Philèbe
Yves Dorion
la tête et la fesse
(mise à jour le 26/04/11)
le texte grec et
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Philippe Remacle
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Leçon I (Philèbe 12b-13d)
SOCRATE.
Commençons par cette déesse qui s’appelle Aphrodite, à ce que dit Philèbe, mais dont le véritable nom est le plaisir. (trad. Cousin+Dorion) |
Le début du dialogue met en concurrence deux thèses entre lesquelles la discussion devra choisir. Il s'agit de savoir où est le bien, la valeur suprême, quelle est la vie que tout homme doit choisir. L'enjeu de cette question n'est pas seulement de déterminer si une vie est supérieure à une autre en dignité, mais il est aussi de dire si elle l'est également en bonheur. Les premières répliques indiquent que Platon a choisi dans cette œuvre d'éviter au lecteur la présentation des interlocuteurs dans une rencontre fortuite ou motivée, puisqu'il semble que le dialogue soit déjà engagé et même qu’il soit parvenu au terme d'une première phase, sanctionnée premièrement par le désaccord complet de Socrate et de Philèbe, deuxièmement par le refus de celui-ci de poursuivre la discussion. L'interlocuteur éponyme va donc être muet, ou peu s'en faut. C'est un autre qui va prendre la relève, qui va se substituer à lui dans la défense de sa thèse, et qui va accepter avec Socrate la discussion que refuse le précédent. Cette mise en scène n'est pas seulement un effet de l'art de l'auteur, souverainement écrivain autant que souverainement philosophe. S'il s'agit d'un effet, il faut aussi prendre conscience qu'il n'est pas gratuit, mais singulièrement propre à éclairer la portée du débat. La thèse de Philèbe est fermée, close sur elle-même et inaccessible au dialogue. Philèbe n'est pas un bon compagnon, qui laisserait parler un ami quand il pourrait lui-même garder la parole. Il n'est pas non plus un débatteur, fatigué par l'épisode précédent, qui chercherait un secours auprès de forces fraîches, tant intellectuellement que physiquement. Il n'est pas davantage appelé à s'absenter, puisqu'il reste présent jusqu'à la fin. Philèbe ne veut plus discuter, parce qu'il ne veut plus soumettre à l'examen des idées auxquelles il demeure aveuglément attaché. Il faut deviner que le dialogue commence au moment où il préfère se taire plutôt que reconnaître ce que la discussion l'oblige à reconnaître. Heureusement pour le lecteur, Socrate trouve en face de lui une relève. L’attitude de Philèbe ne lui est pas propre. De manière hautement significative une mésaventure semblable survient dans Gorgias. Là en effet Calliclès se tait après avoir pris conscience qu'il était battu. Là aussi la discussion porte sur le plaisir, présenté comme le critère de la vie supérieure. Dans les deux dialogues donc, lorsque le tenant de l'identité du plaisir et du bien se trouve incapable de répondre à Socrate, il préfère s'opposer à la poursuite du dialogue plutôt que de reconnaître son erreur dans le dialogue. Certes les interlocuteurs de Socrate partagent rarement avec lui la conviction que la réfutation de leur thèse est un bien pour eux. Mais les tenants du plaisir vont au-delà de la mauvaise humeur, avec laquelle d'autres donnent leurs aveux. Ils entendent contester la validité même de la discussion. Si la discussion leur donne tort, c'est parce que la discussion, en tant que discussion, a tort ! Or évidemment c'est dans l'examen de l'alternative entre le plaisir et l'intelligence que s'impose aux tenants du plaisir la négation de l'exercice même de l'intelligence, qui ne se manifeste nulle part ailleurs que dans la discussion. La thèse que Protarque va être chargé de soutenir affirme (11b) que pour tous les êtres vivants le bien est dans la jouissance (khairein), le plaisir (hèdonè) et la satiété (terpsis). Les trois termes sont associés, à aucun moment la discussion n'opposera l'un d'entre eux aux deux autres. Même si plus loin l'un seul est utilisé de préférence aux autres, ce sont les termes d'une trinité, qui s'expliquent ou se développent mutuellement. La jouissance et la satiété ne sont pas autre chose que le plaisir, mais la notion de plaisir gagne quelque chose dans son association avec les deux autres. En première analyse et très succinctement, on peut définir le plaisir comme la sensation qui résulte d’une satisfaction. Cependant la notion de satisfaction n'est en elle-même pas encore assez explicite. Les tenants du plaisir y cherchent en même temps quelque chose d'autre, qui va au-delà d'elle, tant en qualité qu'en quantité. Ils veulent en effet des satisfactions nombreuses, à vrai dire innombrables, en quantité telle qu'elles puissent aller jusqu'à l'extinction du désir. C'est ce que signifie la notion de la satiété, qui est aussi celle du plein. Ils veulent encore évidemment des satisfactions d'un degré tel qu'une seule d'entre elles puisse aller de la même manière jusqu'à l'extinction du désir. C'est ce que signifie la notion de la jouissance, qui est aussi celle de l'orgasme. On voit bien que, tant par un biais que par l'autre, dans cette perspective le plaisir doit être poussé jusqu'à la limite indiscernable du dégoût. Mais cette conséquence n'est pas dans l'immédiat l'objectif du début de la discussion avec Protarque. Symétriquement, du moins jusqu'à un certain point, la thèse de Socrate réside dans la défense et l’illustration de trois notions, ici formulées de manière verbale : la sagesse (fronein), l'intelligence (noein) et le souvenir (memnèsthai). Les rapports qui existent entre elles sont plus difficiles à déterminer. Chacune néanmoins, et au-delà de ces trois premières toutes celles qui sont du même genre, le jugement droit (doxa orthè), le raisonnement vrai (alèthès logismos) et d'autres encore, sont représentatives de l'activité de l'âme. Le parallélisme de cette seconde thèse avec la première éclate cependant sur cette idée qu'une telle activité n'appartient évidemment pas à tous les êtres vivants, mais qu'elle ne peut être que le propre de l'homme. Tandis que pour les tenants du plaisir le bien est commun à l'homme et aux bêtes, aux yeux de Socrate ce qui est bon pour ces dernières ne saurait l'être pour celui-là. La seule vie qui soit digne d'être vécue par l'homme est celle où s'exalte l'activité de l'âme. Ce n'est pas dire encore si la vie bonne (la meilleure : ôfelimôtatos) est du même coup la vie heureuse, mais cette question sera bien sûr examinée en son temps. Après une mise au point nécessaire au redémarrage de la discussion avec le nouvel interlocuteur, au moment où Socrate et Protarque affirment leur intention de mener cette fois le dialogue jusqu'à son terme, le philosophe rejette l'assimilation illégitime du plaisir avec la déesse Aphrodite. Philèbe vient de faire allusion à celle qui est partout reconnue comme la tutrice de l'amour. Il ne s'agit pas seulement pour lui de tenter de mettre dans son camp une divinité de haut rang, car dans ce cas toute autre, Zeus par exemple, aurait fait l'affaire. Mais personne n'imagine Zeus en tuteur du plaisir, tandis que à travers la figure d’Aphrodite se réalise une identification du plaisir à l'amour. Socrate la rejette. Cependant c'est d'abord ce qui éclaire la thèse de son adversaire. Son invocation est révélatrice de la nature des plaisirs qu'il poursuit, et en même temps elle est révélatrice de l'objet ultime du dialogue. Il est sans doute peu vraisemblable que Philèbe méprise les plaisirs de la table : boire et manger, jusqu'à n'avoir plus soif ni faim, s'assimiler les liquides et les mets aux saveurs les plus fortes et les plus subtiles, constitue pour lui comme pour beaucoup un but non négligeable. Tous les plaisirs sont bons, mais ils ne procurent pas tous des sensations aussi intenses. Il en est un qu'il place manifestement au-dessus de tous les autres. Certains frottements de la chair dans ses zones les plus sensibles, eux aussi les plus forts et les plus