait. Car si l'on pense que Dieu aurait pu créer le monde autrement, cela implique que sa nature aurait été autre, donc qu'elle n'est pas la meilleure. La philosophie qui fait de la liberté de Dieu autre chose qu'un choix, l'expression de la nécessité de sa nature, est la seule qui le garantisse de l'imperfection.
b.
Mais force est de constater qu'elle est repoussée par les théologiens, parce qu'ils attribuent à Dieu une volonté absolue, c'est à dire un choix, un souverain arbitrage entre plusieurs possibles. Une telle conception de la liberté n'est pas seulement dérisoire ; elle constitue un obstacle au développement du savoir. Il y a dans la nature un déterminisme, qui a clairement été mis en évidence par Galilée. La science passe par la reconnaissance et l'application de ce principe. Mais, demandera-t-on, est-il applicable à Dieu ? Dieu est cause immanente et non transitive, Dieu c'est la nature. Refuser l'application de ce principe aux décrets divins c'est rêver ou croire au miracle.
c.
Comme il le fait souvent Spinoza raisonne ensuite à partir des prémisses de ses adversaires, afin de montrer qu'ils n'y gagnent pas pour autant leur conclusion. Même donc en leur accordant que Dieu a une volonté, que ce qu'il produit découle de celle-ci, ils ne peuvent en tirer que sa volonté eût pu être autre et que le monde créé par lui eût pu être plus parfait. En effet puisqu'ils reconnaissent et même revendiquent 1° qu'il dépend du seul décret de Dieu que chaque chose soit ce qu'elle est, 2° que les décrets de Dieu ont été arrêtés de toute éternité, il en découle que Dieu n'a jamais pu décréter autre chose. La première de ces propositions exclut toute autre cause des choses, toute intervention autre que la volonté divine ; la seconde exclut l'inconstance de Dieu. D'ailleurs dans l'éternité la chronologie n'a aucun sens, il n'y a pas de moment antérieur ou postérieur à un autre, il n'y a pas même de moment. Par conséquent de leurs propres prémisses les théologiens doivent conclure, sauf à accuser Dieu d'imperfection, que ses décrets sont éternels. Il ne faut pas croire que d'abord Dieu existe et qu'ensuite, se demandant ce qu'il va bien pouvoir faire, il décide ceci ou cela : Dieu n'existe pas antérieurement à ses décrets.
II.
A la démonstration qui précède les théologiens feront cependant l'objection que de l'hypothèse que le texte vient de combattre il ne découle nullement que Dieu soit imparfait. Il n'y aurait donc pas lieu de l'écarter.
a.
Si Dieu eût pu décréter autre chose, disent-ils, il n'en serait pas moins parfait. Mais, répond ce texte, c'est lui accorder un autre entendement et une autre volonté, puisqu'il aurait alors conçu et voulu une autre nature. Or s'accordant cela à eux-mêmes ils prétendent le faire sans pourtant changer l'essence de Dieu. Il suit inévitablement de leur hypothèse qu'on pourrait encore lui attribuer de changer maintenant ses décrets. Quelle raison invoquer pour rendre compte que ce qui lui a été possible ne l'est plus ? Mais changer aujourd'hui l'ordre du monde c'est suspendre les lois de la nature, leur en substituer d'autres, remplacer le déterminisme par le miracle permanent. Les théologiens eux-mêmes peuvent-ils le vouloir ? Certes le miracle à leurs yeux prouve la puissance de Dieu. Cependant il n'y a de miracle que relativement à un ordre des choses. Si le miracle est permanent, il n'y a plus de miracle ! Les philosophes de leur côté peuvent-ils penser que Dieu change l'ordre des choses à sa guise ?
b.
Les philosophes justement énoncent eux-mêmes une excellente raison qui s'oppose à l'hypothèse d'une liberté de volonté en Dieu. Tous admettent que sa volonté et son entendement sont constitutifs de son essence (cf. Descartes Lettres à Mersenne du 06/05/1630 et du 27/05/1630 déjà citées). Ils admettent qu'il n'en va pas de Dieu comme des hommes, qu'il n'y a pas lieu de distinguer en lui ce que son entendement lui représente maintenant et ce qu'il lui représentera plus tard. Si le progrès intellectuel a un sens chez les humains, il n'en a pas chez Dieu ! De même sa volonté n'est pas maintenant celle-ci et plus tard celle-là. Si le caprice existe chez les humains, il n'existe pas chez Dieu ! Donc il a un entendement et une volonté en acte, qui appartiennent à son essence. Il s'ensuit que les imaginer autres que ce qu'ils sont serait dire que son essence devrait être autre que ce qu'elle est, autrement dit que Dieu n'est pas Dieu ! Comment pourrait-on mieux (plus gravement) l'accuser d'imperfection ?
B.
Le scolie tire maintenant les conséquences de la discussion qui précède : il rejette à la fois l'indifférence de Dieu et sa soumission au destin.
a.
Il formule en premier lieu la conclusion de ce qui précède, autrement dit il énonce une nouvelle fois la thèse exprimée par lui avec la proposition XXXIII : Dieu crée toutes choses aussi parfaites qu'il les conçoit.
b.
Mais l'auteur entend bien l'objection qui ne manquera pas de lui être faite sur la perfection : ce qui est parfait ne l'est que pour autant que Dieu l'a déclaré tel. Il eût pu faire que la perfection fût imperfection, c'est ce qu'affirment à la fois la conception mosaïque de la création et Descartes (cf. Lettre à Mersenne du 15/04/1630 et la Réponse aux 6èmes objections déjà citées). Il répond... qu'il a déjà répondu ci-dessus. Car prêter à Dieu la volonté de changer le parfait en imparfait et l'imparfait en parfait, c'est prétendre que Dieu peut se faire des choses une idée autre que celle qu'il en a. Ce qu'il vient en effet de montrer absurde.
c.
La flèche que les théologiens lui destinaient était en fait un boumerang. Il n'est pas difficile de renvoyer l'idée d'un autre décret de Dieu à une autre volonté de Dieu, et celle-ci à une autre nature de Dieu. Cela impliquerait encore que Dieu n'est pas Dieu (summa perfectio), ce dont l'absurdité a déjà été mise en lumière. C'est au fond, et pour aller dans l'exposé de la philosophie spinoziste plus loin que ne le fait ce scolie, confondre la perfection, c'est à dire la réalité, notion dont le fondement est ontologique, avec le bien qui n'a de rapport qu'avec nos besoins et n'a pas de signification en Dieu (cf. Appendice). Il n'y a en réalité pas de problème du mal ; les difficultés qu'accumulent théologiens et philosophes sont sans fondement. Ainsi se trouve écartée l'hypothèse que la liberté de Dieu serait une liberté d'indifférence.
d.
L'auteur se reconnaît cependant moins hostile à l'hypothèse de l'indifférence qu'à celle d'un Dieu ayant égard à un bien qui ne dépendrait pas de lui. Il serait en ce cas soumis à quelque chose en dehors de lui, qui serait pour lui comme un modèle et un but. Cette absurdité sera quelques années après la publication de l'Ethique celle de Leibniz : " Je trouve encore cette expression de quelques autres philosophes tout à fait étrange, qui disent que les vérités éternelles de la métaphysique et de la géométrie, et par conséquent aussi les règles de la bonté, de la justice et de la perfection ne sont que des effets de la volonté de Dieu, au lieu qu'il me semble que ce ne sont que des suites de son entendement, qui assurément ne dépend point de sa volonté, non plus que son essence " (Discours de métaphysique, § II). Elle ne se présente que dans une perspective créationniste, mais accommodée à l'idée hellénique du démiurge. Spinoza est encore plus hostile à cette hypothèse qu'à celle de l'indifférence, parce qu'elle contredit la proposition, admise tant par lui que par les théologiens et Descartes, que Dieu est cause aussi bien de l'essence que de l'existence de toute chose. Elle transforme Dieu en un de ces foutriquets qu'on rencontre dans la mythologie grecque, et qui n'ont d'autre puissance que de tâcher d'ordonner au mieux de leurs intérêts et de leurs passions ce qui de toute façon existe sans eux et avant eux. Et de fait dans cette mythologie les dieux olympiens restent subordonnés à d'autres divinités plus vieilles et plus puissantes qu'eux : Zeus ne peut empêcher qu'Achille, qui lui est cher, doive être tué après avoir lui-même tué Hector. Il ne peut empêcher que son fils Héraklès soit soumis aux travaux. Il est inutile de perdre du temps à discuter d'une telle représentation de Dieu.
L'auteur se donne lui-même comme le meilleur défenseur de la conception théologique de Dieu : c'est sa philosophie qui préserve le mieux la toute puissance de Dieu, c'est aussi celle qui garantit le mieux l'intelligibilité des rapports de Dieu avec le monde. Cela ne signifie pas pour autant qu'il la soumette à l'autorité théologique. Loin s'en faut. En particulier son Dieu ne peut pas être celui de la théologie juive, parce qu'il ne partage avec elle ni l'idée d'un Dieu créateur, ni celle d'un Dieu esprit pur, ni celle d'un Dieu transcendant.
Proposition XXXIV
La puissance de Dieu est son essence. Cette proposition a été largement préparée par le scolie précédent. La puissance de Dieu n'est pas un attribut (en l'occurrence métaphysique), au sens où le disent les théologiens, c'est à dire une propriété qu'il est libre de déployer ou de ne pas déployer. Il est de l'essence de Dieu de déployer sa puissance. Autrement dit l'activité de Dieu, sa productivité, est inépuisable. Certes un théologien peut le dire, mais il ne peut entendre par là que la puissance de Dieu est celle par laquelle toutes choses sont et agissent. La suite de l'Ethique montrera que toutes choses sont animées, à des degrés différents sans doute, mais tellement que la négativité (par exemple, pour rester dans les fantasmes théologiques, celle de Satan) n'est absolument pas possible.
Proposition XXXV
Ce qui est, est nécessairement. Cela découle avec évidence de la proposition précédente. Mais il faut voir ce que cela implique. Les théologiens juifs et chrétiens ne sont pas d'accord, car ils attribuent aux hommes le même libre arbitre qu'à Dieu. La deuxième partie de l''Ethique montrera aussi que cela n'a pas de sens. C'est pourquoi ce qui est un problème pour les autres philosophies n'en est pas un pour elle : elle n'a pas besoin de concilier la liberté de Dieu avec celle de l'homme. Elle ne se sent d'ailleurs pas en conflit avec toutes les autorités religieuses, puisqu'elle peut invoquer à bon droit Jérémie, XVIII, 6 : " Vous êtes dans ma main, comme l'argile dans la main du potier ", lequel est suivi de Saint Paul : " Le potier peut faire ce qu'il veut avec l'argile : à partir de la même pâte il peut fabriquer un vase précieux ou un vase ordinaire " (Romains, IX, 21). Celui-ci, affirmant la prédestination, est à l'origine de la discorde entre les Eglises.
Proposition XXXVI
Rien n'existe qui soit de nul effet. Dans la nature toutes les choses agissent, parce que toutes les choses expriment l'essence et la puissance de Dieu. L'enchaînement déterministe est tel que tout effet est en même temps une cause. Le déterminisme exprime la productivité de l'être.
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Sommaire
Appendice
J'ai expliqué dans ce qui précède la nature de Dieu et ses propriétés, savoir : qu'il existe nécessairement ; qu'il est unique ; qu'il est et agit par la seule nécessité de sa nature ; qu'il est la cause libre de toutes choses, et en quelle manière il l'est ; que tout est en Dieu et dépend de lui de telle sorte que rien ne peut ni être ni être conçu sans lui ; enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes par la liberté de la volonté, autrement dit par un bon plaisir absolu, mais par la nature absolue de Dieu, c'est-à-dire sa puissance infinie. J'ai eu soin en outre, partout où j'en ai eu l'occasion, d'écarter les préjugés qui pouvaient empêcher que mes démonstrations ne fussent perçues ; comme, toutefois, il en reste encore beaucoup qui pouvaient et peuvent aussi, et même au plus haut point, empêcher les hommes de saisir l'enchaînement des choses de la façon que je l'ai exposé, j'ai cru qu'il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l'examen de la raison. Tous ceux que j'entreprends de signaler ici dépendent d'ailleurs d'un seul, consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fin ; ils disent, en effet, que Dieu a tout fait en vue de l'homme et qu'il a fait l'homme pour que l'homme lui rendît un culte. C'est donc ce préjugé seul que je considérerai d'abord cherchant primo pour quelle cause la plupart s'y tiennent et pourquoi tous inclinent naturellement à l'embrasser. En second lieu j'en montrerai la fausseté, et pour finir je ferai voir comment en sont issus les préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et au péché, à la louange et au blâme, à l'ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, et à d'autres objets de même sorte. Il n'appartient pas toutefois à mon objet présent de déduire cela de la nature de l'âme humaine. Il suffira pour le moment de poser en principe ce que tous doivent reconnaître : que tous les hommes naissent sans aucune connaissance des causes des choses, et que tous ont un appétit de rechercher ce qui leur est utile, et qu'ils en ont conscience. De là suit : 1° que les hommes se figurent être libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, n'en ayant aucune connaissance. Il suit : 2° que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, savoir l'utile qu'ils appètent. D'où résulte qu'ils s'efforcent toujours uniquement à connaître les causes finales des choses accomplies et se tiennent en repos quand ils en sont informés, n'ayant plus aucune raison d'inquiétude. S'ils ne peuvent les apprendre d'un autre, leur seule ressource est de se rabattre sur eux-mêmes et de réfléchir aux fins par lesquelles ils ont coutume d'être déterminés à des actions semblables, et ainsi jugent-ils nécessairement de la complexion d'autrui par la leur. Comme, en outre, ils trouvent en eux-mêmes et hors d'eux un grand nombre de moyens contribuant grandement à l'atteinte de l'utile, ainsi, par exemple, des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour l'alimentation, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir des poissons, ils en viennent à considérer toutes les choses existant dans la Nature comme des moyens à leur usage. Sachant d'ailleurs qu'ils ont trouvé ces moyens, mais ne les ont pas procurés, ils ont tiré de là un motif de croire qu'il y a quelqu'un d'autre qui les a procurés pour qu'ils en fissent usage. Ils n'ont pu, en effet, après avoir considéré les choses comme des moyens, croire qu'elles se sont faites elles-mêmes, mais, tirant leur conclusion des moyens qu'ils ont accoutumé de se procurer, ils ont dû se persuader qu'il existait un ou plusieurs directeurs de la nature, doués de la liberté humaine, ayant pourvu à tous leurs besoins et tout fait pour leur usage. N'ayant jamais reçu au sujet de la complexion de ces êtres aucune information, ils ont dû aussi en juger d'après la leur propre, et ainsi ont-ils admis que les Dieux dirigent toutes choses pour l'usage des hommes afin de se les attacher et d'être tenus par eux dans le plus grand honneur ; par où il advint que tous, se référant à leur propre complexion, inventèrent divers moyens de rendre un culte à Dieu afin d'être aimés par lui par-dessus les autres, et d'obtenir qu'il dirigeât la Nature entière au profit de leur désir aveugle et de leur insatiable avidité. De la sorte, ce préjugé se tourna en superstition et poussa de profondes racines dans les âmes ; ce qui fut pour tous un motif de s'appliquer de tout leur effort à la connaissance et à l'Explication des causes finales de toutes choses. Mais, tandis qu'ils cherchaient à montrer que la Nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire rien qui ne soit pour l'usage des hommes), ils semblent n'avoir montré rien d'autre sinon que la Nature et les Dieux sont atteints du même délire que les hommes. Considérez, je vous le demande, où les choses en sont enfin venues ! Parmi tant de choses utiles offertes par la Nature, ils n'ont pu manquer de trouver bon nombre de choses nuisibles, telles les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que de telles rencontres avaient pour origine la colère de Dieu excitée par les offenses des hommes envers lui ou par les péchés commis dans son culte ; et, en dépit des protestations de l'expérience quotidienne, montrant par des exemples sans nombre que les rencontres utiles et les nuisibles échoient sans distinction aux pieux et aux impies, ils n'ont pas pour cela renoncé à ce préjugé invétéré. Ils ont trouvé plus expédient de mettre ce fait au nombre des choses inconnues dont ils ignoraient l'usage, et de demeurer dans leur état actuel et natif d'ignorance, que de renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre. Ils ont donc admis comme certain que les jugements de Dieu passent de bien loin la compréhension des hommes : cette seule cause certes eût pu faire que le genre humain fût à jamais ignorant de la vérité, si la mathématique, occupée non des fins mais seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait fait luire devant les hommes une autre norme de vérité ; outre la mathématique on peut assigner, d'autres causes encore (qu'il est superflu d'énumérer ici) par lesquelles il a pu arriver que les hommes aperçussent ces préjugés communs, et fussent conduits à la connaissance vraie des choses.
J'ai assez expliqué par là ce que j'ai promis en premier lieu. Pour montrer maintenant que la Nature n'a aucune fin à elle prescrite et que toutes les causes finales ne sont rien que des fictions des hommes, il ne sera pas besoin de longs discours. Je crois en effet l'avoir déjà suffisamment établi, tant en montrant de quels principes et de quelles causes ce préjugé tire son origine que par la Proposition 16 et les Corollaires de la Proposition 32, et en outre par tout ce que j'ai dit qui prouve que tout dans la nature se produit avec une nécessité éternelle et une perfection suprême. J'ajouterai cependant ceci : que cette doctrine finaliste renverse totalement la Nature. Car elle considère comme effet ce qui, en réalité, est cause, et vice versa. En outre, elle met après ce qui de nature est avant. Enfin elle rend très imparfait ce qui est le plus élevé et le plus parfait. Pour laisser de côté les deux premiers points (qui sont évidents par eux-mêmes), cet effet, comme il est établi par les Propositions 21, 22 et 23, est le plus parfait, qui est produit par Dieu immédiatement et, plus une chose a besoin pour être produite de causes intermédiaires, plus elle est imparfaite. Mais, si les choses immédiatement produites par Dieu avaient été faites pour que Dieu pût atteindre sa fin, alors nécessairement les dernières, à cause desquelles les premières eussent été faites, seraient de toutes les plus excellentes. En outre, cette doctrine détruit la perfection de Dieu ; car, si Dieu agit pour une fin, il appète nécessairement quelque chose de quoi il est privé. Et bien que Théologiens et Métaphysiciens distinguent entre une fin de besoin et une fin d'assimilation, ils conviennent cependant que Dieu a tout fait pour lui-même et non pour les choses à créer ; car ils ne peuvent en dehors de Dieu rien assigner qui fût avant la création et à cause de quoi Dieu eût agi ; ils sont donc contraints aussi de reconnaître que Dieu était privé de tout ce pour quoi il a voulu procurer des moyens et le désirait, comme, il est clair de soi. Et il ne faut pas oublier ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur talent en assignant les fins des choses, ont, pour soutenir leur doctrine, introduit une nouvelle façon d'argumenter : la réduction non à l'impossible, mais à l'ignorance ; ce qui montre qu'il n'y avait pour eux aucun moyen d'argumenter. Si, par exemple, une pierre est tombée d'un toit sur la tête de quelqu'un et l'a tué, ils démontreront de la manière suivante que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n'est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet il y en a souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être direz-vous cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l'homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce moment ? pourquoi l'homme passait-il par là à ce même instant ? Si vous répondez alors : le vent s'est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencé à s'agiter ; l'homme avait été invité par un ami ; ils insisteront de nouveau, car ils n'en finissent pas de poser des questions : pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi l'homme a-t-il été invité pour tel moment ? et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche sur les causes des événements, jusqu'à de que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance. De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d'un étonnement imbécile et, de ce qu'ils ignorent les causes d'un si bel arrangement, concluent qu'il n'est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu'aucune partie ne nuise à l'autre. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s'applique à connaître en savant les choses de la nature, au lieu de s'en émerveiller comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la Nature et des Dieux. Ils savent bien que détruire l'ignorance, c'est détruire l'étonnement imbécile, c'est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité. Mais en voilà assez sur ce chapitre, je passe au troisième point que j'ai résolu de traiter.
Après s'être persuadé que tout ce qui arrive est fait à cause d'eux, les hommes ont dû juger qu'en toutes choses le principal est ce qui a pour eux le plus d'utilité, et tenir pour les plus excellentes celles qui les affectent le plus agréablement. Par là ils n'ont pu manquer de former ces notions par lesquelles ils prétendent expliquer les natures des choses, ainsi le Bien, le Mal, l'Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur ; et de la liberté qu'ils s'attribuent sont provenues ces autres notions, la Louange et le Blâme, le Péché et le Mérite ; j'expliquerai plus tard ces dernières, quand j'aurai traité de la nature humaine, et je rendrai compte ici brièvement des premières. Les hommes donc ont appelé Bien tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, Mal ce qui leur est contraire. Et, comme ceux qui ne connaissent pas la nature des choses, n'affirment rien qui s'applique à elles, mais les imaginent seulement et prennent l'imagination pour l'entendement, ils croient donc fermement qu'il y a en elles de l'Ordre, dans l'ignorance où ils sont de la nature tant des choses que d'eux-mêmes. Quand elles sont disposées en effet de façon que, nous les représentant par les sens, nous puissions facilement les imaginer et, par suite, nous les rappeler facilement, nous disons qu'elles sont bien ordonnées ; dans le cas contraire, qu'elles sont mal ordonnées ou confuses. Et, comme nous trouvons plus d'agrément qu'aux autres, aux choses que nous pouvons imaginer avec facilité, les hommes préfèrent l'ordre à la confusion ; comme si, sauf par rapport à notre imagination, l'ordre était quelque chose dans la Nature. Ils disent encore que Dieu a créé toutes choses avec ordre et, de la sorte, sans le savoir, attribuent à Dieu de l'imagination ; à moins peut-être qu'ils ne veuillent que Dieu, pourvoyant à l'imagination humaine, ait disposé toutes choses de façon qu'ils pussent les imaginer le plus facilement ; et probablement ils ne se laisseraient pas arrêter par cette objection qu'il se trouve une infinité de choses qui passent de beaucoup notre imagination, et un grand nombre qui la confondent à cause de sa faiblesse. Mais assez là-dessus. Pour les autres notions aussi, elles ne sont rien, si ce n'est des modes d'imaginer par lesquels l'imagination est diversement affectée, et cependant les ignorants les considèrent comme les attributs principaux des choses ; parce que, comme nous l'avons dit déjà, ils croient que toutes choses ont été faites en vue d'eux-mêmes et disent que la nature d'une chose est bonne ou mauvaise, saine ou pourrie et corrompue, suivant qu'ils sont affectés par elle. Si, par exemple, le mouvement, que reçoivent les nerfs des objets qui nous sont représentés par les yeux, convient à la santé, alors les objets qui en sont cause sont appelés beaux, et l'on dit laids ceux qui excitent un mouvement contraire. Ceux qui émeuvent le sens par le nez, on les nomme bien odorants ou fétides ; doux ou amers, agréables ou désagréables au goût, ceux qui font impression sur lui par la langue, etc. Ceux qui agissent par le toucher sont durs ou mous, rugueux ou lisses, etc. Et ceux enfin qui ébranlent les oreilles, on dit qu'ils produisent un bruit, un son ou une harmonie, et au sujet de cette dernière qualité l'extravagance des hommes a été jusqu'à croire que Dieu aussi se plaît à l'harmonie. Il ne manque pas de Philosophes qui se sont persuadé que les mouvements célestes composent une harmonie. Tout cela montre assez que chacun juge des choses selon la disposition de son cerveau ou plutôt leur a laissé se substituer les manières d'être de son imagination. Il n'y a donc pas à s'étonner (pour le noter en passant) que tant de controverses se soient, comme nous le voyons, élevées entre les hommes et que le Scepticisme en soit enfin provenu. Si, en effet, les corps humains conviennent en beaucoup de points, ils diffèrent en un très grand nombre et, par suite, ce qui paraît bon à l'un, semble mauvais à l'autre ; l'un juge ordonné ce que l'autre trouve confus ; ce qui est au gré de l'un, est à l'autre désagréable, et ainsi du reste. Je n'y insisterai pas, et parce que ce n'est pas le moment de traiter avec développement de ces choses, et parce que tout le monde en a assez fait l'expérience. Tout le monde répète : Autant de têtes, autant d'avis ; chacun abonde dans son sens ; il n'y a pas moins de différence entre les cerveaux qu'entre les palais. Et tous ces dictons montrent assez que les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau et les imaginent plutôt qu'ils ne les connaissent. S'ils les avaient clairement connues, elles auraient, comme en témoigne la Mathématique, la puissance sinon d'attirer, du moins de convaincre tout le monde.
Nous voyons ainsi que toutes les notions par lesquelles le vulgaire a coutume d'expliquer la Nature, sont seulement des Modes d'imaginer et ne renseignent sur la nature d'aucune chose, mais seulement sur la façon dont est constituée l'imagination, et, comme elles ont des noms qui semblent s'appliquer à des êtres existant en dehors de l'imagination, je les appelle êtres non de raison mais d'imagination et ainsi tous les arguments qui sont tirés contre nous de notions semblables, se peuvent facilement réfuter. Beaucoup en effet ont coutume d'argumenter ainsi. Si toutes choses ont suivi de la nécessité de la nature d'un Dieu tout parfait, d'où viennent donc tant d'imperfections existant dans la Nature ? c'est-à-dire, d'où vient que les choses se corrompent jusqu'à la fétidité, qu'elles soient laides à donner la nausée, d'où viennent la confusion, le mal, le péché, etc. Il est, je viens de le dire, facile de répondre. Car la perfection des choses doit s'estimer seulement par leur nature et leur puissance, et elles ne sont donc pas plus ou moins parfaites parce qu'elles plaisent aux sens de l'homme ou les offensent, conviennent à la nature humaine ou lui répugnent. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n'a pas créé tous les hommes de façon que la seule raison les conduisît et les gouvernât, je ne réponds rien, sinon que cela vient de ce que la matière ne lui a pas fait défaut pour créer toutes choses, savoir : depuis le plus haut jusqu'au plus bas degré de perfection ; ou, pour parler plus proprement, de ce que les lois de la Nature se sont trouvées assez amples pour suffire à la production de tout ce qui pouvait être conçu par un entendement infini, comme je l'ai démontré Proposition 16. Tels sont les préjugés que j'ai voulu signaler ici. S'il en reste encore d'autres de même farine, chacun pourra s'en guérir avec un peu de réflexion.
Fin de la première partie
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Appendice
Après un bref résumé de ce qui a été établi par la première partie de l'Ethique, ce texte s'attaque aux préjugés et d'abord au préjugé finaliste.
A.
Il s'articule de la manière suivante. On trouve d'abord l'énoncé du préjugé finaliste : il consiste à imaginer que toute chose agit en vue d'une fin, ce qui n'est rien d'autre que de l'anthropomorphisme, puisqu'on projette sur les choses ce qui est propre aux hommes. Ce préjugé va même jusqu'à croire que Dieu lui aussi agit en vue d'une fin, ce qui constitue une autre manifestation de l'anthropomorphisme, encore plus affligeante que la précédente. A celui-ci s'ajoute même de l'anthropocentrisme, puisque ceux qui ont ce préjugé n'hésitent pas à prétendre que les hommes sont eux-mêmes la fin en vue de laquelle Dieu agit.
Puis l'auteur indique comment il va procéder dans cet Appendice et en donne en quelque sorte le plan. Il considèrera " primo " les causes pour lesquelles les hommes sont attachés au finalisme, " deinde " pourquoi il constitue une erreur et " tandem " comment tous les autres préjugés en dérivent (B,C,D).
B.
Il s'agit donc pour commencer d'examiner l'origine de celui-ci. Bien qu'il soit possible de le déduire de la nature de l'âme humaine (qui n'est l'objet que de la deuxième partie de l'Ethique), il suffira dans cette perspective de relever ce que tout le monde peut constater empiriquement. Suivent une dizaine de remarques, lesquelles sont plus ou moins étroitement enchaînées les unes aux autres.
1.
La première d'entre elles est que les hommes n'ont aucune connaissance des causes et qu'ils ne cherchent pas à les connaître. Leur seule recherche est celle de ce qui leur est utile, et non de ce qui est vrai. Ils ont conscience de se conduire en vue d'une fin.
2.
Celle-ci dans leur conscience leur apparaît comme une volition ou un appétit. Ces termes sont choisis pour leur proximité avec celui de volonté et en même temps leur distinction facile avec celui-ci. La volition et l'appétit peuvent être des apparences de volonté mais point du tout des volontés réelles. En fait ils ne sont pas eux-mêmes des commencements absolus, des arbitrages souverains (il n'existe d'ailleurs rien de tel), mais des effets qui renvoient à des causes. Il y a des causes pour lesquelles on a telle volition et tel appétit. Mais on ne les connaît pas, on n'en est pas même conscient qu'il y en a. C'est bien là la raison pour laquelle les hommes se figurent être libres : ils ressentent en leur âme ces mouvements qui les portent vers une fin, mais ils n'en connaissent pas les causes ; ils ne soupçonnent pas même qu'il puisse y en avoir : ils s'imaginent être des souverains qui décident arbitrairement. Cf. l'Ethique II, scolie de la proposition XXXV. La Lettre LVIII à Schuller en donne plusieurs exemples, dont j'ai déjà cité celui de l'ivrogne. Mais il ne faut pas se méprendre sur son sens, ce dernier n'est pas un cas : nous sommes tous semblables à lui.
3.
C'est par conséquent une constante de leur comportement qu'ils agissent en vue d'une fin et qu'ils ne conçoivent pas d'autre sorte d'action. L'utilitarisme est leur seule ligne de conduite. Ils sont loin d'imaginer qu'il puisse dans la nature se rencontrer d'autres formes d'action et a fortiori ils sont loin de penser qu'aucune action ne s'explique par les fins qu'elle poursuit. Comment se représenteraient-ils que Dieu agit par la seule nécessité de sa nature et qu'en ceci il est libre, tandis qu'eux, qui croient n'être déterminés par rien, ne sont pas libres autrement qu'en imagination ?
4.
Là est la raison pour laquelle dans l'Explication des phénomènes ils se satisfont des causes finales et n'en recherchent jamais nulle autre. Ils ne se demandent pas par quelle cause ceci survient, mais en vue de quelle fin. Ils prennent en outre l'habitude de s'en rapporter à eux-mêmes dans la recherche de celle-ci. Si, comme il doit être fréquent, ils ne connaissent pas directement la fin en vue de laquelle l'auteur de l'action l'a commise, ils s'interrogent eux-mêmes se demandant en vue de quelle fin ils l'auraient eux-mêmes produite et parviennent ainsi indirectement à l'établir. Sans doute ce raisonnement peut être judicieux lorsqu'il s'agit de pénétrer les raisons des semblables (comme fait un joueur d'échecs par exemple), mais non s'il s'agit d'un autre être (un animal par exemple) et a fortiori de Dieu.
5.
Cette manière de raisonner les conduit à considérer toutes choses comme des moyens à leur usage : puisqu'à leur avis leurs yeux leur ont été donnés pour voir, et leurs dents pour mâcher, de la même façon les choux et les haricots leur ont été donnés pour s'alimenter, le soleil pour éclairer leurs jours et la lune pour éclairer leurs nuits, etc. Ce raisonnement est celui de la Genèse (I, 16 ; I, 29-30).
6.
Il se poursuit de la manière suivante : parce que les hommes tiennent toutes choses pour des moyens, des instruments à leur usage, ils ne peuvent évidemment pas croire un instant qu'elles se sont faites d'elles-mêmes. Leurs marteaux et leurs pelles ne se sont pas faits d'eux-mêmes ! Ils sont par ailleurs conscients de leur incapacité de les produire eux-mêmes. Ils imaginent par suite des agents supérieurs, qui ne songent qu'à leur être utiles. Ces sortes d'artisans, qui produisent avec des moyens inimaginables ce qu'eux-mêmes sont incapables de produire sont des dieux anthropomorphes, c'est à dire dotés par l'imagination des hommes de la même liberté dont ils s'imaginent dans leur naïveté jouir eux-mêmes.
7.
Mais plus généralement ils les douent des qualités humaines. Car ils sont bien obligés de se les représenter sur le seul modèle qui est à leur disposition, le modèle humain. Par conséquent s'ils se demandent pourquoi les dieux pourvoient à leurs besoins, en vue de quelle fin, ils sont enclins à projeter sur eux leurs propres motivations et pensent que les dieux cherchent à s'attacher les hommes et à être honorés d'eux. C'est une sorte de commerce (cf. Platon, Euthyphron) qu'ils envisagent entre le visible et l'invisible et il faut par conséquent qu'ils trouvent ce qui plaît aux dieux : prières, sacrifices, rites, tout un culte, destiné à obliger les dieux à leur être utiles. Un cadeau en effet engage celui qui le reçoit et lui fait obligation de répondre par un don réputé équivalent. Afin d'obtenir les faveurs des dieux il y a donc des choses qu'il faut faire et des choses qu'il faut surtout ne pas faire. Parce qu'il dérive vers des pratiques, le préjugé finaliste devient une superstition. Les caractéristiques visibles du monde visible sont reléguées à l'arrière plan par des effets invisibles sur l'invisible. Ainsi les dieux aiment le sang humain, ou celui des bœufs, agneaux, poulets, etc., ou l'odeur de l'encens et celle des cierges. Ils comblent de faveurs les hommes qui les leur offrent ; et bien sûr ils s'acharnent sur ceux qui ne les leur offrent pas. Ainsi les malheurs d'Ulysse viennent-ils de ce qu'il a offensé Poséidon en crevant l'œil du Cyclope. Quant à Abel et Caïn c'est très simple : le fumet des sacrifices du premier (des fruits de l'élevage) plaît aux narines de Yahweh, l'autre (des fruits du labour) ne leur plaît pas ! (Genèse, IV, 2-5).
8.
En croyant ainsi expliquer toute chose ils font délirer avec eux la nature et les dieux. Leur persuasion que les actes qu'ils croient pieux sont récompensés et que ceux qu'ils croient impies sont châtiés est telle que même les faits qui montrent pourtant clairement le contraire en sont encore pour eux des preuves. Si l'homme pieux est accablé de tourments, c'est qu'en l'accablant le dessein des dieux est encore de le distinguer. Ils le font dans ce cas d'une manière certes inintelligible mais peu importe : les voies de la providence sont impénétrables (cf. Job, XII).
9.
En dépit de l'expérience qui montre l'inanité de leurs pratiques, en vérité plus magiques que religieuses, ils admettent que les jugements de Dieu passent la compréhension des hommes. Plutôt que de renoncer à leurs superstitions les hommes y sont tellement attachés, qu'ils préfèrent ne pas comprendre ce qu'elles ne peuvent expliquer.
10.
Le préjugé finaliste eût pu coûter fort cher à l'humanité en la maintenant dans l'ignorance. Heureusement la mathématique est occupée des essences et des propriétés des figures et tourne l'esprit vers une manière de penser qui fait reculer le préjugé. En effet les géomètres ne se demandent jamais en vue de quelle fin a été fait ce qu'ils découvrent. Si la somme des angles du triangle est égale à deux droits, ce n'est ni en vue de ceci ni en vue de cela, mais en raison de son essence, qui est d'être l'intersection de trois droites. Une autre norme de vérité apparaît par là, non plus la cause finale (comme l'appelle Aristote) mais la cause efficiente, si tant est qu'on puisse légitimement nommer ainsi les démonstrations. Du préjugé finaliste à la pratique intellectuelle des sciences, le renversement est complet.
C.
On parvient maintenant au second point de l'Appendice, qui vise à expliquer pourquoi le préjugé finaliste est faux. Assurément ce qui a été dit de son origine fait assez voir qu'il est sans fondement. Mais une chose est de montrer la faute de raisonnement ou même l'absence de raisonnement qui conduit à une croyance, une autre chose est de déterminer si l'objet de cette croyance est ou non tel qu'on le croit : on peut rencontrer des croyances apparemment justifiées par les faits. Il y a des fous qui disent en plein jour qu'il fait jour. Ils n'ont assurément pas raison. Mais ça n'empêche pas qu'il fait jour. Donc la question est maintenant : la nature a-t-elle des fins ?
Tout le développement de la première partie de l'Ethique a consisté à justifier le déterminisme. La proposition XVI a établi que toutes choses suivent de la nécessité de la nature divine. Les corollaires de la proposition XXXII ont montré que la liberté de Dieu ne consistait en rien d'autre que le déploiement du déterminisme. En rappelant que tout est gouverné par la nécessité l'Appendice montre qu'il n'y a pas de place dans la nature pour les causes finales.
Il ajoute cependant que la doctrine finaliste n'est pas seulement fausse, mais qu'en outre elle renverse absolument la nature. Elle tient pour cause ce qui est effet ; elle croit venir avant ce qui vient après ; elle renverse le rapport du plus parfait au moins parfait. Les deux premiers points sont évidents et il n'y a pas lieu d'y insister. Le troisième est plus intéressant. L'univers est une hiérarchie de perfections : Dieu, ses attributs, ses modes infinis, ses modes finis, dont l'homme. Dans l'ordre du déterminisme le plus parfait est le plus proche de Dieu, parce qu'il n'en est séparé que par peu de causes intermédiaires. Au contraire dans l'ordre finaliste le plus parfait est ce qui en est séparé par le plus de causes intermédiaires.
La doctrine finaliste détruit enfin la perfection même de Dieu. Elle le suppose privé de ce qui lui est une fin vers laquelle il tend. Elle admet en lui le manque de quelque chose, cela même vers quoi il tend. Cela reste vrai même si, comme disent les théologiens, cette fin est d'assimilation (finis assimilationis) et non de besoin (finis indigentiae). Ils n'en admettent pas moins que c'est en vue de se satisfaire que Dieu agit. Qu'il procède à la création, puisque par définition il n'y a rien avant celle-ci, ne peut se comprendre que parce qu'il y a en lui une carence et un désir (Deum caruisse et cupivisse). A la question " pourquoi Dieu a créé le monde ? " les kabbalistes répondent plus ouvertement que les autres : " parce que un roi sans peuple n’est pas un roi ". Autrement dit ce qui donne à la divinité sa royauté c’est moins sa puissance intrinsèque que le fait qu’il existe en dehors d’elle un monde pour la reconnaître.
Enfin le texte remarque que la doctrine finaliste introduit un nouveau mode de raisonnement : la réduction à l'ignorance ! Derrière l'ironie du propos il faut relever quel scandale cela représente pour la raison. Lorsqu'il y a de nombreuses causes qui s'enchaînent dans la production d'un événement, si vous n'avouez pas immédiatement que l'événement réalise un dessein de la providence, les théologiens vous demanderont pourquoi le fait s'est produit. Vous invoquerez une cause. Tenant celle-ci pour un effet (comme il est juste de le faire) il vous demanderont quelle en est la cause. Vous en invoquerez une... jusqu'au moment où vous ne saurez plus quelle cause invoquer. Et c'est à ce moment, où l'on ignore la cause de l'effet constaté, que les finalistes triomphent : l'ignorance est le lieu où ils invoquent la volonté de Dieu. Ils tiennent pour une réponse ce qui n'est que l'expression d'une ignorance, non seulement la vôtre mais la leur. C'est pourquoi la volonté de Dieu est l'asile de l'ignorance.
Le même raisonnement finaliste est appliqué à l'objet privilégié de la doctrine finaliste : le corps humain. Il s'agit d'un objet très complexe dans lequel il est très malaisé de distinguer les vraies causes. Deux œuvres de Rembrandt témoignent de la recherche médicale : la Leçon d'anatomie du professeur Tulp en 1632 et la Leçon d'anatomie du docteur Deyman en 1656. Il est certes beaucoup plus expédient de faire de sa structure le résultat d'un art divin. Le conflit d'autorité est évident entre les tenants de l'obscurantisme et ceux qui ont l'amour de la vérité. L'autopsie des cadavres est encore très mal prise au XVIIe siècle, tant dans un pays calviniste que dans un pays catholique. C'est pourquoi quiconque cherche les vraies causes est tenu pour hérétique et impie. Mais quels que soient les risques encourus, l'Ethique travaille à l'épuration de la religion.
D.
Relativement à ce qui a été annoncé au début de l'Appendice, il ne reste plus qu'à montrer comment les autres préjugés dérivent de celui qui vient d'être combattu. Le préjugé finaliste fonde les autres préjugés. Ceux-ci n'ont pas d'autre source et, le premier étant détruit, par voie de conséquence les autres le sont aussi.
Le préjugé finaliste conduit les hommes à forger des notions fondées sur leur utilité. Sur cette base elles sont forcément fausses. Le texte donne d'abord l'énoncé de ces notions. Elles s'opposent une à une : bien / mal ; ordre / confusion ; chaud / froid ; beau / laid. Comme en outre les hommes se croient libres, ils s'imaginent pouvoir s'attribuer à propos de leurs libres actions : louange / blâme ; péché / mérite. Il faut pour l'instant s'en tenir aux premières de ces oppositions. Le bien est cause finale chez Saint Thomas d'Aquin. Mais cette valeur est entièrement subjective et ne représente rien de la réalité des choses. Le cosmos chez les Grecs est un système harmonieux. Mais cette notion n'a de sens que par rapport à notre imagination. C'est attribuer à Dieu l'imagination, ou lui donner souci de la nôtre que de prétendre qu'il a mis dans les choses de l'ordre ! On trouvera la même relativité dans les autres préjugés, dont le beau et le laid. Tout ce qui est utile subjectivement à notre santé ou notre bien être, ou tout ce que nous croyons susceptible de nous attirer la bienveillance des dieux est déclaré positif (bon, harmonieux, beau, etc.), tandis que son contraire est déclaré négatif (mauvais, chaotique, laid, etc.). Nous faisons tellement délirer avec nous la nature et les dieux que les Pythagoriciens sont allés jusqu'à dire que le mouvement des sphères célestes produit une harmonie sonore à laquelle les dieux prennent plaisir !
De la relativité manifeste ou de la subjectivité de ces jugements sortent des disputes dans lesquelles on est bien incapable de trancher ; et de celles-ci vient le scepticisme. L'usage de l'imagination conduit au scepticisme, tandis que celui de la raison a une puissance de conviction, comme on le voit bien dans l'exercice de la mathématique. Le scepticisme est l'indice de l'usage de l'imagination, parce qu'il en est le résultat.
Puisque l'enjeu du scolie 2 de la proposition XXXIII était d'expliquer le mal et que cette Explication n'était alors pas donnée ouvertement, il faut maintenant enfin donner une réponse à la question : " d'où vient le mal ? " C'est un être d'imagination. En tant que produit de l'imagination le mot " mal " n'indique encore rien de la nature des choses qu'il qualifie. Il n'y a en elles de mal que pour autant qu'elles nous sont nuisibles. La seule vraie manière de juger des choses, celle qui touche à leur réalité, est de se demander ce qu'il en est de leur perfection, c'est à dire de leur degré d'être. La bonne question est seulement celle de la nature et de la puissance de la chose. " Pourquoi y a-t-il des bons et des méchants ? " Il n'y a entre les hommes que différents degrés de perfection. L'ens absolute infinitum n'épuise pas sa propre réalité dans les hommes les plus parfaits. Il a assez d'être pour aller jusqu'aux plus méchants. Le méchant cependant est celui qui a le moins de perfection, et quand bien même il fait ce qui lui semble à lui-même le plus utile, il est malheureux. Dans les degrés de l'être il est situé plus bas que l'homme vertueux. La vertu n'a donc aucun besoin d'être soutenue par un prix qui lui serait accordé de l'extérieur ; elle est à elle-même sa propre récompense.
Conclusion de l'étude du de Deo : tandis qu'on le calomnie et qu'on le persécute, Spinoza fume paisiblement sa pipe.
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Sommaire
Annexes
3. Note sur la Kabbale
Ce courant mystique et ésotérique du judaïsme, actif depuis l’Antiquité (cf. Hénoch, Jubilés ou Esdras IV) se présente comme la tradition cachée (Kabbalah = traditions) transmise oralement pendant des siècles et écrite tardivement.
Ses principales illustrations furent, aux IIIe-Ve siècles à Babylone le Sefer Yetsirah (livre de la création), au Moyen Âge le Masechet Atzilut (traité de l'émanation) de Jacob-ha-Nazir (Provence, début du XIIe siècle), le Sefer Hassidim (livre des hommes pieux) de Judas-ha-Hassid (Allemagne, début du XIIIe siècle), et surtout le Zohar (livre de la splendeur) de Moïse ben Chemtov de Léon, (Grenade, environ 1290).
Bien que la Kabbale soit de toute antiquité, la doctrine kabbalistique ne remonte pourtant qu'à la fin du XIIIe siècle, avec la fonte dans le Zohar de deux éléments d'abord isolés : des spéculations philosophiques et de la superstition (cf. ci-contre).
La Kabbale est une conception théosophique, elle imagine parvenir à Dieu par une sagesse secrète. Elle tient la Torah pour un message codé, dont le véritable sens est caché. L’histoire sainte n'est est que le contenu apparent, tandis que son contenu latent concerne la nature de Dieu et ses rapports avec le monde, singulièrement avec les hommes.
Dans la communauté juive portugaise d'Amsterdam Alonso (ou Abraham) Herrera, marrane hollandais mort en 1639, vulgarisa la Kabbale en espagnol, puis en hébreu, sous le titre de la Porte du ciel. C'est le même auteur qui soutient la théorie de la contraction.
Le Traité théologico-politique ch. IX, condamne nettement la kabbale comme une superstition : " j'ai lu quelques uns de ces radoteurs kabbalistes, dont on ne pourra jamais assez admirer la démence ".
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1° des spéculations liées à l'école alexandrine selon lesquelles à côté de l'être suprême (En sof = l'illimité, l'infini, l'unique) il y a ses manifestations extérieures (sefirot = émanations). Dieu, quoique esprit pur, c’est-à-dire transcendance pure dont on ne peut rien dire et auquel aucune image, aucune pensée, aucune prédication ne peut être associée, a besoin de se donner un corps pour être connu. Son corps est identifié au système de dix émanations, réparties selon la forme du corps humain. Sous l'influence de la philosophie néo-platonicienne de Plotin (Alexandrie, IIIe siècle), la kabbale développe une théorie de l'émanation, constituant une tentative de rapprochement du fini et de l'infini. Compatible avec le christianisme (pour qui le Christ est une médiation entre le fini et l'infini), c'est une trahison du judaïsme, affirmation de la transcendance absolue de l'infini, d'une rupture totale de celui-ci avec le fini. Cette doctrine affirme en effet que l'infini est progressivement révélé par dix " sphères " (le mot vient de sefirot), qui en sont les émanations.
2° une superstition qui attribue une signification cachée à la forme et au nom des caractères de l'alphabet hébreu et de ses chiffres. Chez les Hébreux, comme chez les Romains, les chiffres et les nombres sont représentés par les lettres. Alef = 1, Beth = 2, Guimel = 3, Daleth = 4, etc. Les kabbalistes procèdent à l'addition des lettres d'un mot, d'un verset, et ne manquent pas de remarquer des coïncidences admirables. C'est la "gematria" (géométrie), selon laquelle par exemple la valeur du mot grossesse (h'erayon) est 270, soit 9 x 30, c'est à dire le nombre exact des jours qu'une femme porte son enfant ! Moins prosaïquement 611 est la valeur numérique à la fois de la " Torah ", de la " bonté " et de " son royaume viendra ". D'où il suit que la Torah égale la bonté, et que si l'on en respecte les obligations le Royaume de Dieu viendra, cqfd !
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4. le finalisme d'Aristote
Anaxagore prétend que c'est parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel, plutôt, c'est de dire qu'il a des mains parce qu'il est le plus intelligent. Car la main est un outil ; or la nature attribue toujours, comme le ferait un homme sage, chaque organe à qui est capable de s'en servir. Ce qui convient, en effet, c'est de donner des flûtes au flûtiste, plutôt que d'apprendre à jouer à qui possède des flûtes. C'est toujours le plus petit que la nature ajoute au plus grand et au plus puissant, et non pas le plus précieux et le plus grand au plus petit. Si donc cette façon de faire est préférable, si la nature réalise parmi les possibles celui qui est le meilleur, ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des êtres, mais c'est parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains.
En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable d'utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n'a pas d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. Car les animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours possible d'en changer et même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance, ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir.
Aristote
les Parties des animaux IV, 10, 687b
Vrin
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L’objet du texte est la réfutation d’Anaxagore, la défense d’une thèse opposée, qui inverse le rapport de causalité entre la possession de la main et celle de l’intelligence ; la reconnaissance d’un principe finaliste dans la nature.
Quelle est l’argumentation d’Aristote ? 1° la nature agit rationnellement : elle donne le meilleur outil au plus capable ; 2° le plus capable est l’homme ; 3° le meilleur outil est la main.
Le 1° ne constitue qu’un postulat, qui exprime le préjugé anthropomorphiste de la Providence. La nature est censée agir comme un démiurge, c’est à dire comme un artisan doué de raison, qui ordonne sa production en vue du meilleur. A supposer que la nature produise des flûtistes et des non-flûtistes, à qui doit-elle donner des flûtes ? C’est évident ! Mais ce qu’Aristote déclare pompeusement rationnel n’est qu’utile. En outre il ne se demande pas si l’on est flûtiste par nature, et si l’homme est intelligent pour avoir été créé tel : il se l’accorde sans examen.
Le 2° ou bien n’est qu’un autre préjugé, anthropocentriste cette fois (si l’on interroge la moule, ne se trouvera-t-elle pas la plus capable ? avec d’excellents arguments, fondés sur ce qu’elle sait faire et que l’homme ne sait pas faire), ou bien il est seulement l’expression du constat que l’homme est capable de beaucoup de choses avec ses mains, et ça ne décide pas plus en faveur d’Aristote qu’en celle d’Anaxagore. Aristote s’accorde sans manières ce qu’il doit démontrer, c’est ce qu’on appelle une pétition de principe.
Le 3° ne fait l’objet d’aucune contestation entre Anaxagore et Aristote. Pourtant il est équivoque : ou bien ce dernier ne veut qu’insister sur la multifonctionnalité de la main, et alors il enfonce une porte ouverte ; ou bien il veut aller plus loin, dire que la main est vraiment assimilable à un outil, et il dit une sottise : l’homme sans bêche ou sans tournevis est bien l’homme, mais sans main il n’existe pas. Ni la nature, ni qui que ce soit, ne peut attribuer sa main à l’homme, parce que sans la main il n’y a pas d’homme, pas plus qu’il n’y a de lion sans griffes, d’aigles sans serres, de taureaux sans cornes. La comparaison de la nature à un artisan est sans fondement. En outre il n’est pas vrai que la nature puisse donner des mains au plus capable des animaux, comme il n’est pas vrai qu’un artisan donnerait des flûtes au flûtiste ! Aristote sait très bien dire ailleurs que c’est en forgeant qu’on devient forgeron et même que c’est en flûtant qu’on devient flûtiste.
L’éloge de la main est donc tout à fait possible indépendamment de son assimilation à un outil, et il est évidemment tout à fait avouable par Anaxagore, puisque c’est bien en sa multifonctionnalité qu’il voit la cause de l’intelligence. Et il a entièrement raison.
La main, écrit Aristote à la dernière ligne, est capable de tout saisir et de tout tenir. Oui, mais pourquoi ? L’homme est affecté de caractéristiques néoténiques, et entre autres celles-ci :
- pas de rotation chez le fœtus de l’axe de la tête relativement à celui du corps,
- acquisition de la station verticale et de la marche bipède,
- pronation-supination,
- rotation du pouce.
Saisir et tenir, mais aussi retourner, déplacer, casser (pour voir ce qu’il y a dedans) ; bref sortir toute chose du contexte dans lequel elle se présente, c’est effectivement, comme le dit Anaxagore, la cause de l’intelligence. Cette transformation est la conséquence, nullement du hasard, mais de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle. Le transformisme darwinien constitue une révolution intellectuelle, parce qu’il permet de penser l’alternative au principe de finalité. Le hasard, auquel les déterministes qui l’ont précédé étaient obligés de recourir, n’est pas pensable ; il est au mieux l'objet d'un constat négatif, en tant que défaut d'un mécanisme connu. La lutte pour la vie et la sélection naturelle sont au contraire concevables dans le cadre du déterminisme. Le finalisme apparaît bien tel que l’analyse Spinoza ; les hommes, qui ne connaissent pas les vraies causes des phénomènes de la nature, ont en même temps conscience que l’utilitarisme est leur seule ligne de conduite, et c’est pourquoi devant les effets qu’ils rencontrent dans la nature ils se demandent en vue de quelle fin ils les auraient eux-mêmes produits.
Aristote, en même temps qu’il inverse le rapport entre la cause et l’effet (ce dont il accuse Anaxagore !), c’est à dire le rapport entre la possession de la main et celle de l’intelligence, est obligé d’introduire dans son Explication un troisième terme, qui n’est pas nécessaire à son adversaire. En effet, tandis qu’on conçoit comment l’usage de la main confère l’intelligence, il est impossible de concevoir que l’usage de l’intelligence donne la main. Il est donc condamné à s’imaginer que la seconde, mais aussi du même coup forcément la première, est un don d’une puissance supérieure, intelligente, prévoyante et bienveillante ! Imagination théologique. Le moins qu’on puisse dire est que ce principe d’Explication, en substituant au lien entre deux termes celui qu’ils ont avec un même troisième, n’est pas économique.
La notion de finalité est-elle pour autant totalement dénuée de sens ? Non, si l’on pense qu’aucune fin n’est assignée à l’homme par quelque puissance supérieure, mais qu’il se donne à lui-même une fin. C’est la question du sens de l’existence, qui n’est pas donné, mais construit par chacun. Cf. par exemple le mythe d’Er dans la République de Platon.
Sommaire
Qu'est-ce que savoir ?
la gnoséologie du de Mente
ETHIQUE II
DEUXIEME PARTIE
DE LA NATURE ET DE L'ORIGINE DE L'AME
Je passe maintenant à l'Explication des choses qui ont dû suivre nécessairement de l'essence de Dieu, ou de l'être éternel et infini. Je ne traiterai pas de toutes cependant ; car nous avons démontré Proposition 16 de la Partie 1 qu'une infinité de choses devaient suivre de cette essence en une infinité de modes ; j'expliquerai seulement ce qui peut nous conduire comme par la main à la connaissance de l'âme humaine et de sa béatitude suprême. Définitions
I. - J'entends par corps un mode qui exprime l'essence de Dieu, en tant qu'on la considère comme chose étendue, d'une manière certaine et déterminée ; voyez le Corollaire de la Proposition 25, Partie I.
II. - Je dis que cela appartient à l'essence d'une chose qu'il suffit qui soit donné, pour que la chose soit posée nécessairement, et qu'il suffit qui soit ôté, pour que la chose soit ôtée nécessairement ; ou encore ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et qui vice versa ne peut sans la chose être ni être conçu.
III. - J'entends par idée un concept de l'âme que l'âme forme pour ce qu'elle est une chose pensante.
Explication
Je dis concept de préférence à perception parce que le mot de perception semble indiquer que l'âme est passive à l'égard d'un objet, tandis que concept semble exprimer une action de l'âme.
IV. - J'entends par idée adéquate une idée qui, en tant qu'on la considère en elle-même, sans relation à l'objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsèques d'une idée vraie.
Explication
Je dis intrinsèques pour exclure celle qui est extrinsèque, à savoir l'accord de l'idée avec l'objet dont elle est l'idée.
V. - La durée est une continuation indéfinie de l'existence.
Explication
Je dis indéfinie parce qu'elle ne peut jamais être déterminée par la nature même de la chose existante non plus que par sa cause efficiente, laquelle en effet pose nécessairement l'existence de la chose, mais ne l'ôte pas.
VI. Par réalité et par perfection j'entends la même chose.
VII. Par choses singulières j'entends les choses qui sont finies et ont une existence déterminée ; que si plusieurs individus concourent en une même action de telle sorte que tous soient cause à la fois d'un même effet, je les considère tous à cet égard comme une même chose singulière.
Axiomes
I. L'essence de l'homme n'enveloppe pas l'existence nécessaire, c'est-à-dire il peut aussi bien se faire, suivant l'ordre de la Nature, que cet homme-ci ou celui-là existe, qu'il peut se faire qu'il n'existe pas.
II. L'homme pense.
III. Il n'y a de modes de penser, tels que l'amour, le désir, ou tout autre pouvant être désigné par le nom d'affection de l'âme, qu'autant qu'est donnée dans le même individu une idée de la chose aimée, désirée, etc. Mais une idée peut être donnée sans que soit donné aucun autre mode de penser.
IV. Nous sentons qu'un certain corps est affecté de beaucoup de manières.
V. Nous ne sentons ni ne percevons nulles choses singulières, sauf des corps et des modes de penser. Voir les Postulats à la suite de la Proposition 13.
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Le titre de cette partie
De natura et origine mentis : l'auteur utilise le mot mens et non pas le mot anima (sauf exception). Alors que le mot esprit convient mieux à l'usage, une traduction peut bien sans inconvénient excessif utiliser le mot âme, mais il ne faudrait pourtant pas que cela épargne de comprendre quelle était l'intention de l'auteur. Il est assez manifeste qu'en écartant anima il ne veut parler que de la pensée et non de la vie. Il n'y a dans sa philosophie rien qui soit susceptible de survivre au corps, rien qui soit susceptible de migrer en-dehors de lui afin de vivre une autre vie. Du même coup cependant il n'y a pas davantage de principe à proprement parler de la pensée, il n'y a que des pensées, ou des idées, ou des concepts. Il écarte également le mot animus, que lui proposait aussi la langue latine. S'agissant de la nature de l'esprit, on ne peut même pas dire qu'elle soit spirituelle : il n'y a pas de substance pensante. C'est la raison pour laquelle peut se poser la question de son origine. S'agissant de celle-ci, si tant est que l'auteur en parle, il serait abusif de la situer dans quelque chose d'indépendant de la matière. On peut trouver à ce sujet un éclaircissement dans la Lettre XXXII (à Oldenburg, 20 novembre 1665, par ailleurs tout à fait instructive sur la fonction ontologique et gnoséologique de la substance : un tout hypothétique dont les parties sont mutuellement dépendantes et ne peuvent donc ni être ni être conçues par elles-mêmes), où l'auteur explique à son correspondant que le corps humain et l'esprit humain sont des parties de la nature. En fait la philosophie exprimée dans l'Ethique est une philosophie matérialiste, en ce sens qu'elle ne connaît qu'une substance unique.
Cette deuxième partie est un grand pas fait vers le but du livre, parce que la béatitude est atteinte par la connaissance du troisième genre.
Les définitions
Définition I
il suffit pour comprendre cette définition de se rappeler ce qu'est un mode (manière), ce qu'est Dieu, et que l'étendue est un de ses attributs. Dieu n'est pas un être surnaturel, il n'est pas transcendant, il n'est pas non plus immatériel ; Dieu c'est la substance, c'est à dire la nature (Deus seu natura) et il est conçu par l'entendement sous l'attribut de l'étendue aussi bien que sous celui de la pensée. En tant précisément qu'il est considéré sous l'attribut étendue, il est ce en quoi sont et sont conçus les corps. Autrement dit les corps sont les affections de la substance ; ils ne peuvent sans elle ni être ni être conçus. Un corps quelconque exprime donc l'essence de Dieu. Relativement à un corps qui n'est pas quelconque, mais qui est celui de l'homme, la remarque est d'autant plus importante qu'elle va permettre de comprendre l'imagination, c'est à dire la connaissance du premier genre.
Définition II
ce n'est pas la même chose que d'exprimer une essence et d'appartenir à une essence. Il y a entre l'essence d'une chose et telle ou telle propriété qui est reconnue appartenir à cette essence une relation telle que sans elle la chose ne peut ni être ni être conçue. C'est le scolie 2 de la proposition X qui montrera ce qu'il faut entendre par là, à savoir que cette propriété étant donnée, elle suffit à poser l'existence et l'essence de la chose, et que si elle est retirée, elle suffit à en retirer l'essence et l'existence. Mais alors même qu'en dehors de Dieu les choses ne peuvent ni être ni être conçues, Dieu ne fait pourtant pas partie de leur essence : il est leur cause, celle de leur essence comme celle de leur existence. Cette dépendance des choses à leur cause est donc à la fois sur le plan ontologique et sur le plan gnoséologique. Il n'est pas impossible " vice versa "que sans la chose Dieu soit et soit conçu.
Définition III
il faut comprendre que dans le contexte de la philosophie spinoziste " res cogitans " ne signifie pas substantia, que l'esprit est seulement un mode, que la substance c'est Dieu. Il y a ici l'amorce d'une polémique visant tous ceux qui pensent que l'homme est une substance créée : parce qu'il pense, l'esprit forme des idées, conçoit des idées. Inversement les idées sont des produits de l'esprit et, à ce titre elles sont des modes de la substance. Elles ne sont pas vraies pour autant. Il est exact que le rôle du sage consiste à s'assimiler à la nature, mais il n'y parvient qu'autant qu'il le peut.
Explication
concevoir est autre chose que percevoir, dans le premier cas l'esprit est actif, tandis que dans le second il est passif. En choisissant le mot concevoir pour exprimer le rapport de l'esprit à ses idées l'auteur tient à manifester immédiatement que même dans le cas d'une idée mal fondée l'esprit ne saurait être seulement passif. Percipere c'est saisir quelque chose de l'extérieur, concipere c'est le saisir en le produisant. C'est un tout autre choix que fera Berkeley (Principes de la connaissance humaine).
Définition IV
à quoi l'idée adéquate est-elle adéquate ? non pas à son objet, mais à un ou des critères intrinsèques qui sont ceux du vrai ; celui-ci par suite ne réside pas d'abord dans l'accord de l'idée avec l'objet, quoique l'axiome VI de la première partie de l'Ethique insiste sur l'accord de l'idée vraie avec son objet. La Lettre LX (à Tschirnhaus, début 1675) explique que la différence entre l'idée vraie et l'idée adéquate n'est que dans la relation extrinsèque de la première avec son objet. Cette relation extrinsèque n'est que la conséquence de son caractère adéquat. Le vrai a des déterminations intrinsèques (adéquation) et des déterminations extrinsèques (accord avec l'objet).
Explication
c'est bien pourquoi l'auteur exclut de sa définition de l'idée adéquate le rapport qu'elle peut avoir avec son objet.
Définition V
la durée si longue qu'elle soit n'a encore rien à voir avec l'éternité. Celle-ci n'est autre que l'existence nécessaire, l'existence de l'être, qui par définition n'a besoin de rien d'autre que lui-même pour exister. Il est éternel en ce sens que rien ne peut ôter son existence. Mais la durée n'est que l'existence prolongée de ce dont rien ne vient ôter l'existence, alors même que quelque chose le pourra, parce qu'il ne la tient pas de lui-même. Cette durée peut être indéfinie, mais nullement infinie (ce qui d'ailleurs n'a pas de sens).
Explication
la nature de la chose existante n'implique aucune durée, la cause qui la fait exister non plus. Celle-ci pose son existence, mais aucune durée.
Définition VI
elle précise que dans le vocabulaire de l'auteur la perfection ne s'ajoute pas à la réalité, mais qu'elle ne consiste que dans une plus grande réalité. Etre plus parfait c'est avoir plus de réalité. Cette façon de penser est en deçà de l'argument ontologique et contre lui la réfutation de la preuve ontologique ne peut rien. Ce n'est pas la même chose d'établir une relation, même nécessaire, entre deux concepts indépendants et, ôtant à ces deux concepts leur indépendance mutuelle, de les identifier. Il n'y a pas d'autre perfection que l'existence. Il y a des choses qui ont plus d'existence que d'autres : la substance a plus d'être que ses modes, ses modes infinis ont plus d'être que ses modes finis... L'homme n'est pas une substance, il n'a donc pas une essence, une nature déterminée par une définition, mais déterminée au contraire par les rapports de dépendance mutuelle que les modes ainsi groupés entretiennent à la fois entre eux et avec une infinité d'autres.
Définition VII
l'auteur parle ici indirectement de l'homme. Celui-ci n'est pas une seule chose mais plusieurs choses. Il est très exactement un groupement de modes, lesquels sont tous finis, certains devant être conçus sous l'attribut étendue, d'autres sous l'attribut pensée. Quand bien même l'homme n'est pas une chose singulière, c'est à dire un seul individu, mais beaucoup de ces mêmes choses prises ensemble, celles-ci concourent pourtant en une même action pour produire un même effet. L'ensemble de ces modes peut être considéré comme une seule et même chose. De tous ces modes l'existence est déterminée par leur cause, tandis que celle de la substance n'est déterminée par rien d'autre qu'elle-même. Elle est cause de soi.
Les Axiomes
Axiome I
il n'y a que l'existence de Dieu qui soit enveloppée nécessairement par son essence. Quant à l'homme son existence n'est nécessaire que d'une autre manière, à savoir en tant que maillon dans un enchaînement de causes et d'effets.
Axiome II
que l'homme pense, c'est seulement un constat et nullement l'affirmation d'un principe comme serait l'énoncé qu'un attribut appartient à un sujet et comme le fera la proposition I, relativement à Dieu. C'est que dans cette philosophie l'homme n'est pas une substance, même créée. On verra plus loin combien elle s'oppose à la philosophie cartésienne et en particulier à son fameux cogito. Mais on peut saisir dès à présent que penser et penser qu'on pense sont une seule et même chose (comme le montre la note en néerlandais : "wy weten dat wy denken "). Parce que je ne peux pas ignorer que je pense, je dis que je pense.
Axiome III
toutes les façons de se rapporter par la pensée à un objet, comme de l'aimer, de le désirer, etc. ont pour préalable que soit donnée une idée de cet objet. Laquelle au contraire ne suppose rien d'autre.
Axiome IV
c'est encore un constat que le corps que nous tenons pour nôtre soit affecté de mille façons : nous le sentons. On verra que plus il est affecté d'un grand nombre de façons, mieux cela vaut pour l'esprit qui lui est lié, c'est à dire dont il est l'objet.
Axiome V
seuls les modes (natura naturata) de la substance peuvent être perçus et l'esprit humain n'est susceptible de percevoir que ceux qui relèvent de deux attributs seulement (alors que Dieu est une substance à laquelle appartiennent des attributs en nombre infini), la pensée et l'étendue.
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Sommaire
Proposition I
La pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante.
Démonstration
Les pensées singulières, c'est-à-dire cette pensée-ci ou celle-là, sont des modes qui expriment la nature de Dieu d'une manière certaine et déterminée (Coroll. de la Prop. 25, p. I). Un attribut dont toutes les pensées singulières enveloppent le concept, attribut par le moyen duquel aussi ces pensées se conçoivent, appartient donc à Dieu (Déf. 5, p. I). C'est pourquoi la Pensée est un des attributs infinis de Dieu, lequel exprime une essence éternelle et infinie de Dieu (Déf. 6, p. I), autrement dit Dieu est chose pensante. C.Q.F.D.
Scolie
Cette Proposition est encore évidente par cela seul que nous pouvons concevoir un être infini pensant. Plus en effet un être pensant peut penser de choses, plus nous concevons qu'il contient de réalité ou perfection, donc un être qui peut penser une infinité de choses en une infinité de modes, est nécessairement infini par la vertu du penser. Puis donc qu'ayant égard uniquement à la pensée, nous concevons un être infini, la Pensée est nécessairement (Déf. 4 et 6, p. I) l'un des attributs infinis de Dieu, comme nous le voulions.
Proposition II
L'étendue est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose étendue.
Démonstration
On procède ici de la même façon que dans la démonstration précédente.
Proposition III
Il y a nécessairement en Dieu une idée tant de son essence que de tout ce qui suit nécessairement de son essence.
Démonstration
Dieu en effet (Prop. 1) peut penser une infinité de choses en une infinité de modes ou (ce qui revient au même suivant la Prop. 16 de la p. I) former l'idée de son essence et de tout ce qui en suit nécessairement. Or tout ce qui est au pouvoir de Dieu, est nécessairement (Prop. 35, p. I) ; donc une telle idée est nécessairement donnée et (Prop. 15, p. I) ce ne peut être autre part qu'en Dieu. C.Q.F.D.
Scolie
Le vulgaire entend par puissance de Dieu une volonté libre et un droit s'étendant à tout ce qui est, et pour cette raison toutes choses sont communément considérées comme contingentes. Dieu, dit-on en effet, a le pouvoir de tout détruire et tout anéantir. On compare, en outre, très souvent la puissance de Dieu à celle des Rois. Mais nous avons réfuté cela dans les Corollaires 1 et 2 de la Proposition 32, partie 1, et, dans la Proposition 16, partie I, nous avons montré que Dieu agit par la même nécessité par laquelle il forme une idée de lui-même ; c'est-à-dire, de même qu'il suit de la nécessité de la nature divine (comme tous l'admettent d'une commune voix) que Dieu forme une idée de lui-même, il suit aussi avec la même nécessité que Dieu produise une infinité d'actions en une infinité de modes. En outre, nous avons montré, Proposition 34 de la partie I, que la puissance de Dieu n'est rien d'autre que l'essence active de Dieu ; il nous est donc aussi impossible de concevoir Dieu comme n'agissant pas que comme n'étant pas. De plus, s'il me plaisait de poursuivre, je pourrais aussi montrer ici que cette puissance que le vulgaire attribue à Dieu par fiction, non seulement est celle d'un homme (ce qui fait voir que le vulgaire conçoit Dieu comme un homme ou pareil à un homme), mais enveloppe aussi l'impuissance. Je ne veux pas toutefois reprendre si souvent le même discours. Je me contente de prier avec instance le lecteur d'examiner à plusieurs reprises ce qui est dit dans la première partie sur ce sujet depuis la Proposition 16 jusqu'à la fin. Nul en effet ne pourra percevoir correctement ce que je veux dire, s'il ne prend garde à ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance humaine ou le droit des Rois.
Proposition IV
L'idée de Dieu, de laquelle suivent une infinité de choses en une infinité de modes ne peut être qu'unique.
Démonstration
L'entendement infini ne comprend rien sinon les attributs de Dieu et ses affections (Prop. 30, p. I). Or Dieu est unique (Coroll. 1 de la Prop. 14, p. I). Donc l'idée de Dieu de laquelle suivent une infinité de choses en une infinité de modes ne peut être qu'unique. C.Q.F.D.
Proposition V
L'être formel des idées reconnaît pour cause Dieu, en tant seulement qu'il est considéré comme être pensant, non en tant qu'il s'explique par un autre attribut. C'est-à-dire les idées tant des attributs de Dieu que des choses singulières reconnaissent pour cause efficiente non les objets dont elles sont les idées ou, en d'autres termes, les choses perçues, mais Dieu lui-même en tant qu'il est chose pensante.
Démonstration
Cela est évident par la Proposition 3. Là en effet nous établissions que Dieu peut former une idée de son essence et de tout ce qui en suit nécessairement, en nous fondant seulement sur ce qu'il est chose pensante et non sur ce qu'il serait l'objet de sa propre idée. C'est pourquoi l'être formel des idées reconnaît pour cause Dieu, en tant qu'il est chose pensante. Mais voici une autre démonstration : l'être formel des idées est un mode du penser (comme il est connu de soi), c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 25, p. I) un mode qui exprime d'une certaine manière la nature de Dieu en tant qu'il est chose pensante, et ainsi (Prop. 10, p. I) n'enveloppe le concept d'aucun autre attribut de Dieu, et conséquemment (Ax. 4, p. I) n'est l'effet d'aucun autre attribut, sinon de la pensée donc l'être formel des idées a pour cause Dieu en tant seulement qu'il est considéré comme chose pensante, etc. C.Q.F.D.
Proposition VI
Les modes de chaque attribut ont pour cause Dieu en tant seulement qu'il est considéré sous l'attribut dont ils sont des modes et non en tant qu'il est considéré sous un autre attribut.
Démonstration
Chaque attribut en effet est conçu par soi en faisant abstraction de ce qui n'est pas lui (Prop. 10, p. I). Donc les modes de chaque attribut enveloppent le concept de leur attribut, mais non d'un autre ; et ainsi (Ax. 4, p. I) ont pour cause Dieu en tant seulement qu'il est considéré sous cet attribut dont ils sont des modes, et non en tant qu'il est considéré sous aucun autre. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là que l'être formel des choses qui ne sont pas des modes du penser ne suit pas de la nature divine par la raison qu'elle a d'abord connu les choses ; mais les choses qui sont les objets des idées suivent et sont conclues de leurs attributs propres de la même manière et avec la même nécessité que nous avons montré que les idées suivent de l'attribut de la Pensée.
Proposition VII
L'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses.
Démonstration
Cela est évident par l'Axiome 4, partie I. Car l'idée de chaque chose causée dépend de la connaissance de la cause dont elle est l'effet.
Corollaire
Il suit de là que la puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance actuelle d'agir, c'est-à-dire tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit aussi en Dieu objectivement dans le même ordre et avec la même connexion de l'idée de Dieu.
Scolie
Ici, avant de poursuivre, il nous faut nous rappeler ce que nous avons fait voir ci-dessus : que tout ce qui peut être perçu par un entendement infini comme constituant une essence de substance, appartient à une substance unique, et en conséquence que substance pensante et substance étendue, c'est une seule et même substance comprise tantôt sous un attribut, tantôt sous l'autre. De même aussi un mode de l'étendue et l'idée de ce mode, c'est une seule et même chose, mais exprimée en deux manières ; c'est ce que quelques Hébreux semblent avoir vu comme à travers un nuage. Je veux dire ceux qui admettent que Dieu, l'entendement de Dieu et les choses dont il forme l'idée, sont une seule et même chose. Par exemple, un cercle existant dans la Nature et l'idée du cercle existant, laquelle est aussi en Dieu, c'est une seule et même chose qui s'explique par le moyen d'attributs différents ; et ainsi, que nous concevions la Nature sous l'attribut de l'étendue ou sous l'attribut de la Pensée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul et même ordre ou une seule et même connexion de causes, c'est-à-dire les mêmes choses suivant les unes des autres. Et si j'ai dit que Dieu est cause d'une idée, de celle d'un cercle par exemple, en tant seulement qu'il est chose pensante, comme du cercle en tant seulement qu'il est chose étendue, mon seul motif pour tenir ce langage a été qu'on ne peut percevoir l'être formel de l'idée du cercle que par le moyen d'un autre mode de penser, qui en est comme la cause prochaine, qu'on ne peut percevoir cet autre à son tour que par le moyen d'un autre encore et ainsi à l'infini ; de sorte que, aussi longtemps que les choses sont considérées comme des modes du penser nous devons expliquer l'ordre de la Nature entière, c'est-à-dire la connexion des causes par le seul attribut de la Pensée ; et en tant qu'elles sont considérées comme des modes de l'étendue, l'ordre de la Nature entière doit être expliqué aussi par le seul attribut de l'étendue, et je l'entends de même pour les autres attributs. C'est pourquoi Dieu est réellement, en tant qu'il est constitué par une infinité d'attributs, cause des choses comme elles sont en elles-mêmes ; et je ne puis présentement expliquer cela plus clairement.
Proposition VIII
Les idées des choses singulières, ou modes, n'existant pas, doivent être comprises dans l'idée infinie de Dieu de la même façon que les essences formelles des choses singulières, ou modes, sont contenues dans les attributs de Dieu.
Démonstration
Cette proposition est évidente par la précédente ; mais elle se connaît plus clairement par le Scolie précédent.
Corollaire
Il suit de là qu'aussi longtemps que des choses singulières n'existent pas, si ce n'est en tant que comprises dans les attributs de Dieu, leur être objectif, c'est-à-dire leurs idées n'existent pas, si ce n'est en tant qu'existe l'idée infinie de Dieu ; et, sitôt que des choses singulières sont dites exister non seulement en tant que comprises dans les attributs de Dieu, mais en tant qu'elles sont dites durer, leurs idées aussi envelopperont une existence par où elles sont dites durer.
Scolie
Si quelqu'un désire un exemple pour expliquer plus amplement ce point, je n'en pourrai certes donner aucun qui explique adéquatement la chose dont je parle ici, attendu qu'elle est unique ; je m'efforcerai cependant d'illustrer ce point comme il se peut faire : un cercle est, on le sait, d'une nature telle que les segments formés par toutes les lignes droites se coupant en un même point à l'intérieur donnent des rectangles équivalents ; dans le cercle sont donc contenues une infinité de paires de segments d'égal produit ; toutefois, aucune d'elles ne peut être dite exister si ce n'est en tant que le cercle existe, et, de même, l'idée d'aucune de ces paires ne peut être dite exister, si ce n'est en tant qu'elle est comprise dans l'idée du cercle. Concevons cependant que de cette infinité de paires deux seulement existent, savoir D et E. Certes leurs idées existent alors non seulement en tant que comprises dans l'idée du cercle, mais aussi en tant qu'elles enveloppent l'existence de ces paires de segments ; par où il arrive qu'elles se distinguent des autres idées des autres paires.
Proposition IX
L'idée d'une chose singulière existant en acte a pour cause Dieu non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'on le considère comme affecté de l'idée d'une autre chose singulière existant en acte, idée de laquelle Dieu est cause pareillement en tant qu'il est affecté d'une troisième, et ainsi à l'infini.
Démonstration
L'idée d'une chose singulière existant en acte est un mode singulier du penser et distinct des autres (Coroll. et Scolie de la Prop. 8) et ainsi a pour cause Dieu en tant seulement qu'il est considéré comme chose pensante (Prop. 6). Non cependant (Prop. 28, p. I) en tant qu'il est chose pensante absolument, mais en tant qu'il est considéré comme affecté d'un autre mode de penser ; et de ce dernier pareillement Dieu est cause en tant qu'il est affecté d'un autre, et ainsi à l'infini. Or l'ordre et la connexion des idées (Prop. 7) sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses ; l'idée d'une certaine chose singulière a donc pour cause une autre idée, c'est-à-dire Dieu en tant qu'on le considère comme affecté d'une autre idée, et cette autre idée pareillement a pour cause Dieu en tant qu'il est affecté d'une troisième, et ainsi à l'infini. C.Q.F.D.
Corollaire
De tout ce qui arrive dans l'objet singulier d'une idée quelconque, la connaissance est donnée en Dieu, en tant seulement qu'il a l'idée de cet objet.
Démonstration
De tout ce qui arrive dans l'objet d'une idée quelconque, une idée est donnée en Dieu (Prop. 3) non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'on le considère comme affecté d'une autre idée de chose singulière (Prop. préc.) ; mais (Prop. 7) l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses ; la connaissance de ce qui arrive dans un objet singulier sera donc en Dieu, en tant seulement qu'il a l'idée de cet objet. C.Q.F.D.
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Les propositions
Les propositions I-IX
traitent de ces modes qui relèvent des attributs de l'étendue et de la pensée, elles en montrent le parallélisme.
Proposition I
que la pensée appartienne à Dieu (et cette fois la dénomination de res cogitans s'impose tant au sens cartésien, absolu, qu'au sens spinoziste, tout relatif) ce n'est plus, comme son appartenance à l'homme, un constat empirique, c'est l'objet d'un raisonnement, à vrai dire bien minime, c'est une conclusion. Puisque l'homme forme des pensées, moi par exemple en ce moment la première proposition de la deuxième partie, et que ces pensées ne sauraient être produites sans un certain attribut de l'être, qu'elles enveloppent et qui est la pensée, il faut bien reconnaître à l'être cet attribut.
Scolie, proposition I
C'est une seconde démonstration de la même proposition. Elle n'est pas nécessaire, mais en tant que remarque elle contribue à éclaircir la question pour le lecteur. En l'occurrence il s'agit de prendre la question dans l'autre sens, non plus a posteriori mais a priori : en partant de Dieu et du concept que nous pouvons nous en faire. Nous concevons un être infini. Nous concevons aussi que plus grand est le nombre des pensées qu'il forme, plus un être pensant a de réalité. La pensée infinie appartient donc à Dieu. Cela fait entendre en outre que la puissance de penser n'est pas derrière les pensées ; elle est dans les pensées.
Proposition II
puisqu'il existe des corps nombreux que je perçois, puisqu'en particulier j'en ai un, l'étendue est un attribut de Dieu. Inversement parce que plus a de réalité un être qui a une plus grande étendue, il y a un être d'une étendue infinie, qui est Dieu. Ceci étonne et scandalise, mais l'Ethique I, scolie de la Proposition XV, a fermement polémiqué pour l'établir.
Proposition III
il appartient à Dieu de penser une infinité de choses en une infinité de modes. Dès lors que telle pensée est possible elle est réelle. Car la puissance (potentia) de Dieu ou de quoi que ce soit d'autre, contrairement à ce qui se rencontre dans la philosophie d'Aristote, ne s'oppose pas à l'acte, elle n'est pas autrement qu'en acte. Or la pensée d'une infinité de choses n'est rien d'autre que l'idée même de Dieu.
Scolie, proposition III
Pour concevoir droitement ce qui concerne Dieu ou ce qui relève de lui, il faut passer par l'entendement et non par l'imagination. Or le vulgaire tente de concevoir ce qui concerne Dieu ou ce qui relève de lui en accordant aux mots le même sens qui leur est donné lorsqu'ils servent à concevoir l'homme. En l'occurrence l'usage de ce vocabulaire en dehors de son champ est générateur d'un type de contresens que l'on peut qualifier d'anthropomorphisme. Dans ce cas précis ce dont discute l'auteur c'est du concept que l'on forme de la puissance divine. Ceux qui ne conçoivent pas droitement les choses croient pouvoir se fonder sur ce qu'ils savent de la puissance humaine pour concevoir la puissance divine. Ils croient qu'il suffit d'extrapoler ce qui touche à la première, de l'étendre au-delà de toute limite, pour concevoir la seconde.
Le scolie commence par énoncer ce qu'est la conception vulgaire de la puissance de Dieu, qui fait de celui-ci un despote.
Il rappelle ensuite trois idées qui constituent des acquis de la première partie de l'Ethique :
- d'abord le rapport de la nécessité et de la nature divine est tel que la liberté et la puissance de Dieu ne sauraient se concevoir autrement que comme mise en œuvre de la nécessité,
- puis il découle encore de la nature divine qu'on ne saurait penser que Dieu se repose ou simplement ne fasse rien entre deux actions et que sa puissance reste comme suspendue,
- enfin, si par contre l'on devait admettre la conception anthropomorphique, il en suivrait qu'on devrait reconnaître du même coup l'impuissance de Dieu.
Ainsi parce que les hommes voient que la puissance d'un roi dépasse de beaucoup celle de ses sujets, ils attribuent à Dieu une sorte de puissance royale qui dépasse de beaucoup celle des hommes et des rois. Et comme ils croient que la puissance des rois consiste à agir arbitrairement, ils imaginent que Dieu possède suprêmement cette puissance arbitraire de faire ou de ne pas faire, de créer ou d'anéantir. Autant dire qu'ils ne savent pas ce qu'est Dieu. Ils ne voient en lui qu'un tyranneau dont le royaume serait agrandi et ajusté à l'univers tout entier. Mais Dieu c'est la substance, autrement dit la nature. Or il n'y a dans celle-ci aucune place pour le caprice ou la contingence. Ce qui s'y produit n'est pas le résultat d'un décret, mais celui de la nécessité.
La puissance de Dieu n'est par conséquent pas d'intervenir brutalement pour changer l'ordre des choses. Ce n'est pas dans le miracle que s'exprime la puissance de Dieu, mais dans l'ordre des choses. Elle n'est pas de faire que le soleil s'arrête dans sa course, ou que la terre cesse de tourner sur elle-même, mais de produire et de mettre en œuvre les lois de la mécanique céleste ; elle n'est pas de faire que les eaux de la mer s'écartent pour laisser passer les bons et se referment lorsque se présentent les méchants, mais de produire et de mettre en œuvre les lois de l'hydrostatique ; elle n'est pas de ressusciter les morts, mais de produire et de mettre en œuvre les lois de la biologie. Ceux qui prétendent le contraire et qui crient au miracle, sous ce mot ne peuvent cependant rien penser. La seule chose en effet qui soit pensable, c'est la loi. C'est elle qui exprime la puissance divine et non pas l'exception, laquelle d'ailleurs n'existe pas en soi mais seulement relativement à une connaissance incomplète de la loi.
Il n'y a en outre aucune différence entre l'essence et la puissance de Dieu. On ne saurait aucunement prétendre que l'essence de Dieu subsisterait sans sa puissance, ni que sa puissance exprime autre chose que son essence. En Dieu c'est une seule et même chose que d'exister et d'agir. Ce n'est évidemment pas sur la base de l'anthropomorphisme que l'on peut concevoir cela. Pour le comprendre il faut penser adéquatement les choses et renoncer à se représenter Dieu à partir des hommes. Ce n'est pas la substance qui peut être comprise à partir de ses modes, ce sont ceux-ci qui inversement peuvent être compris à partir d'elle. Ainsi bien qu'on voie que les hommes agissent par moments et se reposent d'autres fois, bien qu'on voie qu'ils suspendent l'exercice de leur puissance entre deux actions, on aurait tort de penser qu'il en va de même pour Dieu. Dieu c'est la nature. Il n'y a aucun sens à prétendre que la nature suspend ses lois afin soit de ne rien faire, soit de faire le contraire de ce que prescrivent ses lois. C'est seulement dans une conception de la nature qui ne serait pas encore instruite du déterminisme qu'on pourrait imaginer une sorte de fantaisie telle que certaines fois les lois s'appliqueraient, tandis que d'autre fois elles ne s'appliqueraient pas.
D'ailleurs à bien y regarder c'est l'anthropomorphisme qui se trouve en difficulté s'il essaie de concevoir un Dieu qui n'agirait que par à-coups ou qui n'agirait que pour faire parfois le contraire de ce que la nature fait sans lui dans l'intervalle. La théologie doit alors expliquer ce que devient la puissance de Dieu lorsqu'elle ne s'exerce pas, c'est à dire dans l'intervalle des miracles. Elle invente des doctrines contorsionnistes pour dire par exemple que Dieu laisse à l'homme une marge de liberté, mais si le but peut être compris, il n'en va pas de même du moyen. Les partisans de ces doctrines ne peuvent pas échapper à l'idée qu'ainsi Dieu exprime moins sa puissance qu'il ne le ferait s'il agissait continûment. Or qu'est-ce qu'une puissance qui ne s'exprime pas ?
Ce scolie a donc repris et résumé des thèses qui ont été exprimées et démontrées dans la première partie de l'Ethique. Dans quel but l'a-t-il fait alors que ces textes ne sont pas si loin ? C'est que, comme il sera expliqué par la proposition X, c'est en Dieu que l'homme pense et que, comme il sera dit par la proposition XXXII, l'homme ne pense vrai que pour autant qu'il considère ses idées dans leur rapport avec Dieu.
Proposition IV
l'entendement infini c'est l'idée d'une infinité de choses en une infinité de modes, ou une infinité d'idées. Mais l'entendement infini c'est l'idée de Dieu, c'est à dire l'idée des attributs et de leurs affections. C'est pourquoi, si vaste que soit cette idée elle ne peut être qu'unique.
Proposition V
l'être formel des idées ce sont les idées en tant qu'idées, indépendamment de leur rapport à un objet (qui est leur être objectif). C'est Dieu, c'est à dire simplement l'être, en tant que l'attribut pensée lui appartient, qui est cause de cet être formel, c'est à dire des idées elles-mêmes. Autrement dit la cause de l'idée de triangle n'est nullement le triangle, parce que ce dernier ne peut expliquer que l'être objectif de l'idée, mais Dieu en tant qu'il a l'attribut pensée. De même la cause qui explique que j'ai l'idée d'homme ce n'est nullement l'homme mais Dieu en tant qu'il a l'attribut pensée. Et puisque ce qui explique l'idée du triangle ce n'est nullement le triangle, que ce qui explique l'idée de l'homme ce n'est nullement l'homme, ce n'est donc pas non plus Dieu en tant qu'il a l'attribut étendue.
Si l'objet de l'idée était cause de sa réalité formelle outre sa réalité objective, les idées seraient perçues et non conçues, il n'y aurait pas d'activité de l'entendement dans la connaissance et la doctrine empiriste serait fondée.
Proposition VI
inversement la cause qui explique l'existence d'un mode relevant de l'étendue, ça ne peut pas être Dieu en tant que la pensée lui appartient, mais seulement en tant que l'étendue lui appartient. On peut généraliser cette proposition à l'infinité des attributs de Dieu.
Corollaire
l'auteur a commencé par l'énoncé le plus général et il en a tiré la conséquence concernant l'étendue et les corps. Ce procédé vise à réfuter indiscutablement la théorie mosaïque de la création, bien que la première partie de l'Ethique y ait assez insisté (scolie 2 de la proposition VIII). Pourquoi la pluralité des attributs ? Pourquoi ne pas directement passer de la substance à ses modes ? Pourquoi la réduction à deux de l'infinité des attributs ? Sinon pour préserver l'activité de l'entendement humain dans la connaissance, donc pour écarter l'empirisme. Mais inversement en Dieu l'entendement et la puissance sont une seule et même chose. Donc il n'est pas vrai que Dieu 1° conçoive telle chose singulière et 2° la produise (ou ne la produise pas). Celles qui existent ne sont produites par Dieu qu'autant qu'il est considéré sous l'attribut étendue.
Proposition VII
les idées, dont l'être formel a pour cause l'être lui-même, sont entre elles liées de la même manière que les corps sont entre eux liés. L'axiome IV de la première partie de l'Ethique dit que la connaissance de l'effet dépend de celle de la cause. Connaître proprement, connaître par la raison (connaissance du deuxième genre) c'est inscrire sa pensée dans cet ordre déterministe, au lieu de rester au niveau de celui des affections du corps, ce qui est imaginer (connaissance du premier genre).
Corollaire
les objets et les idées expriment la même unique nature de Dieu sous deux attributs différents. La puissance de penser de Dieu ce sont les idées. Sa puissance d'agir ce sont les objets. Ce corollaire exprime une conséquence de la thèse de la substance unique. Il n'y a pas d'un côté la substance pensée et de l'autre la substance étendue. Il y a l'être unique. Autrement dit l'ordre formel des idées est le même que leur ordre objectif.
Scolie, proposition VII
On approche maintenant d'un premier tournant de cette deuxième partie et il n'est pas mauvais de faire un premier bilan. Il n'y a qu'une seule substance, tout ce qui existe se rapporte à elle, c'est à dire n'en est qu'un mode. Quoique ces modes soient ou bien des modes du penser, c'est à dire des idées, ou bien des modes de l'étendue, c'est à dire des choses, la substance est unique. Mais elle est perçue soit sous l'attribut de la pensée, soit sous celui de l'étendue, et elle possède d'ailleurs une infinité d'attributs. Ceci permet de comprendre que l'ordre des choses et l'ordre des idées soient identiques l'un à l'autre.
Le premier temps de l'Explication consiste à rappeler l'unicité de la substance : quoi qui soit conçu, et si l'on s'en rapporte à l'entendement des hommes il ne peut s'agir que d'idées ou de choses, il appartient à Dieu.
Suit un passage polémique dans lequel l'auteur se livre à un éloge partiel de certains théologiens juifs, dans la mesure où il lui permet de blâmer indirectement d'autres théologiens et philosophes.
Enfin il rejette une accusation qui pourrait lui être lancée de limiter la puissance de Dieu : bien que l'ordre des choses soit identique à l'ordre des idées, il faut pourtant qu'il n'y ait de connexion qu'entre des choses ou entre des idées. Le dire n'est pas vouloir limiter la puissance de Dieu, c'est seulement écarter la confusion.
La première et peut-être la seule difficulté de la philosophie de Spinoza tient à la faiblesse du lecteur. Celui-ci se sert de son imagination au lieu de sa raison. Ainsi sous le nom d'âmes ou d'esprits et de corps se représente-t-il des substances, qui, comme telles, sont indépendantes les unes des autres. Il croit qu'il y a des corps sans esprit et des esprits sans corps. S'il réfléchissait, il comprendrait qu'il n'y a qu'une seule substance, que les esprits et les corps n'en sont que des modes, que les premiers en sont perçues sous l'attribut de la pensée, tandis que les seconds le sont sous celui de l'étendue. Il se trompe totalement sur la nature des corps, ce qui n'est pas bien grave, et sur celle des esprits, ce qui l'est beaucoup plus. Si l'on use de sa raison, on comprendra au contraire que les corps ne sont pas des substances, même créées, et que l'esprit n'est que l'idée du corps. Qu'on prenne donc bien garde à ne pas entendre sous les mêmes mots d'autres choses que l'auteur qui, loin de leur donner une définition arbitraire leur donne le seul sens qu'on puisse raisonnablement (rationnellement) leur donner. Ainsi sous le nom d'esprit qu'on cesse de se représenter des choses.
Le point de départ de ce scolie est donc un renvoi à la première partie de l'Ethique. C'est elle qui a établi que la substance est unique et que tout ce qu'un entendement, même infini, conçoit comme constituant une essence lui appartient. Ainsi, quoique l'entendement conçoive séparément l'étendue et la pensée, quoiqu'il n'ait nul besoin de l'une pour concevoir l'autre, quoique même la conception de l'une ne puisse qu'être rendue confuse si celle de l'autre vient s'y mêler, elles ne sont pourtant que deux attributs de l'unique substance.
Il y a lieu en outre de distinguer entre un entendement fini et un entendement infini. Ce n'est pas qu'ils s'opposent pour appartenir l'un à l'homme et l'autre à Dieu. Car ce n'est qu'improprement que l'entendement peut être accordé à Dieu, ce n'est que par une sorte d'anthropomorphisme décanté. L'homme n'y prête plus à Dieu son corps, il ne lui prête plus ses sentiments, mais il lui prête encore ses facultés. (On verra plus loin que l'entendement en l'homme lui-même n'est pas non plus une faculté et que relativement à lui il est déjà impropre de parler d'entendement). Or en Dieu entendement, volonté, puissance, etc. sont une seule et même chose. Mais un entendement fini ne perçoit la substance que sous un nombre fini d'attributs, alors qu'elle ne saurait être limitée à deux ou un nombre quelconque. Le sens du passage me semble donc de nier que le nombre, si élevé soit-il, de ce qui peut être perçu comme une essence indépendante des autres, puisse plaider en faveur de la pluralité des substances (cf. Ethique I, proposition X, scolie).
C'est maintenant sur ces prémisses que se fonde l'auteur pour expliquer que ce qui est conçu comme un mode déterminé sous l'attribut étendue n'est pas pour autant autre chose que ce qui est conçu comme un mode déterminé sous l'attribut pensée. Il ne s'agit certes pas d'un rapport entre n'importe quelle chose étendue et n'importe quelle pensée, mais précisément entre une chose et son idée. Par exemple le cercle, tracé sur le papier, et l'idée du cercle, l'idée de l'équidistance des points relativement à un même centre, sont une seule et même chose, perçue sous deux attributs différents, exprimée de deux manières différentes. Or cette idée n'est pas absolument neuve chez l'auteur, il reconnaît l'emprunter à une tradition théologique juive, laquelle bien sûr ne se souciait guère du cercle et beaucoup plus de Dieu.
Cette théologie cependant, part de l'idée déjà très remarquable que Dieu et l'entendement de Dieu sont une seule et même chose. C'est à dire que tandis que chez l'homme l'entendement peut n'être pas en acte, peut au contraire être momentanément au repos, ce serait verser dans un anthropomorphisme blasphématoire que d'attribuer à Dieu le même rapport avec son entendement. En vérité on ne saurait légitimement concevoir que Dieu cesse, même très occasionnellement, de penser. Il faut donc comprendre que chez lui être et penser sont une seule et même chose. Mais par la même raison ces théologiens admettent déjà que l'entendement de Dieu ne saurait consister dans une sorte de faculté transcendante aux pensées qu'elle forme, située au-delà d'elles et indépendante d'elles. L'entendement de Dieu et les idées qu'il forme sont donc une seule et même chose.
Pourquoi ces Juifs n'ont ils encore vu que " quasi per nebulam " la vérité que l'auteur se propose d'établir par la proposition VII ? C'est que leur refus de l'anthropomorphisme peut sans doute leur permettre une conception de Dieu qui préfigure celle de Spinoza, mais qu'ils n'avaient pas encore la préoccupation de déduire de leur théologie, en vérité de leur ontologie, une théorie de la connaissance. Ils n'ont pas pour souci d'établir que " ordo et connexio idearum idem est, ac ordo et connexio rerum ".
Ce n'est donc assurément pas pour nier la toute puissance de Dieu que l'auteur distingue et sépare ce qui est déterminé par lui en tant que chose pensante et ce qui est déterminé par lui en tant que chose étendue. Il ne s'agit pas de dire qu'il y a des choses que Dieu ne peut pas faire. Il s'agit seulement de penser Dieu avec cohérence : ou bien on le fait sous l'attribut de la pensée ou bien on le fait sous celui de l'étendue. Si on le fait sous l'un on ne le fait pas sous l'autre. Si par exemple on perçoit Dieu sous l'attribut de l'étendue cela implique qu'à un effet qui se produit dans l'étendue, qui est matériel, il faut chercher une cause elle aussi matérielle. Et de la même façon si on le perçoit sous l'attribut de la pensée. Il n'y a pas de connexion entre des modes qui relèvent d'attributs différents, il n'y en a qu'entre des modes qui sont des affections de la substance perçues sous le même attribut. Il s'agit donc ici non pas de la puissance de Dieu mais de la perception qu'on a de lui, de la substance. On ne peut penser correctement si l'on va chercher dans des pensées la cause de modes corporels ni réciproquement dans des modes corporels celle de pensées. Cela n'ôte rien à Dieu.
S'il n'y a pas de connexion telle que des modes relevant de l'attribut pensée puissent être cause de modes relevant de l'attribut étendue, il n'est pas possible de concevoir la création au sens mosaïque. Mais la première partie de l'Ethique l'a déjà montré. Ce scolie vise davantage à préparer une théorie de l'idée, de l'esprit et de la connaissance.
Proposition VIII
il y a des choses singulières qui n'existent pas. Les choses singulières en effet n'existent que pour autant qu'un enchaînement de causes les y détermine. Quoiqu'elles n'existent pas, leurs idées, comme par exemple aujourd'hui l'idée de l'homme Spinoza, ont du sens. Elles sont comprises dans l'idée de Dieu, c'est à dire dans l'idée de l'être infini.
Corollaire
il y a par conséquent deux manières d'exister objectivement pour une idée. Elle existe objectivement en tant qu'elle est comprise dans l'attribut infini de la pensée et c'est son seul mode d'existence objective aussi longtemps que n'existe pas l'objet dont elle est l'idée. Elle existe en outre objectivement d'une seconde façon dès qu'existe l'objet dont elle est l'idée ; elle s'inscrit par là dans la durée : son objet est l'effet de certaines causes qui en posent l'existence, laquelle dure aussi longtemps que d'autres causes ne la suppriment pas.
Scolie, proposition VIII
L'idée d'une chose qui n'existe pas effectivement, n'existe pas non plus objectivement en tant que son objet n'existe pas. Cependant la chose existe potentiellement dans la mesure où l'être est infini et où demain existera ce qui n'existe pas aujourd'hui. De la même façon son idée existe objectivement en tant qu'elle est comprise dans l'entendement infini de Dieu. Mais il y a là une difficulté. Dans la philosophie de Spinoza exister c'est être nécessaire et ne pas exister inversement c'est être impossible. Si la notion de possible y a un sens ce n'est pas comme contingent. Rien n'est contingent (cf. Ethique IV, définitions III et IV). Comment peut-on dire alors qu'un être qui n'existe pas maintenant existera demain ? Il faut se rappeler que l'ordre et la connexion des choses sont tels que l'être qui doit être tenu pour la cause de celui-ci doit exister avant lui dans la durée, que lui-même a une cause, etc.
Mais en réfléchissant dans ce sens, on ne voit encore pas pourquoi l'auteur affirme que la chose dont il parle est unique. On ne comprend ce qu'il veut dire que si l'on voit qu'il ne parle que des esprits, que beaucoup appellent âmes, et de la manière unique dont ils existent en Dieu. En effet ils sont les idées des choses et il se peut que les choses dont ils sont les idées n'existent pas.
Dès lors comment illustrer cette proposition ? Il faudrait dire que l'esprit de X n'existe pas tant que le corps de X lui-même n'existe pas, bien que cependant l'existence de ce corps étant impliquée dans l'infinité de l'attribut étendue, l'existence de cet esprit est du même coup impliquée dans l'infinité de l'attribut pensée. Autrement dit, en même temps que sous le rapport de la durée un objet peut exister ou ne pas exister selon l'enchaînement des causes et des effets, sous le rapport de l'éternité son idée existe nécessairement. C'est ce que montre l'exemple du cercle.
Un cercle en effet contient une infinité de segments dont les produits sont égaux. Le cas le plus simple est celui des rectangles formés sur les rayons, le produit des rayons étant toujours égal à R2. Le nombre des rayons est infini ; le nombre de rectangles formés sur ceux-ci est également infini. Le géomètre n'en trace éventuellement qu'un nombre fini, par exemple deux. Ces deux-là en quelque sorte (mais ce vocabulaire n'est pas celui de l'auteur) " actualisent " ce qui chez les autres n'est que " potentiel ". Et de la même façon leurs idées existent en ce sens qu'existent les paires de segments auxquels elles correspondent, tandis que toutes les autres n'existent que dans la mesure où elles sont comprises dans l'idée du cercle. Ainsi un esprit humain quelconque existe objectivement de deux manières différentes. Il existe premièrement comme l'esprit d'un individu qui existe effectivement, parce que celui-ci existe et qu'il en est l'idée. Mais même si cet individu n'existe pas son esprit existe cependant. Car l'individu existant exprime l'attribut étendue tandis que son esprit exprime l'attribut pensée. Par exemple l'esprit de Baruch Spinoza existe en Dieu sous l'attribut pensée, simplement parce que l'être de Dieu est infini et que cet esprit n'enveloppe aucune contradiction. Mais en outre entre 1634 et 1677 il existe en un autre sens : parce que dans l'ordre et la connexion des choses il y a une ou plusieurs causes dont l'effet est l'existence de Baruch Spinoza.
Pourquoi insister là-dessus ? La raison me semble en être que c'est ici que se détermine le seul sens dans lequel on puisse parler, quoique très improprement quand même, de l'immortalité de l'âme. Plus rigoureusement ce qui transparaît à cet endroit c'est l'éternité de l'esprit, comme partie de l'être éternel et infini, dont il sera question à la fin de la cinquième partie de l'Ethique. La mort du corps fait aussi disparaître l'esprit en tant qu'il est l'idée de ce corps. Elle ne le fait pas disparaître toutefois en tant qu'il exprime l'essence éternelle et infinie de Dieu. La mort fait disparaître une sorte de réalité objective, mais non l'autre.
Quelle est la valeur de l'exemple géométrique employé ici par l'auteur ? Il est certes inadéquat en ce que la comparaison du cercle avec Dieu ne permet pas de comprendre la puissance infinie de Dieu. Ce qu'il y a d'unique dans le cas dont veut parler ce scolie c'est qu'on ne saurait parler de deux ou de plusieurs substances. Il n'y en a qu'une. Cependant le nombre infini de droites qui peuvent se couper par un point quelconque du cercle peut bien donner l'idée de l'infinité de la substance et, en l'occurrence, du nombre infini des êtres qu'elle enveloppe, tant sous l'attribut étendue que sous celui de la pensée.
Proposition IX
en quel sens Dieu est-il cause de toute chose ? Ce n'est pas exactement en tant que substance infinie que Dieu est cause de cette chose singulière. Il en est cause plus précisément en tant que le déterminisme universel qui lie cette chose singulière à cette autre qui la précède nécessairement, qui elle-même etc. est l'ordre de la nature. De même et parallèlement pour ce qui est de l'idée de cette chose singulière Dieu n'en est pas cause en tant que substance infinie, mais en tant seulement que dans l'ordre et la connexion qui leur sont propres cette idée est liée à cette autre qui la précède nécessairement, qui elle-même, etc. Il n'est donc besoin d'aucune intervention surnaturelle pour expliquer la présence en moi d'une certaine idée, fût-ce celle de l'infini. Cette proposition porte le germe d'une réfutation de la preuve de l'existence de Dieu, conçu comme un être transcendant, donnée par Descartes dans les Méditations métaphysiques, III : " encore que l'idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n'aurais pas néanmoins l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie " (Pléiade, p. 294 ; A-T, IX, p.36).
Corollaire
puisque l'ordre et la connexion des idées sont parallèles à l'ordre et la connexion des choses, par suite il suffit d'avoir une idée vraie d'une chose quelconque pour connaître ce qui lui arrive. Même si aucun esprit singulier ne se donne cette idée vraie, elle est donnée en Dieu.
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Sommaire
Proposition X
L'être de la substance n'appartient pas à l'essence de l'homme, autrement dit ce n'est pas une substance qui constitue la forme de l'homme.
Démonstration
L'être de la substance en effet enveloppe l'existence nécessaire (Prop. 7, p. I). Si donc l'être de la substance appartenait à l'essence de l'homme, la substance étant supposée donnée, l'homme serait nécessairement donné (Déf. 2), et conséquemment l'homme existerait nécessairement, ce qui (Ax. 1) est absurde. Donc, etc. C.Q.F.D.
Scolie
Cette Proposition se démontre aussi par la Proposition 5, partie I, à savoir qu'il n'existe point deux substances de même nature. Puis donc que plusieurs hommes peuvent exister, ce qui constitue la forme de l'homme n'est point l'être de la substance. Cette Proposition est encore rendue manifeste, comme chacun peut le voir aisément, par les autres propriétés de la substance, à savoir que la substance est de sa nature infinie, immuable, indivisible, etc.
Corollaire
Il suit de là que l'essence de l'homme est constituée par certaines modifications des attributs de Dieu. Car l'être de la substance (Prop. précédente) n'appartient pas à l'essence de l'homme. Elle est donc quelque chose (Prop. 15, p. I) qui est en Dieu, et qui sans Dieu ne peut ni être ni être conçu, autrement dit (Coroll. de la Prop. 25, p. I) une affection ou un mode qui exprime la nature de Dieu d'une manière certaine et déterminée.
Scolie
Tous doivent accorder assurément que rien ne peut être ni être conçu sans Dieu. Car tous reconnaissent que Dieu est la cause unique de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence, c'est-à-dire Dieu n'est pas seulement cause des choses quant au devenir, comme on dit, mais, quant à l'être. La plupart disent toutefois : Appartient à l'essence d'une chose ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue ; ou bien donc ils croient que la nature de Dieu appartient à l'essence des choses créées, ou bien que les choses créées peuvent être ou être conçues sans Dieu, ou bien, ce qui est plus certain, ils ne s'accordent pas avec eux-mêmes. Et la cause en a été, je pense, qu'ils n'ont pas observé l'ordre requis pour philosopher. Au lieu de considérer avant tout la nature de Dieu, comme ils le devaient, puisqu'elle est antérieure tant dans la connaissance que par nature, ils ont cru que, dans l'ordre de la connaissance, elle était la dernière, et que les choses appelées objets des sens venaient avant toutes les autres. Il en est résulté que, tandis qu'ils considéraient les choses de la nature, il n'est rien à quoi ils aient moins pensé qu'à la Nature divine, et, quand ils ont plus tard entrepris de considérer la nature divine, il n'est rien à quoi ils aient pu moins penser qu'à ces premières fictions, sur lesquelles ils avaient fondé la connaissance des choses de la nature, vu qu'elles ne pouvaient les aider en rien pour connaître la nature divine ; il n'y a donc pas à s'étonner qu'il leur soit arrivé de se contredire. Mais je ne m'arrête pas à cela ; mon intention était ici seulement de donner la raison pour laquelle je n'ai pas dit : Appartient à l'essence d'une chose ce sans quoi elle ne peut ni être ni être conçue ; c'est parce que les choses singulières ne peuvent être ni être conçues sans Dieu, et cependant Dieu n'appartient pas à leur essence ; j'ai dit que cela constitue nécessairement l'essence d'une chose, qu'il suffit qui soit donné, pour que la chose soit posée, et qu'il suffit qui soit ôté, pour que la chose soit ôtée ; ou encore ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçue, et qui vice versa sans la chose ne peut ni être, ni être conçu.
Proposition XI
Ce qui constitue en premier l'être actuel de l'âme humaine n'est rien d'autre que l'idée d'une chose singulière existant en acte.
Démonstration
L'essence de l'homme (Coroll. de la Prop. préc.) est constituée par certains modes des attributs de Dieu ; savoir (Ax. 2) par des modes du penser ; de tous ces modes (Ax. 3) l'idée est de sa nature le premier et, quand elle est donnée, les autres modes (ceux auxquels l'idée est antérieure de sa nature) doivent se trouver dans cet individu (même Axiome) ; ce qui constitue en premier l'être d'une âme humaine, est donc une idée. Non cependant l'idée d'une chose non existante. Car autrement cette idée (Coroll. de la Prop. 8) ne pourrait être dite exister ; ce sera donc l'idée d'une chose existant en acte. Non, toutefois, d'une chose infinie ; car une chose infinie (Prop. 21 et 22, p. I) doit toujours exister nécessairement. Or cela est absurde (Ax. 1) ; donc ce qui constitue en premier l'être actuel de l'âme humaine, est l'idée d'une chose singulière existant en acte. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là que l'âme humaine est une partie de l'entendement infini de Dieu ; et conséquemment, quand nous disons que l'âme humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d'autre sinon que Dieu, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il s'explique par la nature de l'âme humaine, ou constitue l'essence de l'âme humaine, a telle ou telle idée, et quand nous disons que Dieu a telle ou telle idée, non en tant seulement qu'il constitue la nature de l'âme humaine, mais en tant qu'il a, outre cette âme, et conjointement à elle, l'idée d'une autre chose, alors nous disons que l'âme humaine perçoit une chose partiellement ou inadéquatement.
Scolie
Les lecteurs se trouveront ici empêchés sans doute, et beaucoup de choses leur viendront à l'esprit qui les arrêteront ; pour cette raison je les prie d'avancer à pas lents avec moi et de surseoir à leur jugement jusqu'à ce qu'ils aient tout lu.
Proposition XII
Tout ce qui arrive dans l'objet de l'idée constituant l'âme humaine doit dire perçu par cette âme ; en d'autres termes, une idée en est nécessairement donnée en elle ; c'est-à-dire si l'objet de l'idée constituant l'âme humaine est un corps, rien ne pourra arriver dans ce corps qui ne soit perçu par l'âme.
Démonstration
De tout ce qui en effet arrive dans l'objet d'une idée quelconque, la connaissance est nécessairement donnée en Dieu (Coroll. de la Prop. 9), en tant qu'on le considère comme affecté de l'idée de cet objet, c'est-à-dire (Prop. 11) en tant qu'il constitue l'âme de quelque chose. De tout ce donc qui arrive dans l'objet de l'idée constituant l'âme humaine, la connaissance est donnée en Dieu, en tant qu'il constitue la nature de l'âme humaine, c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 11) la connaissance de cette chose sera nécessairement dans l'âme, en d'autres termes l'âme la perçoit. C.Q.F.D.
Scolie
Cette Proposition est rendue évidente encore et se connaît plus clairement par le Scolie de la Proposition 7 auquel on est prié de se reporter.
Proposition XIII
L'objet de l'idée constituant l'âme humaine est le Corps, c'est-à-dire un certain mode de l'étendue existant en acte et n'est rien d'autre.
Démonstration
Si en effet le Corps n'était pas l'objet de l'âme humaine, les idées des affections du Corps ne seraient pas en Dieu (Coroll. de la Prop. 9) en tant qu'il constitue notre âme, mais en tant qu'il constitue l'âme d'une autre chose, c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 11) que les idées des affections du Corps ne seraient pas dans notre âme ; or (Ax. 4) nous avons les idées des affections du Corps. Donc l'objet de l'idée constituant l'âme humaine est le Corps tel qu'il existe en acte (Prop. 11). Si maintenant, outre le Corps, il y avait un autre objet de l'âme, comme (Prop. 36, p. I) il n'existe rien d'où ne suive quelque effet, il devrait y avoir nécessairement dans notre âme (Prop. précéd.) une idée de cet effet ; or (Ax. 5) nulle idée n'en est donnée. Donc l'objet de notre âme est le Corps existant et n'est rien d'autre.
Corollaire
Il suit de là que l'homme consiste en âme et en Corps et que le Corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons.
Scolie
Par ce qui précède nous ne connaissons pas seulement que l'âme humaine est unie au Corps, mais aussi ce qu'il faut entendre par l'union de l'âme et du Corps. Personne cependant ne pourra se faire de cette union une idée adéquate, c'est-à-dire distincte, s'il ne connaît auparavant la nature de notre Corps. Car ce que nous avons montré jusqu'ici est tout à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont tous animés, bien qu'à des degrés divers. Car d'une chose quelconque de laquelle Dieu est cause, une idée est nécessairement donnée en Dieu, de la même façon qu'est donnée l'idée du Corps humain, et ainsi l'on doit dire nécessairement de l'idée d'une chose quelconque ce que nous avons dit de l'idée du Corps humain. Nous ne pouvons nier cependant que les idées diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes, et que l'une l'emporte sur l'autre en excellence et contient plus de réalité dans la mesure où l'objet de l'une emporte sur l'objet de l'autre et contient plus de réalité ; pour cette raison, pour déterminer en quoi l'âme humaine diffère des autres et l'emporte sur elles, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous l'avons fait connaître, c'est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l'expliquer ici et cela n'est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis cependant en général que, plus un Corps est apte comparativement aux autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l'âme de ce Corps est apte comparativement aux autres à percevoir plusieurs choses à la fois ; et, plus les actions d'un corps dépendent de lui seul, et moins il y a d'autres corps qui concourent avec lui dans l'action, plus l'âme de ce corps est apte à connaître distinctement. Par là nous pouvons connaître la supériorité d'une âme sur les autres, nous pouvons voir aussi la cause pour quoi nous n'avons de notre Corps qu'une connaissance tout à fait confuse, et plusieurs autres choses que je déduirai ci-après de ce qui précède. Pour ce motif j'ai cru qu'il valait la peine de l'expliquer et démontrer plus soigneusement, et, pour cela, il est nécessaire de poser d'abord quelques prémisses au sujet de la nature des corps.
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Les propositions X-XIII
expliquent la nature de l'homme et introduisent un petit traité de mécanique physiologique concernant son corps.
Proposition X
l'homme n'est pas une substance. Cette négation est contraire à ce que disent les théologiens et Descartes (par exemple Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 294 ; A-T, IX, p. 36), qui voient dans l'homme une substance créée. Mais ce n'est pas possible parce que si cela était il faudrait reconnaître à l'homme l'existence nécessaire. Ce que personne bien évidemment ne s'aventure à admettre.
Scolie 1, proposition X
Ce scolie n'est qu'une seconde démonstration de la proposition. Il ne peut y avoir qu'une seule substance et il peut y avoir manifestement plusieurs hommes. L'homme n'est donc pas une substance. C'est contre la théologie créationniste et contre Descartes qu'est tournée la proposition. Entre l'être et la modification de l'être il y a une différence. Outre l'absurdité de la notion de création, qui n'est pas ici examinée, c'est la notion même de substance qui est retenue contre la proposition de la substantialité de l'homme. Rien de ce qui appartient à la substance ne peut être attribué à l'homme. La première partie de l'Ethique a établi que la substance est unique, éternelle, infinie, indivisible. Autant de qualificatifs qui n'appartiennent pas à l'homme.
Corollaire
subséquemment il faut admettre que si l'homme n'est pas l'être lui-même, il n'est constitué que par des modifications de l'être, et encore sous certains attributs de celui-ci seulement. C'est moins glorieux que d'être une substance. En outre cela interdit à l'homme l'unité qui est celle de l'être. Il n'est pas un unique mode, il est un être pluriel, une pluralité de modes, un groupement de certains modes, les uns relevant de l'attribut pensée, les autres de l'attribut étendue. De là suit que son essence n'est que dans des rapports, et qu'il y a en lui un mouvement, c'est à dire un devenir. Par là devient possible la transformation en action d'un affect qui est une passion, pourvu qu'on en forme une idée adéquate. Par là devient possible le salut.
Scolie 2, proposition X
Dans ce scolie, qui est plus celui du corollaire que celui de la proposition, la réflexion porte maintenant sur la notion d'essence. Puisque l'être de la substance n'appartient pas à l'essence de l'homme, la négation touche la notion d'homme, comme on vient de le voir, mais elle touche aussi la notion de substance. En effet dans la confusion qui caractérise les cartésiens ceux-ci affirment d'une part que rien ne peut ni être ni être conçu sans Dieu et d'autre part qu'appartient à l'essence d'une chose ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue. Il est clair qu'ils ne savent ni ce que c'est qu'être ni ce que c'est qu'être conçu, qu'ils entendent l'être une fois au sens de la substance, et l'autre au sens de l'attribut logique. Si l'on devait se risquer à rendre compte de leur seconde affirmation on pourrait lui donner les interprétations suivantes : ou bien ils veulent dire que la nature de Dieu est dans l'essence des choses créées, donc qu'elles sont elles mêmes divines, ou bien ils veulent dire que les choses créées n'ont pas besoin de Dieu pour être et être conçues, parce qu'elles sont elles-mêmes divines, ce qui est contradictoire avec leur thèse de la création. Spinoza s'amuse évidemment. La seule chose qui vaille d'être dite au sujet des cartésiens est qu'ils ne savent pas ce qu'ils disent.
Leur confusion a sa source dans l'ordre qu'ils suivent pour philosopher. Ils procèdent à l'envers. La bonne manière est de suivre l'ordre des choses. La substance étant antérieure en nature à ses affections ce n'est donc pas par celles-ci qu'il convient de commencer. Il faut au contraire commencer par Dieu. Or les cartésiens, suivant leur maître, rejettent plus loin la connaissance de Dieu et commencent par les choses sensibles, autrement dit par les affections de la substance, conçue sous l'attribut de l'étendue. Ils commencent par la physique et c'est ensuite seulement sans aucun appui qu'ils abordent la métaphysique. Ainsi malgré la juste remarque de Descartes lui-même, selon lequel on ne peut pas comprendre l'infini à partir du fini, (Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 294 ; A-T, IX, p. 36, cf. supra) ils se condamnent soit à faire ce que leur maître interdit, donc à tenter de comprendre la nature divine en partant de celle des modifications, soit à tenter l'aventure de partir au hasard. Ils se sont donc mis dans une situation fort peu méthodique : ils ne peuvent ni s'appuyer sur la nature divine pour connaître celle des choses " créées ", ni s'appuyer sur celles-ci pour connaître l'autre.
Peu importent ces errements, il faut concevoir clairement ce qui constitue une essence. Par conséquent il faut réduire le sens du mot essence à ce qui constitue l'attribut logique d'une chose et lui ôter ce qui renvoie à la notion de substance. C'est pourquoi l'auteur fait remarquer en quoi sa définition de l'essence diffère de celle des cartésiens.
Je dis les cartésiens et non Descartes, parce qu'il ne s'agit pas tant ici du maître qui est mort en 1650, que de ceux qui, nombreux en Hollande, se réclament de sa philosophie. C'est dans ce pays que Descartes a vécu, c'est dans ce pays qu'il a entretenu des relations autres qu'épistolaires. Et c'était dans un contexte historique marqué par un très fort développement économique, une très nette ascension politique et une très belle expression intellectuelle et artistique. Descartes n'est peut-être pas mieux compris, sur le fond, en Hollande qu'ailleurs et en particulier qu'en France, mais sa philosophie y est en tout cas accueillie avec plus d'enthousiasme qu'ailleurs. Cela peut susciter à la fois une sorte de prosélytisme un peu importun et aussi bien des polémiques inexpiables. D'ailleurs le texte ne dit ni Descartes, ni les cartésiens. C'est de ce cartésianisme diffus que son auteur a eu besoin de dégager sa propre philosophie. Mais plus exactement il dit ici tous, ce qui vise les théologiens, tant juifs que chrétiens, en même temps que les cartésiens.
Proposition XI
l'esprit est en premier lieu une idée. Il n'est d'abord rien d'autre qu'une idée. Il est l'idée d'un corps existant en acte. Il ne s'agit pas ici de l'idée de quelque chose qui n'existerait pas en acte, qui appartiendrait seulement à l'entendement infini de Dieu, mais de l'idée d'un objet existant, en l'occurrence un corps. Il n'y a donc pas à proprement parler d'immortalité de l'âme (cf. supra). Ce que l'esprit est ensuite, ce sont d'autres modes du penser, lesquels supposent d'abord l'idée, ce sont l'idée accompagnée d'amour, l'idée accompagnée de désir, etc. l'idée de chacune des affections de ce corps (cf. axiome III).
Corollaire
en tant qu'idée l'esprit fait simplement partie de l'entendement infini de Dieu (qui n'est nullement une faculté). Il s'y trouve parmi une infinité d'autres idées. Dire par conséquent que l'esprit conçoit telle ou telle idée c'est seulement dire que cette idée est en Dieu. C'est dire que cette idée s'inscrit dans l'enchaînement des idées sous l'attribut pensée. Cette proposition exclut qu'en dehors des pensées que conçoit l'esprit ce dernier soit comme un siège de celles-ci, qui existerait en quelque sorte indépendamment des pensées qu'elle forme, voire sans elles, autrement dit qu'il soit une âme. Celle-ci, sans cependant rien faire éventuellement, disposerait pourtant de la faculté de penser, ou de vouloir, etc. Il n'y a donc ni âme en tant que substance pensante, ni faculté qui lui appartiendrait.
Scolie, proposition XI
L'auteur avertit prudemment (caute !) son lecteur d'avoir à s'affranchir de ses préjugés. Il n'entend pas les combattre à cet endroit, mais plus loin. Ce n'est pas une petite question en effet qui est soulevée ici. Il faudra pour la régler prendre connaissance de la conception qu'il se fait de Dieu et l'ensemble de sa théorie de l'esprit. C'est pourquoi le scolie de la proposition XLIX, dépassant de beaucoup le rôle d'une remarque sur cette même dernière proposition de la deuxième partie, s'élargira en une Explication très générale.
Proposition XII
l'esprit humain est une idée dont l'objet n'est rien d'autre que le corps humain. De tout ce qui survient dans ce corps une idée est nécessairement donnée dans l'esprit. Quoique cette idée ne soit pas nécessairement adéquate, rien de ce qui survient dans le corps ne peut être ignoré de l'esprit. La raison en est que la pensée et l'étendue ne sont que deux attributs du seul et même être infini, et que l'ordre et la connexion dans l'un et dans l'autre sont identiques. Se prépare ici le sens des notions communes, fondement de l'idée adéquate.
Scolie, proposition XII
Le scolie de la proposition VII constituait déjà une remarque dont l'intérêt dépassait de beaucoup la seule proposition qu'il se donnait pour but de commenter et posait les fondements de la présente proposition.
Proposition XIII
ce qui n'était évoqué que par hypothèse dans la proposition précédente est ici démontré. La démonstration renvoie à l'axiome IV qui constatait que le corps est affecté de mille façons. Il pouvait le constater parce que nous en avons l'idée.
Corollaire
ce sont deux choses simultanément qui découlent de là. La première est que l'homme est constitué d'un esprit et d'un corps. Les modifications de la substance en lesquelles il consiste relèvent les unes de la pensée les autres de l'étendue. Les premières constituent l'esprit, les autres le corps. L'autre chose qui découle de la proposition est que le sentiment que l'esprit a de l'existence du corps ne saurait être soupçonné : il est nécessairement véridique.
Scolie, proposition XIII
C'est une intervention sur un sujet cartésien par excellence, puisque pour le philosophe français il y avait en quelque sorte trois substances, l'âme (la pensée), le corps (l'étendue) et... l'union de l'âme et du corps. C'est dire que celle-ci lui semblait assez mystérieuse et intéressante pour qu'il y consacre un traité tout entier, celui des Passions de l'âme.
Ce n'est pas Spinoza qui trouvera quoi que ce soit de mystérieux dans la nature (Dieu) et il n'a donc aucune raison particulière d'admirer l'union de l'âme et du corps. Pour être surpris de cette union il faut au demeurant avoir posé que les choses unies ne sont pas seulement indépendantes l'une de l'autre, mais qu'elles le sont comme des substances, c'est à dire comme des choses à quoi rien ne peut ajouter. Descartes concevant l'étendue comme une substance, de même la pensée comme une substance, (par exemple Principes, I, 54 ou I, 60, Pléiade pp. 595 et 599 ; A-T, IX, pp. 48 et 51) peut bien s'émerveiller de ne pas se trouver lui-même coupé en deux. Mais enfin le problème de l'union de l'âme et du corps ne vient que de ce qu'il l'a créé. En réalité il n'y a pas de problème et il est possible de se faire de cette union une idée adéquate. Il n'y a pas de problème parce que la pensée ni l'étendue ne sont des substances, mais seulement deux attributs, dont chacun exprime à sa manière l'essence de la même, seule et unique substance. Par suite l'esprit et le corps ne sont que deux modes ou deux groupes de modes exprimant la même chose, conçue une fois sous l'attribut pensée et l'autre sous l'attribut étendue.
La remarque a pour point de départ la valeur ou l'extension très générale de cette idée. Puisque l'esprit et le corps c'est la même chose conçue par l'entendement de deux manières différentes, il n'y a aucune raison de penser que seuls certains corps auraient un esprit. L'esprit est l'idée du corps ; tout corps a une telle idée. Il est clair que la notion d'esprit se trouve dans cette philosophie singulièrement répandue et par conséquent dévaluée.
Cependant cette sorte de réduction ouvre un problème beaucoup plus intéressant que toutes les interrogations sans réponse qui découlent de la théologie ordinaire selon laquelle l'homme seul dispose d'une âme, privilège inouï que rien ne permet de comprendre. Ici au contraire on est poussé dans le sens opposé à rechercher ce qui distingue un esprit d'un autre, ce qui en particulier peut conférer à l'esprit humain une supériorité sur l'esprit animal ou sur l'esprit d'un sac poubelle plein.
Le scolie précise pour terminer la nature du principe qui autorise de telles distinctions. Il ne se contente pas en effet d'indiquer ce qu'on aurait pu deviner : que certains objets comportent plus de réalité que d'autres et que conséquemment il en est également ainsi des esprits. Il ouvre sur une petite théorie physique intercalée entre la proposition XIII et la suivante, visant à établir la supériorité du corps humain.
L'orientation de la démonstration de l'auteur dans les propositions XI à XIII n'est nullement d'établir l'existence de l'esprit mais celle du corps. Ce n'est pourtant pas qu'il en doute. Mais d'autres que lui en doutent ou feignent d'en douter. Ainsi Descartes sait-il qu'il est une chose qui pense (Méditations métaphysiques, II, Pléiade p. 278 ; A-T, IX, p. 22) longtemps avant de pouvoir s'assurer qu'il est aussi un corps (Méditations métaphysiques, VI, Pléiade p. 326 ; A-T, IX, p. 64). Il maintient par le titre de la seconde Méditation que l'âme est plus aisée à connaître que le corps. S'il ne lui vient assurément pas l'idée de douter vraiment de l'existence de son corps et de l'étendue en général, parce que son doute est méthodique et donc hyperbolique (c'est le mot qu'il emploie Méditations métaphysiques, VI, Pléiade p. 334 ; A-T, IX, p. 71), il n'en ouvre pas moins la voie à une interprétation spiritualiste de sa philosophie, en ce sens qu'il permet à certains de rejeter toute réalité autre que spirituelle. A la date où il écrit l'Ethique Spinoza ressent très fortement le risque d'une telle absurdité, qui ne s'exprimera ouvertement qu'avec Berkeley un demi-siècle plus tard (dans les Principes de l'entendement humain, 1710). Toutefois ce n'est pas seulement contre l'éventualité d'une telle philosophie qu'il écrit ces pages, c'est contre celle qui s'exprime déjà réellement. Elle est en effet porteuse d'une interprétation de l'esprit qui en fait quelque chose d'indépendant du corps. C'est pourquoi le corollaire accorde au corps une existence " prout ipsum sentimus ", dans la mesure où nous le sentons.
Vient ensuite un bref traité de mécanique physiologique (trois Axiomes, sept lemmes, un scolie suivi de six postulats) d'où sont issues les propositions suivantes. Celles-ci impliquent en effet une meilleure connaissance du corps humain et des principes, même très schématiques, de son fonctionnement. |
Sommaire
Proposition XIV
L'âme humaine est apte à percevoir un très grand nombre de choses et d'autant plus que son corps peut être disposé d'un plus grand nombre de manières.Démonstration
Le Corps humain, en effet (Post. 3 et 6) est affecté par les corps extérieurs d'un très grand nombre de manières et est disposé de façon à affecter les corps extérieurs d'un très grand nombre de manières. Mais tout ce qui arrive dans le Corps humain, l'âme humaine (Prop. 12) doit le percevoir ; l'âme est donc apte à percevoir un très grand nombre de choses et d'autant plus, etc. C.Q.F.D.
Proposition XV
L'idée qui constitue l'être formel de l'âme humaine n'est pas simple, mais composée d'un très grand nombre d'idées.Démonstration
L'idée qui constitue l'être formel de l'âme humaine est l'idée du Corps (Prop. 13), lequel (Post. 1) est composé d'un très grand nombre d'Individus très composés. Or de chaque Individu composant le Corps, une idée est nécessairement donnée en Dieu (Coroll. de la Prop. 8) ; donc (Prop. 7) l'idée du Corps humain est composée de ces très nombreuses idées des parties composantes. C.Q.F.D.
Proposition XVI
L'idée de l'affection qu'éprouve le Corps humain, quand il est affecté d'une manière quelconque par les corps extérieurs, doit envelopper la nature du Corps humain et eu même temps celle du corps extérieur.
Démonstration
Toutes les manières en effet dont un corps est affecté suivent de la nature du corps affecté et en même temps de celle du corps qui l'affecte (Ax. 1 à la suite du Coroll. du Lemme III) ; donc leur idée (Ax. 4, p. I) enveloppera nécessairement la nature de l'un et l'autre corps ; et ainsi l'idée de l'affection qu'éprouve le Corps humain, quand il est affecté d'une manière quelconque par un corps extérieur, enveloppe la nature du Corps humain et celle du corps extérieur. C.Q.F.D.
Corollaire I
Il suit de là : 1° que l'âme humaine perçoit, en même temps que la nature de son propre corps, celle d'un très grand nombre d'autres corps.
Corollaire II
Il suit : 2° que les idées des corps extérieurs que nous avons indiquent plutôt l'état de notre propre Corps que la nature des corps extérieurs ; ce que j'ai expliqué par beaucoup d'exemples dans l'Appendice de la première partie.
Proposition XVII
Si le Corps humain est affecté d'une manière qui enveloppe la nature d'un Corps extérieur, l'âme humaine considérera ce corps extérieur comme existant en acte, ou comme lui étant présent, jusqu'à ce que le Corps soit affecté d'une affection qui exclue l'existence ou la présence de ce même corps extérieur.
Démonstration
Cela est évident, car, aussi longtemps que le Corps humain est ainsi affecté, l'âme humaine (Prop. 12) considérera cette affection du corps, c'est-à-dire (Prop. préc.) aura l'idée d'une manière d'être actuellement donnée qui enveloppe la nature du corps extérieur ; en d'autres termes aura une idée qui n'exclut pas, mais pose l'existence ou la présence de la nature du corps extérieur, et ainsi l'âme (Coroll. 1 de la Prop. préc.) considérera le corps extérieur comme existant en acte, ou comme présent, etc. C.Q.F.D.
Corollaire
Si le Corps humain a été affecté une fois par des corps extérieurs, l'âme pourra considérer ces corps, bien qu'ils n'existent pas et ne soient pas présents, comme s'ils étaient présents.
Démonstration
Tandis que des corps extérieurs déterminent les parties fluides du Corps humain à venir frapper contre les parties molles, les surfaces de ces dernières sont changées (Postulat 5) ; par là il arrive (voir Ax. 2 après le Coroll. du Lemme 3) que les parties fluides sont réfléchies d'une autre manière qu'elles n'avaient accoutumé et que, plus tard encore, venant par leur mouvement spontané à rencontrer les surfaces nouvelles, elles sont réfléchies de la même manière que quand elles ont été poussées contre ces surfaces par les corps extérieurs ; conséquemment, tandis qu'ainsi réfléchies elles continuent de se mouvoir, elles affecteront le Corps humain de la même manière que précédemment et de cette affection l'âme (Prop. 12) formera de nouveau la pensée ; c'est-à-dire que l'âme (Prop. 17) considérera de nouveau le corps extérieur comme présent ; et cela toutes les fois que les parties fluides du Corps humain viendront à rencontrer par leur mouvement spontané les mêmes surfaces. C'est pourquoi, bien que les corps extérieurs par lesquels le Corps humain a été affecté une fois n'existent plus, l'âme les considérera comme présents, autant de fois que cette action du corps se répétera. C.Q.F.D.
Scolie
Nous voyons ainsi comment il se peut faire que nous considérions ce qui n'est pas comme s'il était présent, ce qui arrive souvent. Et il est possible que cela provienne d'autres causes, mais il me suffit d'en avoir montré une seule par laquelle je puisse expliquer la chose comme si je l'eusse démontrée par sa vraie cause ; je ne crois cependant pas m'être beaucoup écarté de la vraie, puisque tous les postulats que j'ai admis ici, ne contiennent à peu près rien qui ne soit établi par l'expérience, et qu'il ne nous est plus permis de la révoquer en doute après que nous avons montré que le Corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons (voir Coroll. de la Prop. 13). En outre (par le Coroll. préc. et le Coroll. 2 de la Prop. 16), nous connaissons clairement quelle différence il y a entre l'idée de Pierre, par exemple, qui constitue l'essence de l'âme de Pierre lui-même et l'idée du même Pierre qui est dans un autre homme, disons Paul. La première en effet exprime directement l'essence du Corps de Pierre, et elle n'enveloppe l'existence qu'aussi longtemps que Pierre existe ; la seconde indique plutôt l'état du Corps de Paul que la nature de Pierre, et, par suite, tant que dure cet état du Corps de Paul, l'âme de Paul considère Pierre comme s'il lui était présent, même s'il n'existe plus. Pour employer maintenant les mots en usage, nous appellerons images des choses les affections du Corps humain dont les idées nous représentent les choses extérieures comme nous étant présentes, même si elles ne reproduisent pas les figures des choses. Et, quand l'âme contemple les corps en cette condition, nous dirons qu'elle imagine. Et ici, pour commencer d'indiquer ce qu'est l'erreur, je voudrais faire observer que les imaginations de l'âme considérées en elles-mêmes ne contiennent aucune erreur ; autrement dit, que l'âme n'est pas dans l'erreur, parce qu'elle imagine ; mais elle est dans l'erreur, en tant qu'elle est considérée comme privée d'une idée qui exclue l'existence de ces choses qu'elle imagine comme lui étant présentes. Si en effet l'âme, durant qu'elle imagine comme lui étant présentes des choses n'existant pas, savait en même temps que ces choses n'existent pas en réalité, elle attribuerait certes cette puissance d'imaginer à une vertu de sa nature, non à un vice ; surtout si cette faculté d'imaginer dépendait de sa seule nature, c'est-à-dire (Déf. 7, p. I) si cette faculté qu'a l'âme d'imaginer était libre.
Proposition XVIII
Si le corps humain a été affecté une fois par deux ou plusieurs corps simultanément sitôt que l'âme imaginera plus tard l'un d'eux, il lui souviendra aussi des autres.
Démonstration
L'âme (Coroll. préc.) imagine un corps par ce motif que le Corps humain est affecté et disposé par les vestiges d'un corps extérieur de la même manière qu'il a été affecté, quand certaines de ses parties ont reçu une impulsion de ce corps extérieur lui-même ; mais (par hypothèse) le Corps a dans une certaine rencontre été disposé de telle sorte que l'âme imaginât deux corps en même temps, elle imaginera donc aussi par la suite les deux corps en même temps, et sitôt qu'elle imaginera l'un des deux, il lui souviendra aussi de l'autre. C.Q.F.D.
Scolie
Nous connaissons clairement par là ce qu'est la Mémoire. Elle n'est rien d'autre en effet qu'un certain enchaînement d'idées, enveloppant la nature de choses extérieures au Corps humain, qui se fait suivant l'ordre et l'enchaînement des affections de ce Corps. Je dis : 1° que c'est un enchaînement de ces idées seulement qui enveloppent la nature de choses extérieures au Corps humain, non d'idées qui expliquent la nature de ces mêmes choses, car ce sont, en réalité (Prop. 16), des idées des affections du Corps humain, lesquelles enveloppent à la fois sa nature propre et celle des corps extérieurs. Je dis : 2° que cet enchaînement se fait suivant l'ordre et l'enchaînement des affections du Corps humain pour le distinguer de l'enchaînement d'idées qui se fait suivant l'ordre de l'entendement, enchaînement en vertu duquel l'âme perçoit les choses par leurs premières causes et qui est le même dans tous les hommes. Nous connaissons clairement par là pourquoi l'âme, de la pensée d'une chose, passe aussitôt à la pensée d'une autre qui n'a aucune ressemblance avec la première, comme par exemple un Romain, de la pensée du mot pomum, passera aussitôt à la pensée d'un fruit qui n'a aucune ressemblance avec ce son articulé, n'y ayant rien de commun entre ces choses, sinon que le Corps de ce Romain a été souvent affecté par les deux, c'est-à-dire que le même homme a souvent entendu le mot pomum, tandis qu'il voyait le fruit, et ainsi chacun passera d'une pensée à une autre, suivant que l'habitude a en chacun ordonné dans le corps les images des choses. Un soldat, par exemple, ayant vu sur le sable les traces d'un cheval, passera aussitôt de la pensée d'un cheval à celle d'un cavalier, et de là à la pensée de la guerre, etc. Un paysan, au contraire, passera de la pensée d'un cheval à celle d'une charrue, d'un champ, etc. ; et ainsi chacun, suivant qu'il est habitué à joindre les images des choses de telle ou telle manière, passera d'une même pensée à telle ou telle autre.
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Les propositions XIV-XVIII
expliquent quels sont les fondements de la connaissance du premier genre, c'est à dire de l'imagination.
Proposition XIV
plus un corps est susceptible d'être affecté de différentes manières, plus grand est le nombre de choses qu'est apte à percevoir l'esprit qui en est l'idée. Il importe donc extrêmement que le corps humain soit plus parfait, contienne plus d'être, que celui des autres espèces. On peut aussi comprendre par là qu'un être qui ne serait pas corporel ne pourrait rien connaître. L'idée vraie ou l'idée adéquate n'est donc pas celle dont devrait être recherchée une imaginaire pureté obtenue dans une prétendue indépendance à l'égard des sens ; c'est celle au contraire, qui par une sorte d'immersion dans la nature (en Dieu) permet de dépasser la subjectivité des affections du corps.
Ainsi tandis que les théologiens se représentent Dieu omniscient et qu'ils attribuent cette qualité à ce qu'il serait un être exclusivement spirituel, ils énoncent une proposition absurde.
Proposition XV
le corps humain étant composite, l'esprit qui en est l'idée ne peut qu'être lui-même composite. C'est dire qu'il n'est composé que des idées, dont on ne peut même pas dire qu'il les forme puisque leur cause n'est pas en lui mais en Dieu, et qui toutefois sont en lui. Encore une fois l'esprit n'est pas le siège des idées, il n'a pas même d'unité.
Proposition XVI
une idée qui est formée par le premier genre de connaissance, c'est à dire une idée qui exprime une affection du corps humain, est le produit à la fois de la cause corporelle qui affecte le corps humain et du corps humain lui-même. Elle exprime autant le second que la première. C'est pourquoi, en tant que connaissance d'un objet extérieur, elle est nécessairement fausse.
Corollaire 1
la connaissance que l'esprit humain a de son propre corps est perturbée par l'action des autres corps sur celui-ci,
Corollaire 2
mais surtout inversement la connaissance que l'esprit humain prend des choses extérieures par son corps est perturbée par ce dernier.
Proposition XVII
l'auteur explique ici ce que c'est qu'imaginer. L'esprit tient pour présent un corps extérieur dont la nature est enveloppée par l'affection du corps qui est perçue par lui.
Corollaire
il suffit pour cela que le corps ait été affecté une fois par la présence réelle de celui-ci.
Scolie, proposition XVII
Ce texte a pour objet d'expliquer ce qu'est l'imagination, c'est à dire la connaissance du premier genre, celle que Platon appelle l'opinion, ce qui la rend possible. La question se pose en effet de comprendre comment il se peut que l'esprit se représente comme présent un objet qui est absent. C'est que l'esprit qui imagine a une idée qui exprime seulement l'affection de son corps, laquelle ne peut provenir que d'un objet extérieur, que justement il imagine présent, même s'il ne l'est pas.
Le début du scolie reconnaît implicitement que l'Explication qui a été donnée dans la démonstration du corollaire précédent ne peut pas être entendue au pied de la lettre, mais seulement de manière métaphorique. Parties fluides et parties molles ne sont pas des notions expérimentales, mais seulement, et cela suffit pour rendre compte des effets connus, des suppositions vraisemblables. Dans une page de Théétète (156a-157c) Platon développait une intéressante théorie de la connaissance, où l'opposition lent / rapide ne pouvait pas non plus être prise au pied de la lettre.
En second lieu sont distinguées l'idée même d'une chose et l'image ou l'idée de cette chose dans l'esprit qui se la représente. La seconde n'exprime qu'indirectement ce que l'autre exprime sans intermédiaire. Or la médiation n'est autre que celle du corps de celui qui imagine, dont l'affection est indépendante de l'existence du corps imaginé.
Enfin l'auteur place ici un jalon sur le chemin de son Explication de l'erreur : il n'y a aucune erreur dans l'image elle-même ; il n'y en a que dans la mesure où l'on confond l'idée même de la chose avec son image ou idée dans l'esprit, c'est à dire si l'on croit qu'existe ce que l'on ne fait qu'imaginer. Par là il amorce contre les autres auteurs de son siècle une réhabilitation de l'imagination dans laquelle il reconnaît une féconde initiative de l'esprit.
La démonstration qui a été faite du corollaire précédent constituait une sorte de petite mécanique psychique. Elle considérait implicitement l'esprit comme l'idée d'un miroir un peu mou où venaient se dévier de leur trajectoire normale les particules qui le frappaient. Dans le prolongement du petit traité qui suivait la proposition XIII, c'était en quelque manière sur le modèle des lois, bien connues de l'auteur, de l'optique géométrique qu'elle tentait de concevoir ce qui se passe dans le corps humain. La comparaison était d'autant moins malvenue qu'il s'agissait d'expliquer l'image, autrement dit quelque chose qui, sinon est vu, du moins est cru tel. Elle ne laissait alors entrevoir aucune distance à l'égard de cette Explication. Mais à présent l'auteur indique que d'autres Explications peuvent être alléguées, et qu'il suffit cependant qu'il en ait donné une seule. S'il était désireux qu'on prît à la lettre ce qu'il dit, il n'aurait pas accordé que l'image pût avoir d'autres causes. Inversement s'il l'accorde, c'est qu'il ne tient aucunement à la lettre de son Explication, mais seulement à son esprit. La seule chose qui y importe c'est qu'on inscrive dans le cadre de l'étendue, de l'attribut étendue, les causes pour lesquelles l'image peut être présente, alors que ne l'est pas le corps dont elle est l'image. Il faut seulement permettre de comprendre que rien ne se produit dans l'esprit qui imagine, qui ne soit en quelque sorte le reflet de ce qui se passe dans le corps dont il est l'idée.
On peut se rapporter à la Lettre XVII (à Pierre Balling, 20 juillet 1663) : les effets de l'imagination naissent de la constitution soit du corps soit de l'esprit. Et en particulier puisque l'image d'un corps peut dans un esprit quelconque durer bien au-delà de l'existence de ce corps, il est particulièrement important de distinguer l'image d'un corps de l'idée de ce même corps. L'idée d'un corps n'est autre que l'esprit de ce corps, c'est à dire son essence. Ainsi l'idée du cercle c'est sa définition géométrique, et cette idée est vraie quand bien même il n'y aurait encore eu aucun géomètre pour l'énoncer. L'idée du cercle c'est l'équidistance des points d'un plan relativement à un centre. Mais alors même qu'il pense en avoir une idée, le vulgaire ramènera le cercle au rond. Il n'aura pas l'idée de l'équidistance. Et cette idée du rond, qui ne saurait être vraie en tant qu'idée du cercle, est seulement l'idée de l'état du corps du vulgaire lorsqu'il est affecté par la présence de certains objets, sans angles, sans aspérités, sans brisure, dont la rondeur est l'abstraction. Cette image du cercle, qui n'est que l'idée du corps affecté par la rondeur, peut manifestement exister dans l'esprit tout à fait indépendamment de l'existence du cercle. Ainsi il n'est nullement besoin qu'un objet soit donné pour qu'on l'imagine et inversement le fait qu'on l'imagine ne constitue aucunement une preuve de son existence. Si je passe de l'exemple de l'idée du cercle à celui de l'idée de Dieu (entendu vulgairement, comme le faisaient les Anciens), j'aurai une image de Jupiter aussi longtemps que j'entretiendrai avec le monde extérieur un rapport tel que j'en suis totalement dominé, totalement ignorant et totalement craintif. C'est cet état du corps dans la terreur inspirée par le tonnerre qui a pour idée, c'est à dire pour image, Jupiter. Comme le dira beaucoup plus tard Alain, bon lecteur de l'Ethique, " le corps humain est le tombeau des dieux " (Système des Beaux-Arts, I, 4), c'est à dire que c'est à lui seul et à ses mouvements que se ramène le sens de nos images et de nos mythes.
Il est donc bien visible qu'une image peut être considérée sous un double rapport. Considérée premièrement dans son rapport à l'objet dont elle est l'image elle ne peut être dite vraie. L'image que le vulgaire a du cercle ou celle qu'il a de Dieu n'ont avec le cercle ou avec Dieu qu'un rapport extrêmement lointain. Mais, pour plagier quelque peu Montaigne, je dirai que le plus grand philosophe du monde ne peut s'empêcher d'avoir peur quand éclate un coup de tonnerre. Il se forme alors peut-être dans son esprit une image de Jupiter, qui est tout à fait semblable à celle que s'en fait le vulgaire. La seule différence entre le philosophe et le vulgaire est que le premier ne croit pas alors avoir une idée vraie de Jupiter et qu'il sait fort bien que quoi qu'il ait cette idée, cette idée n'est à proprement parler pas l'idée d'un objet (qui serait Jupiter) mais seulement l'idée de son corps affecté d'un objet (qui n'est pas Jupiter, mais seulement le tonnerre qui lui fait peur). La différence est donc seulement en ceci que le philosophe ne rapporte pas comme le fait le vulgaire son image à l'objet dont elle est l'idée, en quoi elle est fausse, mais à l'état de son corps. Considérée sous ce deuxième rapport l'image est vraie. Laissant de côté dans le commentaire de ce scolie le problème spécifique de l'erreur, je remarque que relativement à l'imagination la philosophie spinoziste permet déjà un gain conséquent sur ses contemporaines. Celles tant de Pascal que de Malebranche ont de l'imagination une conception négative. Elles en donnent une idée réductrice. Elles ne veulent voir en elle qu'un échec, l'échec de la perception ou de la connaissance vraie. Elle n'est pour elles qu'une puissance malfaisante. Elle est au contraire dans l'Ethique une puissance positive. C'est un bien en effet que de pouvoir s'imaginer Jupiter tandis qu'il tonne, pourvu seulement qu'on ne croie pas à cette fiction. Et c'est un bien plus grand encore que de pouvoir se l'imaginer alors qu'il ne tonne même pas, lorsqu'on en a envie, lorsque la fantaisie en vient. L'imagination est reconnue créatrice.
Proposition XVIII
la règle des associations d'idées est énoncée à présent. Deux objets qui auront une fois affecté simultanément le corps seront tellement associés l'un à l'autre que, l'un étant imaginé, l'esprit se souviendra de l'autre.
Scolie, proposition XVIII
Dans l'examen des prétendues facultés de l'âme humaine l'auteur, poursuivant son chemin dans l'ordre quasi-géométrique des démonstrations, en vient à la question de la mémoire. Celle-ci perd tout mystère. Le souvenir en effet s'explique par l'association des idées, laquelle n'a elle-même rien d'obscur, puisqu'elle n'est que le reflet de l'association que crée l'habitude entre les objets.
La définition d'abord énoncée est ensuite commentée. La mémoire y est présentée comme un enchaînement. Le mot " concatenatio " évoque la relation déterministe, le lien de cause à effet, le rapport mécanique. Comme le montrent les Explications qui suivent c'est délibérément que Spinoza définit dans ces termes le phénomène de la mémoire. Il précise 1° que les seules idées concernées sont celles qui par la médiation du corps enveloppent la nature de choses extérieures, 2° que l'ordre dans lequel elles s'associent n'est que celui des affections.
De ces considérations très abstraites il passe ensuite à leur illustration. Le premier exemple cependant ouvre la réflexion sur la question du langage, puisqu'il évoque l'association entre l'idée d'une chose quelconque et l'idée du nom qu'elle porte dans une langue donnée. Le suivant file la piste en montrant que chacun procède à ses propres associations en fonction des habitudes qui lui appartiennent.
La mémoire n'est donc pas autre chose qu'une certaine concaténation. Avant même qu'on ait examiné de quoi elle est la concaténation et quelle est sa règle, le fait qu'elle en soit une est déjà à lui seul extrêmement significatif. La chaîne en effet, dira-t-on dans une première approche, emprisonne ou du moins elle lie, elle entrave les mouvements. Ceux qui en l'occurrence sont ainsi empêchés ce sont les mouvements de la fantaisie qui autoriseraient n'importe quoi à sortir de n'importe quoi. Mais l'aspect négatif que semble donner à la notion d'enchaînement l'image de la privation de liberté est illusoire. Cette liberté ne serait que celle de lier les choses n'importe comment. C'est bien plutôt positivement au contraire qu'il faut l'entendre, puisqu'il permet seul de comprendre qu'une certaine chose déterminée sort d'une autre également déterminée. La notion d'enchaînement n'est pas tant celle qui interdit de penser toutes sortes de rapports, que celle qui permet de penser les seuls rapports réels. En même temps qu'elle est l'enchaînement des choses, elle est celui des raisons. C'est Descartes et ce sont les contemporains de l'auteur qui admirent dans les mathématiques ces longues chaînes de raisons, qui partant de prémisses très générales permettent de formuler des conclusions très précises, les théorèmes. Ces chaînes sont aussi celles de la logique. Il faut donc comprendre que la notion d'enchaînement est philosophiquement valorisée.
L'auteur explique ensuite de quoi la mémoire est l'enchaînement. Elle est assurément le lien qui permet de passer d'une idée à une autre. Lorsqu'on dit qu'on se souvient de ceci ou de cela, ce dont on se souvient ainsi constitue une idée et celle-ci n'est appelée à la mémoire que parce qu'une première idée a d'abord été donnée, laquelle constitue le terme initial de l'association, celui à partir duquel on passe au souvenir proprement dit. Il existe donc entre le terme initial et le souvenir un lien tel que le premier étant donné à l'esprit, celui-ci se souvient du second. La présence du premier est cause qu'on se souvient du second, c'est à dire cause que le second vient sous le premier. Le terme appelé par l'autre est le souvenir. Cependant ces termes ont quelque chose de particulier. Les idées qui s'appellent ainsi l'une l'autre ne sont pas n'importe quelles idées. Elles ont ceci de particulier qu'elles enveloppent la nature de choses extérieures au corps humain. En vérité ceci signifie deux choses à la fois.
Ceci signifie premièrement que ces idées renvoient à quelque chose qui n'appartient pas au corps, qui lui est extérieur. Ce dont est l'idée celle qui appelle l'autre et ce dont est l'idée le souvenir sont nécessairement des états du corps. Car d'une manière générale l'esprit est l'idée du corps. Mais le corps n'est pas lui-même quelque chose de stable, d'immobile, de permanent dans son être, il est quelque chose qui est affecté, c'est à dire dont l'état est variable, en fonction des choses extérieures avec lesquelles il entre en rapport (cf. corollaire de la proposition X). Ainsi une idée quelconque, simplement en tant qu'elle est une idée, c'est à dire en même temps qu'elle est en quelque sorte le reflet du corps, est aussi forcément le reflet de quelque chose d'extérieur au corps. A partir de là la seconde chose que signifie la phrase de l'auteur s'entend de soi. Si une idée reflète nécessairement quelque chose d'extérieur au corps, elle ne le reflète pourtant qu'indirectement, elle n'est l'idée de cet objet que pour autant que celui-ci affecte le corps. Elle n'en est donc pas l'idée vraie, elle n'est pas l'expression de ce mode de l'étendue sous l'attribut de la pensée, elle n'en est pas l'esprit. C'est pourquoi il faut dire non qu'elle en explique la nature, mais seulement qu'elle l'enveloppe. Un décryptage sera nécessaire à celui qui voudra lire convenablement cette idée, il faudra qu'il soit capable de séparer ce qui en elle relève de l'objet extérieur et ce qui ne relève que du corps humain qui en est affecté.
A partir de ce qui précède il est aisé de comprendre que les liens qui enchaînent les unes aux autres les idées en question ne sont pas ceux de leur propre nature, mais ceux des affections du corps. La seule raison pour laquelle n'est pas vraie l'idée qu'on a d'un objet qui affecte le corps, c'est qu'elle n'en est l'idée que dans la mesure où elle affecte le corps. Autrement dit la seule raison pour laquelle n'est pas vraie la connaissance qu'on a des choses par la perception, est qu'elle est inévitablement relative à l'effet produit par elles sur un corps déterminé, qui n'est pas le même que l'effet produit par les mêmes choses sur un autre corps au même moment, ni par les mêmes choses sur le même corps à un autre moment. C'est une connaissance à laquelle il est totalement impossible de s'élever au-dessus de la subjectivité des conditions personnelles de l'expérience. Au contraire une connaissance vraie, loin de saisir les choses dans les rapports qu'elles entretiennent avec le corps, les saisit dans les rapports qu'elles ont avec leurs causes. Il faut distinguer de l'ordre des affections du corps, qui ne peut constituer en aucun cas une connaissance vraie, l'ordre de l'entendement, qui est universellement vrai. Par cette Explication sont opposés deux genres de connaissance (dans la terminologie spinoziste : le premier et le deuxième genres). Mais ils ne sont pas seulement séparés l'un de l'autre : le scolie fait beaucoup plus. Il explique à la fois deux choses. La première est comment et pourquoi se constitue celui qu'il appelle l'imagination et que les autres philosophes appellent l'opinion. Celle-ci est inévitablement le niveau le plus spontané de la connaissance, puisqu'elle est celui qui procède à travers les affections du corps. La seconde chose dont rend compte cette philosophie est comment il est possible de passer de l'imagination ou opinion à la connaissance vraie. Ce n'est pas une mystérieuse conversion, mais une conquête spirituelle qui s'élève des subjectives conditions personnelles (corporelles) de l'expérience à ses conditions objectives.
Les exemples que donne l'auteur, alors même qu'ils sont destinés à illustrer ce qu'est la mémoire, portent davantage sur l'association des idées, c'est à dire sur le mécanisme de la connaissance du premier genre. Il est sans doute vrai que la mémoire est justement définie comme une association, un enchaînement d'idées, il n'en reste pas moins que ce qui est expliqué ici c'est beaucoup moins le souvenir (comment je suis conduit à me rappeler tel ou tel épisode de mon passé) que la subjectivité de ce que représentent les choses et les mots. Plus proche que l'autre de la question de la mémoire, le second exemple oppose les associations faites par un soldat et celles d'un paysan à partir de l'emprunte laissée sur le sol par le pas d'un cheval. Le choix même de l'exemple est significatif. Il était possible de dire exactement la même chose en donnant pour point de départ des enchaînements la vue du cheval lui-même. Mais en partant de la trace que son passage a imprimée dans le sable l'auteur insiste d'une manière très sensible au lecteur sur ce que cette connaissance a de conjectural. Qu'à partir du cheval on pense à la cavalerie ou qu'on pense à la charrue, qu'on pense à la bataille ou qu'on pense au labour, même si l'association exprime manifestement la subjectivité de chacun, il est cependant encore possible de croire que c'est avec certitude qu'elle conduit d'un terme à l'autre. Chacun sans doute voit le cheval selon ses habitudes personnelles, mais celles de l'un comme celles de l'autre sont le témoin d'une vie réellement vécue. Par contre partir de la trace et remonter à celui qui l'a laissée relève de l'enquête avec tout ce que celle-ci a de hasardeux. En partant d'une trace on reconstitue un événement auquel on n'a pas assisté, on prend le risque de se tromper. C'est justement sur la possibilité de l'erreur que veut insister l'auteur, parce que l'erreur est inévitable dans un mode de connaissance où l'ordre des enchaînements est celui des affections du corps.
Cette analyse est encore plus éclatante dans le premier exemple, celui du mot " pomum ". Il permet tout comme le second de mettre en évidence ce que les associations ont de subjectif. C'est le Romain qui associera la pomme au mot " pomum " (le concept à l'image acoustique, dirait de Saussure), pas le Hollandais, pas le Juif. Mais ce qui est opposé ici ce ne sont pas des habitudes de vie, ce sont des habitudes linguistiques. Entre le signifié et le signifiant il n'y a aucune ressemblance, et pourtant l'esprit de la pensée du second passe aussitôt à la pensée du premier. C'est dans les mots que nous pensons, assurément, mais cela ne va pas sans créer un sérieux problème. Le signifiant et le signifié, le son articulé et la chose, sont associés par les habitudes linguistiques d'une communauté linguistique. Or ces habitudes elles-mêmes ne sont rien de plus que l'ordre des affections du corps humain. Ce que les sujets parlants se représentent dans les mots, ce n'est nullement la nature des choses dont ils parlent, c'est seulement une sorte de mélange de ces choses et du corps. Entre l'ordre des affections du corps et l'ordre de l'entendement il n'y a pas plus de rapport qu'entre le chien animal aboyant et le chien constellation céleste. C'est donc tout un problème que de passer dans la connaissance de l'ordre des affections du corps à l'ordre de l'entendement, qui seul reflète la vraie nature des choses. |
Sommaire
Proposition XIX
L'âme humaine ne connaît le Corps humain lui-même et ne sait qu'il existe que par les idées des affections dont le Corps est affecté.
Démonstration
L'âme humaine, en effet, est l'idée même ou la connaissance du Corps humain (Prop. 13) qui est en Dieu (Prop. 9) en tant qu'on le considère comme affecté d'une autre idée de chose singulière ; ou encore, puisque (Postulat 4) le Corps humain a besoin d'un très grand nombre de corps, par lesquels il est continuellement comme régénéré, et que l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes (Prop. 7) que l'ordre et la connexion des causes, cette idée sera en Dieu en tant qu'on le considère comme affecté des idées d'un très grand nombre de choses singulières. Dieu donc a l'idée du Corps humain ou connaît le Corps humain, en tant qu'il est affecté d'un très grand nombre d'autres idées et non en tant qu'il constitue la nature de l'âme humaine, c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 11) que l'âme humaine ne connaît pas le Corps humain. Mais les idées des affections du Corps sont en Dieu en tant qu'il constitue la nature de l'âme humaine, autrement dit, l'âme perçoit ces affections (Prop. 12), et conséquemment elle perçoit le Corps humain lui-même (Prop. 6) et le perçoit comme existant en acte (Prop.17) ; dans cette mesure donc seulement l'âme humaine perçoit le Corps humain lui-même. C.Q.F.D.
Proposition XX
De l'âme humaine aussi une idée ou connaissance est donnée en Dieu, laquelle suit en Dieu de la même manière et se rapporte à Dieu de la même manière que l'idée ou connaissance du Corps humain. Démonstration
La pensée est un attribut de Dieu (Prop. 1), et ainsi (Prop. 3), tant de lui-même que de toutes ses affections et conséquemment aussi de l'âme humaine (Prop. 11), une idée doit être donnée en Dieu. En second lieu, l'existence de cette idée ou connaissance de l'âme ne doit pas suivre en Dieu en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il est affecté d'une autre idée de chose singulière (Prop. 9). Mais l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses (Prop. 7) ; cette idée ou connaissance de l'âme suit donc en Dieu et se rapporte à Dieu de la même manière que l'idée ou connaissance du Corps. C.Q.F.D.
Proposition XXI
Cette idée de l'âme est unie à l'âme de la même manière que l'âme elle-même est unie au Corps. Démonstration
Nous avons déduit que l'âme est unie au Corps de ce que le Corps est l'objet de l'âme (voir Prop. 12 et 13), et par suite l'idée de l'âme doit être unie avec son objet pour la même raison, c'est-à-dire doit être unie avec l'âme elle-même de la même manière que l'âme est unie au Corps. C.Q.F.D. Scolie
Cette proposition se connaît beaucoup plus clairement par ce qui est dit dans le Scolie de la Proposition 7 ; là, en effet, nous avons montré que l'idée du Corps et le Corps, c'est-à-dire (Prop. 13) l'âme et le Corps, sont un seul et même Individu qui est conçu tantôt sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l'étendue ; c'est pourquoi l'idée de l'âme et l’âme elle-même sont une seule et même chose qui est conçue sous un seul et même attribut, savoir la Pensée. L'existence de l'idée de l'âme, dis-je, et celle de l'âme elle-même suivent en Dieu avec la même nécessité de la même puissance de penser. Car, en réalité, l'idée de l'âme, c'est-à-dire l'idée de l'idée, n'est rien d'autre que la forme de l'idée, en tant que celle-ci est considérée comme un mode du penser sans relation avec l'objet ; de même quelqu'un qui sait quelque chose sait, par cela même, qu'il le sait, et il sait en même temps qu'il sait qu'il sait, et ainsi à l'infini. Mais de cela il sera question plus tard. Proposition XXII
L’âme humaine perçoit non seulement les affections du Corps, mais aussi les idées de ces affections. Démonstration
Les idées des idées des affections suivent en Dieu de la même manière et se rapportent à Dieu de la même manière que les idées mêmes des affections ; cela se démontre comme la Proposition 20 ci-dessus. Or les idées des affections du Corps sont dans l'âme humaine (Prop. 12), c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 11) en Dieu en tant qu'il constitue l'essence de l'âme humaine : donc les idées de ces idées seront en Dieu en tant qu'il a la connaissance ou l'idée de l'âme humaine, c'est-à-dire (Prop. 21) qu'elles seront dans l'âme humaine elle-même qui, pour cette raison, ne perçoit pas seulement les affections du Corps, mais aussi les idées de ces affections. C.Q.F.D. Proposition XXIII
L’âme ne se connaît elle-même qu'en tant qu'elle perçoit les idées des affections du Corps. Démonstration
L'idée de l'âme ou sa connaissance suit en Dieu (Prop. 20) de la même manière et se rapporte à Dieu de la même manière que l'idée ou connaissance du Corps. Puisque maintenant (Prop. 19) l'âme humaine ne connaît que le Corps humain lui-même ; c'est-à-dire, puisque (Coroll. de la Prop. 11) la connaissance du Corps humain ne se rapporte pas à Dieu en tant qu'il constitue la nature de l'âme humaine, la connaissance de l'âme ne se rapporte donc pas à Dieu en tant qu'il constitue l'essence de l'âme humaine ; et ainsi (Coroll. de la Prop. 11) en ce sens l'âme humaine ne se connaît pas elle-même. En outre, les idées des affections dont le Corps est affecté enveloppent la nature du Corps humain lui-même (Prop. 16), c'est-à-dire (Prop. 13) s'accordent avec la nature de l'âme ; donc la connaissance de ces idées enveloppera nécessairement la connaissance de l'âme ; mais (Prop. préc.) la connaissance de ces idées est dans l'âme humaine elle-même ; donc l'âme humaine dans cette mesure seulement se connaît elle-même. C.Q.F.D.
Proposition XXIV
L'âme humaine n'enveloppe pas la connaissance adéquate des parties composant le Corps humain.
Démonstration
Les parties composant le Corps humain n'appartiennent à l'essence du Corps lui-même qu'en tant qu'elles se communiquent leurs mouvements les unes aux autres suivant un certain rapport (voir la Déf. qui suit le Coroll. du Lemme 3) et non en tant qu'on peut les considérer comme des Individus, en dehors de leur relation au Corps humain. Les parties du Corps humain sont en effet (Postul. 1) des Individus très composés dont les parties (Lemme 4) peuvent être séparées du Corps humain et communiquer leurs mouvements (voir Ax. 1 à la suite du Lemme 3) à d'autres corps suivant un autre rapport, bien que le Corps conserve entièrement sa nature et sa forme ; en conséquence, l'idée ou la connaissance d'une partie quelconque sera en Dieu (Prop. 3), et cela (Prop. 9) en tant qu'on le considère comme affecté d'une autre idée de chose singulière, laquelle chose singulière est antérieure à la partie elle-même suivant l'ordre de la Nature (Prop. 7). On peut en dire tout autant d'une partie quelconque de l'Individu même qui entre dans la composition du Corps humain ; la connaissance d'une partie quelconque entrant dans la composition du Corps humain est donc en Dieu en tant qu'il est affecté d'un très grand nombre d'idées de choses, et non en tant qu'il a seulement l'idée du Corps humain, c'est-à-dire (Prop. 13) l'idée qui constitue la nature de l'âme humaine ; et, en conséquence, l'âme humaine (Coroll. de la Prop. 11) n'enveloppe pas la connaissance adéquate des parties composant le Corps humain. C.Q.F.D.
Proposition XXV
L'idée d'une affection quelconque du Corps humain n'enveloppe pas la connaissance adéquate du corps extérieur.
Démonstration
Nous avons montré que l'idée d'une affection du Corps humain enveloppe la nature du corps extérieur (voir Prop. 16) en tant que le corps extérieur détermine d'une certaine manière le Corps humain lui-même. Mais, en tant que le corps extérieur est un Individu qui ne se rapporte pas au Corps humain, l'idée ou la connaissance en est en Dieu (Prop. 9) en tant qu'on considère Dieu comme affecté de l'idée d'une autre chose, laquelle (Prop. 7) est antérieure par nature au corps extérieur lui-même. La connaissance adéquate du corps extérieur n'est donc pas en Dieu en tant qu'il a l'idée de l'affection du Corps humain, autrement dit l'idée de l'affection du Corps humain n'enveloppe pas la connaissance adéquate du corps extérieur. C.Q.F.D.
Proposition XXVI
L'âme ne perçoit aucun corps extérieur comme existant en acte, si ce n'est par les idées des affections de son propre corps.
Démonstration
Si le Corps humain n'a été affecté en aucune manière par quelque corps extérieur, l'idée non plus du Corps humain (Prop. 7), c'est-à-dire (Prop. 13) l'âme humaine, non plus n'a été affectée en aucune manière de l'idée de l'existence de ce corps ; en d'autres termes, elle-ne perçoit en aucune manière l'existence de ce corps extérieur. Mais, en tant que le Corps humain est affecté en quelque manière par quelque corps extérieur, il perçoit en quelque mesure (Prop. 16 avec ses Coroll.) le corps extérieur. C.Q.F.D.
Corollaire
En tant que l'âme humaine imagine un corps extérieur, elle n'en a pas la connaissance adéquate. Démonstration
Quand l’âme humaine considère des corps extérieurs par les idées des affections de son propre Corps, nous disons qu'elle imagine (voir le Scolie de la Prop. 17) ; il n'y a pas d'autre condition dans laquelle l'âme puisse imaginer des corps comme existant en acte (Prop. préc.). Par suite (Prop. 25), en tant que l'âme imagine des corps extérieurs, elle n'en a pas la connaissance adéquate. C.Q.F.D.
Proposition XXVII
L'idée d'une affection quelconque du Corps humain n'enveloppe pas la connaissance adéquate du Corps humain lui-même. Démonstration
Toute idée d'une affection quelconque du Corps humain enveloppe la nature du Corps humain, en tant qu'on considère ce Corps humain lui-même comme affecté d'une certaine manière (voir Prop. 16). Mais en tant que le Corps humain est un Individu qui peut être affecté de beaucoup d'autres manières, son idée, etc. (voir Démonstration de la Prop. 25).
Proposition XXVIII
Les idées des affections du Corps humain, considérées dans leur rapport avec l'âme humaine seulement, ne sont pas claires et distinctes mais confuses.
Démonstration
Les idées des affections du Corps humain enveloppent en effet (Prop. 16) la nature tant des corps extérieurs que celle du Corps humain lui-même, et doivent envelopper non seulement la nature du Corps humain, mais aussi celle de ses parties ; car les affections sont des manières d'être (Post. 3) dont les parties du Corps humain, et conséquemment le Corps entier sont affectés. Mais (Prop. 24 et 25) la connaissance adéquate des corps extérieurs, de même aussi que celle des parties composant le Corps humain, est en Dieu en tant qu'on le considère non comme affecté de l'âme humaine, mais comme affecté d'autres idées. Les idées de ces affections, considérées dans leur rapport avec l'âme humaine seule, sont donc comme des conséquences sans leurs prémisses, c'est-à-dire (comme il est connu de soi) des idées confuses. C.Q.F.D. Scolie
On démontre de la même façon que l'idée qui constitue la nature de l’âme humaine n'est pas, considérée en elle seule, claire et distincte ; de même que l'idée de l’âme humaine, les idées des idées des affections du Corps humain, considérées dans leur rapport avec l'âme seule, ne sont pas non plus claires et distinctes, ce que chacun peut voir aisément.
Proposition XXIX
L'idée de l'idée d'une affection quelconque du Corps humain n'enveloppe pas la connaissance adéquate de l'âme humaine.
Démonstration
L'idée d'une affection du Corps humain en effet (Prop. 27) n'enveloppe pas la connaissance adéquate du Corps lui-même, en d'autres termes n'en exprime pas adéquatement la nature ; c'est-à-dire qu'elle ne s'accorde pas adéquatement avec la nature de l'âme (Prop. 13) ; par suite (Ax. 6, p. I), l'idée de cette idée n'exprime pas adéquatement la nature de l'âme humaine, autrement dit n'en enveloppe pas la connaissance adéquate. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là que l'âme humaine, toutes les fois qu'elle perçoit les choses suivant l'ordre commun de la Nature, n'a ni d'elle-même, ni de son propre Corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée. L'âme en effet ne se connaît elle-même qu'en tant qu'elle perçoit les idées des affections du Corps (Prop. 23). Elle ne perçoit pas son propre corps (Prop. 19), sinon précisément par le moyen des idées des affections du Corps, et c'est aussi par le moyen de ces idées seulement qu'elle perçoit les corps extérieurs (Prop. 26) ; ainsi, en tant qu'elle a ces idées, elle n'a ni d'elle-même (Prop. 29), ni de son propre Corps (Prop. 27), ni des corps extérieurs (Prop. 25), une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance mutilée et confuse (Prop. 28 avec son Scolie). C.Q.F.D.
Scolie
Je dis expressément que l'âme n'a ni d'elle-même, ni de son propre Corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse , toutes les fois qu'elle perçoit les choses suivant l'ordre commun de la Nature ; c'est-à-dire toutes les fois qu'elle est déterminée du dehors, par la rencontre fortuite des choses, à considérer ceci ou cela, et non toutes les fois qu'elle est déterminée du dedans, à savoir, parce qu'elle considère à la fois plusieurs choses, à connaître les conformités qui sont entre elles, leurs différences et leurs oppositions ; toutes les fois en effet qu'elle est disposée du dedans de telle ou telle manière, alors elle considère les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus bas. Proposition XXX Nous ne pouvons avoir de la durée de notre propre Corps qu'une connaissance extrêmement inadéquate.
Démonstration
La durée de notre Corps ne dépend pas de son essence (Ax. 1) ; elle ne dépend pas non plus de la nature de Dieu prise absolument (Prop. 21, p. I). Mais (Prop. 28, p. I) il est déterminé à exister et à produire des effets par telles causes qui elles-mêmes ont été déterminées par d'autres à exister et à produire des effets dans une condition certaine et déterminée ; ces dernières, à leur tour, l'ont été par d'autres, et ainsi à l'infini. La durée de notre Corps donc dépend de l'ordre commun de la Nature et de la constitution des choses. Quant à la condition suivant laquelle les choses sont constituées, la connaissance adéquate en est en Dieu en tant qu'il a les idées de toutes choses, et non en tant qu'il a l'idée du Corps humain seulement (Coroll. de la Prop. 9) ; la connaissance de la durée de notre Corps est donc extrêmement inadéquate en Dieu, en tant qu'on le considère comme constituant la nature de l'âme humaine, c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 11) que cette connaissance est dans notre âme extrêmement inadéquate. C.Q.F.D.
Proposition XXXI
Nous ne pouvons avoir de la durée des choses singulières qui sont hors de nous qu'une connaissance extrêmement inadéquate.
Démonstration
Chaque chose singulière en effet, de même que le Corps humain, doit être déterminée par une autre chose singulière à exister et à produire des effets dans une condition certaine et déterminée ; cette autre à son tour l'est par une autre, et ainsi à l'infini (Prop. 28 p. I). Puis donc que nous avons démontré dans la Proposition précédente, par cette propriété commune des choses singulières, que nous n'avions de la durée de notre propre Corps qu'une connaissance extrêmement inadéquate, il faudra au sujet de la durée des choses singulières maintenir cette conclusion, à savoir que nous ne pouvons en avoir qu'une connaissance extrêmement inadéquate. C.Q.F.D. Corollaire
Il suit de là que toutes les choses particulières sont contingentes et corruptibles. Car nous ne pouvons avoir (Prop. préc.) de leur durée aucune connaissance adéquate, et c'est là ce qu'il nous faut entendre par la contingence des choses et la possibilité de leur corruption (voir Scolie 1 de la Prop. 33, p. I). Car, sauf cela (Prop. 29 p. I), il n'y a rien de contingent. Proposition XXXII
Toutes les idées, considérées dans leur rapport avec Dieu, sont vraies.
Démonstration
Toutes les idées en effet qui sont en Dieu conviennent entièrement avec leurs objets (Coroll. de la Prop. 7) et, par suite, sont vraies (Ax. 6, p. I). C.Q.F.D.
Proposition XXXIII
Il n'y a dans les idées rien de positif à cause de quoi elles sont dites fausses.