subtils possibles, procurent une jouissance et une satiété auxquelles le meilleur repas, accompagné du meilleur vin, doit céder la primauté, pour n'en être plus que l'avant courrier. Les eunuques s'en souviennent avec quelque mélancolie : « Une pensée semblait tourmenter de temps en temps Beau-petit-brun : il avait fait un rêve, cette nuit-là, et c'est pour cela qu'il était sorti de l'étable et qu'on l'avait retrouvé, au matin, perdu dans la nature, l'air égaré. Il avait rêvé de choses oubliées, comme d'une autre vie » (Calvino, Tel père, tel fils). Comme le bœuf au printemps, le vieil homme sait encore ce qu'il a perdu, et « le beau Philèbe » (11c), qui ne l'a pas perdu, ne se contente assurément pas d'y rêver. C'est même chez lui une obsession et c'est aussi ce au profit de quoi il abandonne à qui les voudra les plaisirs de la sagesse, de l'intelligence et du souvenir. La thèse de la supériorité du plaisir, de l'identité du plaisir et du bien, ne peut se comprendre que comme celle de l’exaltation du plaisir sexuel. Tout autre plaisir à côté de celui-ci est trop faible ou trop grossier. Il faudra se souvenir de la nature de cet objet ultime de la discussion, lorsque plus loin elle reviendra aux plaisirs du corps (cf. leçon III, 45a-46b). Sous couvert de respect pour les dieux Socrate refuse d'accorder au plaisir le nom d'Aphrodite. Il est assez plaisant de le voir couvrir son rejet du manteau de la piété. Mais ça n'est pas sans intérêt. Dans le procès que lui a intenté Mélétos et qui lui a coûté la vie, il a été contraint de se défendre contre l'accusation d'impiété (Apologie, 26b-28a). Tout dans l’œuvre de Platon montre assurément qu'il ne croit pas à l'existence des ridicules foutriquets olympiens, mais tout montre aussi que la piété de celui qui n'y croit pas est infiniment plus grande que la piété de ceux qui y croient. En l'occurrence la piété de Philèbe consiste à en appeler à la déesse afin de légitimer ses débauches et turpitudes, comme s'il y avait quelque chose de divin dans un tripotage mutuel sans mesure. Socrate au contraire exprime le plus haut respect de l'amour en refusant de le confondre avec l'activisme érotique. Il y a dans l'amour quelque chose qui ne relève pas du frottement et dont seule la présence peut faire du frottement un délice. Hors de cela la pratique du frottement relève de la vie de mollusque (cf. leçon II, 20b-21d). Socrate n'a peut-être que faire de l'Aphrodite à la protection de laquelle s'en remet Philèbe, non plus que d'aucun autre dieu tel que le conçoit l'imagination de ses contemporains, mais il n'en a que davantage de droit que ses adversaires à intervenir au nom de la piété. « La crainte que j'éprouve toujours à l'égard du nom des dieux n'est pas celle des hommes, mais elle va au-delà du plus grand respect » (12c). Ce ne sont pas les hommes en effet qui respectent dans les dieux la haute idée qu'ils devraient se faire d'eux-mêmes. Tout au contraire ils attribuent aux dieux les pires bassesses, dont eux-mêmes sont capables, afin de pouvoir se les autoriser sans scrupule. Ainsi à travers ces quelques mots, apparemment d'humilité, s'exprime l'exigence la plus élevée, celle du respect qu'un homme doit s'accorder à lui-même en se reconnaissant lui-même esprit, y compris dans le plaisir. C'est de cela qu'il va être question entre les deux interlocuteurs dans toute la suite du dialogue. Le refus d'invoquer Aphrodite au bénéfice de tout plaisir, loin d'être anecdotique, est totalement significatif de la philosophie que Platon va demander à son porte-parole de soutenir, non pas tant contre Protarque, honnête disputeur capable de le suivre, mais bien contre Philèbe, malhonnête défenseur du vice déguisé du nom d'Aphrodite. Il faut donc absolument distinguer plaisir et plaisir. Il y a des plaisirs de toutes sortes sans doute, mais il y a surtout une opposition entre le plaisir de l'homme tempérant et celui de l'intempérant. Ce n'est pas que l'un se plaise à boire de l'eau tandis que l'autre se plairait à boire du vin, car les plaisirs opposés ne se distinguent pas par la possession d'objets opposés. L'eau peut être recherchée avec intempérance comme avec tempérance, le vin peut être recherché avec tempérance comme avec intempérance. Il n'y a pas deux sortes d'objets, qui seraient d'une part ceux de la tempérance et de l'autre ceux de l'intempérance. Peut-être, sans aucun doute même, y a-t-il des objets qui ne risquent d’être choisis que dans l'intempérance. Ainsi Rimbaud s'imagine-t-il devenir voyant en buvant de l'absinthe, en fumant du haschisch et en se faisant sodomiser. « Le poète, dit-il, se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (Lettre du 15 mai 1871, dite lettre du voyant). Il fait système de son intempérance. Je veux dire que, contrairement à ce qu’il laisse entendre, d'abord il se laisse glisser sur la pente de son intempérance, et qu'ensuite seulement il prétend se leurrer lui-même en présentant cette intempérance comme un choix hardi et méthodique, dont l'heureux résultat serait la poésie. Mais la poésie n'est pas plus le résultat de l'intempérance que l'intempérance n'est celui d'un choix hardi et méthodique. Si certains objets sont radicalement étrangers à la tempérance, ce n'est pourtant pas parce qu'une autorité transcendante aurait jeté sur eux l'interdit. Le choix de ces objets ne peut être celui de la tempérance, parce qu'elle se nierait elle-même en les recherchant. Ce qui donne plaisir à l'intempérant, c'est son intempérance même, la transgression à laquelle s'adonne par exemple Rimbaud. Quelle sorte de plaisir procure la consommation de l'absinthe ou celle du haschisch ? Ces marchandises sont-elles bonnes au goût ? Y a-t-il une composante esthétique dans le choix qu'on en fait ? Platon l'explique dans le Banquet, où la discussion oblige le lecteur à comprendre que ce n'est pas l'objet qui détermine l'amour, mais l'amour qui détermine son objet. Cette remarque : « premièrement n'est-ce pas en relation à tels ou tels objets qu'existe l'amour, et secondement en relation aux objets dont il est actuellement dépourvu ? » (200e), ne peut être interprétée dans le sens le plus plat. Elle signifie que c’est le désir qui fait le manque. Spinoza l’exposera à son tour deux mille ans plus tard : « nous ne désirons pas une chose parce que nous jugeons qu'elle est bonne, mais au contraire nous jugeons qu'elle est bonne parce que nous la désirons » (Ethique, III, proposition IX, scolie). Le plaisir intempérant n'est donc pas le plaisir procuré par une certaine catégorie d'objets, mais il est l'intempérance dans la recherche du plaisir. Inversement le plaisir tempérant n'est pas celui qui est procuré par une autre sorte d'objets, mais la tempérance dans la recherche du plaisir. Mais si mal fondée que soit l'opinion de Rimbaud qui croit trouver des merveilles dans ses pratiques déréglées, c'est néanmoins dans ce dérèglement qu'il éprouve du plaisir, tandis que c'est au contraire dans l'exercice de la sagesse (autô tô fronein) que l’homme sage (ton fronounta) trouve le sien. Manifestement sous le seul et même nom de plaisir, celui qu'on acquiert par le dérèglement des sens et celui qu'on acquiert dans l'exercice de la sagesse sont deux choses radicalement différentes. Il ne faut pas se fier au fait qu'elles portent le même nom. Platon explique en de nombreux endroits (cf. Gorgias, 464b, Sophiste 267a) qu'il n'existe pas forcément deux noms distincts pour deux choses distinctes. Dans le cas présent comme dans les autres, le phénomène s'explique par l'insuffisance, voire par l'absence, chez ses prédécesseurs, de la pratique du dialogue, pédantesquement nommée dialectique par les commentateurs. Les noms sont attribués aux choses nullement en fonction de leurs distinctions en nature, mais seulement en fonction de l'usage qu'en font les hommes. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'en l'absence d'une recherche rigoureuse sur la nature du plaisir, la distinction rendue nécessaire par son croisement avec la tempérance et l'intempérance soit demeurée inaperçue, et que par suite aucune distinction nominale n'ait été établie. Ce n'est pourtant pas encore l'avis de Protarque, qui propose à Socrate une autre interprétation du même phénomène. Le plaisir tempérant et le plaisir intempérant ne seraient dissemblables que dans la mesure où ils trouvent leur origine "dans des choses différentes ; ap'enantiôn pragmatôn" (12d) et nullement dans leur nature propre de plaisir, par laquelle ils sont au contraire semblables. Cette suggestion ne tient manifestement pas compte des remarques précédentes, car son auteur n'a pas compris que ce ne sont pas les choses utilisées qui font du plaisir tempérant autre chose que le plaisir intempérant, mais que ce sont la tempérance et l'intempérance elles-mêmes qui les opposent. Encore attaché au nom que l'usage qu'on en fait donne aux choses, Protarque croit que, l'une et l'autre portant le même nom, elles sont semblables en nature. Cette incompréhension va contraindre le philosophe à entrer dans des explications très abstraites. Il va en effet devoir s'expliquer sur le semblable et le dissemblable, le même et l'autre ou encore l'un et le multiple. Il ne pourra pourtant y venir que lorsqu'il aura opposé au jeune homme d'autres exemples forts semblables au sien dans leur fond, mais dans lesquels la pluralité, la différence, voire l'opposition sont plus apparentes que dans le sien. Il lui oppose donc la considération des couleurs. A quoi cela sert-il d'assurer que les couleurs sont les couleurs, qu'en tant que couleurs elles sont semblables, quand elles sont aussi opposées que le noir et le blanc ? Autant dire à ce compte que le oui et le non sont identiques, sous prétexte que, en tant qu'énoncés, ils sont autant énoncés l'un que l'autre. Il lui objecte aussi qu'il serait insensé de prétendre qu'en tant que figures géométriques le cercle et le triangle sont identiques, alors que le premier est le lieu des points équidistants d'un centre, tandis que le second est défini par l'intersection de trois droites, choses entre lesquelles, on en conviendra, il n'y a rien de commun. On peut effectivement, en faisant abstraction d'une part de la notion d'équidistance et d'autre part de celle d'intersection, produire la notion générale de figure. Mais a-t-elle pour autant plus de sens que celles de cercle ou de triangle ? Dispose-t-elle, en tant que figure en général, de propriétés plus intéressantes que celles du cercle ou du triangle ? Existe-t-il une géométrie des figures, qui ne soit pas la géométrie du cercle ou la géométrie du triangle ? Même s'il est excessif de dire que l'équidistance et l'intersection sont contraires l'une à l'autre, il n'en demeure pas moins qu'on ne trouvera aucune intersection dans l'équidistance, ni réciproquement aucune équidistance dans l'intersection. Il suffirait de dire l'une bonne, pour que l'autre aussitôt soit mauvaise. Et c'est là ce que Socrate veut dire de la distinction des plaisirs. En effet lorsque Protarque, qui maintenant a compris les explications qui lui ont été données, semble se ranger à l'idée de l'opposition des plaisirs entre eux, il ne voit pas encore pour autant en quoi elle interfère avec sa thèse et la contredit. Il faut encore lui mettre les points sur les i. Comment peut-il à la fois reconnaître que le mot plaisir n'est qu'une étiquette abusive placée sur des marchandises dissemblables et opposées entre elles, et prétendre ramener tous les plaisirs sans distinction à un modèle unique qui les ferait tous bons ? En tant que plaisirs il ne peut y avoir qu'une seule chose qui leur soit commune, c'est qu'ils sont plaisants (hèdea). Autrement dit, que tous les plaisirs donnent du plaisir, cela n'a pas besoin d'être examiné, tandis que l'assimilation, voulue par Philèbe puis par Protarque, du plaisir au bien reste justement à examiner. La discussion sur la dissemblance des plaisirs entre eux, au terme de laquelle Protarque a fait vers Socrate le pas que lui demandait celui-ci, a du même coup constitué un pas en arrière relativement à la doctrine soutenue par les jeunes gens. Ce seul pas suffit aussi à la ruiner, dans la mesure où il est l'abandon d'une sorte d'une ligne bétonnée, derrière laquelle ne se trouve plus aucune défense. Protarque s'en rend compte et veut la réinvestir. On peut imaginer que Philèbe, qui reste présent quoique muet, et qui reprendra d'ailleurs brièvement la parole plus loin (18a-e), ne s'est retiré de la discussion que parce que celle-ci le contraignait au même abandon, et qu'il refusait de l'admettre. L'attitude de son camarade est heureusement différente, et Socrate peut lui montrer que s'il faisait comme son prédécesseur dans la discussion, s'il refusait de tenir compte de ce qui a été dit des figures par exemple, il serait inexorablement conduit à se ridiculiser dans des affirmations telles que celle-ci : le semblable est au plus semblable ce qu'il y a de plus dissemblable. En fait, il faut le remarquer, le philosophe dit exactement l’inverse (13d). Parce qu'il a affaire à un garçon de bonne volonté, il souhaite ne pas l'accabler et prend sa place. Il intervertit donc leurs rôles respectifs, il s'imagine lui-même défendant, non la thèse de Protarque, mais la sienne propre, non cependant avec ses arguments propres, mais avec ceux de Protarque. Dans une telle position le ridicule est pour lui. Il s'agit donc de ménager un interlocuteur de bonne foi et de lui montrer, non qu'il se ridiculise en tenant la position qui est la sienne, mais que tout autre se ridiculisait, si éventuellement il prétendait la tenir. C’est ainsi que procède Socrate à l’égard d’Agathon dans le Banquet, en endossant sa sottise et se mettant face à la prétendue Diotime, qui lui fait la leçon. Il ne fait aucun doute qu’ici le jeune homme va accepter la sortie honorable qui lui est offerte. Or ce n'est pas seulement ce qui permet à ce dialogue de se poursuivre et aux lecteurs de connaître son dénouement. La pédagogie est la finalité même du dialogue, et c'est parce qu'il est pédagogue que Socrate pratique le dialogue et qu'il ne philosophe pas autrement. Le but du dialogue platonicien n'est en effet aucunement de faire triompher une thèse sur une autre, fût-elle celle de l'auteur. Il est de permettre à celui qui est questionné de s'élever à des pensées qu'il n'avait pas produites spontanément et de se convaincre par lui-même qu'il ne peut pas tenir plus longtemps sur sa position initiale. C'est Protarque qui devra dire que le plaisir n'est pas le bien, et non Socrate le lui dire. Il est donc profondément insatisfaisant pour ce dernier de se heurter à un esprit buté comme est celui de Philèbe, car il est parfaitement inutile de lui dire ce qu'il refuse de dire lui-même. Tous les interlocuteurs de Socrate sont les porte-parole de tout le monde, parce qu'à travers eux tout le monde réfléchit et tout le monde se convainc de ce que Platon veut faire comprendre. Mais dans ce cas plus précis, Protarque est le porte-parole de Philèbe, puisqu'il parle à sa place et à sa place reconnaît ce que par pure mauvaise foi celui-ci refuse de reconnaître. Protarque est un Philèbe lavé de sa mauvaise foi. Philèbe peut se soustraire au questionnement de Socrate, mais il ne peut s'absenter de la suite du dialogue, parce qu’il perdrait la face devant ses amis, qui sont présents nombreux, comme cela est indiqué plusieurs fois (cf. à peine plus loin : 15c, 19e et jusqu’à la fin : 66a). Même s'il n'avoue pas son erreur, sa thèse ne sort pas indemne de la discussion, puisque Protarque a tenté de la soutenir à sa place avec toute la vigueur qu'il pouvait honnêtement y mettre. En son for intérieur Philèbe lui aussi devra admettre que le plaisir n'est pas le bien. Le dialogue peut donc légitimement porter son nom. |
Leçon II (Philèbe 20b-21d)
SOCRATE.
Il me semble qu’un dieu m’envoie un souvenir. (trad. Cousin+Dorion) |
Au lieu de se lancer immédiatement dans la distinction des différents plaisirs ou des différentes sciences, comme Protarque l'y invite au nom de toute la jeunesse présente, Socrate change de route, feignant d'être saisi d'une de ces inspirations divines auxquelles il en appelle, lorsqu'il se refuse à faire ce qu'on attend de lui. Il invoque donc l'intervention d'un Dieu, comme il le fait ailleurs de celle de son génie, pour dérouter l'entretien vers une nouvelle direction, pour dérouter aussi son interlocuteur, que rien n'a préparé à ce qui arrive, et pour mettre en déroute la thèse qu'il soutenait. Il était invité à distinguer entre les plaisirs ou entre les sciences, il s'était lui-même fixé la tâche de procéder pour cela de manière dialectique, c'est-à-dire de faire usage de la méthode des divisions en deux, les dichotomies, qu'on voit si bien à l'œuvre dans le Sophiste et dans le Politique. Or il porte soudainement son attention sur l'idée du bien, qui est en quelque sorte la couronne que se disputent les deux concurrents à départager. Loin de comparer les mérites de l'un avec ceux de l'autre, loin de faire entendre un plaidoyer en faveur de l'un puis en faveur de l'autre, il examine le prix auquel ils aspirent l'un et l'autre. Ce faisant il porte aux prétentions du plaisir une estocade foudroyante, aussi définitive qu'elle est rapide. Si le bien est parfait, comme tous s'accordent à le reconnaître, si rien ne saurait lui faire défaut, il s'ensuit que le plaisir seul ne saurait être le bien, puisqu'il lui manquerait la conscience d'être le plaisir, laquelle ne peut être donnée que par l'intelligence. La vie en faveur de laquelle milite Philèbe est celle d'une moule. On voit dans le Banquet Socrate évoquer le souvenir d'une prétendue Diotime, qui l'aurait autrefois initié sinon aux relations amoureuses, du moins à la vérité de l'amour. Mettant fin au questionnement d’Agathon avant qu'il ne tourne à la déconfiture totale du poète et à son indésirable humiliation, le philosophe se place en position de témoin rapportant ce qu'il a appris de quelqu'un d'autre. De la même manière dans le présent dialogue il veut soudain témoigner de propos qu'il a jadis entendus. Non seulement il ne se soucie aucunement de les attribuer à un auteur connu ou inconnu, mais il les situe aux marges de la fiction, en déclarant qu'ils peuvent lui avoir été tenus en rêve (onar). Par ce biais ils ne sont nullement déclassés, mais au contraire surclassés, puisque l'opinion commune, tant chez les Grecs que parmi les autres peuples, est que les rêves sont des messages des dieux. Pas plus dans ce contexte que dans un autre Platon ne va à l'encontre des convictions mythologiques de ses contemporains, loin s'en faut. Il ne faut pas s'attendre à le voir partir en guerre contre cette superstition en renvoyant les rêves à la confusion d'un esprit endormi, pas davantage qu'il ne faut s'attendre à le voir combattre la croyance qu'il existe des dieux. On le voit tout à l'inverse utiliser ces convictions pour donner à sa philosophie un appui dans l'opinion populaire. En l'occurrence les dieux disent donc que le plaisir n'est pas le bien et se prononcent de ce fait contre la thèse de Philèbe. Il est vrai qu'ils ne se prononcent pas pour autant en faveur de l'identification de l'intelligence avec le bien. Le verdict des dieux pourrait encore signifier la défaite simultanée des deux concurrents, puisque l'identification de l'intelligence avec le bien impliquerait que celui qui dispose de l'intelligence ne désire rien d'autre qu'elle, ou en d'autres termes qu'il trouve en elle tout le plaisir désirable. Si cette affirmation n'est pas exclue, elle reste pourtant entièrement à démontrer. Mais en réalité la philosophie défendue ici par Socrate vise un but plus modeste. Tandis que Philèbe veut le plaisir et rien d'autre, lui ne prétend pas vouloir l'intelligence et rien d'autre. Celui qui est arrivé au milieu des jeunes gens en déclarant : « mes petits amis, il n'y a dans la vie qu'une seule chose qui compte, et tout le reste est foutaise », ce n'est pas lui, mais Philèbe, pour qui la seule chose qui compte est le plaisir, tandis que l'intelligence, la sagesse, le souvenir, etc. sont des foutaises. Les deux interlocuteurs ne défendent pas des thèses symétriques. Autant il est insupportable à Philèbe que dans la hiérarchie des choses le plaisir ne porte pas le numéro un, autant il est admissible par Socrate que l'intelligence ne se voit attribuer que le numéro deux, derrière un troisième concurrent, qui reste à identifier. Le message des dieux porte un coup mortel à une thèse, non à l'autre. A cet instant néanmoins rien n'est encore fait pour écarter les prétentions du plaisir. Protarque reconnaît seulement qu'il suffirait que le plaisir ne fût pas numéro un pour que Philèbe ait tort. Afin de parvenir à ce but, il ne manque pourtant que "quelques petites choses ; smikra" (20c), une seule chose en fait concernant l'essence du bien. Le bien est-il parfait ? (20d). Bien que Protarque donne sans hésitation sa réponse, il me paraît malaisé d'apprécier la portée de la question. Je crois devoir à mon tour préciser quelques petites choses. Premièrement l'affirmation n'est pas tautologique et deuxièmement elle n'est pas gratuite. On pourrait se dire d'abord qu'entre l'idée du bien et celle de la perfection la différence n'est pas telle qu'on y puisse glisser la plus mince des feuilles de papier. On pourrait éventuellement faire du parfait un superlatif du bien. Mais cette distinction n'a de sens qu'entre deux qualificatifs, elle n'en a pas dès lors que le bien est entendu comme un substantif. De ce point de vue affirmer que le bien est parfait ne serait dire rien de plus que le bien est le bien. Mais ce n'est manifestement pas ce que veut dire Socrate. L'idée de perfection fait entrer dans la discussion une signification que l'idée de bien ne rendait pas à elle seule évidente. Peut-être d'ailleurs, en grec mieux qu'en français, l'idée de "teleon" fait entendre une signification que l'idée de "agathon" n'exprime pas à elle seule. L'idée du bien a l'inconvénient de s'opposer à celle du mal, et d'opérer par là dans la réalité une division de sens moral, qui la polarise. L'un des deux pôles est celui de la valeur, l'autre en est la négation. Mais dès qu'on sort du plan moral, on est obligé de reconnaître aux deux pôles le même degré de réalité. Au contraire l'idée de perfection n'a pas cet inconvénient, puisque manifestement ce qui est parfait n'est parfait que dans la mesure où il est accompli, achevé, complet et détient par là nécessairement plus de réalité que ce qui est imparfait. Seule l'idée de perfection autorise le passage de celle du bien à celle du suffisant. Parce qu'il est accompli, le bien est absolument suffisant et ne laisse à désirer absolument rien d'autre. L'affirmation que le bien est parfait n'est donc pas tautologique. Mais on serait peut-être tenté par ailleurs de juger que l'affirmation d'un bien superlativement bien relève de la chimère. Peut-être est-ce même