Démonstration
Si on le nie, que l'on conçoive, si on le peut, un mode positif de penser qui constitue la forme de l'erreur, c'est-à-dire de la fausseté. Ce mode de penser ne peut être en Dieu (Prop. préc.) et hors de Dieu rien ne peut ni être ni être conçu (Prop. 15, p. I). Il ne peut donc rien y avoir de positif dans les idées à cause de quoi elles sont dites fausses.
Proposition XXXIV
Toute idée qui en nous est absolue, c'est-à-dire adéquate et parfaite, est vraie. Démonstration
Quand nous disons qu'une idée adéquate et parfaite est donnée en nous, nous ne disons rien d'autre (Coroll. de la Prop. 11), sinon qu'une idée adéquate et parfaite est donnée en Dieu en tant qu'il constitue l'essence de notre âme, et conséquemment (Prop. 32) nous ne disons rien d'autre, sinon qu'une telle idée est vraie. C.Q.F.D.
Proposition XXXV
La fausseté consiste dans une privation de connaissance qu'enveloppent les idées inadéquates, c'est-à-dire mutilées et confuses.
Démonstration
Il n'y a rien dans les idées de positif qui constitue la forme de la fausseté (Prop. 33) et la fausseté ne peut consister dans une privation absolue de connaissance (car les âmes, non les Corps, sont dites errer et se tromper) et pas davantage dans une ignorance absolue ; car ignorer et être dans l'erreur sont choses distinctes ; elle consiste donc dans une privation de connaissance qui est enveloppée dans une connaissance inadéquate des choses, c'est-à-dire dans des idées inadéquates et confuses. C.Q.F.D.
Scolie
J'ai expliqué dans le Scolie de la Proposition 17 en quel sens l'erreur consiste dans une privation de connaissance ; mais, pour l'expliquer plus amplement, je donnerai un exemple : les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés ; ce qui constitue donc leur idée de la liberté, c'est qu'ils ne connaissent aucune cause de leurs actions. Pour ce qu'ils disent en effet : que les actions humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots auxquels ne correspond aucune idée. Car tous ignorent ce que peut être la volonté et comment elle peut mouvoir le Corps ; pour ceux qui ont plus de prétention et forgent un siège ou une demeure de l'âme, ils excitent habituellement le rire ou le dégoût. De même, quand nous regardons le soleil, nous imaginons qu'il est distant de nous d'environ deux cents pieds, et l'erreur ici ne consiste pas dans l'action d'imaginer cela prise en elle-même, mais en ce que, tandis que nous l'imaginons, nous ignorons la vraie distance du soleil et la cause de cette imagination que nous avons. Plus tard, en effet, tout en sachant que le soleil est distant de plus de 600 fois le diamètre terrestre, nous ne laisserons pas néanmoins d'imaginer qu'il est près de nous ; car nous n'imaginons pas le soleil aussi proche parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce qu'une affection de notre Corps enveloppe l'essence du soleil, en tant que le Corps lui-même est affecté par cet astre.
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Les propositions XIX-XXXV
expliquent les causes de la fausseté, dans un premier temps relativement à l'imagination (XIX-XXXI), dans un second à la raison (XXXII-XXXV).
Propositions XIX-XXXI
Proposition XIX
l'esprit humain ne connaît les objets extérieurs que par les affections qu'ils font subir au corps humain. Mais le corps humain lui-même n'est connu de l'esprit que parce qu'il subit ces affections et qu'il en a l'idée.
Proposition XX
il existe nécessairement en Dieu, une idée de l'esprit humain, qui n'est que l'idée du corps. L'ordre et la connexion des idées étant nécessairement le même que ceux des choses, l'idée de l'esprit suit en Dieu de la même manière et se rapporte à Dieu de la même manière que l'idée du corps.
Proposition XXI
l'idée de l'esprit est relativement à l'esprit ce que l'idée du corps est relativement au corps. Or l'esprit est l'idée du corps. Par conséquent l'idée de l'esprit est l'idée de l'idée du corps.
Scolie, proposition XXI
En même temps qu'il maintient un lien avec les propositions du début de la seconde partie ce scolie envoie loin en avant dans la suite des préoccupations de l'auteur. La philosophie spinoziste est ici anticartésienne de deux manières. Premièrement elle nie qu'il y ait plusieurs substances et par conséquent fait de l'esprit et du corps un seul et même être, conçu alternativement sous deux attributs différents. Deuxièmement elle anéantit tout décalage entre savoir et savoir qu'on sait et par là ruine la possibilité du cogito, qui serait un pur je pense sans être la pensée de quelque chose, d'un objet déterminé.
D'une part l'auteur renvoie à ce qui a déjà été démontré (voir en particulier le scolie de la proposition XIII) à savoir que contrairement à ce que prétend Descartes, qui lui même se range sous la bannière des théologiens juifs et chrétiens, il n'y a pas deux substances, la substance pensante et la substance étendue, et encore moins une multitude de substances créées (Principes, I 51-52 ; Pléiade, p. 594 ; A-T, IX, p. 47). C'est pourquoi l'esprit n'est rien d'autre que l'idée du corps, c'est à dire le même être que celui-ci, mais conçu sous l'attribut de la pensée au lieu d'être conçu sous l'attribut de l'étendue. Autrement dit l'esprit est la même chose que le corps. L'homme, car c'est de lui qu'il convient de parler, Descartes niant que les animaux aient une âme (Discours de la méthode, cinquième partie, Pléiade p. 165 ; A-T, VI, p. 58), n'est pas fait d'un corps et d'une âme, et la question de savoir ce que devient cette dernière à la mort du corps est tout à fait oiseuse. L'idée de Dorion disparaît évidemment avec le corps de Dorion. Tout au plus quelques proches continueront-ils pendant quelque temps à se faire de lui, selon l'ordre des affections de leur propre corps, une certaine idée, à vrai dire fort peu adéquate. D'autres individus, dont le mérite est plus élevé, font plus durablement et plus adéquatement l'objet d'une idée dans la pensée des autres. Ainsi, en ce moment, de Spinoza y a-t-il une idée dans la pensée de Dorion. Ce n'est qu'une manière imagée, rassurante mais illusoire, de le dire que d'affirmer que Spinoza est immortel, ou que sa philosophie est immortelle.
D'autre part, et c'est l'objet principal du scolie, il faut comprendre ce que peut être l'idée de l'esprit. L'esprit étant l'idée du corps, l'idée de l'esprit c'est l'idée de l'idée. La philosophie spinoziste ne s'est-elle pas elle-même piégée, n'a-t-elle pas elle-même produit une difficulté dont elle ne pourra pas sortir ? Car elle risque de s'être condamnée à concevoir après l'idée de l'idée, l'idée de l'idée de l'idée, etc. Mais c'est au contraire le cartésianisme qui est en difficulté, parce que c'est lui qui conçoit que l'esprit est réellement autre chose que le corps et qui croit que l'esprit pourrait avoir une idée sans que cette idée soit l'idée du corps (le cogito). Au contraire le spinozisme peut répondre que l'idée de l'esprit et l'esprit lui-même ne sauraient être distingués en Dieu, parce qu'en Dieu c'est exactement la même chose de penser et de penser qu'on pense. Il s'agit dans les deux cas du déploiement de la puissance de penser qui appartient à la nature. Il est cependant possible de distinguer l'idée, de l'idée de l'idée. Cette distinction, qui est modale et non pas réelle, est celle que par abstraction l'on peut faire entre la forme de l'idée et son objet (son " contenu "). Il y a lieu en effet de distinguer la réalité objective d'une idée, c'est à dire d'identifier son objet, de sa réalité formelle, c'est à dire de reconnaître sa nature d'idée, qui n'est pas un objet (sur le vocabulaire, voir Descartes, Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 289 ; A-T, IX, pp. 31-32 ; VI, Pléiade p. 325 ; A-T, IX, p. 63 et Réponse aux premières objections, Pléiade, p. 344 ; A-T, IX, pp. 81-82). La distinction n'étant pas réelle mais seulement modale, on ne peut prétendre que celui qui sait ignore qu'il sait, ni que celui qui sait qu'il sait ignore qu'il sait qu'il sait, etc. Au contraire, forcément, celui qui sait a conscience qu'il sait. C'est par là qu'on peut éviter de remonter à l'infini, puisque le processus de régression est arrêté dès son principe.
Proposition XXII
il y a en l'esprit humain non seulement une perception de l'affection qui trouble le corps, mais aussi une idée de cette affection. Il ne peut en être autrement, même si cette idée est tout sauf adéquate.
Proposition XXIII
C'est d'ailleurs dans les idées de cette nature que consiste la seule connaissance que l'esprit ait de lui-même.
Proposition XXIV
en fonction du petit traité de mécanique animale situé dans la suite de la proposition XIII, on comprend qu'il n'appartient pas à l'esprit humain de connaître par nature les parties qui composent le corps humain.
Proposition XXV
l'idée d'une affection du corps est confuse parce que l'esprit humain n'a pas de connaissance adéquate de la cause qui l'engendre.
Proposition XXVI
la connaissance que l'esprit peut prendre de l'existence d'autres corps a son unique source dans les affections que provoquent ces corps extérieurs sur le corps humain.
Corollaire
ce genre de connaissance par le canal des affections du corps est ce que l'auteur appelle l'imagination et il a donné ci-dessus tous les éléments nécessaires pour comprendre qu'elle n'est pas adéquate et qu'elle ne peut pas l'être.
Proposition XXVII
l'idée d'une affection du corps humain enveloppe à la fois deux choses mêlées, à savoir l'idée du corps humain et l'idée de la cause qui l'affecte : aussi la connaissance que l'esprit a du corps ne peut-elle pas être adéquate.
Proposition XXVIII
les idées des affections du corps sont dans l'esprit un produit des objets extérieurs qui les engendrent et du corps (et même des parties de ce corps) qui les subit. Elles ne peuvent donc pas être claires et distinctes.
Scolie, proposition XXVIII
La proposition établit que les idées des affections du corps sont confuses. La raison en est que ces idées ne sont pas formées dans l'ordre de l'entendement, mais dans l'ordre des affections. Elles sont donc une sorte de combiné, de produit, de deux éléments : celui qui relève des corps extérieurs eux-mêmes et celui qui relève des affections du corps humain. Si donc on les prend comme relatives aux corps extérieurs, elles sont fausses. De la même façon (eodem modo) on peut établir que l'idée de l'idée du corps, c'est à dire l'idée de l'esprit, ne peut qu'être confuse. En effet l'esprit humain ne se connaît que dans la mesure où il a les idées des affections du corps. Celles-ci étant confuses, leur idée, l'idée des idées des affections du corps, l'est à son tour nécessairement. Pour la même raison encore l'idée de l'idée non plus du corps lui-même mais des affections du corps est l'idée d'un composé dont les éléments ne sont connus que confusément.
Proposition XXIX
c'est une suite de la proposition précédente. Si l'idée d'une affection n'est pas claire et distincte, l'idée de l'idée d'une affection ne l'est pas davantage. Or l'idée de l'idée d'une affection du corps n'est rien d'autre qu'une connaissance confuse de l'esprit : elle est l'idée d'une affection du corps et non l'idée du corps.
Corollaire
l'ordre commun de la nature n'est pas l'ordre de la raison. C'est l'ordre dans lequel se succèdent les événements, c'est l'ordre des affections. Lorsque l'esprit perçoit les choses suivant cet ordre il ne peut avoir qu'une connaissance confuse et mutilée et de lui-même, et de son propre corps, et des corps extérieurs. C'est la connaissance du premier genre qui est ainsi située, ce qui ne signifie pourtant pas qu'elle soit aux yeux de l'auteur entièrement négative.
Scolie, proposition XXIX
Résumant ce qui vient d'être acquis par les propositions précédentes et visant à accomplir un nouveau pas dans l'analyse de la connaissance, l'auteur maintenant établit une distinction entre deux modes de connaissance. L'un ne peut produire que des connaissances mutilées et confuses, l'autre seul est capable d'engendrer des connaissances claires et distinctes. L'un est externe, l'autre est interne. L'un suit l'ordre aléatoire des rencontres et des affections qui en dérivent, l'autre suit l'ordre de la vraie nature des choses. Si en ce point de l'exposé le lecteur a tous les éléments nécessaires pour comprendre le premier des deux modes de connaissance, il ne sait encore rien du second et il manque en particulier de ce qui est nécessaire pour comprendre qu'il est déterminé de l'intérieur.
Proposition XXX
la durée de notre propre corps dépend de l'ordre général des choses, c'est à dire qu'elle est le produit d'un déterminisme très complexe, où interviennent de très nombreuses causes. Elle ne peut donc être adéquatement connue de nous.
Proposition XXXI
c'est par la même raison encore que la durée des autres corps nous est nécessairement inconnue. Il faut remarquer que ce dont il est question dans ces deux propositions c'est de la durée des corps et non pas du temps qu'ils existent. C'est à dire que ce qui est déclaré impossible c'est d'avoir du corps une idée adéquate. Car quand bien même on mesurerait la longueur du temps dans lequel ils existent, on n'en aurait pas encore une connaissance adéquate.
Corollaire
la philosophie spinoziste tire avec rigueur les conséquences de la physique galiléenne. Dans la nature règne un déterminisme implacable. Il n'y a dans la nature rien de contingent. La contingence n'est qu'un produit de notre ignorance et de notre imagination. Parce que nous ne pouvons connaître adéquatement le moment où une certaine chose singulière commencera d'exister, ni celui où elle cessera, nous croyons que rien ne détermine ce moment. Mais si au lieu de connaître les choses par l'imagination nous les connaissions par la raison, nous saurions qu'il n'y a place pour rien de contingent dans l'ordre de la nature.
Dans l'ignorance où nous sommes des vraies causes, nous nous expliquons imaginairement la disparition de ce qui était présent. Nous nous imaginons en particulier la mort de notre propre corps, comme le résultat d'une corruption, c'est à dire d'une sorte de mouvement par lequel la chose cesserait d'être ce qu'elle est. C'est complètement absurde. Loin de pouvoir cesser d'être ce qu'elle est, une chose quelconque ne cesse de persévérer dans son être.
Propositions XXXII-XXXV
Après l'erreur dans la connaissance du premier genre (XIX-XXXI), l'auteur passe à celle qui survient dans la connaissance du deuxième genre (XXXII-XXXV).
Proposition XXXII
les idées sont des modes de l'attribut pensée, qui exprime l'essence de Dieu. Donc toutes les idées sont en Dieu. Leur rapport avec Dieu ne signifie d'ailleurs rien d'autre que leur existence. De quelle idée qu'il s'agisse, même par exemple de l'idée d'un Dieu transcendant, il est vrai que cette idée existe en Dieu. Cependant ce n'est pas en tant qu'idée d'un Dieu transcendant qu'elle existe en Dieu (qui n'est pas transcendant). Ce qui existe en Dieu c'est l'idée que nous ne sommes pas causes de nous-mêmes, enveloppant une ignorance de ce qui peut en être cause. C'est seulement ainsi redressée qu'elle est en Dieu et qu'elle est vraie.
Proposition XXXIII
c'est pourquoi ce n'est pas dans l'idée qu'il faudra rechercher la cause de l'erreur. Il n'y a pas d'idée qui serait fausse par la présence en elle de quelque chose de faux. Penser c'est penser l'être. Il n'est pas possible de penser le non-être.
Proposition XXXIV
c'est pourquoi il suffit que nous pensions tout l'être d'une chose pour que notre idée en soit vraie. Les exemples qui seront donnés ci-dessous par le scolie de la proposition suivante montrent qu'une idée absolue c'est une idée qui exprime toute la réalité de la chose dont elle est l'idée. Une telle idée est par définition adéquate. Et par voie de conséquence elle coïncide avec son objet, c'est à dire qu'elle est vraie.
Proposition XXXV
inversement si une erreur se glisse dans la connaissance que nous prenons des choses c'est parce que les idées que nous nous en formons manquent une partie de leur être. Une idée inadéquate enveloppe une connaissance en tant qu'elle est une idée, mais elle enveloppe aussi une privation de connaissance en tant qu'elle est mutilée et confuse.
Scolie, proposition XXXV
le texte développe à présent la thèse sur l'erreur esquissée dans le scolie de la proposition XVII. Il l'a complétée dans la proposition XXXIII : " nihil in ideis positivum est, propter quod falsae dicuntur ". Une idée ne renferme en elle-même rien de faux. La proposition XXXII précisait même que " omnes ideae, quatenus ad Deum referuntur, verae sunt ". Il faut donc dire maintenant avec clarté d'où vient l'erreur. Si elle ne vient pas de quelque chose de faux qui serait pensé en lieu et place de quelque chose de vrai, si elle ne vient pas non plus d'une simple privation de connaissance (l'ignorance n'est pas une erreur), il faut donc qu'elle vienne de ce qu'une certaine idée enveloppe une absence d'idée, de ce que tout en ayant une certaine idée l'esprit ignore à quoi, à quel objet, cette idée est en réalité relative.
Le premier exemple par lequel commence l'auteur est connu également par la Lettre LVIII (à Schuller, fin 1674) où il explique à son correspondant pourquoi les hommes croient être libres. Mais tandis que dans celle-ci l'accent est porté sur la question de la liberté humaine et que ce n'est qu'accessoirement que l'on peut y comprendre ce qu'est l'erreur, au contraire ici c'est accessoirement qu'on y peut entendre ce que pense l'auteur de la liberté humaine et c'est principalement de l'erreur qu'il y est question. A ceci près l'exemple est le même sur le fond. Il n'y a donc pas d'inconvénient à éclairer éventuellement le texte du scolie par celui de la lettre.
Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres. Cela ne signifie d'ailleurs pas que l'idée de la liberté ne peut recevoir aucun sens, mais seulement que, tant que les hommes n'entendent par là que l'absence de détermination des actes humains, leur pensée n'a pas de sens. C'est donc exactement en ce qu'ils croient que les actes humains ne sont pas déterminés que les hommes se trompent. Ils se trompent en ce qu'ils ne sont attentifs qu'à leur libre arbitre (c'est ce que précise la note en néerlandais : " zy achten dat zy vrywilliglijk iets konnen doen, of laten "). Mais il faut regarder encore de plus près où est l'erreur. Sa cause n'est pas dans l'affirmation que les actes humains sont indéterminés, car une telle affirmation ne peut pas être énoncée : le faux ne peut pas être pensé. La cause de l'erreur est en ceci que, tout en sachant qu'il n'y a pas d'effet sans cause, les hommes ne voient pas de quelles causes les actes humains peuvent être l'effet. Ils croient alors avoir affaire à un fait qui n'est pas un effet, qui ne s'inscrit pas dans l'enchaînement déterministe des causes et des effets. Leur idée de la liberté n'est donc que l'ignorance des causes qui déterminent les actes humains. " Un ivrogne croit dire par un libre décret de son esprit ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire ". C'est l'une des illustrations que dans sa Lettre LVIII à Schuller l'auteur donne de sa thèse. Pour autant que les hommes croient leurs actes indéterminés, ils sont tous semblables à cet ivrogne qui dans l'ivresse ne sait pas ce qui le pousse à parler et s'imagine donc parler librement, c'est à dire de sa propre volonté. Et cette illusion se dissipe avec les vapeurs de l'alcool. Dessaoulé, à défaut de voir ce qui le déterminait à parler, il voit au moins que ce n'est pas librement qu'il a parlé, car ce qu'il voudrait, c'est de n'avoir pas parlé. En quoi consiste l'erreur qu'il a commise étant ivre ? Il avait conscience de ses paroles, il avait même conscience, ajoute la lettre par rapport au scolie, de son appétit de parler, ce qui constitue seul une chose positive ; mais aussi, puisqu'il faut bien expliquer l'erreur par autre chose qu'une chose positive et que cependant on ne peut le faire par une chose négative, il n'avait pas conscience de ce qui le déterminait (quoique l'auteur ne s'aventure pas à le dire, on peut supposer par exemple la vantardise ou la malveillance, c'est à dire une quelconque passion). L'erreur est donc une privation de connaissance enveloppée dans une connaissance, qui de ce fait est inadéquate.
Le rire et la nausée dont il est question ensuite ne sont pas du tout tendres, puisqu'ils visent Descartes en même temps que le vulgaire. C'est ce dernier en effet qui prétend que les actions humaines dépendent de la volonté, laquelle constituerait à ses yeux une cause indéterminée (Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 305 ; A-T, IX, p. 46 : " elle consiste ... seulement en ce que pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne "). Mais que peut on entendre par là ? Comment une cause peut elle sortir du cadre général du déterminisme, ne pas s'inscrire elle-même dans un enchaînement où elle est liée certes à des effets qu'elle détermine, mais aussi à d'autres causes qui lui sont antérieures et qui la déterminent comme leur effet ? Personne ne peut penser cela. Kant, dont les nuits et les jours sont hantés par le fantôme de Spinoza et qui craint qu'il ne vienne le tirer par les pieds vers l'" absurde " athéisme, tente une nouvelle fois d'y parvenir dans la Critique de la raison pratique en tirant parti de son idéalisme transcendantal, qui distingue le niveau phénoménal, où les causes sont elles mêmes déterminées, et le niveau nouménal où les causes sont indéterminées (PUF p. 109). Conscient jusqu'à un certain point de la difficulté où il se met, il réagit par la fuite en avant et prétend pour s'en sortir procéder encore à une autre distinction, celle du penser et du connaître : reconnaissant que la chose en soi ne peut être connue, il affirme qu'elle doit néanmoins être pensée (Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, PUF p. 22). Si Spinoza avait connu la philosophie kantienne et cette prétention, comment aurait-il réagi ? Relativement à elle le rire et la nausée auraient-ils suffi ? Quoi qu'il en soit, les partisans de la volonté libre ont encore une autre difficulté : comment expliquent-ils que cette cause qui échappe au domaine de la nature puisse cependant mouvoir le corps ? C'est sur ce point que Descartes, qui fait de l'âme et du corps deux substances distinctes et qui doit ensuite se poser le problème de leur union (autre fuite en avant), invente une physiologie imaginaire, particulièrement du cerveau humain, et assigne au centre de celui-ci sa place à la prétendue glande pinéale, siège de l'âme dans le corps, parce qu'elle serait particulièrement soumise en tant qu'elle est le corps aux impulsions de la volonté et en tant qu'elle est l'âme aux impulsions du corps (sur ce problème cf. les Passions de l'âme, I, 31-45 ; Pléiade, pp. 710-717 ; A-T, XI, pp. 351-363). A vouloir localiser le mystère en un tout petit endroit, on ne rend pas pour autant le mystère moins grand. Qu'on puisse sérieusement s'imaginer le résoudre par là, cela excite en effet le rire. Mais ça n'est pas tout. Si l'on se représente que cette proposition ridicule est le rempart sur lequel s'arc-boute la théologie créationniste qui, tant juive que chrétienne, prétend interdire la liberté de penser, et donc prétend interdire la liberté de philosopher selon la raison, cela excite aussi la nausée.
L'autre exemple qui est donné par ce texte est celui de la distance du soleil. Venant après le précédent, dont on pourrait se demander pourquoi il ne suffit pas, son intérêt est double. Le premier point est qu'il permet de montrer plus évidemment qu'il n'y a rien de positif dans l'erreur, que ce n'est pas en ce qu'elle a de positif qu'une idée constitue une erreur. Le second est de faire comprendre aussi au-delà de l'erreur la correction de l'erreur.
Le fait est que nous imaginons le soleil à deux cents pieds. Contrairement à la question de la liberté, qui peut toujours être discutée interminablement, la discussion est close ici : il est établi que le soleil n'est pas à deux cents pieds et que l'y croire constitue une erreur. L'auteur s'en trouve donc d'autant plus à l'aise pour affirmer qu'on peut imaginer que le soleil est à cette distance sans pour autant être encore dans l'erreur. En ce que j'imagine cela j'ai une idée et ce n'est pas dans le fait positif d'avoir une idée que je me trompe. Car je peux fort bien savoir quelle est la vraie distance du soleil à la terre, savoir aussi pour quelle cause je ne peux pas faire autrement qu'imaginer qu'il est à deux cents pieds, et en même temps, par exemple pour le plaisir que donne une fiction, me laisser aller à imaginer qu'il est à deux cents pieds. Dans ce cas il n'y a aucune erreur. Il n'y a d'erreur que si j'ignore quelle est la vraie distance à laquelle se trouve le soleil et quelle est la cause pour laquelle je l'imagine infailliblement à deux cents pieds. Non pas si je ne fais qu'ignorer cette distance et cette cause, mais si, quoique les ignorant, j'en juge par l'imagination que j'en ai.
En même temps qu'il montre que ce n'est pas en ce qu'elle a de positif qu'une idée constitue une erreur, ce qui précède concernant l'exemple du soleil montre aussi en quoi consiste la correction de l'erreur. Cela ne peut consister à remplacer dans l'esprit l'idée fausse de la distance par l'idée vraie. L'idée fausse persiste nécessairement en tant qu'elle est une imagination, c'est à dire en tant qu'elle exprime une affection réelle du corps. Autrement dit l'imagination n'est pas une idée aberrante. C'est au contraire une idée qui s'explique très bien et c'est même une idée nécessaire. Elle n'est pas nécessaire en tant que le rapport établi par elle enfermerait une nécessité (comme quand je dis que la somme des angles du triangle est égale à deux droits), mais en tant qu'on ne peut pas ne pas la former. Corriger l'erreur ne peut donc absolument pas consister à ne plus produire une idée qui est nécessairement produite. Corriger l'erreur consiste à ne plus envelopper (involvere) dans cette idée, nécessaire en fonction de l'ordre des affections du corps, l'ignorance d'une idée qui relève de l'ordre de la nature. Cela consiste ici à ne plus envelopper dans l'imagination des deux cents pieds l'ignorance de la distance réelle de six cents diamètres terrestres.
Envelopper est un verbe, qui en tant que tel se conjugue et suppose un sujet. C'est à dire que ce n'est pas seulement du point de vue de Dieu, de l'être, qu'une ignorance se trouve enveloppée dans une idée inadéquate, ou bien que ce n'est pas le cas. C'est forcément moi qui enveloppe ou qui n'enveloppe pas, comme c'est moi qui imagine, même si ce que j'imagine est nécessairement imaginé. Le rapport qui est établi entre l'idée inadéquate et l'ignorance, rapport par lequel j'enveloppe la seconde dans la première ou ne l'enveloppe pas, est bien établi par moi. Autrement dit la proposition qu'oppose le scolie à la théorie cartésienne de l'erreur ne vise pas à écarter davantage que l'affirmation que je peux penser n'importe quoi si je le veux. La puissance de l'esprit pensant (mens) ne s'étend pas aussi loin. Tant lorsqu'il imagine, c'est à dire qu'il pense selon l'ordre des affections du corps, que lorsqu'il conçoit une idée adéquate, c'est à dire qu'il pense selon l'ordre de la nature (qui est nécessaire), l'esprit est incapable d'affirmer n'importe quoi. Ainsi les suppositions les plus hyperboliques, loin d'être le fruit d'une libre fantaisie, sont seulement révélatrices d'une situation qui est le plus souvent humblement humaine et, dans le plus original des cas, simplement pathologique (Les poètes de la fin du XIXème siècle prétendent avec peu de vraisemblance trouver leur inspiration dans l'alcool ou le haschisch ; Rimbaud en particulier se moque du monde en affirmant dans sa trop célèbre lettre " du voyant " (15/05/1871) ériger en méthode " un lent dérèglement de tous les sens "). Tandis que les idées adéquates, pour leur part, sont l'expression du déterminisme de la nature.
Quel est le rapport entre l'attribut de la pensée et l'attribut de l'étendue ? L'un et l'autre sont ce que l'on conçoit de la substance. Ils semblent être avec elle dans le même rapport. Cependant pour l'esprit est-ce que penser la substance c'est autre chose que penser l'étendue ? Est-ce que penser l'esprit ça n'est pas penser la pensée de la substance ? Est-ce que le plaidoyer pour la liberté de penser, dans le Traité théologico-politique, aurait encore un sens s'il en allait autrement ? |
Sommaire
Proposition XXXVI
Les idées inadéquates et confuses suivent les unes des autres avec la même nécessité que les idées adéquates, c'est-à-dire claires et distinctes.
Démonstration
Toutes les idées sont en Dieu (Prop. 15, p. I) et, considérées dans leur rapport avec Dieu, elles sont vraies (Prop. 32) et (Coroll. de la Prop. 7) adéquates ; par suite, il n'existe point d'idées qui soient inadéquates et confuses, si ce n'est en tant qu'on les considère dans leur rapport avec l'âme singulière de quelqu'un (voir à ce sujet Prop. 24 et 28) ; et, par suite, toutes les idées tant adéquates qu'inadéquates suivent les unes des autres (Coroll. de la Prop. 6) avec la même nécessité. C.Q.F.D.
Proposition XXXVII
Ce qui est commun à toutes choses (voir à ce sujet le Lemme 2 ci-dessus) et se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne constitue l'essence d'aucune chose singulière.
Démonstration
Si on le nie, que l'on conçoive, si on le peut, que cela constitue l'essence de quelque chose singulière, par exemple celle de B. Cela donc ne pourra (Déf. 2) sans B exister ni être conçu ; or cela est contre l'hypothèse ; cela donc n'appartient pas à l'essence de B ni ne constitue l'essence d'une autre chose singulière. C.Q.F.D.
Proposition XXXVIII
Ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareillement dans la partie et dans le tout ne peut être conçu qu'adéquatement.
Démonstration
Soit A quelque chose qui est commun à tous les corps et se trouve également dans la partie et dans le tout d'un corps quelconque. Je dis que A ne peut être conçu qu'adéquatement. L'idée de A en effet (Coroll. de la Prop. 7) sera nécessairement adéquate en Dieu, aussi bien en tant qu'il a l'idée du Corps humain qu'en tant qu'il a les idées des affections de ce Corps, et ces idées (Prop. 16, 25 et 27) enveloppent en partie la nature tant du Corps humain que des corps extérieurs, c'est-à-dire (Prop. 12 et 13) cette idée de A sera nécessairement adéquate en Dieu en tant qu'il constitue l'âme humaine, en d'autres termes qu'il a les idées qui sont dans l'âme humaine ; l'âme donc (Coroll. de la Prop. 11) perçoit nécessairement A adéquatement, et cela aussi bien en tant qu'elle se perçoit elle-même, qu'en tant qu'elle perçoit son propre Corps ou un corps extérieur quelconque, et A ne peut être conçu d'une autre manière. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là qu'il y a certaines idées ou notions qui sont communes à tous les hommes, car (Lemme II) tous les corps conviennent en certaines choses qui (Prop. préc.) doivent être perçues par tous adéquatement, c'est-à-dire clairement et distinctement.
Proposition XXXIX
Si le Corps humain et certains corps extérieurs, par lesquels le Corps humain a coutume d'être affecté, ont quelque propriété commune et qui soit pareillement dans la partie de l'un quelconque des corps extérieurs et dans le tout, de cette propriété aussi l'idée sera dans l'âme adéquate.
Démonstration
Soit A la propriété commune au Corps humain et à certains corps extérieurs, qui se trouve pareillement dans le corps humain et dans ces mêmes corps extérieurs et est enfin pareillement dans la partie de l'un quelconque des corps extérieurs, et dans le tout. Une idée adéquate de A lui-même sera donnée en Dieu (Coroll. de la Prop. 7), aussi bien en tant qu'il a l'idée du Corps humain qu'en tant qu'il a les idées des corps extérieurs supposés. Supposons maintenant que le Corps humain soit affecté par un corps extérieur par le moyen de ce qu'il a de commun avec lui, c'est-à-dire de A ; l'idée de cette affection enveloppera la propriété A (Prop. 16) et, par suite (Coroll. de la Prop. 7), l'idée de cette affection sera adéquate en Dieu en tant qu'il est affecté de l'idée du Corps humain ; c'est-à-dire (Prop. 13) en tant qu'il constitue la nature de l'âme humaine ; et ainsi (Coroll. de la Prop. 11) cette idée est aussi dans l'âme humaine adéquate. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là que l'âme est d'autant plus apte à percevoir adéquatement plusieurs choses, que, son Corps a plus de propriétés communes avec les autres corps.
Proposition XL
Toutes les idées qui suivent dans l'âme des idées qui sont en elle adéquates, sont aussi adéquates.
Démonstration
Cela est évident. Quand nous disons, en effet, qu'une idée suit dans l'âme humaine d'idées qui sont en elle adéquates, nous ne disons rien d'autre (Coroll. de la Prop. 11), sinon que dans l'entendement divin une idée est donnée, de laquelle Dieu est cause, non en tant qu'il est infini, ou en tant qu'il est affecté des idées d'un très grand nombre de choses singulières, mais en tant qu'il constitue l'essence de l'âme humaine seulement.
Scolie I
J'ai expliqué par ce qui précède la cause des Notions appelées Communes et qui sont les principes de notre raisonnement. Mais il y a d'autres causes de certains Axiomes ou de certaines notions communes qu'il importerait d'expliquer par cette méthode que nous suivons ; on établirait ainsi quelles notions sont utiles par-dessus les autres, et quelles ne sont presque d'aucun usage ; quelles, en outre, sont communes et quelles claires et distinctes pour ceux-là seulement qui sont libres de préjugés ; quelles, enfin, sont mal fondées. On établirait, de plus, d'où les notions appelées Secondes, et conséquemment les Axiomes qui se fondent sur elles, tirent leur origine, ainsi que d'autres vérités ayant trait à ces choses, que la réflexion m'a jadis fait apercevoir. Comme, toutefois, j'ai réservé ces observations pour un autre Traité, et aussi pour ne pas causer d'ennui par une prolixité excessive sur ce sujet, j'ai résolu ici de surseoir à cette exposition. Afin néanmoins de ne rien omettre qu'il ne soit nécessaire de savoir, j'ajouterai quelques mots sur les causes d'où sont provenus les termes appelés Transcendantaux, tels que être, Chose, Quelque chose. Ces termes naissent de ce que le Corps humain, étant limité, est capable seulement de former distinctement en lui-même un certain nombre d'images à la fois (j'ai expliqué ce qu'est l'image dans le Scolie de la Prop. 17) ; si ce nombre est dépassé, ces images commencent à se confondre ; et, si le nombre des images distinctes, que le Corps est capable de former à la fois en lui-même, est dépassé de beaucoup, toutes se confondront entièrement entre elles. Puisqu'il en est ainsi, il est évident, par le Corollaire de la Proposition 17 et par la Proposition 18, que l'âme humaine pourra imaginer distinctement à la fois autant de corps qu'il y a d'images pouvant être formées à la fois dans son propre Corps. Mais sitôt que les images se confondent entièrement dans le Corps, l'âme aussi imaginera tous les corps confusément, sans nulle distinction, et les comprendra en quelque sorte sous un même attribut, à savoir sous l'attribut de l'être, de la Chose, etc. Cela peut aussi provenir de ce que les images ne sont pas toujours également vives, et d'autres causes semblables, qu'il n'est pas besoin d'expliquer ici, car, pour le but que nous nous proposons, il suffit d'en considérer une seule. Toutes en effet reviennent à ceci que ces termes signifient des idées au plus haut degré confuses. De causes semblables sont nées aussi ces notions que l'on nomme Générales, telles : Homme, Cheval, Chien, etc., à savoir, parce que tant d'images, disons par exemple d'hommes, sont formées à la fois dans le Corps humain, que sa puissance d'imaginer se trouve dépassée ; elle ne l'est pas complètement à la vérité, mais assez pour que l'âme ne puisse imaginer ni les petites différences singulières (telles la couleur, la taille de chacun), ni le nombre déterminé des êtres singuliers, et imagine distinctement cela seul en quoi tous conviennent, en tant qu'ils affectent le Corps. C'est de la manière correspondante en effet que le Corps a été affecté le plus fortement, l'ayant été par chaque être singulier, c'est cela que l'âme exprime par le nom d'homme, et qu'elle affirme d'une infinité d'êtres singuliers. Car, nous l'avons dit, elle ne peut imaginer le nombre déterminé des êtres singuliers. Mais on doit noter que ces notions ne sont pas formées par tous de la même manière ; elles varient en chacun corrélativement avec la chose par laquelle le Corps a été plus souvent affecté et que l'âme imagine ou se rappelle le plus aisément. Ceux qui, par exemple, ont plus souvent considéré avec étonnement la stature des hommes, entendront sous le nom d'homme un animal de stature droite ; pour ceux qui ont accoutumé de considérer autre chose, ils formeront des hommes une autre image commune, savoir : l'homme est un animal doué du rire ; un animal à deux pieds sans plumes ; un animal raisonnable ; et ainsi pour les autres objets, chacun formera, suivant la disposition de son corps, des images générales des choses. Il n'est donc pas étonnant qu'entre les Philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par les seules images des choses, tant de controverses se soient élevées.
Scolie II
Par tout ce qui a été dit ci-dessus il apparaît clairement que nous avons nombre de perceptions et formons des notions générales tirant leur origine : 1° des objets singuliers qui nous sont représentés par les sens d'une manière tronquée, confuse et sans ordre pour l'entendement (voir Coroll. de la Prop. 29) ; pour cette raison j'ai accoutumé d'appeler de telles perceptions connaissance par expérience vague ; 2° des signes, par exemple de ce que, entendant ou lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses (voir Scolie de la Prop. 18). J'appellerai par la suite l'un et l'autre modes de considérer connaissance du premier genre, opinion ou imagination ; 3° enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses (voir Coroll. de la Prop. 38, Prop. 39 avec son Coroll. et Prop. 40), j'appellerai ce mode Raison et Connaissance du deuxième genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième, comme je le montrerai dans la suite, que nous appellerons Science intuitive. Et ce genre de connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses. J'expliquerai tout cela par l'exemple d'une chose unique. On donne, par exemple, trois nombres pour en obtenir un quatrième qui soit au troisième comme le second au premier. Des marchands n'hésiteront pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier, parce qu'ils n'ont pas encore laissé tomber dans l'oubli ce qu'ils ont appris de leurs maîtres sans nulle démonstration, ou parce qu'ils ont expérimenté ce procédé souvent dans le cas de nombres très simples, ou par la force de la démonstration de la proposition 19, livre VII d'Euclide, c'est-à-dire par la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour les nombres les plus simples aucun de ces moyens n'est nécessaire. étant donné, par exemple, les nombres 1, 2, 3, il n'est personne qui ne voie que le quatrième proportionnel est 6, et cela beaucoup plus clairement, parce que de la relation même, que nous voyons d'un regard qu'a le premier avec le second, nous concluons le quatrième.
Proposition XLI
La connaissance du premier genre est l'unique cause de la fausseté ; celle du deuxième et du troisième est nécessairement vraie.
Démonstration
Nous avons dit dans le précédent Scolie qu'à la connaissance du premier genre appartiennent toutes les idées qui sont inadéquates et confuses, et, par suite (Prop. 35), cette connaissance est l'unique cause de la fausseté. D'autre part, nous avons dit qu'à la connaissance du deuxième genre et du troisième appartiennent les idées qui sont adéquates ; en conséquence, cette connaissance (Prop. 34) est nécessairement vraie. C.Q.F.D.
Proposition XLII
La connaissance du deuxième genre et du troisième, non celle du premier genre, nous enseigne à distinguer le vrai du faux. Démonstration
Cette proposition est évidente par elle-même. Qui sait distinguer, en effet, entre le vrai et le faux, doit avoir du vrai et du faux une idée adéquate, c'est-à-dire (Scolie 2 de la Prop. 40) connaître le vrai et le faux par le deuxième genre de connaissance ou le troisième.
Proposition XLIII
Qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance. Démonstration
L'idée vraie en nous est celle qui est adéquate en Dieu en tant qu'il s'explique par la nature de l'âme humaine (Coroll. de la Prop. 11). Supposons donc qu'une idée adéquate A soit donnée en Dieu, en tant qu'il s'explique par la nature de l'âme humaine. De cette idée doit être nécessairement donnée en Dieu une idée qui se rapporte à Dieu de la même manière que l'idée A (Prop. 20 dont la Démonstration est universelle). Mais l'idée A est supposée se rapporter à Dieu en tant qu'il s'explique par la nature de l'âme humaine ; donc l'idée de l'idée A doit aussi appartenir à Dieu de la même manière, c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 11) que cette idée adéquate de l'idée A sera dans la même âme qui a l'idée adéquate A ; qui donc a une idée adéquate, c'est-à-dire (Prop. 34) qui connaît une chose vraiment, doit en même temps avoir de sa connaissance une idée adéquate, en d'autres termes (comme il est évident de soi) une connaissance vraie. C.Q.F.D.
Scolie
J'ai expliqué, dans le scolie de la Proposition 21, ce qu'est l'idée de l'idée ; mais il faut observer que la Proposition précédente est assez évidente par elle-même. Car nul, ayant une idée vraie, n'ignore que l'idée vraie enveloppe la plus haute certitude ; avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ; et certes personne ne peut en douter, à moins de croire que l'idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un panneau et non un mode de penser, savoir l'acte même de connaître et, je le demande, qui peut savoir qu'il connaît une chose, s'il ne connaît auparavant la chose ? c'est-à-dire qui peut savoir qu'il est certain d'une chose, s'il n'est auparavant certain de cette chose ? D'autre part, que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain que l'idée vraie, qui soit norme de vérité ? Certes, comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les ténèbres, la vérité est norme d'elle-même et du faux. Par là je crois avoir répondu aux questions suivantes, savoir : si une idée vraie, en tant qu'elle est dite seulement s'accorder avec ce dont elle est l'idée, se distingue d'une fausse ; une idée vraie ne contient donc aucune réalité ou perfection de plus qu'une fausse (puisqu'elles se distinguent seulement par une dénomination extrinsèque), et conséquemment un homme qui a des idées vraies ne l'emporte en rien sur celui qui en a seulement de fausses ? Puis d'où vient que les hommes ont des idées fausses ? Et, enfin, d'où quelqu'un peut-il savoir avec certitude qu'il a des idées qui conviennent avec leurs objets ? A ces questions, dis-je, je pense avoir déjà répondu. Quant à la différence, en effet, qui est entre l'idée vraie et la fausse, il est établi par la Proposition 35 qu'il y a entre elles deux la même relation qu'entre l'être et le non être. Je montre, d'autre part, très clairement les causes de la fausseté depuis la Proposition 19 jusqu'à la Proposition 35 avec son Scolie. Par là apparaît aussi quelle différence est entre un homme qui a des idées vraies et un homme qui n'en a que de fausses. Quant à la dernière question enfin : d'où un homme peut savoir qu'il a une idée qui convient avec son objet, je viens de montrer suffisamment et surabondamment que cela provient uniquement de ce qu'il a une idée qui convient avec son objet, c'est-à-dire de ce que la vérité est norme d'elle-même. Ajoutez que notre âme, en tant qu'elle perçoit les choses vraiment, est une partie de l'entendement infini de Dieu (Coroll. de la Prop. 11) et qu'il est donc aussi nécessaire que les idées claires et distinctes de l'âme soient vraies, que cela est nécessaire des idées de Dieu.
Proposition XLIV
Il est de la nature de la Raison de considérer les choses non comme contingentes, mais comme nécessaires. Démonstration
Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses vraiment (Prop. 41), savoir (Ax. 6, p. I) comme elles sont en elles-mêmes, c'est-à-dire (Prop. 29, p. I) non comme contingentes, mais comme nécessaires. C.Q.F.D. Corollaire I Il suit de là que la seule imagination peut faire que nous considérions les choses tant relativement au passé que relativement au futur comme contingentes. Scolie
J'expliquerai ici brièvement dans quelle condition cela a lieu. Nous avons montré ci-dessus (Prop. 17 avec son Coroll.) que l'âme imagine toujours les choses comme lui étant présentes, bien qu'elles n'existent pas, à moins qu'il ne se rencontre des causes qui excluent leur existence présente. De plus, nous avons montré (Prop. 18) que si une fois le Corps humain a été affecté simultanément par deux corps extérieurs, sitôt que l'âme plus tard imaginera l'un des deux, il lui souviendra aussi de l'autre, c'est-à-dire qu'elle les considérera comme lui étant présents l'un et l'autre, à moins qu'il ne se rencontre des causes qui excluent leur existence présente. Nul ne doute d'ailleurs que nous n'imaginions aussi le temps, et cela parce que nous imaginons des corps se mouvant les uns plus lentement ou plus vite que les autres, ou avec une vitesse égale. Supposons maintenant un enfant qui hier une première fois aura vu le matin Pierre, à midi Paul, et le soir Siméon, et aujourd'hui de nouveau a vu Pierre le matin. Il est évident, par la Proposition 18, que, sitôt qu'il voit la lumière du matin, il imaginera le soleil parcourant la même partie du ciel qu'il aura vue la veille ; en d'autres termes, imaginera le jour entier et Pierre avec le matin, Paul à midi et Siméon avec le soir, c'est-à-dire qu'il imaginera l'existence de Paul et de Siméon avec une relation au temps futur ; au contraire, s'il voit Siméon le soir, il rapportera Paul et Pierre au temps passé, les imaginant en même temps que le passé ; et cette imagination sera constante d'autant plus qu'il les aura vus plus souvent dans le même ordre. S'il arrive une fois qu'un autre soir, à la place de Siméon, il voie Jacob alors au matin suivant il imaginera en même temps que le soir tantôt Siméon, tantôt Jacob, mais non tous les deux ensemble. Car on suppose qu'il a vu, le soir, l'un des deux seulement et non les deux à la fois. Son imagination sera donc flottante, et il imaginera, en même temps que le soir futur, tantôt l'un, tantôt l'autre, c'est-à-dire considérera l'un et l'autre non comme devant être de façon certaine, mais comme des futurs contingents. Ce flottement de l'imagination sera le même si les choses imaginées sont des choses que nous considérons avec une relation au temps passé ou au présent ; et, conséquemment, nous imaginerons comme contingentes les choses rapportées tant au présent temps qu'au passé et au futur.
Corollaire II
Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses comme possédant une certaine sorte d'éternité.
Démonstration
Il est de la nature de la Raison en effet de considérer les choses comme nécessaires et non comme contingentes (Prop. préc.). Et elle perçoit cette nécessité des choses vraiment (Prop. 41), c'est-à-dire comme elle est en elle-même (Ax. 6, p. I). Mais (Prop. 16, p. I) cette nécessité des choses est la nécessité même de la nature éternelle de Dieu. Il est donc de la nature de la Raison de considérer les choses comme possédant cette sorte d'éternité. Ajoutez que les principes de la Raison sont des notions (Prop. 38) qui expliquent ce qui est commun à toutes choses, et (Prop. 37) n'expliquent l'essence d'aucune chose singulière ; qui en conséquence doivent être conçues sans aucune relation au temps et comme possédant une certaine sorte d'éternité. C.Q.F.D.
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Les propositions XXXVI-XLIV
poursuivent l'analyse de la raison en expliquant ce que sont les idées adéquates.
Proposition XXXVI
les idées erronées ne sont pas de pures et simples absurdités, survenues de manière contingente. Il y a entre elles les mêmes relations déterminées qu'entre les idées adéquates.
Proposition XXXVII
les corps ont toutes sortes de dispositions et d'actions qui leur sont communes, et leurs parties peuvent les partager (" omnia corpora in quibusdam conveniunt ", lemme II). Par définition elles ne peuvent appartenir à l'essence d'aucune. Il s'agit presque d'un axiome : ce qui constitue une notion commune ne constitue pas l'idée d'une chose singulière. Mais il a des conséquences particulièrement importantes, puisqu'il fonde la possibilité des idées adéquates, donc des idées vraies, il fonde la possibilité de la connaissance du deuxième genre. En effet parmi les corps, c'est à dire parmi tous les objets corporels, il y a et mon propre corps et le corps de tous les autres hommes. Les uns et les autres sont des parties de l'étendue. Et le tout de l'étendue n'a pas d'autres propriétés que ses parties.
Proposition XXXVIII
il découle de la proposition précédente que ce qui est commun à plusieurs corps et à leurs parties ne peut être conçu qu'adéquatement. Les idées communes en effet sont communes évidemment à l'ensemble des objets matériels que je considère, mais surtout elles sont communes à ceux-ci et à mon propre corps. C'est pourquoi je ne peux les concevoir qu'adéquatement. Il n'en va pas de ces propriétés des corps comme de celles qui n'appartiennent pas au mien. Ces dernières ne peuvent constituer la base de nos raisonnements, tandis que les premières sont bien le fondement sur lequel peuvent s'appuyer nos déductions, les prémisses desquelles suivent (sequuntur dira la proposition XL ou, c'est le mot de la proposition XXXVI, consequuntur) des enchaînements d'idées, lesquelles seront tout aussi adéquates.
Corollaire
les idées communes, parce qu'elles sont des concepts qui touchent à ce qui convient à tous les corps, ceux des hommes comme tous les autres objets, sont nécessairement adéquates.
Proposition XXXIX
une idée qui est commune au corps humain et à d'autres qui l'affectent, c'est à dire une idée qui est un concept de l'étendue, comme sont ceux de la géométrie, est conçue adéquatement.
Corollaire
par les trois propositions précédentes se trouve établi que l'aptitude de l'esprit à se faire des idées adéquates est d'autant plus grande que son corps a plus de propriétés qui lui sont communes avec ceux qui l'affectent. Il est donc important que le corps humain soit parmi les plus complexes de la nature, comme il a été montré à la suite de la proposition XIII.
Proposition XL
les idées adéquates s'enchaînent entre elles dans des relations de détermination et l'une est en quelque sorte cause de l'autre. Par conséquent d'une idée adéquate découlent beaucoup d'autres, adéquates aussi. La Lettre XXXVII (à Bouwmeester, 10 juin 1666) expose ce point à son destinataire. Une perception claire et distincte peut être cause d'une autre perception également claire et distincte. Par là l'auteur explique à la fois la vérité des mathématiques et celle de sa propre philosophie, exposée more geometrico, c'est à dire dans un enchaînement de propositions qui découlent de propositions initiales dont la vérité tient à ce qu'elles expriment quelque chose de commun à leur objet et au corps humain.
Scolie 1, proposition XL
Ce texte vise à opposer ce que l'auteur vient de distinguer sous le nom de notions communes à ce qui ne constitue que des abstractions : les notions générales et autres universaux. Les notions communes sont adéquates, les abstractions ne le sont pas. Elles ne peuvent pas l'être parce qu'elles sont des produits de l'imagination et non pas de la raison. Quoiqu'on leur donne le nom d'idées, ce ne sont que des images. Toute idée générale est une abstraction, elle l'est à un niveau plus ou moins élevé, parce que une idée peut être l'idée d'une idée, etc. mais toute idée générale, même la moins abstraite, dans la mesure où elle vise la généralité, ignore nécessairement un grand nombre de singularités qui appartiennent aux objets. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que ce soient les mêmes causes qui expliquent les transcendantaux et les notions générales. Par contre ce sont des causes toutes différentes de celles qui expliquent les notions communes. Les notions communes en effet sont communes aux esprits qui les forment, tandis que les notions transcendantales ou générales ne sont communes qu'aux objets qu'on essaie (fort mal) de penser à travers elles.
L'unicité de l'Explication de ces dernières est en soi une caractéristique de la philosophie spinoziste. Tandis que d'autres philosophies ont des Explications différentes pour l'origine d'idées tenues par elles pour différentes, celle-ci les tient toutes pour des abstractions, c'est à dire pour des produits issus, plus ou moins lointainement il est vrai, des choses elles-mêmes, ou du moins de l'image qu'elles laissent dans l'esprit, par un processus qui tient en quelque sorte du raffinage.
Dans un premier temps l'auteur évoque, sans entrer dans un détail qui ne serait utile que dans un traité spécialisé dans les questions de logique (et qui ne correspond pas à ce qui reste du Traité de la réforme de l'entendement), les conséquences qui pourraient être tirées des dernières propositions (XXXVII-XL). La seule utilité de ce passage est d'établir l'opposition entre les idées communes et celles qui suivent, dont aucune espèce particulière ne relève d'une Explication particulière.
Ce qui suit concerne les transcendantaux, c'est à dire les plus abstraites des idées générales, les idées du vrai, du bien, du beau, qui sont au-delà même de celles qu'Aristote appelle les catégories, au-delà de celles que Descartes tient pour nées avec lui (voir ci-dessous), ou notions primitives, au-delà de celles que Leibniz nomme innées et au-delà de celles que Kant dans la Critique de la raison pure va établir comme catégories ou concepts purs de l'entendement (dans l'Analytique, PUF pp. 87-99). Mais peu importent ces idées elles-mêmes. D'une manière ou d'une autre ces auteurs cherchent en-dehors de l'expérience des idées qui puissent organiser et même fonder l'expérience. C'est justement le principe d'une telle recherche qui est délibérément écarté par le scolie. L'origine des transcendantaux n'est pas à rechercher ailleurs que dans l'ordre des affections du corps, c'est à dire dans l'expérience. Ils sont le résultat d'un processus par lequel plusieurs idées se confondent, et ne se peuvent plus distinguer.
Enfin ce sont les idées générales qui sont le dernier objet du scolie. Elles sont considérées de la même manière que l'étaient ci-dessus les transcendantaux. Elles aussi sont le résultat d'une impuissance de l'esprit humain, de son incapacité de distinguer un grand nombre d'idées proches les unes des autres. Mais l'essentiel est qu'inversement les transcendantaux, comme elles, sont de confus résidus de l'imagination. Ce qui est important c'est que loin d'être valorisée l'abstraction est au contraire dévalorisée. En effet l'abstrait n'est rien d'autre qu'un débile résidu du concret.
L'enjeu de ce scolie est la théorie de la connaissance. Si l'auteur refuse ici manifestement ce qui aux XVIIe et XVIIIe siècles se développe à partir de Descartes (Méditations métaphysiques, V, Pléiade p. 314 ; A-T, IX, p. 54 : " ...les véritables idées qui sont nées avec moi ") sous la forme de l'innéisme, sa philosophie n'en est pas moins irréductible à l'empirisme vulgaire. Les idées sont certes la trace que les choses laissent dans l'esprit, mais il faut savoir distinguer entre les idées qui sont formées adéquatement, parce qu'elles expriment la vraie nature des choses et qui sont communes à tous les esprits, et celles qui n'attestent que de la faiblesse de l'imagination. Les propositions qui précèdent ont expliqué que les notions communes étaient celles qui appartiennent à la fois à plusieurs corps. C'est sur elles que se fonde le raisonnement, puisque c'est évidemment en s'appuyant sur cette capacité de dépasser le singulier que l'esprit humain peut établir des rapports. Tous les raisonnements cependant ne parviennent pas à des conclusions fondées, car au lieu de partir des notions communes, ils prennent souvent au contraire pour point de départ ces idées générales ou abstractions qui ne peuvent nullement être qualifiées de vraies.
Poursuivant sur la lancée des propositions précédentes, l'auteur indique pour commencer qu'il y aurait lieu de distinguer parmi toutes les sortes de notions celles sur lesquelles il est possible de s'appuyer pour tirer des conclusions, parce qu'elles renvoient à certaines propriétés largement communes aux corps, et celles sur lesquelles il est vain de croire qu'on construira grand chose, parce qu'elles ne renvoient qu'à des propriétés moins répandues. Il conviendrait aussi de repérer celles auxquelles seuls peuvent parvenir des esprits assez critiques pour se séparer des préjugés vulgaires, parce que ce n'est que pour eux qu'elles peuvent être claires et distinctes. Quoique les notions de cette sorte ne soient pas des notions communes (dans la mesure où elles n'appartiennent pas à tous les esprits), il est légitime d'appuyer sur elles des raisonnements. Il faudrait reconnaître qu'il y a aussi des notions qui sont absolument mal fondées. Cette critique des notions qui, légitimes ou non, sont en quelque sorte premières, permettrait ensuite de faire le tri parmi les notions secondes, puisque celles-ci, comme l'indique leur nom, en sont tirées, dérivées, étant des abstractions au second degré. Quant aux Axiomes, on en distinguerait aussi de premiers et de seconds et on pourrait en dire la même chose que des notions. Tout ceci pourrait faire l'objet d'un traité de logique. Toutefois c'est un projet que l'auteur n'a pas mené plus loin.
Ce qui par contre doit faire l'objet d'une remarque de l'Ethique, c'est ce qui concerne les transcendantaux. En effet de l'Explication qu'on en donne ne dérivent pas seulement des règles auxquelles il faut conformer sa pensée, mais toute une conception de la connaissance, qui fait justement l'objet de la deuxième partie. Les transcendantaux sont les plus abstraites de toutes les notions générales, celles qui ne sont pas seulement communes à beaucoup d'objets, mais qui sont communes à tous : l'être, le vrai, le beau, le bien, qui en outre pour cette raison sont convertibles l'une dans l'autre. Elles sont moins nombreuses que les catégories aristotéliciennes, elles sont encore plus abstraites. De leur origine l'auteur ne dit ici rien de plus que ce qu'il va préciser ci-dessous concernant les simples idées générales, abstractions vulgaires. Ce n'est donc pas dans le texte de l'Explication que se trouve l'intérêt de ce passage, mais dans le fait que l'Explication ne soit pas ailleurs. L'auteur ne dit pas combien son Explication est polémique.
La théorie de la connaissance se trouve en effet placée devant une alternative. Ou bien elle distingue ces transcendantaux, peu importe de quel nom on veut les affubler, de toutes les autres notions, parce qu'on refuse qu'ils soient d'origine expérimentale et l'on veut que d'une manière ou d'une autre ils soient la manifestation dans la connaissance de quelque chose qui vient d'une autre source par laquelle sont magiquement atteintes la nécessité et l'universalité des propositions. Ou bien ce n'est que pour la commodité qu'elle les sépare des autres notions qui sont en fait seulement moins abstraites qu'eux, mais dont ils partagent l'origine expérimentale, et l'on admet qu'il n'y a rien dans la connaissance qui vienne d'une autre source, ce qui laisse entier le problème de comprendre comment sont possibles des propositions dont la validité est mieux que relative. Dans le premier cas elle relève d'une inspiration innéiste, qui tient au moins une part des conditions du savoir pour a priori, tandis que dans le second elle est d'inspiration empiriste et tient le savoir tout entier pour a posteriori. Dans le premier la solution des problèmes qui se posent à toute théorie de la connaissance est purement verbale, dans le second il n'y en a pas du tout. Je tiens pour verbale la solution qu'on trouve dans l'interprétation idéaliste ordinaire de la philosophie platonicienne, dans l'innéisme de Descartes et de Leibniz, et aussi dans l'idéalisme transcendantal de Kant. Je remarque qu'à l'opposé l'empirisme vulgaire est absolument incapable d'expliquer la vérité des mathématiques ou des sciences expérimentales. Dans ce débat Spinoza, parce qu'il ne reconnaît aux transcendantaux aucune autre origine qu'aux notions générales, rejette évidemment l'idéalisme. C'est en ce sens que le scolie est fondamentalement polémique. Mais cela signifie-t-il que sa philosophie rejoigne l'empirisme ? On comprendra que ce n'est absolument pas le cas si l'on a appris à bien distinguer les notions communes des notions générales, les premières étant adéquates, les autres ne l'étant pas. Est-elle pour autant capable de donner une vraie réponse à la question de la vérité ? On s'en rendra compte du même coup.
Les transcendantaux ont donc les mêmes causes que les notions générales. Cela implique qu'entre celles-ci et ceux-là la distinction est seulement nominale. Le degré d'abstraction ne justifie pas en effet à lui seul qu'on reconnaisse deux sortes hétérogènes d'idées. Ce qui les caractérise toutes ce sont premièrement la confusion et deuxièmement la subjectivité. Elles sont confuses d'abord parce qu'en elles plusieurs êtres sont confondus. Je peux imaginer en effet plusieurs hommes ou plusieurs chevaux, mais pas un nombre très grand. Je suis capable d'en distinguer deux, dix ou cent peut-être, mais il est clair qu'au-delà l'idée que je me fais d'un cent unième est une idée fort vague, d'un homme qui n'a plus ni taille, ni couleur, ni aucune qualité déterminée : ce n'est plus qu'un homme en général. La raison en est que si mon corps peut bien être affecté de deux, de dix, ou de cent manières différentes par un homme, il ne le peut pas d'un plus grand nombre. Et encore moins des chevaux, en ce qui me concerne du moins. Mais d'autres peut-être pourront imaginer davantage de chevaux que d'hommes. C'est ici que la subjectivité intervient. C'est selon son expérience propre de l'homme ou du cheval que chacun s'en fera une idée plutôt qu'une autre. Parce que ces notions générales qu'on se fait de l'homme ne sont fondées que sur la façon très subjective dont chacun dans son existence a été affecté particulièrement par les hommes qu'il a rencontrés, il y a chez l'un une notion qui est dissemblable de celle qu'on trouve chez l'autre : animal raisonnable (définition aristotélicienne), animal politique (définition aristotélicienne encore), animal propre à rire (définition aristotélicienne toujours, puis rabelaisienne), animal à deux pieds sans plumes (définition héritée de Platon, cf. Politique, 266e), etc. Ces notions sont toutes étrangères à l'essence de l'homme. Il est vain de rechercher parmi elles celle qui pourrait constituer une vraie définition, puisqu'elles ne sont que des produits de l'imagination. Les vraies définitions, comme le montre l'Ethique toute entière, supposent dans la réflexion un ordre qui soit celui des choses et non celui de l'imagination.
Scolie 2, proposition XL
(a) Ce texte est capital, à la fois par la place qu'il occupe dans l'Ethique, venant après les considérations précédentes pour énoncer une thèse fondamentale concernant la théorie spinoziste de la connaissance, et par la mise au point qu'il représente de cette même thèse, telle qu'elle avait pu être avancée déjà dans le Traité de la réforme de l'entendement, §§ 10-25. Il y a trois différents genres de connaissance, qui sont le premier : l'imagination, le second : la raison, et le troisième : la science intuitive. On peut encore distinguer dans le premier genre celle qui s'appuie sur la perception des objets : connaissance par expérience vague, et celle qui s'appuie sur des signes renvoyant aux objets : connaissance par ouï-dire.
Le scolie présente en apparence peu de difficulté. Il faut néanmoins remarquer plusieurs choses, dont la première est que c'est relativement aux notions générales qu'il situe les différents genres de connaissance et que par cette voie les notions communes apparaissent comme une sorte particulière de notions générales. Celles-ci en effet peuvent être tirées de trois sources différentes. Leur origine est soit d'abord dans l'expérience vague, soit ensuite dans le témoignage d'autrui, qui nous parvient par les mots, soit enfin dans les notions communes qui sont des idées adéquates que nous formons des choses. Les notions générales ne sont donc pas nécessairement fautives, puisque les notions communes sont elles mêmes des notions générales. Et en effet comment pourrions-nous raisonner si elles ne l'étaient pas ?
La seconde remarque concerne le troisième genre de connaissance. Elle est d'autant plus nécessaire que l'auteur n'y reviendra guère que dans le scolie de la proposition XLVII, expliquant là qu'il nous renvoie à la cinquième partie de l'Ethique. Il ne sera peut-être pas superflu de citer maintenant ce qui en est dit ici. " Praeter haec duo cognitionis genera datur aliud tertium, quod Scientiam Intuitivam vocabimus. Atque hoc cognoscendi genus procedit ab adaequata idea essentiae formalis quorundam Dei attributorum ad adaequatam cognitionem essentiae rerum ". Le texte n'explique pas le lien, ni même s'il y en a un, de ce genre de connaissance au deuxième. Cependant on peut ajouter à ce qu'il dit lui-même que les notions communes, qui sont des idées adéquates que nous formons des choses, et qui n'ont leur origine ni dans l'expérience vague ni dans le ouï-dire, sont d'origine intuitive. C'est d'ailleurs ce qui permet de dire que la science intuitive connaît l'essence des choses en procédant à partir de celle des attributs. Ainsi se coordonnent le deuxième et le troisième genres. Le troisième va de la connaissance intuitive des attributs à celle de l'essence des choses et le second va de celle-ci à la kyrielle des conséquences qu'on peut en tirer. Le second est entièrement déductif, tandis que le troisième, intuitif dans son principe, comporte déjà une première part de déduction. C'est sans doute pourquoi il n'est pas appelé simplement intuition, mais science intuitive. Il serait d'ailleurs très surprenant qu'il y eût deux sources des idées adéquates. Il faut donc bien que celles qui sont mises en œuvre par la raison aient leur origine dans l'intuition.
Après avoir énoncé les différents genres de connaissance, il donne un exemple d'une connaissance unique obtenue cependant dans quatre cas différents par chacun de ces genres de connaissance. Tous les marchands, parce que c'est très nécessaire pour établir un prix, savent déterminer le quatrième nombre qui est avec le troisième dans le même rapport que le second est au premier. Mais ce n'est pas pour autant par la même voie qu'ils y parviennent. Il y a d'abord ceux qui, tout en appliquant ce qu'on appelle une règle de trois, ne comprennent rien à ce qu'ils font, qui sont incapables de justifier leur procédé, et qui ne s'en servent que soit parce qu'on le leur a enseigné (connaissance par ouï-dire), soit parce qu'ils l'ont eux-mêmes expérimenté (expérience vague). Dans les deux cas il s'agit d'une connaissance du premier genre. Un troisième marchand est au contraire capable d'expliquer ce qu'il fait, il se rapporte à une démonstration mathématique qu'il a assimilée (Euclide : Eléments, Livre VII, proposition 19) et qui est bien autre chose qu'une recette empirique. Il a une connaissance rationnelle des nombres, connaissance du deuxième genre, telle qu'on n'en rencontre que dans les sciences. Il y a enfin un quatrième marchand qui, sans se livrer à aucun calcul, en tout cas relativement aux nombres les plus simples, est capable de voir (videre) quel est le quatrième nombre. Il a une science intuitive, connaissance du troisième genre. C'est absolument tout ce qu'il est nécessaire de dire pour commenter la lettre du scolie.
(b) Toutefois pour comprendre la philosophie spinoziste, il est peut-être utile d'en dire davantage. Car les mots ont un sens et ce n'est pas pour rien que l'auteur emploie les mots imagination, raison et science intuitive. Il faut d'abord remarquer que le présent texte confond délibérément dans le premier genre de connaissance deux choses qui sont par ailleurs reconnues distinctes. Le Traité de la réforme de l'entendement, qui est inachevé, bien qu'il soit antérieur à l'Ethique, considérait séparément la connaissance " ex auditu " et la connaissance " ab experientia vagua ". De fait il ne s'agit pas de la même chose et l'on peut être tenté de distinguer des degrés dans l'imagination (l'opinion). On dira que savoir d'après le témoignage d'autrui, quand bien même celui-ci dirait vrai, c'est n'avoir encore pas fait l'effort personnel pour apprendre, qu'on rencontre dans la connaissance empirique, si limitée que soit l'expérience sur laquelle elle se fonde. Pourtant se rapporter au témoignage d'autrui c'est aussi élargir ses connaissances. Mais si une conception dynamique de la connaissance, une philosophie qui montrerait un chemin dont il conviendrait de parcourir les étapes, devrait bien se préoccuper de cette différence et établir une claire hiérarchie entre la connaissance ex auditu et la connaissance ab experientia vaga, cela est ici bien inutile, car aucun chemin ne permet de passer comme insensiblement du faux au vrai. Il n'y a aucun passage de la connaissance du premier genre à celle du deuxième. C'est pourquoi les différences entre le ouï-dire et l'expérience vague n'ont aucune importance. Ces deux variantes du premier genre sont aussi fausses l'une que l'autre, ou plutôt aussi étrangères au vrai.
S'il y a une rupture entre le premier et le deuxième genres, il y en a une aussi entre le deuxième et le troisième. Quoique l'un et l'autre permettent de parvenir au vrai, il n'y a cependant pas non plus de passage de l'un à l'autre. On peut en effet disposer d'un savoir scientifique dans la mesure où l'on a assimilé des démonstrations, comme celle qui permet de déterminer la quatrième proportionnelle, et c'est en effet tout à fait autre chose qu'appliquer une recette. Il n'en demeure pas moins que la connaissance rationnelle n'est pour le vrai mathématicien que d'un usage limité. C'est elle qui lui sert à démontrer, c'est à dire à établir indubitablement, à donner une expression universellement valable à son idée. Mais ce n'est évidemment pas elle qui lui a donné cette idée. Par exemple, puisqu'il est question d'Euclide dans ce texte, il n'est peut-être pas hors de propos de dire que ce ne sont pas les démonstrations qui lui permettent d'établir une proposition quelconque, par exemple la proposition 19 de son Livre VII, celle qui énonce que, a, b et c étant connues, si a/b = x/c, alors on peut déterminer x = ac/b. Si le mathématicien n'avait pas eu l'intuition de cette proposition, jamais il n'aurait conduit ses démonstrations vers ce but. Car c'est une chose de procéder correctement à la déduction et c'en est une autre de savoir dans quelle direction la mener. Il ne me paraît pas vain de prendre encore l'exemple du plus célèbre des postulats de cet auteur. De quel droit, puisqu'il ne parvient pas à en faire la démonstration, se permet-il de s'accrocher à l'idée que par un point extérieur à une droite il passe une parallèle et une seule à cette droite ? Ce n'est évidemment que parce qu'il le voit (videt) ou croit le voir, parce qu'il en a l'intuition. Ceci montre qu'il y a chez Spinoza l'idée d'une vérité absolue, ce qui n'a rien d'étonnant puisqu'il fait de l'être le point de départ de sa philosophie. L'intuition de l'être ne saurait être trompeuse. Il n'y a pas davantage lieu de s'étonner que la démarche scientifique (celle qui procède par une expérience autre que vague) soit absente de ses réflexions, ou qu'elle soit assimilée à celle des mathématiques, bien que cette fois ce soit l'époque qui l'explique. Il n'y a pas de place dans cette philosophie pour une connaissance dont la vérité ne serait qu'historique, une connaissance qui, puisqu'elle se fonde sur l'expérience, bien que ce ne soit pas l'expérience vague, est nécessairement relative à celle-ci et ne saurait par conséquent pas prétendre à une validité absolue, que seule une révélation peut prétendre atteindre (ce qui suffit à la discréditer aux yeux des gens sérieux, puisque ce ne peut plus être la révélation au sens du Traité théologico-politique, ch. I). Cependant, quoi qu'il en soit de sa validité, seule l'intuition peut guider la démonstration, l'orienter.
L'Ethique est " more geometrico demonstrata ". Il est maintenant clair que ce ne sont pas les démonstrations qui permettent à l'auteur d'établir ceci ou cela, pas plus que ce ne sont les démonstrations qui permettent au lecteur de comprendre la philosophie de l'auteur. Elles ne peuvent avoir pour fonction que de mettre cette philosophie à l'abri des contestations les moins fondées, celles qui ignoreraient la profonde cohérence qui existe entre ses différentes parties. Pour la comprendre, il faut donc saisir de quoi elle parle, ce qu'elle veut en dire et dans quel dessein elle le dit. Mais ça n'a rien d'une particularité de cet auteur. Il en va de même de tous. Car de tous il faut nécessairement comprendre quelle est leur polémique, c'est à dire contre qui ils écrivent, et ce qu'ils lui reprochent. En l'occurrence il est impératif de comprendre que cette deuxième partie est tournée, plus encore que la précédente, contre Descartes, qui a une toute autre conception de la connaissance, de l'erreur et de la vérité.
Peut-on tenter une comparaison entre la philosophie de la connaissance chez Spinoza et celle qu'on trouve chez Platon ? Bien qu'il ait renoncé à établir une hiérarchie entre l'ex auditu et l'ab experientia vaga, l'ordre dans lequel il les donne va dans l'Ethique et dans le Traité de la réforme de l'entendement de l'expérience vague au ouï-dire. La connaissance ab experientia vaga correspond à l'eikasia, la connaissance ex auditu à la pistis. Cet ordre est significatif : même si l'expérience vague peut paraître constituer déjà un effort personnel, tandis que le ouï-dire semble plus passif, il faut au contraire relever que ce second degré répond à une recherche d'élargissement de ses vues, au-delà de l'horizon personnel auquel on est d'abord limité. De ce fait on se trouve au niveau des politiciens démagogues, qui manipulent ceux qui n'ont pas leur expérience. Il y a à ce sujet une correspondance entre les deux auteurs. Qu'en est-il ensuite au niveau supérieur de la connaissance ? Quelle correspondance y a-t-il de la raison à la dianoia et de l'intuition à l'épistèmè ? La comparaison apparaît jouable entre la raison et la dianoia, l'une et l'autre étant reconnues comme le lieu des démonstrations, sur le modèle donné par les mathématiques. Il est encore possible d'aller plus loin. En effet la raison est impuissante sans l'intuition, et celle-ci seule est qualifiée de science, comme la dianoia n'est pas la véritable épistèmè et est sans elle inintelligible. Mais au-delà de cette similitude l'intuition semble n'avoir rien à voir avec la dialectique. Pourtant la dialectique platonicienne c'est le retour constant du rapport entre les idées (connaissance des choses) au rapport des idées à l'esprit, qui seul peut les fonder. Quant à l'intuition spinoziste, elle est intuition parce qu'elle renvoie au rapport immédiat de l'idée du corps étendu à toute chose étendue. Mais c'est de ce fait qu'elle peut en concevoir des idées adéquates, c'est à dire des idées qui sont garanties par le rapport intrinsèque qu'elles entretiennent avec l'esprit. Il est donc permis d'affirmer que Platon et Spinoza, chacun à sa propre manière, cherchent à résoudre le même problème. Les connaissances rationnelles sont pour l'un comme pour l'autre incapables de se garantir elles-mêmes. Il faut donc les fonder dans la vie de l'esprit. Celle-ci telle que la conçoit l'Athénien consiste dans un constant remue-ménage des idées, afin de tenir compte de l'élargissement de l'expérience ; et telle que la conçoit le néerlandais consiste dans l'assimilation de son esprit à la nature toute entière. Quoique ce rapport soit paisible, il n'en reste pas moins qu'il doive quelquefois subir des transformations, du fait de l'élargissement de l'expérience. Entre l'épistèmè et la science intuitive le parallèle est donc légitime.
Proposition XLI
il n'y a aucune fausseté dans les connaissances du second et du troisième genres, elles sont adéquates. Inversement c'est parce qu'on s'en tient à imaginer qu'on a des idées inadéquates.
Proposition XLII
il s'agit ici de savoir ce que c'est que le vrai et que le faux, d'en distinguer les critères. La distinction du vrai et du faux ne peut pas être faite par l'imagination, elle n'est le fait que des connaissances du deuxième et du troisième genres. On verra d'ailleurs par le scolie de la proposition suivante que c'est forcément le critère du vrai qui est en même temps celui du faux.
Proposition XLIII
on ne peut avoir une idée vraie sans savoir du même coup qu'elle est vraie.
Scolie, proposition XLIII
Alors qu'il semble se disperser en une série de remarques plus ou moins indépendantes entre elles, ce scolie récapitule en fait tout ce qui peut être dit du vrai et du faux ; il achève les Explications concernant la fausseté d'un savoir en revenant à ce qu'est une idée vraie. Une idée vraie porte en elle-même la marque de sa vérité et la certitude n'a pas besoin d'une autre Explication. Outre ce que le scolie suivant dira du doute, il est possible de tirer de là un certain nombre de conséquences.
Dans un premier temps l'auteur montre qu'on ne peut séparer la certitude de la vérité elle-même. L'Explication qu'il en donne est très remarquable puisqu'elle passe par le rôle actif de l'esprit dans la connaissance : c'est un argument qui dans sa forme est tourné contre la philosophie empiriste, mais en son fond vise bien autre chose qu'elle.
Au-delà de ce point il revient sur trois questions qu'il a réglées du même coup, concernant 1° ce qui distingue une idée vraie d'une fausse, 2° l'origine de l'erreur, 3° la possibilité de la certitude.
La démonstration de la proposition XLIII peut se faire par un appui sur la proposition XXI, dont le scolie expliquait que l'idée de l'idée est sa forme, c'est à dire ce qui en reste quand on fait abstraction de l'objet dont elle est l'idée. Mais en fait on ne peut pas plus séparer de l'idée l'idée de l'idée qu'on ne peut séparer de son objet l'idée elle-même. C'est bien pourquoi celui qui a une idée sait du même coup qu'il a une idée. Comme en outre il n'y a rien dans une idée par quoi elle puisse être dite fausse, celui qui a une idée a une idée vraie et ne peut feindre qu'elle soit fausse. L'auteur ne rappelle cependant pas la proposition XXI, ce qui serait bien inutile. Il passe plutôt par une autre voie. La proposition XLIII, dit-il, est évidente. Qu'est-ce cependant qui est évident ici ? C'est que l'esprit ne peut s'empêcher d'adhérer à son idée, car celle-ci n'est pas en lui comme le sont des couleurs sur une toile, ou une image sur la rétine. C'est la faiblesse insigne de la philosophie empiriste de croire l'esprit passif dans la connaissance, de croire que dès lors que l'organe du sens est affecté par un objet, il suffit que celui-ci s'y peigne en quelque sorte pour que l'esprit ait une connaissance. Dans Théétète Platon a déjà combattu cette doctrine selon laquelle la sensation fait le savoir. Spinoza se range derrière lui. Il faut relever que pas plus que lui il ne connaissait Locke, Berkeley ni Hume. Ce n'est donc pas contre eux expressément qu'il tourne cet argument. C'est très étonnamment contre Descartes. Il faut pourtant rendre cette justice à celui-ci qu'il a voulu donner au jugement toute sa place dans la connaissance. Y aurait-il de la mauvaise foi chez Spinoza ? Pas le moins du monde.
En effet chez Descartes l'affirmation de l'activité de l'esprit se fait d'une manière très étrange parce que très contradictoire. Je peux, dit-il, suspendre mon jugement. Cela prouve en effet qu'il y avait dans la connaissance un jugement. Mais on ne saurait dire à la fois qu'il y a dans toute connaissance un jugement et qu'il y a une seule connaissance sans jugement. On ne prouve pas la nécessaire intervention du jugement dans la connaissance en prétendant qu'on peut le suspendre. En effet c'est affirmer qu'on peut s'en passer. Qu'en est-il alors de cette prétendue connaissance à laquelle mon esprit s'abstiendrait d'adhérer ? De deux choses l'une. Ou bien ce n'est plus une connaissance. En ce cas la thèse de Descartes serait déjà celle de l'Ethique. Mais alors on ne peut plus comprendre le texte même des Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 291 ; A-T, IX, p. 33 : " les idées sont en moi comme des tableaux ou des images ". Ou bien, malgré l'absence de jugement c'en est encore une. En ce cas on retrouve chez Descartes ce que Platon contestait chez Protagoras et ce qu'il y aura lieu de contester chez les empiristes anglais. Cette suspension du jugement n'est donc qu'une fiction particulièrement mal venue. Il faut la rejeter. Mais par là c'est l'ensemble de la théorie cartésienne de la connaissance qui est ruiné. Comment pourrait-elle expliquer en effet la différence entre l'idée vraie et l'idée fausse, les causes de l'erreur, la possibilité de la certitude ?
D'abord la différence entre l'idée vraie et l'idée fausse n'est pas une différence extrinsèque à l'idée mais intrinsèque. Si l'on devait admettre qu'une idée vraie est une idée qui se rapporte à son objet de telle manière qu'elle lui est semblable, qu'elle en constitue en quelque sorte le reflet, qu'elle en est la copie mentale et qu'inversement une idée fausse est une idée qui n'est pas dans ce même rapport avec son objet, il suivrait de là que ce n'est pas dans l'idée elle-même qu'on pourrait trouver un signe montrant qu'elle est vraie ou fausse, mais seulement dans son rapport de conformité ou de non-conformité avec ce dont elle est l'objet. La dénomination de vraie ou de fausse ne serait pas intrinsèque mais extrinsèque. Mais il est assez clair qu'une telle conception du vrai et du faux est complètement inopérante. En effet comment pourrait-on savoir qu'une idée est semblable ou dissemblable à son objet alors que la seule façon que l'on ait de connaître celui-ci est précisément l'idée qu'on s'en fait ? D'ailleurs si inversement il était possible de confronter à l'objet l'idée qu'on s'en fait, on ne voit plus à quoi celle-ci pourrait bien servir, ni pour quelles obscures raisons une idée serait fausse, à moins que ce qu'on appelle l'erreur ne se réduisît au mensonge.
Mais ce n'est pas la philosophie spinoziste qui peut être gênée par cette remarque, puisque la proposition XXXV et son scolie ont établi qu'il était impossible de penser l'erreur, autrement dit impossible d'avoir en l'esprit une idée qui ne fût pas semblable à l'objet dont elle est l'idée, car il était impossible d'avoir en l'esprit une idée qui fût celle du non-être. Il y a donc entre l'idée vraie et l'idée fausse une différence intrinsèque. La Lettre LX (à Tschirnhaus, début 1675) dit la même chose d'une autre manière : la différence entre l'idée vraie et l'idée adéquate n'est que dans la relation extrinsèque de la première avec son objet. Qu'on suive ce texte ou celui du scolie, c'est la philosophie de Descartes qui se trouve en difficulté, parce qu'elle ne veut voir dans l'erreur qu'un rapport extrinsèque abusivement établi par un jugement précipité ou prévenu (" C'est dans ce mauvais usage du libre arbitre, que se rencontre la privation qui constitue la forme de l'erreur ", Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 307 ; A-T, IX, p. 47).
Ensuite, et on y est conduit tout naturellement par ce qui précède, l'erreur ne vient pas d'autre chose que de la mutilation et de la confusion des idées. L'auteur l'a montré dans le scolie de la proposition XXXV, si les hommes se croient libres, ce n'est pas parce qu'il y aurait dans leur esprit une idée fausse qui en l'occurrence serait l'idée de la liberté entendue comme libre arbitre. C'est parce que d'une part ils ont conscience de leurs actions tandis que d'autre part ils ignorent les causes par où ils sont déterminés. Leur idée de la liberté se réduit donc seulement à l'absence dans leur esprit de l'idée d'une cause de leurs actes. On voit bien que leur erreur consiste en une privation de connaissance, dans ce cas la méconnaissance des causes de leurs actes, enveloppée dans une idée inadéquate et confuse, celle d'un effet sans cause. Ils voient leurs actes, ils ne voient pas leurs causes, ils croient leurs actes sans cause. C'est ce qu'ils appellent leur liberté.
Certains, prétendant sans doute parler plus savamment, plutôt que de dire que leurs actes sont sans cause, ce qui est un peu fâcheux au moins moralement, diront que la cause de leurs actes est leur volonté. Comme ils ne peuvent entendre par là qu'une cause elle-même indéterminée, ce n'est qu'un vain mot, " flatus vocis ", quelque chose d'aussi sensé à peu près qu'un rot, c'est à dire un bruit qui pourrait tout aussi bien être produit par autre chose que la bouche. Or c'est précisément cette même fiction d'une prétendue volonté dont use Descartes pour expliquer que l'on se trompe : " D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas " (Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 306 ; A-T, IX, p. 46). L'entendement est fini, dit-il (Pléiade pp. 302 et 304 ; A-T, IX, pp. 43 et 45), la volonté est infinie, (Pléiade p. 304 ; A-T, IX, p. 45). Pourquoi se gêner et refuser à celle-ci des qualités superlatives ? On affirme ou on nie plus qu'on ne peut concevoir. Si au contraire on se limitait à affirmer ou nier cela seul qu'on conçoit clairement et distinctement, on ne commettrait pas d'erreur. A l'inverse il faut concevoir que c'est seulement en suspendant son jugement lorsqu'il risque d'être précipité et prévenu qu'on peut éviter de se tromper (Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 309 ; A-T, IX, p. 49). On a vu plus haut ce qu'il y a lieu de penser de cette suspension du jugement.
Enfin la certitude n'est pas dans une idée un caractère qui se surajoute à sa vérité. On pressent que c'est le fondement même de la philosophie de Descartes qui va être attaqué. Ce sera plus précisément l'objet du scolie suivant. Cependant ici l'on doit déjà remarquer qu'en ce qu'il a de fondateur de la philosophie cartésienne le doute n'est nullement sceptique, c'est à dire relatif à une idée dont on est conscient qu'elle manque de fondement, mais méthodique, c'est à dire relatif à des idées qu'on a toutes les raisons d'accepter et donc hyperbolique. C'est à leur sujet que l'auteur demande comment on pourrait les tenir pour des images peintes en l'esprit, dont il faudrait qu'un autre esprit vienne faire l'examen dans le premier pour juger si l'on doit ou non les admettre. Non, une idée vraie ne peut pas n'être pas certaine. Ce n'est pas qu'une idée fausse puisse être incertaine. Mais une idée fausse, on l'a vu ci-dessus, n'est qu'une idée mutilée et confuse, qui ne peut pas non plus n'être pas certaine si on la considère dans ce qu'elle a de positif (propositions XXXII, XXXIII et XXXIV). Penser vraiment les choses c'est les penser en Dieu. On inscrit ses pensées simplement sous l'attribut pensée de la substance dès lors qu'on forme une idée adéquate. Une idée certaine n'est donc pas une idée vraie à laquelle serait ajouté un jugement d'adhésion. Une idée vraie est une idée à laquelle on ne peut pas ne pas adhérer. Une idée vraie est la norme de la vérité et de l'erreur : veritas norma sui et falsi est.
Ce scolie, on le voit, a considérablement fait avancer la discussion sur la théorie de la connaissance. Il s'est cependant placé du point de vue de la fausseté et n'a pas encore montré ce que c'est que concevoir adéquatement les choses.
Proposition XLIV
la connaissance du deuxième genre n'a pas la tare originelle de celle du premier genre ! La raison ne serait pas la raison si elle ne concevait les choses sous des rapports déterministes.
Corollaire I
ce n'est la tare que de la seule imagination que de concevoir les choses comme contingentes.
Scolie, proposition XLIV
Il règne dans la nature un déterminisme sans faille. Les relations qui existent entre les phénomènes sont des relations de cause à effet. Il n'y a nulle place pour le hasard, ni pour quelque suspension des lois. Il n'y a rien de contingent. Par nature la raison, c'est à dire la connaissance du deuxième genre, se représente les choses conformément à leur essence, donc, comme il va être dit, sub quadam aeternitatis specie. Par contre se représenter les choses comme contingentes, ce ne peut être le fait que d'une connaissance qui peut être erronée, c'est à dire de l'imagination, de la connaissance du premier genre.
A ce point entre les deux termes d'une alternative l'un ayant été écarté, c'est forcément l'autre qui doit être retenu responsable de considérer les choses comme contingentes. Il faut donc en outre montrer comment l'imagination peut considérer la contingence, qui pourtant n'existe pas. Ce sont les associations d'idées qui peuvent l'expliquer. Parce que l'on a associé un certain homme à un certain moment de la journée, comme les autochtones de je ne sais plus quel rivage avaient associé la tortue et le missionnaire, dès lors qu'on imagine l'un on imagine aussi l'autre. Mais si au même moment de la journée deux hommes ont été alternativement associés, lorsqu'on imaginera ce moment l'imagination flottera entre les deux hommes qui, tous les deux mais séparément l'un de l'autre, lui sont associés. La venue de l'un ou de l'autre sera alors tenue pour contingente. Cette contingence cependant n'existe pas, elle n'est que dans la représentation et, en l'occurrence, elle est imaginaire.