parce qu'il pense à cette objection que Socrate a malicieusement ouvert la porte à l'interprétation qui ferait de son discours le récit d'un rêve. Le bien qui est tellement bien qu'il ne laisse place au désir de rien d'autre peut-il être autre chose que l'objet d'un rêve ? Le risque encouru par cette affirmation n'est pas tant de verser dans un scepticisme qui inviterait à se contenter d'un bien relatif, compatible avec la doctrine de Protagoras telle qu'elle est exprimée dans Théétète, que de tomber dans une sorte d'argument ontologique prétendant que, puisque le bien n'est pas le bien s'il n'est pas absolument parfait, il est autorisé à poser l'identité du bien et du parfait. Cependant la même réflexion que je viens de faire sur le sens de la perfection permet d'écarter cette objection. Le parfait n'est pas l'idée d'un désirable auquel s'ajouterait un autre désirable, et tous les désirables possibles jusqu'à l'épuisement de l'imagination. Ce n'est pas l'idée d'une fille parfaite, qui serait parfaite parce qu'elle aurait de beaux yeux, un beau sourire, une belle poitrine et tout beau jusqu'à l’épuisement des charmes requis. L'idée de parfait n'est pas produite par accumulation de charmes. Une accumulation peut toujours s'avérer incomplète, lorsque avec le recul on s'aperçoit qu'on peut encore y ajouter : j'avais oublié les beaux cheveux ! Le parfait est accompli, achevé, complet, parce que d'emblée dans son opposition à l'imparfait il réalise l'être, comme ce dernier ne peut pas le faire. D'ailleurs même s'il y avait dans cette réalisation quelque chose de relatif, tel qu'une autre réalisation pourrait être encore meilleure, cela n'ôterait rien à son absolue supériorité sur l'imparfait. Ce dont il est ici question n'a rien à voir avec l'accumulation de qualités telles que le beau, le grand, le puissant, etc. dont les naïfs croyants accablent leur Dieu, sans jamais réussir à prouver par là qu'il existe. L'affirmation que le bien est parfait n'est donc pas gratuite. L'idée du bien, qui commence à se dégager à travers sa qualification de parfait et de suffisant, se détermine encore mieux dans l'affirmation qui suit. « Tout ce qui connaît le poursuit et s'élance vers lui, voulant le saisir et l'acquérir » (20d). Le bien est donc le but ou la fin, l'objet du désir, que s'assigne tout être capable de connaissance, ou de conscience. Ceci le distingue du plaisir, qui selon Philèbe est la fin de tous les êtres vivants (11b). Ces derniers, considérés généralement, recherchent le plaisir, tandis que les hommes, parce qu'ils disposent de la conscience, recherchent le bien. Spinoza en son temps dira que « le désir est l'appétit avec la conscience de l’appétit » (Ethique, III, proposition IX, scolie). Or parce qu'il est doué de la conscience l'être humain ne peut se contenter de ce qui satisfait l'être vivant en général. Ce n'est pas tellement, d'ailleurs, qu'il vise autre chose que celui-ci, que son objet soit différent. Mais plutôt il le vise autrement, et même le viser n'est pas du tout pour lui la même chose. Tout ce qui se trouve d'animal (et même au-delà) dans le monde, vise sa reproduction, et dans ce but, s’il est sexué, pratique la copulation. Mais il ne le fait ni sous l'idée du bien, ni sous une quelconque idée, parce que ce qui est animal n'a aucune idée. Sans aucune idée la chienne en chaleur disperse autour d'elle des molécules gazeuses, qui vont exciter les nerfs olfactifs des chiens qui se rencontrent dans un périmètre de quelques centaines de mètres, lesquels sans aucune idée vont courir vers la chienne afin de lui apporter ce qui lui manque. Ainsi le chien qui vise un but n'a-t-il pour autant aucune représentation de ce but, ni aucune représentation du chemin qu'il doit suivre pour y parvenir. Un homme au contraire se donne ces représentations. La distinction du vivant et du conscient ne conduit pas à séparer deux objets différents du désir, mais à séparer l'homme qui désire dans la mesure où il est conscient, de l'animal qui ne fait que tendre de manière réflexe vers le but qui lui est propre. Cette analyse ne pourrait-elle cependant encore conduire à opposer un plaisir conscient à un plaisir inconscient ? On dirait alors que le chien a du plaisir sans savoir qu'il a du plaisir. Et d'ailleurs on ne lui voit de joie ni pendant ni après la copulation : « post coïtum animal triste », dit-on. Dans cette hypothèse le plaisir ne serait pas encore disqualifié. Mais ce sur quoi Platon veut faire porter son analyse est l'essence même du plaisir. Parce qu'il n'y a pas de plaisir sans conscience, le plaisir est autre chose que la satisfaction animale du besoin. Celle-ci ne saurait aucunement être dite mauvaise, car on ne voit pas quel mal il y aurait pour les chiens à assurer leur reproduction. Il ne s'y trouve de mal ni dans la représentation des chiens, parce que les chiens n'ont pas de représentation, ni même dans la représentation que s’en font les hommes, parce que les chiens ne sont pas des hommes et que ce qu'ils font ne saurait être qualifié par les hommes ni de mauvais ni de bon. Parce qu'au contraire le plaisir implique la conscience, il peut être qualifié soit de mauvais soit de bon. Philèbe prétend le qualifier nécessairement de bon. En fait sa thèse suppose que le plaisir soit le plaisir sans la conscience, elle suppose qu'on puisse qualifier de plaisir la simple satisfaction animale du besoin. C'est bien pourquoi il veut y voir la fin de tous les êtres vivants. Il y a une cohérence entre l'affirmation que le plaisir est nécessairement bon et la confusion du plaisir avec la satisfaction du besoin. Comme Socrate va le lui montrer, cela conduit à modeler sa vie sur celle de la moule. A l'inverse, si l'on sait distinguer le plaisir de la satisfaction du besoin, il faut aussi renoncer à l'identification du plaisir avec le bien. Le plaisir ne peut plus être bon que conditionnellement. Il est bon alors par sa participation éventuelle à quelque chose qui n'est pas lui. Cette thèse est plus difficile à expliquer que la précédente. Une erreur en effet est difficile à éviter. On est tenté de distinguer les bons et les mauvais plaisirs sur le critère des objets de la satisfaction. Un plaisir serait bon dans la mesure où il se prendrait avec un objet bon, et mauvais dans la mesure où il se prendrait avec un objet mauvais. Mais si l'on procède ainsi, on ne voit ni ce qui fait qu'un objet est bon plutôt que mauvais, ni qu'il y ait entre les deux désirs une différence de conscience. S'imaginer s'en sortir en déléguant à une autorité supérieure le choix des bons objets et des mauvais, de ceux qui sont permis et de ceux qui sont interdits, c'est-à-dire en fait la détermination de quelques tabous, c'est rabaisser la conscience tant de celui qui lui obéit que de celui qui lui désobéit. Se soumettre à une règle inintelligible n'est pas un acte de conscience, mais de crainte. C'est le genre de conduite dont le chien est capable, dès lors qu'on l'a suffisamment frappé. Le chien qui a été assez battu pour une conduite au demeurant fort naturelle, aura la crainte de s'y adonner à nouveau. C'est le résultat du