Il n'est pas superflu de s'arrêter en outre à ce qui est dit ici du temps (tempus). Le temps est imaginé, et non conçu par la raison. Cela ne signifie pas que dans cette association d'idées particulière donnée en exemple le temps ne soit qu'imaginé au lieu d'être conçu par la raison, comme il pourrait l'être dans d'autres circonstances. Le temps au contraire ne peut pas être conçu par la raison : il n'est pas un objet de la raison. Concevoir les choses selon leur nature, c'est les concevoir déterminées, nécessaires, donc sub quadam aeternitatis specie. En effet l'éternité (comme l'infinité) n'est qu'un autre nom de la nécessité. C'est au contraire lorsqu'on considère les choses par l'imagination qu'on se les représente dans le temps et que leur est attribuée une certaine contingence. De fait si l'on pouvait ôter à l'idée qu'on se fait du temps celle de la contingence, on n'imaginerait pas qu'une chose puisse se produire à un moment et aussi bien à un autre, se produire et aussi bien ne pas se produire. Dans leur succession on ne verrait plus que l'enchaînement nécessaire des causes et des effets, que le déterminisme le plus absolu, ce qui ne correspond plus à l'idée de temps mais à celle de durée. Le texte ne dit donc pas seulement qu'on peut imaginer le temps et que pour cela il suffit de se représenter des corps se mouvant à des vitesses définies. Il est vrai que le mouvement donne l'image du temps. Ainsi une suite de positions mécaniques permet de se représenter par abstraction l'avant et l'après. Mais l'après de la mécanique n'apporte rien de plus que l'avant, rien qui n'eût été déjà dans l'avant. Le mouvement ne donne donc l'image du temps qu'à la condition qu'on y ajoute que l'après y apporte aussi quelque chose d'absolument neuf, quelque chose qui n'était d'aucune manière enveloppé dans l'avant. Cette image, dit l'auteur, est proprement un produit de l'imagination et nullement de la raison.
Sur cette question on peut se rapporter à la Lettre XII (à Louis Meyer, 20 avril 1663) où l'auteur traite de l'éternité, de la durée et du temps. L'existence de la substance est conçue sous le concept d'éternité, celle des modes sous celui de durée. Le temps, qui est un auxiliaire de l'imagination, sert à délimiter la durée.
Reste la question de déterminer le profit philosophique de ce texte. Fallait-il dans la deuxième partie, consacrée à l'origine et à la nature de l'esprit, évoquer les flottements de l'imagination ? Après le scolie de la proposition XLIII, qui expliquait ce qu'est la certitude, et avant ceux qui dans les propositions suivantes reviendront sur certains aspects de la connaissance du troisième genre, il semble que l'intérêt de celui-ci soit assez en retrait. Cependant c'est justement le dernier scolie, celui de la proposition XLIX, qui constitue l'aboutissement, l'objectif recherché par la deuxième partie, qui attire l'attention sur la portée de ce qui a été montré par le scolie de la proposition XLIV. Celui-ci est donc une préparation de celui-là. Il poursuit la réfutation de Descartes. Il n'est pas possible de douter d'une idée vraie. Mais comme il arrive qu'on ne doute pas non plus d'une idée qui est pourtant fausse, il faut dire que cette absence de doute n'est pas une certitude. Ce n'est que l'effet de l'absence d'une raison de flotter, comme il arrive lorsque deux idées sont indépendamment l'une de l'autre liées à une même troisième. Ainsi le fameux doute cartésien, loin de surmonter et de dépasser une certitude, ne peut-il que la précéder. Loin d'être l'attitude admirable du héros philosophique qui suspend l'adhésion de son esprit à une proposition qui est pourtant évidemment vraie, il est seulement l'hésitation de celui qui sort de sa torpeur et qui aperçoit enfin sa propre ignorance. Le doute méthodique, dit en quelque sorte ce scolie, n'est pas hyperbolique, il est seulement sceptique.
Cette réflexion n'est pas la dernière qui soit tournée contre le Français de Hollande, dont les disciples sont nombreux autour de l'auteur.
Corollaire II
puisque la raison par nature conçoit les choses selon le déterminisme, c'est à dire selon leur essence, on peut aussi bien dire qu'elle les conçoit telles qu'elles ne peuvent pas ne pas être. Dans quelles circonstances viennent elles à l'existence, dans quelles circonstances celle-ci leur est-elle ôtée, ce n'est pas ce qui intéresse la raison. Il lui appartient au contraire de saisir les choses sous l'aspect de l'éternité : sub quadam aeternitatis specie. |
Sommaire
Proposition XLV
Chaque idée d'un corps quelconque, ou d'une chose singulière existant en acte, enveloppe nécessairement l'essence éternelle et infinie de Dieu.
Démonstration
L'idée d'une chose singulière existant en acte enveloppe nécessairement tant l'essence que l'existence de la chose elle-même (Coroll. de la Prop. 8). Et les choses singulières ne peuvent être conçues sans Dieu (Prop. 15, p. I) ; mais, puisque (Prop. 6) elles ont Dieu pour cause en tant qu'on le considère sous l'attribut dont les choses elles-mêmes sont des modes, leurs idées doivent nécessairement (Ax. 4, p. I) envelopper le concept de cet attribut, c'est-à-dire (Déf. 6, p. I) l'essence éternelle et infinie de Dieu. C.Q.F.D.
Scolie
Je n'entends pas ici par existence la durée, c'est-à-dire l'existence en tant qu'elle est conçue abstraitement et comme une certaine sorte de quantité. Je parle de la nature même de l'existence, laquelle est attribuée aux choses singulières pour cette raison qu'une infinité de choses suivent de la nécessité éternelle de Dieu en une infinité de modes (voir Prop. 16, p. I). Je parle, dis-je, de l'existence même des choses singulières en tant qu'elles sont en Dieu. Car, bien que chacune soit déterminée à exister d'une certaine manière par une autre chose singulière, la force cependant par laquelle chacune persévère dans l'existence, suit de la nécessité éternelle de la nature de Dieu. Sur ce point voir Coroll. de la Proposition 24, partie I.
Proposition XLVI
La connaissance de l'essence éternelle et infinie de Dieu qu'enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite.
Démonstration
La démonstration de la Proposition précédente est universelle, et que l'on considère une chose comme une partie ou comme un tout, son idée, que ce soit celle du tout ou celle de la partie, enveloppera (Prop. préc.) l'essence éternelle et infinie de Dieu. Donc, ce qui donne la connaissance de l'essence éternelle et infinie de Dieu est commun à tous et est pareillement dans la partie et dans le tout, et par suite (Prop. 38) cette connaissance sera adéquate. C.Q.F.D.
Proposition XLVII
L'âme humaine a une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu.
Démonstration
L'âme humaine a des idées (Prop. 22) par lesquelles elle se perçoit elle-même (Prop. 23), perçoit son propre Corps (Prop. 19) et (Coroll. 1 de la Prop. 16 et Prop. 17) les corps extérieurs existant en acte ; par suite, elle a (Prop. 45 et 46) une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu. C.Q.F.D.
Scolie
Nous voyons par là que l'essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous. Puisque, d'autre part, tout est en Dieu et se conçoit par Dieu, il s'ensuit que nous pouvons déduire de cette connaissance un très grand nombre de conséquences que nous connaîtrons adéquatement, et former ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans le Scolie 2 de la Proposition 40 et de l'excellence et de l'utilité duquel il y aura lieu de parler dans la cinquième Partie. Que si d'ailleurs les hommes n'ont pas de Dieu une connaissance aussi claire que des notions communes, cela provient de ce qu'ils ne peuvent imaginer Dieu comme ils imaginent les corps, et ont joint le nom de Dieu aux images des choses qu'ils ont accoutumé de voir, et cela, les hommes ne peuvent guère l'éviter, affectés comme ils le sont continuellement par les corps extérieurs. Et, effectivement, la plupart des erreurs consistent en cela seul que nous n'appliquons pas les noms aux choses correctement. Quand quelqu'un dit que les lignes menées du centre du cercle à la circonférence sont inégales, certes il entend alors par cercle autre chose que ne font les Mathématiciens. De même, quand les hommes commettent une erreur dans un calcul, ils ont dans la pensée d'autres nombres que ceux qu'ils ont sur le papier. C'est pourquoi certes, si l'on a égard à leur Pensée, ils ne commettent point d'erreur ; ils semblent en commettre une cependant, parce que nous croyons qu'ils ont dans la pensée les nombres qui sont sur le papier. S'il n'en était pas ainsi, nous ne croirions pas qu'ils commettent aucune erreur, de même qu'ayant entendu quelqu'un crier naguère que sa maison s'était envolée sur la poule du voisin, je n'ai pas cru qu'il fût dans l'erreur, parce que sa pensée me semblait assez claire. Et de là naissent la plupart des controverses, à savoir de ce que les hommes n'expriment pas correctement leur pensée ou de ce qu'ils interprètent mal la pensée d'autrui. En réalité, tandis qu'ils se contredisent le plus, ils pensent la même chose ou pensent à des choses différentes, de sorte que ce qu'on croit être une erreur ou une obscurité en autrui, n'en est pas une.
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Les propositions XLV-XLVII
montrent que la connaissance du troisième genre est une connaissance de la nature de Dieu.
Proposition XLV
la proposition VI a montré que les choses singulières ont Dieu pour cause, c'est pourquoi leurs idées enveloppent nécessairement le concept de l'attribut sous lequel elles sont conçues, c'est à dire l'essence éternelle et infinie de Dieu.
Scolie, proposition XLV
La connaissance du deuxième genre, c'est à dire la raison, attribue aux choses une certaine éternité, vient de dire le second corollaire de la proposition précédente. Cette éternité n'est rien d'autre que l'existence même. In natura, seu deo, l'existence et l'éternité c'est la même chose.
Chaque chose s'inscrit dans la nature de deux manières différentes. D'une part, et ce n'est pas ce qui intéresse ici, elle prend place dans un enchaînement de causes et d'effets, et elle doit être considérée en particulier comme la conséquence de plusieurs autres. De ce point de vue cette chose n'est déterminée à exister que parce que les précédentes l'y déterminent et qu'elles mêmes, à titre de conditions, sont rassemblées. C'est pourquoi elle ne peut pas les précéder, mais ne peut que leur succéder. Elle est avec elles dans des relations qui sont celles de la durée (duratio), là où il y a de l'avant et de l'après et, de ce fait, une certaine sorte de quantité : quaedam quantitatis species. (Car si le temps peut être l'image quantifiée de la durée, c'est bien parce que la durée n'est au moins pas rebelle à la quantification, contrairement à l'éternité).
Mais chaque chose d'autre part est encore l'expression de la puissance infinie de la nature, autrement dit un mode de la nature, conçue sous l'un de ses attributs. De ce point de vue l'existence ne se partage pas. La seule chose qui existe c'est la nature. Et tout ce qui peut faire qu'une chose singulière existe ce n'est rien d'autre que l'existence même de la nature, qui est éternelle et infinie. C'est dans la nature que se trouve la force (vis) par laquelle une chose singulière non seulement est hic et nunc, mais est, dans un sens absolu, c'est à dire persévère dans son être. C'est pourquoi l'on peut dire que cette chose enveloppe l'essence éternelle et infinie de la nature.
Le conatus, dont il sera question dans la troisième partie (propositions VI à IX), n'appartient à la chose qu'en tant qu'elle exprime la puissance infinie de la nature et nullement parce qu'en elle serait enfermée une force occulte.
Il faut donc bien voir que la duratio, dont il est question ici, n'est pas le tempus, dont il était question dans le scolie précédent. Le temps est un moyen de l'imagination, une image, parce qu'il est une expression du nombre. Il n'est par conséquent pas une idée adéquate, il n'enferme pas de vérité. La durée au contraire n'est pas une image, c'est un concept. C'est l'existence en tant qu'elle est conçue, mais en tant seulement qu'elle est conçue de manière abstraite (abstracte). C'est de manière abstraite parce que c'est sans la rapporter à l'être lui-même, qui est éternel et infini, en la rapportant seulement aux autres êtres, dans une relation de cause à effet. Alors l'existence n'est plus qu'un certain aspect de la quantité (quaedam quantitatis species) et non pas de l'éternité (quaedam aeternitatis species), parce que ces relations de cause à effet peuvent recevoir, jusqu'à un certain point, une expression numérique, comme le montre la mécanique outillée par la géométrie analytique d'un nommé Descartes.
Peut-on dire que le temps est une image du premier genre de connaissance, la durée un concept du second et l'éternité une intuition du troisième ? Dans la Lettre XII (à Louis Meyer, 20 avril 1663) l'auteur écrit que l'existence de la substance est conçue sous le concept d'éternité, celle des modes sous celui de durée. Le temps enfin, qui est un auxiliaire de l'imagination, sert à délimiter la durée.
Proposition XLVI
chaque idée, enveloppe l'essence éternelle et infinie de Dieu. En tant que connaissance de Dieu elle ne peut pas être fausse. En effet, parce qu'elle est connaissance de la partie aussi bien que du tout, parce qu'elle est commune à tous, elle est à ce titre adéquate.
Proposition XLVII
il suit de la proposition précédente que nous avons une idée adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu. C'est de celle-ci que suivent les connaissances du troisième genre. Nous n'avons par conséquent nul besoin des théologiens pour savoir ce que nous devons mettre sous le nom de Dieu. Dieu n'est pas caché, inintelligible par essence et gratuitement révélé ; il est au contraire absolument intelligible.
Scolie, proposition XLVII
Il est apparemment question maintenant des controverses et polémiques qui surgissent entre les hommes. Derrière les mêmes mots ils ne mettent pas les mêmes choses. Il ne faudrait cependant pas croire, malgré les apparences, que l'auteur parle ici de la difficulté de bien entendre son voisin et d'être bien entendu de lui. L'objet sur lequel portent les désaccords évoqués n'est pas les mœurs respectives des poules et des maisons, c'est la nature de Dieu. La querelle n'est avec personne d'autre que les théologiens et les philosophes. Et s'il est question en apparence aussi de cercles et de nombres c'est parce que l'auteur procède dans ce livre à une exposition more geometrico de sa philosophie. Le soin qu'il met à définir ses objets, à en déterminer le concept, celui qu'il apporte aux démonstrations, n'empêchent cependant pas ses adversaires d'autrefois ni le lecteur d'aujourd'hui de l'entendre mal, parce qu'ils conservent en l'esprit sous le même mot, en l'occurrence sous le nom de Dieu, leurs images consacrées ou naïves.
1) Les propositions XLV, XLVI et XLVII viennent de déterminer la connaissance du troisième genre comme connaissance de Dieu. En tant que je participe de la nature, tant sous l'attribut pensée que sous l'attribut étendue, c'est à dire en tant que j'en suis une partie, j'ai la connaissance adéquate de Dieu, sous ces attributs. Les notions que j'en forme, et celles qui en découlent, sont communes et donc adéquates. La conséquence à laquelle arrive le présent texte est que, tous les hommes connaissant Dieu, tous peuvent obtenir par là un grand nombre de connaissances vraies. Autrement dit, et c'est ce qu'énonce sans ambages le Traité théologico-politique, ch. I, la révélation est naturelle et appartient à tous. C'est la première chose qu'on voit à la lecture du scolie.
2) Il faut ensuite répondre à une objection : si, comme le veut l'auteur, tous les hommes connaissent Dieu, et à ce point qu'ils ont tous la révélation, comment explique-t-il qu'ils y soient sourds, qu'ils se disputent sur des questions de théologie et que, certains au moins se trompent sur ce sujet ? C'est que les hommes se contentent de la connaissance du premier genre, laquelle est complètement inapte à dépasser les modes pour atteindre la substance. C'est le second point du scolie.
3) Enfin de cette réponse il découle que ce n'est pas au niveau des pensées, mais au niveau des mots que se situent les controverses. Cette affirmation ne vise d'ailleurs nullement à minimiser la profondeur des polémiques ou à alléger la faute des adversaires. Au contraire elle les accuse non plus de mal penser, mais de ne pas s'élever de l'imagination à l'intuition. Un théologien ne cesse en quelque sorte de proférer des lapsus ; il serait ridicule d'y chercher une pensée. Là où il n'y a pas de pensée, il ne peut y avoir d'erreur ! C'est le troisième point du scolie.
Mais peut-être au-delà du jugement ferme par lequel il écarte l'absurdité, appartient-il encore au philosophe d'identifier les choses que son adversaire a dans l'esprit tandis qu'il énonce un non-sens. Sans doute est-ce à d'autres choses (diversa) qu'il donne ces mêmes attributs que refuse le philosophe à celles qu'il croit désigner, à moins que ce ne soit d'autres attributs que ceux que refuse le philosophe qu'il croit accorder aux mêmes choses (eadem). Tandis que la pensée des non-philosophes, parce qu'elle est mal exprimée, a besoin d'être interprétée par les philosophes, celle des philosophes, quoique bien exprimée, est mal interprétée par les esprits confus. Telle est la dernière idée à laquelle aboutit le scolie. |
Sommaire
Proposition XLVIII
Il n'y a dans l'âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l'âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l'est à son tour par une autre, et ainsi à l'infini.
Démonstration
L'âme est un certain mode déterminé du penser (Prop. 11) et ainsi (Coroll. 2 de la Prop. 17, p. I) ne peut être une cause libre, autrement dit, ne peut avoir une faculté absolue de vouloir ou de non-vouloir ; mais elle doit être déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause (Prop. 28, p. I), laquelle est aussi déterminée par une autre, et cette autre l'est à son tour par une autre, etc. C.Q.F.D.
Scolie
On démontre de la même manière qu'il n'y a dans l'âme aucune faculté absolue de connaître, de désirer, d'aimer, etc. D'où suit que ces facultés et autres semblables ou bien sont de pures fictions ou ne sont rien que des êtres Métaphysiques, c'est-à-dire des universaux, comme nous avons coutume d'en former des êtres particuliers. Ainsi l'entendement et la volonté soutiennent avec telle et telle idée, ou telle et telle volition, le même rapport que la pierréité avec telle ou telle pierre, et l'homme avec Pierre et Paul. Quant à la cause pour quoi les hommes croient qu'ils sont libres, nous l'avons expliquée dans l'Appendice de la première Partie. Mais, avant de poursuivre, il convient de noter ici que j'entends par volonté la faculté d'affirmer et de nier, non le désir ; j'entends, dis-je, la faculté par où l'âme affirme ou nie quelle chose est vraie ou fausse, mais non le désir par où l'âme appète les choses ou les a en aversion. Et, après avoir démontré que ces facultés sont des notions générales, qui ne se distinguent pas des choses singulières desquelles nous les formons, il y a lieu de rechercher si les volitions elles-mêmes sont quelque chose en dehors des idées mêmes des choses. Il y a lieu, dis-je, de rechercher s'il est donné dans l'âme une autre affirmation ou une autre négation que celle qu'enveloppe l'idée, en tant qu'elle est idée ; et à ce sujet l'on verra la Proposition suivante, et aussi la Définition 3, partie II, pour éviter qu'on ne pense à des peintures. Car je n'entends point par idées des images comme celles qui se forment au fond de l’œil ou, si l'on veut, au milieu du cerveau, mais des conceptions de la Pensée.
Proposition XLIX
Il n'y a dans l'âme aucune volition, c'est-à-dire aucune affirmation et aucune négation, en dehors de celle qu'enveloppe l'idée en tant qu'elle est idée.
Démonstration
Il n'y a dans l'âme (Prop. préc.) aucune faculté absolue de vouloir et de non-vouloir, mais seulement des volitions singulières, c'est-à-dire telle et telle affirmation et telle et telle négation. Concevons donc quelque volition singulière, soit un mode de penser par lequel l'âme affirme que les trois angles d'un triangle égalent deux droits. Cette affirmation enveloppe le concept ou l'idée du triangle, c'est-à-dire ne peut être conçue sans l'idée du triangle. Car c'est tout un de dire que A doit envelopper le concept de B ou que A ne peut se concevoir sans B, et une telle affirmation (Ax. 3) aussi ne peut être sans l'idée du triangle. De plus, cette idée du triangle doit envelopper cette même affirmation, à savoir que ses trois angles égalent deux droits. Donc, inversement, cette idée du triangle ne peut ni être ni être conçue sans cette affirmation, et ainsi (Déf. 2) cette affirmation appartient à l'essence de l'idée du triangle et n'est rien en dehors d'elle. Et ce que nous avons dit de cette volition (puisque nous l'avons prise ad libitum), on devra le dire aussi d'une volition quelconque, à savoir qu'elle n'est rien en dehors de l'idée. C.Q.F.D.
Corollaire
La volonté et l'entendement sont une seule et même chose.
Démonstration
La volonté et l'entendement ne sont rien en dehors des volitions et des idées singulières (Prop. 48 avec son Scolie). Or une volition singulière et une idée singulière sont une seule et même chose (Prop. préc.) ; donc la volonté et l'entendement sont une seule et même chose. C.Q.F.D.
Scolie
Nous avons ainsi supprimé la cause communément admise de l'erreur. Précédemment, d'ailleurs, nous avons montré que la fausseté consiste dans la seule privation qu'enveloppent les idées mutilées et confuses. C'est pourquoi l'idée fausse, en tant qu'elle est fausse, n'enveloppe pas la certitude. Quand donc nous disons qu'un homme trouve le repos dans le faux et ne conçoit pas de doute à son sujet, nous ne disons pas pour cela qu'il est certain, mais seulement qu'il ne doute pas, ou qu'il trouve le repos dans des idées fausses, parce qu'il n'existe point de causes pouvant faire que son imagination soit flottante. Voir à ce sujet le Scolie de la Proposition 44. Si fortement donc qu'on voudra supposer qu'un homme adhère au faux, nous ne dirons jamais qu'il est certain. Car par certitude nous entendons quelque chose de positif (voir Prop. 43 et son Scolie) et non la privation de doute. Et par privation de certitude nous entendons la fausseté. Mais, pour expliquer plus amplement la Proposition précédente, il reste quelques avertissements à donner. Il reste ensuite à répondre aux objections qui peuvent être opposées à cette doctrine qui est la nôtre, et enfin, pour écarter tout scrupule, j'ai cru qu'il valait la peine d'indiquer certains avantages pratiques de cette doctrine. Je dis certains avantages, car les principaux se connaîtront mieux par ce que nous dirons dans la cinquième Partie.
Je commence donc par le premier point et j'avertis les Lecteurs qu'ils aient à distinguer soigneusement entre une Idée ou une conception de l'âme et les Images des choses que nous imaginons. Il est nécessaire aussi qu'ils distinguent entre les idées et les Mots par lesquels nous désignons les choses. Parce que, en effet, beaucoup d'hommes ou bien confondent entièrement ces trois choses : les images, les mots et les idées, ou bien ne les distinguent pas avec assez de soin, ou enfin n'apportent pas à cette distinction assez de prudence, ils ont ignoré complètement cette doctrine de la volonté, dont la connaissance est tout à fait indispensable tant pour la spéculation que pour la sage ordonnance de la vie. Ceux qui, en effet, font consister les idées dans les images qui se forment en nous par la rencontre des corps, se persuadent que les idées des choses à la ressemblance desquelles nous ne pouvons former aucune image, ne sont pas des idées, mais seulement des fictions que nous forgeons par le libre arbitre de la volonté ; ils regardent donc les idées comme des peintures muettes sur un panneau et, l'esprit occupé par ce préjugé, ne voient pas qu'une idée, en tant qu'elle est idée, enveloppe une affirmation ou une négation. Pour ceux qui confondent les mots avec l'idée ou avec l'affirmation elle-même qu'enveloppe l'idée, ils croient qu'ils peuvent vouloir contrairement à leur sentiment quand, en paroles seulement, ils affirment ou nient quelque chose contrairement à leur sentiment. Il sera facile cependant de rejeter ces préjugés, pourvu qu'on prenne garde à la nature de la Pensée, laquelle n'enveloppe en aucune façon le concept de l'étendue, et que l'on connaisse ainsi clairement que l'idée (puisqu'elle est un mode de penser) ne consiste ni dans l'image de quelque chose ni dans des mots. L'essence des mots, en effet, et des images est constituée par les seuls mouvements corporels qui n'enveloppent en aucune façon le concept de la pensée.
Ces brefs avertissements à ce sujet suffiront ; je passe donc aux objections sus-visées. La première est qu'on croit établi que la volonté s'étend plus loin que l'entendement et est ainsi différente de lui. Quant à la raison pour quoi l'on pense que la volonté s'étend plus loin que l'entendement, c'est qu'on dit savoir d'expérience qu'on n'a pas besoin d'une faculté d'assentir, c'est-à-dire d'affirmer et de nier, plus grande que celle que nous avons, pour assentir à une infinité de choses que nous ne percevons pas, tandis qu'on aurait besoin d'une faculté plus grande de connaître. La volonté se distingue donc de l'entendement en ce qu'il est fini, tandis qu'elle est infinie. On peut deuxièmement nous objecter que, s'il est une chose qui semble clairement enseignée par l'expérience, c'est que nous pouvons suspendre notre jugement, de façon à ne pas assentir aux choses perçues par nous ; et cela est confirmé par ce fait que nul n'est dit se tromper en tant qu'il perçoit quelque chose, mais seulement en tant qu'il donne ou refuse son assentiment. Celui qui, par exemple, forge un cheval ailé, n'accorde pas pour cela qu'il existe un cheval ailé, c'est-à-dire qu'il ne se trompe pas pour cela, à moins qu'il n'accorde en même temps qu'il existe un cheval ailé ; l'expérience ne semble donc rien enseigner plus clairement, sinon que la volonté, c'est-à-dire la faculté d'assentir, est libre et distincte de la faculté de connaître. On peut troisièmement objecter qu'une affirmation ne semble pas contenir plus de réalité qu'une autre ; c'est-à-dire nous ne semblons pas avoir besoin d'un pouvoir plus grand pour affirmer que ce qui est vrai est vrai, que pour affirmer que quelque chose qui est faux, est vrai ; tandis qu'au contraire nous percevons qu'une idée a plus de réalité ou de perfection qu'une autre ; autant les objets l'emportent les uns sur les autres, autant aussi leurs idées sont plus parfaites les unes que les autres ; par là encore une différence semble être établie entre la volonté et l'entendement. Quatrièmement on peut objecter que, si l'homme n'opère point par la liberté de sa volonté, qu'arrivera-t-il au cas qu'il soit en équilibre comme l'âne de Buridan ? Périra-t-il de faim et de soif ? Si je l'accorde, je paraîtrai concevoir un âne ou une figure d'homme inanimée, et non un homme ; si je le nie, c'est donc qu'il se déterminera lui-même et, conséquemment, a la faculté d'aller et de faire tout ce qu'il veut. Peut-être y a-t-il encore d'autres objections possibles ; comme, toutefois, je ne suis pas tenu d'insérer ici les rêveries de chacun, je ne prendrai soin de répondre qu'à ces quatre objections, et je le ferai le plus brièvement possible. A l'égard de la première, j'accorde que la volonté s'étend plus loin que l'entendement, si par entendement on entend seulement les idées claires et distinctes ; mais je nie que la volonté s'étende plus loin que les perceptions, autrement dit la faculté de concevoir, et en vérité je ne vois pas pourquoi la faculté de vouloir devrait être infinie, plutôt que celle de sentir ; tout comme, en effet, par la même faculté de vouloir, nous pouvons affirmer une infinité de choses (l'une après l'autre toutefois, car nous n'en pouvons affirmer à la fois une infinité), nous pouvons aussi, par la même faculté de sentir, sentir ou percevoir une infinité de corps (l'un après l'autre bien entendu). Dira-t-on qu'il y a une infinité de choses que nous ne pouvons percevoir ? Je réplique : ces choses-là, nous ne pouvons les saisir par aucune pensée et conséquemment par aucune faculté de vouloir. Mais, insistera-t-on, si Dieu voulait faire que nous les perçussions aussi, il devrait nous donner, certes, une plus grande faculté de percevoir, mais non une plus grande faculté de vouloir que celle qu'il nous a donnée. Ce qui revient à dire : si Dieu voulait faire que nous connussions une infinité d'autres êtres, il serait nécessaire, certes, qu'il nous donnât un entendement plus grand que celui qu'il nous a donné, afin d'embrasser cette infinité, mais non une idée plus générale de l'être. Car nous avons montré que la volonté est un être général, en d'autres termes une idée par laquelle nous expliquons toutes les volitions singulières, c'est-à-dire ce qui est commun à toutes. Puis donc que l'on croit que cette idée commune ou générale de toutes les volitions est une faculté, il n'y a pas le moins du monde à s'étonner que l'on dise que cette faculté s'étend à l'infini au delà des limites de l'entendement. Le général en effet se dit également d'un et de plusieurs individus et d'une infinité. A la deuxième objection je réponds en niant que nous ayons un libre pouvoir de suspendre le jugement. Quand nous disons que quelqu'un suspend son jugement, nous ne disons rien d'autre sinon qu'il voit qu'il ne perçoit pas la chose adéquatement. La suspension du jugement est donc en réalité une perception, et non une libre volonté. Pour le faire mieux connaître concevons un enfant qui imagine un cheval [ailé] et n'imagine rien d'autre. Puisque cette imagination enveloppe l'existence du cheval (Coroll. de la Prop. 17) et que l'enfant ne perçoit rien qui exclue l'existence du cheval, il considérera nécessairement le cheval comme présent et ne pourra douter de son existence, encore qu'il n'en soit pas certain. Nous éprouvons cela tous les jours dans le sommeil, et je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un qui croie, durant qu'il rêve, avoir le libre pouvoir de suspendre son jugement sur ce qu'il rêve et de faire qu'il ne rêve pas ce qu'il rêve qu'il voit ; et néanmoins il arrive que, même dans le sommeil, nous suspendions notre jugement, c'est à savoir quand nous rêvons que nous rêvons. J'accorde maintenant que nul ne se trompe en tant qu'il perçoit, c'est-à-dire que les imaginations de l'âme considérées en elles-mêmes n'enveloppent aucune sorte d'erreur (voir Scolie de la Prop. 17) ; mais je nie qu'un homme n'affirme rien en tant qu'il perçoit. Qu'est-ce donc en effet que percevoir un cheval ailé sinon affirmer d'un cheval des ailes ? Si l'âme, en dehors du cheval ailé, ne percevait rien d'autre, elle le considérerait comme lui étant présent, et n'aurait aucun motif de douter de son existence et aucune faculté de ne pas assentir, à moins que l'imagination du cheval ailé ne soit jointe à une idée excluant l'existence de ce même cheval, ou que l'âme ne perçoive que l'idée qu'elle a du cheval est inadéquate, et alors ou bien elle niera nécessairement l'existence de ce cheval, ou bien elle en doutera nécessairement. Par là je pense avoir donné d'avance ma réponse à la troisième objection : que la volonté est quelque chose de général qui se joint à toutes les idées et signifie seulement ce qui est commun à toutes ; autrement dit, qu'elle est l'affirmation dont l'essence adéquate, ainsi conçue abstraitement, doit pour cette raison être en chaque idée, et, à cet égard seulement, est la même dans toutes ; mais non en tant qu'on la considère comme constituant l'essence de l'idée, car en ce sens les affirmations singulières diffèrent entre elles autant que les idées elles-mêmes. Par exemple, l'affirmation qu'enveloppe l'idée du cercle diffère de celle qu'enveloppe l'idée du triangle autant que l'idée du cercle de l'idée du triangle. Pour poursuivre, je nie absolument que nous ayons besoin d'une égale puissance de penser pour affirmer que ce qui est vrai est vrai, que pour affirmer que ce qui est faux est vrai. Car ces deux affirmations, si on a égard à la pensée, soutiennent le même rapport l'une avec l'autre que l'être et le non-être, n'y ayant dans les idées rien de positif qui constitue la forme de la fausseté (voir Prop. 35 avec son Scolie et le Scolie de la Prop. 47). Il convient donc de noter ici surtout que nous nous trompons facilement quand nous confondons les notions générales avec les singulières, les êtres de raison et les abstractions avec le réel. Quant à la quatrième objection enfin, j'accorde parfaitement qu'un homme placé dans un tel équilibre (c'est-à-dire ne percevant rien d'autre que la faim et la soif, tel aliment et telle boisson également distants de lui) périra de faim et de soif. Me demande-t-on si un tel homme ne doit pas être estimé un âne plutôt qu'un homme ? Je dis que je n'en sais rien ; pas plus que je ne sais en quelle estime l'on doit tenir un homme qui se pend, les enfants, les stupides, les déments.
Il ne reste plus qu'à indiquer combien la connaissance de cette doctrine est utile dans la vie, ce que nous verrons aisément par ce qui précède. 1° Elle est utile en ce qu'elle nous apprend que nous agissons par le seul geste de Dieu et participons de la nature divine et cela d'autant plus que nous faisons des actions plus parfaites et connaissons Dieu davantage et encore davantage. Cette doctrine donc, outre qu'elle rend l'âme tranquille à tous égards, a encore l'avantage qu'elle nous enseigne en quoi consiste notre plus haute félicité ou béatitude, à savoir dans la seule connaissance de Dieu, par où nous sommes induits à faire seulement les actions que conseillent l'amour et la piété. Par où nous connaissons clairement combien sont éloignés de l'appréciation vraie de la vertu ceux qui, pour leur vertu et leurs actions les meilleures, attendent de Dieu une suprême récompense ainsi que pour la plus dure servitude, comme si la vertu même et le service de Dieu n'étaient pas la félicité et la souveraine liberté ; 2° elle est utile en ce qu'elle enseigne comment nous devons nous comporter à l'égard des choses de fortune, c'est-à-dire qui ne sont pas en notre pouvoir, en d'autres termes à l'égard des choses qui ne suivent pas de notre nature ; à savoir : attendre et supporter, avec une âme égale, l'une et l'autre faces de la fortune, toutes choses suivant du décret éternel de Dieu avec la même nécessité qu'il suit de l'essence du triangle, que ses trois angles sont égaux à deux droits ; 3° cette doctrine est utile à la vie sociale en ce qu'elle enseigne à n'avoir en haine, à ne mépriser personne, à ne tourner personne en dérision, à n'avoir de colère contre personne, à ne porter envie à personne. En ce qu'elle enseigne encore à chacun à être content de ce qu'il a, et à aider son prochain non par une pitié de femme, par partialité, ni par superstition, mais sous la seule conduite de la raison, c'est-à-dire suivant que le temps et la conjoncture le demandent, ainsi que je le montrerai dans la quatrième partie ; 4° cette doctrine est utile encore grandement à la société commune en ce qu'elle enseigne la condition suivant laquelle les citoyens doivent être gouvernés et dirigés, et cela non pour qu'ils soient esclaves, mais pour qu'ils fassent librement ce qui est le meilleur. J'ai achevé par là ce que j'avais résolu d'indiquer dans ce Scolie, et je mets fin ici à cette deuxième partie, dans laquelle je crois avoir expliqué la nature de l'âme humaine et ses propriétés assez amplement et, autant que la difficulté de la matière le permet, assez clairement ; dans laquelle je crois aussi avoir donné un exposé duquel se peuvent tirer beaucoup de belles conclusions, utiles au plus haut point et nécessaires à connaître ainsi qu'il sera établi en partie dans ce qui va suivre.
FIN DE LA DEUXIEME PARTIE
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Les propositions XLVIII-XLIX
parviennent enfin au terme de la doctrine que l'auteur voulait exposer, à la thèse de l'identité de la volonté et de l'entendement.
Proposition XLVIII
il n'y a pas dans l'esprit de principe qui puisse être au commencement absolu de ceci ou de cela. L'esprit n'est qu'un certain mode déterminé du penser, il n'est constitué que par des idées, entre celles-ci il y a des enchaînements nécessaires. Il n'existe pas de libre arbitre.
Scolie, proposition XLVIII
Il n'y a pas en l'esprit de ces prétendues facultés par lesquelles les théologiens et les philosophes ont coutume d'expliquer les actions de l'esprit humain. Ainsi lorsque l'esprit produit une volition ont-ils l'habitude de l'expliquer par une prétendue volonté, lorsqu'il produit une connaissance par un prétendu entendement, lorsqu'il produit un désir ou un amour par une prétendue faculté de désirer ou d'aimer. Mais ce ne sont que des fictions, de ce genre dont il a déjà été question dans le scolie 1 de la proposition XL, des universaux. Plus exactement ce ne sont que des abstractions. C'est à dire que pour la faculté de vouloir, qui plus qu'aucune autre fait l'objet de ce texte et à laquelle un nom est même donné, celui de volonté, elle n'est que l'idée de l'ensemble de nos volitions d'où aurait été détaché (travail d'abstraction particulièrement vigoureux !) l'idée d'une cause indépendante et absolue.
La Lettre II (à Oldenburg, septembre 1661) a expliqué que la volonté est une abstraction et qu'elle ne peut être dite cause des volitions. Elle était tournée expressément contre Descartes, du moins sur cette question. Le texte du scolie ne dit pas autre chose. Il est inséparable de celui de la proposition elle-même, qui écarte l'idée d'une volonté libre, parce que l'esprit ne peut être déterminé à vouloir que par une cause, qui elle-même etc. C'est de là qu'il suit que la volonté est une abstraction. La cible visée est le passage des Méditations métaphysiques, IV, où Descartes explique l'erreur par un excès de la volonté sur l'entendement, par la possibilité que nous avons d'affirmer plus que nous ne concevons (Pléiade p. 306 ; A-T, IX, p. 46, cf. supra).
Il en suit également que ce ne peut être que par un préjugé, lui-même issu du préjugé finaliste, que les hommes se croient libres. Mais là-dessus l'auteur renvoie simplement à ce qu'il en a dit dans l'Appendice de la première partie de l'Ethique.
Cependant son but est de planter un jalon dans le parcours qui le conduit, au-delà de la négation de la volonté et de la négation de l'entendement, jusqu'à l'affirmation qu'il n'y a pas de différence entre la volition et l'idée. Ainsi non seulement il n'y a pas de facultés séparées de leurs actions, mais en ce qui concerne les actions supposées de la prétendue volonté et les actions supposées du prétendu entendement, elles ne sont pas séparées les unes des autres.
C'est pourquoi il précise premièrement que ce dont il est question ici, ce dont il nie l'indépendance à l'égard des idées, ce ne sont pas du tout les désirs, qui sont effectivement autre chose que les idées, mais les volitions.
C'est pourquoi il revient à ce qu'il a déjà dit plus haut relativement aux idées, à savoir qu'elles ne sont pas des peintures dans notre esprit, ce qui est une thèse profondément anti-cartésienne et s'apprête à conclure par la proposition suivante sur ce point et sur la deuxième partie toute entière. (Dans les Méditations métaphysiques, III, Descartes distingue : " entre mes pensées quelques unes sont comme les images des choses, et c'est à celles-là seules que convient proprement le nom d'idée ", Pléiade p. 286 ; A-T, IX, p. 29. Il confirme un peu plus loin cette interprétation en leur reconnaissant plus (ou moins) de réalité objective " selon qu'elles participent par représentation à plus (ou moins) de degrés d'être ou de perfection ", Pléiade p. 289 ; A-T, IX, p. 32. Il croit enfin pouvoir résumer ce point de vue en employant l'expression que censure le scolie " les idées sont en moi comme des tableaux ou des images... ", Pléiade p. 291 ; A-T, IX, p. 33, déjà employée dans les Méditations métaphysiques, I " les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures... ", Pléiade p. 269 ; A-T, IX, p. 15).
Proposition XLIX
la volition n'est pas un acte spécifique de l'esprit, un acte qui serait différent de celui de former une idée. Les seules volitions ou nolitions sont celles qu'enveloppent les idées en tant qu'elles lient un prédicat à un sujet. A qui conçoit le triangle, il n'est pas besoin d'affirmer, en outre, que la somme de ses angles est égale à deux droits, car affirmer cela n'est rien d'autre que concevoir le triangle.
Corollaire
on arrive ici à ce qui est le véritable but que poursuivait l'auteur en rédigeant la deuxième partie, à l'aboutissement de la thèse qui nie les facultés, à savoir qu'il n'y a pas de différence entre concevoir et vouloir.
Scolie, proposition XLIX
Ses dimensions en font un texte susceptible par son importance d'être rapproché de l'Appendice de la première partie de l'Ethique. Mais qu'en est-il de son rôle ?
Comme il faut s'y attendre, il commente en effet le corollaire qui le précède immédiatement : " voluntas et intellectus unum et idem sunt ". Cependant puisque en même temps c'est à lui que concouraient toutes les propositions de la deuxième partie, il n'est lui-même que le dernier maillon d'une longue chaîne de propositions, qui est l'expression d'une philosophie tellement éloignée à la fois du sens commun et le la philosophie des facultés (qui ne sont d'ailleurs pas deux choses séparables, la seconde n'étant qu'une paraphrase cuistre du premier) qu'il est bien indispensable d'en donner quelques Explications. D'ailleurs les allusions vont y être un peu plus transparentes que dans les pages qui le précèdent. Le scolie est donc la discussion de cette doctrine nouvelle. Il constitue à la fois un aboutissement et une somme. Ce que n'était pas l'Appendice de la première partie de l'Ethique, qui ajoutait à l'objet de celle-ci (la réfutation de l'image de Dieu que se font théologiens et philosophes) une analyse des préjugés. Il s'agissait d'une extrapolation, puisque le préjugé finaliste, qui est à l'origine de tous les autres, est celui qui se manifeste dans l'anthropomorphisme et l'anthropocentrisme des théologiens et des philosophes qui leur sont inféodés.
L'auteur lui-même marque distinctement dans son scolie trois tâches successives. Celles-ci n'étant annoncés qu'au terme d'une introduction dont l'intérêt ne peut être mis en question, cela fait donc finalement quatre moments. On trouve ainsi successivement :
1/ la distinction de la certitude et de l'absence de doute, qui ramène réciproquement ce dernier à n'être qu'une hésitation, due à une faiblesse de notre esprit ;
2/ la distinction des idées avec les images et avec les mots, qui exige de comprendre que les idées inversement ne peuvent pas être séparées des volitions ;
3/ la formulation des objections, au nombre de quatre, que l'auteur peut rencontrer contre sa doctrine, auxquelles il répond ;
4/ se détournant enfin des fondements de sa philosophie, l'indication de ses retombées, lesquelles à leur tour se situent dans quatre domaines différents, qui ne sont pas sans rapport avec le découpage de l'œuvre toute entière.
1/
La phrase initiale du scolie sonne comme un communiqué de victoire, elle constitue un énoncé en quelque sorte semblable à la proclamation par laquelle une puissance annonce qu'elle a vaincu son ennemi. Elle est révélatrice non pas tant de la psychologie que du programme que l'auteur s'était à lui-même donné et de la satisfaction qu'il éprouve de l'avoir rempli. De la même façon que la première partie de l'Ethique expliquait ce qui se peut concevoir sous le nom de Dieu, la seconde explique ce qui se peut concevoir sous celui de volonté. La troisième à son tour montrera ce qu'il en est de la passion et les autres de la liberté. Dans tous les cas Spinoza établit que sous ces noms on ne peut légitimement rien retenir de ce qu'ordinairement les hommes mettent, qu'il faut en quelque sorte les vider entièrement de leur sens et leur en accorder un nouveau tout différent pour que la philosophie puisse y trouver son compte.
Selon Descartes la cause de l'erreur est dans la volonté, laquelle surpasse l'entendement en ce qu'elle affirme plus qu'il ne conçoit. Dans la philosophie cartésienne le scolie voit une conception en quelque sorte superstitieuse, parce qu'elle crée une puissance là où il ne saurait nullement y en avoir. Faire de la volonté une cause, c'est inadmissible dans la mesure où c'est strictement incompatible avec le déterminisme, qui règne nécessairement dans la nature. Il est inconcevable que les chaînes de causes et d'effets s'interrompent pour faire place aux humaines volontés. Celles-ci ne sont qu'une chimère.
Ce problème est évidemment très délicat, puisque Kant dans la Critique de la raison pratique découvrira à son lecteur, au détour d'une page, l'orientation fondamentalement anti-spinoziste de sa réflexion (PUF p. 108) en lui montrant qu'il n'a pas d'autre alternative pour échapper au Juif maudit que d'admettre deux mondes, celui de la représentation et des phénomènes, où règne implacablement le déterminisme et celui des choses en soi, où les noumènes peuvent par leur volonté être par eux-mêmes des conditions inconditionnées. Ainsi tandis que chez Platon la théorie des deux mondes n'était qu'une allégorie, pour les besoins de la lutte anti-spinoziste elle doit chez Kant être prise au pied de la lettre. Joli progrès de la philosophie !
En passant outre les bornes que le XVIIe siècle imposait à la polémique et en faisant fi de la maxime de l'auteur, caute, on peut dire que l'objet de la deuxième partie était de débarrasser la philosophie de la notion de volonté. Cela impliquait une théorie nouvelle de l'erreur. Elle a été exposée dans les propositions et scolies qui précèdent. L'erreur n'est qu'un vide de connaissances enveloppé dans des idées incomplètes, partielles, c'est à dire mutilées et confuses. Cela n'impliquait pas moins une théorie nouvelle de la certitude. Chez Descartes est certaine l'idée qui résiste au doute, lequel est volontaire. La certitude n'est possible que dans l'activité de l'esprit qui se pose en s'opposant aux choses. La certitude est autre chose que l'évidence. (" Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée (du mauvais génie), et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement " Méditations métaphysiques, I, Pléiade p. 272 ; A-T, IX, p. 18).
Mais le cartésianisme ne suppose-t-il pas résolue une énorme difficulté ? Car c'est un fait que je peux être certain d'une affirmation (ou d'une négation) qui n'est qu'une erreur. Comment cela est-il possible ? Il faut que j'aie cru évident ce qui ne peut assurément pas l'être. C'est ainsi que l'on a cru évident que le soleil tourne autour de la terre, que les espèces sont fixes, que les produits du travail sont des marchandises, que les pensées sont conscientes, etc. Puisque cela n'est pas vrai, on est bien obligé d'admettre avec le recul que cela ne pouvait pas non plus être évident. Comment peut-on croire évident ce qui ne l'est pas ? Le jeune esclave interrogé par Socrate dans Ménon avait cru évident que le carré de surface double était de côté double.
On se trouve ici au cœur d'un débat crucial de la philosophie. Son enjeu n'est pas moins que de comprendre ce que c'est que comprendre ! C'est l'objet par excellence de la philosophie. Si elle ne fournit pas là-dessus les Explications qu'on attend d'elle, elle fait pour ainsi dire la preuve de son inutilité. Cela ne signifie pas que tous les philosophes doivent sur ce point être d'une belle unanimité et que, leur conviction étant faite, celle du lecteur l'est du même coup. Mais cela explique que sur ce point les affrontements soient particulièrement vifs.
L'Explication spinoziste est-elle de nature à rendre intelligible ce qui ne l'est pas chez Descartes ? Ce dernier avait bien entrevu la possibilité d'une fausse évidence, puisqu'il avait bouclé sa méthode avec la quatrième règle, qui exigeait de " faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales (qu'on fût) assuré de ne rien omettre ", donc en quelque sorte de s'assurer que ses idées ne fussent pas mutilées (Discours de la méthode, deuxième partie Pléiade p. 138 ; A-T, VI, p. 19). Mais à quel signe voit-on que la série des conditions pouvant intervenir dans l'Explication d'un phénomène a été complètement explorée ? La philosophie cartésienne se situe dans un contexte scientifique et gnoséologique où l'on croit corriger des erreurs antérieures comme la lumière enfin corrige l'obscurité. On n'imagine pas, et pour cause, que cette correction est une nouvelle erreur et qu'elle-même devra à son tour être corrigée. C'est pourquoi, bien qu'on ne puisse être certain de l'avoir entièrement parcourue, on imagine que la série des conditions possibles d'un phénomène est finie. Descartes se croit donc fondé à faire de l'évidence sa première règle (" ne recevoir jamais aucune chose pour vraie (qu'on ne la connût) évidemment être telle " Discours de la méthode, deuxième partie, Pléiade p. 137 ; A-T, VI, p. 18). Il annonce au monde cette grande découverte comme si elle avait exigé une force d'esprit exceptionnelle, comme si personne avant lui n'avait eu le trait de génie de ne tenir pour vrai que ce qui lui était évident ! Si certains hommes, il est vrai, s'avancent imprudemment dans leurs affirmations et disent plus qu'ils ne peuvent penser, ce n'est quand même pas le fait des philosophes eux-mêmes, ni de ces esprits rares (Elisabeth, Christine ...) avec lesquels seuls ils daignent avoir un entretien. La fausse évidence ne saurait s'expliquer par les seules " précipitation et prévention ", c'est à dire par la seule imprudence. Quand bien même on suivrait scrupuleusement les règles de la méthode, cela ne suffirait pas pour en être épargné. Il y a donc lieu de craindre très fort que la règle de l'évidence ne soit que la règle du préjugé.
La philosophie spinoziste n'appartient pourtant pas à un autre contexte que la précédente. Pas plus que la précédente elle n'a vu dans la physique galiléenne autre chose que le rétablissement d'une vérité trop longtemps occultée par des préjugés inexcusables. Pas plus qu'elle elle ne pouvait penser que la science serait contrainte de se renier pour avancer. Elle ne prépare pas non plus à comprendre les grands bouleversements qui interviendront dans le savoir humain à compter de la fin du XIXe siècle et qui contraindront les philosophes à repenser leurs théories de la connaissance. Cependant le fait qu'elle évacue la volonté ne peut pas être sans conséquences sur son aptitude éventuelle à répondre aux problèmes que pose le développement des sciences.
C'est pourquoi elle résiste mieux que sa concurrente à ce développement et à ces reniements. Et pour deux raisons. D'une part, c'était l'objet de la première partie de l'Ethique et je ne peux y revenir ici, elle réintègre l'étendue, c'est à dire la matière, en Dieu et par là lui accorde l'infinité, ce qui permet de comprendre que le développement du savoir humain ne saurait connaître aucun terme. D'autre part, et c'est ce qui occupe la deuxième partie, elle refuse à l'évidence le rôle que lui accordait Descartes. Cette notion ne joue même aucun rôle dans le spinozisme. L'idée en tant qu'elle est l'idée, dit la proposition que commente ce scolie, enferme l'affirmation. Les lignes qui suivent, pour leur part, vont redire qu'elle n'est pas, contrairement à ce qu'on peut lire dans les Méditations métaphysiques, III (Pléiade pp. 286, 289 et 291 ; A-T, IX, pp. 29, 32 et 33), une peinture muette sur un tableau (sur une table de bois, un panneau, comme en utilisaient les artistes avant de préférer la toile). Il n'y a pas d'idées évidentes, parce qu'il n'y en a pas qui ne le soient pas. Toutes les idées, peut-on dire, sont évidentes, parce que toutes sont inséparables de leur propre affirmation. L'évidence ne peut donc pas constituer un critère de la vérité, en tant que critère elle n'a aucune pertinence. Si c'en était un il faudrait dire que toutes les idées sont vraies. Mais tout ce qu'on peut dire légitimement c'est qu'il n'y a rien en aucune par quoi elle puisse être dite fausse.
En cela la philosophie spinoziste me semble pouvoir résister mieux aux crises dans lesquelles la science ne se renouvelle qu'en se niant. Car le critère de la vérité est l'adéquation de l'idée à son objet, c'est à dire ce caractère par lequel une idée est autre qu'une privation. Seule l'idée qui n'est pas mutilée est vraie et seule elle enveloppe la certitude. Si celui qui a une idée vraie en plus d'avoir cette idée vraie lui donnait son adhésion parce qu'il voit qu'elle est vraie, et donc en était certain parce qu'elle est vraie, celui qui a une idée fausse n'en pourrait être certain, et à cela verrait bien qu'elle est fausse. Ce n'est pas le cas. L'esclave de Ménon ne donne pas son adhésion à l'idée d'un côté égal à √2 de la même manière qu'il proposait qu'il fût égal à 2. Cette fois la figure montre que l'idée n'est pas confuse et mutilée.
On ne peut donc admettre que la certitude est un caractère qui se surajoute au vrai, puisque de deux choses l'une : ou bien l'absence de ce caractère devient le très commode indice du faux, ou bien s'il doit s'y rajouter c'est que rien ne distingue une idée vraie d'une idée fausse. C'est pourquoi c'est quatenus falsa est, en tant qu'elle est fausse, que l'idée fausse exclut la certitude. Tronquer la phrase de l'auteur " idea falsa, quatenus falsa est, certitudinem non involvit " et la ramener à la négation qu'une idée fausse enveloppe la certitude, idea falsa certitudinem non involvit, ce serait commettre un grossier contresens. Car une idée fausse ne contient rien de négatif qu'en tant qu'elle est tronquée. Mais ça ne peut pas faire pour autant que cette absence de certitude devienne le critère de sa fausseté. Car cette absence de certitude ne se découvrira que lorsqu'elle sera rapportée à une réalité non tronquée. Il convient donc de distinguer entre le repos (l'esclave proposant que le côté fût égal à 2 avait l'esprit en repos : il ne se posait pas de question parce qu'il n'était pas conscient qu'il dût en poser) dans lequel peut se trouver l'esprit de celui qui est dans le faux et la certitude, qui n'est nullement l'absence de doute, chose seulement négative, mais qui est quelque chose de positif et d'interne à l'idée.
Un homme peut bien penser que le soleil tourne autour de la terre. Cependant dès qu'il a au contraire aperçu que cette théorie, si elle explique certaines apparences, ne les explique cependant pas toutes, alors il ne peut manquer d'opter pour l'héliocentrisme, qui a manifestement cette capacité. La différence entre les deux doctrines se fait voir en ceci qu'il y a plus de positivité dans la seconde que dans la première. L'excès de positivité d'une idée sur une autre n'est pas un caractère intrinsèque. Elle exige une comparaison. C'est à dire que c'est dans un débat (Socrate impose le débat à l'esclave) qu'apparaît la supériorité d'une idée sur une autre. Tant qu'il n'y a pas de débat en effet, on ne peut découvrir de faiblesse à cette idée pourtant fausse. Si le débat est ailleurs, on peut même trouver à juste titre un avantage à une idée fausse sur une autre encore plus fausse. Ainsi l'idée de la rotation du soleil autour de la terre est assurément supérieure à celle que chaque jour un soleil nouveau apparaît dans le ciel pour l'éclairer.
La définition de l'idée fausse comme idée mutilée est particulièrement féconde. Une idée fausse en effet est une idée qui n'est que partiellement adéquate à la réalité, ou qui n'est adéquate qu'à une partie de la réalité. C'est bien ce qu'on peut dire de la thèse géocentriste, qui n'est adéquate au réel que dans des limites où l'on ne considère pas des phénomènes tels que l'existence de satellites autour des planètes autres que la terre, ou tels que les apparentes stations et rétrogradations, etc. Entre deux théories l'esprit ne peut faire autrement que donner son adhésion à celle dont le pouvoir explicatif est le plus grand. Autrement dit c'est la plus grande positivité de cette idée qui lui confère sa certitude.
Ainsi, quoiqu'elle n'ait pu prévoir ce que serait le développement ultérieur des sciences, la philosophie spinoziste s'est donné une théorie de l'erreur susceptible de constituer l'outillage indispensable à l'interprétation des crises que périodiquement traverse le savoir vivant. Entre une idée mutilée et une idée adéquate la différence n'est pas que l'une est fausse et que l'autre est vraie. On peut pourtant le dire, mais le disant on n'aperçoit pas encore l'essentiel. La différence profonde est que l'une enveloppe moins de réalité que l'autre, que la première n'est qu'un cas particulier de la seconde, le cas qui se rencontre toutefois ordinairement si l'on fait abstraction de ce qui paraît d'abord exceptionnel. Spinoza n'eût pas été aussi désarmé que le sont par exemple les philosophies de Descartes (avec son critère de l'évidence) ou de Kant (avec ses concepts purs de l'entendement et ses formes pures de la sensibilité) pour comprendre les rapports entre la physique newtonienne et la physique relativiste, entre la géométrie euclidienne et celle de Riemann. Sa philosophie, contrairement à la doctrine cartésienne et à la kantienne, sait ce qu'est une théorie de portée plus large qu'une autre. C'est ainsi que la première enveloppe la certitude que la seconde n'enveloppe pas.
Ce n'est donc qu'une chimère que de prétendre que l'esprit puisse douter de ce dont il est certain. Un tel doute n'existe pas. On croit douter parce qu'on ne pense pas à ce qu'on dit. Mais dès qu'on pense que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil, ou que la somme des angles du triangle est égale à deux droits, ou que le carré de surface double a un côté égal à √2, pour en revenir à des exemples du XVIIe siècle, il est impossible de le penser et en même temps de se demander si cela est vrai, il est impossible d'en douter. Au nom de doute ne peut donc pas correspondre un rejet de ce que l'on sait être vrai. Au nom de doute répond seulement l'hésitation entre deux images qui se présentent avec autant de vraisemblance l'une que l'autre. Entre le géocentrisme et l'héliocentrisme, on ne peut donc douter. Entre une vérité euclidienne et ce qui d'un point de vue euclidien ne peut être qu'une sottise, on ne peut donc douter. Les seuls cas où l'on puisse douter sont ceux où entre la probabilité que vienne Siméon et celle que vienne Jacob, on n'a aucune raison qui permette à l'une des deux suppositions de l'emporter sur l'autre, parce que le savoir dont on dispose ne s'étend pas jusqu'à la cause de la venue de l'un ou de l'autre. D'ailleurs, quoi qu'il advienne ou qui qu'il vienne, les deux suppositions sont aussi déraisonnables l'une que l'autre. Le doute prétendu méthodique et hyperbolique ne se distingue donc en rien du doute sceptique, dont la raison n'est nulle part ailleurs que dans la faiblesse de l'esprit. Comme Descartes n'a pas cette faiblesse, la seule conclusion possible est que son doute est feint.
2/
La déconstruction de la philosophie cartésienne, en l'occurrence la dissolution de l'apparence de volonté, exige aussi un avertissement (monendum), c'est à dire un éclaircissement relatif à l'essence même de l'idée. L'auteur explique ici comment il se fait que certains puissent nier qu'il y ait dans l'idée une affirmation ou une négation. On l'a déjà vu, cela les conduit à voir dans l'idée comme une peinture sur un tableau de bois, ainsi sans doute qu'est sur la rétine la copie (inversée) de ce que regarde l'œil. Certes cette copie ne renferme aucune affirmation ni négation. Mais justement cette copie n'est qu'une image et nullement une idée. Par là se trouve éclairée l'idée, qui n'est réciproquement nullement une image. L'interprétation empiriste du cartésianisme peut se légitimer par cette assimilation faite dans les Méditations métaphysiques, III (Pléiade pp. 286, 289 et 291 ; A-T, IX, pp. 29, 32 et 33) de l'idée à une image. L'auteur voit très bien que cette assimilation conduit à l'insigne faiblesse de l'empirisme. Ainsi, quels que soient les mérites justement reconnus à la philosophie cartésienne dans l'établissement du rôle actif de l'entendement, elle ne cesse de prêter le flanc à sa négation. Et c'est le spinozisme, malgré l'apparence qu'il a, ou plus exactement la réputation que lui a donnée une lecture superficielle, de rendre l'esprit passif en niant la possibilité du doute, qui maintient l'affirmation de l'esprit sur la position la plus sûre. Car précisément ceux qui nient qu'une idée enveloppe déjà une affirmation confondent une idée, produit d'une connaissance du deuxième genre, avec une image, produit d'une connaissance du premier genre. Ils confondent un produit de la raison avec un produit de l'imagination. Et assurément il y a entre eux cette différence que l'idée, produit de la raison, enveloppe une affirmation, tandis que l'image, produit de l'imagination, n'en enveloppe pas.
Plus précisément ce sont deux sortes d'erreurs qui sont combattues dans ce §. Si d'une part il ne faut pas confondre l'idée avec l'image, il ne faut pas non plus la confondre d'autre part avec le mot.
1) En ce qui concerne le premier point, il faut se souvenir que l'imagination est ce mode de connaissance qui procède par les affections du corps, qui confond l'ordre des choses avec celui des affections du corps et qui de ce fait ne peut pas être adéquat. Concevoir, ou plus exactement percevoir les choses par l'imagination c'est s'en faire des images et celles-ci en effet n'enveloppent pas d'affirmation. Concevoir les choses par la raison au contraire c'est s'en faire des idées et celles-ci enveloppent une affirmation. Lorsqu'en effet j'imagine un triangle mon corps se trouve dans la même attitude que si je le voyais, c'est à dire que tout se passe comme si j'étais en présence d'un triangle qui est nécessairement particulier (isocèle plutôt qu'équilatéral, plein plutôt que vide, grand comme une feuille plutôt que comme un champ ...), qui ne peut pas être l'essence du triangle, qui ne peut tout simplement pas en être l'idée. Mon corps ne peut être présent qu'à des choses telles que le pointu, l'infranchissable, etc. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si de la contemplation de cette image je suis incapable de tirer la moindre affirmation le concernant. Comment y verrais-je que nécessairement la somme de ses angles est égale à deux droits ? Cette affirmation est impossible parce que justement ce rapport ne peut pas être établi dans une image.
Lorsqu'au contraire je conçois le triangle par la raison, il ne s'agit plus alors de l'infranchissable et du pointu, il ne s'agit plus même d'un triangle particulier, qui serait isocèle plutôt qu'équilatéral par exemple, qui serait plein plutôt que vide, qui serait grand comme une feuille plutôt que comme un champ, etc. mais il s'agit de l'essence du triangle. Dès lors que je conçois qu'il est la figure formée par l'intersection de trois droites dans un plan, je ne peux plus ne pas affirmer que la somme de ses angles est égale à deux droits. Lorsque Descartes feint de croire à un malin génie trompeur (Méditations métaphysiques, I, Pléiade p. 270 ; A-T, IX, p. 16) qui le ferait faillir à chaque fois qu'il concevrait une idée aussi clairement que celle-ci et qu'il se déclare capable de suspendre son jugement à ce sujet (" Il est nécessaire que j'arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées, et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ne ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses " Méditations métaphysiques, I, Pléiade p. 271 ; A-T, IX, p. 17), ou capable de nier ce que sa raison ne peut qu'affirmer, ce ne sont que des mots. C'est avec plus de raison qu'il dira dans la Méditations métaphysiques, VI (Pléiade pp. 318-319 ; A-T, IX, pp. 57-58) qu'à défaut d'imaginer un kilogone il le conçoit. Et assurément quoique l'on ne puisse former aucune image de ce polygone, il n'en est pas moins vrai qu'on peut le concevoir et qu'il peut exister. Sur ce point particulier l'auteur ne peut qu'approuver son illustre prédécesseur et avec lui condamner ceux qui, comme les empiristes, croiraient qu'il n'y a d'autre manière de concevoir que par l'imagination et que les idées sont comme les images effacées des impressions.
Il est particulièrement important que Spinoza se démarque ici par anticipation des Locke, Berkeley, Hume et consorts. Il est particulièrement important qu'il affirme par là que la philosophie ne réduit pas l'esprit à n'être qu'une chambre d'enregistrement. Le désaccord qu'il a avec la philosophie de Descartes est suffisamment grave pour susciter contre celui-ci une polémique perpétuelle, mais il ne faut pas se méprendre sur sa portée. Que Descartes soit la cible favorite de l'auteur ne signifie pas que sa philosophie lui soit la plus étrangère de toutes. Le désaccord avec les empiristes est beaucoup plus profond. C'est justement pour cela qu'il n'est pas utile de polémiquer avec eux. Quand on est séparé des autres par un abîme, la querelle avec eux est vite réglée. Quand au contraire on n'en est séparé que par peu de choses, alors on creuse la tranchée et ça demande beaucoup d'énergie et de temps. S'il n'y avait là quelque excès, on pourrait presque dire : qui aime bien châtie bien. D'ailleurs Leibniz reprochera quelquefois (cf. le Discours de métaphysique) à la philosophie de Descartes de conduire tout droit à celle du Juif maudit. On pourrait exprimer le projet de la philosophie spinoziste en ces termes : contre la philosophie empiriste vulgaire le cartésianisme a fait lever une espérance. Cependant il n'a pas été cohérent jusqu'au bout dans l'expression d'une doctrine qui montre l'esprit actif. Il donne encore prise à ses adversaires. L'Ethique sera l'expression cohérente de cette doctrine. C'est pourquoi elle doit polémiquer sans arrêt avec Descartes, bien que sa cible soit ailleurs.
2) Le reproche le plus fondé que l'on puisse faire à Descartes n'étant pas de croire que les idées ne soient dans l'esprit que des images, je l'ai suggéré ci-dessus à propos du kilogone, il est, et c'est le second point qu'aborde l'auteur, d'affirmer ou de nier en paroles seulement quand il croit affirmer ou nier en pensée. Pour dire la chose méchamment il confond les idées avec les mots. C'est une attaque très directe contre ce qu'il écrit dans le Discours de la méthode, quatrième partie (Pléiade p. 147 ; A-T, VI, pp. 31-32) et dans la Méditations métaphysiques, I (Pléiade p. 271 ; A-T, IX, p. 17). Il indique en effet dans ces deux textes qu'alors même qu'il se représente très clairement une vérité telle que sont les propositions de l'arithmétique ou celles de la géométrie, il peut cependant par un acte de sa volonté la remettre en doute et faire ainsi qu'il ne la tienne pas pour vraie.
Certes cette décision est une conséquence de l'hypothèse du malin génie trompeur. C'est parce qu'il prétend avoir cette idée dans l'esprit, qu'un Dieu est assez puissant pour faire qu'il se trompe à chaque fois qu'il croit être dans le vrai, qu'il refuse d'adhérer à ce qu'il croit être vrai. Il prétend pouvoir ne pas affirmer ce qu'il conçoit être vrai. Qu'en est-il de cette prétention ? Même si l'on imagine un Dieu mauvais, même si l'on conçoit à cette question un enjeu de l'ordre du salut, il est néanmoins tout à fait impossible de ne pas penser ce qu'on pense. Descartes peut bien se retenir de dire que deux et deux sont quatre ou que la somme des angles du triangle est égale à deux droits, il ne peut pas pour autant se retenir de le penser. Sa position est au fond tout à fait comparable à celle de Galilée, qui, sommé par le Saint Office d'abjurer sa conception du monde, peut bien se retenir de proclamer sa conviction devant ses bourreaux prêts à le brûler, mais a si peu la possibilité de retenir son assentiment intime à la conception qui lui est propre, que chacun lui prête de bon cœur d'avoir murmuré entre ses dents " eppur si muove ". La très cartésienne suspension du jugement est une fiction.
Or si l'on voit bien d'où elle vient, on sait aussi où elle va ! C'est en effet de cette séparation de l'idée d'avec l'acte de penser qui la pose que sort le cogito. Il importerait peu que je pense une vérité ou une erreur, que ce que je pense soit vrai ou soit faux, il resterait que quoi que je pense, je pense. Le pouvoir de penser serait séparable de ce que l'on pense, l'affirmation ou la négation seraient séparables de l'idée que l'on conçoit. D'ailleurs, lorsqu'il définit la res cogitans (Méditations métaphysiques, II, Pléiade p. 278 ; A-T, IX, p. 22), Descartes lui attribue un certain nombre d'actions séparées les unes des autres, parmi lesquelles celles d'affirmer (de vouloir) et de nier (de ne pas vouloir) sont séparées de celle de concevoir. Sans y insister ici il est permis de se souvenir de la place que l'histoire de la philosophie a accordée au cogito. Dans la mesure où l'on ne veut y voir qu'un pur pouvoir de penser, il n'est cependant qu'une fiction.
La proposition spinoziste selon laquelle homo cogitat (axiome II) n'a donc rien à voir avec le cogito. Elle n'est pas la reconnaissance d'un pur pouvoir, elle est seulement celle d'un acte. Elle ne replie pas, comme le fait la philosophie de l'illustre prédécesseur, l'être sur le cogito, au contraire l'être est dans les idées, lesquelles sont des modes de son attribut pensée. S'il n'y a pas d'idée séparable de l'acte de penser, inversement il n'y a pas d'acte de penser qui soit séparable des idées. C'est, d'une certaine manière, être déjà hegelien. En effet l'esprit n'est pas quelque chose qui serait situé au-delà de ses propres pensées, il n'est pas ailleurs que dans les idées. Néanmoins cela ne condamne pas l'esprit à la passivité parce que, contrairement à ce que croit Descartes, celles-ci enveloppent une affirmation. Dire que l'homme pense, ce n'est donc pas ériger la pensée en substance (res cogitans), c'est seulement constater que le groupement de modes qui constitue l'homme relève pour une part de l'attribut pensée.
Il relève en même temps pour une autre de l'attribut étendue et c'est bien pourquoi il peut proférer des mots, qui sont évidemment un phénomène physique et qui ne sont que les représentants des idées. Leur essence, comme celle des images, ne consiste qu'en des mouvements corporels, c'est à dire des mouvements dans l'étendue. Ils n'ont rien à voir avec la pensée, ils lui sont complètement étrangers. Proférer les mots " je suspens mon jugement ", ce n'est pas suspendre son jugement. L'auteur explique quelle est la seconde confusion de laquelle il faut se garder relativement à l'idée. Elle est essentiellement différente de l'image. Elle relève de l'attribut pensée, tandis que celle-ci relève de l'attribut étendue. Ceci complète ce qui a été dit de l'imagination dans le scolie de la proposition XVII. Percevoir les choses selon l'ordre des affections du corps et les concevoir selon l'ordre de l'entendement, qui n'est autre que celui de la nature, c'est profondément différent. Ce n'est pas seulement que l'on commet dans le premier cas plus d'erreurs que dans le second, c'est que dans le premier on n'use tout simplement pas de la pensée, tandis que dans le second on n'use pas au contraire des mouvements du corps. La raison, en tant que deuxième genre de connaissance, cesse de tenir les affections du corps, c'est à dire des phénomènes relevant de l'étendue, pour significatives de l'essence des choses.
3/
Au-delà de ce rappel et de cet avertissement l'auteur entre dans la discussion des objections qui lui peuvent être adressées. Toutes, d'une manière ou d'une autre sont issues de la philosophie cartésienne, qui croyait prouver que l'entendement et la volonté sont deux choses différentes et par là expliquer l'erreur.
A/
La première objection est qu'on n'a pas besoin de plus de volonté qu'on n'en a, pour donner son assentiment à une infinité de propositions, tandis qu'on a besoin de plus d'entendement qu'on n'en a, pour concevoir plus de choses qu'on n'en conçoit. Selon Descartes la volonté serait infinie tandis que l'entendement est fini puisque la première s'étend plus loin que le second (Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 306 ; A-T, IX, p. 45). On prétend pouvoir tirer de cette remarque, qu'on affirme fondée sur le témoignage de la conscience, que la volonté et l'entendement sont deux choses différentes. Il faut cependant se faire une bien étrange idée de la volonté (et par conséquent une bien étrange idée de l'entendement) pour croire que vouloir plus d'être est la même chose qu'en vouloir moins.
a- Le premier élément de réponse est que le seul moyen de considérer que la volonté dépasse l'entendement est de se faire de celui-ci une idée très restreinte, sous laquelle on ne comprendrait que les idées claires et distinctes, mais non pas toutes les perceptions. Si l'on procédait ainsi, on pourrait en effet relever que la volonté s'étendant aussi bien aux idées confuses qu'aux autres, la volonté passe effectivement les limites de l'entendement. Ce n'est pas là une pure hypothèse d'école, puisqu'on la trouve également dans la Lettre XXI (à Blyenbergh, février 1665). L'auteur y exprime son accord avec Descartes sur l'affirmation que notre volonté s'étend au-delà des limites de notre entendement. Aussi surprenante que soit cette affirmation, on comprend son sens lorsqu'il ajoute que cela est heureux, puisque nous ne pourrions rien faire dans la vie si nous ne nous exposions pas aux conséquences incertaines et périlleuses de nos actes, lesquels sont décidés le plus souvent sans une lumière suffisante pour en éclairer les conséquences. Cependant il ne lui renouvelle pas ici son accord.
Il y aurait assurément de l'arbitraire à se tailler ainsi sur mesure, pour la commodité, une idée de l'entendement qui n'engloberait pas toutes les perceptions. Mais indépendamment de cette manipulation, sur laquelle l'auteur ne s'étend pas, il faut remarquer que les partisans de la philosophie cartésienne n'y gagneraient rien. Ils n'y trouveraient effectivement encore aucune raison sérieuse de penser que la volonté est infinie. Car, si l'on prétend mesurer l'entendement au nombre des objets qu'il conçoit, et si l'on affirme que la volonté est plus étendue que lui, il faut donc mesurer de même la volonté au nombre des objets qu'elle vise. L'affirmation selon laquelle la volonté est infinie ne peut alors signifier qu'une chose, savoir que nous pouvons vouloir une infinité de choses. Cependant ce n'est que l'une après l'autre que nous pouvons les vouloir, exactement de la même manière que c'est l'une après l'autre que nous pouvons concevoir une infinité de choses. Personne néanmoins ne tire de cela argument pour prétendre que nous jouissons d'un entendement infini !
b- Mais lorsque Descartes affirme que la volonté est infinie, prétend-il signifier par là que nous pouvons vouloir une infinité de choses ? Nullement : il veut dire au contraire que dans le vouloir se rencontre une force infinie, absolue, comme un pouvoir sans bornes, qui ne se trouve pas dans l'entendement. Spinoza ne l'ignore pas. Il exploite une confusion de l'argument de Descartes, qui parle de l'étendue et de l'ampleur de la volonté comme il parle de l'étendue et de l'ampleur de l'entendement (" si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite étendue et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample et même infinie (...) Il n'y a que la seule volonté que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue " Méditations métaphysiques, IV, Pléiade pp. 304-305 ; A-T, IX, p. 45), ce qui ne peut en effet renvoyer qu'au nombre de leurs objets. Sur ce plan il n'y a pas le moindre décalage entre la volonté et l'entendement, le nombre des objets que l'entendement peut percevoir est aussi infini que celui des objets que la volonté peut se donner. Autrement dit les raisons qui militent en faveur de l'infinité de la volonté valent aussi bien pour l'entendement. L'auteur se débarrasse donc d'abord de l'argument présenté dans sa forme la plus contestable, celle que lui donne une interprétation, autorisée par la lecture des textes mêmes de Descartes, et cependant, il faut le reconnaître, superficielle et peu éclairée du cartésianisme, afin de dégager le terrain à la discussion plus approfondie de l'argument authentiquement conforme à la philosophie de son adversaire. Il fait l'âne pour avoir du son.
Inversement, si l'on prétendait tirer argument du nombre infini de ses objets pour soutenir que la volonté est infinie et, remarquant alors qu'y ayant cependant beaucoup de choses que nous ne concevons pas, il ne faut pourtant pas en conclure que l'entendement ne s'étend pas aussi loin que la volonté, car ce qui n'est pas conçu, de ce fait même, ne peut nullement être voulu. Le vouloir en effet n'est rien d'autre qu'un mode du penser, comme il va être montré ensuite. Mais on anticipe là sur la question de fond. Afin de la traiter correctement il faut en venir à la discussion de l'argument authentique de Descartes.
Il faut, pour comprendre correctement la réponse qui est relative à celui-ci, prendre conscience que l'auteur emploie ici un langage qui n'est pas le sien, mais celui des créationnistes, lesquels s'imaginent que Dieu donne à l'homme un entendement ou une volonté, ou d'ailleurs donne quoi que ce soit à qui que ce soit. C'est évidemment un Dieu anthropomorphe, extrêmement éloigné de celui de l'Ethique, dont il s'agit ici.
A supposer donc qu'il y eût un Dieu créateur, tel que se l'imaginent les Juifs et les chrétiens, et qu'il voulût que les hommes connussent plus d'objets qu'ils n'en connaissent, il devrait, disent les auteurs de cet argument (les théologiens et Descartes), leur donner un entendement plus " grand ", mais non une volonté plus " grande ". Cette fois la volonté est conçue comme le pouvoir d'affirmer (ou de nier) et il ne peut plus être question de son étendue (" ... elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement (...) à affirmer ou nier... " Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 305 ; A-T, IX, p. 46). Cependant ces auteurs ne montrent par là rien d'autre que leur ignorance de ce qu'est la volonté. Il a été établi plus haut que la notion de volonté n'est qu'une abstraction, sous laquelle on conçoit séparément la cause de chacune de nos volitions et de toutes nos actions, comme une certaine sorte d'être, qui n'est pas seulement leur nom collectif, mais qui serait aussi leur source. Les théologiens et Descartes prétendent donc qu'on peut avoir un entendement plus étendu, sans que pour autant l'abstraction que l'on forge à partir des différents êtres en soit élargie, c'est dire que l'on conçoit plus de choses sans que pour autant l'on ait une idée plus générale de l'être : c'est évidemment une absurdité.
Cependant les adversaires que combat l'auteur ne se contentent pas de voir dans la volonté une abstraction, ils y voient une faculté. Ils ne se contentent pas d'y voir une idée générale, ils la séparent à la fois de chacune des volitions qu'elle recouvre et de toutes ensemble. C'est pourquoi à partir de là on peut trouver dans leur point de vue une certaine cohérence. Ils disent que cette faculté est infinie et dans ces conditions on peut en effet leur accorder que l'ajout de quelques volitions à celles qui étaient déjà données ne changerait effectivement rien à son étendue, puisque déjà en tant que faculté ils lui reconnaissent cette infinité, qui lui appartiendrait déjà, ne voulût-elle qu'une seule chose. Et ce n'est certes pas Spinoza qui va chipoter pour savoir si un infini est plus grand qu'un autre !
B/
La seconde objection susceptible d'être adressée à la théorie spinoziste de la volonté est qu'on peut suspendre son jugement. C'est en cela que Descartes voit le remède à l'erreur. Il se déclare capable de s'abstenir de donner son jugement non seulement sur ce qu'il ne conçoit pas avec clarté et distinction, mais aussi sur ce qui, bien que conçu clairement et distinctement, devient objet de soupçon pour cause de malin génie (Méditations métaphysiques, I, Pléiade p. 271 ; A-T, IX, p. 18 ; - IV, Pléiade pp. 307 et 309 ; A-T, IX, pp. 47 et 49). Cette objection tire sa vraisemblance et sa force non de la supposition hyperbolique de Descartes, mais du fait que personne n'imaginant une chimère ne croit pourtant que cette chimère existe. Celui qui forge un cheval ailé (l'exemple est de Descartes, Méditations métaphysiques, V, Pléiade p. 313 ; A-T, IX, p. 53) n'est pas contraint du même coup à accorder qu'il existe. Ainsi chacun dans sa seule expérience verrait bien que ce n'est pas du tout la même chose de concevoir et de vouloir.
La réponse à cette objection ne prétend assurément pas que celui qui conçoit une chimère croit du même coup à l'existence de celle-ci. Elle consiste à dire que lorsqu'on n'affirme pas l'existence du cheval ailé, que pourtant on perçoit, ce n'est nullement parce que par un acte de volonté on suspend son jugement, mais parce qu'on voit bien que l'idée qu'on en a n'est pas adéquate. Il n'y a là aucune intervention de la volonté, donc nul acte de liberté, mais seulement une perception. On peut bien, si l'on y tient, parler de suspension du jugement. Mais pour que cela soit sans inconvénient il faut penser que cela ne veut dire qu'une chose : on a conscience que l'idée qu'on a n'est pas adéquate. Affirmer l'attribut ailes du sujet cheval n'est pas affirmer l'attribut existence du sujet cheval ailé. Cette conscience vient par exemple de ce qu'on a quelques connaissances de zoologie ou d'anatomie.
Celui à qui manquent de telles connaissances, un enfant par exemple, qui ne voit rien qui exclue l'existence de Pégase, donne l'adhésion de son esprit à l'existence de cette chimère. Or tous les jours, dans ses rêves, chacun se retrouve, provisoirement il est vrai, dans la situation de l'enfant dont l'expérience est fort réduite. Car dans le sommeil nous oublions un grand nombre de connaissances, qui sont ordinairement susceptibles de nous faire garder conscience de l'impossibilité des chimères. C'est sans doute cela rêver : perdre la connaissance d'un certain nombre de choses qui pourtant appartiennent à notre expérience. C'est la conséquence de cette perte que nous n'avons alors aucun doute de l'existence de ces même fictions qu'éveillés nous saurions inadéquates et impossibles.
Quant à l'enfant il n'a pas même besoin de se trouver dans le rêve pour croire à ses chimères, puisqu'il est assez inexpérimenté pour ne pas savoir ce qui les rend impossibles. Ne pas affirmer la chimère, on le voit bien, n'est donc nullement affaire de volonté libre. La comparaison avec le rêve est édifiante. Si la suspension du jugement était elle-même autre chose qu'une chimère, pourquoi ne rêverait-on pas de suspendre son jugement ? Mais aucun rêveur ne forge cette fiction. S'il arrive pourtant que le rêveur ne croie pas à son rêve, ce n'est nullement parce qu'il fait acte de volonté libre pour suspendre son jugement, c'est seulement parce qu'il rêve qu'il rêve. Il arrive en effet que dans notre rêve nous sachions que nous rêvons.
C'est d'ailleurs, il faut le relever, une remarque que Descartes fait lui-même lorsqu'il se compare à l'esclave qui se rêve libre et qui cherche à prolonger son sommeil parce qu'il sait très bien que la réalité est toute différente de l'agréable songe (Méditations métaphysiques, I, Pléiade p. 272 ; A-T, IX, p. 18). En outre il sera même intéressant de relever que cette référence au rêve chez Descartes est située justement à la fin de cette méditation où il proclame qu'il est en sa puissance de suspendre son jugement contre les faussetés que peut lui présenter le grand trompeur. Il y a par conséquent une certaine malice de l'auteur à lui retourner son image. Le philosophe bretteur fait de la suspension de son jugement une arme propre à pourfendre le cauchemar d'un malin génie. Spinoza lui rétorque qu'au contraire n'est qu'en rêve qu'il croit user de cette nouvelle épée. Ce n'est pas lorsqu'il renoncerait à l'héroïque suspension du jugement qu'il serait dans le rêve ou la chimère, c'est au contraire lorsqu'il l'imagine possible.
Le dernier point de la réponse renvoie d'abord à la thèse selon laquelle il n'y a rien dans une idée par quoi elle puisse être dite fausse. Les imaginations de l'esprit, telles que la chimère pégasienne, n'enveloppent pas d'erreur. Ce qui fait l'erreur, on s'en souvient, c'est seulement la privation de l'idée qui exclue l'existence de la chimère (scolie de la proposition XVII). Mais s'il n'y a d'erreur dans aucune idée en tant qu'elle est une perception, il n'est pas vrai pour autant qu'il n'y ait aucune affirmation dans une idée en tant qu'elle est une perception. Qu'est-ce en effet qu'avoir l'idée d'un cheval ailé, si ce n'est affirmer les ailes du cheval, affirmer l'attribut ailes du sujet cheval ? Cette affirmation serait tout à fait capable d'emporter l'adhésion de l'esprit qui la forme s'il n'avait en même temps une autre idée qui en exclue l'existence, comme peut le faire par exemple une idée précise de ce que sont respectivement les mammifères et les oiseaux. Ainsi comprend-on qu'il n'y a pas d'autre suspension du jugement que dans le passage d'une idée qui n'est pas adéquate à une autre qui l'est.
C/
Du même coup se trouve donnée la réponse à la troisième objection. Celle-ci en effet consiste dans la remarque qu'il y a entre les idées des degrés d'être différents et qu'on ne rencontre pas ces mêmes degrés entre les affirmations de ces mêmes idées. Ainsi y a-t-il chez Descartes des idées de perfection différente. L'idée de l'infini est plus parfaite que celle de fini, elle a même un tel degré d'être que je ne peux pas en être l'auteur et qu'elle m'atteste l'existence de Dieu (Méditations métaphysiques, III, Pléiade p. 294 ; A-T, IX, pp. 35-36). Mais ce n'est pas cette idée que relève ici l'auteur. Il retient par contre qu'entre une idée fausse et une idée vraie la seconde enveloppe plus d'être que la première. Faut-il reconnaître que malgré cela l'affirmation de l'une n'exige pas un plus grand pouvoir d'affirmer que celle de l'autre ?
Il est vrai qu'il n'est nul besoin d'arguments nouveaux pour répondre à cette objection nouvelle. La réponse précédente vient d'établir qu'il n'y a dans une idée aucune autre affirmation que celle que constitue la conception elle-même de cette idée. Par conséquent remarquer entre deux idées des degrés de réalité différents c'est du même coup remarquer deux degrés différents du pouvoir d'affirmer.
Telle qu'elle est présentée de la part de son auteur la réponse consiste à considérer dans la volonté d'un côté l'abstraction très générale par laquelle toute volonté est une volonté, qui par voie de conséquence est identique en toute volonté, et d'un autre côté ce qu'elle est précisément rapportée à tel objet plutôt qu'à tel autre. Cette distinction classique oppose ce qu'est l'idée en sa forme d'idée à l'essence qu'elle est en tant qu'idée de cet objet précis plutôt que de tel autre. Relativement à l'affirmation qu'enveloppe toute idée, cette même opposition passe entre ce qu'est la volonté en tant qu'abstraction et ce qu'elle est en tant qu'affirmation de cet objet plutôt que de tel autre. C'est proprement renverser l'ordre de la nature que de prétendre reconnaître plus de réalité aux abstractions, c'est à dire aux fantômes d'idées, qu'à leur réalité objective et aux volitions qui y sont comprises.
Ainsi la volonté enveloppée dans l'idée de cercle ne peut évidemment pas être identique à celle qui est enveloppée dans l'idée de triangle. Sans chercher à établir laquelle de ces deux idées enferme plus de perfection que l'autre (peut-être Euclide a-t-il là-dessus des lumières) il faut pourtant admettre que les volontés qui leur sont liées sont différentes. Mais le véritable objet de la réflexion de l'auteur est ailleurs, c'est la distinction entre l'idée vraie et l'idée fausse. C'est à ce propos qu'il y a un sens à se demander si l'une enveloppe plus de réalité que l'autre. Comme l'a montré le Scolie de la proposition XXXV l'erreur est autre chose qu'une idée fausse. Il n'y a rien de positif dans une idée par quoi elle puisse être dite fausse. Mais l'affirmation de ce qui est faux n'est pas la même chose que l'affirmation de ce qui est vrai. L'une est l'attribution à un sujet d'un prédicat qui ne lui appartient pas, l'autre d'un prédicat qui lui appartient. La seconde est l'affirmation de l'être, la première du non-être. Le même rapport qui existe entre l'être et le non-être est aussi entre l'idée vraie et l'idée fausse. L'une a davantage d'être, c'est même le moins qu'on puisse dire, que l'autre. Ainsi voit-on bien qu'il n'est pas vrai que la même puissance d'affirmer soit dans l'une et dans l'autre. Il n'est pas vrai qu'on puisse fonder sur la troisième objection la thèse que la volonté soit autre chose que l'entendement.