dressage. La crainte de manger de la viande de porc ou de faire du feu le samedi ne s'explique pas autrement. Mais, il faut y prendre bien garde, la crainte de tuer non plus. Dès lors que c'est par crainte qu'on s'abstient de satisfaire un désir quelconque, cela ne demande aucune conscience. Et inversement, si c'est par conscience, c'est sans aucune crainte. Il suit de là que le rôle de la conscience ne saurait se limiter à reconnaître les arrêts d'une autorité supérieure, qui déterminerait ce qui est bon et ce qui est mauvais. Par conséquent, premièrement « ce n'est jamais parce que nous jugeons qu'elle est bonne que nous désirons une chose, c'est au contraire parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne » (Ethique, ibidem) ; deuxièmement la seule raison qui puisse fonder la décision de la conscience de déterminer une chose comme bonne est que la conscience qui la désire s'accroît elle-même en tant que conscience en la désirant. Ici apparaît l'alternative à la vie de moule, à savoir une vie dans laquelle s'accroît le rôle de l'intelligence, de la sagesse et du souvenir. Socrate le montre en détail à son interlocuteur. Ils vont donc se placer dans l'hypothèse où la sagesse (fronèsis) et le plaisir sont entièrement séparés l'un de l'autre, et en l'occurrence, pour commencer, où le plaisir serait totalement dénué de sagesse (20e). C'est se situer exactement sur la position de Philèbe, qui revendique le plaisir, tout le plaisir, et rien que le plaisir. Conformément à son mandat, Protarque affirme donc qu'il accepterait de vivre dans cette condition : « j'aurais tout, en ayant la jouissance » (21b). Le philosophe va lui montrer qu'il n'aurait rien. Privé de la sagesse (ou pensée), il ne pourrait pas savoir s'il jouit ou non. En l'absence de la conscience, ce qu'on appelle jouissance ne peut plus envelopper aucune représentation, pas même une sensation, et se réduit à un simple effet physiologique, pour ne pas dire mécanique. On constate qu'il se produit dans certaines chairs un afflux sanguin, que celui-ci appelle le frottement, que consécutivement la température s'élève, et que parvenue à un certain point culminant cette excitation se dissout en une série de secousses. Cette description, qui peut convenir au coït du chien et de la chienne, est transposable à peu de frais sur la rencontre du pollen émis par les étamines d'une fleur avec le pistil d'une autre, voire de la même fleur. Ces phénomènes botaniques ou zoologiques n'ont rien à voir avec la jouissance, qui ne peut préoccuper les jeunes gens que parce qu'elle enferme bien autre chose que des rapports physiques. Ce n'est pas tout encore. En l'absence de la sagesse (ou pensée), il manque aussi la mémoire. Il manque d'abord à l'instant présent la mémoire d'une supposée jouissance antérieure. Il manquera de la même manière aux instants suivants la mémoire de la supposée jouissance présente. Qu'est-ce qu'une jouissance dont on ne garde pas mémoire ? Si les convives du banquet n'ont aucune mémoire des coquilles Saint-Jacques à la crème que je leur ai préparées dans une précédente occasion, quelle a donc été leur jouissance ? S'ils ne doivent conserver non plus aucune mémoire de celles que je vais leur faire déguster aujourd'hui, quelle sera leur jouissance ? Il n'y a de gastronomie que par la mémoire que l'on conserve et que l'on conservera des mets consommés. Si à l'inverse il n'y en a pas, alors les hommes sont semblables à un bétail quelconque qui broute ce qu'il a toujours brouté et broutera toujours, sans donner le moindre signe de plaisir, pour la bonne raison qu'il le fait sans le moindre plaisir. A cet égard le mammifère, qui occupe une place élevée dans la classification zoologique, le taureau par exemple, n'a aucune supériorité sur l'animal qui dans la classification occupe la place la plus basse. Mais les hommes éprouvent un plaisir gastronomique, qui est manifestement dépendant de la mémoire qu'ils gardent des repas passés et de celle qu'ils garderont du repas présent. Quant à leur plaisir sexuel, toute la littérature témoigne du rôle qu'y tient la mémoire. Les personnages romanesques n'ont entre eux de relations jouissives que dans la mesure où elles ne se réduisent pas au coït animal. Et surtout le roman où la poésie constituent en eux-mêmes pour tous les hommes cette mémoire. Il faut aller plus loin. En l'absence de la sagesse (ou pensée) il n'y a pas de jugement (doxazein) qui puisse former une opinion fondée de la jouissance. Jouis-je ou ne jouis-je pas ? Je ne peux rien en savoir. A supposer même que je puisse éprouver des sensations, je remarque bien des irritations, des échauffements, des tremblements ou des secousses, mais je ne peux décider si c'est une fièvre ou une jouissance. Je peux prendre l'une pour l'autre et réciproquement. Rien alors ne distingue la jouissance d'une quelconque excitation, d'une quelconque sensation. La nature a prévu que les animaux s'alimentent, elle a prévu qu'ils copulent. Ils le font donc, mais ce n'est pas encore une jouissance. La pensée intervient encore dans celle-ci d'une autre manière, puisque manifestement la jouissance n'est pas dans un événement physique, mais dans l'accomplissement de ce qui a d'abord et depuis plus ou moins longtemps été pensé. La jouissance est dans la réalisation de ce qui a été attendu. Dans la jouissance des enfants au matin de Noël, il y aurait beaucoup moins, s'il n'y avait pas l'objet d'une attente, qui s'est prolongée quelque jours, et qui enfin cesse dans la réalisation de l'espérance. Il en va de même d'un bon repas, ne serait-il espéré qu'à partir du moment de l'apéritif, lorsque les odeurs de cuisine ont envahi la maison et activé la salivation des convives. En cela le plaisir amoureux ne se distingue pas des autres, il est lui aussi l'objet d'une attente, d'une projection plus ou moins longue vers un avenir qu'on souhaite le moins lointain possible, quoiqu'il puisse se dérober longtemps. A cet égard encore toute la littérature porte témoignage. En deux répliques, et non des plus longues, Socrate a anéanti la thèse de Philèbe. La sorte de vie qui est revendiquée par lui n'est pas digne d'un homme. On pourra attribuer à une cause quelconque la supériorité des hommes sur les autres mammifères, et de ceux-ci sur tout autre forme de vie animale, il n'en demeure pas moins que la prétention de faire du plaisir la valeur suprême et unique de l'existence conduirait premièrement à la perte du plaisir lui-même, et deuxièmement à une dégradation au rang d'un mollusque, comme par exemple "l'éponge ou la moule ; tinos pleumonos è tôn osa thalattia (21c). Que l'on croie en effet qu'un créateur ait fait don aux hommes de la pensée, ou que l'on connaisse la théorie de la transformation des espèces et qu'on voie dans la pensée un produit de l'adaptation du vivant à ses conditions matérielles, elle détermine une forme de vie plus élaborée que les autres et à ce titre supérieure aux autres. Si ce n'est permis, il est en tout cas possible d'y renoncer. Un homme a la possibilité de choisir une vie de moule. Il ne peut cependant prétendre que ce faisant il s'élève. Ce