Une ultime remarque est faite comme en passant. Mais elle est très polémique. D'ailleurs sans cette intention il n'eût pas été utile de développer ce qui était déjà suffisamment clair. Elle consiste en apparence à relever une source d'erreurs parmi d'autres possibles. Mais en fait elle dit justement quelle est cette sorte d'erreur par laquelle on en vient à formuler toutes les objections ici discutées. Elle consiste à réaliser les abstractions, à croire que ce sont elles qui sont réelles. Ceux qui distinguent la volonté de l'entendement sont ainsi accusés de commettre une erreur somme toute fort grossière. S'élevant au-dessus des volitions, qui sont réelles, ils forgent par abstraction la volonté. Il y a dans cette démarche quelque chose de légitime dans la mesure où il existe, personne ne peut le nier, entre toutes ces différentes volitions quelque chose de commun. Mais lorsqu'on en vient à prétendre que cette abstraction existe elle-même et qu'elle est la cause des volitions, cette démarche devient tout à fait illégitime et ridicule. C'est comme si on affirmait que la pierréité (lapideitas) est la cause des pierres réelles (cf. scolie de la proposition XLVIII) ou la pierréité (Petrusitas ?) la cause des Pierre réels ! Dans toute la discussion des objections la notion de volonté est rectifiée par le scolie, elle est entendue par lui en un sens qui n'est pas le sens vulgaire ni le sens philosophique ordinaire, puisqu'il refuse d'y reconnaître une réalité. Cependant ce n'est pas non plus le vocabulaire proprement spinoziste qui est employé ici, puisque dans celui-ci, en conséquence de ce qui vient d'être remarqué, le mot volonté ne peut avoir aucune place légitime. Le corollaire qui précède dit en effet que " voluntas et intellectus unum et idem sunt ". Par le mot volonté on ne peut donc proprement rien entendre. Quant au mot entendement il ne faut y entendre rien d'autre que les idées elles-mêmes, et surtout pas une faculté.
D/
La dernière objection enfin qu'on puisse adresser à la doctrine spinoziste est que sans volonté l'homme ne saurait décider entre deux actions vers chacune desquelles il serait également poussé par le déterminisme naturel. Pour illustrer cette situation d'indétermination on emploie ordinairement l'image forgée, semble-t-il, par le philosophe du XIVe siècle (1300-1358) Jean Buridan, à plusieurs reprises recteur de l'Université de Paris. Dans ses écrits nombreux et importants il n'est nulle part question de l'âne qui pourtant fait sa renommée. On en est donc réduit aux conjectures quant au sens de l'argument. Un âne, et non un homme, également animé par la faim et par la soif, périrait de faim et de soif, s'il était placé à égale distance d'une botte de foin et d'un seau d'eau, car il ne saurait pas choisir entre les deux. L'argument pourrait être employé contre les partisans de la liberté d'indifférence, mais ce n'est pas ce qui peut être entendu ici puisque sur ce point il existerait un accord large quoique non entier entre Buridan, Descartes, qui estime que la liberté d'indifférence est le plus bas degré de la liberté (Méditations métaphysiques, IV, Pléiade p. 305 ; A-T, IX, p. 46 et Lettre à Mesland du 09/02/1645, Pléiade p. 1177 ; A-T, IV, p. 173), et Spinoza pour qui la notion de libre arbitre est absolument vide de sens. Il n'est cependant mentionné ici que parce qu'à l'opposé il peut aussi être utilisé contre le déterminisme. Avant d'y répondre l'auteur se plaît à se décrire lui-même coincé et incapable de choisir entre la réponse positive qui le contraindrait à assumer une théorie de l'homme machine (hominis statuam concipere) et la réponse négative qui au contraire le forcerait à rallier la philosophie de ses adversaires en admettant que l'homme trouvera en lui-même un moyen de se déterminer, d'où il découlerait qu'il est absolument libre de ses actes.
La réponse est absolument brève et tout à fait lapidaire. L'auteur ne recule pas d'un pied sur le déterminisme. Le prétendu libre arbitre ne pourrait être qu'une miraculeuse suspension des lois de la nature, c'est une chose totalement impossible. Si donc il se pouvait qu'un homme fût suspendu entre deux causes égales et d'effet opposé, puisque tel est le cas abstraitissime imaginé par ses adversaires, l'auteur, les prenant à contre-pied, accorde qu'il serait semblable en tout point à l'âne de Buridan, qu'il ne saurait choisir de lui-même entre deux déterminations et qu'il périrait de faim et de soif. Mais pour faire saisir combien cette situation est éloignée de toute situation humaine, il reprend l'assimilation de ses adversaires eux-mêmes : il se pourrait bien qu'un tel homme ne fût pas plus qu'un âne. C'est à dire qu'il faudrait que l'homme qu'on imagine se fût tellement abaissé qu'il ne fût plus qu'un animal ou une statue (statua) d'homme, un automate.
On peut ici se souvenir de ce à quoi Descartes réduit volontiers les animaux (Discours de la méthode, cinquième partie Pléiade p. 165 ; A-T, VI, p. 58) et les hommes eux-mêmes pour les trois-quarts de leurs actions : des machines dans lesquelles les mouvements s'expliquent par leviers, ressorts, poulies ou tel autre mécanisme un peu plus compliqué. La statua est un automate, une machine habillée d'un chapeau et d'un manteau (Méditations métaphysiques, II, Pléiade p. 281 ; A-T, VI, p. 25). Et certes s'il se trouvait effectivement que rien ne pût pousser un homme plus à satisfaire sa faim que sa soif, ou plus exactement s'il se trouvait en réalité qu'il n'eût à choisir qu'entre manger et boire, il se serait pas plus qu'un âne. Mais ce n'est pas l'auteur qui croit possible une telle situation, ce sont les partisans de Descartes. Pour l'imaginer il faut ne pas savoir ce qu'est un homme, ou à tout le moins être conduit par le chemin de la mécanique à s'en faire une représentation excessivement abstraite. Si Spinoza admet qu'alors on a affaire plus à un âne qu'à un homme, c'est parce qu'il a montré dans le petit traité de physiologie qui suit la proposition XIII quelle complexité est celle du corps humain. Ce n'est donc pas lui qui tombe sous les flèches des cartésiens, c'est Descartes.
Qu'est-ce qu'un homme si ce n'est pas un animal, ou une machine ? C'est un être qui a plus d'être qu'eux, autrement dit plus de perfection. Il lui appartient, sinon de se déterminer par lui-même, en tout cas de se situer dans un réseau complexe de déterminations considérablement plus vaste que celui d'un âne qui n'est pas loin peut-être de se résumer aux impulsions de la faim et de la soif. Comme groupement de modes et par rapport à d'autres groupements de modes, l'homme a une nature considérablement plus riche que celle des bêtes (cf. proposition XIII, scolie, et l'ensemble du petit traité du corps qui s'étend jusqu'à la proposition suivante). Au fond, relativement à l'âne, c'est déjà une fiction excessivement abstraite que de le croire pris entre la botte de foin et le seau d'eau ; par conséquent, relativement à l'homme, c'est totalement inimaginable.
Elle n'est cependant peut-être pas tout à fait dénuée de sens, à défaut d'être possible, la référence à la situation imaginée par Buridan. Ne voit-on pas dans d'autres circonstances des hommes se comporter en ânes ? On trouverait en effet de multiples exemples d'actes qui relèvent non pas d'une indétermination, cela n'existe pas, mais d'une détermination indigne d'un homme. Faut-il tenir (aestimare) pour un âne celui qui mourrait de faim et de soif ? Mais il faut alors tenir pour un âne aussi le désespéré qui se pend parce que sa maîtresse ne l'aime plus, ou parce qu'il a fait banqueroute, ou pour toute autre raison. Est-ce que le désespéré n'est pas d'abord quelqu'un dont l'esprit est abusivement fixé sur une seule chose et dont par conséquent l'être se trouve d'autant rabaissé au-dessous de ce qu'est l'être d'un homme ? Il n'est pourtant pas possible que sa nature diffère de celle des autre hommes. La différence est ici de raison. C'est d'ailleurs ce qu'expriment clairement les exemples suivants. Les enfants n'ont pas encore de raison, les idiots, dans une perpétuelle enfance, n'en auront jamais, les déments l'ont perdue. On saura gré à l'auteur de n'avoir pas placé les femmes parmi les êtres dénués de raison. Ceux-ci sont-ils des hommes ? Il dit n'en rien savoir. La formule ne peut pas être prise au pied de la lettre. Elle introduit au contraire la dernière partie du scolie où il est question d'apprécier la philosophie de l'auteur selon le critère de la sagesse.
4/
Il s'agit en fait de savoir si la philosophie spinoziste, mieux qu'une autre, permet d'atteindre la sagesse et donc de s'élever vers davantage de perfection. Permet-elle à l'homme d'éviter de se pendre et, au-delà, d'accroître son être plus loin que ne le font l'enfant, l'idiot ou le dément ? L'exposé qui suit traite successivement des effets sur la sagesse de la connaissance
A/ de Dieu,
B/ du déterminisme,
C/ des passions,
D/ de la liberté,
ce qui après avoir récapitulé ce qui relevait de la première partie (A) et de la seconde (B) anticipe sur ce qui relève de la troisième (C) et des quatrième et cinquième (D). Ainsi s'éclairent partiellement les liens qui existent entre les différentes parties de l'Ethique.
A/
La doctrine spinoziste de la volonté dissipe le fantôme du libre arbitre, c'est à dire d'une illusoire faculté de produire un enchaînement absolument nouveau de causes et d'effets, ou de décider d'une manière absolument inconditionnée entre les termes d'une alternative. La volonté n'est nullement un pouvoir ou une faculté, elle n'est que l'ensemble des volitions. Loin d'expliquer celles-ci, c'est elle qui en est expliquée. Nos actes, loin d'être le produit de nos initiatives personnelles, ne sont que le produit des seuls commandements de Dieu (ex solo dei nutu). Il ne faut pas s'y tromper, ce vocabulaire anthropomorphique n'est pas celui de l'auteur, car pour lui Dieu n'est autre que la nature et par conséquent il ne saurait nullement commander comme le fait un roi. Par contre la nature de Dieu s'exprime dans des lois, dont on ne saurait aucunement s'écarter. Dire que nous participons de la nature divine, c'est dire que nous sommes des parties de la nature (natura naturata) et que nous sommes soumis à ces lois. Mais ici justement intervient la sagesse : on ne participe pas de la nature de Dieu de la même manière selon qu'on commet certaines actions plutôt que d'autres. Ce n'est pas qu'il y ait différentes catégories d'actions, par exemple les unes bonnes et les autres mauvaises. L'Appendice de la première partie de l'Ethique a montré que ce n'était qu'un préjugé et que les hommes appelaient bien ce qui leur était utile et mal ce qui leur était nuisible. Mais certains de nos actes sont plus propres que d'autres à s'inscrire dans l'ordre déterminé des choses. Celui qui s'efforce d'aller à l'encontre de l'ordre déterminé des choses verra ses actes contrariés par celui-ci et donc fait des actions moins parfaites que celui qui les inscrit dans l'ordre déterminé des choses. La connaissance de la nature (c'est à dire de Dieu) est donc un élément décisif de notre perfection. Car celui qui connaît mieux qu'un autre les lois qui régissent la nature peut mieux qu'un autre y inscrire ses actes. On participe d'autant plus à la nature divine qu'on est plus sage, comme disait déjà Platon dans Théétète (176b) : " philosopher c'est s'assimiler à Dieu dans la mesure du possible ".
Cette doctrine rend l'esprit tranquille en ce sens qu'elle dissipe le fantôme d'un ou de plusieurs dieux capricieux dont il conviendrait de se ménager les bonnes grâces et premièrement de se garder des colères. Il n'y a donc nul besoin de prières, de sacrifices, d'actions de grâce et autres gestes superstitieux. Cet avantage à lui seul pourrait déjà être hautement apprécié. Mais c'est le moindre. Car cette doctrine établit du même coup que nos actes n'ont pas d'autres conséquences que leurs conséquences naturelles, celles que produit le déterminisme de la nature. Il n'y a pas d'acte qui attire une récompense ni d'acte qui attire un châtiment. Ou plutôt le châtiment du méchant n'est nulle part ailleurs que dans sa méchanceté et la récompense de l'homme vertueux c'est sa vertu elle-même (tel est l'aboutissement de l'Ethique, V, proposition XLII). C'est ce que n'a pas compris Kant qui emploie toute la dérisoire argumentation de la Critique de la raison pratique (et spécialement de sa Dialectique, PUF pp. 122-124 et 131-135) à tenter de persuader son lecteur qu'il lui faut absolument trouver le moyen d'ajouter le bonheur à la vertu et, pour cette médiocre raison, s'efforce de restaurer le Dieu des théologiens, le Dieu créateur et le Dieu juge et rémunérateur (PUF pp. 137-138), dont la première partie de ce livre a heureusement débarrassé l'humanité humiliée. Ils sont bien ridicules ceux qui comme lui demandent une récompense pour la vertu, parce qu'ils font de celle-ci une dure servitude. Au contraire la vertu c'est la liberté et c'est le bonheur, puisque la vertu c'est l'acte conforme aux lois de la nature. La connaissance de la nature nous enseigne l'amour et la piété. Le chapitre XIV du Traité théologico-politique montre que cette dernière n'est rien d'autre que le respect d'autrui et sa leçon, quoiqu'elle n'en soit pas inspirée, rejoint la pure doctrine évangélique. Mais il faudra toute la réflexion de l'Ethique pour établir que les actes que nous persuadent l'amour et la piété sont à eux-mêmes leur propre récompense.
B/
Tout ce qui survient, survient en fonction du déterminisme universel de la nature. Ce que nous appelons le hasard, la bonne ou la mauvaise fortune, ne saurait changer du seul fait d'une puérile agitation. Il se peut, il est même nécessaire, que se produisent des événements qui n'aient aucun égard ni à nos désirs, ni même à notre existence. Il est assurément fort inutile de tempêter contre eux. Il faut se comporter dans les circonstances aussi bien défavorables que favorables avec l'égalité d'esprit de quelqu'un qui sait qu'elles ne sont que l'effet infaillible de leurs causes, comme l'égalité à deux droits de la somme des angles du triangle est l'effet de la nature du triangle. Le sage écarte de son cœur tout sentiment à l'égard des circonstances. Cela lui économise bien de la peine lorsqu'elles lui sont défavorables ou simplement lorsqu'elles cessent de lui être favorables.
On pourrait être tenté de nier le mérite ou le démérite d'hommes qui n'agissent que de manière déterminée. Cette philosophie n'a pourtant rien à voir avec le fatalisme. En réponse à cette préoccupation la Lettre LXXVIII (à Oldenburg, début 1676) fait remarquer que même si celui qui fait le mal le fait selon une nécessité de sa nature, il n'en demeure pas moins qu'il est privé de la béatitude. Il lui appartient donc de s'efforcer de participer davantage de la nature divine.
Peut-être sera-t-il bon de saisir l'occasion que fournit ce passage pour montrer ce qu'est la conception spinoziste du déterminisme. C'est une conception qui n'est pas tant galiléenne qu'euclidienne. La nécessité n'est pas tant ce qui lie l'effet à sa cause que ce qui lie le théorème aux définitions. Dans le contexte culturel du XVIIe siècle il n'est nullement imaginable que le déterminisme de la nature soit autre chose qu'une sorte d'implacable déduction. En tout cas c'est vers ce modèle mathématique qu'on s'efforce de le faire tendre. On comprend d'autant mieux que la liberté pour ceux qui conçoivent le déterminisme ne puisse être trouvée que dans sa connaissance. Un déterminisme plus complexe, qui inclurait des réactions aux actions, qui au lieu de la cause et de l'effet concevrait deux objets agissant mutuellement l'un sur l'autre, etc. est alors scientifiquement impensable.
C/
Puisque les hommes agissent non sous la direction de leur volonté, comme pourtant ils se l'imaginent, mais sous l'emprise des lois de la nature, ils ne sont pas les véritables auteurs de leurs actes. Ce qui en ces derniers peut être pour nous cause d'incommodité, de malaise ou de blessure ne saurait donc leur être imputé et nous aurions tort de leur en vouloir ; comme le dit Jésus sur la croix : " ils ne savent pas ce qu'ils font " (Luc, XXIII, 34). Cette doctrine de la volonté a pour conséquence de nous détourner de toute action passionnelle méchante à l'égard d'autrui. Mais si elle nous oriente au contraire vers la bienveillance, ce ne peut pourtant pas être une bienveillance passionnelle non plus. Si elle nous tourne vers celle-ci, c'est qu'elle est conforme à la raison. Ainsi l'aide apportée au prochain n'est-elle due ni à une basse émotion devant le malheur, ni à un calcul d'intérêt (on n'en attend pas la réciprocité), ni à la crainte des dieux, causes qui dans tous les cas sont des sentiments vils.
D/
Enfin la doctrine de la volonté montre qu'il n'y a lieu ni de craindre ni d'espérer que les hommes usent d'une faculté qu'ils n'ont pas. Par conséquent le gouvernement ne peut pas plus avoir pour but de les contraindre et d'étouffer en permanence une rébellion constante contre l'autorité, que de susciter des efforts impuissants contre la réalité. Son rôle est au contraire d'encourager les hommes à accroître leur sagesse et agir selon la raison. Dans cette perspective le chapitre XVI du Traité théologico-politique montre que le gouvernement ne peut pas vouloir autre chose que la liberté d'expression, parce que la raison n'a pas d'autre appui que l'expression des idées. On a ici un aperçu parfaitement clair de ce qu'est la philosophie politique de Spinoza, qu'elle est à l'opposé de celle de Grotius et Hobbes ses contemporains et qu'elle condamne la tyrannie. |
Sommaire
Annexe
5. le compromis galiléen
Il est si bien reconnu que l'abjuration du physicien était forcée, que la tradition lui attribue une résistance d'esprit, symbolisée par la formule eppur si muove, grincée entre les dents. La lettre suivante (traduction YD) témoigne du travail philosophique produit longtemps auparavant afin d'éviter la condamnation de la physique. Cependant elle prouve en même temps l'abandon de l'éthique, imprudemment consenti aux théologiens. Contre quoi un philosophe doit vigoureusement protester.
(...) L’Ecriture sainte et la nature procèdent également du Verbe divin, la première en tant que décret de l’Esprit saint et la seconde en tant qu’exécutante très obéissante des ordres de Dieu. L’Ecriture cependant, pour s’accommoder à l’entendement du vulgaire, consent à dire dans son expression littérale beaucoup de choses éloignées de la vérité absolue. La nature au contraire est inexorable, immuable et nullement soucieuse que ses raisons cachées et les voies par lesquelles elle opère soient exposés ou non à la compréhension des hommes, parce qu’elle ne transgresse jamais les lois qui lui sont imposées. Il est par conséquent évident qu’aucun fait naturel, que l’expérience sensible nous met devant les yeux ou que nous concluons nécessairement de nos démonstrations, ne devra en aucune manière être mis en doute par les passages de l’Ecriture dont le sens littéral serait différent (...)
J’incline à croire que l’autorité des textes sacrés a pour seul but de persuader les hommes des dogmes et propositions qui, nécessaires à leur Salut et dépassant la raison humaine, ne peuvent leur être rendus crédibles par aucune science ni aucun moyen sinon par la bouche de l’Esprit saint lui-même. Mais je ne pense pas nécessaire de croire que le même Dieu qui nous a dotés de sens, de raison et d’intelligence, en rejetant leur usage ait voulu nous donner par un autre moyen les informations que nous pouvons recueillir par eux ; et surtout dans ces sciences dont on ne trouve dans l’Ecriture qu’une toute petite partie et avec des enseignements variés. De celles-ci est justement l’astronomie, dont on n’y trouve qu’une partie si petite que les planètes n’y sont même pas nommées. Mais si les premiers auteurs sacrés avaient eu l’intention de persuader le peuple des positions et des mouvements des corps célestes, ils n’en auraient pas traité si peu que c’est comme rien en comparaison du nombre infini des enseignements très élevées et admirables qu’enferme cette science (...)
Galileo Galilei A Benedetto Castelli, le 21/12/1613
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Le soutien que l’expérience et la démonstration contraignent l’auteur à apporter à l’hypothèse copernicienne soulève des débats sur une question qui devient en son temps centrale en astronomie : de la terre ou du soleil lequel constitue le centre autour duquel l’autre effectue un mouvement (en première approche) circulaire ? Les Ecritures penchent manifestement pour la première, et Galilée les contredit. En un temps où la discussion n'avait pas encore été close par la Très Sainte Inquisition, celui-ci tente de ménager aux sciences de la nature une place et un rôle à côté de ceux qui sont reconnus à l'exégèse. Afin de sauvegarder contre les textes sacrés l'autorité de la raison dans la connaissance de la nature, il distingue en effet très habilement (trop peut-être pour satisfaire les intégristes) deux sortes d'informations. A côté de celles que nos facultés ne peuvent pas nous donner, qui sont d'ordre pratique, il y a celles, spéculatives, que la Révélation ne nous fournit pas. Cela implique cependant un partage entre deux sortes de questions, l’intelligence et la foi ayant chacune sa responsabilité et son domaine propre.
S'appuyant sur la théorie créationniste, telle qu'elle est exposée dans le livre de la Genèse, l'auteur met en parallèle la Nature et l'Ecriture : toutes les deux sont l'œuvre de Dieu et le respect avec lequel on considère la seconde doit être accordé pour la même raison à la première. L'égalité de leurs droits est même d'autant plus fondée que c'est très exactement du Verbe qu'elles sont l'une et l'autre la créature. " Au commencement était le Verbe, etc. ", lit-on dans le livre de la Genèse. C'est le Verbe qui crée la Nature, comme c'est Lui qui inspire (qui souffle) les Textes sacrés. Ceci, qu’aucun théologien n’aurait l’idée de nier, devrait suffire à établir l’égale dignité de l’étude de la Nature et de celle de l’Ecriture, l’égale autorité des astronomes et des exégètes. Il n'y a en outre pas plus de distance entre la volonté de Dieu et la Nature qu'il n'y en a d'elle à l'Ecriture. Parce que la Nature en est l'exécutant discipliné, elle montre cette volonté. C'est à dire qu'elle est régie par des lois inexorables et immuables. (En même temps qu'elle plaide pour l'autonomie des sciences, cette lettre pourrait être écrite aussi contre les miracles).
Mais la compréhension des lois de la Nature est si difficile que l'Ecriture ne peut la tenir pour acquise. Parce qu'elle s'adresse à l'universalité des hommes (la religion chrétienne est " catholique ") elle doit s'adapter à leurs capacités de compréhension, telles qu'elles sont. Ainsi voulant enseigner à des hommes simples que Josué a bénéficié d'une clarté prolongée du jour afin d'achever son massacre, le livre de Josué (X, 12-13) va leur dire que le soleil s'est arrêté dans sa course. Ce passage de l'Ecriture s'éloigne de la stricte vérité. Il s'en éloigne d’ailleurs doublement, d'abord parce qu'il méconnaît l'héliocentrisme, et que son Explication ne repose pas sur le mouvement de la terre tournant sur elle-même, ensuite parce qu'il méconnaît le déterminisme, et que son Explication implique la suspension de l'ordre naturel. Ce n'est pas que le Verbe ignore ce qu'il en est vraiment, c'est que l'ignorent les destinataires du texte. L'auteur exprime déjà à demi-mot l'idée que la seule portée de la Révélation n'est pas d'ordre scientifique, mais d'ordre moral.
Si l'Ecriture se soucie d'être comprise, il n'en va pas de même de sa sœur, la Nature. Ses lois sont cachées. Elle ne s'en écarte pas afin de se faire comprendre. C'est pourquoi son ordre, qui exprime la volonté divine, est rigoureusement déterministe. C'est d'ailleurs ce qui permet à l'entendement humain, pourvu qu'il use de l'expérience ou de la démonstration, de le découvrir. Galilée parle en orfèvre : ce n'est personne d'autre que lui qui a introduit dans l'étude de la Nature le recours systématique à l'expérience, comme moyen d’apporter méthodiquement une réponse à une question (par exemple il a fait rouler sur un plan incliné des boules de masses différentes quoique de diamètre identique, afin de montrer que tous les corps tombent à la même vitesse) et la mise en forme mathématique des lois (par exemple e = ½
gt²). Mais sans aller plus loin sur la méthode scientifique, il énonce ici l'idée hardie à laquelle il fallait bien qu'il parvienne, à savoir qu'en cas de conflit entre l'expérience et l'Ecriture c'est forcément à la première qu'il faut
donner raison. Car il est bien engagé dans un débat sur la Nature, et même très précisément sur les positions et les mouvements des corps célestes. Est-ce la terre ou le soleil qui occupe une position centrale ? Lequel des deux est en mouvement autour de l’autre ? Usant d’expérience et de démonstration, l’étude de la Nature dit autre chose que l’Ecriture. Les partisans de cette dernière sont dans l’erreur. Même si la pilule est enrobée, il ne fait aucun doute qu'elle est amère aux théologiens. Pour la leur faire avaler il ne suffit pas de l'affirmation que le conflit ne serait qu'apparent, qu'il ne serait que dans les mots et nullement dans les idées.
Il faut la dorer. Si l’Ecriture n’a pas d’autorité dans le domaine de l’astronomie et des sciences en général, pourquoi le Verbe l’a-t-il dictée aux hommes ? Afin de répondre à cette question est opérée la distinction entre l'objet des sciences et celui auquel seules peuvent accéder les Saintes Ecritures. Des premières relèvent les phénomènes naturels, c'est à dire ce que la Nature elle-même manifeste aux sens, sur quoi les hommes n'ont pas besoin d'autre lumière, tandis que des secondes relèvent les commandements, qu'aucun discours, qu'aucun raisonnement ne peut établir. Les lois morales, celles du respect desquelles dépend le salut, ne peuvent pas être établies par les sciences, elles ne peuvent l'être que par le Saint Esprit. Car s’il appartient bien aux humaines facultés de découvrir l’être, il leur est en revanche tout à fait impossible de rien déceler du devoir être. Que les théologiens se rassurent, les sciences ne s'occupent que de la nature, elles n'ont aucunement l'intention d'investir la morale. Ce terrain ne sera pas disputé aux Saintes Ecritures, il leur y sera reconnu le privilège exclusif de l’autorité, qui est indispensable pour soumettre les hommes aux dogmes et dispositions de la foi. Le Saint Esprit donne donc aux hommes sa lumière là où leur intelligence est incapable de les éclairer.
Mais si Dieu n'a pas mis à la portée de l'entendement humain les lois du Salut (celle que Moïse va chercher au sommet du Sinaï : tu ne voleras pas sa femme à autrui, ou celle de Jésus : si l'on te frappe la joue droite, tends la joue gauche), il y a mis celles de la Nature. Pour nous les faire connaître, il nous a donné les sens, la raison, l'intelligence appropriés. Ces moyens sont suffisants. Le Créateur ne nous les a pas donnés pour que nous ne nous en servions pas. Les reléguer au second plan constituerait une impiété. Ne pas se servir de sa tête serait comme ne pas se servir de ses mains. C'est d'ailleurs vraisemblablement la raison pour laquelle la Bible s'occupe si peu de l'objet des sciences. Et Galilée, qui plaide pour Copernic, relève qu'elle ne dit rien des planètes, qu’elle ne les nomme jamais (car contrairement aux Egyptiens et aux Grecs les Hébreux les ignoraient), et qu’elle affirme d’autant moins qu'elles tourneraient autour de tel centre plutôt que de tel autre. Si le Saint Esprit ne dit rien de celles-ci, c'est que son propos n'est pas de nous faire connaître les lois de la Nature. L'objet des sciences ne paraît dans les Ecritures que dans peu de circonstances, et dans des enseignements toujours différents, tels que la légitimation de la possession de la Palestine par la miraculeuse victoire de Josué, et en tout cas nullement pour nous instruire de la Nature.
Cette lettre, qui n'est pas destinée à n'être lue que par l'ami Benedetto Castelli, et dont les idées et les mots seront repris à destination de correspondants plus puissants, croit pouvoir trouver les termes d'un compromis entre l’intelligence et la foi. L'auteur reconnaît à cette dernière une totale autorité en matière de morale afin qu'en échange soit reconnue à la première le droit d'établir librement l'Explication des phénomènes. Mais c'est demander à l'Eglise un abandon de souveraineté. On sait comment elle réagira à cette offre de partage. Pourtant le physicien était prudent. Selon lui le Verbe n'ignorait rien de la Nature, et s'il contredisait l'expérience, ce n'était que parce qu'il s'adaptait aux préjugés des hommes. Si la liberté devait être accordée à l’intelligence dans l'étude de la Nature, ce n'était que parce que cela répondait au dessein de Dieu. Et si la foi devait reconnaître le droit de l’intelligence en matière scientifique, par contre en matière morale l’intelligence s'inclinait réciproquement devant la foi. La subtilité du plaidoyer aura été inutile.
Pire, elle aura finalement été dangereuse. Car si la condamnation de Galilée (en 1633), quoiqu'elle l'ait étouffé en Italie, n'aura guère retardé le développement de la physique et de l'astronomie, puisqu’il existait grâce à Dieu des pays où ne s’exerçait pas l’autorité pontificale, et si par ailleurs il ne valait assurément pas la peine de mourir pour une idée, fût-elle celle de l'héliocentrisme, par contre l'abandon de souveraineté demandé cette fois à l’intelligence aura été lourd de conséquences. Une concession de longue portée aura été faite à la théologie, en lui laissant le champ libre sur les questions de morale, comme si en ce domaine les lois ne reposaient que sur son autorité et étaient éternelles. L’auteur n'était pas philosophe. Il ne lui coûtait pas cher de concéder à la foi un territoire qui de toutes façons n'était pas celui de la physique. Cependant, qu'il le voulût ou non, la discussion avec l'Eglise, dont témoigne ce texte, était de nature philosophique. Il importe peu de rechercher si la reconnaissance de la souveraineté de l'Ecriture en matière morale fut de sa part tactique ou sincère. Il est par contre déterminant dans les débats d'aujourd'hui de savoir quelle est la source des valeurs éthiques. Si celle-ci était dans la foi, comme naïvement se l'imagine d'ailleurs tout un chacun (que ce soit pour s'en réjouir ou pour s'en plaindre), alors effectivement rien n'obligerait l'athée à être juste et bon. La seule alternative à l'immoralité serait alors l'intégrisme. Mais si au contraire on pense que les valeurs d'aujourd'hui ne sont plus celles de Moïse, et qu'elles ne peuvent plus l'être (par exemple dans le rapport des hommes et des femmes), si elles ne sont pas éternelles, cela implique que leur source est dans l’intelligence, qui les engendre en fécondant une expérience historique.
Sommaire
Qu'est-ce qu'être heureux ?
L'éthique du "de Beatitudine"
ETHIQUE III-IV-V
TROISIEME PARTIE
DE L'ORIGINE ET DE LA NATURE DES AFFECTIONS
Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l'homme trouble l'ordre de la Nature plutôt qu'il ne le suit, qu'il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. Ils cherchent donc la cause de l'impuissance et de l'inconstance humaines, non dans la puissance commune de la Nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, pleurent à son sujet, la raillent, la méprisent ou le plus souvent la détestent : qui sait le plus éloquemment ou le plus subtilement censurer l'impuissance de l'âme humaine est tenu pour divin. Certes n'ont pas manqué les hommes éminents (au labeur et à l'industrie desquels nous avouons devoir beaucoup) pour écrire sur la conduite droite de la vie beaucoup de belles choses, et donner aux mortels des conseils pleins de prudence ; mais, quant à déterminer la nature et les forces des Affections, et ce que peut l'âme de son côté pour les gouverner, nul, que je sache, ne l'a fait. A la vérité, le très célèbre Descartes, bien qu'il ait admis le pouvoir absolu de l'âme sur ses actions, a tenté, je le sais, d'expliquer les Affections humaines par leurs premières causes et de montrer en même temps par quelle voie l'âme peut prendre sur les Affections un empire absolu ; mais, à mon avis, il n'a rien montré que la pénétration de son grand esprit comme je l'établirai en son lieu. Pour le moment je veux revenir à ceux qui aiment mieux détester ou railler les Affections et les actions des hommes que les connaître. A ceux-là certes il paraîtra surprenant que j'entreprenne de traiter des vices des hommes et de leurs infirmités à la manière des Géomètres et que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la Raison, vain, absurde et digne d'horreur. Mais voici quelle est ma raison. Rien n'arrive dans la Nature qui puisse être attribué à un vice existant en elle ; elle est toujours la même en effet ; sa vertu et sa puissance d'agir est une et partout la même, c'est-à-dire les lois et règles de la Nature, conformément auxquelles tout arrive et passe d'une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes ; par suite, la voie droite pour connaître la nature des choses, quelles qu'elles soient, doit être aussi une et la même ; c'est toujours par le moyen des lois et règles universelles de la Nature. Les Affections donc de la haine, de la colère, de l'envie, etc., considérées en elles-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; en conséquence, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d'une autre chose quelconque, dont la seule considération nous donne du plaisir. Je traiterai donc de la nature des Affections et de leurs forces, du pouvoir de l'âme sur elles, suivant la même Méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l’âme, et je considérerai les actions et les appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides.
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les affects (Préface de la troisième partie)
L'œuvre de Spinoza porte ce titre : l'Ethique. La dure polémique des parties précédentes contre les théologiens, tant juifs que chrétiens, contre Descartes aussi, parce qu'il en est l'héritier et que subséquemment il fait des idées des peintures des choses dans l'esprit, se situait cependant sur un terrain tout autre que celui de l'éthique. C'était là une nécessité de l'ordre géométrique suivi pour philosopher. Avant de prétendre déterminer ce que l'homme doit faire et ce qu'il peut faire, il fallait déterminer ce qu'est la nature des choses, de deo, et ce qu'est l'esprit humain, de natura et origine mentis. A présent seulement il est possible d'élaborer une éthique. Celle-ci toutefois ne peut commencer autrement que par l'étude de ces réalités relatives à l'homme et d'abord à son propre corps, qui importent dans la détermination de sa conduite, à savoir ses affects, de origine et natura affectuum. Ce que l'Ethique nomme affectus, c'est ce qu'ailleurs on appelle les passions. Mais le vocabulaire n'est ni indifférent ni arbitraire : dans l'étymologie du mot passion il y a l'idée de pâtir, et ce que justement veut montrer la philosophie spinoziste c'est de quelle manière et dans quelles conditions les affects sont des actions. Il ne faut par conséquent pas attendre d'elle une condamnation des passions. Or la littérature de genre moral en a longtemps fait un exercice obligé où elle s'est supérieurement illustrée. C'est donc une rupture avec les moralistes, tant ceux de l'Antiquité que ceux du christianisme, qu'induit dès ses prémisses l'usage géométrique. La philosophie éthique se trouve profondément renouvelée du fait qu'il s'abstienne de tout jugement moralisateur sur les passions, pour seulement en décrire le mécanisme en stricte application du principe déterministe.
La première erreur des moralistes est de faire de l'homme dans la nature imperium in imperio, un empire dans un empire, un pouvoir échappant à l'ordre commun. Ils ne conçoivent pas ce qu'est l'homme dans la nature. Ils le tiennent pour une enclave, où ne s'appliqueraient pas les lois universelles. Autrement dit ils n'ont aucune idée ni de la nature, ni de l'homme. De la nature ils ne comprennent pas qu'elle est l'être même, éternel, infini, existant selon ses propres lois (cf. Ethique I, propositions XVI-XX). De l'homme ils ne comprennent pas qu'il est une chose singulière de la nature, à laquelle s'appliquent les mêmes lois qu'aux autres. Admettre cela exige de rompre avec une représentation subjective, naïve, anthropocentriste, telle qu'elle se trouve exprimée dans les mythes, comme celui d'Adam (Genèse) ou celui des sœurs Wawilak (cf. Lévi-Strauss, la Pensée sauvage, pp. 120 et suivantes). Il ne faut d'ailleurs pas inverser les rapports entre les choses : ce n'est pas parce qu'un texte tenu pour sacré fait de l'homme un être à part, central et supérieur que la mentalité commune le tient pour tel ; c'est au contraire parce que la mentalité commune se fait spontanément cette représentation sans nul besoin d'aucun texte sacré, que les esprits étroits et bornés, résistant à l'émergence d'une autre représentation, en font un texte sacré. Or ce mythe, qui n'était déjà pas très éclairé dans l'Antiquité classique, devient absolument intenable avec la représentation galiléenne de l'univers. Ce n'est d'ailleurs pas tant avec l'héliocentrisme qu'il entre en conflit. Certes faire du sol qui a l'honneur d'être foulé des pieds de l'homme un satellite périphérique c'est exiler celui-ci, c'est ostraciser la crème de la " création ". Assurément cela l'humilie. Mais ce n'est pas encore comprendre qu'il n'échappe pas à la règle commune des choses singulières dans lesquelles s'exprime universellement la puissance de la nature. Sur ce point Spinoza reprend volontiers le vocabulaire de la scolastique, faisant de l'être, ou substance, ou Dieu la natura naturans et des choses " créées " la natura naturata.
Même si Saint Thomas d'Aquin range évidemment l'homme parmi les " créatures ", il déclare aussi que " la créature raisonnable est subordonnée à la providence divine d'une manière plus excellente (que les autres), en tant qu'elle devient elle aussi participante de la providence, étant capable de prévoir pour elle-même et pour les autres : d'où il suit qu'il y a aussi en elle une participation à la raison éternelle, grâce à laquelle elle a une inclination naturelle à l'acte et à la fin légitimes " (Somme théologique, I a IIae, qu 91). Dans le contexte du XIIIe siècle, où la loi éternelle ne peut signifier que le libre décret du " créateur ", cela induit une exceptionalité de la condition humaine. Comme le " Docteur angélique " n'a pas plus que les autres encore formé une conception déterministe de la loi, il ne dit pas que les actes de l'homme échappent au déterminisme, mais il est clair qu'il les croit issus d'un libre arbitre. Plus précisément Dieu a fait de l'homme un être doté de raison afin qu'il puisse choisir de se soumettre à la volonté divine. Cela implique évidemment qu'il puisse transgresser l'ordre. Même si cette éventualité, à vrai dire hautement probable, est prévue par Dieu et qu'à ce titre elle soit aussi une expression de sa volonté, il n'en demeure pas moins que " la créature raisonnable " échappe à l'ordre commun.
Or la raison pour laquelle, bien qu'il ait " une inclination naturelle à l'acte et à la fin légitimes ", l'homme s'y soustrait, n'est autre que ses passions. Les moralistes auxquels s'oppose cette Préface ne traitent manifestement pas des passions comme de choses naturelles. Ils les tiennent même au contraire pour responsables d'une dénaturation de l'homme, puisqu'à cause d'elles serait transgressé l'ordre de la nature. Elles seraient causes de ce que l'homme en perturberait l'ordre au lieu de s'y soumettre. Si encore ils se contentaient d'un constat, celui-ci ne serait pas forcément incompatible avec un point de vue scientifique ! Mais ils blâment la conduite humaine et ils ne peuvent la condamner ainsi que parce qu'ils attribuent à l'homme une puissance absolue sur ses passions. Parce qu'ils ne conçoivent pas que l'ordre de la nature est déterministe, ils croient que les actes humains peuvent y échapper. Parce qu'ils croient l'homme libre, au sens où il disposerait d'un libre arbitre, ils le mettent en accusation. Selon leurs vues il appartient à l'homme d'être un commencement absolu dans l'ordre des choses, une condition inconditionnée. C'est cette philosophie, en vérité très soumise à la théologie, que Kant tente de rendre cohérente dans la Critique de la raison pratique. Tout en reconnaissant la validité du principe du déterminisme, il prétend le cantonner au niveau des apparences phénoménales et maintenir au niveau des choses en soi le libre arbitre humain. Ce principe de volonté libre a suffisamment été dénoncé dans la deuxième partie de ce livre pour qu'il soit maintenant inutile d'y revenir. Mais il n'est pas sans conséquences.
La seconde erreur des moralistes en dérive en effet directement : s'ils ne peuvent, et pour cause, attribuer à la nature des choses l'impuissance et l'inconstance humaines, ils en voient la source dans une imperfection, un vice, de la propre nature de l'homme. Cette proposition qui n'a évidemment aucun sens en termes spinozistes, est au contraire pleinement compatible avec une doctrine qui attribue à un " créateur " une supériorité inintelligible et des desseins impénétrables. On s'imagine s'élever à son niveau en décriant les conduites et la nature prétendument imparfaite des hommes. Il est assurément vrai que les hommes sont incapables le plus souvent de parvenir à leurs fins. Ils ne savent pas quels moyens il faut employer pour les atteindre. Il arrive même que ceux qui sont les plus habiles à user des moyens appropriés ne sachent plus très bien à quelles fins ils souhaitent parvenir et qu'ils changent de but, comme on change de cheval au milieu du gué ! C'est un lieu commun de la description des passions que d'en faire la cause de l'impuissance et de l'inconstance humaines. On peut penser que sur ce point comme plus loin dans cette Préface Spinoza fait allusion à des auteurs bien connus, dont on a trouvé les livres dans sa bibliothèque. Il s'agit de philosophes latins plus ou moins fidèlement inspirés par la doctrine stoïcienne : Cicéron, Sénèque, Epictète. Pour n'illustrer cette idée que d'un exemple, on peut se rapporter aux Annales de Tacite, également présentes dans le même patrimoine, qui sont tout entières susceptibles d'être interprétées dans cette perspective philosophique. On peut se souvenir en particulier de ce qu'il y est dit des personnages ignobles d'Agrippine et de Néron, ce dernier étant, comme on le sait, le commanditaire du suicide de Sénèque. Que le spectacle donné par ces criminels crapuleux les fasse pleurer ou les fasse rire, qu'il provoque leur mépris ou plus souvent leur horreur, les Anciens condamnent la nature humaine qu'ils en rendent responsable.
La passion, estiment les Stoïciens, est un mouvement de l'âme contraire à la nature. C'est une maladie. Le seul objectif qu'on puisse s'assigner est de s'en guérir, de s'en débarrasser. Il est vain de vouloir la modérer, il faut l'extirper de l'âme. Il faut donc ne plus éprouver de haine, d'envie, de colère, objectif que je peux certainement approuver, mais il faut aussi ne plus éprouver davantage d'ambition ou d'amour. Le sage est celui qui atteint l'apathie (pathos : l'affect), c'est à dire qui n'éprouve plus rien, que ne touche plus rien de ce qui appartient au monde. L'exercice de la philosophie est dans ce contexte une discipline qui vise à l'élévation de l'âme en la rendant imperméable aux circonstances de la vie. Le philosophe stoïcien est réellement celui qui s'est retiré dans sa tour d'ivoire. " Il y a de certaines pierres dont la dureté est à l'épreuve du fer ; le diamant qu'on ne peut ni fendre, ni tailler, ni limer émousse tous les outils (etc., etc.) L'âme du sage est ainsi (etc., etc., Sénèque, de la Constance du sage III, 4-5) ". Cependant, reconnaissent les partisans de cette doctrine, la sagesse est un idéal hors de portée, que personne ne peut atteindre. Et je dis tant mieux ! Manifestement la Préface pense elle aussi qu'il est heureux qu'il soit totalement impossible de parvenir à ce but. Car enfin quelle triste sagesse que celle qui prétend passer par la condamnation de la passion ! Quelle triste sagesse que celle qui se fait gloire de dire du mal de l'esprit humain, où le plus divin est celui qui remporte la palme de la médisance ! Mais si cet idéal reste injoignable, ce n'est pas par hasard. C'est tout simplement parce qu'il est au-delà des limites de la nature humaine. Les passions, loin de déroger à la nature, sont au contraire pleinement naturelles.
Malgré un point de vue fondamentalement illégitime on trouvera ici ou là, chez les philosophes stoïciens, des idées intéressantes sur la vraie vie. Les exhortations qu'adressait Sénèque à Néron allaient contre le vice et contre le crime : cela doit être porté à son crédit. Même si ce genre de sagesse est suffisamment insupportable pour susciter une antipathie ressentie jusque dans la musique de Monteverdi (le Couronnement de Poppée, 1642), son influence ne s'expliquerait pas si elle n'était porteuse aussi de quelques justes maximes. Il ne faut donc pas nier la contribution des Anciens à de sages leçons de morale. Quoi qu'il en soit cependant il demeure qu'ils n'ont rien compris à la nature des affects. Rien ne le montre mieux que leur ridicule prétention de les extirper de l'âme. " Vaincre ses passions ", tel semble être l'unique mot d'ordre des moralistes avant Descartes. Assurément le verbe est équivoque et peut signifier à la fois une extirpation, une domination ou encore une maîtrise de celles-ci. Je veux dire qu'on peut vouloir les anéantir ou, tout en les laissant subsister, soit en étouffer soit en circonscrire les manifestations.
Mais il est bien inutile d'épiloguer sur ces nuances, car l'éthique spinoziste ne se distingue pas des autres par une simple nuance. Son objectif n'est pas de faire disparaître les affections, mais de les conduire, de les diriger. C'est ce que signifie " in iisdem moderandis " : pour les tenir dans la mesure, modus, pour leur imposer une limite, en régler le cours, les conduire, les diriger. S'il y a un cours dans lequel les passions sont mauvaises, il y en a un autre également où elles sont bonnes. L'affect est ce type particulier d'affection qui augmente ou diminue la puissance d'agir du corps (cf. définition III). La distinction ne peut se faire sur le critère de leur intensité : il ne s'agit pas de tolérer les passions en deçà d'un certain seuil et de les condamner au-delà. Comment la limite pourrait-elle être déterminée, quel sens pourrait-elle recevoir ? Elle est d'ordre qualitatif : l'homme qui éprouve des affects tels qu'ils diminuent sa puissance d'agir descend vers une moindre perfection de sa nature ; celui qui au contraire éprouve des affects propres à accroître sa puissance d'agir s'élève vers une plus grande perfection. Ce qui est éthique, c'est d'aller vers plus de perfection. Mais il est vain de le désirer si l'on ne comprend rien à la nature des affects. La connaissance de ceux-ci, objet de la présente troisième partie de l'Ethique, est un détour incontournable de la recherche du bonheur.
Il est vrai que dans cette voie quelques jalons ont déjà été plantés par Descartes. On trouve dans le traité des Passions de l'âme (Pléiade, pp. 691 et suivantes ; A-T, XI, pp. 327 et suivantes) une Explication des passions et des moyens de les maîtriser. Ce " très célèbre " auteur s'est sans doute illustré en affirmant la conviction de la toute puissance de l'esprit humain sur les passions. Sa thèse est liée à celle de la suspension du jugement, elle-même associée à celle qui réduit les idées à des peintures mortes, qui a été suffisamment critiquée dans la deuxième partie. A ce titre il peut tomber sous la même critique que les Stoïciens. Il est néanmoins vrai que son traité expose aussi une théorie physiologique des passions. Elles sont " des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l'âme, qu'on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits " (article 27). Puisque les " esprits (animaux) " sont " les plus vives et plus subtiles parties du sang " (article 10), il est patent que Descartes " s'est appliqué à expliquer les affects humains par leurs premières causes ". Considérant l'afflux ou le reflux du sang dans le cerveau et dans les autres organes (tels que l'estomac) dans les diverses passions, il en fait le critère sur lequel il distingue parmi elles celles qui sont bonnes et celles qui sont mauvaises. " Je remarque en l'amour (...) que le battement du pouls est égal, et beaucoup plus grand et plus fort que de coutume, qu'on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l'estomac : en sorte que cette passion est utile pour la santé. Je remarque au contraire en la haine que le pouls est inégal et plus petit et souvent plus vite, qu'on sent des froideurs entremêlées de je ne sais quelle chaleur âpre et piquante dans la poitrine, que l'estomac cesse de faire son office et est enclin à vomir et rejeter les viandes qu'on a mangées, ou du moins à les corrompre et convertir en mauvaises humeurs " (articles 97 et 98). De cette analyse sort une conclusion peut être pour la première fois modérée dans l'histoire de la philosophie. " Les hommes qu'elles peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. Il est vrai qu'ils y peuvent aussi trouver le plus d'amertume, lorsqu'ils ne les savent pas bien employer et que la fortune leur est contraire. Mais la sagesse est principalement utile en ce point qu'elle enseigne à s'en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d'adresse que les maux qu'elles causent sont fort supportables et même qu'on tire de la joie de tous " (article 212 et final). C'est avec grand plaisir que je cite les dernières lignes de cette œuvre, qui sont aussi les dernières que leur auteur ait publiées, parce qu'elles expriment un art de vivre tout opposé à celui des Stoïciens. Il faudrait les analyser avec précision. Mais je m'en tiens ici au rapport très général de la théorie cartésienne des passions avec la théorie spinoziste. Les passions ne sont pas blâmables en elles-mêmes. Il importe de les conduire afin de pouvoir éprouver " toute la douceur et la félicité de cette vie " (Lettre à Newcastle, mars ou avril 1648, Pléiade, p. 1299 ; A-T, V, p. 135). Cet aboutissement passe dans l'Ethique. Cependant celeberrimus Cartesius n'a pas beaucoup mieux compris que les autres le fond de la question éthique. Bonne plutôt que mauvaise circulation du sang, bonne plutôt que mauvaise santé, sont assurément désirables. Mais est-ce là à quoi se réduisent " toute la douceur et la félicité de cette vie " ? Chacun sans doute préférera la santé à la maladie. Cependant il manque à cette analyse ce qui fait la valeur de ce choix, savoir le choix de ce qui accroît l'être de l'homme. D'où l'étrange jugement de Spinoza sur son prédécesseur : " il n'a rien montré d'autre que l'acuité (acumen) de son grand esprit ". C'est à dire qu'il a déployé beaucoup de pénétration, sans pour autant parvenir au but et par conséquent sans remporter la victoire décisive qu'il espérait sur les Stoïciens.
La voie qui permet d'élaborer correctement une éthique passe donc par une étude (historia, diraient les Grecs) des passions, aussi sereine et désintéressée que s'il s'agissait de lignes, de plans ou de volumes : c'est une référence explicite à la géométrie, en tant que modèle de la démarche à entreprendre dans ce but. Le philosophe néerlandais ne procède donc pas à une condamnation des passions et la raison en est que, contrairement à ses prédécesseurs y compris Descartes, il ne prend pas pour point de départ un préjugé quelconque concernant ce que l'homme doit faire, la volonté de dieu par exemple, mais l'être, l'être de l'homme et ce qui donne à cet être le maximum de réalité, autrement dit sa perfection. La rupture avec le mode de penser des Anciens est éclatante. On passe du jugement de valeur, qui s'exprime dans le rire, les pleurs ou le mépris, à une étude scientifique. Il faut bien comprendre le changement radical de point de vue qui est impliqué dans l'Ethique. Ceux qui dans le monde moderne considèrent encore les questions d'éthique du point de vue des Stoïciens, comme le fait par exemple Montaigne au XVIe siècle, peut-être s'étonneront, voire se scandaliseront, qu'on prétende traiter rationnellement de ce qui est irrationnel. Des conduites vicieuses ou ineptes sont en effet contraires à la raison en ce sens que la raison dicte aux hommes une conduite opposée à la haine, à la colère, à l'envie, etc. et tout simplement à la sottise. La haine, la colère, l'envie et la sottise font pourtant partie de l'ordre naturel des choses et en ce sens elles sont parfaitement assimilables à la raison. Rien n'est en dehors de la nature ; il n'y a pas non plus une nature pour expliquer les conduites rationnelles et une autre nature pour expliquer les conduites irrationnelles. La nature est une. Cela ne signifie assurément pas que les mêmes lois s'appliquent aux passions et à l'ordre planétaire ; la loi de la chute des corps, ni même le principe de l'inertie, ne seront invoqués pour expliquer les comportements et les malheurs humains. La troisième partie de l'Ethique n'est pas contenue dans la physique galiléenne : il faut l'inventer. Mais elle a pourtant une dette à l'égard de celle-ci, qui a montré avec quelle nécessité s'appliquent les lois de la nature. Or c'est toujours et partout par la seule force et puissance de la nature que les choses se font et se défont, qu'elles se transforment et passent les unes dans les autres. Est eadem naturae virtus et agendi potentia, c'est à dire que toujours et partout les choses arrivent selon les lois de la nature. Ce n'est que dans la nature, et nulle part ailleurs, qu'il faut chercher la cause de tout ce qui est et de tout ce qui devient, y compris s'agissant de la naissance des affects et des moyens d'exercer sur eux une puissance.
Par suite les choses et parmi elles les affects ne peuvent être comprises que d'une seule et même manière, à savoir en tant qu'elles sont soumises à des lois universelles. Que la raison puisse comprendre les choses, cela ne se fait qu'en les soumettant à des lois universelles. La manière géométrique de traiter des passions, c'est à dire l'interprétation qui les soumet comme toutes les choses singulières à des lois déterministes, est donc parfaitement justifiée. Affectus in se considerati ex eadem naturae necessitate et virtute consequentur ac reliqua singularia. Si au XVIIe siècle une rupture doit se faire avec une représentation subjective, naïve et anthropocentriste, telle qu'elle est exprimée dans le mythe, ce n'est donc pas tant à cause de l'émergence de l'héliocentrisme qu'à cause de celle d'un déterminisme universel. " La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers, mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique à en comprendre d'abord la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques " (Galilée, il Saggiatore, 1623). Le déterminisme galiléen agit comme un révélateur, qui rend indispensable la philosophie qui ne voit plus dans l'homme qu'une partie singulière de la nature. Que ce soit expressément ou non contre la théologie, il faudra cependant encore à tous les novateurs à venir polémiquer fermement afin de faire reconnaître leur droit de traiter scientifiquement de leur objet. Soustraire au préjugé un quelconque domaine de la connaissance est une entreprise qui se heurte davantage au sens commun qu'à la théologie.
C'est dans cet esprit qu'il faut comprendre au fond la dureté des affrontements autour du transformisme de Darwin. L'auteur de l'Origine des espèces note dans son dernier chapitre que " la cause principale de notre répugnance naturelle à admettre qu'une espèce ait donné naissance à une autre espèce distincte, tient toujours à ce que nous sommes peu disposés à reconnaître tout grand changement dont nous ne voyons pas les progrès ". Autrement dit un renversement radical de perspective est nécessaire pour aborder rationnellement l'étude des phénomènes. Plus proche encore de l'expression que donne Spinoza à cette révolution intellectuelle, Durkheim plaidant en faveur de sa proposition de " traiter des faits sociaux comme des choses " explique : " la chose s'oppose à l'idée comme ce que l'on connaît du dehors s'oppose à ce que l'on connaît du dedans. Est chose tout objet de connaissance qui n'est pas naturellement compénétrable à l'intelligence, tout ce dont nous ne pouvons nous faire une idée adéquate par un simple procédé d'analyse mentale, tout ce que l'esprit ne peut arriver à comprendre qu'à condition de sortir de lui-même, par voie d'observation et d'expérimentation " (les Règles de la méthode sociologique). De son côté Freud relève lui aussi : " On nous conteste de tous côtés le droit d'admettre un psychique inconscient et de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l'hypothèse de l'inconscient est nécessaire et légitime " (Métapsychologie, l'Inconscient). Néanmoins, alors qu'aujourd'hui à des degrés divers sont admises les théories transformiste, sociologique et psychanalytique, lesquelles touchent diversement à la réalité humaine, la volonté de traiter scientifiquement des questions éthiques reste un objet de scandale. Car l'Ethique va très au-delà de ce que demandait Galilée, dont le seul désir était de traiter scientifiquement de la nature en en exceptant expressément les questions morales : " J'incline à croire que l'autorité des textes sacrés a pour seul but de convaincre les hommes des dogmes et propositions qui, nécessaires à leur Salut et dépassant la raison humaine, ne peuvent leur être rendus crédibles par aucune science ni aucun moyen sinon par la bouche de l'Esprit saint lui-même " (Lettre du 21/12/1613 à Benedetto Castelli). On peut assurément comprendre que le physicien négocie pour sauvegarder ce qui lui est essentiel. Mais il revenait à Spinoza de refuser, heureusement, ce compromis fâcheux et d'exprimer de manière intraitable l'exigence de la raison de ne tolérer à la théologie aucun domaine réservé et de légiférer aussi en matière éthique. |
Sommaire
Troisième partie, Proposition II, Scolie
Ce qui précède se connaît plus clairement par ce qui a été dit dans le Scolie de la Proposition 7, Partie II, à savoir que l'âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l'étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des choses est le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre ; et conséquemment que l'ordre des actions et des passions de notre Corps concorde par nature avec l'ordre des actions et des passions de l'âme. Cela est encore évident par la façon dont nous avons démontré la Proposition 12, Partie II. Bien que la nature des choses ne permette pas de doute à ce sujet, je crois cependant qu'à moins de leur donner de cette vérité une confirmation expérimentale, les hommes se laisseront difficilement induire à examiner ce point d'un esprit non prévenu ; si grande est leur persuasion que le Corps tantôt se meut, tantôt cesse de se mouvoir au seul commandement de l'âme, et fait un grand nombre d'actes qui dépendent de la seule volonté de l'âme et de son art de penser. Personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le Corps, c'est-à-dire l'expérience n'a enseigné à personne jusqu'à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le Corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire à moins d'être déterminé par l'âme. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du Corps qu'il ait pu en expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois dans les Bêtes qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine, et de ce que font très souvent les somnambules pendant le sommeil, qu'ils n'oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son âme de l'étonnement. Nul ne sait, en outre, en quelle condition ou par quels moyens l'âme meut le Corps, ni combien de degrés de mouvement elle peut lui imprimer et avec quelle vitesse elle peut le mouvoir. D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du Corps vient de l'âme, qui a un empire sur le Corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer en un langage spécieux leur ignorance de la vraie cause d'une action qui n'excite pas en eux d'étonnement. Mais, dira-t-on, que l'on sache ou que l'on ignore par quels moyens l'âme meut le Corps, on sait cependant, par expérience, que le Corps serait inerte si l'âme humaine n'était apte à penser. On sait de même, par expérience, qu'il est également au seul pouvoir de l'âme de parler et de se taire et bien d'autres choses que l'on croit par suite dépendre du décret de l'âme. Mais, quant au premier argument, je demande à ceux qui invoquent l'expérience, si elle n'enseigne pas aussi que, si de son côté le Corps est inerte, l'âme est en même temps privée d'aptitude à penser ? Quand le Corps est au repos dans le sommeil, l'âme en effet reste endormie avec lui et n'a pas le pouvoir de penser comme pendant la veille. Tous savent aussi par expérience, à ce que je crois, que l'âme n'est pas toujours également apte à penser sur un même objet, et qu'en proportion de l'aptitude du Corps à se prêter au réveil de l'image de tel ou tel objet, l'âme est aussi plus apte à considérer tel ou tel objet. Dira-t-on qu'il est impossible de tirer des seules lois de la nature, considérée seulement en tant que corporelle, les causes des édifices, des peintures et des choses de cette sorte qui se font par le seul art de l'homme, et que le Corps humain, s'il n'était déterminé et conduit par l'âme, n'aurait pas le pouvoir d'édifier un temple ? J'ai déjà montré qu'on ne sait pas ce que peut le Corps ou ce qui se peut tirer de la seule considération de sa nature propre et que, très souvent, l'expérience oblige à le reconnaître, les seules lois de la Nature peuvent faire ce qu'on n'eût jamais cru possible sans la direction de l'âme ; telles sont les actions des somnambules pendant le sommeil, qui les étonnent eux-mêmes quand ils sont éveillés. Je joins à cet exemple la structure même du Corps humain qui surpasse de bien loin en artifice tout ce que l'art humain peut bâtir, pour ne rien dire ici de ce que j'ai montré plus haut : que de la Nature considérée sous un attribut quelconque suivent une infinité de choses. Pour ce qui est maintenant du second argument, certes les affaires des hommes seraient en bien meilleur point s'il était également au pouvoir des hommes tant de se taire que de parler, mais, l'expérience l'a montré surabondamment, rien n'est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il n'est rien qu'ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits ; et c'est pourquoi la plupart croient que notre liberté d'action existe seulement à l'égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l'appétit peut en être aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée ; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s'agit de choses auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d'une autre chose ne peut apaiser. S'ils ne savaient d'expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions sont libres. C'est ainsi qu'un petit enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d'ébriété aussi croit dire par un libre décret de l'âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et un très grand nombre d'individus de même farine croient parler par un libre décret de l'âme, alors cependant qu'ils ne peuvent contenir l'impulsion qu'ils ont à parler ; l'expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés ; et, en outre, que les décrets de l'âme ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes et varient en conséquence selon la disposition variable du Corps. Chacun, en effet, gouverne tout suivant son affection, et ceux qui, de plus, sont dominés par des affections contraires, ne savent ce qu'ils veulent ; pour ceux qui sont sans affections, ils sont poussés d'un côté ou de l'autre par le plus léger motif. Tout cela certes montre clairement qu'aussi bien le décret que l'appétit de l'âme, et la détermination du Corps sont de leur nature choses simultanées, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret quand elle est considérée sous l'attribut de la Pensée et expliquée par lui, Détermination quand elle est considérée sous l'attribut de l'étendue et déduite des lois du mouvement et du repos, et cela se verra encore plus clairement par ce qui me reste à dire. Je voudrais en effet que l'on observât particulièrement ce qui suit : nous ne pouvons rien faire par décret de l'âme que nous n'en ayons d'abord le souvenir. Par exemple, nous ne pouvons dire un mot à moins qu'il ne nous en souvienne. D'autre part, il n'est pas au libre pouvoir de l'âme de se souvenir d'une chose ou de l'oublier. On croit donc que ce qui est au pouvoir de l'âme, c'est seulement que nous pouvons dire ou taire suivant son décret la chose dont il nous souvient. Quand cependant nous rêvons que nous parlons, nous croyons parler par le seul décret de l'âme, et néanmoins nous ne parlons pas ou, si nous parlons, cela se fait par un mouvement spontané du Corps. Nous rêvons aussi que nous cachons aux hommes certaines choses, et cela par le même décret de l'âme en vertu duquel pendant la veille nous taisons ce que nous savons. Nous rêvons enfin que nous faisons par un décret de l'âme ce que, pendant la veille, nous n'osons pas. Je voudrais bien savoir, en conséquence, s'il y a dans l'âme deux genres de décrets, les Imaginaires et les Libres ? Que si l'on ne veut pas aller jusqu'à ce point d'extravagance, il faudra nécessairement accorder que ce décret de l'âme, cru libre, ne se distingue pas de l'imagination elle-même ou du souvenir, et n'est rien d'autre que l'affirmation nécessairement enveloppée dans l'idée en tant qu'elle est idée (voir Prop. 49, p. II). Et ainsi ces décrets se forment dans l'âme avec la même nécessité que les idées des choses existant en acte. Ceux donc qui croient qu'ils parlent, ou se taisent, ou font quelque action que ce soit, par un libre décret de l'âme, rêvent les yeux ouverts.
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les appétits
(Scolie de la proposition II de la troisième partie)
Les pensées s'enchaînent les unes aux autres, les mouvements du corps s'enchaînent les uns aux autres ; mais aucune pensée ne commande un mouvement, ni aucun mouvement une pensée. Certes Descartes a reconnu que l'âme n'était pas dans le corps comme un pilote en son navire, mais il n'en a pas moins continué de prétendre que l'âme avait un absolu pouvoir sur les mouvements du corps et sur ses passions. En quoi un tel absolu pouvoir consisterait-il ? Est-il légitime de l'admettre ? C'est ce que discute ce scolie. Toutefois cette question n'est pas sans entretenir d'étroits rapports avec celle de l'erreur et celle de la liberté, qui sont examinées dans d'autres textes. La théorie des affects amène donc le lecteur sur un point crucial où la philosophie spinoziste se sépare de ses devancières. Tant dans la discussion de la présente question que dans celle des deux autres, il ne s'agit de rien de moins que de la nature de l'esprit, qui n'est pas une substance et qui n'est pas à part du corps.
Le premier temps du scolie ne commence pas tant la discussion qu'il ne procède à une mise en place des positions respectives de l'auteur et de ses adversaires. Spinoza rappelle d'abord au lecteur avoir suffisamment réglé cette question dans la deuxième partie de l'Ethique. Il le renvoie au scolie de sa proposition VII et à la démonstration de sa proposition XII. Le premier de ces textes expliquait que la substance étant unique, la pensée et l'étendue n'en étant que des attributs, l'ordre et l'enchaînement des choses est le même, qu'il soit conçu sous l'un ou l'autre de ces attributs. Plus précisément rapportée à la présente discussion cette proposition signifie qu'il n'y a aucune indépendance de l'ordre des pensées relativement à celui des choses, que l'ordre des pensées ne peut commander celui des affects du corps. Imaginer une semblable action de l'un sur l'autre, ce serait croire que le corps est une substance, l'esprit une autre. C'est d'ailleurs ce qui se fait implicitement lorsqu'on emploie le mot âme au lieu de celui d'esprit. L'auteur au contraire dit mens et non pas anima. Il y a donc un parallélisme entre les affects et les idées. Sa nature est expliquée par la proposition XII : l'esprit est l'idée du corps ; tout ce qui arrive dans le corps est connu de l'esprit. Il n'est évidemment pas dit que la connaissance en est adéquate, et c'est tout une affaire que de substituer aux idées mutilées et confuses des affects une idée vraie. Mais ce n'est pas ce qui importe ici. Ce qui est nécessaire à la compréhension du présent scolie, c'est de saisir que loin de commander aux affects l'esprit exprime la même chose qu'eux sous un autre attribut de la substance. Par conséquent le lecteur attentif de la deuxième partie sait déjà ce qui est discuté ici. Mais " j'ai du mal à croire ", dit l'auteur, que le lecteur l'admettra sereinement. Les hommes sont persuadés que l'esprit commande au corps, que c'est lui qui le met en mouvement ou au repos, que ce sont ses pensées et ses volontés qui le conduisent. Ainsi se voit-on soi-même en tant qu'esprit se donner des ordres à soi-même en tant que corps ; et soi-même en tant que corps exécuter les ordres donnés par soi-même en tant qu'esprit, comme si l'on était simultanément deux êtres différents. Le moraliste stoïcien ordonne à son corps d'accepter la douleur et Sénèque ordonne au sien d'accepter la mort exigée par Néron. Dans cette perspective le corps est tenu pour un subalterne et l'esprit pour le maître légitime. Les passions constitueraient comme des rebellions du mauvais sujet contre son bon souverain et toute la morale consisterait à rétablir l'ordre en soi.
Pourtant la principale et sans doute unique raison par laquelle les hommes croient à la puissance de l'esprit sur le corps est qu'ils ignorent la puissance du corps. Afin de la leur rappeler le texte évoque l'ignorance qu'on a de la structure du corps et de ses fonctions. C'est assez curieusement qu'il y fait appel. Tout semble se passer comme s'il disait : nous ignorons tous ce que peut le corps ; nous ne pouvons pas dire avec certitude qu'il est incapable de se mouvoir seul ; qui sait s'il ne le peut pas ? Lui reprocher de céder à une conjecture cependant serait oublier ce qui a été tenté dans sa deuxième partie : entre les propositions XIII et XIV sont intercalés des Axiomes, lemmes, postulats et scolies constituant comme un petit traité de physiologie visant à démontrer la grande complexité du corps humain. Ses énoncés ne sont assurément pas à entendre au pied de la lettre : la théorie qui y est développée est trop évidemment abstraite, en ce sens que ses principes sont réduits à ceux de la mécanique. Si une référence expresse y est faite à l'optique, celle-ci n'y est elle-même conçue que sur le modèle corpusculaire cartésien. Cela ne signifie pas cependant qu'il veuille délibérément réduire la biologie et la médecine à une application particulière des lois de la mécanique. Il admet que son Explication n'est peut-être pas la bonne : fieri potest ut hoc aliis de causis contingat (scolie de la proposition XVII de la deuxième partie). Mais c'est évidemment un principe philosophique d'affirmer la possibilité de fournir une Explication de ce qui survient dans le corps humain. Après tout le rôle de la philosophie n'est pas celui de la physiologie et la première incite à bon droit la seconde à mener ses expériences et à édifier sa doctrine. D'ailleurs les expériences vulgaires doivent bien inciter à mettre en place des expériences scientifiques. Tout le monde sait ce que peut l'instinct des animaux et ce que peuvent dans leur sommeil les somnambules.
Concernant la première question on pourrait par exemple évoquer à bon droit les mœurs des anguilles, dont personne qui a vécu à Amsterdam ne peut n'avoir pas entendu parler. Ce poisson qui vit en eau douce, se reproduit dans l'eau salée de l'Atlantique nord, en un endroit suffisamment connu des marins pour avoir été nommé la mer des Sargasses. Les civelles, ou jeunes anguilles, gagnent les côtes européennes et remontent les rivières d'où venaient leurs géniteurs. On ne peut qu'admirer que des poissons qui n'ont ni carte ni compas sachent infailliblement retrouver l'endroit où ils doivent frayer et féconder, et plus encore venir en un ruisseau précis qu'ils ne connaissent pas. Relativement à la seconde question, on connaît depuis longtemps les actes parfaitement coordonnés et précis d'une personne qui se meut en dormant et qui atteint son but, en dépit des obstacles et des dangers. On peut très justement admirer comment ils sont produits dans la privation de la conscience beaucoup mieux qu'ils ne le seraient avec sa participation. On sait que si l'on réveille le somnambule au milieu de l'exécution d'une tâche difficile, il sera incapable de la poursuivre. Il faut reconnaître que dans cette occurrence ne vaut plus rien le schéma explicatif ordinaire, qui renvoie les actes à la volonté. Donc personne ne comprend ce qu'il dit lorsqu'il affirme que l'âme meut le corps.
La notion de volonté a été décisivement critiquée par le scolie de la proposition XLIX de la deuxième partie. Elle n'est qu'une abstraction, qui loin de pouvoir désigner une faculté d'où découleraient les actes, ne peut en réalité renvoyer qu'à l'ensemble de nos volitions, lesquelles ne sont rien d'autre que nos appétits. Prétendre expliquer par la volonté les mouvements du corps, c'est se payer de mots. En effet aucun de ceux qui le font ne peut rendre compte des moyens qu'emploie cette prétendue faculté pour atteindre sa fin. De quels instruments relevant de l'attribut étendue peut user une faculté relevant de l'attribut pensée ? Comment une pensée peut-elle produire un mouvement ? Cela est inintelligible : des pensées peuvent être causes d'autres pensées ; des mouvements peuvent être causes d'autres mouvements. Mais les unes ne peuvent être causes des autres. En outre un mouvement s'analysant en termes mécaniques, celui qui affirme que la pensée meut le corps devrait pouvoir dire comment celle-ci s'exprime en termes de force ou de puissance, et par suite quelles sont les masses sur lesquelles elle a une action et celles devant lesquelles elle échoue. Car enfin il est bien assuré que la volonté ne peut pas tout. Je ne peux du seul fait de ma volonté rendre à mon corps la santé qui lui manque et encore moins la jeunesse qu'il a perdue. Mais ces sages remarques ne suffisent pas à faire taire ceux qui croient à l'action de l'âme sur le corps. Ils arguent encore que, même s'ils ne peuvent savoir par quels moyens, l'expérience leur prouve 1° que le corps n'est mis en mouvement que par l'esprit ; et 2° qu'il appartient à l'esprit de décréter qu'il parlera ou se taira, ou d'arbitrer ainsi entre deux actions contraires quelconques.
Avec le premier de ces deux points commence véritablement la discussion des thèses adverses. Les arguments avancés précédemment, quoique parfaitement justes et suffisants, ne sont pas encore entendus sur le fond, c'est à dire ne sont pas rapportés à la question décisive de la liberté. Cependant, malgré l'apparence qu'a cette phase du scolie de répéter ce qui a déjà été dit, quelque chose de nouveau y apparaît. Non seulement l'esprit pourrait mouvoir le corps, mais il aurait seul cette puissance. Autrement dit ce ne seraient pas les corps eux-mêmes qui disposeraient du mouvement, mais seulement l'esprit, sans lequel ils seraient inertes. La thèse peut paraître excessive dans la mesure où elle nie qu'un corps puisse être mis en mouvement par un autre. Cependant elle est plus subtile que cela. Elle signifie que d'effet en cause, et de cette cause elle même tenue pour un effet à une autre cause, etc., il faudra bien arrêter cette régression pour trouver un premier moteur, lui-même incorporel, qui soit capable de tout mettre en branle. C'est la conception exprimée par Aristote dans la Métaphysique L, qui a fait la joie des théologiens. Car le premier moteur n'est premier que parce qu'il n'est pas lui-même mu, et un moteur non mu cela ne se voit pas parmi les corps, qui sont tous moteurs et mus à la fois. Cette condition elle-même inconditionnée ne peut pas être un corps, elle est un esprit, disent ses partisans. Dans cette philosophie le mouvement est exclu des corps, c'est à dire de la matière, pour leur être insufflé de l'extérieur. Cela demeure bien au-delà du XVIIe siècle une question très polémique que de savoir si la matière est inerte. Mais le terme n'est pas clair. Signifie-t-il qu'on n'y trouve aucune volonté ? Dans ce cas Spinoza applaudit. Signifie-t-il qu'on n'y trouve aucun mouvement ? C'est assurément tout différent. Au niveau des cosmogonies il n'y a que deux hypothèses possibles : ou bien le mouvement n'appartient pas à la matière et il lui faut un esprit (nous) pour le lui donner, ou bien la matière est elle-même mouvement. Qu'on rapporte la première à Anaxagore ou à la Genèse, il est clair qu'on ouvre ce faisant la voie à l'idée d'un être transcendant. Rien ne peut être plus éloigné de la pensée de l'Ethique. Aussi de la même façon que sa première partie a écarté l'idée d'un dieu transcendant, la deuxième écarte maintenant l'idée d'une âme transcendante au corps, située au-delà du corps, derrière lui, et agissant sur lui comme un montreur de marionnettes tire les ficelles de ses pantins. Le corps humain est-il un pantin ? Telle est en quelque sorte la question.
Descartes sur ce problème est contradictoire. Il fait du corps, et pas seulement de celui des animaux, une machine : elle est réductible à une ensemble de leviers, roues et ressorts, dont on peut obtenir exactement tous les mouvements qu'on lui voit faire. Sur la question spécifique du mouvement le corps est un pantin. Cependant, dit-il comme pris de remords, l'âme n'est pas étrangère au corps : " il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, ainsi qu'un pilote en son navire, mais il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir outre cela des sentiments et des appétits " (Discours de la méthode, cinquième partie, Pléiade, p. 166 ; A-T, VI, p. 59). Lorsqu'il s'agit d'expliquer les passions il admet la dépendance du pilote à l'égard du navire ; mais lorsqu'il ne faut que rendre compte du mouvement, il s'en tient à la conception théologique. Parce qu'il fait de l'âme et du corps deux substances distinctes, il est conduit à faire de la première ce qui introduit le mouvement dans le second ; mais il est alors bien en peine d'expliquer " qu'on rapporte particulièrement à elle " " des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l'âme ", alors qu'elles " sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits " (les Passions de l'âme, article 27). C'est pourquoi il invente la " notion primitive " de l'union de l'âme et du corps, ce qui place ladite union sur le même plan que l'extension et la pensée, notions elles aussi primitives (Lettre à Elisabeth, du 21/5/1643, Pléiade, p. 1152 ; A-T, III, p. 665). La primitivité de la notion qui unit deux autres notions primitives est un mystère bien digne de celui de la Très Sainte Trinité et des autres dogmes théologiques. Contre cette doctrine s'élèvent deux objections. Dans le sommeil premièrement l'esprit ne dort pas moins que le corps. Si le corps est alors au repos, l'esprit l'est tout autant et l'on ne voit pas qu'il soit capable dans ce moment d'ordonner le mouvement. Quelle est cette puissance de l'âme qui n'existe plus lorsque le corps dort ? Si puissance il y a, c'est à dire faculté, ce n'est pas celle de l'esprit. Mais il n'y a aucune faculté ; il y a parallélisme entre ce que peut le corps et ce que peut l'esprit. On ne constate pas seulement que l'esprit pense à certains moments, tandis qu'il ne pense pas à d'autres. On constate aussi, et c'est la seconde objection, que la prétendue faculté de penser qui appartiendrait à l'âme, est plus ou moins grande selon que le corps est plus ou moins apte à être affecté des objets. Qu'est-ce en effet qui distingue deux idées du même objet, l'une fausse et l'autre vraie ? Qu'est-ce par exemple qui distingue la représentation ptoléméenne du monde de la galiléenne ? Ce ne sont pas seulement deux théories sur le papier équivalentes en droit, comme les voulait l'éditeur de Copernic. La première rend compte de l'expérience d'un corps qui n'est affecté que par son voisinage immédiat, tandis que la seconde rend compte de l'expérience plus large d'un corps en rapport avec un monde plus étendu. Il ne peut pas venir à l'esprit lié au premier corps l'idée que son observatoire est lui-même mobile, tandis qu'elle s'impose au second. La philosophie spinoziste de la connaissance est tout à fait capable de concevoir un progrès de la connaissance, réglé sur le développement de l'expérience, tandis que pour la philosophie cartésienne une théorie ancienne est fausse par manque de respect des règles de la méthode. Celle-ci est incapable d'expliquer autrement que par les rituelles " prévention et précipitation " les idées successives que le même esprit peut se faire du même objet suivant qu'il entretient avec lui davantage de rapports.
Ce qui précède pourrait suffire à montrer que l'esprit ne dispose pas de cette prétendue supériorité sur le corps, qui lui conférerait la puissance de le mouvoir. Mais objectent encore les partisans de cette doctrine, l'activité créatrice des arts, architecture, peinture, etc. montre que le corps est guidé par l'âme. L'élévation spirituelle qui caractérise leurs œuvres n'exige-t-elle pas l'intervention d'un esprit supérieur au corps ? La réponse n'apporte pas d'arguments nouveaux. Toutefois elle les donne à entendre dans une acception plus approfondie. En premier lieu elle renvoie à nouveau aux somnambules. Ceux-ci dans leur sommeil sont capables de choses merveilleuses, dont l'esprit éveillé peut à juste titre se montrer jaloux. On l'a déjà remarqué ; le contexte cependant oblige à l'interpréter d'une autre manière. On se demandera avec profit si l'activité de l'artiste est une activité de la pensée. Si l'artiste avait à traduire en images ce qu'il a d'abord conçu, ce qu'il a d'abord pensé, son œuvre ne ferait que doubler inutilement un message doctrinal, qui se suffit à lui-même. Mais celui qui traduit en images ce qui a d'abord existé en lui sous forme d'idées n'est pas un artiste. Cela a d'abord été dit par Platon chez qui l'expression de l'artiste constitue un délire (cf. Ion 534ab, Phèdre 245a et 265b). L'Ethique en fait l'expression d'un somnambulisme. Et en second lieu et pour pousser plus loin l'argument précédent il faut redire que la structure du corps dépasse en artifice tous les produits de l'art. Assurément on a déjà dit plus haut que la complexité du corps humain était méconnue. Mais on vient aussi de remarquer que plus elle s'accroît, plus la connaissance elle aussi s'accroît. On peut tout aussi légitimement dire que s'accroissent d'autant les capacités créatrices du corps. Plus il accroît sa capacité d'être affecté par un plus grand nombre d'autres corps, plus se développent et ses connaissances et ses capacités créatrices. Le sens de l'histoire de l'art est de mettre ce mouvement en lumière. La thèse peut choquer ; mais elle est féconde.
La discussion entre ensuite dans une nouvelle phase d'approfondissement. On parvient en effet à l'autre fait " d'expérience " sur lequel s'appuient les adversaires combattus dans ce scolie. La réponse implique la réfutation de la notion vulgaire de liberté. Cela se fait avec l'accord involontaire de Descartes et même celui anticipé de Leibniz. Le pouvoir de l'homme de décréter s'il parlera ou se taira, le pouvoir de dire ou de ne pas dire ce qu'il sait, quoique souhaitable, est imaginaire. Etre discret sur ses actes, ses bonnes fortunes ou ses relations, respecter une confidence déposée par autrui, retenir un secret contre les sollicitations de le trahir (sans parler de la torture), toutes choses qui renvoient à de multiples occasions dans la vie de chacun, sont autant de serments rarement tenus, qu'ils soient faits à soi-même, à un particulier ou à une autorité. Les hommes ne maîtrisent rien aussi peu que leurs appétits. Il ne s'agit pas tant de leur appétit de parler que de celui des avantages, vanité ou argent, qu'ils tirent de parler. Ils le savent si bien qu'ils renversent entièrement l'idée de la liberté. Spinoza n'est pas le moraliste, qui à la manière stoïcienne blâmerait les hommes de ne pas savoir se taire. Il ne prétend pas que la vraie liberté soit de tenir sa langue. Il constate seulement que se faisant de la liberté une idée fausse, laquelle consiste à croire qu'on agit de son propre décret, et constatant cependant qu'ils agissent bien peu souvent de leur propre décret, et d'autant moins que les poussent de plus fortes raisons, les hommes en viennent à cette absurdité d'imaginer que c'est lorsqu'ils ont le moins de raisons de choisir, qu'ils sont les plus libres. Autrement dit selon eux c'est dans l'indifférence qu'ils seraient les plus libres ; la liberté serait dans l'indifférence. S'ils ne voyaient qu'ils se repentent de leurs prétendus libres décrets, ils croiraient même être entièrement libres. Mais ils sont conscients, quoique trop tard, qu'ils choisissent quelquefois le pire, bien qu'ils voient le meilleur. Le poète Ovide dans ses Métamorphoses (VII, 21) le fait dire à Médée animée par la passion contre la raison : video meliora, proboque, deteriora sequor. Elle voit bien que le devoir lui commande d'être fidèle au roi son père et à son pays ; mais elle cède à l'amour qu'elle conçoit pour Jason. Descartes s'est déjà implicitement référé à ce vers dans la Lettre à Mesland du 09/02/1645 : " une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur " (Pléiade, p. 1178 ; A-T, IV, p. 174). Leibniz dans ses nouveaux Essais (Livre II, ch. XXI, § 35) en fera une citation explicite. Unanimes dans la référence au poète latin ces philosophes sont aussi, pour une fois, unanimes à juger que l'indifférence est le plus bas degré de la liberté. N'ayant pas à combattre le cartésianisme sur ce point, l'auteur ne s'y attarde pas. Par contre, l'accord n'allant pas plus loin, il doit le combattre sur le rôle de la volonté. Le souci de remettre en cause la légitimité de la notion de volonté rejoint celui de la proposition XXXV de la deuxième partie. Afin de se faire comprendre, et parce qu'il y poursuit une conclusion identique, il donne des exemples identiques à ceux de la Lettre LVIII à Schuller : c'est l'appétit et non pas un libre décret qui pousse le nourrisson à téter, l'enfant coléreux à la vengeance, le peureux à la fuite. Il revient donc à sa thèse célèbre que les hommes se croient libres parce qu'ils sont conscients de leurs actes, mais ignorants des causes qui les déterminent. Jusqu'à ce qu'il ait dessaoulé l'ivrogne croit dire par son libre décret ce qu'il regrettera ensuite avoir dit. Il découvrira trop tard quels appétits le poussaient.
Cependant il faut à Spinoza aller beaucoup plus loin que les moralistes, et développer ce qui fait l'originalité de sa propre philosophie, à savoir une conception dans laquelle il n'y a qu'une substance et où par conséquent l'esprit n'en est pas une, et n'est que le même être qui est par ailleurs appréhendé en tant que corps. On peut d'abord constater que les prétendus décrets de l'esprit vont de pair avec la détermination du corps. Celui qui est poussé par des déterminations contraires hésite entre deux décrets. Celui qui n'est poussé par aucune détermination ne prononce aucun décret et la plus légère détermination qui interviendra le fera décréter dans son sens. Mais ce parallélisme n'a rien de merveilleux : les décrets de l'esprit ne sont rien d'autre que les déterminations du corps. Le décret et l'appétit sont une seule et même chose. Elle est déterminée par l'ordre et l'enchaînement des idées dans le premier cas, par l'ordre et l'enchaînement des choses dans le second. Mais elle n'est jamais " libre ", au sens où elle serait indéterminée. L'âme et le corps sont une seule et même chose ; il ne peut par conséquent pas y avoir de puissance de l'esprit sur le corps. L'argument qui va le prouver doit mettre en évidence à la fois qu'il y a un enchaînement des idées et que cet enchaînement est le même que celui des choses. Penser en effet n'est rien d'autre qu'utiliser des mots, lesquels sont des choses liées en un certain ordre bien indépendant de la volonté. C'est le sens de l'observation sur la mémoire. Se souvenir n'est rien d'autre qu'enchaîner des idées, en fait des images, c'est à dire les associer les unes aux autres. Or d'une part cette association n'a rien de libre et d'autre part penser c'est associer des idées aux images. Le scolie de la proposition XVIII de la deuxième partie de l'Ethique l'a expliqué. Au mot pomum le Romain associe l'idée de la pomme. Cette association n'est pas celle du Hollandais, pas celle du Français, etc., qui chacun dans sa langue utilisent d'autres mots. Cet exemple met en évidence ce que les concaténations d'idées ont de subjectif. Quoique ce qui est opposé ici ce ne soient pas des habitudes personnelles de vie mais des habitudes sociales linguistiques, cela n'en prouve pas moins que la nature de l'esprit est telle que ses associations ne sont libres qu'en apparence. Dans les termes du Cours de linguistique générale de Saussure, on dira qu'à l'image acoustique le sujet parlant associe le concept. Entre le signifié et le signifiant il n'y a aucune ressemblance, et pourtant l'esprit de la pensée du second passe aussitôt à la pensée du premier. Le signifiant et le signifié, le son articulé et l'idée de la chose, sont associés par les habitudes d'une communauté linguistique. C'est pourtant dans les mots et avec nul autre moyen que nous devons penser, et cela crée un sérieux problème.
Car ces habitudes linguistiques elles-mêmes n'expriment rien de plus que l'ordre des affections du corps humain. Ce que les sujets parlants se représentent dans les mots, ce n'est donc nullement la nature des choses dont ils parlent, c'est seulement une sorte de mélange de ces choses et du corps. L'ordre des affections du corps est aussi l'ordre de nos idées, du moins aussi longtemps que ce ne sont pas les idées de l'entendement. Où est la liberté dans l'enchaînement des idées ? Premièrement on n'est pas libre de se souvenir ou non, tout le monde le sait ; deuxièmement on se déclare libre de dire ou de taire ce dont on se souvient : mais ce n'est qu'un rêve, on l'a compris plus haut. Nous croyons en rêve décréter librement de parler ou de nous taire, et pourtant personne ne va soutenir que nous y décrétions vraiment librement. Pour faire bonne mesure le scolie ajoute que nous rêvons de faire ce que la pudeur nous interdit éveillés : personne n'aura l'impudeur de reconnaître sa volonté dans ses dévergondages oniriques. Les volontés des rêves ne sont pas plus libres que celles de l'ivrogne : dans tous les cas les idées que nous croyons libres sont le produit d'un mouvement spontané du corps. Le sens des exemples donnés plus haut est que nous sommes toujours dans l'illusion, toujours semblables à l'ivrogne, etc. Il faudrait être fou pour distinguer des décrets fantastiques, qu'on admet illusoires, et des décrets libres, ceux de la veille. La conclusion qui s'impose est par conséquent celle-ci : croire au libre décret, c'est rêver les yeux ouverts. Le décret de l'esprit n'est rien d'autre que l'affirmation qu'enveloppe nécessairement l'idée en tant qu'elle est l'idée (cf. scolie de la proposition XLIX de la deuxième partie) et les prétendus décrets s'enchaînent dans l'esprit avec la même nécessité que les idées des choses. |
Sommaire
Troisième partie, Proposition VI
Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être.