faisant, au contraire, il se détourne du bien. Tout être capable de connaissance se tournant vers le bien et aspirant à lui, ce ne peut être que par erreur qu'il croit le trouver dans une vie de moule. Comme le sait tout lecteur de la République, « nul n'est méchant volontairement ». Il pourrait donc suffire de s'en tenir à l'aveu de Protarque : « ce discours me laisse sans voix » (21d). Cependant les partisans du plaisir ne sont pas aussi coopératifs que lui, ils ont encore derrière la tête d'autres idées, qu'il va falloir débusquer. Ce sera l'objet d'un autre passage (45a-46b, cf. leçon III). Auparavant cependant Socrate va mener, encore plus rapidement, l’examen parallèle de l’hypothèse d’une vie dont la suprême et unique valeur serait la sagesse, l’intelligence. Voudrait-on d’une vie toute de pensée, à laquelle ne serait accordée aucune participation au plaisir ? Il n’a évidemment aucun mal à obtenir de Protarque une réponse négative. Personne n’accepterait, s’il avait à choisir, une vie toute de pensée, d’intelligence, de science, de mémoire. Même si l’on relève que cette vie est aussi dénuée de douleur que de plaisir, ce n’est encore aux yeux de personne un argument suffisant en sa faveur. Le jeune homme la déclare aussi peu digne d’être choisie que la vie de plaisir. L’intelligence seule n’est pas désirable (21e). Quelle est donc la vie que l’homme doit rechercher ? Si ni l’un ni l’autre des deux modèles proposés, ni celui de Philèbe ni celui que Socrate lui a opposé, ne sont propres à satisfaire un homme, alors la vie qui joindra l’un à l’autre le plaisir et l’intelligence sera identifiable au bien. C’est le mélange qui est désirable (22a). La thèse des jeunes gens est assurément écartée. Celle de Socrate l’est-elle symétriquement ? Est-ce vraiment une troisième sorte de vie qui constitue le bien ? Le bien est-il dans un sorte de syncrétisme qui accepterait d’accorder à l’intelligence une part de l’activité d’un homme et au plaisir une autre part ? On pourrait alors avoir un emploi du temps dans lequel l’activité intellectuelle et l’activité jouissive cohabiteraient sans jamais se joindre. On serait alternativement Dr Jekyll et Mr Hyde (Stevenson) ! Aucune de ces turpitudes qu’ont derrière la tête les partisans du plaisir ne serait écartée. Ce n’est pas ainsi que peut l’entendre Platon. |
Leçon III (Philèbe 45a-46b)
SOCRATE.
Les plaisirs les plus vulgaires, et en même temps les plus grands, comme nous disons souvent, ne sont-ils pas ceux du corps ? (trad. Cousin+Dorion) |
Une discussion sur le plaisir ne saurait épargner l’examen de certaines conduites, qui sont bien faites pour choquer la pudeur. Car on ne saurait défendre le plaisir contre l’intelligence, revendiquer l’identification du plaisir au bien, pour s’en tenir au genre des plaisirs avouables, de ceux qu’on admet chez les braves gens. On ne défend pas la primauté du plaisir pour s’arrêter en chemin, devant les bornes placées en son travers par les législateurs et les moralistes. La thèse de Philèbe n’aurait pas de sens, s’il se satisfaisait des plaisirs admis par les autorités civiles ou religieuses, par la législation ou la coutume. Le plaisir auquel aspire cet audacieux jeune homme n’est pas celui que prend le bon père de famille auprès de sa femme et de ses enfants. Rousseau dans la Lettre à d’Alembert a exprimé l’étonnement du bon barbare devant les plaisirs des Romains. Il dénonce l’immoralité des plaisirs du cirque et, à travers eux, des plaisirs du spectacle. Il s’en tient là à ceux qu’implique l’article encyclopédique auquel il répond. Mais les Romains de l’Empire avaient bien d’autres plaisirs, dont le cirque n’est que l’emblème, qui sont exposés avec la réprobation la plus indignée par les auteurs latins, tels que Tacite ou Suétone lorsqu’ils parlent des milieux princiers, ou Pétrone qui évoque plutôt les riches dans son Satiricon. Je ne mentionne ces œuvres postérieures à Platon que parce qu’elles exposent sans excès de pudeur ce qu’il ne veut pas décrire, pas même nommer, et que son lecteur doit cependant bien identifier. Au demeurant les mœurs dépravées ne sont pas plus l’exclusivité de la Rome impériale (à laquelle on se réfère volontiers) que celle des Grecs (comme le prétendaient les Romains) ou celles des Orientaux (comme le prétendaient les Grecs). Ce sont celles de toutes les époques de décadence. Par un lent et progressif cheminement Socrate va amener son jeune interlocuteur à envisager les comportements les plus veules et les plus abjects, auxquels conduit la recherche du plaisir. Une première prémisse du raisonnement est que les plus vulgaires et les plus grands de tous les plaisirs sont ceux du corps (45a). Une seconde proposition, indépendante de la précédente, est que les plus grands des plaisirs sont ceux qui ont été précédés des plus grands désirs (45b). De là il suit primo que c’est le plus malade qui jouit le plus fort (45c), secundo que c’est dans la démesure que s’éprouve le plaisir le plus vif et le plus extrême (45d), tertio que le plus grand plaisir naît du vice (45e). Il ne reste plus au terme de cet itinéraire qu’à se poser la question de savoir si cette vie est digne d’être recherchée. L’exemple du galeux (46a) induit une réponse sans équivoque. Mais il n’est que le substitut d’une autre conduite, que la thèse soutenue par Philèbe (46b) autoriserait et même recommanderait. Le plaisir recherché dans le vice ne saurait être le bien. L’essence des plaisirs, leur nature en tant que plaisirs, ne saurait être analysée que dans ceux auxquels leur force donne une sorte d’évidence qui les fait reconnaître de tous. Aucun auditoire, sauf académique, n’accepterait qu’on prétende la découvrir en portant l’examen sur des plaisirs d’autant plus méconnus de la foule, qu’ils sont plus délicats. Il est vain d’essayer faire découvrir à celle-ci l’essence du plaisir en lui parlant de ce qu’on éprouve à la lecture d’un roman de William Faulkner ou de Claude Simon, comme à la représentation d’un film de Fritz Lang ou de François Truffaut. Une telle tentative se heurterait à des haussements d’épaules ou à des rires, voire à des injures, car le vulgaire n’aime pas apercevoir qu’il existe d’autres plaisirs que les siens et tient pour dégénérés ceux à qui ils sont familiers. Il existe par ailleurs des gens raffinés en un sens, qui toutefois ne reconnaissent de raffinement que dans les plaisirs du corps. Bien que leurs goûts soient faits pour leur attirer de la part du vulgaire le mépris qu’il voue à ceux qu’il tient pour des dégénérés, ils partagent avec lui la méconnaissance des plaisirs subtils que procurent les sciences et les arts. Il faut donc qu’une analyse de la nature des plaisirs prenne son point de départ dans ceux qui sont bien connus du vulgaire et reconnus par lui comme les plus forts. Les plaisirs les plus vulgaires et les plus grands sont ceux du corps (45a). Dans le corps, dans ses sensations, s’éprouvent les plaisirs les plus vifs. On peut encore à cet instant penser à deux sortes de plaisirs, ceux que donnent la table et le lit. Effectivement, et pour parler moins élégamment, le commun des