Démonstration
Les choses singulières en effet sont des modes par où les attributs de Dieu s'expriment d'une manière certaine et déterminée (Coroll. de la Prop. 25, p. I), c'est-à-dire (Prop. 34, p. I) des choses qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d'une manière certaine et déterminée ; et aucune chose n'a rien en elle par quoi elle puisse être détruite, c'est-à-dire qui ôte son existence (Prop. 4) ; mais, au contraire, elle est opposée à tout ce qui peut ôter son existence (Prop. préc.) ; et ainsi, autant qu'elle peut et qu'il est en elle, elle s'efforce de persévérer dans son être. C.Q.F.D.
Proposition VII
L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose.
Démonstration
De l'essence supposée donnée d'une chose quelconque suit nécessairement quelque chose (Prop. 36, p. I), et les choses ne peuvent rien que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée (Prop. 29, p. I) ; donc la puissance d'une chose quelconque, ou l'effort par lequel, soit seule, soit avec d'autres choses, elle fait ou s'efforce de faire quelque chose, c'est-à-dire (Prop. 6, p. III) la puissance ou l'effort, par lequel elle s'efforce de persévérer dans son être, n'est rien en dehors de l'essence même donnée ou actuelle de la chose. C.Q.F.D.
Proposition VIII
L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être, n'enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini.
Démonstration
Si en effet il enveloppait un temps limité qui déterminât la durée de la chose, il suivrait de la puissance même par où la chose existe, cette puissance étant considérée seule, qu'après ce temps limité la chose ne pourrait plus exister mais devrait être détruite ; or cela (Prop. 4) est absurde ; donc l'effort par lequel la chose existe, n'enveloppe aucun temps défini ; mais, au contraire, puisque (Prop. 4), si elle n'est détruite par aucune cause extérieure, elle continuera d'exister par la même puissance par où elle existe actuellement, cet effort enveloppe un temps indéfini. C.Q.F.D.
Proposition IX
L'âme, en tant qu'elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu'elle a des idées confuses, s'efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort.
Démonstration
L'essence de l'âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates (comme nous l'avons montré dans la Prop. 3) ; par suite (Prop. 7), elle s'efforce de persévérer dans son être en tant qu'elle a les unes et aussi en tant qu'elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée indéfinie. Puisque, d'ailleurs, l'âme (Prop. 23, p. II), par les idées des affections du Corps, a nécessairement conscience d'elle-même, elle a (Prop. 7) conscience de son effort. C.Q.F.D.
Scolie
Cet effort, quand il se rapporte à l'âme seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l'âme et au Corps, est appelé Appétit ; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n'y a nulle différence entre l'Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l'Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons.
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le désir
(Scolie de la proposition IX de la troisième partie)
" Le désir est l'essence même de l'homme ". Le désir, cupiditas, n'est pas un affect parmi d'autres. Avant de parler de la joie et de la tristesse, a fortiori avant de parler de l'amour et de la haine, puis de toutes les autres affections qui en sont de près ou de loin dérivées, cette troisième partie de l'Ethique, dont l'objet est l'origine et la nature des affects, porte son attention sur le désir. Dans l'ordre géométrique des démonstrations, c'est le commentaire de l'effort conscient que produit l'esprit pour persévérer dans son être qui en donne la première occasion. Cette place, la première, est hautement significative de cette relation, très étroite, avec cet effort. Si le désir est le premier de tous les affects, la raison en est dans la nature de cet effort, conatus, par lequel chaque être, et pas seulement l'homme, tend à être sans aucune référence à la durée, donc indéfiniment à persévérer dans son être. Si par contre la définition I, qui en est donnée plus loin à la suite de la proposition LIX, tirant la conséquence du présent scolie, déclare que le désir est l'essence de l'homme et de nul autre être, c'est parce qu'il n'est pas seulement un effort, mais un effort conscient et que la conscience est une caractéristique particulière de l'esprit, qui ne se rapporte qu'à l'homme. Toutefois la raison pour laquelle le désir n'est pas seulement une des propriétés de l'homme, mais son essence, ce n'est pas qu'il est conscient, c'est qu'il est cet effort. Plus loin, dans les définitions par lesquelles s'opèrera une récapitulation de toute cette partie du livre, c'est donc très logiquement la première définition qui lui sera consacrée.
Le présent scolie ne se rapporte pas uniquement à la proposition qu'il suit immédiatement ; mais comme tout scolie il commente aussi celles qui la précèdent, à savoir en l'occurrence celles qui se rapportent à cet effort que produit l'esprit pour persévérer dans son être. C'est sur celui-ci premièrement qu'il faut s'entendre afin de bien entendre par suite ce qui est dit du désir. Or la notion d'être, esse, renvoie à la première partie de l'Ethique. Cet effort ne peut nullement être entendu dans un sens physique, ainsi qu'on le fait quand pour soulever un objet de poids on déploie une énergie ordinairement tenue en réserve, ni au sens psychologique, ainsi qu'on le fait quand dans une transaction commerciale on demande à un partenaire de faire une concession qui va au-delà de ses offres ordinaires. Lorsque la proposition VI déclare : " chaque chose autant qu'il est en elle, quantum in se est, s'efforce de persévérer dans son être ", son sens ne peut être que ontologique. Il ne faut donc pas s'imaginer que l'effort serait produit dans une circonstance et pas dans une autre, qu'il pourrait être abandonné ni définitivement ni même momentanément, ou qu'il serait par nature conscient. L'effort ainsi entendu ne coûte rien, il ne va au-delà d'aucune limite, il ne puise dans aucune épargne. Il se confond purement et simplement avec l'être. C'est à une chose quelconque, dans la simple mesure où elle est un être, qu'il appartient de persévérer dans son être. Sur le plan le plus général, celui de la substance c'est à dire de la nature prise globalement, l'affirmation va de soi. L'être ne peut pas cesser d'être. Il y a de l'être et non pas rien ; l'être ne peut céder la place au non-être. La substance est nécessairement ; l'éternité lui appartient.
Assurément lorsqu'on passe sur le plan des êtres singuliers il en va tout autrement : leur essence n'enveloppe pas l'existence nécessaire. Je peux cesser d'être, la montagne peut cesser d'être, le soleil lui-même peut cesser d'être, parce que eux ni moi ne sommes éternels. Mais la fin de l'existence du soleil ne signifie pas la fin de l'être, celle de la montagne ou de moi-même encore bien moins. Démocrite dirait que les atomes qui étaient employés et rassemblés ici, sont ensuite dispersés et réemployés les uns là les autres ailleurs. Un être singulier peut donc bien cesser d'être. Mais il en va de sa disparition comme de sa venue : ce n'est pas de ses propres forces ni de sa propre initiative qu'il commence d'exister, et ce n'est pas non plus par de telles causes qu'il cesse. La cause pour laquelle existe un être singulier, par exemple un arbre, lui est extérieure, et celle pour laquelle il disparaît l'est tout autant. Mais en tant que mode de la substance, dans la simple mesure où il est, il ne peut que persévérer dans son être. Il exprime la puissance de la substance, c'est à dire de la nature. Son être ne peut envelopper aucune contradiction qui le supprime, car elle l'aurait d'abord empêché d'être ; relativement à lui la maladie et la mort ne sont donc pas autre chose que des accidents. L'accident certes n'a rien de contingent, mais la cause par laquelle il s'explique est extérieure à l'être qu'il affecte. Si un cancer par exemple donne l'impression de se développer de l'intérieur du malade, il n'en est pas moins vrai que, si son déclenchement n'y avait pas été introduit par des causes extérieures, c'est l'existence même de ce malade qui aurait de tout temps été contradictoire et impossible : il n'aurait jamais commencé d'être.
La proposition VII ajoute : " l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien à part l'essence, essentia, actuelle de cette chose ". Il est dans l'être de l'arbre de produire des bourgeons, des feuilles, des fleurs et des fruits ; il est de son essence de croître. Aussi le fait-il, autant du moins qu'il est en lui : il faudra une cause extérieure pour l'en empêcher. Cela fait comprendre ce qu'est l'essence d'une chose quelconque. " Je dis appartenir à l'essence d'une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ; ou encore ce sans quoi la chose et réciproquement ce qui sans la chose, ne peut ni être ni être conçu " (définition II de la deuxième partie). Ce qui est de l'essence d'une chose lui appartient tellement qu'il s'identifie à elle. Car il n'est pas seulement vrai qu'il en constitue l'être, il est vrai aussi qu'il n'est rien en dehors d'elle. Un arbre sans bourgeons, sans feuilles, sans fleurs et sans fruits c'est un arbre mort, dont les cellules se dispersent et se dissolvent dans d'autres êtres ; ce n'est plus un arbre, c'est déjà autre chose. Mais réciproquement un bourgeonnement, une feuillaison, une floraison et une fructification qui ne seraient pas un arbre, ça n'existe pas, ce n'est qu'une abstraction. L'essence d'une chose n'est en effet pas une définition inerte ou morte. Ce qu'elle est, elle le produit. L'essence est en acte. L'effort dont il est question ici n'est donc nullement un acte que la chose pourrait faire ou ne pas faire : aucune chose ne peut faire qu'elle ne soit pas, parce qu'aucune chose ne peut faire qu'elle soit autre chose que ce qu'elle est. Il faut se débarrasser d'un mode de penser magique, dans lequel une nécessité pourrait être suspendue. " La Belle au bois dormant " c'est un conte de fées. Le cas qui y est exposé ne relève pas de la médecine ; il est fantastique, rien ne peut en rendre raison. Prétendre que les fonctions vitales seraient suspendues à l'exception de la vie elle-même, que la Belle et toute sa suite endormis dans le bois ont un corps qui se conserve indemne des atteintes de l'âge, qui ne sont pourtant autres que celles de la vie : c'est rêver, c'est concevoir les choses par l'imagination. Aucune belle ne peut faire qu'elle ne s'alimente, qu'elle ne respire, que son sang ne circule, c'est à dire que la vie en elle ne soit en acte. Si belle soit elle, elle le sait bien, du fait même de la vie son corps s'alourdit et se flétrit. Rester jeune, c'est le rêve d'une vie sans la vie. Les choses réelles sont autres. On ne peut empêcher qu'elles soient autres. Car ce qui régit toutes choses ce sont les relations de cause à effet, c'est à dire le déterminisme. Au fond ce qu'exprime l'effort de chaque chose pour persévérer dans son être, ce qu'exprime le désir plus précisément chez l'homme, ce n'est rien d'autre que le déterminisme universel, qui fait implacablement que des causes sortent leurs effets et que ceux-ci ne sortent de rien d'autre que de celles-là. L'essence d'une chose est dans sa cause, puisque c'est elle qui en fait et l'existence et l'essence.
Or cette relation n'implique aucune durée déterminée. Si la cause d'une chose quelconque est donnée et que simultanément n'est donnée aucune cause qui s'oppose à son existence, la chose existe ; et elle existe aussi longtemps qu'est donnée la cause qui la fait exister et que n'est donnée aucune cause qui la ferait cesser. C'est pourquoi la proposition VIII indique : " l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'enveloppe pas un temps fini mais indéfini ". Ce qu'est un temps fini est parfaitement clair : deux heures, deux jours ou deux ans constituent une durée mesurée. C'est précisément parce qu'elle est mesurée qu'elle est un temps et pas seulement une durée. Sur le rapport du temps à la durée il est utile de se rapporter à la Lettre XII (à Louis Meyer, du 20 avril 1663). Seule bien sûr l'existence de la substance peut être conçue sous le concept d'éternité, tandis que celle des modes au contraire doit l'être sous celui de durée. L'éternité est l'être nécessaire. La durée est au contraire l'être non nécessaire. Elle est l'être qui commence lorsque seulement est posée la cause qui enveloppe son existence et qui finit lorsque est posée celle qui l'exclut. Mais la seconde cause n'a aucun rapport avec la première. C'est pourquoi la durée est indéterminée. Le temps, qui est un auxiliaire de l'imagination, sert à délimiter la durée. Je peux déclencher mon chronomètre lorsque s'ouvre la fleur et l'arrêter lorsque tombent ses pétales. J'aurai ainsi déterminé le temps qu'elle a duré. Mais ce temps ne dit évidemment rien de l'essence de la fleur, à laquelle n'est attachée aucune durée déterminée. D'autres causes extérieures, comme de la chaleur, du gel, de la sécheresse, des pucerons, des pesticides, sans parler du jardinier, bref des conditions, qui relativement à elle ne sont que des circonstances extérieures, auraient pu faire que la même fleur vienne à l'existence plus tôt ou plus tard et dure un temps plus court ou plus long. Mais quant à elle, considérée dans son essence même, elle n'est pas davantage faite pour un temps déterminé que pour l'éternité. Ce n'est pas en lui-même que son effort pour persévérer dans l'existence a une limite.
Ce qui est vrai de la fleur l'est évidemment de tout être singulier et de l'homme entre autres. L'essence de l'homme n'enveloppe ni un temps de trente cinq ans en moyenne, comme il y a quelques décennies, ni un temps de soixante dix ans en moyenne comme aujourd'hui, ni un temps de près d'un millier d'années, comme la Genèse (chapitre V) affirme que ce fut le cas des Patriarches, d'Adam : neuf cent trente ans, à Noé (chapitre IX) : neuf cent cinquante ans, en passant par quelques autres, dont le champion est Mathusalem : neuf cent soixante neuf ans. Ce n'est qu'après coup, lorsqu'il est mort, qu'on peut compter le temps qu'a vécu un homme, depuis le moment où des causes extérieures lui donnent la vie, jusqu'à ce que d'autres causes extérieures la lui ôtent. Mais son essence en elle-même n'enveloppe pas un temps plus qu'un autre. Tout en ayant une existence qui n'est aucunement nécessaire et qui n'a donc rien à voir avec l'éternité, l'homme a une existence qui en elle-même n'est pas faite pour s'arrêter. Elle est faite pour durer et la durée ne connaît en elle-même aucun terme. Il serait plus rigoureux de dire qu'aucun terme ne peut être assigné au temps pendant lequel vivra l'homme. Son effort pour persévérer dans son être ne connaît aucune limite et ce n'est que lorsqu'il est vaincu par des causes extérieures, y compris lorsqu'il se suicide, que vient le temps où cesse son existence. Mais le mot durée employé ici, pas plus que le mot volonté employé dans le scolie de la proposition suivante, n'engagent le fond de la philosophie spinoziste.
La proposition IX, comme c'est le rôle de chaque proposition nouvelle dans une démonstration géométrique, introduit une idée nouvelle. Tandis que les précédentes ne disaient de l'homme rien de plus que ce qui était vrai de tout être, celle-ci prend en considération l'esprit. Certes l'esprit n'est pas propre à l'homme. Il a été défini une idée dont l'objet est le corps (proposition XIII de la deuxième partie). Dans cette mesure la présente proposition concernerait donc bien autre chose que l'homme. Conçue sous l'attribut de l'étendue une chose se déploie en longueur, largeur et profondeur ; conçue sous l'attribut de la pensée elle est une certaine idée. Mais entre être une idée et avoir une idée il y a une différence ! On ne peut dire de tout esprit, mens, qu'il a, habet, une idée, idea, encore moins qu'il la conçoive, concipit, ou que la pensée, cogitatio, lui soit propre. Cette proposition concerne donc particulièrement l'homme, parce qu'elle ne vise l'esprit qu'en tant qu'il a des idées. " L'esprit, en tant qu'il a aussi bien des idées claires et distinctes que des idées confuses, s'efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et est conscient de cet effort qu'il fait ". L'homme quatenus habet ideas, en tant qu'il pense, et pas seulement en tant qu'il est étendu, s'efforce de persévérer dans son être. Cet effort de l'esprit s'exprime autant dans ses passions que dans ses actions. Les unes naissent des idées inadéquates, les autres des idées adéquates, mais tant les unes que les autres manifestent la vie de l'esprit de la manière qui a été dite ci-dessus pour toute chose, c'est à dire pour une durée sans limite. Ce qui est vrai de la chose en général l'est aussi de l'esprit de l'homme. Pourquoi fallait-il le préciser ?
Il fallait le préciser parce que dans la mesure où il perçoit les idées des affections du corps, et nécessairement il les perçoit, l'esprit est conscient de soi. Cette idée a été exprimée par la proposition XXIII de la deuxième partie : " l'esprit ne se connaît lui-même qu'en tant qu'il perçoit les idées des affections du corps ". C'est donc consciemment aussi que l'esprit humain s'efforce de persévérer dans son être. Or, le scolie va le dire, cette forme consciente de l'effort pour persévérer dans son être n'est rien d'autre que le désir. Le désir par conséquent ne peut pas être pensé comme une affection dont la cause serait dans tel ou tel objet, doté de telle ou de telle qualité qui serait appréciée comme bonne par celui qui désire. Le désir est en quelque sorte la vie même de l'esprit. L'effort pour persévérer dans son être n'est rien d'autre que l'être même d'une chose quelconque et lorsque cette chose est consciente son effort s'appelle le désir. D'ailleurs chacun le sait bien : qui n'a plus de désir est déjà mort ! En outre le désir n'est pas le fait des seules idées confuses. Bien sûr les hommes conçoivent en général des désirs qui visent des objets tout à fait inadéquats à leur satisfaction. Il y a ainsi des amours passionnels qui s'avèreront désastreux. Cependant il est possible aussi que le désir naisse d'une idée adéquatement conçue. Dans ce cas il n'est plus une passion mais une action comme le dira la proposition III de la cinquième partie. Le comportement auquel appelle l'éthique ne consiste donc nullement à faire taire ses désirs, mais à passer des désirs qui sont des passions à des désirs qui sont des actions. L'exigence éthique n'est pas de tuer les désirs, mais de passer d'une idée inadéquate à une idée adéquate de leur objet. La connaissance est la clé de l'éthique. La lutte de l'homme contre ce qui fait son essence serait évidemment absurde.
" Le désir, cupiditas, reprend la définition I qui suit la dernière proposition de cette partie, est l'essence même de l'homme en tant qu'on la conçoit déterminée à une certaine action par une affection donnée ". " L'essence de l'homme, précisait en outre le corollaire de la proposition X de la deuxième partie, consiste dans des modifications déterminées des attributs de Dieu ". Un homme est une partie de la natura naturata, il n'est pas indépendant de ses autres parties et il en reçoit toutes sortes d'affections. Ainsi dans les conditions où se joue son existence, il est déterminé à concevoir des appétits, c'est à dire ce qu'on nommera plus précisément des impulsions s'ils restent inconscients ou des volitions s'ils deviennent conscients. Ces impulsions ou volitions le déterminent à faire ce qui lui est utile, autrement dit ce qui lui permet de se conserver dans l'être. Ce sont ces affections qui déterminent ce qui fait l'objet de son désir. Ce point capital, qui n'est indiqué que comme incidemment dans le scolie de la proposition IX, est cependant propre à opposer la philosophie spinoziste à presque toutes. Il détermine le rapport du désir (cupiditas et non desiderus) au bien dans les termes suivants, qui peuvent être ressentis comme scandaleux : " ce n'est pas parce que nous jugeons qu'une chose est bonne que nous la désirons, c'est parce que nous la désirons que nous jugeons qu'elle est bonne ".
Descartes n'établit assurément pas de cette manière le rapport du désir au bien. Si l'on s'en rapporte à lui, il faut qu'une chose soit premièrement représentée comme bonne pour qu'elle puisse deuxièmement être désirée. Il conçoit un bien et un mal préexistant au désir. C'est d'ailleurs la seule position cohérente avec la détermination du bien et du mal par la volonté arbitraire de Dieu. " Quant à la liberté du franc arbitre, il est certain que celle qui se retrouve en Dieu, est bien différente de celle qui est en nous, d'autant qu'il répugne que la volonté de Dieu n'ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n'y ayant aucune idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu'il faut croire, ce qu'il faut faire, ou ce qu'il faut omettre, qu'on puisse feindre avoir été l'objet de l'entendement divin, avant que sa nature ait été constituée telle par la détermination de sa volonté " (Réponses aux 6èmes objections, Pléiade p. 535 ; A-T, IX, p. 233). Il y aurait donc premièrement ce qui est bien indépendamment de moi et deuxièmement le désir qui me porte vers lui. Même s'il est vrai que la représentation que je m'en fais peut être fausse, c'est elle qui déterminerait le désir et non l'inverse. Descartes donne cette définition du désir : " une agitation de l'âme causée par une agitation des esprits qui la disposent à vouloir pour l'avenir les choses qu'elle se représente être convenables " (les Passions de l'âme, art 86). Une lecture prématurément spinoziste pourrait donner à penser, il est vrai, que l'agitation de l'âme étant causée par l'agitation des esprits, ce qui est désiré serait ce vers quoi pousse le corps. Mais ce n'est pas la pensée du philosophe français. Les choses voulues pour l'avenir sont en effet pour lui celles que l'âme se représente être convenables, et c'est parce qu'elle se les représente être telles que les esprits sont agités. La suite de sa définition le montre à l'évidence. La critique formulée dans la Préface de la troisième partie vise et atteint la philosophie cartésienne plus qu'aucune autre, car plus qu'aucune autre elle fait véritablement de l'homme un empire dans un empire. Le déterminisme qu'elle conçoit régner dans la nature s'arrête devant l'homme, qui est le principe d'une causalité inconditionnée dans la mesure où il est censé pouvoir suspendre son jugement. C'est ce qui permet à Descartes d'écrire ailleurs qu'il peut ne pas désirer ce que l'agitation des esprits le fait désirer : " ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées " (Discours de la méthode, troisième partie, Pléiade, p. 142 ; A-T, VI, p. 25). Non seulement cette troisième maxime de la morale provisoire atteste d'un renoncement bien stoïcien à changer la société et les hommes, mais elle exprime la conjecture irréaliste d'un renoncement de l'homme à son essence. Changer ses désirs ce serait y renoncer ; comme si l'on pouvait renoncer à persévérer dans son être !
On saura néanmoins gré au philosophe français de la modération avec laquelle il parle du désir. Tous n'en ont pas fait preuve. Parce qu'ils expriment à son encontre l'hostilité la plus irréductible, les Pères de l'Eglise le nomment concupiscence. Le mot implique déjà en lui-même une condamnation : " profonde et honteuse plaie de la nature ", la définit Bossuet dans le Traité de la concupiscence. Pascal suit la tradition : " Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence, qui est devenue leur seconde nature ". Enchaînant une prosopopée il fait dire à la religion : " Vos maladies principales sont l'orgueil, qui vous soustrait de Dieu, la concupiscence qui vous attache à la terre ; et (les philosophes) n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins l'une de ces maladies. (... Ils) vous ont portés à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux " (Pensée 430). C'est l'expression de la thèse des moralistes, que vise la Préface de cette troisième partie. C'est celle des Stoïciens et des Chrétiens. Il faut se faire ascète, et si l'on ne peut pourtant pas demander à tout le monde de lutter contre la faim et la soif, on ne pardonnera néanmoins à personne de céder à ses désirs. Les Stoïciens, rapporte Stobée, font de la passion une impulsion qui est irréductible à la raison : " toute perturbation est passion et toute passion est perturbation " (Morceaux choisis, II, 88, 6). Le désir n'est pas reconnu comme l'essence de l'homme ; il est une passion particulière, tellement parmi les autres qu'il a un contraire : la crainte, comme la haine est le contraire de l'amour . " Le désir et la crainte viennent d'abord : le premier concerne ce qui apparaît comme bien, la deuxième ce qui apparaît comme mal " (ibid.). La passion est une maladie de l'intelligence. Le désir est donc absolument condamnable. On mesure quel abîme sépare de cette doctrine de celle du scolie. Tout au plus y a-t-il un point sur lequel la définition I peut la rejoindre, c'est sur la description de l'homme tiraillé entre ses différents appétits. Si l'on a particulièrement en vue ceux qui sont conscients, on dira qu'il est tiraillé entre ses différents désirs. Assurément cette situation n'est pas recommandable, mais il serait mal venu d'en tirer une condamnation générale du désir. En effet rien n'empêche que le passage de l'esprit d'une idée inadéquate à une idée adéquate de ce qui lui convient ne mette de l'ordre dans ce chaos. Telle est la voie spinoziste, où l'on atteint la vertu par la connaissance, comme en fait foi déjà l'ordre géométrique qui expose d'abord la nature et l'origine de l'esprit avant d'exposer l'origine et la nature des affects. L'homme ne peut pas plus se défaire de son désir que Dieu ne peut se défaire de l'éternité. Et pas plus que l'éternité n'est pour Dieu une tare à porter, le désir n'en est une pour l'homme. Il est sa vie même. Il y a donc dans cette philosophie quelque chose de très exceptionnel : la valorisation du désir est en effet une chose rarissime dans la philosophie éthique. Cependant il ne faut pas se méprendre sur la signification qu'elle revêt ici. La condamnation du désir est impossible fondamentalement parce qu'elle n'a pas de sens. Symétriquement son éloge non plus à vrai dire n'a pas de sens. Parce que le point de vue de l'auteur n'est pas celui des moralistes, au blâme du désir il n'oppose pas un éloge. Car un semblable jugement suppose une révélation déclarant la nature bonne ou mauvaise. Or il ne fait la fiction d'aucune sorte de devoir être, mais il décrit et analyse la nature, que rien ne permet de qualifier de bonne ou de mauvaise. Il n'en demeure pas moins que sa philosophie s'oppose au plus grand nombre de ses devancières. Toutefois elle n'est pas nécessairement sans précédent.
Platon dans le Banquet, 204a-b, valorise le désir sous le nom d'Erôs. Celui qui sait ne philosophe pas, celui qui ne sait pas ne philosophe pas. Qui philosophe ? Le philosophe se situe entre le savant et l'ignorant. La science fait partie des choses belles ; Erôs est amoureux des choses belles. D'ailleurs il est le fils de Poros (expédient) et de Pénia (pauvreté), le premier étant d'ailleurs lui-même fils de Mètidos (sagesse) (203b). Le désir n'est donc pas incompatible avec la sagesse ; il est même la voie par laquelle on peut l'atteindre. En outre Platon explique ailleurs que le désir non redressé, l'intempérance, renvoie à la notion de démesure (ubris). Sous ce nom les Grecs désignaient ce qui constituait à leurs yeux le vice abominable par excellence, qui consiste à s'écarter de la règle cosmique. Il y a un ordre et une harmonie que les hommes ne doivent pas troubler. Elle est exprimée dans la notion de cosmos. Celui-ci s'impose aux dieux comme aux hommes. (Gorgias 508a). C'est pourquoi les dieux, qui ne sont dans cette affaire que les forces de l'ordre, punissent avec la dernière rigueur les excès, dans lesquels sont franchies toutes les limites qu'il impose aux hommes. Prométhée, Tantale, Sisyphe, Ixion ne sont atrocement et éternellement punis que pour avoir passé outre celles-ci. Ils ont défié le cosmos d'une manière ou d'une autre et leur châtiment, de ce fait et contrairement à toutes les autres peines, ne connaîtra pas de trêve. On voit bien ce que l'on a à redouter du désir non maîtrisé, non redressé, c'est à dire d'un homme livré à la démesure. Mais pas davantage pour Platon que pour Spinoza il n'est possible de nier le désir. |
Sommaire
QUATRIEME PARTIE
DE LA SERVITUDE DE L'HOMME OU DES FORCES DES AFFECTIONS
PREFACE
J'appelle Servitude l'impuissance de l'homme à gouverner et réduire ses affections ; soumis aux affections, en effet, l'homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette Partie, d'expliquer cet état par sa cause et de montrer, en outre, ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les affections. Avant de commencer, toutefois, il convient de présenter quelques observations préliminaires sur la perfection et l'imperfection et sur le bien et le mal.
Qui a résolu de faire une chose et l'a parfaite, son œuvre est parfaite, non seulement à l'en croire, mais au jugement de quiconque sait droitement ou croit savoir la pensée de l'Auteur et son but. Si, par exemple, on voit une œuvre (que je suppose n'être pas achevée) et si l'on sait que le but de l'Auteur est d'édifier une maison, on dira que la maison est imparfaite, et parfaite au contraire sitôt qu'on la verra portée au point d'achèvement que son Auteur avait résolu de lui faire atteindre. Mais, si l'on voit une œuvre sans avoir jamais vu rien de semblable et qu'on ignore la pensée de l'artisan, certes on ne pourra savoir si elle est parfaite ou imparfaite. Telle paraît être la première signification de ces vocables. Quand, toutefois, les hommes eurent commencé de former des idées générales et de se représenter par la pensée des modèles de maisons, d'édifices, de tours, etc., comme aussi de préférer certains modèles à d'autres, il est advenu que chacun appela parfait ce qu'il voyait s'accorder avec l'idée générale formée par lui des choses de même sorte, et imparfait au contraire ce qu'il voyait qui était moins conforme au modèle conçu par lui, encore que l'artisan eût entièrement exécuté son propre dessein. Il ne paraît pas qu'il y ait d'autre raison pourquoi l'on nomme parfaites ou imparfaites les choses de la nature, c'est-à-dire non faites par la main de l'homme ; les hommes, en effet, ont accoutumé de former tant des choses naturelles que des produits de leur art propre, des idées générales, qu'ils tiennent pour des modèles ; ils croient que la Nature y a égard (suivant leur opinion elle n'agit jamais que pour une fin) et se les propose comme modèles. Lors donc qu'ils voient se faire, dans la Nature, quelque chose de peu conforme au modèle par eux conçu pour une chose de même sorte, ils croient que la Nature elle-même s'est trouvée en défaut ou a péché, et qu'elle a laissé imparfaite son œuvre. Ainsi voyons-nous les hommes appeler coutumièrement parfaites ou imparfaites les choses naturelles, plus en vertu d'un préjugé que par une vraie connaissance de ces choses. Nous l'avons montré en effet dans l'Appendice de la Première Partie, la Nature n'agit pas pour une fin ; cet être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu'il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi, nous l'avons fait voir (Prop. 16, p. I), par laquelle il agit. Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu, ou la Nature, agit et pourquoi il existe est une et toujours la même. N'existant pour aucune fin, il n'agit donc aussi pour aucune ; et comme son existence, son action aussi n'a ni principe, ni fin. (Ce qu'on appelle cause finale n'est d'ailleurs rien que l'appétit humain en tant qu'il est considéré comme le principe ou la cause primitive d'une chose. Quand, par exempte, nous disons que l'habitation a été la cause finale de tette ou telle maison, certes nous n'entendons rien d'autre sinon qu'un homme, ayant imaginé les avantages de la vie de maison, a eu l'appétit de construire une maison. L'habitation donc, en tant qu'elle est considérée comme une cause finale, n'est rien de plus qu'un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première, parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, je l'ai dit souvent, conscients de leurs actions et appétits, mais ignorants des causes par où ils sont déterminés à appéter quelque chose. Pour ce qu'on dit vulgairement, que la Nature est en défaut ou pèche parfois et produit des choses imparfaites, je le range au nombre des propos que j'ai examinés dans l'Appendice de la Première Partie. La perfection donc et l'imperfection ne sont en réalité que des modes de penser, je veux dire des notions que nous avons accoutumé de forger parce que nous comparons entre eux les individus de même espèce ou de même genre ; à cause de quoi, j'ai dit plus haut (Défin. 6, p. II) que par perfection et réalité j'entendais la même chose. Nous avons coutume en effet de ramener tous les individus de la Nature à un genre unique appelé généralissime, autrement dit, à la notion de l'être qui appartient à tous les individus de la Nature absolument. En tant donc que nous ramenons les individus de la Nature à ce genre et les comparons entre eux, et dans la mesure où nous trouvons que les uns ont plus d'entité ou de réalité que les autres, nous disons qu'ils sont plus parfaits les uns que les autres, et en tant que nous leur attribuons quelque chose qui, telle une limite, une fin, une impuissance, enveloppe une négation, nous les appelons imparfaits, parce qu'ils n'affectent pas notre âme pareillement à ceux que nous appelons parfaits, et non parce qu'il leur manque quelque chose qui leur appartienne ou que la Nature ait péché. Rien en effet n'appartient à la nature d'une chose, sinon ce qui suit de la nécessité de la nature d'une cause efficiente, et tout ce qui suit de la nécessité de la nature d'une cause efficiente arrive nécessairement.
Quant au bon et au mauvais, ils n'indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Une seule et même chose peut être dans le même temps bonne et mauvaise et aussi indifférente, Par exemple la Musique est bonne pour le Mélancolique, mauvaise pour l'Affligé ; pour le Sourd, elle n'est ni bonne ni mauvaise. Bien qu'il en soit ainsi, cependant il nous faut conserver ces vocables. Désirant en effet former une idée de l'homme qui soit, comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux, il nous sera utile de conserver ces vocables dans le sens que j'ai dit. J'entendrai donc par bon dans ce qui va suivre, ce que nous savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude qui nous empêche de reproduire ce modèle. Nous dirons, en outre, les hommes plus ou moins parfaits, suivant qu'ils se rapprocheront plus ou moins de ce même modèle. Il faut l'observer avant tout en effet, si je dis que quelqu'un passe d'une moindre à une plus grande perfection, ou inversement, je n'entends point par là que d'une essence ou forme il se mue en une autre. Un cheval, par exemple, est détruit aussi bien s'il se mue en homme que s'il se mue en insecte ; c'est sa puissance d'agir, en tant qu'elle est ce qu'on entend par sa nature, que nous concevons comme accrue ou diminuée. Par perfection en général enfin j'entendrai, comme je l'ai dit, la réalité, c'est-à-dire l'essence d'une chose quelconque en tant qu'elle existe et produit quelque effet en une certaine manière, n'ayant nul égard à sa durée. Nulle chose singulière en effet ne peut être dite plus parfaite, pour la raison qu'elle a persévéré plus longtemps dans l'existence ; car la durée des choses ne peut être déterminée par leur essence, puisque l'essence des choses n'enveloppe aucun temps certain et déterminé d'existence, mais une chose quelconque, qu'elle soit plus ou moins parfaite, pourra persévérer toujours dans l'existence avec la même force par quoi elle a commencé d'exister, de sorte que toutes sont égales en cela.
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la perfection
(Préface de la quatrième partie)
Les affects étant ce qu'ils sont et leurs causes relevant du déterminisme, comment peut-on les maîtriser et d'abord comment peut-on être impuissant à les maîtriser ? Telle est la question qui va être réglée par la quatrième partie de l'Ethique. Mais pour bien s'entendre et ne pas commettre de contresens à son sujet il est nécessaire de tirer clairement quelques conséquences des développements précédents. La présente Préface davantage qu'une ouverture de la quatrième partie est une conclusion de la troisième, et à ce titre ouvre autant la cinquième que la quatrième. Il faut encore remarquer que son contenu est tout entier coordonné à l'Appendice de la première partie, qui détruisait la notion de fin et qui en tirait l'idée de la relativité des notions de bien et de mal. C'est donc très logiquement que leur sont maintenant substituées celles de perfection et d'imperfection, lesquelles ont fait l'objet de la définition VI de la deuxième partie du livre. Il n'est par conséquent pas douteux que cette Préface soit au carrefour de toutes les préoccupations de l'auteur et au centre de sa philosophie. Elle est en outre remarquable par l'absence de toute référence à Descartes. En effet tandis que les Préfaces de la troisième et de la cinquième parties sont consacrées à la polémique contre les Passions de l'âme, c'est spécifiquement à l'élaboration des concepts de sa propre philosophie que Spinoza consacre ces quelques pages. Or derrière les concepts de perfection et d'imperfection, il n'y a finalement que celui d'être, par lequel l'Ethique avait commencé.
Ce texte est tellement liée au livre précédent qu'on y retrouve en écho la même citation d'Ovide rencontrée dans le scolie de sa proposition II. Quoique je voie ce qui est bon, je fais ce qui est mauvais. La répétition des termes n'est pourtant pas une simple réitération du sens. Dans sa première occurrence le vers du poète latin était employé à signifier le vide de la notion de volonté et à mettre en évidence le déterminisme qui règne dans les affects. Bien que ceci reste non seulement vrai, mais indispensable pour comprendre sa seconde occurrence, il faut cependant aller maintenant jusqu'à l'idée de la contrainte exercée sur la nature d'une chose quelconque, comme sur celle de l'homme en particulier. Entre les idées de perfection et d'imperfection, qui font l'objet de la suite de la Préface, et celle de servitude, qui est l'objet de son premier paragraphe autant que de la quatrième partie tout entière, le lien est donné par la définition VII de la première partie : " Est dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à agir ; et nécessaire ou plutôt contrainte, coacta, celle qu'autre chose détermine à exister et à opérer d'une façon précise et déterminée ". Sans préjuger encore de ce qu'est la nature d'une chose, ce qui sera éclairci par la suite de cette Préface, on peut d'ores et déjà dire ici que l'homme qui fait ce qui est mauvais quoiqu'il voie ce qui est bon, le fait parce qu'il y est contraint, coactus. Il ne s'agit néanmoins pas de la soumission de sa volonté à une autre, celle de quelqu'un qui aurait la force de le soumettre à la sienne. Ou plutôt un semblable cas de figure ne serait qu'une illustration particulière d'une situation beaucoup plus générale. En effet dès lors qu'on a compris que les prétendues volontés n'étaient que des volitions, c'est à dire la traduction mentale d'un déterminisme agissant sur les appétits, le conflit entre deux volontés n'est plus qu'un cas particulier de l'action faite par la chose, ou commise par l'homme, contre sa propre nature. Dans cette perspective il peut très bien avoir conscience de ce qui est bon pour lui et faire ce qui est mauvais pour lui.
Bon pour lui ou mauvais pour lui, ces termes ne sont pas l'expression d'une doctrine relativiste, qui admettrait qu'il n'y a rien qui puisse être défini absolument bon, et que chacun prend pour boussole de ses actes ses propres sensations. Cet empirisme est totalement étranger à la philosophie spinoziste. Cette expression doit se comprendre dans une lutte non contre une définition universelle du bien, mais contre le finalisme, qui prétend en trouver la définition universelle dans la volonté d'un dieu transcendant. Il n'y a donc pas un bien pour l'un, qui serait différent voire opposé à ce qui serait un bien pour l'autre. Mais la référence au bien ne peut se faire que dans une référence à la nature de chacun, qui est d'abord celle de l'homme. Le bien renvoie à quelque chose qui est inhérent à la nature de l'homme. Or dans l'impuissance où il est, le plus souvent, à modérer et à contenir, coercendis, ses affects, ce n'est pas à sa nature qu'il obéit, mais aux circonstances, fortuna. Le hasard le ballotte de gauche à droite et, bien qu'il puisse savoir ce qu'exige sa propre perfection, il arrive qu'il fasse le contraire. Médée sait très bien qu'elle a tort de faire prévaloir l'amour qu'elle ressent pour Jason sur l'obéissance qu'elle doit à son père le roi, qu'elle a tort d'aider celui qui vient de débarquer à s'emparer de la toison d'or contre la loi de son pays. Mais elle est totalement impuissante à s'opposer à sa passion naissante et, les vannes leur étant ouvertes, des torrents de crimes abominables vont l'emporter : elle va trahir son père et livrer la toison d'or à l'étranger, assassiner son frère et le couper en morceaux, s'enfuir avec le bel inconnu, en attendant d'autres scélératesses, dont ne parle pas Ovide, mais qui sont présentes à l'esprit de ses lecteurs, qui connaissent la tragédie d'Euripide. Dans la conception commune des Anciens la passion est un mouvement qui conduit au pire, deteriora, et la morale exige son anéantissement. Sans doute n'ont-ils pas d'autre alternative, parce qu'ils en ignorent le mécanisme. Aussi n'est-ce pas en vain que l'Ethique l'a expliqué : elle va pouvoir à présent indiquer par quels moyens il est possible non d'anéantir mais de modérer et de contenir ses affects, comment il est possible à l'homme de vivre sous sa propre autorité.
Descartes pour sa part, bien qu'il reconnaisse qu' " En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre " (Lettre à Mesland du 09/02/1645, Pléiade, p. 1177 ; A-T, p. 173), en retenant ce calcul ne fait que subordonner un bien plus petit à un bien plus grand. Il n'en demeure pas moins persuadé que celui qui connaît le bien doit, sans tout à fait l'avoir oublié, ne plus le voir clairement pour faire le mal : " omnis peccans est ignorans " (Lettre à Mesland du 02/05/1644, Pléiade, p. 1166 ; A-T, IV, p. 117). Autrement dit la référence de l'homme vertueux comme de l'homme vicieux reste le " bien connu ", c'est à dire défini par une intervention transcendante. La définition du bien n'est pas rapportée à la nature de l'homme, mais à la volonté divine. La même référence à Ovide a donc dans l'Ethique une fonction polémique. Premièrement voir le bien n'est pas être mis au courant d'une loi supérieure, mais comprendre en quoi je gagne en perfection. Deuxièmement je peux faire le mal, quoique je voie le bien, parce que les voies par lesquelles je peux maîtriser mes passions me sont inconnues. Spinoza est en revanche beaucoup plus proche de Platon. Celui-ci dans Gorgias explique : " Le méchant, agissant mal, est misérable " (507c). La raison pour laquelle nul ne peut vouloir le mal est que nul ne peut vouloir son propre malheur ; ce n'est pas quelque loi émanant d'un arbitraire, fût-il divin. Car ce malheur n'est nullement la rémunération après coup du mal qui a été commis ; il est une nécessité indissociable du mal, il est l'expression de sa loi interne. Si nul n'est méchant volontairement, " qu'on n'est jamais injuste volontairement et que ceux qui font le mal le font toujours malgré eux " (509e), c'est parce que chacun, se consultant lui-même, dispose pour se diriger de l'indice de son propre bonheur et de son propre malheur : ils sont contenus dans ses actes. Et cependant il ne sait pas pour autant mieux que Calliclès se garder de ses passions.
Est libre l'homme dont les actes ne sont pas contraints par ses propres affects et qui par suite fait ce qu'exige sa propre perfection. Il faut impérativement comprendre ce que signifie ce dernier mot. Dans ce but il est nécessaire de partir de l'usage qui en est fait. On dit vulgairement qu'une maison, par exemple, est plus parfaite qu'une autre. Ce peut être d'abord en raison de son achèvement. Et en effet les deux mots perfection et achèvement sont synonymes. Là où on ne commence à payer des impôts fonciers que sur des constructions achevées, l'usage fréquent de ceux qui ne veulent pas payer cet impôt est de ne pas mener la construction à son terme. Ainsi ils ne l'édifient pas jusqu'à son dernier étage, laissant le dernier niveau du chantier se hérisser de piliers de béton armé aux ferrailles rouillées bien évidentes, pour manifester qu'il reste encore à construire. Ce qui n'empêche pas d'habiter les niveaux inférieurs et même de les aménager coquettement. Mais enfin personne ne saurait prétendre qu'une telle maison est plus parfaite que celle qui a été entièrement construite. Car personne ne peut croire que quiconque ait pour but de ne pas finir sa maison. Par ailleurs même si elle est achevée elle peut néanmoins aussi être dite moins parfaite qu'une autre dans la mesure où ses portes ne ferment pas, où ses fenêtres ne sont pas jointives, où sa toiture n'est pas étanche, où ses murs se lézardent, où son sol n'est pas horizontal. La raison en est la même que précédemment : personne ne peut croire qu'un tel état la rende conforme au but recherché. L'usage mesure la perfection d'une chose à sa fin identifiée. Evidemment un problème se pose si l'on n'identifie pas la fin poursuivie par l'auteur de la chose, ou si elle est mal identifiée. Si pour la première fois un sauvage voit un lit, il n'a évidemment aucune idée de sa fin et il ne peut dire s'il est plus ou moins parfait qu'un autre. Il est possible de le tromper et de le réjouir du cadeau d'un lit trop petit ou même d'un simple sommier sur lequel il n'y aurait aucun matelas. Une telle ignorance dure peu. Mais la subjectivité dans l'idée qu'on se fait de la fin à laquelle répond une chose pose le même problème que son ignorance. Il y a beaucoup de prétention à juger une chose parfaite ou imparfaite sur l'idée personnelle qu'on se fait de ce qu'elle doit être. Or effectivement on en juge souvent non sur la fin poursuivie par l'auteur, mais sur celle qu'on poursuivrait soi-même. Certes une maison est faite pour être habitée et un lit pour qu'on s'y couche. Toutefois j'ai vu à Lambaréné, dans une chambre de l'hôpital Schweitzer, une personne couchée sous son lit, préférant le confort de la terre battue à celui du matelas. L'idée qu'on se fait du confort nécessaire pour dormir est subjective, même si son critère est plus culturel que personnel. Les hommes se forment ainsi des modèles très critiquables de ce que doivent être les maisons. C'est pourquoi les noms donnés à certaines d'entre elles manifestent leur incompréhension de la fin poursuivie par leur auteur.
Ainsi les palais baroques et les églises baroques portent-ils ce nom par mépris et, en l'occurrence, par méprise sur leur fin. D'après une étymologie peut-être fantaisiste mais significative depuis le temps qu'elle est alléguée, baroque dériverait de barroco, qui désignerait en portugais quelque chose (une perle, paraît-il, pour commencer) d'irrégulier, c'est à dire qui serait fait en dépit des règles, voire contre elles. Manifestement les seules règles auxquelles on puisse reprocher à l'architecture baroque de n'être pas conforme, sont celles de l'architecture de la Renaissance ! Du point de vue des classiques jamais une construction italienne du XVIIe siècle ne pourra être parfaite. C'est bien la seule raison pour laquelle les aménagements du palais du Louvre proposés à Louis XIV par Gian Lorenzo Bernini ont été poliment refusés. Devant une critique telle que celle de Marc-Antoine Laugier, dans son Essai sur l'architecture publié en 1755, ne trouveront grâce ni la colonnade de Saint Pierre, ni la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria, ni Sant Andrea del Quirinale, toutes choses contemporaines du philosophe néerlandais à défaut d'être connues de lui. Cette manière de s'ériger en juge de ce qu'on ne comprend pas est assurément ridicule. Mais quelle est alors la bonne manière de juger de la perfection d'une chose quelconque ? Si étendue que soit l'expérience sur laquelle on le fonde, aucun modèle ne saurait prétendre à l'universalité. Il ne peut être que l'abstraction issue de ce qui est familier. Les hommes projettent leurs propres fins subjectives sur les œuvres des autres.
Or ils projettent aussi bien sur la nature leur propre mode d'action qui est d'agir en vue de fins. Ils croient que la nature n'agit jamais qu'à cause d'une certaine fin. C'est un anthropomorphisme, qui a fait l'objet de l'Appendice de la première partie. Il les conduit à l'idée absurde que ce qui n'est pas conforme à leur goût constituerait un échec de la nature. Ce jugement est d'autant plus ridicule que ce qui est tenu pour un défaut pourrait bien assez souvent répondre à une loi mathématique un peu difficile à découvrir. Que dira de la molécule d'un cristal celui qui ne connaît que le cercle ou le triangle ? Toutefois ce qu'il faut comprendre ce n'est pas que nos pauvres lumières sont incapables de pénétrer les desseins de la nature. Il faut comprendre que la nature agit non en fonction de desseins mais de ses propres lois nécessaires, qui ne sont rien d'autre que son être même. La nature, c'est à dire dieu, deus seu natura, n'existe pas sans agir. En elle exister et agir sont une seule et même chose. On ne saurait la penser sans mouvement. Celui-ci ne lui est pas inspiré du dehors, comme la vie aurait été insufflée par Yahweh dans les trous de nez d'un Adam de glaise. Il faut donc renverser complètement l'idée qu'on se fait de la cause pour laquelle se font les choses et concevoir par conséquent leur perfection autrement que comme leur conformité à un modèle. Les choses existent non par une cause finale, mais par une cause efficiente. La cause finale n'est relative qu'à l'imagination des hommes et ne reflète réellement que leurs appétits qui, concernant les choses qu'ils produisent eux-mêmes, sont effectivement efficients. Tandis que la cause efficiente est l'Explication rationnelle des choses. Il n'y a par suite dans la nature aucune chose qui serait imparfaite en ce sens qu'elle ne réaliserait pas d'une manière achevée les desseins de la nature. Par contre il est possible de parler de perfection et d'imperfection en un autre sens.
Pour y parvenir il faut toutefois au préalable se demander ce qu'est la nature d'une chose. Nihil enim naturae alicujus rei competit, nisi id, quod ex necessitate naturae causae efficientis sequitur. Certes ce qui appartient à la nature d'une chose se fait nécessairement, c'est sur quoi insiste la Préface. Mais en quelques mots elle a dit en même temps autre chose. La nature d'une chose réside dans ce qui dérive nécessairement de sa cause efficiente. A bien y penser, une telle définition de la nature d'une chose est une conséquence logique de l'unicité de la substance. Il n'y a qu'une seule substance : la nature elle-même. Tout ce qui est dans la nature n'est par contre qu'un mode ou une affection de la substance. Contrairement à ce que prétendent les théologiens, et avec eux Descartes, les hommes ne sont pas plus des substances qu'ils ne sont créés. Cela trouve maintenant sa conséquence : la nature d'une chose qui n'est pas une substance ne se trouve pas dans cette chose, mais en dehors d'elle. Assurément elle ne se trouve pas n'importe où en dehors d'elle : la nature de l'homme ne se trouve pas dans le cheval, ni celle du cheval dans l'homme. Si l'un devait passer dans l'autre il serait purement et simplement détruit. Mais ce n'est pas dans son rapport avec une autre chose quelconque que se trouve sa nature, c'est dans son rapport avec sa cause efficiente. L'alternative est en effet la suivante. Ou bien la nature de l'homme est fixée par un décret divin, qu'on croit deviner ou traduire en disant que l'homme est un animal raisonnable, ou un animal politique, ou un animal qui rit, ou un animal qui se tient debout, ou un bipède sans plumes, etc. (cf. scolie 1 de la proposition XL de la deuxième partie), toutes définitions purement subjectives parce qu'elles ignorent l'ordre de la nature ; ou bien, parce qu'on prend sérieusement connaissance de l'ordre de la nature, on définit l'homme par ce qui dans l'ordre de la nature est susceptible à la fois de le déterminer à exister et de le faire concevoir, c'est à dire par sa cause efficiente.
Il ne m'appartient pas plus qu'à l'auteur de rechercher ce qu'est la cause efficiente de l'homme et il n'appartient pas davantage à la philosophie de rechercher ce qu'est la cause efficiente du cheval. La deuxième partie de l'Ethique cependant a fourni à la suite de sa proposition XIII un gros travail pour mettre sur la voie d'une telle connaissance. Elle ne permet pas de définir d'une phrase la nature de l'homme. Mais elle montre que " le corps humain est affecté par les corps extérieurs d'un très grand nombre de manières (...) et qu'il peut disposer les corps extérieurs d'un très grand nombre de manières " (postulats III et VI). Jusqu'à plus ample informé, parce que " le corps humain est composé d'un très grand nombre d'individus de nature diverse, dont chacun est très composé " (postulat I de la deuxième partie), il est parmi ceux dont la nature est la plus complexe et la plus riche. Il a manifestement plus de réalité ou d'être que beaucoup d'autres choses de la nature. C'est là que se trouve le seul sens qu'il faille donner au mot perfection. La perfection se mesure à la complexité et à la richesse des perceptions dont un corps est capable (proposition XIV de la deuxième partie) et par conséquent des actions qui sont en son pouvoir (postulat I de la troisième partie). A ce propos deux remarques sont nécessaires, dont la première achève d'expliquer ce qu'est la nature d'une chose et dont la seconde achève d'expliquer ce qu'est une plus ou moins grande perfection. Une chose de la nature, premièrement, n'est ce qu'elle est que par les relations qu'elle entretient avec celles qui peuvent l'affecter. Sous une apparence mécaniste très restrictive et par là choquante, c'est un mode de penser très original qui apparaît ici. La philosophie spinoziste renonce à concevoir les choses et l'homme lui-même comme des substances. Les choses ne sont pas ce qu'elles sont par quelque nature enfermée en elles de droit divin, mais par leurs rapports avec les autres choses. Elle ne réduit en outre pas ces choses à ce que la mécanique appelle une cause, car c'est en effet un très grand nombre de choses qui affectent le corps humain. La nature de l'homme est donc dans un très grand nombre de relations. Ce mode de penser est déjà dialectique et ouvre la voie à la sixième thèse de Marx sur Feuerbach : " das menschliche Wesen ist kein dem einzelnen Individuum inwohnendes Abstraktum. In seiner Wirklichkeit es ist das Ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse ". L'essence de l'homme n'est pas une abstraction appartenant à l'individu solitaire. L'ensemble des rapports sociaux constitue sa réalité. C'est à cette référence qu'il faut mesurer son audace.
Secondement c'est par là qu'il faut expliquer ce que signifient plus parfait et moins parfait. Une chose n'est pas éternellement identique à elle-même. Les relations dans lesquelles elle entre n'ont pas de permanence. Elle est, par conséquent, plus parfaite si les relations dans lesquelles elle entre sont plus complexes et plus riches, elles est moins parfaite si ces relations sont elles-mêmes moins complexes et moins riches. Par là une comparaison est possible entre deux états successifs de la même chose ou entre deux choses quelconques. Elle est possible en particulier entre deux choses que nous renvoyons au même modèle, entre deux hommes par exemple. La comparaison entre l'homme et le cheval n'a guère d'intérêt. Elle permet d'affirmer que l'homme a des capacités que le cheval n'a pas, cependant aussi que le cheval a des capacités que l'homme n'a pas. Mais on ne va pas demander au cheval la perfection de l'homme ; et comme il est dit ailleurs, " l'homme n'a que faire de la perfection du cheval ". La comparaison qui a de l'intérêt, parce qu'elle a seule une portée éthique, est celle de l'homme à l'homme, soit de l'un à l'autre, soit du même au même en deux moments successifs. Il est légitime de se proposer un modèle, un type, exemplar, de nature humaine. Dès lors qu'on cesse de le définir abstraitement et arbitrairement et que le plus et le moins sont déterminés par la capacité de percevoir et d'agir, l'éthique dispose d'un critère objectif. Per realitatem et perfectionem idem intelligo (deuxième partie, définition VI). Une chose a plus ou moins d'être ou de réalité, et c'est cela qui constitue son plus ou moins de perfection. Il ne peut pas être éthique de se satisfaire de moins d'être qu'on en peut avoir. Il ne peut pas être éthique de se complaire dans un état qui enveloppe une négation, une limite, une fin, une impuissance. Par là se détermine ce qu'il est légitime d'appeler le bon et le mauvais. Il faut conserver un usage de ces vocables, même si vulgairement ils sont entendus d'une manière toute subjective. En effet les hommes appellent bon ce qui leur est utile et mauvais ce qui leur est nuisible (cf. Appendice de la première partie). Cela conduit à des absurdités, comme il est montré ici à propos de la musique. Car si l'un affirme que ce qui est bon c'est Beethoven et Chopin et que le reste est mauvais, le second affirme que ce qui est bon c'est Boulez et Ligeti et que le reste est mauvais, tandis qu'un troisième affirme que ce qui est bon c'est les Beatles et Noir désir et que le reste est mauvais.
Il faut donc redéfinir le bon et le mauvais. Est bon ce qui constitue un moyen d'accéder à la perfection de la nature humaine ; est mauvais ce qui au contraire y fait obstacle. Là-dessus il ne règne aucun mystère. La troisième partie de l'Ethique en effet a précédemment expliqué 1° " Le désir est l'essence même de l'homme, en tant qu'on la conçoit comme déterminée, par suite d'une quelconque affection d'elle-même, à faire quelque chose " ; 2° " La joie est le passage d'une moindre perfection à une plus grande " ; 3° " L'amour est une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure " (définitions des affects I, II et VI). Ce qui a une valeur éthique se désigne lui-même en ce qu'il est une réponse à un désir et qu'à ce titre il procure de la joie. " Parmi tous les affects qui se rapportent à l'esprit en tant qu'il agit, il n'en est point qui ne se rapportent à la joie ou bien au désir " (proposition LIX et dernière de la troisième partie). La joie est l'indice de l'acte qui conduit à une plus grande perfection ; elle n'est cependant pas en elle-même le but éthique. Celui-ci est de développer sa puissance d'agir, ce qui n'est rien d'autre que la vertu. " Par vertu et puissance j'entends la même chose, c'est à dire que la vertu en tant qu'elle se rapporte à l'homme est l'essence même ou nature de l'homme, en tant qu'il a le pouvoir de faire certaines choses, qui peuvent se comprendre par les seules lois de sa nature " (définition VIII, ci-après). La nature ou essence de l'homme est dans ce qu'il a le pouvoir de faire, et sa vertu ou puissance est de le faire.
Cela implique que contrairement à ce qu'on dit vulgairement une chose n'est pas d'autant plus parfaite qu'elle dure plus longtemps. Lorsqu'on juge de toute chose par référence à l'activité artisanale, où l'on dit qu'une maison est plus parfaite qu'une autre parce qu'elle dure plus longtemps, par exemple que pour cette raison une maison de pierre, qui dure des siècles, est plus parfaite qu'une maison préfabriquée, qui ne dure que quelques quinze ou vingt ans, on assimile à toute chose de la nature la règle selon laquelle quod cito fit cito perit (cf. première partie, scolie de la proposition XII). Cependant on peut comprendre qu'une autre règle s'impose lorsqu'on prend en considération non pas ce qu'une intervention artisanale met dans une chose qu'elle produit de toutes pièces, mais ce qui se fait en fonction des lois de la nature. Dans ce contexte-là la perfection n'a rien à voir avec la durée. Le complice d'un crime contre l'humanité peut bien vivre jusqu'à quatre-vingt-dix ans, tandis que les victimes de ce crime n'auront vécu que jusqu'à l'âge de sept ans ou de vingt ans, il est bien clair que ce ne peut nullement être sur ce critère qu'on jugera de leur vertu respective, c'est à dire de leur perfection. La durée d'une chose quelconque est entièrement indépendante de son essence. Elle est sans rapport avec elle. Relativement à elle, elle est accidentelle. Ce sont en effet des rencontres de causes extérieures qui la font cesser d'exister. Au contraire, pour ce qui est de sa force intérieure, la même puissance qui la fait être ce qu'elle est la fait aussi commencer d'exister et toujours persévérer dans l'existence. Toute chose persévère dans l'existence du seul fait qu'elle est. Les propositions VI, VII et VIII de la troisième partie ont exposé ce qu'est cet effort, qui appartient à toutes choses, lesquelles de ce fait et sous ce point de vue sont égales. |
Sommaire
Quatrième partie, Proposition XVIII, Scolie
J'ai expliqué dans ce petit nombre de propositions les causes de l'impuissance et de l'inconstance de l'homme et pourquoi les hommes n'observent pas les préceptes de la Raison. Il me reste à montrer ce que la Raison nous prescrit et quelles affections s'accordent avec les règles de la Raison humaine, quelles leur sont contraires. Avant, toutefois, de commencer à le démontrer suivant l'ordre prolixe des Géomètres que j'ai adopté, il convient ici de faire d'abord connaître brièvement ces commandements de la Raison, afin qu'il soit plus aisé à chacun de percevoir mon sentiment. Comme la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s'aime lui-même, cherche l'utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, appète tout ce qui conduit réellement l'homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s'efforce de conserver son être, autant qu'il est en lui. Et cela est vrai aussi nécessairement qu'il est vrai que le tout est plus grand que la partie (voir Prop. 4, p. III). Ensuite, puisque la vertu (Déf. 8) ne consiste en rien d'autre qu'à agir suivant les lois de sa nature propre, et que personne ne peut conserver son être (Prop. 7, p. III) sinon suivant les lois de sa nature propre, il suit de là : 1° Que le principe de la vertu est l'effort même pour conserver l'être propre et que la félicité consiste en ce que l'homme peut conserver son être ; 2° Que la vertu doit être appétée pour elle-même, et qu'il n'existe aucune chose valant mieux qu'elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait être appétée ; 3° Enfin que ceux qui se donnent la mort, ont l’âme frappée d'impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature. Il suit, en outre, du Postulat 4, Partie II, qu'il nous est toujours impossible de faire que nous n'ayons besoin d'aucune chose extérieure à nous pour conserver notre être, et vivions sans commerce avec les choses extérieures ; si d'ailleurs nous avons égard à notre âme, certes notre entendement serait plus imparfait si l’âme était seule et qu'elle ne connût rien en dehors d'elle-même. Il y a donc hors de nous beaucoup de choses qui nous sont utiles et que, pour cette raison, il nous faut appéter. Parmi elles la pensée n'en peut inventer de meilleures que celles qui s'accordent entièrement avec notre nature. Car si, par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l'un à l'autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l'homme que l'homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s'accorder tous en toutes choses de façon que les âmes et les Corps de tous composent en quelque sorte une seule âme et un seul Corps, de s'efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l'utilité commune à tous ; d'où suit que les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c'est-à-dire ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la Raison, n'appètent rien pour eux-mêmes qu'ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes.
Tels sont les commandements de la Raison que je m'étais proposé de faire connaître ici en peu de mots avant de commencer à les démontrer dans l'ordre avec plus de prolixité, et mon motif pour le faire a été d'attirer, s'il est possible, l'attention de ceux qui croient que ce principe : chacun est tenu de chercher ce qui lui est utile, est l'origine de l'immoralité, non de la vertu et de la moralité. Après avoir montré brièvement que c'est tout le contraire, je continue à le démontrer par la même voie que nous avons suivie jusqu'ici dans notre marche.
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la vertu
(Scolie de la proposition XVIII de la quatrième partie)
Afin que chacun perçoive plus aisément ce qu'il pense, Spinoza va déployer par anticipation dans ce scolie le sens de la quatrième partie de l'Ethique. C'est assurément le rôle de toute remarque dans cette œuvre que d'exprimer les arrière-plans de sa philosophie, qui sont seulement implicites dans ses démonstrations. En ce sens son présent scolie ne déroge pas à la règle. Il est cependant remarquable qu'en cet endroit il ait ressenti exceptionnellement le besoin d'intervenir à l'avance pour éviter les contresens sur sa doctrine proprement éthique. C'est qu'en effet la méprise est facile et le risque d'être accusé d'utilitarisme tout à fait évident. Ce qu'on tient pour utile peut être déterminé de deux manières différentes. Ou bien dans une perspective empiriste, telle que celle qui est exprimée par le célébrissime axiome de Protagoras, que " l'homme est la mesure de toute chose ", il renvoie aux affections subjectives et à l'intérêt privé. Ou bien, et c'est ainsi qu'il faut l'entendre ici, il est relatif à un être et à sa perfection, qui n'appartiennent pas à l'individu mais à une essence très générale. La fonction de la notion d'utile dans l'un et l'autre cas est bien de permettre à l'éthique d'échapper à toute définition transcendante du bien. " La connaissance du bien et du mal n'est rien d'autre que l'affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients ", dit la proposition VIII. Cependant tandis que dans le premier elle verse dans le sordide du froid calcul égoïste, dans l'autre elle tourne vers l'amour du prochain. Sur le plan éthique cette philosophie n'est donc pas seulement l'adversaire des théologiens, elle est tout autant celui des utilitaristes. C'est exactement ce dont cette page souhaite donner l'avertissement.
Le scolie est fortement structuré et indique lisiblement un plan. S'il n'est pas celui que dictera l'ordre géométrique dans les développements suivants jusqu'à la proposition XXXVII, dont le scolie 1 procédera à une récapitulation, il a l'avantage d'articuler clairement entre elles les thèses de la doctrine proprement éthique de cette philosophie. La première élabore le lien entre nature, raison et utile ; la seconde le lien entre utile, vertu et bonheur ; la troisième le lien entre bonheur, liberté et cité.
La première thèse est donc que la recherche de l'utile n'est dictée par rien d'autre que la demande de la raison. Ce scolie déclare que son rôle est de montrer ce que commande la raison. Il y a là un propos apparemment anodin, qui consisterait à dire que la conduite est vertueuse lorsqu'elle est dictée par la raison et non par les passions ou les appétits. La condamnation de ceux-ci ou de celles-là est un lieu commun des moralistes. Tous peuvent être d'accord là-dessus. Mais la difficulté commence lorsqu'on veut savoir ce qu'est la raison. Les uns vont faire de la raison une faculté, c'est à dire un don, glissé en l'homme par Qui de droit. Par voie de conséquence on y trouverait des notions primitives, ou idées innées, ou concepts purs, extérieurs, antérieurs et supérieurs à l'enseignement tiré par les hommes de leur rapport avec la nature. C'est sans cet enseignement et, s'il le faut, contre lui que la raison dicterait sa loi. Les autres vont au contraire, et peut-être en réaction aux précédents, faire de la raison, contre toute transcendance, le simple résultat conceptualisé, abstrait, du rapport vécu des hommes avec la nature. Il est évident qu'aucun conflit ne peut surgir entre la raison et la nature telles qu'elles sont conçues dans cette perspective. Ce n'est pourtant pas celle de la philosophie spinoziste. Car le conflit n'y existe pas moins : s'il n'oppose pas la raison à la nature, il oppose l'homme à l'homme, et c'est pourquoi Hobbes après Plaute ont dit : homo homini lupus. Car chacun voit l'enseignement de la nature d'après sa propre expérience. Autrement dit et en termes spinozistes, il conçoit les choses selon l'ordre des affections de son corps. Aussi n'est-ce pas la raison qui lui dicte sa conduite, mais son imagination et ce qu'il croit lui être utile n'est jamais qu'un intérêt compris étroitement et à court terme. La même incapacité de comprendre que le soleil n'est pas à deux cents pieds fait que l'homme qui est conduit par l'imagination ne comprend pas non plus que, désirant accroître son bonheur au détriment de celui d'autrui, primo sa volition est déterminée par des causes qui lui échappent, et secundo il fait son propre malheur.
Ceux qui font de la raison une faculté réalisent par là, imaginairement bien sûr, une abstraction " a priori ", et ceux qui n'y voient qu'un résidu de l'expérience en font une abstraction a posteriori. Entre l'une et l'autre quelle est la différence ? Le scolie 1 de la proposition XL de la deuxième partie a également combattu l'une et l'autre, montrant que les universaux n'étaient que des abstractions, autrement dit des idées générales, des produits de l'imagination. Qu'on prétende en faire une donnée de l'esprit indépendante de l'enseignement de la nature ou qu'à l'opposé on réduise l'enseignement de la nature à des données empiriques, la raison s'en trouve identiquement réduite à une abstraction. Les uns réalisent, chosifient cette abstraction et la placent au-dessus de leur tête, tandis que les autres l'admettent comme abstraction, en tant que telle, et privent l'esprit de toute activité propre. Il faut s'opposer aux premiers comme aux seconds. La raison est la connaissance du deuxième genre, celle que la deuxième partie de l'Ethique constituait comme la voie qui permet d'atteindre le vrai. Elle s'élève au-dessus de l'ordre des affections du corps, pour atteindre l'ordre de la nature. On peut certes se demander ce qui l'en rend capable. La réponse à cette question est dans l'élaboration par les propositions XXXVII, XXXVIII, XXXIX de la deuxième partie, leurs corollaires et le scolie 1 de la proposition XL de ce que sont les notions communes. Elles constituent le cœur et le fondement de la théorie de la connaissance. Il n'est en effet possible de s'élever au-dessus de l'imagination et de former une connaissance rationnelle que parce que les corps quels qu'ils soient, et singulièrement le corps humain, ont des dispositions et des actions qui leur sont communes, communes aussi à leurs parties comme à leur tout. Parce que le corps humain partage avec toutes les choses les propriétés de l'étendue, l'esprit, qui constitue la même réalité que le corps mais conçue sous l'attribut de la pensée, est capable de connaître les choses et de les connaître selon l'ordre de la nature, c'est à dire selon leur essence. Sans entrer dans le détail que fournit le commentaire de la deuxième partie, on peut dire ici que c'est l'élargissement de l'expérience au-delà de ses simples limites empiriques qui permet de franchir ce pas. Aussi l'utile tel que le conçoit la raison est-il bien autre chose que l'utile tel que le croit l'imagination. Ce dernier peut bien éventuellement être dicté par les affections de mon propre corps ; mais le premier ne peut en aucun cas être confondu avec lui, parce que seul il est dicté par la nature. Il faut distinguer l'utile tel qu'il est conçu par l'imagination de l'utile tel qu'il est conçu par la raison, comme il faut distinguer l'ordre des affections du corps de l'ordre selon la nature, l'apparent utile du quod revera utile est.
Et certes la raison commande, parce que la nature commande, de s'aimer soi-même ; mais cela n'a rien à voir avec un principe égoïste : il ne s'agit pas d'amasser des biens pour sa propre consommation aux dépens éventuels de celle des autres, mais de s'efforcer de persévérer dans son être. Il faut concevoir que la nature donne à l'homme, en tant qu'il est un homme, un certain être. Les développements qui suivent la proposition XIII de la deuxième partie ont montré que cet être est particulièrement riche et complexe et, pour reprendre l'exemple qui est utilisé dans le scolie de la proposition XLIX de la même partie, beaucoup plus que ne l'est l'âne. Mais l'enfant, l'idiot ou le dément ne développent pas tout l'être de leur essence, car son déploiement est entravé par quelque cause, passagère ou irréversible peu importe ici, qui les prive donc de leur propre être. C'est à l'inverse le sage qui se donne le plus d'être, qui réalise le mieux ce que la nature lui permet d'être. Il ne faut pas donner d'autre sens à la notion de perfection. " La perfection et l'être c'est la même chose " (définition VI de la deuxième partie). Ainsi la perfection n'est elle nullement la conformité à un modèle tenu pour transcendant, ni l'assimilation à un ordre tenu pour supérieur et en fait venu de l'imagination subjective des théologiens ou des philosophes. Ce n'est pas selon l'imagination que se définit la perfection, mais selon la nature. Ce mot peut donc recevoir un sens objectif. L'homme n'a que faire de la perfection du cheval : il ne serait pas plus parfait s'il courait plus vite, s'il pouvait tirer un char ou s'il hennissait. Par contre il est d'autant plus parfait qu'il met mieux en œuvre les capacités que lui a données la nature, tant celles de son corps que celles de son esprit. Si quelque cause extérieure me rend idiot ou malade, je suis moins parfait que ma nature ne me permet de l'être. La perfection ne saurait donc être recherchée dans une quelconque mutilation ou un reniement de ce que la nature me donne. " Seule assurément une superstition tordue et triste interdit de prendre du plaisir. (...) Aucun dieu, personne d'autre qu'un jaloux, ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine, ne me fait une vertu de mes larmes, de mes sanglots, de ma crainte ni d'autres signes d'impuissance de l'esprit. Au contraire il est nécessaire que nous participions d'autant plus de la nature divine, que la joie dont nous sommes affectés est plus grande et plus grande la perfection à laquelle nous passons. User des choses et y prendre plaisir autant qu'il le peut, (...) est le fait de l'homme sage ", dira un peu plus loin le scolie du corollaire 2 de la proposition XLV. Ce qui est dans son collimateur, c'est donc une conception arbitraire de la perfection, qui aboutit à l'ascétisme, à la macération des sens, à la mortification du corps. Pour arbitraire qu'elle soit, elle appartient aux religions. Il y a autant de crime contre la nature à entraver le développement du corps qu'à s'opposer à celui de l'esprit. Il n'y a pas plus de vertu à s'empêcher de jouir qu'à devenir idiot ou malade.
C'est à la seconde thèse de la doctrine éthique que vient d'aboutir le développement de la première : que la vertu n'est rien d'autre que la recherche de l'utile. Cela s'explicite cependant en trois idées successives bien marquées par le scolie. Premièrement il en découle une définition de la félicité, felicitas. La vertu est dans la recherche du complet déploiement de son être, c'est à dire la recherche de la perfection, à quoi s'identifie l'utile. " Nulle vertu ne peut se concevoir avant l'effort, conatus, pour se conserver soi-même " (proposition XXII). Cet effort suffit à définir la vertu et, du même coup, il suffit à définir le bonheur. Il reste toutefois qu'il y a lieu de distinguer des succès divers dans cette recherche. Si tout homme vertueux s'efforce, et c'est en cela qu'il est vertueux, de persévérer dans son être, il n'y peut parvenir qu'en surmontant deux sortes d'obstacles : d'une part ceux qu'il est en son pouvoir de vaincre et d'autre part ceux qu'il ne lui appartient pas de vaincre. Un homme vertueux peut avoir contre lui ce qu'on appellera vulgairement un mauvais sort : la notion de felicitas implique celle de chance. La contingence des rencontres peut faire que, malgré tout l'effort que je déploie pour persévérer dans mon être, interviennent pour le briser la maladie, les accidents, l'acharnement des méchants contre ma liberté ou contre ma vie. Spinoza lui-même à vingt quatre ans est victime de " l'excommunication, l'expulsion, l'anathème et la malédiction " de la grande synagogue portugaise d'Amsterdam ; il est contraint de quitter sa ville natale et l'hostilité des autorités le condamne ensuite plusieurs fois à changer de résidence, jusqu'à le placer dans une solitude extrême ; c'est un homme de santé fragile ; il meurt à quarante quatre ans. Quantum in se est, autant qu'il est en lui, il ne cesse de tendre vers sa propre perfection ; mais il a la malchance de trouver sur son chemin des obstacles qu'aucune force humaine ne peut surmonter. Il ne faut donc pas confondre sa felicitas et sa beatitudo, laquelle ne relève absolument pas de la chance. Il connaît le bonheur, qui ne dépend que de lui, mais la félicité qui relève de bien d'autres causes, ne lui est pas accordée. L'homme vertueux qui tombe sous les coups de la maladie, des accidents ou de ses ennemis est heureux, quoique évidemment il ne soit pas comblé par le sort. La félicité est donc ce qu'ajoutent au bonheur des contingences favorables. N'être atteint ni par la maladie, ni par les accidents, ni par des ennemis impuissants, et mieux encore ne pas en avoir, c'est dépasser le bonheur lui-même. Cela dépend de la chance, du hasard. Celui-ci en outre peut encore faire mieux que n'être pas défavorable : il peut aussi être favorable. Si au lieu d'ennemis il me donne des amis sincères, forts et nombreux, s'il me permet la rencontre d'une femme avec qui je noue une relation amoureuse épanouissante, je suis alors comblé. Cela ne dépend pas que de moi, c'est la félicité qui s'ajoute au bonheur.
Deuxièmement il découle de sa définition que c'est pour elle-même que la vertu est recherchée et non pas en tant qu'elle constituerait un moyen d'accéder à autre chose qu'elle. Cette question est d'une importance capitale : elle constitue la pierre de touche permettant de séparer les philosophies libres des philosophies serves, celles qui se mettent au service de la théologie. C'est la définition de la vertu qui permet de distinguer ces deux sortes de doctrines. Ou bien elle se rapporte à une conduite qui vise un certain but arbitrairement défini, lequel en général consiste à plaire aux dieux, et alors elle est un pensum accepté à contre cœur en vue d'obtenir ce qui est lié à ce but comme une récompense. Ou bien elle est l'effort que produit chaque être pour persévérer dans son être, et alors elle n'a nul besoin de récompense pour séduire l'homme qui n'a dans ce cas aucune raison d'être réticent ; il ne faut à celui-ci que de l'intelligence. " Absolument parlant agir par vertu n'est en nous rien d'autre qu'agir, vivre, conserver son être (trois façons de dire la même chose) sous la conduite de la raison, conformément au fondement qui consiste à rechercher ce qui est proprement utile à soi " (proposition XXIV). Tandis que dans ce dernier cas l'on est vertueux pour la vertu elle-même, il est clair que dans l'autre, si l'on avait la liberté de choisir le vice et le crime, c'est eux qu'on choisirait ; qu'on en est seulement empêché par la peur du père fouettard, lequel châtiera impitoyablement des souffrances infernales ceux qui lui auront déplu, et récompensera des félicités éternelles ceux qui lui auront été soumis. La question de savoir si la vertu est un but ou un moyen est donc d'une portée considérable. "L'homme ne peut être absolument dit agir par vertu en tant qu'il est déterminé à agir par des idées inadéquates ; mais seulement en tant qu'il est déterminé du fait qu'il comprend " (proposition XXIII). La philosophie libre, celle de Platon, de Spinoza ou de Rousseau, est celle qui explique que " le bonheur n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même " (proposition XLII et dernière de la cinquième et dernière partie). A l'opposé la servante de la théologie dissocie le bonheur de la vertu. Elle nie que la vertu soit le bonheur, elle nie que la vertu même puisse obtenir le bonheur. Non seulement, dit-elle, on n'est pas heureux de sa seule vertu, mais il n'est pas possible que l'homme vertueux soit heureux : il y a trop de mal dans le monde pour que ce soit possible. Pourtant il serait juste que la vertu soit récompensée. Puisque cela n'est pas possible dans ce monde, il revient à un suprême Juge et Rémunérateur de lier dans l'au-delà ce qui est disjoint ici-bas. La théologie a un Dieu qui n'est pas seulement créateur, en tant que cause transcendante de l'être, mais qui est aussi juge pour estimer les mérites, c'est à dire l'obéissance, de chacun et rémunérateur pour enfin donner aux méchants le châtiment qu'ils ne reçoivent pas dans leur vie et aux bons la récompense que leur vaut leur soumission et qu'ils ne reçoivent pas dans leur vie. J'appelle serves les philosophies qui ne renoncent pas à cet artifice : elles truquent le rapport de la vertu et du bonheur, le confondant délibérément avec la félicité.
Troisièmement de la définition de la vertu il découle encore que le modèle du suicide est absolument condamnable d'un point de vue éthique. Il est vrai que les théologies, païenne ou juive dans l'Antiquité, chrétienne depuis lors, ont avec assez de constance fait prêcher contre le suicide. Autrefois l'ensevelissement en terre chrétienne était refusé au suicidé et il arrivait même que la justice ecclésiastique mît son corps à la torture pour le punir de son acte ! Aujourd'hui encore ce n'est qu'au prix d'une tricherie dissimulant la cause du décès que les familles des suicidés obtiennent de l'Eglise des cérémonies religieuses pour accompagner le défunt. Il est vrai aussi, il faut le reconnaître, que les autorités religieuses s'élevaient contre des justifications philosophiques ou prétendument philosophiques du suicide. Comme on voit aujourd'hui certaines sectes le préconiser, voire le mettre en œuvre collectivement sous prétexte que cette terre est une vallée de larmes, on voyait dans l'Antiquité certains sages ou prétendus tels louer le suicide et le pratiquer. La discussion de cette thèse dans Phédon montre que Platon en d'autres temps que Spinoza avait ressenti lui aussi le besoin d'y répondre : " comment peux-tu dire à la fois qu'il n'est pas permis de se faire violence à soi-même et que le philosophe désire suivre celui qui meurt ? " demande son interlocuteur à Socrate (61d). On sait en outre que les Stoïciens ne condamnaient pas le suicide. Selon Diogène Laërce, résumant leur philosophie, " le sage peut se tuer s'il est dans de pénibles douleurs, s'il a perdu un membre ou encore s'il a une maladie incurable " (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VII, vie de Zénon). L'Ethique au contraire le condamne. Certes ce n'est pourtant pas parce que le suicide fâcherait les dieux qu'il faut le blâmer. C'est parce qu'il est une impuissance en esprit, animo impotens, une lâcheté, un renoncement de l'esprit à l'effort de persévérer dans son être. Personne sans doute ne punira le suicidé de sa lâcheté devant l'existence. Peut-être même des circonstances bien plus terribles que celles qui sont évoquées par l'enseignement de Zénon rendent-elles excusable cette fuite : personne n'aimerait être soumis à une torture visant à lui faire dire un secret ; et ne sachant pas ce que je serais moi-même capable de faire dans un tel cas, je m'abstiens de condamner celui qui se suicide pour ne pas parler. Il n'en demeure pas moins que la conduite qu'il convient de louer est celle de la défense et de l'entretien de sa vie et qu'on ne peut féliciter personne de mettre fin à ses jours. La vertu ne peut en aucun cas consister à prêter la main aux causes extérieures qui broient mon existence : " l'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie " (proposition LXVII).
On en arrive à la troisième thèse de la doctrine éthique : nous conservons notre être d'autant mieux que nous entretenons davantage de relations avec d'autres êtres et d'autant plus qu'ils sont eux-mêmes d'une nature identique à la nôtre. Cette thèse se déploie de la manière suivante : d'abord la perfection implique le commerce avec les choses extérieures à nous. Le bref traité de physiologie qui suit la proposition XIII de la deuxième partie a montré que " le corps humain a besoin pour se conserver d'un très grand nombre d'autres corps, par lesquels il est quasi régénéré en continu " (postulat IV). La perfection, le maximum d'être, ne saurait par conséquent être atteint dans la solitude. L'isolement volontaire, tel qu'il peut être pratiqué par les ermites juifs ou chrétiens se retirant au désert (érèmos) en anachorètes ou même en cénobites, est une mutilation et à ce titre doit être condamné. Quoi qu'ils pensent de la société, des vices qui s'y rencontrent, du mal et de la violence qui y règnent, si grande que soit chez ceux qui se piquent de sagesse et d'amour de Dieu la tentation de s'en retirer (anachorein), qu'ils le fassent sans aucune compagnie comme Jean-Baptiste, Jésus, Saint Jérôme ou Saint Antoine, ou bien en commun (koinos) dans un monastère à l'écart des routes fréquentées par les mortels comme Saint Benoît, ou Saint Bernard, ils se privent du commerce nécessaire au déploiement de leur être. Ce que je suis n'est pas enfermé en moi depuis ma naissance ou avant elle, ce n'est pas une essence isolée, mais c'est ce que me font les rapports dans lesquels je rentre. Plus ils sont nombreux et variés, plus je m'élève vers la perfection.
Ensuite il faut penser que de tous ces rapports les plus riches sont ceux que j'entretiens avec les êtres eux-mêmes les plus riches d'être. C'est pourquoi rien n'est plus utile à l'homme que l'homme : homini nihil homine utilius, ou encore, comme il est dit dans les pages qui suivent : homo homini deus (scolie de la proposition XXXV). C'est pourquoi il faut viser à constituer avec les autres hommes un seul Esprit et un seul Corps. " L'homme que conduit la raison est plus libre dans la Cité, où il vit selon la loi commune, que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-même " (proposition LXXIII et dernière de cette quatrième partie). Il n'importe pas seulement de se nourrir des produits de la civilisation, de ce que les sciences et les arts ont produit depuis des millénaires jusqu'à ce qu'ils produisent le plus récemment. Ces biens culturels ou matériels sont assurément riches de signification humaine, mais forcément moins riches que l'humanité présente elle-même. Je ne peux pas dire que je m'efforce au mieux de développer mon être si je me contente de recueillir le patrimoine de l'humanité et que je m'abstiens de participer à son élargissement. Il n'y a aucun monastère dont la règle rende l'homme plus libre que ne le fait la loi de la Cité. La question de la liberté dans la Cité est traitée de manière détaillée par le Traité théologico-politique, principalement dans ses chapitres XVI et XX.
Enfin de toutes ces prémisses suit une philosophie altruiste : il n'est pas possible que l'homme dirigé par la raison veuille égoïstement pour lui ce qu'il refuserait aux autres. Ce qui m'est utile, c'est à dire ce qui fortifie mon être, ce qui me conduit vers davantage de perfection ne saurait aucunement être opposé à l'utile, à l'être et à la perfection de l'autre. Dès lors qu'on comprend que l'utile n'est pas assimilable à ces sortes de biens qui ne se partagent pas, parce qu'ils sont d'ordre pécuniaire, tels que sont une belle maison, une belle voiture, etc. relativement auxquels il faut dire que si l'un les a ce ne sera pas l'autre, on comprend du même coup que la philosophie ici exposée n'a rien à voir avec l'utilitarisme. La science ou la philosophie, par exemple, sont de ces sortes de biens qui loin de diminuer lorsqu'on les partage s'accroissent de ce fait. L'avarice ici n'est pas de mise. L'idée de produire dans le secret une doctrine de cette nature est assurément folle. Un physicien comme un philosophe ont absolument besoin de l'échange des idées. En condamnant Galilée, en lui interdisant d'enseigner, l'Eglise romaine du XVIIe siècle stérilise la culture italienne pour plusieurs siècles, parce que les échanges des physiciens et des philosophes sont devenus impossibles en Italie. C'est en effet dans l'échange avec tous les autres que je me fais pour moi-même un entendement plus parfait et que réciproquement eux aussi se font un entendement plus parfait. L'amour donne par ailleurs une belle illustration à cette idée : on y compose à deux un individu plus puissant que chacun des deux éléments constitutifs, qui l'un et l'autre y trouvent évidemment leur compte. Un couple amoureux ce n'est pas seulement la somme des deux, c'en est plutôt un produit surmultiplié.
La conclusion du scolie est que, contrairement aux apparences que lui donne l'utilitarisme, le principe de l'utilité est le fondement de la piété. Si l'on se demande ce que la piété vient faire ici, il suffit de rappeler que Dieu, à qui est due la piété, n'est autre que la nature. Il s'ensuit avec la plus extrême évidence que, si c'est la nature qui dicte le principe de l'utilité, celui qui s'y soumet est pieux. On protestera peut-être que c'est jouer sur les mots, puisqu'on n'admet pas vulgairement que Dieu s'identifie à la nature. Mais ce serait faire bon marché de ce qui vient d'être dit de l'utile, qui n'est pas susceptible d'être approprié et qui est d'autant plus utile qu'il est mieux partagé : raison pour laquelle celui qui vise l'utile est de ce fait même juste, fidèle et honnête. Plus largement encore on peut affirmer qu'il pratique l'amour du prochain, chose qui est, comme chacun le sait, et comme le montrera le scolie 1 de la proposition XXXVII, l'article principal et même unique de la vraie piété. |
Sommaire
Quatrième partie, Proposition XXXVII, Scolie II
Dans l'Appendice de la Première Partie, j'ai promis d'expliquer ce qu'est la louange et le blâme, le mérite et le péché, le juste et l'injuste. Sur la louange et le blâme je me suis expliqué dans le Scolie de la Proposition 29, partie III ; sur les autres points il y aura lieu de dire ici quelque chose. Mais auparavant il me faut dire quelques mots sur l'état naturel et l'état civil de l'homme.
Chacun existe par le droit suprême de la Nature, et conséquemment chacun fait par le droit suprême de la Nature ce qui suit de la nécessité de sa propre nature ; et ainsi chacun juge par le droit suprême de la Nature quelle chose est bonne, quelle mauvaise, ou avise à son intérêt suivant sa complexion (Prop. 19 et 20), se venge (Coroll. 2 de la Prop. 40, p. III) et s'efforce de conserver ce qu'il aime, de détruire ce qu'il a en haine (Prop. 28, p. III). Que si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun posséderait le droit qui lui appartient (Coroll. 1 de la Prop. 35), sans aucun dommage pour autrui. Mais comme les hommes sont soumis à des affections (Coroll. de la Prop. 4) qui surpassent de beaucoup leur puissance ou l'humaine vertu (Prop. 6), ils sont traînés en divers sens (Prop. 33) et sont contraires les uns aux autres (Prop. 34), alors qu'ils ont besoin d'un secours mutuel (Scolie de la Prop. 35). Afin donc que les hommes puissent vivre dans la concorde et être en aide les uns aux autres, il est nécessaire qu'ils renoncent à leur droit naturel et s'assurent les uns aux autres qu'ils ne feront rien qui puisse donner lieu à un dommage pour autrui. En quelle condition cela est possible, à savoir que les hommes, nécessairement soumis aux affections (Coroll. de la Prop. 4), inconstants et changeants (Prop. 33), puissent se donner cette assurance mutuelle et avoir foi les uns dans les autres, cela se voit par la Proposition 7 de cette Partie et la Proposition 39 de la troisième. J'y dis, en effet, que nulle affection ne peut être réduite, sinon par une affection plus forte et contraire à celle qu'on veut réduire, et que chacun s'abstient de porter dommage par la peur d'un dommage plus grand. Par cette loi donc une Société pourra s'établir si elle revendique pour elle-même le droit qu'a chacun de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu'elle ait ainsi le pouvoir de prescrire une règle commune de vie, d'instituer des lois et de les maintenir, non par la Raison qui ne peut réduire les affections (Scolie de la Prop. 17), mais par des menaces. Cette Société maintenue par des lois et le pouvoir qu'elle a de se conserver, est appelée Cité, et ceux qui sont sous la protection de son droit, Citoyens ; par où nous connaissons facilement que, dans l'état naturel, il n'y a rien qui soit bon ou mauvais du consentement de tous, puisque chacun, dans cet état naturel, avise seulement à sa propre utilité et, suivant sa complexion, décrète quelle chose est bonne, quelle mauvaise, n'ayant de règle que son intérêt, qu'enfin il n'est tenu par aucune loi d'obéir à personne, sinon à lui-même. Et ainsi dans l'état naturel le péché ne peut se concevoir, mais bien dans l'état civil, quand il a été décrété du consentement de tous quelle chose est bonne et quelle mauvaise, et que chacun est tenu d'obéir à la Cité. Le péché n'est donc rien d'autre que la désobéissance, laquelle est, pour cette raison, punie en vertu du seul droit de la Cité, et au contraire l'obéissance est comptée au Citoyen comme mérite, parce qu'il est par cela même jugé digne de jouir des avantages de la Cité. De plus, dans l'état naturel, nul n'est, du consentement commun, seigneur d'aucune chose, et il n'y a rien dans la Nature qui puisse être dit la chose de l'un ou de l'autre ; mais tout appartient à tous ; par suite, dans l'état naturel, on ne peut concevoir de volonté d'attribuer à chacun le sien, d'enlever à quelqu'un ce qui est à lui ; c'est-à-dire dans l'état naturel il n'y a rien qui puisse être dit juste ou injuste ; mais bien dans l'état civil, où du consentement commun il est décrété quelle chose est à l'un, quelle à l'autre. Il apparaît par là que le juste et l'injuste, le péché et le mérite sont des notions extrinsèques, non des attributs qui expliquent la nature de l'âme. Mais assez sur ce point.
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le bien
(Scolie 2 de la proposition XXXVII de la quatrième partie)
On pourrait généralement définir la philosophie spinoziste comme une entreprise de redressement de tous les préjugés, y compris dans les formes élaborées que leur donnent les doctrines théologiques, voire philosophiques. A une notion vulgaire, mais aussi à une notion relevant de la théologie juive ou chrétienne, comme de leurs expressions philosophiques telles qu'elles peuvent être rencontrées dans les œuvres des Stoïciens, de Maïmonide ou de Descartes, elle substitue celle que prescrit la raison. La première partie de l'Ethique est ainsi vouée à substituer à celle de Dieu celle de la nature, qui exclut sa transcendance ; la deuxième partie à celle de l'âme celle de l'esprit, qui exclut sa volonté ; la troisième partie à celle de passion celle d'affect, qui exclut son imperfection. La fin de ce grand livre explique contre les mêmes adversaires que le bonheur n'est pas ailleurs que dans la vertu. L'Appendice de sa première partie a été, plus particulièrement que tout autre passage, consacré à renverser les préjugés, tous susceptibles d'être ramenés au finalisme. Il suffisait à cet endroit de se fonder sur ce qui venait d'être expliqué de Dieu, c'est à dire de la nature, pour écarter tout ce que disent les hommes du bien et du mal, de l'ordre et du chaos, du beau et du laid, qualités imaginaires qu'ils attribuent aux choses. Il est assez clair par ailleurs que s'il n'y a pas de bien et de mal, il ne peut non plus y avoir d'éloge ni de blâme.
Cependant ce n'est plus aux choses que ces derniers sont attribués, mais à l'homme. Evincer le préjugé qui leur est relatif implique par conséquent une connaissance de la nature humaine, qui n'est apportée que par les deuxième et troisième parties. C'était donc seulement dans cette dernière qu'il était possible de commencer leur Explication. Car il n'est pas suffisant de montrer qu'une notion est absurde, il faut encore montrer pourquoi elle est reçue malgré son absurdité. La démarche initiée dans l'Appendice de la première partie, qui montrait pourquoi malgré leur absurdité les hommes reçoivent les notions de bien et de mal, etc., ne pouvait y être menée jusqu'à son achèvement. Depuis lors le scolie de la proposition XXIX de la troisième partie a dit ce qu'il fallait dire de l'éloge et du blâme. Ils ne consistent respectivement qu'en une joie et une tristesse liées l'une et l'autre à la manière dont nous imaginons l'action d'autrui relativement à nous. La joie que nous éprouvons d'une action qui nous cause du plaisir est l'éloge ; la tristesse que nous éprouvons d'une action qui nous cause du déplaisir est le blâme. L'éloge et le blâme n'ont donc aucune portée éthique, ils ne sont rien de plus que des affects, et en tant que tels ils sont parfaitement subjectifs. Il n'y a aucun sens à attendre de l'un qu'il loue ce que loue l'autre : il a tout loisir de le blâmer. On est dans une relativité sans issue. Il n'en va pas de même avec les notions du mérite et de la faute. Il est vrai que les hommes se méprennent complètement à leur égard et que ce qu'ils en disent relève du même préjugé qu'ils ont sur l'éloge et le blâme. Elles ont pourtant une signification objective. Cependant celle-ci ne leur est pas donnée par la nature. C'est pourquoi relativement à cette dernière elles sont sans fondement rationnel. Mais relativement à la société elles en ont un. Ce n'est pas rien, car l'ordre social n'est pas arbitraire : il existe entre lui et la nature un certain rapport. Il faut donc compléter ici sur le mérite et la faute ce qui a précédemment été dit du bien et du mal, en prenant en considération quelque chose de nouveau dans l'ordre géométrique de l'exposé, à savoir l'état civil de l'homme.
La nature, natura naturans, fait les hommes. Ils sont d'abord des êtres naturels, natura naturata. Ce n'est qu'ensuite éventuellement qu'ils deviennent autre chose, à savoir des êtres sociaux. Quelles que soient les transformations que la société produit sur les conditions d'existence des hommes, c'est la nature qui fait exister chaque chose et chaque homme. Elle leur donne de ce fait même le droit d'exister. Le rapport établi entre la nature et le droit exige cependant une Explication. Car je dirais volontiers que ce qui est naturel, comme mon existence, est de l'ordre du fait et non de celui du droit. Mon existence n'est pas le résultat d'un acte de justice, mais celui d'un déterminisme. Je n'existe pas parce qu'il est juste que j'existe, parce que je devrais apporter quelque bienfait à l'humanité souffrante, par exemple la révélation de la philosophie spinoziste à cette classe d'hypokhâgne. Cela supposerait une finalité dans la nature et ce serait bien orgueilleux de ma part que de prétendre que mon existence lui permet de réaliser son but. Car c'est justement ce préjugé qui a été rejeté par l'Appendice de la première partie. Pour la même raison je ne peux même pas dire que c'est une bonne chose d'exister plutôt que de ne pas exister. Parler d'un droit donné par la nature est donc une chose curieuse.
La distinction du fait et du droit est en outre essentielle. Il y a parmi les hommes bien des situations qui relèvent du fait et non du droit. C'est même précisément parce qu'elles ne relèvent pas du droit, mais de quelque chose qui contredit le droit, que le droit les réprime. Tout acte contraire au droit est un acte de violence. Il se peut que contre lui le droit soit impuissant, mais cela ne change rien au jugement que porte contre lui la conscience. Ce n'est pas parce que le despote ne peut être renversé, ni parce qu'il est établi depuis longtemps, que ses décisions deviennent des décisions de droit. Cependant c'est une question de savoir d'où sort ce droit inassimilable, irréductible au fait. Or il faut sur ce point être cohérent. Il n'y a rien de transcendant à la nature, rien ne peut lui dicter du dehors un droit qui ne serait pas en elle. Par conséquent quelque chose qui est sinon le droit, du moins son fondement, ne peut être cherché que dans la nature. Il ne faut pas seulement être cohérent, il faut aussi être subtil. D'une part il faut se garder d'attribuer trop à la nature ; car elle ne met pas en place quelque chose comme un système qui serait éternel. C'est la natura naturans qui est éternelle, pas la natura naturata. Il y a dans cette dernière des choses qui ne sont pas compatibles entre elles. Ainsi dans l'exercice de son droit naturel chaque homme en même temps qu'il cherche à faire ce qui est bon pour lui, fait ce qui est mauvais pour lui, parce qu'il est gouverné par les affects et non par la raison. Et d'autre part il faut montrer comment les contradictions de la nature préparent une solution, qui au fond est issue de la nature elle-même et d'aucun arbitre supérieur. Une crise de la nature est résolue par une invention qui ne se fait nulle part ailleurs que dans la nature. Ceci étant précisé, quel est le droit que donne la nature ? Celle-ci permet à chacun de faire tout ce qui suit avec nécessité de son existence, d'agir pour se conserver dans l'existence. Chacun, l'homme en tant qu'il est isolé des autres, tient de la nature le droit d'assurer sa subsistance et d'accroître son être. Il a le droit de faire tout ce qui est en sa puissance pour assurer la production et la reproduction de sa propre existence. C'est là le summum jus, le droit suprême, auquel sont subordonnés tous ceux qu'on peut en outre éventuellement rencontrer. La nature est le fondement du droit dans cette mesure où elle tend à assurer sa propre conservation. En ce sens il n'est pas sans importance de l'avoir nommée Dieu.
En même temps cependant qu'elle fait les hommes, la nature leur donne des affects. Ces affects selon les cas peuvent être des passions ou des actions de l'esprit. Ils sont des actions dans la mesure où l'esprit se fait des idées adéquates ; des passions au contraire dans la mesure où il se fait des idées inadéquates. Force est de reconnaître que les premières sont plus rares que les autres. Parce que les hommes sont rarement capables de concevoir les choses selon l'ordre de la nature, mais qu'ils les conçoivent plutôt selon l'ordre des affections de leur corps, ils éprouvent les passions de la tristesse, de la haine, et encore de la peur, de la colère, de la jalousie, etc. C'est par là qu'il arrive que les uns nuisent à l'existence des autres. Parce qu'ils jugent à travers leur imagination de ce qui leur est utile, ils ont de cet utile une conception étroitement utilitariste, ils ne conçoivent rien de plus utile que de s'emparer de tout ce qui passe à leur portée, ce qui fait que cela ne peut être partagé (cf. scolie 1 de cette même proposition XXXVII) ; ils cherchent à s'emparer de toute chose au détriment d'autrui. Ils agissent les uns au détriment de l'intérêt des autres, de leurs biens et même de leur vie. Parce que les hommes ne vivent pas sous la conduite de la raison, les uns ne jouissent pas du droit que leur donne la nature sans en entraver la jouissance des autres. Pourtant face à ces forces extérieures qui les dépassent ils auraient bien besoin de s'unir. Mais leurs passions sont en eux plus fortes que leur propre effort pour se conserver dans l'existence, parce qu'elles ont leur source dans des causes extérieures, qui elles-mêmes dépassent de beaucoup la puissance des hommes. Il n'est pas possible que les hommes qui ne vivent pas sous la conduite de la raison n'entrent pas en conflit les uns avec les autres. S'ils ont intérêt à se soutenir mutuellement, il ne s'agit cependant pas tant d'additionner des forces petites pour en construire une grande. Cette conception mécaniste de l'entraide serait vraiment trop sommaire. Le scolie de la proposition XVIII de cette quatrième partie a montré que les hommes conservent leur être d'autant mieux qu'ils entretiennent davantage de relations avec les autres hommes. C'est la force même de chacun qui se trouve accrue de son commerce avec les autres êtres et d'autant plus que ceux-ci sont eux-mêmes plus riches et plus complexes. Il importe donc à l'effort que produit chacun pour se conserver dans son être, qu'il développe ses relations avec autrui sur le mode de la joie, de l'amour, de l'espérance et de ces autres affects qui ne sont pas des passions mais des actions. Ce ne peut être le fait des relations de concurrence et de rivalité. Ils se trouvent donc dans une situation contradictoire, où la nature à la fois leur donne besoin de s'entraider et les fait se nuire sottement les uns aux autres.
Cette contradiction, dont les hommes ne peuvent sortir par l'intervention d'aucune puissance supérieure à eux, doit être résolue dialectiquement par le passage à une forme d'organisation, qui tout en ne pouvant être que naturelle, tout en ne pouvant être fondée sur rien d'autre que le droit de nature, contraigne néanmoins chacun à agir comme sa raison devrait le lui persuader, tandis qu'au contraire ses affects l'en éloignent. L'effet bénéfique que la raison ne produit pas, parce que ce n'est pas elle qui conduit la majorité des hommes, celui qu'ils obtiendraient toutefois librement s'ils étaient conduits par la raison, c'est une contrainte qui va l'obtenir. Ils doivent céder, " cedere ", leur droit naturel. Le céder n'est pas le détruire. Il n'y a pas d'autre droit que le droit naturel et sa destruction impliquerait l'intervention dans la nature d'une force supérieure à la nature. Ce qui n'a pas de sens. Ce droit de nature ne peut donc être anéanti. Sa cession ne peut signifier que son transfert. A qui va-t-il être transféré ? La question a évidemment une portée politique. N'en a pas moins en outre celle de savoir par qui cette cession doit être faite. Sur ce point le scolie est assez lapidaire. Toutefois une lecture attentive permet de mettre en opposition ce que la nature donne à chacun, unusquisque, et ce que tous ensemble décident d'un commun accord, communis consensus. Il y a là non seulement une distinction, mais une alternative. Soit c'est la nature qui décide, soit ce sont les hommes qui le font d'un commun accord. Il n'y a pas de place pour une autre solution, laquelle consisterait en ce que la décision serait prise par un seul ou par une oligarchie. La seule alternative à la loi de la nature est la loi issue du commun accord. Cela ne préjuge pourtant pas de la forme du gouvernement : car au moment de constituer les institutions on pourra tout autant s'accorder à mettre le pouvoir entre les mains d'un seul, en celles d'une minorité ou en celles de tous. Mais ce qui importe c'est que le fondement de ces institutions alternatives à la nature, même si elles sont oligarchiques ou monarchiques, ne peut être trouvé dans un seul ni dans une caste. En effet si celui-ci ou celle-là peut tyranniquement s'imposer à tous, c'est encore un effet des divisions provoquées par les affects qui sont des passions. La transformation par cession du droit naturel sous une autre forme ne peut, quant à elle, être le produit que du commun accord. Ce dernier peut mettre en place la démocratie ou l'aristocratie ou la monarchie, peu importe. Chacune de ces formes de gouvernement trouve sa légitimité dans le commun accord.
Si le présent scolie est lapidaire, on peut se reporter au chapitre XVI du Traité théologico-politique pour en savoir davantage. Je résume rapidement ce qui y concerne le " pacte social ". Le transfert du droit de nature est premièrement le fait de chacun, unusquisque. Il est fait deuxièmement au bénéfice de la société, societas, tout entière. C'est troisièmement toute la puissance, omnis potentia, qu'il tient de la nature que chacun abandonne à la société, et pas seulement une part. Sur un tel fondement la légitimation du despotisme est tout à fait impossible. Lorsque est constituée à la fois sur la base de la nature et se substituant à elle une autorité politique, le problème est de savoir comment elle va faire pour amener chaque homme à la conduite qu'il aurait de son plein gré, s'il était guidé par la raison, mais qu'il n'a pas, puisqu'il est au contraire guidé par les passions. La garantie du transfert des droits de nature n'est nulle par ailleurs que dans la contrainte voire, s'il le faut face à la force des affects, la crainte du dernier supplice.
La mécanique des affects fait qu'on ne s'abstient d'un bien que par peur d'un mal plus grand. La société ne peut s'établir que sur cette règle. A supposer que la concurrence passionnelle dans laquelle j'entre avec un tiers me le fasse prendre en haine, je m'efforcerai de lui faire du mal : je chercherai à l'écarter de ma route, voire à le tuer. Toutefois si je dois redouter de mes actes des conséquences plus nuisibles à moi que ne l'est sa concurrence, de ces deux maux je choisirai le moindre. C'est ce que dit la proposition XXXIX de la troisième partie. Cela fait bien voir que les hommes qui ne sont pas conduits par la raison n'ont jamais un comportement éthique qu'en apparence. S'ils s'abstiennent d'actes méchants, ce n'est nullement par vertu, mais par calcul. Or ce calcul met en balance des choses comparables. En l'occurrence il compare des affects à d'autres affects. La joie que j'éprouverais à assassiner mon ennemi est comparée à la tristesse que j'éprouverais si je devais subir le châtiment dont je suis menacé par cet acte. Ou bien le déplaisir que j'éprouve à trouver toujours cet ennemi sur ma route est comparé à celui du châtiment. Des deux affects c'est le plus fort qui l'emporte. (proposition VII de cette partie). Aussi n'assassiné-je pas mon ennemi. Mais pour qu'on puisse obtenir ce résultat encore faut-il qu'il existe une autorité capable de me faire subir de plus grandes souffrances que celles que j'ai à redouter d'un autre homme. Cela implique le transfert à la société du droit naturel qui appartient à chacun. La nature donne à chacun le droit, c'est à dire en fait la puissance, de juger du bien et du mal à l'aune de ses besoins et de son avantage. L'individu le cède à la société, où il devient le droit de décider d'un commun accord de ce qui est bien et de ce qui est mal. La nature donne à chacun le droit d'agir à sa guise. L'individu le cède à la société, où il devient le droit de légiférer, donc de prendre des décisions applicables par tous. La nature donne à chacun le droit de se venger des affronts qui lui sont faits. L'individu le cède à la société, où il devient le droit de sanctionner de supplices dissuasifs toute désobéissance à la règle commune. Par cette opération de transfert les relations entre les hommes sont transformées. Ils ne sont plus des êtres indépendants les uns des autres et juxtaposés comme peuvent l'être des loups ou des chiens livrés à leur seule rivalité. Ils constituent la Cité et ils en sont les citoyens. Le transfert des droits ne déplace pas seulement les droits ; il produit quelque chose de neuf : il constitue la Cité et transforme les hommes en citoyens.
Il serait téméraire de se fonder sur un passage isolé pour prétendre qu'on trouve dans la pensée de l'auteur une esquisse de la philosophie dialectique. Cependant on serait injuste à son égard si l'on ne relevait pas ce qui s'y trouve effectivement. Or il y a dans le présent passage un rejet de la catégorie de substance, un jeu du supprimé et du conservé, ou encore de l'identité et de l'altérité. Les concepts de droit, de nature et d'homme en font l'objet. La nature est la nature et en même temps elle est autre chose que la nature. En effet elle est à la fois dans les relations d'indépendance mutuelle, de concurrence et d'hostilité qui existent dans une antériorité logique à toute Cité, et dans la Cité elle-même où les relations, quoique par contrainte, sont celles que la raison dicte aux hommes. Le droit, par ailleurs, peut être défini comme la puissance que la nature donne à chacun et en même temps comme ce que permet la loi. L'homme lui-même, en outre, est d'une part cet être qui est guidé par ses affects et qui ne pense qu'à éliminer ses semblables lorsqu'ils se mettent en travers de sa route, et d'autre part le citoyen, celui qui est guidé par la raison et qui est un dieu pour son semblable. On trouve là une pensée dans laquelle une chose quelconque ne répond plus à une définition dans laquelle elle est enfermée, mais se détermine dans des relations plus ou moins élaborées. C'est bien plus compliqué que de dire que A est A et n'est pas Ã. Mais si l'on se refusait cette dialectique, on serait enfermé dans un éléatisme où il deviendrait impossible de penser le mouvement en général, comme le montrait Zénon, mais où aussi en l'occurrence il deviendrait impossible de penser le droit. Le droit n'est pensable que parce que il est une chose dans la nature et une autre dans la Cité ; et que la nature est elle-même avant la Cité et dans la Cité. Il est difficile peut-être de penser ainsi. Mais enfin l'alternative est de choisir ce qui fait le plus mal à la tête : ou bien c'est d'abandonner la catégorie de substance, une essence spécifique et éternelle du droit, de la nature, de l'homme, etc., ou bien de ne pas parvenir à penser le droit, la nature, l'homme, etc.
On peut maintenant en venir aux conclusions proprement éthiques des développements précédents sur l'état naturel et l'état civil des hommes. La détermination des notions du bien et du mal n'a évidemment de sens que pour autant qu'elle bénéficie d'une universalité. Ce qui est bien pour moi et mal pour toi n'est en réalité ni bien ni mal. L'éthique ne s'accommode pas de la relativité. Le biais que les hommes ont emprunté pour parvenir à l'universalité fut d'attribuer la détermination du bien et du mal à une puissance supérieure, transcendante. Les hommes seraient obligés de reconnaître unanimement pour bien ce qui est bien et pour mal ce qui est mal, parce que cela dépendrait d'une autorité plus élevée qu'eux, qui s'imposerait à eux. Mais Platon a posé vigoureusement il y a près de vingt cinq siècles la question blasphématoire : " ce qui est bien est-il bien parce que les dieux ont dit que c'était bien, ou les dieux ont-ils dit que c'était bien parce que c'était bien ? " (Euthyphron, 10a). Est-ce le bien qui est soumis aux dieux, ou au contraire sont-ce les dieux qui sont soumis au bien ? L'alternative n'est rien de moins qu'entre l'inintelligibilité et l'intelligibilité des valeurs. Ou c'est Dieu qui est transcendant au bien comme au vrai ou au beau, ou c'est l'intelligence. L'alternative est entre une philosophie servante de la théologie et une philosophie libre. Le parti de Spinoza est le parti de Platon. Ils ne sortiraient pas de la subjectivité des valeurs, si le prix à payer était leur inintelligibilité. S'il y a cependant un bien et un mal dont la signification soit objective, ce ne peut pas être dans la nature, où les avis s'opposent les uns aux autres, parce que chacun y est " la mesure de toute chose ", et que par conséquent personne n'a sur l'autre un droit de lui imposer ce qui ne relève que de sa propre utilité. Aucune sorte de loi ne peut se faire jour lorsque les hommes sont à l'état naturel.
Ce n'est donc pas dans la nature qu'existent le bien et le mal ni par suite le mérite et la faute. Si ces notions ont un sens, comme il est souhaitable, c'est dans la Cité où, primo le bien et le mal sont définis d'un commun accord, et secundo existent les moyens de coercition. Dans la Cité ce qui est utile ne renvoie plus au souverain arbitraire de qui que ce soit, fort ou faible, blanc ou noir, etc., mais à une convention sur laquelle les cœurs ou les consciences se rejoignent. Il n'y a de dictature ni du ciel ni de la terre, la décision ne peut sortir que de la discussion. Ce qui est utile à mes intérêts ne l'emportera pas sur ce qui est utile au tien, nous devons adopter une règle qui convienne à tous. La faute n'est donc rien d'autre que la désobéissance et le mérite rien d'autre que l'obéissance à cette loi essentiellement civile. La première est punie, la seconde vaut à celui qui la pratique de jouir des avantages de la vie sociale. Ce n'est plus de son propre chef que chacun décide ce qu'il a à faire. Il est tenu de respecter la loi. La faute est réprimée par la loi ; elle ne peut être punie que par le seul droit de la Cité, c'est à dire en aucun cas par ceux qui prétendent parler au nom de Dieu. Les prétentions des théologiens juifs, chrétiens ou musulmans à punir au nom d'une loi divine relèvent sans exception de la charlatanerie. Il ne revient pas à l'autorité religieuse de punir la désobéissance à une loi qui ne peut être que civile. Elle l'est d'ailleurs dans son principe et pas seulement parce que, comme le croient beaucoup, l'autorité civile s'inspirerait de la loi divine. Il n'y a pas de loi divine en dehors du déterminisme naturel.
Le droit n'existant pas dans la nature, la propriété n'y existe pas non plus ; mais seulement dans la Cité. Il ne faut pas confondre avec la propriété la simple jouissance des choses, qui me sont utiles et que ma puissance me permet d'atteindre et de prendre. S'emparer de ce qu'on désire est naturel, certes, mais non civil. Ce qui est civil c'est la propriété, laquelle n'est pas déterminée par soi seul, mais d'un commun accord. La propriété n'est pas un droit parmi d'autres : elle est le droit par excellence, le premier des droits, en ce sens qu'elle est la garantie que je peux subvenir à mon existence. Ce n'est pas ma puissance qui peut me donner ce droit, c'est la loi. Le juste et l'injuste n'existent pas dans la nature, mais seulement dans la Cité, où la propriété est définie d'un commun accord. La propriété est ce dont il est juste que la loi m'attribue la jouissance. Cela ne suffit encore pas à la définir. Plusieurs critères peuvent être appelés pour le déterminer. Le premier est celui de mes besoins, qui peuvent à leur tour être définis égaux à ceux des autres, ou différents selon une certaine échelle. Le second est celui des richesses disponibles, en abondance ou en pénurie. Le troisième est celui du mérite, mesuré au travail, qui lui-même doit être rapporté à d'autres indices. Rien n'est dit ici de ces problèmes, qui sont plus juridiques qu'éthiques.
Le juste et l'injuste ne sont donc pas tels en soi, ni le mérite et la faute ; ils ne sont déterminés tels que par la loi : ce sont des notions extrinsèques. Ce que signifie ce qualificatif est particulièrement digne d'attention. D'abord, et cela relève du pléonasme, il signifie qu'il n'y a rien qui soit intrinsèquement juste. Ce qui est juste n'est pas juste parce qu'il est juste. Heureusement, car s'il l'était personne ne pourrait comprendre en quoi est juste ce qui est juste, il n'y aurait aucune base sur laquelle d'un commun accord les esprits pourraient convenir. Donc ce qui est juste est juste parce qu'il fait l'objet d'un commun accord. Ensuite c'est l'accord qui est au fondement du juste et de l'injuste. Les valeurs ne tombent pas du ciel comme la manne aux Juifs affamés traversant le désert (cf. Exode, XVI). C'est du dehors, en l'occurrence de la Cité, que ces qualificatifs sont attribués à certains actes. Pour qu'ils aient un sens, pour qu'ils ne soulèvent pas seulement le rire ou la nausée, ils doivent être issus de la discussion, du débat contradictoire. Aucune cause ne peut faire que spontanément les hommes soient unanimes sur le juste et l'injuste. Leurs intérêts particuliers ne peuvent que diverger. C'est pourquoi il faut que s'expriment les avis opposés et que de leur confrontation, de rien d'autre, sorte l'accord. Enfin ces qualificatifs ne sont pas ceux de valeurs telles qu'elles seraient déposées au fond de l'âme humaine : non attributa quae mentis naturam explicent, ce ne sont pas des attributs qui expliqueraient la nature de l'esprit, c'est à dire qui la constitueraient. Ils ne sont pas antérieurs à l'esprit et ils n'en constituent pas le fondement. L'esprit n'est pas le recueil de concepts et de règles qui seraient introduites en l'homme par un généreux Créateur. Il n'y a pas d'universaux, pas de notions primitives, pas d'idées innées, pas de concepts purs. L'esprit est nu, l'esprit est responsable de ses choix, l'esprit est libre. |
Sommaire
Quatrième partie, Proposition XLV, Scolie
Entre la Raillerie (que j'ai dit être mauvaise dans le Coroll. 1) et le rire, je fais une grande différence. Car le rire, comme aussi la plaisanterie, est une pure joie et, par suite, pourvu qu'il soit sans excès, il est bon par lui-même (Prop. 41). Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu'un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d'impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la Joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine. Il est donc d'un homme sage d'user des choses et d'y prendre plaisir autant qu'on le peut (sans aller jusqu'au dégoût, ce qui n'est plus prendre plaisir). Il est d'un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l'agrément des plantes verdoyantes la parure, la musique, les jeux exerçant le Corps, les spectacles et d'autres choses de même sorte dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Le Corps humain en effet est composé d'un très grand nombre de parties de nature différente qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, pour que le Corps entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que l'âme soit également apte à comprendre à la fois plusieurs choses. Cette façon d'ordonner la vie s'accorde ainsi très bien et avec nos principes et avec la pratique en usage ; nulle règle de vie donc n'est meilleure et plus recommandable à tous égards, et il n'est pas nécessaire ici de traiter ce point plus clairement ni plus amplement.
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le plaisir
(Scolie de la proposition XLV de la quatrième partie)
Ce texte fait l'éloge du plaisir : le plaisir est bon ; le condamner relève de la superstition ; un homme sage au contraire recherche le plaisir. La raison donnée par l'auteur est tellement ancrée dans les fondements de sa philosophie qu'il donne cette proposition pour une règle de vie (vivendi institutum) et même pour la première de toutes. Ce faisant il ne peut que soulever la condamnation et la haine des théologiens. Il a contre lui les partisans de toutes les doctrines morales, sauf une seule dont il retrouve l'esprit, celle d'Epicure, ce qui ne contribue pas à lui faire des amis. Rabelais s'adressant à ses lecteurs à la première page de Gargantua déclarait tout net que " le rire est le propre de l'homme ". Comment fallait-il l'entendre ? On pouvait effectivement dire que les animaux ne rient pas, car jamais on n'a entendu aucun d'entre eux se livrer à cette manifestation, pourtant peu compatible avec la discrétion. Mais cette proposition signifiait forcément davantage. Elle était en effet issue d'Aristote (des Parties des animaux, III, X), qui n'aurait pas parlé pour si peu dire. Sur le plan de la lecture du livre, le rire vaut mieux que les pleurs, affirme maître François. Ce n'est pas seulement un fait que l'homme rie et soit seul à rire ; mais par là il fait quelque chose de louable, car c'est ce par quoi il se distingue des bêtes et s'élève au-dessus d'elles. Un propre est en effet ce qui appartient exclusivement à une espèce et par conséquent la fait dissemblable des autres. Aucune autre ne rit ; tous les hommes sinon rient, du moins en sont capables. Le propre, dans la logique de l'Ecole, est un des universaux, c'est à dire une qualité qui appartient tellement à l'essence que l'une s'affirme de l'autre et réciproquement : le rire est de l'homme et l'homme est du rire. Nul animal ne rit, que l'homme. Il faut être un homme pour rire. Le propre est donc quasi une définition. Or il est vrai que sans être tout à fait la définition de l'homme, le rire est néanmoins le signe manifeste de son essence. Ce que Rabelais ne dit pas, Spinoza le dit. Car ce n'est pas pour rire qu'il fait l'éloge du rire ; cela renvoie à toute la profondeur de sa philosophie. Telle sera la leçon de ce scolie.
Nul ne fera reproche à personne de manger quand il a faim, de boire quand il a soif. Eteindre la faim et la soif est nécessaire à la vie. Le jeûne est un exercice auquel on succomberait, s'il dépassait les limites de la circonstance. Au-delà de quelque jours cela relève de la grève de la faim et conduit à la mort. La plupart du temps lorsqu'on affirme jeûner on ne fait que changer de coutume alimentaire. Au mois de Ramadan les musulmans ne cessent évidemment pas de manger et de boire ; mais ils ne le font qu'après le coucher du soleil et quelquefois ne cessent qu'à son lever. Plus hypocrites les chrétiens affirment jeûner lorsqu'ils se contentent de manger autre chose que ce qu'ils prennent d'habitude. Ils mangent moins gras, ce qui n'en est que meilleur. Ils " font carême " avec de la lotte et du saumon. Le sacrifice est nul. Même l'ermite, qui se retire dans le désert pour méditer, est nourri : si ce n'est par son propre travail, c'est par celui des animaux. Ainsi le pain ou le fromage est apporté par le corbeau à saint Paul ermite, comme le montre entre autres Grünewald sur son retable d'Issenheim. Saint Simon le stylite, réfugié en haut d'une colonne sur laquelle il a passé vingt ans, s'il fuit le monde n'en néglige pas pour autant de se faire fournir par lui son panier quotidien. Bref, il n'est convenable à personne de mettre en péril son existence en cessant de s'alimenter.
Or il ne l'est pas davantage de s'abstenir de chasser la mélancolie. La mélancolie, étymologiquement l'humeur noire, n'est autre que cette forme de la tristesse, qui même si elle ne vient pas explicitement de ce qu'on imagine détruit ce qu'on aime (proposition XIX de la troisième partie), n'en est pas moins un passage d'une perfection plus grande à une perfection moindre. Si elle ne met pas directement en péril notre existence, elle lui est au moins défavorable. L'existence et la perfection étant une seule et même chose, il est vrai que ce qui nuit à la perfection d'un être nuit ipso facto à son existence, même si elle ne le met pas en danger de mort immédiate. La mélancolie est expressément comparable à la faim et à la soif : elle est l'indice d'un manque, d'une lacune ; elle est le signal d'un risque et elle appelle à réagir. Que la mélancolie soit mise sur le même plan que la faim et la soif est une idée audacieuse, qui a peu de chances d'être bien comprise. Elle va même susciter l'indignation de beaucoup. Les religieux croient souvent devoir donner les marques visibles et audibles qu'ils portent sur leurs chétives épaules tout le poids de la misère du monde, c'est à dire de la culpabilité humaine, en d'autres termes encore : du péché originel. Voit-on rire un rabbin, un prêtre, un mollah ? On les voit plutôt exprimer la colère lorsqu'ils s'imaginent parler au nom de Dieu, l'humilité lorsqu'ils prétendent représenter les hommes. Alors ils parlent bas, ils baissent les yeux, ils donnent à leurs traits une expression modeste, docile et continente ; ils soupirent et ils se prosternent. C'est vrai principalement des prêtres chrétiens. Le portrait fait par Molière dans le Tartuffe est exactement observé. Nietzsche dans la Généalogie de la morale le confirmera. Ce sont ces gens et ceux de leur sorte que scandalise l'idée que le rire est bon et que la joie est bonne. Ils voudraient interdire le rire et la joie parce que leur Messie est mort crucifié. Du moins est-ce le prétexte avancé. C'est contre eux qu'il déclare le rire une joie pure et sans mélange, mera.
Ce n'est pas le cas bien entendu de la moquerie, qui contient de la haine. Mais le rire qui naît innocemment d'un plaisir sain ne contient rien de tel. Par exemple le rire qui naît entre amis de l'évocation d'une scène passée, d'un épisode vécu en commun, qui ne trouve son côté amusant qu'avec le recul, parce que les uns et les autres font preuve d'humour, ce rire là est une joie sans rien d'équivoque. C'est le cas également de celui qui naît d'une plaisanterie sans méchanceté. Il est tenu par la médecine pour un excellent remède à tous les petits problèmes de santé et il n'est pas dit qu'il soit sans effet positif même sur les maladies les plus graves. Mais le rire n'est que la marque de la joie et c'est celle-ci, non celui-là qui fait l'objet du scolie.
C'est à son sujet que s'opposent deux doctrines, ratio : celle de Spinoza, qui a conduit son esprit, animum induxi meum, à expulser, expellere, la mélancolie ; et celle des moralistes plus ou moins influencés par les superstitions tordues, torva, et tristes des théologiens, qui réprime la joie. Leur doctrine est fondée sur l'idée d'un échange entre les dieux et les hommes. La conduite à suivre, la piété, a pour objet de tourner la volonté des dieux vers ce qui agrée aux hommes et de la détourner de ce qui leur déplaît ou leur nuit, en leur adressant ce qui leur agrée. Or les dieux sont conçus par l'imagination de manière anthropomorphique : ils éprouvent, croit-on, des passions comme peuvent en connaître les hommes du fait qu'ils ont un ventre, un sexe, un cœur ; ils connaissent l'amour, mais surtout la haine, la colère, la jalousie. Ils sont ombrageux et toute la piété doit consister à les manœuvrer prudemment. Elle vise à tourner vers soi leur attention bienveillante. De l'anthropomorphisme elle passe à l'anthropocentrisme. Elle cherche à faire de soi le nombril de Jupiter et des autres ! Et ce n'est certes pas en se montrant heureux qu'on peut s'attirer leur sympathie : on s'expose au contraire à leur jalousie. Il faut donc se mettre en situation de manque et les mettre en situation de dette, leur offrir des cadeaux : fréquenter les lieux de culte, participer aux offices et aux cérémonies, leur adresser des prières et des sacrifices. Il faut même faire aux dieux l'offrande de ses douleurs et de ses malheurs. Dans une telle perspective la tristesse devient un gage : je force quelque peu la main des dieux, car leur faisant l'offrande de ma peine, je les oblige à la compenser. S'ils ne le font pas dans l'immédiat, ce sera dans l'au-delà. Platon dans son Euthyphron a magnifiquement exprimé cette doctrine. Avec une ironie décapante, Socrate résume la pensée de son interlocuteur : " la piété est une science de sacrifices et de prières, une science des demandes et des présents à faire aux dieux, une technique commerciale réglant les échanges entre dieux et hommes " (14c-e).
Cette doctrine, qui a son origine dans les superstitions des cultes antiques, n'a pas été rejetée par les religions modernes. Le christianisme invite ses ouailles à concevoir " cette " vie comme " une vallée de larmes ", et à la supporter en tant que telle pour gagner le paradis. C'est cela qui constitue " une triste superstition ". Elle s'exprime dans des dizaines de passages de la Bible, où sont attribués à Dieu " des pieds, des mains et des yeux et aussi bien des passions corporelles et humaines, comme la colère, le repentir, la haine ", ainsi que le remarque Galilée dans sa Lettre du 21/12/1613 à Benedetto Castelli, et qui ne constituent rien de moins que " de graves hérésies et blasphèmes ". Oui, mais au jugement de qui ? Il n'est pas nécessaire d'attribuer au physicien une conception spinoziste de Dieu pour comprendre ce jugement. Cependant dès lors qu'on rompt avec l'anthropomorphisme il faut se comprendre soi-même et préciser ce qu'on entend alors par un être éternel, infini, tout-puissant, etc. Ce n'est pas le lieu de développer ce qui fait l'objet de la première partie de l'Ethique, mais on comprend aisément qu'à son jugement la jalousie est indigne de Dieu : le mot invidia est très fort et signifie jusqu'à la malveillance et la haine. Elle constitue pourtant le fond de la justification que donnent les théologiens de leur exclusion de la joie. Il faudrait un Dieu animé de jalousie, de malveillance et de haine à mon encontre pour tirer de la satisfaction de mes soupirs, de mes sanglots et de mes larmes.
La conception proprement éthique estime au contraire que Dieu ne peut être satisfait que de ma joie et que plus je suis joyeux, plus il est satisfait. Il faut justifier cette doctrine ; elle est fondée sur des considérations philosophiques et non sur une simple superstition qui, bien que contraire en l'occurrence à celle des théologiens, ne vaudrait pas mieux que la leur. Il est nécessaire d'établir que la peine marque une âme impuissante et que réciproquement la joie est une perfection. Plus rigoureusement " la joie est le passage de l'homme d'une moindre perfection à une plus grande ", disait la définition II à la fin de la troisième partie. Elle peut être donnée parce qu'on imagine conservé ce qu'on aime (proposition XIX de la même partie), ou parce qu'on imagine détruit ce qu'on hait (proposition XX). Ces termes cependant sont obscurs ou équivoques si l'on ne se place pas dans les développements de ce livre. Au sein de l'être infini et même infiniment infini qu'est la nature, les différents êtres sont dotés d'une plus ou moins grande perfection. Si je dis que l'homme est plus parfait que le cheval, chacun comprendra que ce peut bien être l'opinion de l'homme, mais que ce n'est pas forcément celle du cheval. Et si je dis que l'homme du XXIe siècle est plus parfait que celui des époques précédentes, je risque fort de me faire accuser d'ethnocentrisme. Je n'y échapperai pas en tout cas si je viens à prétendre que le Français est plus parfait que le Zoulou ou le Patagon. Mais le raisonnement que doit conduire l'éthique n'est pas celui de l'histoire ou de l'ethnologie. Il y a dans un être plus ou moins de perfection selon que son corps est capable de plus ou de moins d'affects et d'actions et selon que son esprit est capable de plus ou moins de connaissances adéquates. De ce point de vue il faut certes reconnaître que le cheval est capable d'actions dont l'homme est moins capable, voire tout à fait incapable. Il court moins vite que le cheval et il n'est absolument pas en mesure de sauter une haie en portant un cavalier. Un enfant peut assurément rêver d'être un cheval, mais c'est une chimère qu'il abandonne sans regret lors de son passage à l'âge adulte. Ce n'est pas qu'il se fasse une raison, c'est qu'il mesure, ce que vraisemblablement ne fait pas le cheval, les avantages qu'il a à se servir de son corps tel qu'il est.
Principalement il a des mains. En abandonnant la marche quadrupède, en adoptant la station verticale, l'espèce humaine a libéré ses pieds de devant de leur fonction de pieds. Ils n'ont plus à supporter le poids du corps, ils n'ont plus à assumer sa marche. Ils se tournent alors vers de tout autres fonctions. Par la rotation du cubitus et du radius l'un autour de l'autre, la paume se tourne vers le bas ou vers le haut, pronation ou supination. Le pouce du membre antérieur devient capable d'une opposition avec les autres orteils, qui avec lui deviennent des doigts. C'est à dire qu'ils donnent au ci-devant pied une fonction qu'il n'avait pas du tout, celle de la préhension. L'espèce a produit deux mains. Avec celles-ci elle manipule les objets : elle les saisit, elle leur fait effectuer des mouvements. Translation et rotation en sont les deux types auxquels, en géomètre, on peut rapporter tous les autres, en lesquels on peut les analyser. Les mains prennent les objets, les déplacent, les brisent même. Un jeune enfant apprend tout cela et ... personne ne peut douter que cela lui procure de la joie. Il est en train d'acquérir une perfection plus grande. La main est l'outil par lequel l'homme assure sa maîtrise et sa possession du monde matériel. Car d'elle sortent étroitement intriquées l'une dans l'autre une domination corporelle et une domination intellectuelle. La main est l'organe de l'intelligence. Aucune autre espèce n'a poussé jusque là son avantage. Cela me semble constituer un argument suffisant pour affirmer que l'espèce humaine a acquis une perfection plus grande que celle de n'importe quelle autre. La caresse est une autre fonction de la main et chacun sait quelle joie elle procure. S'il est exagéré de dire que les animaux baisent tristement, il faut au moins reconnaître que leur coït n'enveloppe aucune joie. Mais les capacités humaines ne sont manifestement pas limitées et l'espèce invente toujours de nouveaux moyens de les accroître. Chaque membre de l'espèce se trouve lui-même à chaque instant placé en face d'un choix simple, qui est de suivre la courbe ascendante ou de faire un palier, qui s'avère vite être l'amorce de la courbe descendante.
Il est bon de donner toute sa signification au rire de l'enfant qui découvre qu'il est capable d'un acte qu'il ne maîtrisait pas jusque là. On dit qu'il est content. Assurément, mais content de quoi ? Il n'est pas seulement joyeux d'avoir réussi la galipette, le carreau au jeu d'adresse ou le but au jeu de ballon. Il est joyeux de s'être dépassé et de ressentir dans son corps une puissance nouvelle, une plus grande perfection. La joie de l'adulte, même si elle n'est pas toujours exprimée par le rire, est de même nature. Celle de l'hypokhâgneux qui, suivant un cours ou rédigeant sa dissertation, comprend soudain une idée qu'il n'avait pas encore eue et qui lui ouvre des perspectives nouvelles, n'exprime pas seulement sa satisfaction d'ajouter quelque chose à son savoir ; elle exprime sur le plan intellectuel le passage d'une perfection moindre à une plus grande. Et pour revenir à la main, il ne sera pas superflu de prendre en exemple celle du pianiste : non seulement il me paraît hors de doute que c'est un organe absolument extraordinaire, parce qu'il est capable d'opérations d'une subtilité incroyable, mais je ne doute pas que sous ses airs modestes le pianiste n'éprouve de très grandes joies à vaincre petit à petit, à force d'exercices austères, les difficultés de partitions de plus en plus virtuoses. Maintenant dire, comme je le faisais ci-dessus, que cette joie fait plaisir à Dieu n'est qu'une image. Pour parler plus rigoureusement il convient de dire que quiconque développe en lui ses capacités corporelles ou intellectuelles se donne plus d'être, car l'être et la perfection c'est la même chose. Par là il ne se rapproche de l'être infini que de manière infinitésimale, mais il en participe d'autant mieux. " Le souverain bien de l'esprit est la connaissance de Dieu, et la souveraine vertu de l'esprit est de connaître Dieu " (Proposition XXVIII de cette partie). Le plaisir, la joie, le rire, expriment la conscience que prend un homme d'une meilleure assimilation à Dieu.
Prendre plaisir est donc d'un homme sage. De quelles manières le peut-il ? Il le fait par toutes les voies qui le refont, reficere, et le recréent, recreare, c'est à dire celles qui entretiennent sa propre existence. Il y a une joie légitime à manger et à boire dans la mesure où le repas vise à assurer la subsistance et non à se faire péter la sous-ventrière. Les plaisirs de la table sont parmi les plus universellement partagés. Il est vrai que " le corps humain se compose d'un très grand nombre de parties de nature différente " et qu'outre la satisfaction du ventre les hommes accordent beaucoup d'attention à celle du sexe. La coutume éditoriale du XVIIe siècle est de distinguer les écrits libertins de tous les autres et par conséquent on ne peut attendre ici que même seulement au détour d'une phrase soit dit quelque chose de précis de l'activité sexuelle. Toutefois le scolie de la proposition LXVIII de cette même partie déclare que " la femme convient tout à fait avec la nature de l'homme " et qu' " il n'y a rien dans la nature qui puisse lui être plus utile qu'elle ". Il est permis d'entendre que le lit offre lui aussi de légitimes plaisirs, qui passent heureusement les bornes des simples exigences de la reproduction. S'accoupler dans le noir et en chemise de nuit convient certes à la fécondation de la femelle par le mâle, mais reste manifestement très en deçà de l'utilité mutuelle que peuvent avoir l'homme et la femme. Sentir son corps s'exalter sous des caresses multiples et variées, connaître la jouissance, c'est passer d'une moindre perfection à une plus grande. Cet acte cependant est assez complexe parce qu'il engage deux personnes et qu'il relève de la relation. Il est donc nécessairement beaucoup moins simple que celui de prendre un verre d'eau pour éteindre sa soif, et il porte à une perfection d'autant plus grande.
D'autres plaisirs sont également évoqués. On peut synthétiser le propos en y découvrant deux axes. D'une part les plaisirs se prennent par tous les sens ; d'autre part au-delà de ceux qui entretiennent les capacités données au corps humain, il y a ceux qui les conduisent plus loin qu'elles ne lui sont données de naissance. Du premier point de vue il y a donc outre les plaisirs du goût liés à la subsistance, ceux de l'odorat, de la vue, de l'ouïe et du toucher. En même temps du second point de vue il y a ceux que la nature fournit d'elle-même et aussi ceux qui sont le produit de l'art. Les odeurs par exemple peuvent être celles que dégagent les fleurs dans un jardin, mais aussi celles que fait naître l'art du parfumeur. Non seulement chacun des sens est l'instrument de plaisirs qui lui sont particuliers, mais le corps tout entier dans l'exercice de la gymnastique trouve une joie qui est liée au développement de toutes ses capacités. Platon faisait de la gymnastique l'un des deux piliers de l'éducation. Quant aux arts, deux sont mentionnés ici. Je regrette assurément que le contemporain de Frans Hals et de l'âge d'or hollandais ne dise rien de la peinture ni de maîtres qu'il aurait cependant pu rencontrer. Il ne mentionne que la musique et le théâtre. Ce choix est toutefois significatif, et pas forcément du goût de l'auteur. La peinture en ce temps-là n'est pas dans les musées, mais chez les collectionneurs privés. Et le philosophe n'a pas les moyens d'être de ceux-ci. Peut-être de temps à autre, chez tel ou tel personnage a-t-il eu l'occasion d'en apercevoir, mais pas assez pour connaître les artistes. On connaît bien quelques portraits de lui, mais on ignore dans quelles conditions ils ont été faits. La musique et le théâtre sont par contre des arts du spectacle, ils s'apprécient en compagnie et les jours de fête permettent de s'en faire une idée précise. Deux tonneaux suffisent pour placer la cornemuse et le hautbois à la vue et à l'ouïe de tous, quatre tréteaux pour y mettre les comédiens. C'est assez pour comprendre que ces arts permettent autre chose qu'un délassement ou une jouissance de l'œil et de l'oreille. Ils nourrissent l'esprit. C'est le pendant de la gymnastique. A travers le plaisir que donnent le théâtre et la musique c'est la capacité de l'esprit ad plura simul intelligendum, à comprendre à un moment donné beaucoup plus de choses qu'il ne le pouvait antérieurement. L'esprit gagne en perfection à s'approprier toutes les subtilités de Shakespeare ou de Molière, de Monteverdi ou de Schütz. Même s'il est culturellement invraisemblable que ces noms aient été connus de l'auteur, le théâtre et la musique sont suffisamment universels pour qu'on puisse se représenter ce qu'il pouvait en avoir vu et entendu. Les arts en général, et ceux-ci autant que les autres, donnent relativement à une société donnée une interprétation du réel, certes non conceptuelle mais susceptible d'être appréhendée par les sens et soumise ensuite à l'esprit du public. Ce dernier, confronté à elle, y trouve l'occasion et même la sollicitation d'élargir, d'approfondir ou de développer sa propre conception du réel. Ce faisant il participe davantage de la nature divine.
Le plaisir, en tant qu'il est une joie, est donc le passage d'une moindre perfection à une plus grande. Il est le sentiment qu'on éprouve à rendre son corps et aussi son esprit aptes à un plus grand nombre d'opérations ou à de plus complexes. On voit bien quel crime contre l'humanité il y a à l'interdire ou à l'entraver, de quoi se rendent coupables les théologiens des diverses religions, et les moralistes qui leur emboîtent le pas. Ils sont d'ailleurs d'autant plus condamnables que ces plaisirs qui sont de pures joies ne se prennent pas au détriment d'autrui : " Le souverain bien de ceux qui suivent la vertu est commun à tous et tous peuvent en avoir un égal contentement " (Proposition XXXVI de cette partie). Si je prends plaisir à manger et à boire la part qui me revient dans des conditions sociales déterminées, je n'empêche personne d'en faire autant. Les contacts que je me donne avec d'autres épidermes, parce qu'ils supposent le mutuel consentement, se prennent sans dommage pour autrui. Ce que je prends des couleurs, des odeurs, des sons, n'enlève rien à personne. C'est ce que montre la belle histoire de Saint Yves. Au traiteur qui faisait procès au mendiant, qui humait les bons fumets s'évadant de son soupirail, le juge déclara qu'il avait tout à fait raison, et faisant tinter à ses oreilles une pièce de monnaie, il lui dit : " le son paye l'odeur ". Ce qui prouve que, tout prêtre qu'il fût, " l'avocat des pauvres " (1253-1303) avait une haute idée du plaisir. Cela n'a d'ailleurs rien de surprenant, puisque, concluant son propos, Spinoza relève que son éloge du rire et du plaisir n'est pas seulement en accord avec les principes de sa philosophie, ce qu'on vient d'expliquer, mais aussi avec la pratique commune. Et en effet les pisse-froid ont beau se liguer pour contraindre les hommes à la tristesse, ils sont évidemment obligés de les prendre tels qu'ils sont et de supporter leurs rires.
Il n'est pas indifférent que Démocrite, le maître d'Epicure (~341-~270), soit " l'homme qui rit ". C'est ainsi que le montre une toile du hollandais Frans Hals, qu'on peut voir au Musée royal des beaux-arts de Bruxelles. Mais il ne faut pas se méprendre sur ce que signifie ce rire. Cette philosophie qui n'admet pas de surnaturel, qui veut bien reconnaître qu'existent des dieux, pourvu qu'on sache qu'ils sont eux aussi atomes, que par conséquent ils sont ailleurs qu'où sont les hommes et qu'ils n'ont rien à faire du sort de ces derniers, ne trouve qu'un seul guide à la vie éthique. Les Explications qui précèdent autorisent à penser que ce n'est pas si mal visé. Les impuissants, selon le mot bien pesé de Spinoza, se sont déchaînés contre elle. Epicure a été calomnié dès l'Antiquité et même de son vivant, en particulier par les Stoïciens, bien avant de l'être par les Chrétiens. C'est pourquoi il proteste : " l'impie ce n'est pas celui qui nie les dieux de la foule, c'est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule " (Lettre à Ménécée). C'est un plaidoyer pro domo, pas seulement pour lui-même, mais pour la philosophie. De quoi parle-t-il sinon de la piété ? La piété ne consiste pas à s'interdire le plaisir ; au contraire elle est de prendre du plaisir autant qu'on le peut. Le scolie de la proposition XLV montre pourquoi. Dès lors si le philosophe atomiste est représenté riant, ce qui sans doute choquait, ce n'est pas parce qu'il se moque ou qu'il est indifférent ; c'est parce que le rire est sain, éthiquement, et que ceux qui le censurent sont au contraire malsains. De ceux-ci Diogène Laërce dit dans sa Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres (Livre X) : " Tous ces gens-là sont des fous. Car on a des témoignages suffisants de son incroyable justice envers tous : sa patrie qui l'a honoré de vingt statues de bronze, tous ses amis, si nombreux que des villes entières ne suffiraient pas à les contenir, et ses disciples qui sont restés fidèles à sa doctrine et la succession continuelle de cette école qui a seule subsisté quand toutes les autres se détruisaient ". |
Sommaire
CINQUIEME PARTIE
DE LA PUISSANCE DE L'ENTENDEMENT OU DE LA LIBERTE DE L'HOMME
PREFACE
Je passe enfin à cette autre partie de l'éthique où il s'agit de la manière de parvenir à la liberté ou de la voie y conduisant. J'y traiterai donc de la puissance de la raison, montrant ce que peut la Raison elle-même contre les affections et ensuite ce qu'est la liberté de l'âme ou Béatitude ; par où nous verrons combien le sage l'emporte en pouvoir sur l'ignorant. Quant à la manière de porter l'Entendement à sa perfection et à la voie y conduisant, ce sont choses qui n'appartiennent pas au présent ouvrage, non plus que l'art de traiter le Corps de façon qu'il puisse remplir convenablement sa fonction ; cette dernière question est du ressort de la Médecine, l'autre de la Logique. Ici, comme je l'ai dit, je traiterai donc de la seule puissance de l'âme, c'est-à-dire de la Raison, et avant tout je montrerai combien d'empire et quelle sorte d'empire elle a sur les affections pour les réduire et les gouverner. Nous n'avons pas en effet sur elles un empire absolu, comme nous l'avons déjà démontré. Les Stoïciens, à la vérité, ont cru qu'elles dépendaient absolument de notre volonté et que nous pouvions leur commander absolument. Les protestations de l'expérience, non certes leurs propres principes, les ont cependant contraints de reconnaître la nécessité pour réduire et gouverner les affections d'un exercice assidu et d'une longue étude. L'un d'eux s'est efforcé de le montrer par l'exemple de deux chiens (si j'ai bon souvenir), l'un domestique et l'autre de chasse : l'exercice, disait-il, peut faire que le chien domestique s'accoutume à chasser ; le chien de chasse au contraire à s'abstenir de la poursuite des lièvres. Cette opinion trouverait grande faveur auprès de Descartes, car il admet que l’âme ou la Pensée est unie principalement à une certaine partie du cerveau, à savoir la petite glande dite pinéale ; par son moyen l’âme a la sensation de tous les mouvements excités dans le Corps et des objets extérieurs, et elle peut la mouvoir en divers sens par cela seul qu'elle le veut. Celte petite glande est suspendue d'après lui au milieu du cerveau de telle façon qu'elle puisse être mue par le moindre mouvement des esprits animaux. De plus, cette glande, suspendue au milieu du cerveau, occupe autant de positions différentes qu'il y a de manières pour elle de recevoir le choc des esprits animaux, et en outre autant de traces différentes s'impriment en elle qu'il y a d'objets extérieurs différents poussant vers elle les esprits animaux ; de la sorte, si la glande plus tard se trouve, par la volonté de l’âme qui la meut diversement, occuper telle ou telle position qu'elle a précédemment occupée sous l'action des esprits animaux diversement agités, elle les poussera et les dirigera de la même façon qu'ils ont été repoussés quand la glande occupait cette même position. En outre, chaque volonté de l'âme est unie par la Nature à un certain mouvement de la glande. Par exemple, si l'on a la volonté de regarder un objet éloigné, cette volonté fera que la pupille se dilate ; mais, si l'on a seulement la pensée que la pupille devrait se dilater, il ne servira de rien d'en avoir la volonté, parce que la Nature n'a pas joint le mouvement de la glande servant à pousser les esprits animaux vers le nerf optique de la façon qui convient pour dilater ou contracter la pupille, à la volonté de la dilater ou de la contracter, mais seulement à la volonté de regarder des objets éloignés ou rapprochés. Enfin, bien que chaque mouvement de la glande pinéale paraisse lié par la Nature au commencement de la vie à telle pensée singulière parmi celles que nous formons, il peut cependant, en vertu de l'habitude, être joint à d'autres ; comme il s'efforce de le prouver article 50, partie I, des Passions de l'âme. Il conclut de là que nulle âme, pour faible qu'elle soit, n'est incapable, avec une bonne direction, d'acquérir un pouvoir absolu sur ses Passions. Elles sont en effet, suivant sa définition, des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l'âme, qui se rapportent exclusivement à elle et qui (nota bene) sont produites, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits (voir art. 27, partie I, des Passions de l'âme). Mais, puisque nous pouvons joindre à une volonté quelconque un mouvement quelconque de la glande et conséquemment des esprits, et que la détermination de la volonté dépend de notre seul pouvoir, si nous déterminons notre volonté par des jugements fermes et assurés suivant lesquels nous voulons diriger les actions de notre vie, et joignons à ces jugements les mouvements des passions que nous voulons avoir, nous acquerrons un empire absolu sur nos Passions. Telle est la manière de voir de cet Homme très célèbre (autant que je peux le conjecturer d'après ses paroles) et j'eusse eu peine à croire qu'elle provînt d'un tel homme si elle était moins subtile. En vérité je ne puis assez m'étonner qu'un Philosophe, après s'être fermement résolu à ne rien déduire que de principes connus d'eux-mêmes, et à ne rien affirmer qu'il ne le perçût clairement et distinctement, après avoir si souvent reproché aux Scolastiques de vouloir expliquer les choses obscures par des qualités occultes, admette une hypothèse plus occulte que toute qualité occulte. Qu'entend-il, je le demande, par l'union de l'âme et du Corps ? Quelle conception claire et distincte a-t-il d'une pensée très étroitement liée à une certaine petite portion de l'étendue ? Je voudrais bien qu'il eût expliqué cette union par sa cause prochaine. Mais il avait conçu l’âme distincte du Corps, de telle sorte qu'il n'a pu assigner aucune cause singulière ni de cette union ni de l’âme elle-même, et qu'il lui a été nécessaire de recourir à la cause de tout l'Univers, c'est-à-dire à Dieu. Je voudrais, de plus, savoir combien de degrés de mouvement l’âme peut imprimer à cette glande pinéale et avec quelle force la tenir suspendue. Je ne sais en effet si cette glande est mue par l'âme de-ci de-là plus lentement ou plus vite que par les esprits animaux, et si les mouvements de Passions que nous avons joints étroitement à des jugements fermes ne peuvent pas en être disjoints par des causes corporelles ; d'où suivrait qu'après s'être fermement proposé d'aller à la rencontre des dangers et avoir joint à ce décret des mouvements d'audace, à la vue du péril la glande se trouvât occuper une position telle que l'âme ne pût penser qu'à la fuite ; et certes, n'y ayant nulle commune mesure entre la volonté et le mouvement, il n'y a aucune comparaison entre la puissance - ou les forces - de l'âme et celle du Corps ; conséquemment les forces de ce dernier ne peuvent être dirigées par celles de la première. Ajoutez qu'on cherche en vain une glande située au milieu du cerveau de telle façon qu'elle puisse être mue de-ci de-là avec tant d'aisance et de tant de manières, et que tous les nerfs ne se prolongent pas jusqu'aux cavités du cerveau. Je laisse de côté enfin tout ce qu'affirme Descartes sur la volonté et sa liberté, puisque j'en ai assez et surabondamment montré la fausseté. Puis donc que la puissance de l'âme se définit, je l'ai fait voir plus haut, par la science seule qui est en elle, nous déterminerons les remèdes aux affections, remèdes dont tous ont, je crois, quelque expérience, mais qu'ils n'observent pas avec soin et ne voient pas distinctement, par la seule connaissance de l'âme et nous en déduirons tout ce qui concerne sa béatitude.
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la puissance
(Préface de la cinquième partie)
Cette dernière partie est le but auquel l'auteur se proposait de parvenir. Ce n'est pas seulement un objet du livre parmi d'autres objets, dont il y est question, par exemple un parmi cinq dont l'Ethique s'occuperait successivement : après la nature de Dieu, celle de l'esprit, celle des affects et après l'impuissance de l'esprit sur les affects enfin la puissance de celui-là sur ceux-ci. Il suffit d'énoncer ces objets successifs pour comprendre que le dernier n'est pas seulement le dernier chronologiquement, mais qu'il l'est aussi logiquement et pour reconnaître conséquemment qu'il est l'objectif du livre tout entier. A plus forte raison, puisque sa quatrième partie a constitué un traité de affectuum viribus, c'est à dire de l'impuissance et de la servitude humaine, il faut bien que l'on en vienne à " l'autre partie " du livre. Car si en outre ce dernier porte ce titre, s'il est possible de reconnaître à l'éthique un sens, il faut bien que l'esprit ait sur les affects une certaine puissance. Si ce n'était pas le cas, à quoi serait-il bon de vitupérer les actes humains ? Ils ne reçoivent de valeur que de la puissance qu'a l'homme de se diriger lui-même. Il est donc parfaitement cohérent qu'un livre qui est intitulé l'Ethique s'achève par un traité de potentia intellectus. Cela implique-t-il pour autant que cette puissance soit reconnue absolue ? Autant vaudrait prétendre que la philosophie de Spinoza s'aligne sur celle des Stoïciens et sur celle de Descartes. Ce n'est pas l'absolue puissance de l'esprit sur les affects que va montrer la dernière partie du livre, mais la voie par laquelle il lui est possible de les contenir et de les modérer, coercendum et moderandum. Cette voie est celle de la connaissance et nullement celle de la volonté : la puissance de l'homme n'est pas dans sa volonté, mais dans son intelligence. C'est ce que va devoir établir ce traité concis de cinquante deux propositions. Préalablement sa très polémique Préface doit faire comprendre que l'empire absolu de la volonté sur les passions est illusoire, que ce n'est pas à la manière cartésienne qu'on peut expliquer la liberté de l'homme.
Si l'homme n'est pas toujours libre et s'il l'est même si peu souvent que sa liberté risque d'être tenue pour imaginaire, il y a cependant un moyen pour lui de le devenir. La philosophie spinoziste a si fermement combattu l'idée d'une liberté de la volonté, particulièrement dans le scolie de la proposition XLIX de la deuxième partie, ou dans la Lettre LVIII à Schuller, que des commentaires inattentifs en sont arrivés à prétendre que la notion de liberté n'avait aucun sens dans une doctrine caractérisée par un déterminisme intégral. On va voir que c'est une erreur de le penser et un contresens sur cette philosophie. La dernière partie de l'Ethique traite de la manière, modus, qu'a l'homme d'être libre. Plus rigoureusement il existe une voie, via, qui le conduit à la liberté. Il n'y a donc pas une alternative, telle qu'être ou ne pas être libre. Etre libre n'est pas l'objet d'une décision, avant laquelle on ne le serait pas, après laquelle on le serait. Il y a un cheminement qui mène du moins de liberté au plus de liberté. Cette voie passe par la puissance de l'esprit, c'est à dire par la puissance de la raison. Plus on use de la puissance de la raison, plus on est libre. La liberté appartient à celui qui sait, sapiens, et elle lui appartient d'autant plus qu'il sait plus. Et en même temps qu'il est plus libre il s'élève aussi vers le bonheur, beatitudo. La Préface ne s'attarde pas sur ce qui va être démontré par les propositions qui la suivent. Elle ne s'arrête pas davantage sur deux questions qui ne sont pas au programme de l'Ethique : la première est de savoir comment on peut amender son intelligence, intellectus, la perfectionner ; elle est du ressort de la logique. L'auteur n'a pas écrit de traité s'y rapportant, il en a seulement esquissé certains objectifs dans le scolie 1 de la proposition XL de la deuxième partie. La seconde question est d'autant moins de son ressort qu'elle relève de la médecine : on ne peut laisser son corps à l'abandon, puisqu'il est nécessairement l'instrument par lequel l'esprit entre en contact avec quelque autre objet que ce soit, et avec lui-même pour commencer.
Pour s'en tenir au seul objet de la cinquième partie, quelle est la puissance de la raison sur les passions, il faut d'abord discuter la thèse commune aux Stoïciens et à Descartes, à savoir celle d'un absolu empire de l'homme sur elles. Il ne lui appartient pas de les anéantir, car il ne décrète pas l'inexistence d'un phénomène naturel. Il ne s'affranchit pas plus des affects que de la faim et des autres nécessités de l'existence. Il lui appartient seulement de les contenir et de les modérer. Celui qui prétendrait n'avoir plus de passions ne prétendrait pas moins que de n'avoir plus faim. C'est un charlatan. Contre lui l'expérience proteste ! Les Stoïciens ont exprimé l'opinion que les affects dépendaient absolument de la volonté. On peut se demander si c'est Néron qui a tué Sénèque, ou bien plutôt le ridicule. On ne peut que contenir et modérer les passions, objectif déjà limité, et afin d'y parvenir il faut déployer de grands efforts : beaucoup de pratique, usum, et de diligence, studium. Il n'est pas plus aisé de l'atteindre que d'obtenir d'un chien de chasse qu'il ne coure pas derrière le gibier. Le mouvement spontané du chien est de bondir sur ses proies. Mais il est clair que si le chasseur le laisse faire, il en rapportera peu et il les aura dévorées. Afin d'obtenir de lui l'arrêt devant le gibier, il y a donc un dressage du chien pour la chasse. Celui qui s'y consacre ne peut espérer parvenir au résultat attendu qu'avec beaucoup d'efforts. L'expérience et le zèle ne devront pas lui faire défaut. Inversement un toutou d'appartement ne pourrait être incité à la chasse qu'avec beaucoup de pratique et de diligence. Autrement dit, contre leurs principes mêmes, les philosophes stoïciens admettent que le libre décret ne suffit pas à anéantir les passions. Il faut s'arrêter un instant sur ce que prouve le dressage, car on va en retrouver l'idée chez Descartes (les Passions de l'âme, article 50, in fine). On peut modifier les comportements ; on peut donc modifier les passions et acquérir sur elles de l'empire, concluent ceux qui utilisent cet exemple. Ils supposent le chien de chasse cédant à la passion du gibier et le chien d'appartement y résistant. Si ce dernier doit devenir le modèle de l'homme libre, c'est assez renversant. Car il a au contraire des passions, la gamelle, les flatteries, bien plus serviles que celles de l'autre (cf. La Fontaine, le loup et le chien : Fables, I, 5). Toutefois il est intéressant de noter qu'une conduite peut être modifiée en son contraire et réciproquement. Cela s'obtient à force de travail d'une part, et d'autre part le travail qui se fait dans un sens peut aussi bien se faire dans l'autre. A supposer donc que je parvienne par force de volonté à ne plus céder à la colère, à la jalousie ou à l'avarice, ce ne peut être premièrement qu'avec la peine et la difficulté que requièrent en fait la pratique et la diligence, deuxièmement avec la possibilité d'une régression d'autant plus probable que je m'imaginerai plus avoir décrété et que je connaîtrai moins les voies par lesquelles je peux passer. Descartes y fait-il suffisamment attention ?
Cette Préface consacre une page et demie à suivre de très près la fin de la première partie des Passions de l'âme (articles 31-50, Pléiade, pp. 710 et suivantes ; A-T, XI, pp. 351 et suivantes). La théorie cartésienne est fort scrupuleusement résumée. Dans un premier temps est marqué le rôle que tient la glande pinéale dans l'Explication de l'union de l'âme et du corps. Bien que l'âme ait été déclarée unique et indivisible, bien qu'ait été écartée l'idée qu'elle siègerait en un organe plutôt qu'en un autre, il est néanmoins admis qu'il y a dans le corps " quelque partie en laquelle elle exerce ses fonctions plus particulièrement qu'en toutes les autres " (article 31), que ce n'est ni le cœur ni le cerveau, " mais seulement la plus intérieure de ses parties, qui est une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance ", nommée la glande pinéale. " L'âme (y) a son siège principal " (article 34). L'idée est développée par deux affirmations, dont l'une est la réciproque de l'autre : " que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits et réciproquement que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande " (article 31). Cela signifie, en les prenant dans l'ordre inverse, premièrement que par l'intermédiaire de cette glande tout changement qui survient dans les mouvements du corps détermine un changement dans les pensées de l'âme et deuxièmement que tout changement qui intervient dans les pensées de l'âme détermine un changement dans les mouvements du corps. Par son intermédiaire à la fois l'âme peut pâtir des affections du corps et de sa volonté agir sur celles-ci.
Un deuxième temps rend compte de la réciprocité de l'association des pensées de l'âme et des mouvements du corps, principe sur lequel repose le pouvoir qu'a l'homme sur les passions. Car il n'est pas seulement vrai que l'âme et le corps sont par là tellement unis qu'il se peut faire que tout changement intervenant dans l'un des deux se répercute sur l'autre. La théorie veut en outre qu'à chaque mouvement du corps corresponde un mouvement précis de la glande, puis à celui-ci une pensée précise de l'âme, et réciproquement : " la petite glande qui est le principal siège de l'âme est tellement suspendue entre les cavités qui contiennent ces esprits qu'elle peut être mue par eux en autant de diverses façons qu'il y a de diversités sensibles dans les objets ; mais qu'elle peut aussi être diversement mue par l'âme, laquelle est de telle nature qu'elle reçoit autant de diverses impressions en elle, c'est à dire qu'elle a autant de diverses perceptions, qu'il arrive de divers mouvements en cette glande " (article 34). Le lien entre une pensée et un mouvement, par lequel le même mouvement produit la même pensée et la même pensée produit le même mouvement implique la notion de trace : " Ces traces ne sont autre chose sinon que les pores du cerveau, par où les esprits ont auparavant pris leur cours, à cause de la présence de cet objet, ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres à être ouverts derechef en même façon par les esprits qui viennent vers eux " (article 42). Le cerveau est donc porteur de traces physiquement sensibles par lesquelles d'une même pensée on retourne au même mouvement et réciproquement du même mouvement à la même pensée.
Le troisième temps de l'exposé est consacré à expliciter par un exemple bien choisi l'unicité et la précision de l'association entre une pensée précise et un mouvement précis de la glande pinéale. Le texte reprend mot pour mot celui de la dilatation et de la rétraction de la pupille. " Si on veut disposer ses yeux à regarder un objet fort éloigné, cette volonté fait que leur prunelle s'élargit ; et si on les veut disposer à regarder un objet fort proche, cette volonté fait qu'elle s'étrécit " (article 44). A deux volonté opposées correspondent deux mouvements contraires. Cette association, on le sait, ne passe pas par la conscience ; elle est réflexe. C'est ce que note Descartes de la manière suivante : " Mais si on pense seulement à élargir la prunelle, on a beau en avoir la volonté, on ne l'élargit point pour cela : d'autant que la nature n'a pas joint le mouvement de la glande, qui sert à pousser les esprits vers le nerf optique en la façon qui est requise pour élargir ou étrécir la prunelle avec la volonté de l'élargir ou étrécir, mais bien avec celle de regarder des objets éloignés ou proches " (même article).
Le quatrième temps énonce ce qu'on peut tenir pour une première formulation de la théorie du réflexe conditionné, bien plus tard exprimée par Pavlov (1903). En effet bien que de manière innée un mouvement soit joint à une pensée, on peut changer ces rapports par l'habitude : " la nature ou l'habitude ont diversement joint chaque mouvement de la glande à chaque pensée " (même article). Plus précisément une sorte de travail de dressage peut produire une habitude établissant une liaison nouvelle et défaisant celle que la nature avait faite : " Il est utile aussi de savoir, qu'encore que les mouvements tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui représentent à l'âme certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en être séparés et joints à d'autres fort différents " (article 50). L'idée est illustrée par l'exemple d'une viande pour laquelle un appétit se transforme en dégoût pour peu qu'on y ait vu, ne serait-ce qu'une seule fois, quelque chose de sale. De même dans la Lettre à Chanut du 06/06/1647 (Pléiade, p. 1277 ; A-T, V, p. 57) l'amour des femmes louches, qui n'a rien de naturel, est commandé par une association qui s'est produite dans l'enfance du philosophe.
Or si la substitution d'un réflexe conditionné au réflexe naturel survient généralement au hasard, elle peut aussi être commandée par la volonté. Il ne reste plus au cinquième temps qu'à tirer la conclusion recherchée par cette doctrine, à savoir le pouvoir absolu de l'âme sur les passions. Elle est énoncée par l'article 50, d'abord dans son titre puis en des termes quasi identiques par sa dernière phrase, qui est aussi la fin et la conclusion triomphante de la première partie du traité. " Ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d'industrie à les dresser et à les conduire ". Il n'est pas réservé aux plus courageux de vaincre leurs passions ; il n'est pas besoin pour cela d'être un Sénèque : il suffit d'avoir été bien conditionné. Si cette vigueur morale gagne en démocratie, elle n'est cependant obtenue que par un effort qui ne revient pas même à celui qui va vaincre ses passions. C'est à l'enseigne du conditionnement pour tous en quelque sorte, que logerait l'éthique ! Comme on associe l'arrêt du chien de chasse à la vue du gibier au lieu de sa ruée, comme Pavlov associe la salivation du chien au signal au lieu de la viande, on peut associer le plaisir humain à la fermeté devant l'ennemi au lieu de la fuite et du sauve-qui-peut. La Préface récapitule. Elle donne expressément la citation de la définition de l'article 27 : une passion est une pensée de l'âme, dont la cause, elle y insiste, est dans un mouvement des esprits. Or à une volonté quelconque le dressage peut joindre un mouvement quelconque des esprits. Et une volonté est libre. Donc il suffit pour vaincre les passions d'une volonté usant de ses propres armes : " ce que je nomme ses propres armes, sont des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels elle a résolu de conduire les actions de sa vie " (article 48). Ainsi si je veux ne jamais reculer devant l'ennemi, quelle impression forte qu'il me fasse, il suffit que je me rappelle de me dire que le péril n'est pas grand, qu'il y a plus de sûreté dans la défense, donc que j'associe des idées de bien au combat et le déshonneur à la fuite.
C'est très fidèlement que Spinoza rapporte l'opinion clarissimi hujus viri, puisqu'il rend très honnêtement l'esprit et même la lettre de sa démonstration. Cependant cette opinion, quoique pénétrante, sententia acuta, est incroyable. D'abord, et ce n'est pas le moins étonnant, elle est en contradiction avec le fondement même de la doctrine de l'illustre philosophe. Dans son manifeste la première règle qu'il énonçait comme une loi marmoréenne de la connaissance " était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle " et " de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute " (Discours de la méthode, deuxième partie, Pléiade, p. 137 ; A-T, p. 18). La question est donc de savoir s'il conçoit clairement et distinctement l'union de l'âme et du corps, s'il connaît avec évidence le rôle qu'il attribue à la glande pinéale dans les actions de l'âme sur le corps et dans les passions que le corps fait subir à l'âme. Manifestement la pierre philosophale de 1637 a été complètement oubliée en 1649. Le traité des Passions de l'âme est en effet totalement dédaigneux de la première de toutes les règles.
Il faut en effet relever l'admirable fermeté des propos antérieurs sur la réelle distinction de l'âme et du corps. " Nous concevons clairement l'esprit, c'est à dire une substance qui pense, sans le corps, c'est à dire une substance étendue ; et d'autre part nous concevons aussi clairement le corps sans l'esprit (...) Maintenant les substances qui peuvent être l'une sans l'autre sont réellement distinctes (...) Donc l'esprit et le corps sont réellement distincts " (Réponses aux 2èmes objections, Pléiade p. 398 ; A-T, IX, pp. 131-132). Ce point de vue est confirmé dans les Principes de philosophie, (I, 54, Pléiade, p. 595 ; A-T, IX, p. 48). Si l'âme est une chose et le corps une autre chose, comment l'âme et le corps peuvent-ils être une seule chose ? On ne peut pas avoir un concept clair et distinct de l'âme et un concept clair et distinct du corps et, à la fois, avoir un concept clair et distinct de leur union. La philosophie de 1649 bafoue le premier fondement de celle de 1637. Ceux qui pourraient rire, si se reniant Descartes n'allait dans leur sens, ce sont les Scolastiques, qu'il accusait de vouloir expliquer ce qu'ils ne comprenaient pas par des qualités qu'ils ne comprenaient pas davantage. Il leur reprochait, à juste titre, de mettre en œuvre le même procédé à peine plus tard (1673) rendu célèbre par Molière : " Mihi a docto doctore domandatur causam et rationem quare opium facit dormire : A quoi respondeo, quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assoupire " (le Malade imaginaire, troisième intermède). Ladite vertu dormitive est une qualité occulte en ce sens qu'on ne peut expliquer ni comment l'opium en dispose, ni comment elle agit. De la même manière l'union de l'âme et du corps fait l'unité de ce qui existe de manière réellement distincte, par des voies cachées, que personne ne peut expliquer. Prétendre expliquer par la prétendue union les passions et la possibilité qu'aurait l'homme de prendre sur elles un absolu empire, c'est prendre les mots pour les choses, c'est une Explication purement verbale.
Elle est en outre d'autant plus ridicule que pour tenter de dissiper le mystère de l'union de deux choses hétérogènes et irréductibles, Descartes donne pour siège à la pensée certaine partie toute petite de l'étendue. Il y a une conquête de la philosophie cartésienne qui se trouve ici sabotée par son propre auteur. Les corps sont des parties de l'étendue. Ils sont analysables en longueur, largeur et profondeur. En droit les méthodes de la géométrie analytique, celle dont il est l'inventeur, leur sont applicables. Tout événement, tout phénomène, relèvent de la mécanique. Toute sa physique vise, sinon réussit, à rendre compte de la nature par les mouvements quantifiables des corpuscules dans l'étendue. Par conséquent il peut sans regret abandonner les qualités occultes. Il y revient pourtant en prétendant situer dans le corps une âme qui le meut (quoique il se meuve aussi de soi : cf. articles 5, 13 et 16 des Passions de l'âme). Est-ce que pour loger l'inintelligible dans une portioncule de la quantité, il l'a rendu moins inintelligible ? Ce qui pourrait seul rendre intelligible l'union de l'âme et du corps, c'est la mise en œuvre du principe déterministe : la découverte de la cause qui fait que la pensée se tient dans l'étendue, et à cet endroit précis de l'étendue. Mais la cause prochaine de cette union ne peut évidemment pas être fournie. Les propositions V et VI de la deuxième partie de l'Ethique, renvoyant à l'axiome IV de la première, établissent qu'aucun déterminisme ne peut lier des choses qui relèvent d'attributs différents de Dieu, comme le sont des pensées et des corps. Aucune cause ne peut donc faire que l'esprit soit logé dans tel endroit, si petit soit-il, de l'étendue. C'est tellement vrai que Descartes évidemment ne cherche pas la cause de l'union ailleurs qu'en Dieu, cause non de ceci ou de cela, mais de tout l'univers. Mis en difficulté par Elisabeth, il reconnaît le 28/06/1643 qu'il ne lui semble pas " que l'esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement et en même temps la distinction d'entre l'âme et le corps et leur union ; à cause qu'il faut pour cela les concevoir comme une seule chose et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie " (Pléiade, p. 1159 ; A-T, III, p. 693). Faute de pouvoir faire la clarté sur les moyens par lesquels l'âme meut le corps, il la renvoie aux " principes de la métaphysique, à cause que ce sont eux qui nous donnent la connaissance de Dieu et de notre âme " (Pléiade, p. 1160 ; A-T, III, p. 695). Avec un peu de méchanceté Spinoza pourrait rappeler ce qu'il a dit dans l'Appendice de la première partie : la volonté de Dieu est l'asile de l'ignorance.
Mais à supposer qu'en effet la pensée soit jointe à l'étendue, et que le lieu précis où s'opère cette jonction soit la glande pinéale, ce serait encore une curiosité légitime de déterminer quelle quantité de mouvement l'esprit, la volonté, est capable de donner à la glande et aussi par le moyen de quelle force. La question est d'importance. Si la glande est susceptible d'être mue par deux causalités différentes, à savoir d'une part les esprits animaux et de l'autre la volonté, il est décisif dans la perspective d'un empire sur les passions de déterminer si la force de la première est au moins égale à celle de la seconde. Car si opiniâtrement que l'esprit ait joint à la fuite le déshonneur, la vue du danger pourrait bien néanmoins pousser les esprits dans la glande plus fort que ne le fait la considération du bien. Mais c'est pour rire que l'auteur pose la question, puisqu'il tient qu'aucune causalité ne peut s'exercer d'une volonté sur un mouvement et qu'il est vain de prétendre comparer les forces de l'esprit à celles du corps et à plus forte raison les opposer les unes aux autres.
En passant on peut encore relever que ladite glande pinéale n'a certainement pas les vertus que lui prête le traité des Passions de l'âme. Elle doit être placée dans le cerveau de telle sorte qu'elle présente une sensibilité extrême aux plus petites influences, celles des esprits animaux et celles des volontés. Elle doit être suspendue entre les cavités qui contiennent les parties les plus vives et les plus subtiles du sang. Or s'il se trouve bien dans le cerveau, au milieu de toutes ses parties doubles, une glande unique aujourd'hui nommée l'hypophyse, il est inexact qu'on puisse lui attribuer cette suspension, cette position entre des cavités, et cette fonction que suppose Descartes. Le rôle de cette glande est de produire des hormones, qui déclenchent dans d'autres organes la production d'autres hormones. La théorie de la glande pinéale est tout entière conjecturale. C'est une doctrine ad hoc, en ce sens que cherchant comment justifier l'union de l'âme et du corps et, pour répondre à Elisabeth, la mise en mouvement du corps par l'âme, Descartes l'a inventée tout exprès. Si sa valeur est nulle, la thèse de l'empire absolu de l'homme sur ses passions ne vaut pas mieux.
D'ailleurs quand bien même pourrait exister une meilleure concordance entre les conjectures cartésiennes et ce qu'on sait aujourd'hui de cette glande, pour que de leur accréditation la philosophie cartésienne des passions reçoive un avantage, encore faudrait-il que la notion de volonté ait une légitimité. Or toute la deuxième partie, et singulièrement le long scolie de la proposition XLIX auquel elle aboutit, a montré que non seulement cette notion, mais celle de faculté sur laquelle elle repose, sont privées de sens. La faculté de volonté n'est qu'une abstraction par quoi on imagine toutes les volitions découler d'une source qui existerait indépendamment d'elles. Par anticipation le débat qui agite cette Préface y avait déjà été réglé. La conclusion s'impose d'elle-même : ce n'est pas de l'action de la pensée sur l'étendue que dépend le prétendu empire de l'homme sur ses passions, mais de la seule force qui appartienne à l'esprit, à savoir l'intelligence. D'abord l'empire sur les passions n'est pas absolu ; l'esprit ne peut que les contenir et les modérer. Cela implique d'ailleurs un point d'accord entre le Français de Hollande et le Juif néerlandais : les passions ne sont pas toutes mauvaises. Si le premier distinguait comme bonnes celles qui favorisent la bonne circulation du sang et en particulier la bonne irrigation du cerveau, le second va indiquer qu'un affect n'est une passion que lorsqu'on en a une idée confuse. " Un affect qui est une passion cesse d'être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte ", dit la proposition III. Et il est vrai que de toutes ne peut être formée une idée adéquate. Mais celles dont on le peut deviennent des actions de l'esprit. La connaissance qu'on peut en prendre change le statut des affects. L'intelligence est donc le remède aux affects parce qu'elle fait passer l'esprit qui les conçoit à une plus grande puissance. |
Sommaire
Cinquième partie, Proposition XX, Scolie
Nous pouvons montrer de la même manière qu'il n'y a aucune affection directement contraire à cet Amour, par laquelle cet Amour puisse être détruit et nous pouvons en conclure que cet Amour envers Dieu est la plus constante des affections et qu'en tant qu'il se rapporte au Corps, il ne peut être détruit qu'avec ce Corps lui-même. Plus tard nous verrons de quelle nature il est, en tant qu'il se rapporte à l'âme seule.
J'ai réuni dans les Propositions précédentes tous les remèdes aux affections, c'est-à-dire tout ce que l'âme, considérée en elle seule, peut contre elles ; il apparaît par là que la puissance de l'âme sur les affections consiste : 1° dans la connaissance même des affections (voir Scolie de la Prop. 4) ; 2° en ce qu'elle sépare les affections de la pensée d'une cause extérieure que nous imaginons confusément (voir Prop. 2 avec le même Scolie de la Prop. 4) ; 3° dans le temps, grâce auquel les affections se rapportant à des choses que nous connaissons, surmontent celles qui se rapportent à des choses dont nous avons une idée confuse ou mutilée (voir Prop. 7) ; 4° dans le grand nombre des causes par lesquelles les affections se rapportant aux propriétés communes des choses ou à Dieu, sont alimentées (voir Prop. 9 et 11) ; 5° dans l'ordre enfin où l'âme peut ordonner et enchaîner entre elles ses affections (voir Scolie de la Prop. 10 et, en outre, les Prop. 12, 13 et 14). Mais, pour mieux connaître cette puissance de l'âme sur les affections, il faut noter avant tout que nous appelons grandes les affections quand nous comparons l'affection d'un homme avec celle d'un autre, et que nous voyons l'un dominé plus que l'autre par la même affection ; ou quand nous comparons entre elles les affections d'un seul et même homme et que nous le trouvons affecté ou ému par l'une plus que par l'autre. Car (Prop. 5, p. IV) la force d'une affection quelconque se définit par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre. Or la puissance de l'âme se définit par la connaissance seule, son impuissance ou sa passion par la seule privation de connaissance, c'est-à-dire s'estime par ce qui fait que les idées sont dites inadéquates. D'où suit que cette âme est passive au plus haut point, dont les idées inadéquates constituent la plus grande partie, de façon que sa marque distinctive soit plutôt la passivité que l'activité qui est en elle ; et au contraire cette âme est active au plus haut point dont des idées adéquates constituent la plus grande partie, de façon que, tout en n'ayant pas moins d'idées inadéquates que la première, elle ait sa marque distinctive plutôt dans des idées adéquates manifestant la vertu de l'homme, que dans des idées inadéquates attestant son impuissance. Il faut noter, de plus, que les chagrins et les infortunes tirent leur principale origine d'un Amour excessif pour une chose soumise à de nombreux changements et que nous ne pouvons posséder entièrement. Nul en effet n'a de tourment ou d'anxiété qu'au sujet de ce qu'il aime ; et les offenses, les soupçons ou les inimitiés ne naissent que de l'Amour pour les choses dont personne ne peut réellement avoir la possession complète. Nous concevons facilement par là ce que peut sur les affections la connaissance claire et distincte, et principalement ce troisième genre de connaissance (voir à son sujet le Scolie de la Prop. 47, p. II) dont le principe est la connaissance même de Dieu ; si en effet les affections, en tant qu'elles sont des passions, ne sont point par là absolument ôtées (voir Prop. 3 avec le Scolie de la Prop. 4), il arrive du moins qu'elles constituent la moindre partie de l'âme (Prop. 14). De plus, cette connaissance engendre un Amour envers une chose immuable et éternelle (Prop. 15) et dont la possession nous est réellement assurée (voir Prop. 45, p. II) ; et conséquemment cet Amour ne peut être gâté par aucun des vices qui sont inhérents à l'Amour ordinaire, mais il peut devenir de plus en plus grand (Prop. 15) et occuper la plus grande partie de l'âme (Prop. 16) et l'affecter amplement. J'ai ainsi terminé ce qui concerne la vie présente. Chacun pourra voir facilement, en effet, ce que j'ai dit au commencement de ce Scolie, à savoir que dans ce petit nombre de propositions j'ai fait entrer tous les remèdes aux affections, pourvu qu'il ait égard à ce qui est dit dans ce Scolie, en même temps qu'aux définitions des affections et enfin aux Propositions 1 et 3 de la Partie III. Il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée de l'âme sans relation avec l'existence du Corps.
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l'intelligence
(Scolie de la proposition XX de la cinquième partie)
Dans le vocabulaire des moralistes qui sont critiqués par l'auteur, toute la question de la morale serait celle de la victoire sur les passions. Elles représenteraient la part mauvaise ou animale de l'homme, tandis que sa sagesse en serait la part bonne ou divine. Selon eux pour vivre moralement il faudrait faire en sorte que la seconde exerce sa domination sur la première et la maîtrise, voire l'anéantisse. Mais c'est une conception abstraite. La puissance de l'esprit sur les affects ne vient pas de la volonté, parce que celle-ci n'est qu'une abstraction, une chimère. Par contre s'il y a une chose qui appartient à l'esprit, c'est de penser : c'est par là qu'il lui est possible de contenir et de modérer les affects. L'homme n'est pas fait de deux substances, dont l'une devrait l'emporter sur l'autre. Le problème éthique n'est donc pas en vérité de trouver avec quelles forces l'une peut soumettre l'autre à sa loi. Il est de permettre à l'homme de parcourir un certain chemin, de le faire passer de la passion à l'action, autrement dit de l'idée inadéquate à l'idée adéquate. C'est ce dont il est question dans la première moitié de la cinquième partie de l'Ethique. Le scolie de sa proposition XX récapitule en cinq points les étapes d'une démarche, du chemin à suivre afin de parvenir à contenir et à modérer ses affects.
Ce n'est pas de rupture avec la vie animale qu'il y est question, mais de mutation, c'est à dire d'un processus qui permet de passer d'une vie réglée par l'imagination à une vie réglée par la raison. Il n'est pas possible à la raison de décréter despotiquement qu'elle ne subira plus la loi des passions, mais il est en sa puissance de s'élever de l'ignorance à la connaissance des causes des affects, et par suite de faire de l'homme un être non plus passif mais actif. " Un affect qui est une passion cesse d'être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte " (proposition III). Il s'avance d'autant plus loin dans cette voie qu'il comprend davantage de choses et qu'il se les représente mieux comme des parties de l'être unique, ici nommé Dieu, et qui n'est rien d'autre que la nature, deus seu natura. C'est dans la connaissance de Dieu en tant qu'il est la vraie et première cause de toutes choses que consiste la voie par laquelle il est possible de relever sa conduite du niveau de la passion à celui de l'action. Or dans la mesure où elle accroît l'être de celui qui connaît, la connaissance des vraies causes conduit à la joie ; et puisqu'une joie accompagnée de l'idée de sa cause est la définition même de l'amour, il convient de nommer amour de Dieu le remède universel à tous les affects qui sont des passions. La puissance de l'esprit sur les passions ne consiste donc pas à les anéantir, mais à tracer un chemin qui transforme, qui mute, la nature des affects. Une chose n'est pas blanche ou noire, mais de noire elle peut devenir blanche. On entre par là dans un mode de penser qui saborde le principe d'identité A=A incapable de penser le mouvement, et qui pose les conditions dans lesquelles A devient Ã, c'est à dire un mode de penser dialectique. Il en finit avec la catégorie de substance, justement parce qu'il n'y a plus qu'une substance.
La compréhension de la puissance de l'esprit sur les affects passe inévitablement par l'assimilation du sens de la notion commune dans la philosophie spinoziste. Les propositions XXXVII à XL de la deuxième partie ont exposé, jusqu'au scolie 1 de cette dernière proposition, ce que sont les notions communes. Elles jouent un rôle capital dans la théorie de la connaissance et, on le voit maintenant, dans celle de la liberté de l'homme. Ce sont des notions qui ne constituent l'essence d'aucune chose singulière, mais qui tout au contraire conviennent à tous les corps. Tous les corps en effet sont étendus en longueur, largeur et profondeur, tous les corps se meuvent plus ou moins. Or ces notions sont directement accessibles à l'esprit humain, bien qu'elles ne soient en lui ni " primitives ", ni " innées ", ni " a priori ". La capacité qui appartient à l'esprit de concevoir des idées adéquates n'a pas son fondement ailleurs que dans le fait qu'il est l'idée d'un certain corps et par conséquent une idée qui en elle-même comporte des éléments qui appartiennent à tous les corps. C'est dans cette mesure que la géométrie est une science et qu'on peut admirer, comme le faisait Descartes, " l'évidence et la certitude de leurs raisons ". Cependant ces raisons ne tiennent pas tant à son formalisme qu'au caractère commun des notions qui constituent son objet. Les notions communes sont encore évidemment celles sur lesquelles est fondée la physique : force, travail, puissance... masse, énergie, etc. conviennent peut-être à tous les corps et du moins à un grand nombre d'entre eux autant qu'au mien. Mais ces notions communes ne sont pas réservées à ces sciences qui existaient au XVIIe siècle, ou qui y prenaient leur essor. Une discipline quelconque est susceptible de s'élever au niveau scientifique dans la mesure où elle est capable d'élaborer de telles notions. Et la première condition pour qu'elle en soit capable, c'est que les propriétés qui appartiennent à la matière, et dont elle s'occupe, soient aussi celles du corps humain. Il n'appartient pas à la philosophie de se substituer aux diverses sciences. Mais la tâche lui revient de se placer au niveau d'ensemble, où elle peut énoncer un discours dans lequel toutes se retrouvent. Ainsi c'est la propriété le plus largement partagée parmi les choses, qu'elles soient inertes, vivantes ou sociales, que d'avoir des affects, affectum.
La définition III de la troisième partie les détermine comme des affections, affectio, du corps et en même temps les idées de ces affections. Quant à l'affection elle-même, ce n'est rien d'autre que le changement produit dans une chose quelconque par le rapport où elle entre avec une autre. Ce qui se passe dans un corps du fait qu'il est affecté par les autres ne relève pas de son essence singulière, mais de rapports absolument communs. C'est pourquoi " il n'y a pas d'affection du corps dont nous ne puissions former un concept clair et distinct " (proposition IV). Un corps quelconque, et bien sûr aussi le nôtre, rentre avec les autres dans des relations telles qu'elles " augmentent ou diminuent, aident ou contrarient sa puissance d'agir " (définition III de la troisième partie). Afin de substituer aux affects qui diminuent ou contrarient ma puissance d'agir ceux qui l'aident ou l'augmentent, la première chose que j'aie à faire est de les connaître, c'est à dire de comprendre leurs causes. Il faut les replacer dans le déterminisme universel. Ils naissent des relations que j'entretiens avec les autres corps, lesquelles ne sont en elles-mêmes porteuses d'aucune signification particulière, tant que je ne m'en fais pas une idée. L'émotion, commotio, c'est à dire l'agitation, que je reçois de ces relations relève d'abord d'une nécessité, elle s'inscrit dans un ordre des choses qu'il n'est au pouvoir d'aucune volonté de renverser ni même de modifier. Je peux pester contre le cyclone, le volcan, la vague, ou les saisons, contre la pesanteur, la soif, la faim, ou la fatigue, je ne peux rien y changer, il me faut leur obéir. Je peux pester contre les embarras de la circulation, le résultat des élections, l'insuffisance de mon salaire ou le malpoli qui m'a adressé un mot venimeux, je ne peux rien y changer, il me faut les accepter. Ce n'est pourtant pas une morale stoïcienne que propose l'Ethique. Elle ne me conseille pas le désintérêt (feint) de ce qui échappe à ma volonté. Il n'y a en effet rien qui lui soit soumis, puisque la volonté n'est qu'un mot dénué de signification. A celui qui resterait convaincu que l'homme, alors même qu'il ne peut tout tourner à sa guise, disposerait néanmoins de la volonté, le célèbre mot de Shakespeare s'imposerait comme vrai : " la vie, c'est une histoire rapportée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui n'a aucun sens " (Macbeth, acte V, scène 5).
Mais il est impossible de trouver une philosophie, pour laquelle plus que pour celle-ci la vie aurait un sens. Car il ne se produit dans la vie rien qui ne soit le fait d'une nécessité, d'un déterminisme sans faille, et toute chose exprime la puissance de la nature. C'est déjà en soi une question de portée éthique que de savoir si l'on comprend la nature. De ce point de vue en effet l'alternative du savoir et de l'ignorance n'est pas indifférente. L'homme ignorant peut éventuellement être épargné par les catastrophes et les désagréments, tout peut lui sourire ; il ne mène pas encore pour autant une vie ni vertueuse, ni heureuse. La qualité éthique de la vie qu'on mène dépend de l'idée qu'on se fait des choses. Or celle-ci est soit adéquate, soit inadéquate. L'intelligence de l'ordre et de la connexion des choses a en elle-même une valeur éthique, parce que la perfection ne se mesure pas à autre chose qu'au développement de l'être même, et que celui-ci à son tour se mesure au rapport entre ce qui en lui relève de l'action et ce qui relève de la passion. La connaissance des affects, telle qu'elle a été élaborée par la troisième partie de l'Ethique, est donc essentielle à la vertu, parce qu'elle est l'outil par lequel s'opère le passage de l'existence passive à l'existence active. Il est de la plus haute importance de comprendre par exemple que " l'amour n'est rien d'autre qu'une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure " (scolie de la proposition XIII de la troisième partie, dont les termes sont repris plus loin dans sa définition VI). Les mots ont leur poids : il n'est pas dit que l'amour soit déterminé par une cause extérieure, il n'est pas dit que l'idée soit celle de la cause vraiment efficiente ; ce qu'expose cette définition, c'est une association d'idées, semblable à celle que font les sauvages entre la tortue et le missionnaire. La suite des Explications amène le corollaire de la proposition XV de la même partie : " du seul fait d'avoir contemplé une chose avec un affect de joie dont elle n'est pas la cause efficiente, nous pouvons l'aimer ". L'amour peut donc relever totalement de l'imagination.
Je prends l'exemple connu de tous du Rouge et le noir : Julien est désespéré par le mépris de Mathilde. Après l'avoir reçu clandestinement dans sa chambre, elle refuse de le revoir et le remet à sa place d'employé subalterne. Il est dans l'abattement le plus extrême parce que celle qu'il imagine être la cause efficiente de sa joie le rejette. Il est heureusement tiré d'affaire par le stratagème des lettres russes, qui renverse leur rapport et fait délirer l'imagination de la jeune fille. Elle se soumet à sa loi. Il est parfaitement heureux. Cependant à l'arrivée de la dénonciation dictée à Madame de Rênal tout ce bonheur s'évanouit : je ne veux nullement dire que sa carrière de gendre du marquis de la Mole est brisée, mais que s'effondre l'imagination qui identifiait Mathilde comme la cause efficiente de sa joie. Sans même prendre le temps de s'expliquer il fonce à Verrières et tire un coup de feu sur Madame de Rênal. Lorsque celle-ci vient amoureusement le retrouver dans la prison et qu'elle s'inquiète des visites de Mathilde, il a ce mot plus tranchant que la guillottine : " c'est ma femme, mais ce n'est pas ma maîtresse ". Pourra-t-on soutenir avec davantage de vraisemblance que Madame de Rênal est la vraie cause efficiente de la joie de Julien ? Il n'est que trop certain que Julien ne vainc un illusoire affect d'amour que par un autre affect d'amour tout aussi peu rapporté à sa cause efficiente. L'homme sage au contraire opère la séparation de ses affects de l'idée d'une cause extérieure imaginée confusément. " La joie est une passion par laquelle l'esprit passe à une plus grande perfection " (scolie de la proposition XI de la troisième partie, dont les termes sont repris plus loin dans sa définition II). Ce n'est qu'inadéquatement qu'on peut rapporter à une cause extérieure cet accroissement. Si la tristesse, qui est le passage à une moindre perfection, avait pour cause efficiente une cause extérieure, si c'était adéquatement que je rapportais ma tristesse à cette cause, alors ma haine pour cette cause serait entièrement justifiée et il serait sage de vouloir la mort de ce que je hais. A ce compte, il ne resterait plus grand monde sur terre. La joie et la tristesse ont beau être diamétralement opposées, l'amour et la haine, qui en sont des passions dérivées, doivent pourtant l'un comme l'autre être transformés par la connaissance adéquate de leurs causes efficientes. N'est-il pas dérisoire que le passage de Julien d'une moindre à une plus grande perfection ne soit le fait que d'une cause extérieure, laquelle peut d'un instant à l'autre le faire régresser de la plus grande vers la moindre perfection ? La connaissance des vraies causes, la formation d'idées adéquates se substituant aux idées inadéquates, restitue à chacun la responsabilité qui lui revient d'accéder à plus de perfection ou au contraire de s'abaisser. Il peut néanmoins conserver la joie de se sentir gagner de l'être à l'occasion de la présence d'une certaine personne, mais non plus éprouver la tristesse d'en perdre par son absence, ses refus ou ses reniements. Identifier clairement et distinctement la cause de ses affects est bien un enjeu éthique.
Or les moyens de parvenir à ce but sont donnés à l'homme. Les idées adéquates l'emportent dans le temps sur les idées inadéquates (cf. plus haut la proposition VII). L'homme naît enfant, mais il ne le reste pas, et il ne cesse de comprendre davantage de choses. L'enfant ne comprend d'abord rien. Les idées qu'il se fait de toutes choses sont inadéquates. Comme le dit la Lettre LVIII à Schuller, il croit désirer librement être allaité lorsque la faim lui torture l'estomac, ou bien il croit librement vouloir se venger lorsqu'on le met en colère et s'enfuir lorsqu'on lui fait peur. Et certes nous restons enfants bien plus souvent et bien plus longtemps que l'âge ne l'excuse : l'homme ivre croit vouloir librement dire ce que, sorti de son ivresse, il regrettera de n'avoir pas tu. Il n'en demeure pas moins qu'à mesure qu'il avance dans sa vie, l'homme conçoit adéquatement plus de choses que lorsqu'il était enfant. Il est plus rare à cinquante ans qu'à vingt de se désespérer de la trahison de l'être aimé : la cause n'en est pas dans une sorte de fatalisme ou de scepticisme qui seraient le produit du seul temps qui passe, mais dans le fait qu'on a pu comprendre par les expériences antérieures que, si la joie vient bien à l'occasion de la présence de cet être, il n'en est pourtant pas la cause efficiente. Ce n'est pas en vain qu'on vit : on y gagne sinon toujours effectivement, du moins potentiellement, une plus grande connaissance de toutes choses. En tout cas quiconque se donne pour but de s'émanciper de ses idées inadéquates, parvient avec l'expérience à leur substituer toujours davantage d'idées adéquates.
Toutefois si cette expérience n'avait qu'un effet cumulatif, ajoutant l'une après l'autre les idées adéquates obtenues au hasard des circonstances, les chances de se construire une connaissance rationnelle des choses resteraient infimes, quel que fût l'âge auquel on parviendrait. Et celui qui meurt à quarante quatre ans le 21/02/1677 ne devrait son éventuelle sagesse qu'à une exceptionnelle faveur du ciel ! La connaissance rationnelle, celle du second genre, a pour fondement les notions communes. Or celles-ci par définition se rapportent généralement à toutes choses. Il n'est donc aucunement besoin d'une faveur spéciale du ciel, ni pour être affecté d'un grand nombre de choses, ni pour subir le même affect d'un grand nombre de choses semblables. En reprenant l'exemple utilisé précédemment on peut dire, avec assurément un certain cynisme, que l'affect d'amour éprouvé par Julien se rapporte aux propriétés communes de Mathilde de la Mole et de Madame de Rênal. Et si la carrière amoureuse de ce brillant jeune homme n'avait pas été tranchée avec sa tête, le nombre des causes qui eussent été capables de lui procurer cet affect eût été bien plus grand. Les affects qui se rapportent aux propriétés communes ont en effet un grand nombre de causes. Si le jeune Sorel avait un peu plus vécu avant de recevoir la lettre qui le fit croire à la trahison de sa maîtresse, et quand bien même cette trahison eût été réelle, il n'aurait certainement pas été emporté par ce mouvement qui le conduisit d'une seule haleine dans l'église du village natal armé de deux pistolets pour la tuer. Sa réaction aurait été plus modérée.
Néanmoins la modération des passions ne vient pas d'une sorte d'émoussement ou d'épuisement de leur force avec l'âge. L'ordre dans lequel l'esprit ordonne et enchaîne les affects (cf. le scolie de la proposition X) en est la véritable cause. Lorsque je suis sous le coup de la trahison, je suis bien évidemment incapable de modérer ma jalousie ; lorsque je suis sous le coup de l'offense, je suis incapable de modérer ma colère, etc. Mais lorsque ces coups sont passés et avant que je n'en reçoive éventuellement d'autres, j'ai le loisir de me représenter la trahison et l'offense. Dans le moment où je n'en suis pas affecté il me revient de me représenter que la conduite des hommes n'est ordinairement que l'expression d'une nécessité et que ce n'est pas pour me trahir qu'ils m'ont trahi, pour m'offenser qu'ils m'ont offensé, mais seulement parce qu'ils y ont été poussés par une très vulgaire bassesse. J'ai le loisir de me convaincre que leurs actes, s'ils sont contraires à ma nature, je veux dire s'ils s'opposent au déploiement de toutes les capacités de mon être, ne sont pourtant que l'aboutissement provisoire d'un vaste enchaînement de causes et d'effets, qui les dépasse tellement qu'ils en sont bien davantage les victimes que les auteurs. Leur trahison et leur offense les classent plus qu'elles ne m'agressent et je ne dois pas m'en affecter. Aussi au moment où les circonstances me feront subir de nouvelles agressions, les affects que j'en subirai ne se présenteront-ils pas avec toute la force qu'ils auraient eue, si je ne m'étais pas préparé à les subir en les ordonnant et les enchaînant dans ces représentations.
Il est encore en ma puissance, tandis que je ne suis pas sous le coup d'un affect, de penser que la haine n'est pas une réponse efficace à la haine et que c'est l'amour qu'il convient de lui opposer. Je peux penser qu'il n'est pas possible autrement de rompre le cercle vicieux, dans lequel par une offense on venge une offense qui était déjà la vengeance d'une offense, comme on le voit dans ces conflits qui sont tellement confus qu'il n'y a même plus de sens à chercher qui était le premier agresseur. Le seul remède est alors de proposer l'amitié. Pour être capable de faire cette proposition, il faut évidemment y avoir réfléchi avant d'être dans le cas de la faire. Au fond ce que dit ici Spinoza, ce n'est rien d'autre que l'utilité de ne pas vivre en se laissant aller au jour le jour. Il n'y a pas d'éthique possible dans ma vie si mes actes ne sont que des réponses instantanées à des stimulations qui me prennent au dépourvu. Dans ce cas mes actes ne seraient pas beaucoup au-dessus du réflexe. La vie éthique implique que je sois capable de substituer à l'ordre et à l'enchaînement des affects, autrement dit à l'ordre et à l'enchaînement de l'imagination, ceux de la raison. Ce qui est passer de la connaissance du premier genre à la connaissance du deuxième genre. On voit qu'est décisif dans la vie éthique le rôle de la connaissance. Chacun peut avoir l'occasion de se rendre compte que plus les hommes sont ignares, plus il est impossible d'obtenir d'eux des réactions autres que primaires : " je vais lui casser la gueule ", même s'il est vrai qu'il s'agit de répondre à un salaud, est un propos qui relève de la bestialité.
A ce point ont été établies les voies par lesquelles s'exerce la puissance de l'esprit sur les affects. Cependant la suite, et à vrai dire la plus longue partie du scolie, doit encore expliciter la puissance de l'esprit. Contre une objection prévisible il faut comprendre qu'elle est absolument indépendante de la force des affects. La force d'un affect se définit par la puissance de sa cause extérieure et elle s'établit par comparaison avec celle d'un autre affect, soit dans le même homme, soit dans un autre. On parle ainsi d'une grande jalousie ou d'une grande colère. Mais, si grandes soient elles, il n'est pas pour autant impossible à l'esprit de s'y opposer. Othello est animé d'une jalousie plus grande que celle de qui que ce soit d'autre, Achille d'une colère plus grande. Mais ce n'est nullement une raison de croire que leur jalousie ou leur colère laissent l'esprit plus impuissant qu'elles ne le font chez les autres. La puissance de l'esprit ne se mesure pas au même étalon des causes extérieures. Elle ne consiste dans aucune autre chose que la connaissance. L'esprit agit par ses idées adéquates et il pâtit au contraire par ses idées inadéquates. Si puissantes que soient les causes de la jalousie ou de la colère, qu'un tribunal nommera des circonstances atténuantes, elles sont moins puissantes que l'esprit qui est parvenu au deuxième genre de connaissance. Quand bien même beaucoup de ses idées restent encore des idées inadéquates, l'esprit qui commence à connaître les choses par la raison, selon l'ordre et l'enchaînement de la nature, a plus de puissance qu'un autre sur les affects, et il en a d'autant plus qu'il a plus d'idées adéquates.
Il ne suffit pas toutefois de passer du premier genre de connaissance au deuxième pour mener une vie conforme à l'exigence éthique. Car si celle-ci implique qu'on sache dépasser la jalousie ou la colère, elle exige pourtant beaucoup plus encore qu'on oriente ses affects vers autre chose que ces passions assez primaires. Pourquoi en effet éprouve-t-on de la jalousie ou de la colère ? La réponse est quasi évidente : on désire ce qui ne dépend pas de soi. Le malheur vient de ce qu'on aime des choses dont on n'est pas maître. La gloire ou la richesse ne dépendent pas de ma seule volonté : il n'est pas en ma puissance de les obtenir du seul fait de mes efforts, si méritoires soient-ils. Et cela est vrai également si je m'efforce d'obtenir l'amour d'une personne humaine : il n'est pas en la puissance d'Othello de conserver l'amour de Desdémone, ni dans celle d'Achille de conserver celui de Briséis. Même si c'est une calomnie qui fait croire au premier que sa maîtresse l'a trahi, même si c'est une contrainte injuste qui retire au second sa délicieuse esclave, il n'en demeure pas moins que chacun sait les choses humaines fugaces et volatiles, et que c'est ce qui fait son malheur. Je veux que l'amour de l'autre me soit librement donné : c'est à dire que je veux à la fois qu'il soit libre et qu'il ne soit donné qu'à moi. Le mariage anéantit la première de ces deux demandes et l'union libre fait peser beaucoup d'incertitude sur l'autre. Il n'y a pas de bonne solution. Pour éviter les affects malheureux, il faut renoncer à une compréhension mécaniste des choses. C'est pourquoi il importe de s'élever à la connaissance du troisième genre. Ce n'est plus concevoir les choses selon les rapports déterministes, dans les rapports de mode à mode, mais les concevoir dans leur rapport à Dieu, à la substance, à la nature. Toute chose est en Dieu et se conçoit par Dieu. Le rapport de la chose à Dieu peut certes être dit le rapport de l'effet à sa cause, mais ce n'est pas le rapport mécanique. C'est celui de la natura naturata à la natura naturans. La connaissance du troisième genre contient et modère les affects parce qu'elle engendre l'amour de Dieu.
En effet développer cette science intuitive c'est comprendre que toute chose est une expression de la puissance de la nature, que toute chose est un mode de la substance et que relativement à celle-ci une chose particulière est en elle-même de peu de valeur. Les choses particulières sont dans la durée : elles viennent à l'existence par la puissance de causes qui les dépassent, elles cessent d'exister de même par d'autres causes qui les dépassent. Ce n'est pas ce qui est dans la durée qui a de la valeur, c'est ce qui est éternel. Il n'y a que la nature qui réponde à cette définition. Le remède suprême aux affects est de développer la connaissance du troisième genre qui tourne l'esprit non plus vers les choses singulières, mais vers l'être même et qui substitue à l'amour des choses singulières l'amour de l'être. Or cet amour, c'est à dire une joie liée à l'idée d'une cause extérieure, échappe aux faiblesses des amours singulières. Il n'est susceptible d'être souillé d'aucune jalousie, ni d'aucune colère, car l'objet vers lequel il est tourné, n'étant soumis à aucune cause particulière, ne s'échappe pas et ne se refuse pas. Il ne faut pas croire qu'il est l'amour d'une abstraction. Ce n'est pas l'amour mystique de Sainte Thérèse d'Avila, par exemple, pour son Dieu. Car il ne se tourne pas vers un être transcendant, lequel n'existe pas. Mais il se tourne vers la nature, qui existe évidemment, qui n'est pas transcendante, qui est partout et toujours présente, infinie et éternelle. Il n'est peut être pas abusif de voir dans la philosophie spinoziste une très précoce manifestation du romantisme. D'ailleurs si l'on pense à l'intérêt manifesté pour elle par Herder et Goethe, il est patent qu'elle peut être interprétée en ce sens. L'amour de Dieu ou de la nature y prend par conséquent une signification très concrète. L'homme qui se donne de plus en plus de connaissances ne cesse dans sa vie de se tourner davantage vers cet amour de la nature. Mais ce n'est pas tout : outre ce qui concerne la vie présente il a encore un autre sens. |
Sommaire
Cinquième partie, Propositions XXI-XLII
Proposition XXI
L'âme ne peut rien imaginer, et il ne lui souvient des choses passées que pendant la durée du corps.
Démonstration
L'âme n'exprime l'existence actuelle de son Corps et ne conçoit aussi comme actuelles les affections du Corps que pendant la durée du Corps (Coroll. de la Prop. 8, p. II) ; en conséquence (Prop. 26, p. II), elle ne conçoit aucun corps comme existant en acte que pendant la durée de son corps, par suite elle ne peut rien imaginer (voir la définition de l'Imagination dans le Scolie de la Prop. 17, p. II), et il ne lui peut souvenir des choses passées que pendant la durée du Corps (voir la défin. de la Mémoire dans le Scolie de la Prop. 18 p. II). C.Q.F.D.
Proposition XXII
Une idée est toutefois nécessairement donnée en Dieu qui exprime l'essence de tel ou tel Corps humain avec une sorte d'éternité.
Démonstration
Dieu n'est pas seulement la cause de l'existence de tel ou tel corps humain, mais aussi de son essence (Prop. 25, p. I), laquelle doit être conçue nécessairement par le moyen de l'essence même de Dieu (Axiome 4, p. I) ; et cela avec une nécessité éternelle (Prop. 16, p. I) : ce concept doit donc être nécessairement donné en Dieu (Prop. 3, p. II). C.Q.F.D.
Proposition XXIII
L'âme humaine ne peut être entièrement détruite avec le Corps, mais il reste d'elle quelque chose qui est éternel.
Démonstration
Un concept, ou une idée, est nécessairement donné en Dieu, qui exprime l'essence du Corps humain (Prop. préc.), et ce concept est, par suite, quelque chose qui appartient nécessairement à l'essence de l'âme humaine (Prop. 13, p. II). Mais nous n'attribuons à l'âme humaine aucune durée pouvant se définir par le temps, sinon en tant qu'elle exprime l'existence actuelle du Corps, laquelle s'explique par la durée et peut se définir par le temps ; autrement dit (Coroll. Prop. 8, p. II) nous n'attribuons la durée à l'âme elle-même que pendant la durée du corps. Comme cependant ce qui est conçu avec une éternelle nécessité en vertu de l'essence même de Dieu est (Prop. préc.) néanmoins quelque chose, ce sera nécessairement quelque chose d'éternel qui appartient à l'essence de l'âme. C.Q.F.D.
Scolie
Comme nous l'avons dit, cette idée, qui exprime l'essence du Corps avec une sorte d'éternité, est un certain mode du penser qui appartient à l'essence de l'âme et qui est éternel. Il est impossible cependant qu'il nous souvienne d'avoir existé avant le Corps, puisqu'il ne peut y avoir dans le Corps aucun vestige de cette existence et que l'éternité ne peut se définir par le temps ni avoir aucune relation au temps. Nous sentons néanmoins et, nous savons par expérience que nous sommes éternels. Car l'âme ne sent pas moins ces choses qu'elle conçoit par un acte de l'entendement que celles qu'elle a dans la mémoire. Les yeux de l'âme par lesquels elle voit et observe les choses sont les démonstrations elles-mêmes. Bien que donc il ne nous souvienne pas d'avoir existé avant le Corps, nous sentons cependant que notre âme, en tant qu'elle enveloppe l'essence du Corps avec une sorte d'éternité, est éternelle, et que cette existence de l'âme ne peut se définir par le temps ou s'expliquer par la durée. L'âme donc ne peut être dite durer, et son existence ne peut se définir par un temps déterminé qu'en tant qu'elle enveloppe l'existence actuelle du Corps et, dans cette mesure seulement, elle a la puissance de déterminer temporellement l'existence des choses et de les concevoir dans la durée.
Proposition XXIV
Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu.
Démonstration
Cela est-évident par le Corollaire de la Proposition 25, partie I.
Proposition XXV
Le suprême effort de l'âme et sa suprême vertu est de connaître les choses par le troisième genre de connaissance.
Démonstration
Le troisième genre de connaissance va de l'idée adéquate de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses (voir la définition de ce genre de connaissance dans le Scolie 2 de la Prop. 40, p. II) ; et plus nous connaissons les choses de cette manière, plus (Prop. précéd.) nous connaissons Dieu ; par suite (Prop. 28, p. IV), la suprême vertu de l'âme c'est-à-dire (Défin. 8, p. IV), la puissance ou la nature de l'âme, ou, ce qui revient au même (Prop. 7, p. III), son suprême effort est de connaître les choses par le troisième genre de connaissance. C.Q.F.D.
Proposition XXVI
Plus l'âme est apte à connaître les choses par le troisième genre de connaissance, plus elle désire connaître les choses par ce genre de connaissance.
Démonstration
Cela est évident. Dans la mesure en effet où nous concevons que l'âme est apte à connaître les choses par ce genre de connaissance, nous la concevons comme déterminée à les connaître par ce genre de connaissance, et, en conséquence (Défin. 1 des Affect.), plus l'âme y est apte, plus elle le désire. C.Q.F.D.
Proposition XXVII
De ce troisième genre de connaissance naît le contentement de l'âme le plus élevé qu'il puisse y avoir.
Démonstration
La suprême vertu de l'âme est de connaître Dieu (Prop. 28, p. IV), c'est-à-dire de connaître les choses par le troisième genre de connaissance (Prop. 25) ; et cette vertu est d'autant plus grande que l'âme connaît plus les choses par ce genre de connaissance (Prop. 24) ; qui donc connaît les choses par ce genre de connaissance, il passe à la plus haute perfection humaine et en conséquence est affecté de la Joie la plus haute (Déf. 2 des Aff.), et cela (Prop. 43, p. II) avec l'accompagnement de l'idée de lui-même et de sa propre vertu ; et par suite (Déf. 25 des Affect.) de ce genre de connaissance naît le contentement le plus élevé qu'il puisse y avoir. C.Q.F.D.
Proposition XXVIII
L'effort ou le Désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier genre de connaissance, mais bien du deuxième.
Démonstration
Cette Proposition est évidente par elle-même. Tout ce en effet que nous connaissons clairement et distinctement, nous le connaissons ou par soi ou par quelque autre chose qui est conçue par soi ; autrement dit, les idées qui sont en nous claires et distinctes, celles qui se rapportent au troisième genre de connaissance (Scolie 2 de la Prop. 40, p. II), ne peuvent provenir d'idées mutilées et confuses se rapportant au premier genre de connaissance, mais proviennent d'idées adéquates ; c'est-à-dire (même Scolie) du second et du troisième genres de connaissance, et par suite (Défin. 1 des Affect.), le Désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier, mais bien du second. C.Q.F.D.
Proposition XXIX
Tout ce que l'âme connaît comme ayant une sorte d'éternité, elle le connaît non parce qu'elle conçoit l'existence actuelle présente du Corps, mais parce qu'elle conçoit l'essence du Corps avec une sorte d'éternité.
Démonstration
En tant seulement que l'âme conçoit l'existence présente de son Corps, elle conçoit la durée qui peut se déterminer par le temps, et a le pouvoir de concevoir les choses avec une relation au temps (Prop. 21 ci-dessus et Prop. 26, p. II). Or l'éternité ne peut s'expliquer par la durée (Déf. 8, p. I, et son Explication). Donc l'âme n'a pas, en tant qu'elle conçoit l'existence présente de son corps, le pouvoir de concevoir les choses comme ayant une sorte d'éternité ; mais, puisqu'il est de la nature de la Raison de concevoir les choses avec une sorte d'éternité (Coroll. 2 de la Prop. 44, p. II) et qu'il appartient à la nature de l'âme de concevoir l'essence du Corps avec une sorte d'éternité (Prop. 23), n'y ayant en dehors de ces deux [manières de concevoir les corps] rien qui appartienne à l'essence de l'âme (Prop. 13, p. II) cette puissance de concevoir les choses avec une sorte d'éternité n'appartient donc à l'âme qu'en tant qu'elle conçoit l'essence du Corps avec une sorte d'éternité. C.Q.F.D.
Les choses sont conçues par nous comme actuelles en deux manières : ou bien en tant que nous en concevons l'existence avec une relation à un temps et à un lieu déterminés, ou bien en tant que nous les concevons comme contenues en Dieu et comme suivant de la nécessité de la nature divine. Celles qui sont conçues comme vraies ou réelles de cette seconde manière, nous les concevons avec une sorte d'éternité, et leurs idées enveloppent l'essence éternelle et infinie de Dieu, comme nous l'avons montré Proposition 45, partie II, dont on verra le Scolie.
Proposition XXX
Notre âme, dans la mesure où elle se connaît elle-même et connaît le Corps comme des choses ayant une sorte d'éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu et sait qu'elle est en Dieu et se conçoit par Dieu.
Démonstration
L'éternité est l'essence même de Dieu en tant qu'elle enveloppe l'existence nécessaire (Défin. 8, p. I). Concevoir les choses avec une sorte d'éternité, c'est donc concevoir les choses en tant qu'elles se conçoivent comme êtres réels par l'essence de Dieu, c'est-à-dire en tant qu'en vertu de l'essence de Dieu elles enveloppent l'existence ; et ainsi notre âme, en tant qu'elle se conçoit elle-même et conçoit les choses avec une sorte d'éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu et sait, etc. C.Q.F.D.
Proposition XXXI
Le troisième genre de connaissance dépend de l'âme comme de sa cause formelle, en tant que l'âme est elle-même éternelle.
Démonstration
L'âme ne conçoit rien comme ayant une sorte d'éternité, si ce n'est en tant qu'elle conçoit l'essence de son corps avec une sorte d'éternité (Prop. 29), c'est-à-dire (Prop. 21 et 23) en tant qu'elle est éternelle ; et ainsi (Prop. préc.), en tant qu'elle est éternelle, elle a la connaissance de Dieu ; et cette connaissance est nécessairement adéquate (Prop. 46, p. II) ; par suite, l'âme, en tant qu'elle est éternelle, est apte à connaître tout ce qui peut suivre de cette connaissance de Dieu supposée donnée (Prop. 40, p. II), c'est-à-dire à connaître les choses par ce troisième genre de connaissance (voir sa définition dans le scolie 2 de la Prop. 40, p. II), dont l'âme est ainsi (Déf. 1, p. III), en tant qu'elle est éternelle, la cause adéquate, c'est-à-dire formelle. C.Q.F.D.
Scolie
Plus haut chacun s'élève dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui-même et de Dieu, c'est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude, ce qui se verra encore plus clairement par les propositions suivantes. Mais il faut noter ici que, tout en étant dès à présent certains que l'âme est éternelle en tant qu'elle conçoit les choses avec une sorte d'éternité, afin d'expliquer plus facilement et de faire mieux connaître ce que nous voulons montrer, nous la considérerons toujours, ainsi que nous l'avons fait jusqu'ici comme si elle commençait seulement d'être et de concevoir les choses avec une sorte d'éternité, ce qu'il nous est permis de faire sans aucun danger d'erreur, pourvu que nous ayons la précaution de ne rien conclure que de prémisses clairement perçues.
Proposition XXXII
A tout ce que nous connaissons par le troisième genre de connaissance nous prenons plaisir, et cela avec l'accompagnement comme cause de l'idée de Dieu.
Démonstration
De ce genre de connaissance naît le contentement de l'âme le plus élevé qu'il puisse y avoir, c'est-à-dire la Joie la plus haute (Déf. 25 des Aff.), et cela avec l'accompagnement comme cause de l'idée de soi-même (Prop. 27) et conséquemment aussi de l'idée de Dieu (Prop. 30). C.Q.F.D.
Corollaire
Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un Amour intellectuel de Dieu. Car de ce troisième genre de connaissance (Prop. préc.) naît une Joie qu'accompagne comme cause l'idée de Dieu, c'est-à-dire (Déf. 6 des Aff.) l'Amour de Dieu, non en tant que nous l'imaginons comme présent (Prop. 29), mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et c'est là ce que j'appelle Amour intellectuel de Dieu.
Proposition XXXIII
L'Amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance, est éternel.
Démonstration
Le troisième genre de connaissance (Prop. 31 et Axiome 3, p. I) est éternel ; par suite (même Axiome, p. I), l'Amour qui en naît, est lui-même aussi éternel. C.Q.F.D.
Scolie
Bien que cet Amour de Dieu n'ai pas eu de commencement (Prop. préc.), il a cependant toutes les perfections de l'Amour, comme s'il avait pris naissance, ainsi que nous le supposions fictivement dans le Corollaire de la Prop. préc. Et cela ne fait aucune différence, sinon que l'âme possède éternellement ces perfections que nous supposions qui s'ajoutaient à elle, et cela avec l'accompagnement de l'idée de Dieu comme cause éternelle. Que si la Joie consiste dans un passage à une perfection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l'âme est douée de la perfection elle-même.
Proposition XXXIV
L'âme n'est soumise que pendant la durée du Corps aux affections qui sont des passions.
Démonstration
Une imagination est une idée par laquelle l'âme considère une chose comme présente (voir sa définition dans le Scolie de la Prop. 17, p. II), et elle indique cependant plutôt l'état présent du Corps humain que la nature de la chose extérieure (Coroll. 2 de la Prop. 16, p. II). Une affection est donc une imagination (Déf. gén. des Aff.), en tant qu'elle indique l'état présent du Corps ; et ainsi (Prop. 21) l'âme n'est soumise que pendant la durée du Corps aux affections qui se ramènent à des passions. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là que nul amour, sauf l'Amour intellectuel, n'est éternel.
Scolie
Si nous avons égard à l'opinion commune des hommes, nous verrons qu'ils ont conscience, à la vérité, de l'éternité de leur âme, mais qu'ils la confondent avec la durée et l'attribuent à l'imagination ou à la mémoire qu'ils croient subsister après la mort.
Proposition XXXV
Dieu s'aime lui-même d'un Amour intellectuel infini.
Démonstration
Dieu est absolument infini (Déf. 6, p. I), c'est-à-dire (Déf. 6, p. II) la nature de Dieu s'épanouit en une perfection infinie, et cela (Prop. 3, p. II) avec l'accompagnement de l'idée de lui-même, c'est-à-dire (Prop. 11 et Déf. 1, p. I) de l'idée de sa propre cause, et c'est là ce que nous avons dit, dans le Corollaire de la Proposition 32, être l'Amour intellectuel.
Proposition XXXVI
L'Amour intellectuel de l’âme envers Dieu est l'amour même duquel Dieu s'aime lui-même, non en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il peut s'expliquer par l'essence de l'âme humaine considérée comme ayant une sorte d'éternité ; c'est-à-dire l'Amour intellectuel de l'âme envers Dieu est une partie de l'Amour infini auquel Dieu s'aime lui-même.
Démonstration
Cet Amour de l'âme doit se rapporter à des actions de l'âme (Coroll. de la Prop. 32 et Prop. 3, p. III) ; il est donc une action par laquelle l'âme se considère elle-même avec l'accompagnement comme cause de l'idée de Dieu (Prop. 32 et son Coroll.), c'est-à-dire (Coroll. de la Prop. 25, p. I, et Coroll. de la Prop. 11, p. II) une action par laquelle Dieu, en tant qu'il peut s'expliquer par l'âme humaine, se considère lui-même avec l'accompagnement de l'idée de lui-même ; et ainsi (Prop. préc.) cet Amour de l'âme est une partie de l'Amour infini dont Dieu s'aime lui-même. C.Q.F.D.
Corollaire
Il suit de là que Dieu, en tant qu'il s'aime lui-même, aime les hommes, et conséquemment que l'Amour de Dieu envers les hommes et l'Amour intellectuel de l'âme envers Dieu sont une seule et même chose.
Scolie
Nous connaissons clairement par là en quoi notre salut, c'est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté consiste ; je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l'Amour de Dieu envers les hommes. Cet Amour, ou cette Béatitude, est appelé dans les livres sacrés Gloire, non sans raison. Que cet Amour en effet soit rapporté à Dieu ou à l’âme, il peut justement être appelé Contentement intérieur, et ce Contentement ne se distingue pas de la Gloire (Déf. 25 et 30 des aff.). En tant en effet qu'il se rapporte à Dieu, il est (Prop. 35) une Joie, s'il est permis d'employer encore ce mot, qu'accompagne l'idée de soi-même, et aussi en tant qu'il se rapporte à l'âme (Prop. 27). De plus, puisque l'essence de notre âme consiste dans la connaissance seule, dont Dieu est le principe et le fondement (Prop. 15, p. I, et Scolie de la Prop. 47, p. II), nous percevons clairement par là comment et en quelle condition notre âme suit de la nature divine quant à l'essence et quant à l'existence, et dépend continûment de Dieu. J'ai cru qu'il valait la peine de le noter ici pour montrer par cet exemple combien vaut la connaissance des choses singulières que j'ai appelée intuitive ou connaissance du troisième genre (Scolie de la Prop. 40, p. II), et combien elle l'emporte sur la connaissance par les notions communes que j'ai dit être celle du deuxième genre. Bien que j'aie montré en général dans la première Partie que toutes choses (et en conséquence l'âme humaine) dépendent de Dieu quant à l'essence et quant à l'existence, par cette démonstration, bien qu'elle soit légitime et soustraite au risque du doute, notre âme cependant n'est pas affectée de la même manière que si nous tirons cette conclusion de l'essence même d'une chose quelconque singulière, que nous disons dépendre de Dieu.
Proposition XXXVII
Il n'est rien donné dans la Nature qui soit contraire à cet Amour intellectuel, c'est-à-dire le puisse ôter.
Démonstration
Cet Amour intellectuel suit nécessairement de la nature de l'âme en tant qu'on la considère elle-même, par la nature de Dieu, comme une vérité éternelle (Prop. 33 et 29). Si donc quelque chose était donné qui fût contraire à cet Amour, ce quelque chose serait contraire au vrai ; et, en conséquence, ce qui pourrait ôter cet Amour ferait que ce qui est vrai se trouvât faux ; or cela (comme il est connu de soi) est absurde. Donc il n'est rien donné dans la Nature, etc. C.Q.F.D.
Scolie
L'Axiome de la quatrième partie concerne les choses singulières considérées avec une relation à un temps et à un lieu déterminés ; je pense que personne n'a de doute à ce sujet.
Proposition XXXVIII
Plus l'âme connaît de choses par le deuxième et le troisième genres de connaissance, moins elle pâtit des affections qui sont mauvaises et moins elle craint la mort.
Démonstration
L'essence de l'âme consiste dans la connaissance (Prop. 11, p. II) ; à mesure donc que l'âme connaît plus de choses par le deuxième et le troisième genres de connaissance, une plus grande partie d'elle-même demeure (Prop. 29 et 23), et en conséquence (Prop. préc.) une plus grande partie d'elle-même n'est pas atteinte par les affections qui sont contraires à notre nature, (Prop. 30, p. IV), c'est-à-dire mauvaises. Plus donc l'âme connaît de choses par le deuxième et troisième genres de connaissance, plus grande est la partie d'elle-même qui demeure indemne, et conséquemment moins elle pâtit des affections, etc. C.Q.F.D.
Scolie
Nous connaissons par là le point que j'ai touché dans le Scolie de la Proposition 39, partie IV, et que j'ai promis d'expliquer dans cette cinquième partie ; je veux dire que la Mort est d'autant moins nuisible qu'il y a dans l'âme plus de connaissance claire et distincte et conséquemment d'amour de Dieu. De plus, puisque (Prop. 27) du troisième genre de connaissance naît le contentement le plus élevé qu'il puisse y avoir, l'âme humaine peut être, suit-il de là, d'une nature telle que la partie d'elle-même périssant, comme nous l'avons montré (Prop. 21), avec le Corps, soit insignifiante relativement à celle qui demeure. Mais nous reviendrons bientôt plus amplement là-dessus.
Proposition XXXIX
Qui a un corps possédant un très grand nombre d'aptitudes, la plus grande partie de son âme est éternelle.
Démonstration
Qui a un Corps apte à faire un très grand nombre de choses, il est très peu dominé par les affections qui sont mauvaises (Prop. 38, p. IV), c'est-à-dire par les affections (Prop. 30, p. IV) qui sont contraires à notre nature ; et ainsi (Prop. 10) il a le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections du Corps suivant un ordre valable pour l'entendement, et conséquemment de faire (Prop. 14) que toutes les affections du Corps se rapportent à l'idée de Dieu ; par où il arrivera (Prop. 15) qu'il soit affecté envers Dieu de l'Amour qui (Prop. 16) doit occuper ou constituer la plus grande partie de l'âme, et par suite il a une âme (Prop. 33) dont la plus grande partie est éternelle. C.Q.F.D.
Scolie
Les Corps humains ayant un très grand nombre d'aptitudes, ils peuvent, cela n'est pas douteux, être d'une nature telle qu'ils se rapportent à des âmes ayant d'elles-mêmes et de Dieu une grande connaissance et dont la plus grande ou la principale partie est éternelle, et telles qu'elles ne craignent guère la mort. Mais, pour connaître cela plus clairement, il faut considérer ici que nous vivons dans un changement continuel et qu'on nous dit heureux ou malheureux, suivant que nous changeons en mieux ou en pire. Qui d'enfant ou de jeune garçon passe à l'état de cadavre, est dit malheureux, et, au contraire, on tient pour bonheur d'avoir pu parcourir l'espace entier de la vie avec une âme saine dans un Corps sain. Et réellement qui, comme un enfant ou un jeune garçon, a un corps possédant un très petit nombre d'aptitudes et dépendant au plus haut point des causes extérieures, a une âme qui, considérée en elle seule, n'a presque aucune conscience d'elle-même ni de Dieu ni des choses ; et, au contraire, qui a un Corps aux très nombreuses aptitudes, a une âme qui, considérée en elle seule, a grandement conscience d'elle-même et de Dieu et des choses. Dans cette vie donc nous faisons effort avant tout pour que le Corps de l'enfance se change, autant que sa nature le souffre et qu'il lui convient, en un autre ayant un très grand nombre d'aptitudes et se rapportant à une âme consciente au plus haut point d'elle-même et de Dieu et des choses, et telle que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou à son imagination soit presque insignifiant relativement à l'entendement, comme je l'ai dit dans le Scolie de la Proposition précédente.
Proposition XL
Plus chaque chose a de perfection, plus elle est active et moins elle est passive ; et inversement plus elle est active, plus parfaite elle est.
Démonstration
Plus chaque chose est parfaite, plus elle a de réalité (Déf. 6, p. II) et en conséquence (Prop. 3, p. III avec son Scolie) plus elle est active et moins elle est passive ; la démonstration se fait de la même manière dans l'ordre inverse, d'où suit que, inversement, une chose est d'autant plus parfaite qu'elle est plus active. C. Q.F. D.
Corollaire
Il suit de là que la partie de l'âme qui demeure, quelque petite ou grande qu'elle soit, est plus parfaite que l'autre. Car la partie éternelle de l'âme (Prop. 23 et 29) est l'entendement, seule partie par laquelle nous soyons dits actifs (Prop. 3, p. III) ; cette partie, au contraire, que nous avons montré qui périt, est l'imagination elle-même (Prop. 21), seule partie par laquelle nous soyons dits passifs (Prop. 3, p. III, et Déf. gén. des Aff.) ; et ainsi la première, petite ou grande, est plus parfaite que la deuxième. C.Q.F.D.
Scolie
Voilà ce que je m'étais proposé de montrer au sujet de l'âme en tant qu'elle est considérée en dehors de sa relation à l'existence du Corps ; par là et en même temps par la Proposition 21, partie I, et d'autres encore, il apparaît que notre âme, en tant qu'elle connaît, est un mode éternel du penser, qui est terminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre mode et ainsi à l'infini, de façon que toutes ensemble constituent l'entendement éternel et infini de Dieu.
Proposition XLI
Quand même nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, la Moralité et la Religion et, absolument parlant, tout ce que nous avons montré dans la quatrième partie qui se rapporte à la Fermeté d'âme et à la Générosité, ne laisserait pas d'être pour nous la première des choses.
Démonstration
Le premier et le seul principe de la vertu ou de la conduite droite de la vie est (Coroll. de la Prop. 22 et Prop. 24, p. IV) la recherche de ce qui nous est utile. Or, pour déterminer ce que la Raison commande comme utile, nous n'avons eu nul égard à l'éternité de l'âme connue seulement dans cette cinquième Partie. Bien que nous ayons à ce moment ignoré que l'âme est éternelle, ce que nous avons montré qui se rapporte à la Fermeté d'âme et à la Générosité n'a pas laissé d'être pour nous la première des choses ; par suite, quand bien même nous l'ignorerions encore, nous tiendrions ces prescriptions de la Raison pour la première des choses. C.Q.F.D.
Scolie
La persuasion commune du vulgaire semble être différente. La plupart en effet semblent croire qu'ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d'obéir à l'appétit sensuel et qu'ils renoncent à leurs droits dans la mesure où ils sont astreints à vivre suivant les prescriptions de la loi divine. La Moralité donc et la Religion, et absolument parlant tout ce qui se rapporte à la Force d'âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont ils espèrent être déchargés après la mort pour recevoir le prix de la servitude, c'est-à-dire de la Moralité et de la Religion, et ce n'est pas seulement cet Espoir, c'est aussi et principalement la Crainte d'être punis d'affreux supplices après la mort qui les induit à vivre suivant les prescriptions de la loi divine autant que leur petitesse et leur impuissance intérieure le permettent. Et, si les hommes n'avaient pas cet Espoir et cette Crainte, s'ils croyaient au contraire que les âmes périssent avec le Corps et que les malheureux, épuisés par le fardeau de la Moralité, n'ont devant eux aucune vie à venir, ils reviendraient à leur complexion et voudraient tout gouverner suivant leur appétit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu'à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu'un, parce qu'il ne croit pas pouvoir nourrir son Corps de bons aliments dans l'éternité, aimait mieux se saturer de poisons et de substances mortifères ; ou parce qu'on croit que l'âme n'est pas éternelle ou immortelle, on aimait mieux être dément et vivre sans Raison ; absurdités telles qu'elles méritent à peine d'être relevées.
Proposition XLII
La Béatitude n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ; et cet épanouissement n'est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c'est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels.
Démonstration
La Béatitude consiste dans l'amour envers Dieu (Prop. 36 avec son Scolie), et cet Amour naît lui-même du troisième genre de connaissance (Coroll. de la Prop. 32) ; ainsi cet Amour doit être rapporté à l'âme en tant qu'elle est active, et par suite (Déf. 8, p. IV) il est la vertu même. En outre, plus l'âme s'épanouit en cet Amour divin ou cette Béatitude, plus elle est connaissante (Prop. 32), c'est-à-dire (Coroll. Prop. 3) plus grand est son pouvoir sur les affections et moins elle pâtit des affections qui sont mauvaises (Prop. 38) ; par suite donc de ce que l'âme s'épanouit en Amour divin ou Béatitude, elle a le pouvoir de réduire les appétits sensuels. Et, puisque la puissance de l'homme pour réduire les affections consiste dans l'entendement seul, nul n'obtient cet épanouissement de la Béatitude par la réduction de ses appétits sensuels, mais au contraire le pouvoir de les réduire naît de la béatitude elle-même.
Scolie
J'ai achevé ici ce que je voulais établir concernant la puissance de l'âme sur ses affections et la liberté de l'âme. Il apparaît par là combien vaut le Sage et combien il l'emporte en pouvoir sur l'ignorant conduit par le seul appétit sensuel. L'ignorant, outre qu'il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu'il cesse de pâtir, il cesse aussi d'être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être et possède le vrai contentement. Si la voie que j'ai montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l'on y pouvait parvenir sans grand'peine, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare.
FIN
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l'éternité
(fin de la cinquième partie)
J'ai donné pour titre à ce cours la question qu'est-ce qu'être heureux ? Au moment où je vais le terminer peut-être trouvera-t-on que de leçon en leçon, parlant des appétits, du désir, de la vertu, de l'intelligence, etc. je suis resté loin du sujet. Ce soupçon peut assurément s'appuyer sur quelque apparence, puisqu'il arrive effectivement que dans d'autres philosophies, plus proches de l'idéologie vulgaire, ces diverses notions n'aient de rapport qu'indirect, voire lointain, avec la question du bonheur. Mais c'est justement ce qui fait la spécificité de la philosophie spinoziste qu'elles sont liées entre elles et à celle du bonheur. Elles le sont tellement qu'il ne suffit pas de dire que celui-ci n'est pas indifférent à la vertu ou à l'intelligence, mais qu'il ne suffit pas non plus d'affirmer que l'une fait l'autre, dans le sens où il faudrait passer par l'une pour obtenir l'autre, comme on passe par la cause pour produire l'effet. Il n'y a pas de préalable auquel soit soumis le bonheur, comme s'il était le prix, la récompense d'un pénible labeur. Aucun chemin ne mène de la vertu au bonheur ; non que la vertu soit impuissante à faire le bonheur, mais parce que le bonheur n'est nulle part ailleurs que dans la vertu. La puissance de l'esprit sur les affects c'est à dire la vertu, la liberté de l'esprit c'est à dire le salut, sont le bonheur. Ils sont une seule et même chose. Telle est la spécificité de cette philosophie, et c'est aussi sa force. Car de deux choses l'une : ou bien l'on croit que le bonheur est étranger à la puissance de l'esprit et il faut une puissance transcendante pour l'accorder à qui le mérite comme à qui ne le mérite pas, ou bien il est cette puissance même de l'esprit. Dans le premier cas le sens de l'éthique est profondément renversé puisqu'il faut alors appeler vertu les manœuvres de séduction à l'égard de la puissance transcendante. Dans le second c'est la philosophie qui est la voie du bonheur. Il n'est certes pas simple d'être heureux, sed omnia praeclara, tam difficilia, tam rara sunt, mais c'est l'excellence même qui est aussi difficile que rare.
La difficulté tient à la nature de l'esprit. A dessein le texte dit mens, et non pas anima. Le mot âme renvoie à une conception de l'imagination, autrement dit à une idée confuse et mutilée, par laquelle on se représente vulgairement une substance incorporelle, propre à chacun et immortelle, destinée à survivre au corps dans les délices ou les tourments d'une durée prolongée indéfiniment. Il n'existe qu'une substance et son infinité s'exprime tant dans l'étendue que dans la pensée. C'est la même unique substance qui s'exprime dans les corps et dans les esprits. Une seule et même réalité, d'ailleurs non substantielle mais seulement modale, s'exprime et dans un corps et dans un esprit. Il est donc légitime de définir l'esprit comme l'idée du corps. Mais il y a pour une idée deux manières d'exister objectivement. Je rapporte ici ce qui est expliqué par la proposition VIII de la deuxième partie, son corollaire et son scolie. Premièrement une idée absolument quelconque existe objectivement en tant qu'elle est comprise dans l'attribut infini de la pensée, simplement dans la mesure où l'être est infini et où cette idée n'enferme aucune contradiction. Par exemple un cercle étant donné, un certain rayon peut n'en être pas tracé par le géomètre : son idée n'en existe pas moins à la seule condition qu'elle enferme son égalité à tous les autres rayons. C'est le seul mode d'existence objective de cette idée aussi longtemps que n'est pas tracé le rayon dont elle est l'idée. Mais deuxièmement elle existe en outre objectivement d'une seconde façon dès qu'est tracé le rayon dont elle est l'idée. Sous ce rapport elle s'inscrit dans la durée : le rayon dont elle est l'idée est l'effet de certaines causes qui en posent l'existence, laquelle ne dure qu'aussi longtemps que d'autres causes ne la suppriment pas.
Si l'esprit humain est l'idée du corps, comme cas particulier auquel advient ce qui advient aux idées en général, il existe à son tour, objectivement, de deux manières différentes. Il existe premièrement comme l'esprit d'un individu qui n'existe pas effectivement de manière corporelle, il existe parce que simplement cet individu n'implique aucune impossibilité et que les causes qui produiront son existence dans la durée s'inscrivent dans l'ordre et la connexion des choses. Il existe en outre deuxièmement dès que celui-ci existe parce qu'il en est l'idée, non plus seulement en tant qu'il est inscrit dans l'être infini, mais en tant qu'il est donné ici et maintenant. On me dira que je peux imaginer un individu dont je crois que l'existence n'enferme aucune contradiction, alors qu'elle en enferme réellement une. Mais la difficulté ne se présente pas relativement à un individu dont l'existence est attestée par l'expérience. Par exemple, parce que dans l'ordre et la connexion des choses il y a une ou plusieurs causes dont l'effet est l'existence de Baruch Spinoza réellement attestée durant quarante quatre ans entre 1632 et 1677, je peux affirmer que non seulement l'esprit de Baruch Spinoza existe avec son corps entre ces deux dates, mais qu'il existe aussi en Dieu sous l'attribut pensée, simplement parce que l'être de Dieu est infini et que cet esprit n'enveloppe aucune contradiction.
Or cette seconde manière d'exister objectivement, non seulement n'est nullement contenue entre deux dates, mais n'a strictement rien à voir avec la durée. L'esprit d'un homme, en tant qu'il est un mode de l'être infini, peut être conçu sub specie aeternitatis : sous " l'aspect " de l'éternité, ou sous " l'espèce " de l'éternité, et non plus sub quantitatis specie, la quantité étant celle du temps : quarante quatre ans par exemple. [Traduction de species : aspect, apparence, point de vue, idée. Species aeternitatis s'oppose à species quantitatis. L'existence objective apparaît sous deux aspects. On nomme espèce la forme sous laquelle se manifeste ou s'exprime le genre]. L'esprit a donc d'une part une réalité objective en tant qu'idée d'un certain corps qui existe, et dans cette mesure il n'existe lui-même qu'autant qu'existe, autant que dure, le corps dont il est l'idée ; mais il a d'autre part une seconde réalité objective, celle-ci non soumise à la durée, en tant qu'idée d'un mode qui exprime sous l'attribut pensée l'être infini. L'esprit est éternel. Cette proposition est destinée à faire l'objet d'un énorme contresens, parce qu'on confond ordinairement avec l'éternité, qui a on ne peut plus de sens dans la philosophie spinoziste, l'immortalité qui n'en a aucun. Dire que l'esprit est éternel c'est bien autre chose que prétendre à une continuation de la vie de l'esprit au-delà de celle du corps. L'éternité n'est pas plus après la vie qu'avant elle ; elle n'est ni avant ni après ; elle est autre chose que la vie : elle est l'être même.
Chacun est et n'est pas éternel. Assurément il serait plus simple de dire que nul n'est éternel, mais ce ne serait pas vrai, parce que ce n'est pas suffisant pour décrire la réalité humaine. Il serait très simple aussi de dire que chacun est éternel, sans autre précision, mais cela non plus ne permettrait pas d'exprimer le vrai. Le sacro-saint principe d'identité dût-il en souffrir, ce qui est vrai est bien plus complexe que l'affirmation simple ou la négation simple de l'éternité. D'une part, et cela s'entend facilement, je ne suis pas l'être infini, je n'en suis qu'un mode et même un agrégat de modes divers ; l'éternité à ce titre m'est étrangère radicalement. D'autre part en tant qu'agrégat de modes je suis cependant autre chose qu'un sac poubelle plein. La différence entre lui et moi n'est pas seulement subjective. Certes il se pourrait que celui qui se croit le plus parfait des deux fût victime d'une flatteuse illusion. Le cheval n'a vraisemblablement pas du tout envie d'être un homme, tandis que l'homme aimerait bien quelquefois être cheval. Mais on peut très objectivement reconnaître que le corps humain est apte à pâtir et à agir d'un très grand nombre de manières, en tout cas bien davantage que le sac poubelle même plein, et c'est la raison pour laquelle l'esprit humain est du même coup apte à comprendre un très grand nombre de choses singulières. En cela justement il est éternel. Etre éternel n'est toutefois pas être installé dans l'éternité, comme l'hermine peut l'être dans la blancheur ou telle autre qualité, qui d'ailleurs n'a d'être qu'illusoire. Chose étrange à dire, on est plus ou moins éternel. L'enfant, le dément ou l'idiot le sont fort peu (cf. scolie de la proposition XLIX de la deuxième partie), le philosophe l'est bien davantage. Quiconque développe sa connaissance, accède peu ou prou à l'essence divine c'est à dire à la connaissance de l'être. Il n'est en outre pas sans le savoir. On ne peut savoir sans savoir qu'on sait. Autrement dit en même temps que j'accède à l'essence divine j'ai conscience d'y accéder.
Lorsque je fais la démonstration d'un théorème géométrique, lorsque j'établis par exemple le lien entre le postulat, selon lequel par un point extérieur à une droite il passe à cette droite une parallèle et une seule, et la proposition qui affirme que la somme des angles du triangle est nécessairement égale à deux droits, non seulement une vérité est établie, mais elle l'est par moi. Je démontre un théorème, je passe d'une moindre connaissance à une plus grande et, ce faisant, mon esprit accède à une plus haute perfection. Et dans ce mouvement il ne peut qu'éprouver de la joie. La démonstration, parce qu'elle me conduit à des vérités qui sont indépendantes de la durée, confère à mon esprit une certaine sorte d'éternité, dont il a très clairement le sentiment. Sentimus experimurque nos aeternos esse : nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels (scolie de la proposition XXIII). C'est l'esprit, non le corps bien sûr, qui est éternel, et il l'est dans la mesure où il se conçoit comme mode de l'être infini. La vie de l'esprit, sa connaissance qui procède par la démonstration, lui en donne le vif sentiment. L'appartenance de l'esprit à l'éternité n'est pas une fable, ce n'est pas une lubie personnelle du philosophe néerlandais, une conviction subjective qui ne se discuterait pas plus que les goûts et les couleurs : c'est une expérience commune, celle que fait tout esprit qui franchit la limite entre la connaissance du premier genre et celle du deuxième. Rien ne compte plus que ce franchissement. Il n'est sans doute pas indifférent d'en être arrivé plus ou moins loin dans la connaissance des choses singulières, d'en être au niveau le plus élevé plutôt qu'aux premiers balbutiements, car une proposition est d'autant moins illusoire qu'elle est liée à une connaissance moins fragmentaire. Mais la joie que donne le sentiment de dépasser sans retour une apparence, est pleine et entière dès la première fois que les yeux se décillent. Pour connaître cette joie, il n'est pas besoin d'être Einstein dépassant Newton ; il suffit de saisir un jour que ce qu'on avait jusque là tenu pour vrai ne l'était pas : ce jour est forcément beau. Lorsque l'enfant découvre par exemple que l'apparence du mouvement diurne du soleil s'explique aussi bien par la rotation de la terre sur elle-même et qu'il y a quelques autres raisons de remettre en cause la position centrale de celle-ci, il se produit dans son esprit quelque chose de tout différent de ce qui s'y passe lorsqu'on lit l'annuaire du téléphone : il passe de l'imagination à la raison. L'enfant se sent particulièrement heureux de ce passage, il éprouve avec une grande intensité son passage à une plus grande perfection. Il faut effectuer cette critique de ses croyances naïves pour éprouver de grandes satisfactions, mais ça ne suffit pas encore au bonheur.
" La plus grande satisfaction de l'esprit naît du troisième genre de connaissance " (proposition XXVII). S'il est vrai que toute connaissance donne de la joie à celui qui l'acquiert, cela l'est supérieurement de celle du troisième genre. Ce qui précède serait propre à faire croire que le bonheur n'est qu'une satisfaction intellectuelle. Les joies de la connaissance ne sont pas faites manifestement pour rendre jaloux le vulgaire, qui se contente non de son ignorance, ce serait trop beau ! mais de ses préjugés. Il en est la victime à telle enseigne qu'il ne peut même concevoir à leur égard le moindre soupçon et qu'il tient pour des fous dangereux ceux qui s'en écartent : c'est ainsi qu'il a jugé ceux qui remettaient en cause le géocentrisme, ou la fixité des espèces, c'est ainsi qu'il juge ceux qui remettent en cause la paresse des peuples sous-développés, ou la suppression des emplois par le progrès technique. Le vulgaire ne connaît que l'évidence et il n'éprouve aucun désir de connaître l'être. Du premier genre de connaissance, ex auditu, ab experientia vaga, il n'existe aucun passage vers le troisième, ni même vers aucune sortie. Ce qui peut en faire sortir, ce n'est pas un passage, mais une rupture, une révolution intellectuelle. L'imagination n'est pas analogue à la première marche, dont la montée serait indispensable à qui veut atteindre la seconde dans l'ascension de l'escalier. Elle serait plutôt analogue à un barrage qui non seulement empêcherait d'aller plus loin parce qu'il serait infranchissable, qui non seulement cacherait ce qui est plus loin, mais en même temps détournerait de penser qu'il puisse y avoir plus loin autre chose. C'est un aveuglement, Bachelard dirait un obstacle épistémologique. Il s'oppose au désir de connaître, fût-ce de la connaissance du deuxième genre. Par contre de celle-ci peut naître le désir de passer à celle du troisième genre, c'est à dire de la raison à l'intuition. La raison, démonstrative et certaine, est la connaissance universelle. C'est à dire qu'elle connaît une chose quelconque sous une loi, laquelle s'y applique comme à toute autre chose. Par exemple elle connaît l'égalité des angles de tel triangle sous un théorème qui s'applique à n'importe quel autre triangle. Ou bien encore la loi de la gravitation s'applique au maçon qui tombe de l'échafaudage aussi bien qu'à la pomme qui tombe de l'arbre et à la terre qui tourne autour du soleil. Elle néglige absolument et par principe ce qui fait la singularité de l'essence de chaque chose. Comme le disait Aristote : " il n'y a de science que du général ". Or il est clair qu'en négligeant la singularité d'un triangle ou en traitant l'homme de la même manière que l'inerte, c'est l'être même de ce qu'on considère que l'on manque. La connaissance de l'être ne trouve son achèvement que dans la connaissance des choses singulières.
De la connaissance universelle, qui est celle du deuxième genre peut assurément naître le désir de s'élever à celle du troisième genre, c'est à dire à ce que le scolie 2 de la proposition XL de la deuxième partie a désigné comme science intuitive : hoc cognoscendi genus procedit ab adaequata idea essentiae formalis quorundam Dei attributorum ad adaequatam cognitionem essentiae rerum. La science intuitive connaît l'essence des choses en procédant à partir de celle des attributs. La connaissance des choses y est adéquate parce qu'elle se fonde sur l'idée adéquate de l'essence formelle de l'étendue ou de la pensée. Ce troisième genre de connaissance va de la connaissance intuitive des attributs à celle de l'essence des choses. Le second, quant à lui, va de la connaissance intuitive des attributs aux conséquences qu'on peut en tirer en chaîne. L'un et l'autre produisent des notions communes, qui sont des idées adéquates que nous formons des choses, et qui n'ont bien sûr leur origine ni dans l'expérience vague ni dans le ouï-dire, mais dans l'intuition. Quelle est alors la différence entre l'intuition et la raison ? Elle oppose deux sortes de notions communes. Car la première chose qu'il faut retenir de celles-ci, c'est qu'elles sont communes à mon corps et à tous les autres, ou bien à mon esprit et à tous les autres. C'est parce que je suis fait de modes relevant les uns de l'étendue et les autres de la pensée que je puis d'abord saisir intuitivement l'essence formelle de la pensée et de l'étendue et ensuite en tirer une notion adéquate d'une chose ou d'une idée. C'est seulement après cette remarque qu'on peut opérer une distinction entre des notions communes universelles et des notions communes singulières. Je peux comprendre Pierre sous les lois universelles de l'étendue et de la pensée : c'est le réduire en tant que corps aux lois universelles de la physique et de la biologie, en tant qu'esprit aux lois universelles de la psychologie, à supposer qu'elles soient connues. Par là il ne reste rien de ce qui fait la singularité de Pierre. Heureusement je peux aussi le connaître en tant qu'être singulier avec lequel, aussi bien en tant qu'esprit qu'en tant que corps, moi-même esprit et corps j'ai en commun plus de notions que je ne peux en avoir en commun avec toutes choses ensemble.
Par exemple en tant qu'esprits nous avons en commun une formation scolaire et universitaire semblable jusqu'à partager l'héritage des leçons de Robert ; nous avons dans nos relations avec les femmes des itinéraires qui, à défaut d'être communs, passent par des étapes semblables, etc. Nous avons en commun également ce qui me permet d'apprécier nos différences : c'est à partir des notions qui nous sont communes que je saisis ses choix, ses réactions, ses pensées dans ce qu'ils ont d'étranger à moi. Il est un artiste, ce que je ne suis pas ; contradictoirement avec cette nature il subit des contraintes professionnelles, que je ne subis pas, etc. Tout cela lui donne un sentiment de la vie, qui n'est pas le mien, mais que je peux comprendre. Si je veux bien ne pas réduire Pierre aux lois universelles, j'en ai une connaissance intuitive qui va jusqu'à son être même, ou du moins qui y tend. C'est autre chose qu'avoir des idées adéquates. Les lois universelles sont aussi des idées adéquates ; mais elles restent loin de l'être singulier. Dans la connaissance rationnelle comme dans la connaissance intuitive je connais Dieu, alias la nature. Mais dans la seconde j'atteins des satisfactions qui sont plus grandes encore que dans la première, et qui correspondent mieux à l'idée que chacun se fait du bonheur, à savoir en termes spinozistes l'amour de Dieu, parce que la connaissance intuitive que je prends de l'être des choses singulières me donne des joies sans égales, et que celles-ci sont accompagnées de l'idée de leur cause, qui n'est autre que cette connaissance même. En outre l'amour de Dieu est simultanément et inséparablement deux choses. Il est amour envers Dieu, erga deum, c'est à dire, seu, amour de Dieu envers les hommes, erga homines (corollaire et scolie de la proposition XXXVI). Si l'on croit Dieu transcendant cela ne se comprend pas. Mais si l'on retient que Dieu c'est la nature, que je suis moi-même une série de modes des attributs divins, tout effort que je fais pour connaître, et singulièrement de manière intuitive, est une contribution à la fois à mon amour pour Dieu, à l'amour de Dieu pour les hommes et encore à l'amour par lequel Dieu s'aime lui-même.
Quoique l'esprit n'ait aucun souvenir que relatif à la durée du corps, son existence ne s'explique pourtant pas par la durée et elle ne trouve donc pas de terme dans le temps : l'esprit est éternel. Par contre c'est en tant qu'il enveloppe l'existence actuelle du corps, qu'il peut déterminer l'existence des choses sous la durée c'est à dire connaître les choses singulières. Il n'y a de connaissance, et singulièrement de connaissance du troisième genre, que pour un esprit qui est l'idée d'un corps actuellement donné. C'est la condition des notions communes. Il n'y a donc aucune libération de l'esprit dans un au-delà. Ce serait d'ailleurs encore une fois confondre l'éternité avec l'immortalité, idée mutilée et confuse. Au reste le problème du bonheur n'est pas d'être ou de n'être pas éternel, il est de savoir qu'on l'est, de le ressentir, autrement dit d'en prendre conscience. Comme il n'y a aucune différence entre savoir et savoir qu'on sait, prendre conscience de son appartenance à l'éternité n'est pas autre chose qu'étendre toujours davantage sa connaissance des choses singulières. C'est un processus par lequel on n'est ni installé dans l'éternité, ni exclu d'elle : on y accroît la part de son esprit qui est éternelle. Dans cet accroissement consistent à la fois la liberté, le salut et le bonheur. Qu'est-ce qu'être libre, sinon accroître en son esprit la part des idées adéquates ? Qu'est-ce que faire son salut, sinon cela ? Qu'est-ce qu'être heureux, sinon cette même chose ? La liberté, le salut et le bonheur ne sont rien d'autre que l'amour de Dieu.
Une dernière remarque permet de saisir la force de la philosophie spinoziste. La vertu a pour unique fondement la recherche de ce qui est utile à soi ; dans cette mesure elle est sans lien avec l'éternité de l'esprit. La première est identifiée dans l'Ethique bien avant qu'il n'y soit question de la seconde. La connaissance de celle-ci ne peut par conséquent pas être tenue pour la cause de la vertu. Il est clair qu'elle ne peut que la renforcer. C'est bien autre chose que d'être amené à la vertu par la recherche de ce qui est utile à soi ou par la croyance en l'immortalité de l'âme. Le sage comprend que rien ne peut être plus utile à l'homme conduit par la raison qu'un autre homme conduit par la raison (cf. proposition XXXV, corollaire 1 de la quatrième partie). C'est pour cela qu'il fait sienne la loi de l'amour du prochain. Elle ne lui est pas imposée, il s'y soumet librement, parce que c'est la loi même de son esprit. Au contraire le vulgaire croit n'être libre qu'en pouvant céder à ses caprices effrénés, ses appétits sans règle, quatenus libidini parere licet. La vertu, l'amour du prochain est pour lui un fardeau : il n'en accepte le poids que par peur du père fouettard. Il se soumet servilement à la volonté étrangère de celui-ci. Il espère être récompensé plus tard de sa soumission. Sans la croyance à l'immortalité de l'âme le vulgaire reviendrait à sa libido, contraire pourtant à son utile. C'est aussi absurde que de manger de la crotte sous prétexte que de toute façon, un jour ou l'autre, il faudra bien mourir. Ce portrait donne envie de rire ou plutôt de vomir.
Kant reconnaît que certes la vertu qui viserait le prix de vertu ne serait pas la vertu. Mais il maintient que sans la possibilité de recevoir son prix, il n'y aurait aucun sens pour personne à vouloir être vertueux. Il faut donc que la récompense, sans être assurée, soit possible. C'est ce que dans son langage de dévot il pourrait appeller clairement une grâce (cf. la " solution " de l' " antinomie " de la raison " pure " pratique, Critique de la raison pratique, PUF, p. 123). Il se tortille vainement pour n'avoir pas l'air de ressembler au portrait ci-dessus. Mais le problème qu'il résout si artificieusement n'a été produit que par lui, après beaucoup d'autres il est vrai. Pas plus que les autorités religieuses il ne veut admettre que la sagesse c'est la puissance, polleo ; que celui qui sait est bien plus puissant que l'ignorant, lequel est presque aussi inconscient de soi, de Dieu et des choses que le sont le nourrisson, le dément et l'idiot. Or c'est là l'enseignement principal d'une enquête sur le bonheur, que la vertu n'est pas le renoncement à sa puissance, mais son exaltation. C'est pourquoi finalement le vrai rapport entre le bonheur et la vertu n'est pas tel que pour atteindre le bonheur il faudrait renoncer aux appétits déréglés, aux débauches ; mais que c'est en déployant sa puissance qu'on est heureux et que par suite les appétits sans règle ne peuvent même plus constituer une tentation. Ce n'est la vertu ni qui fait ni qui donne le bonheur, ce n'est pas non plus le bonheur qui donne la vertu. Plus rigoureusement le bonheur et la vertu sont une seule et même chose : " le bonheur n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même " (proposition XLII et dernière).
La seconde moitié de cette cinquième partie de l'Ethique constitue son achèvement, non seulement en ce simple sens que la cinquième partie est la dernière, que ses propositions donnent le dernier mot de sa philosophie, mais en ce sens aussi que le dernier mot est celui au-delà duquel on ne peut pas aller. Or il y a une excellente raison pour laquelle il ne peut être dépassé. Il en est en même temps le premier. Lorsqu'il est parvenu au dernier scolie le lecteur est au sommet d'une boucle : c'est vers lui que son premier pas a engagé sa course, et au-delà il ne peut que retrouver son point de départ. Les ultimes propositions le ramènent en effet à l'être, la substance, la nature, Dieu qui était le point de départ de ce livre. Ici quelque chose s'achève, je veux dire qu'une pensée s'accomplit. Dans cette mesure d'ailleurs elle est autre chose qu'une doctrine more geometrico demonstrata. Car les démonstrations des mathématiciens n'ont aucune raison de poser un terme au-delà duquel ne se poursuivrait plus le processus de déduction, qui est en droit indéfini. Une précision sur ce sommet peut enfin retenir l'attention. La philosophie spinoziste s'achève là où commence la philosophie cartésienne, ou plutôt où celle-ci feint de pouvoir commencer : la conscience de la liberté, ou de l'éternité. Descartes prétend faire de son cogito ce qui échappe à toute relativité et à toute détermination. Il l'affirme libre et absolu. A partir de quoi ce que pense concrètement ce philosophe se ramène aussi souvent à des préjugés, en particulier théologiques, qu'à une philosophie libre. Autant dire que son cogito est nul et non avenu : il n'est d'aucune conséquence. Une philosophie libre ne se décrète pas ; elle se construit. C'est à cette tâche qu'est consacrée l'Ethique : l'esprit libre est sa conquête. |
Sommaire
Annexes
6. la fortune critique de Spinoza
" C'est par la considération des ouvrages qu'on peut découvrir l'ouvrier. Il faut donc que ses ouvrages portent en eux ses caractères. J'avoue que le sentiment contraire me paraît extrêmement dangereux et fort approchant de celui des derniers novateurs dont l'opinion est que la beauté de l'univers et la bonté que nous attribuons aux ouvrages de Dieu ne sont que des chimères des hommes qui conçoivent Dieu à leur manière ". Leibniz, Discours de métaphysique (1685).
" C'était sans doute une extravagance qui venait de la folie que de ne pas réunir dans la nature divine l'immortalité et le bonheur ; Plutarque réfute très bien cette absurdité des Stoïques, je rapporte ses paroles un peu au long parce qu'elles combattent le spinozisme (...) Mais quelque folle que fût cette rêverie des Stoïciens, elle n'ôtait point aux Dieux leur bonheur pendant la vie. Les spinozistes sont peut-être les seuls qui aient réduit la Divinité à la misère ". Bayle, Dictionnaire historique (1695).
" Je suis maintenant à la campagne et je n'ai point le livre dont vous me parlez. J'en ai lu autrefois une partie, mais j'en fus bientôt dégoûté, non seulement par les conséquences qui font horreur, mais encore par le faux des prétendues démonstrations de l'auteur ". Malebranche, Première réponse à Mairan (1713).
" Sans pénétrer plus avant dans ces domaines sombres et obscurs, je serai à même de montrer que cette doctrine révoltante est presque identique à celle de l'immatérialité de l'âme qui est devenue si populaire ". Hume, Traité de la nature humaine (1737).
" Si l'on n'admet pas cette idéalité du temps et de l'espace, il ne reste que le spinozisme (...) C'est pourquoi le spinozisme, en dépit de l'absurdité de son idée fondamentale, conclut plus logiquement qu'on ne peut le faire dans la théorie de la création ". Kant, Critique de la raison pratique (1788).
" La détermination est la négation, considérée du point de vue affirmatif. C'est la proposition de Spinoza : omnis determinatio est negatio. Cette proposition est d'une importance capitale (...) L'unité de la substance spinoziste, ou l'affirmation qu'il n'y a qu'une seule substance, est la conséquence nécessaire de la proposition que toute détermination est négation ". Hegel, la Science de la logique (1816).
" La nécessité sans miséricorde, c'est ce qui se montre dans l'Ethique. Et peut-être ce puissant ouvrage met-il au jour ce qu'il y a de vrai dans le matérialisme. Non que l'esprit y soit diminué et méconnu. Là-dessus il ne peut y avoir de méprise. N'allons point prendre l'idée pour une peinture muette. L'idée enveloppe affirmation ". Alain, Souvenirs concernant Jules Lagneau (1925).
" Je ne connais rien de plus instructif que le contraste entre la forme et le fond d'un livre comme l'Ethique : d'un côté ces choses énormes qui s'appellent la Substance, l'Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l'enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies (...) de l'autre quelque chose de subtil, de très léger et presque aérien, qui fuit quand on s'en approche ". Bergson, la Pensée et le mouvant (1934).
7. chronologie
Biographie de Spinoza |
Dates |
Politique des Provinces-unies |
Contexte culturel |
Les Juifs fuient l'Espagne |
1492 |
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1568 |
Début de la guerre contre l'Espagne |
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1579 |
Fondation des Provinces-unies |
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Les Juifs fuient le Portugal |
1580 |
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La famille Espinosa arrive à Amsterdam |
1598 |
Première synagogue à Amsterdam |
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1602 |
Fondation de la Compagnie des Indes orientales |
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1609 |
Trêve avec l'Espagne. Fondation de la banque d'Amsterdam |
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1610 |
Manifeste des Remontrants (Arminiens) |
Hals : Portrait de Jacobus Zuffius |
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1619 |
Condamnation des Arminiens. Légalité du judaïsme |
Descartes dans l'armée de Maurice de Nassau |
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1621 |
Reprise des hostilités avec l'Espagne |
VanHonthorst : la Bonne aventure |
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1625 |
Fondation de la Neuwe Amsterdam |
DeGroot : de Jure belli et pacis |
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1628 |
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Descartes en Hollande jusqu'en 1649 |
Spinoza naît à Amsterdam |
1632 |
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Galilée : le Dialogue |
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1633 |
|
Condamnation de Galilée |
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1636 |
Elzevir à Amsterdam édite Galilée |
Rembrandt : Portrait de l'artiste avec Saskia |
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1637 |
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Descartes : le Discours de la méthode |
Spinoza est élève de l'école rabbinique jusqu'en 1646 |
1638 |
Fondation de la grande synagogue portugaise à Amsterdam |
Hals : les Archers de Saint Georges,
Rembrandt : le Mariage de Samson |
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1641 |
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Descartes : les Méditations métaphysiques |
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1642 |
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Rembrandt : la Ronde de nuit,
Hobbes : de Cive |
Spinoza travaille dans le commerce paternel jusqu'en 1650 |
1646 |
Guerre contre le Danemark |
VanGoyen : Vue de Dordrecht,
Rembrandt : l'Adoration des bergers |
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1647 |
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DeGroot : de Imperio |
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1648 |
Paix de Münster, fin de la guerre de 80 ans contre l'Espagne |
Rembrandt : les Pèlerins d'Emmaüs,
Ruisdaël : la Route |
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1649 |
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Descartes : les Passions de l'âme |
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1650 |
Echec du coup d'Etat de Guillaume II d'Orange |
Rembrandt : la Ruine, Vermeer : Jeune fille buvant du vin |
Spinoza apprend le latin et le hollandais |
1652 |
Guerre contre l'Angleterre jusqu'en 1654. Fondation du Cap |
Hobbes : Léviathan, Rembrandt : Portrait de Nicolaes Bruyningh |
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1653 |
Jan de Witt (arminien) est grand Pensionnaire |
Vermeer : le Christ chez Marthe et Marie, Dou : le Médecin |
Mort du père de Spinoza. Son commerce continue |
1654 |
Les Orange-Nassau sont exclus du stathoudérat |
Rembrandt : Bethsabée, VanGoyen : vue du Rhin près de Etten |
Spinoza est excommunié par la synagogue, échappe au couteau d'un fanatique, étudie les humanités latines, les sciences et la philosophie, apprend à polir les lentilles |
1656 |
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Pascal : les Provinciales, Vermeer : la Laitière,
Dou : la Coiffure, Rembrandt : la Leçon d'anatomie de Deyman |
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1659 |
Guerre contre la Suède |
VanOstade : les Joyeux buveurs |
Spinoza est contraint de quitter Amsterdam, s'installe à Rijnsburg |
1660 |
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Ruisdaël : Vue de Haarlem, Vermeer : Vue de Delft |
Spinoza publie ses premières œuvres, s'installe à Voorburg, forme autour de lui un cercle d'études, commence l'Ethique. |
1663 |
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Hals : les Régentes, Hals : les Régents,
Vermeer : la Dentellière |
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1665 |
Guerre contre l'Angleterre jusqu'en 1667 |
Locke : Essai sur la tolérance |
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1667 |
Abolition du stathoudérat |
Rembrandt : Portrait de famille |
Spinoza publie anonymement le TTP |
1670 |
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Huygens : traités de mécanique |
Spinoza arrête la traduction du TTP et s'installe à La Haye dans la solitude |
1671 |
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Pascal : les Pensées, Ruisdaël : le Moulin de Wijk |
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1672 |
Guerre contre la France jusqu'en 1678. Jan de Witt est assassiné. Guillaume III d'Orange est stathouder |
VanOstade : le Ménétrier de village, Steen : la Fête de Saint Nicolas |
Spinoza refuse une chaire à Heidelberg |
1673 |
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Huygens : traités de dynamique |
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1674 |
Le TTP est condamné, son auteur est accusé d'hérésie et d'athéisme |
Malebranche : la Recherche de la vérité |
Spinoza achève l'Ethique, renonce à l'imprimer |
1675 |
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Steen : Fête paysanne dans une auberge |
Spinoza reçoit la visite de Leibniz |
1676 |
L'auteur du TTP est recherché |
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Spinoza meurt à La Haye |
1677 |
Les œuvres de Spinoza sont publiées |
|
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1678 |
Les œuvres de Spinoza sont condamnées |
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