hommes ne néglige ni ceux de la bouffe, ni ceux de la baise. Faudrait-il voiler de l’élégance du langage les choses tout à fait vulgaires qui sont évoquées ici, si le dialogue qu’écrit Platon est destiné à les juger ? Même s’il réserve au lecteur une part de travail, elle n’est pas plus grande dans ce dialogue que dans les autres. La pratique éducative de la philosophie, qui est en même temps l’aspect le plus élevé de la dialectique, se réalise dans la participation du lecteur à ce travail. L’objet de la discussion est donc celui que je viens de dire, à savoir les plaisirs que le vulgaire dit justement ceux de la gueule et du cul qui se prennent avec cette partie, ou cet étage du corps, que la République nomme le ventre. S’il y en a de deux sortes, on peut penser qu’elles sont associées. En effet personne n’ignore que ceux de la table conduisent à ceux du lit. Les participants du Banquet, après avoir la veille abusé des premiers et peut-être des seconds, conviennent de modérer ce soir-là les premiers et d’évoquer les seconds par le discours. Toutefois ils placent leurs propos à un niveau élevé et n’évoquent que très indirectement les actes qui sont liés aux sentiments. A leur sujet il reste beaucoup à dire. L’itinéraire que Philèbe trace à travers la philosophie croise sur ce point celui du Banquet. Il ne va pas s’attarder sur les plaisirs de la table. Que pourrait-il en dire, qu’on n’en dirait à toute époque et en tout lieu ? Chacun sait bien distinguer relativement à eux où commence l’abus et reconnaît le moment où le plaisir se retourne en son contraire, ne laissant plus que douleur. Peut-être arrive-t-il à beaucoup de n’en distinguer la limite qu’après coup, un peu tard, lorsqu’elle est franchie. Néanmoins ceux qui se sont rendus malades ne soutiennent pas être dans des plaisirs plus vifs, ni que tel était l’objet de leur désir. Si quelque audacieux, la tête dans le seau, voulait prétendre, entre deux haut-le-cœur, qu’il éprouve une jouissance inconnue des autres, il ferait rire. Beaucoup jouent sur la limite sans savoir rester en deçà, mais aucun de ceux qui versent au-delà ne s’abuse sur elle. En va-t-il de même de l’autre sorte de plaisirs ici évoquée, qui appartiennent au ventre, mais côté fesse ? Manifestement non, car ici les malades prétendent convaincre les autres qu’ils connaissent des délices supérieures, inconnues de ceux qui n’osent pas la transgression. C’est de celles-ci qu’il est question dans cette partie du dialogue. Le lecteur en avait reçu l’avertissement, dès que Philèbe avait pris à témoin la déesse (12b) que ce qui se dirait éventuellement contre le plaisir n’aurait pas son aveu. Dans la confusion de sa thèse, le jeune homme pense que la condamnation, ne serait-ce que de certaines formes du plaisir, serait une injure à Aphrodite. Le refus de Socrate de la mêler à cet entretien signifiait déjà sa volonté de distinguer entre la part du plaisir qui relève de l’amour et celle qui relève de la maladie. Son intention va maintenant devenir évidente. Cependant dans le présent contexte l’introduction de l’idée de maladie demande un détour. Elle exige un passage par l’idée de désir. Quel est en effet le plaisir le plus grand ? On ne peut trouver la cause de son intensité dans son objet, car on sait très bien, pour en avoir fait cent fois l’expérience, qu’un tout petit objet peut procurer à celui à qui il est offert un bien plus grand plaisir qu’un objet plus grand. Par exemple un bijou d’un métal commun peut procurer à une jeune fille un plaisir plus grand que celui que lui donnera plus tard un bijou similaire mais en or. Si l’on voit bien ce que signifient les qualificatifs plus petit et plus grand rapportés au plaisir, on saisit plus difficilement ce qu’ils signifient rapportés à l’objet. Dans le cas que je viens de dire, c’est le prix qui est plus petit ou plus grand. Même si ces comparatifs peuvent éventuellement désigner autre chose, de toute façon en dernière instance c’est une propriété objective de l’objet qui s’en trouve mesurée. Or ce dont tout le monde fait l’expérience, c’est que le plaisir ressenti ne dépend de rien de tel, mais au contraire de quelque chose de très subjectif, à savoir l’attente de l’objet. Le premier bijou d’une jeune fille, fût-il en toc, est manifestement plus impatiemment attendu que le énième, fût-il en or. Ou bien celui reçu de tel garçon, fût-il en toc, l’est davantage que l’autre, fût-il en or, venant d’un prétendant quelconque. Il y a des jeunes filles vénales, mais leur conduite n’est pas représentative du désir amoureux. La grandeur du plaisir ne se mesure donc pas à la grandeur de l’objet, mais à celle du désir qui l’a précédé. Le plus grand a été précédé du plus grand désir (45b). Maintenant peut être introduite l’idée de maladie. Une première tentative d’introduction en avait été faite en 45a, mais elle était prématurée. Les plaisirs les plus grands ne naissent-ils pas chez ceux qui souffrent de maladie ? demandait alors Socrate. Cependant il se rendait compte que la réponse à sa question pouvait relever d’un malentendu. Les malades ne souffrent-ils pas d’une déficience somatique et ne sont-ils pas de ce fait handicapés dans l’obtention du plaisir ? Celui qui est affecté d’une maladie gastrique n’est-il pas contraint, afin de préserver sa santé, de suivre un régime et de se priver d’un certain nombre de mets, et du même coup d’un certain genre de plaisirs ? Quand on est condamné à la diète, on n’a droit qu’à un bouillon clair, et l’on n’a guère l’occasion de jouir de l’excitation de ses papilles gustatives. Ce que veut discuter Socrate n’a rien à voir avec l’impossibilité où se trouve un malade d’obtenir un plaisir qu’il satisferait étant sain. Car si tel était le cas il conviendrait de répondre, au contraire de ce qui va être fait dans un instant (45b), que le malade, étant dans une attente qui ne peut être satisfaite, éprouve non du plaisir mais de la souffrance. Il est dur de voir les autres se régaler d’un mets auquel on n’a pas le droit de toucher ! Il ne veut pas parler de la maladie dans la mesure où elle cause la privation d’un plaisir qu’on satisferait étant sain, mais où elle engendre d’autres sortes de désirs, que ne conçoit pas l’homme sain. Voilà pourquoi dans ce débat l’idée de maladie doit être précédée de celle du désir. Il n’est donc question de la maladie que dans la mesure où elle place le corps dans un état de trouble tel, qu’elle lui cause des aspirations, qui sont elles-mêmes pathologiques. Celui qui souffre de la fièvre, par exemple, ressent la soif plus fortement que les autres. Il existe ainsi des états dans lesquels le corps ressent plus vivement que dans la santé des excitations, auxquelles il cherche plus activement que dans la santé un objet susceptible de les apaiser. Dans la dyspepsie due à la fièvre, cet objet est l’eau, bue en grandes quantités. En outre cet apaisement, si provisoire et si illusoire qu’il soit, dans la mesure où il comble une attente très grande, cause à son tour un plaisir très grand. Il faut donner à boire aux fiévreux. Cependant, si innocent que soit le plaisir éprouvé en buvant de l’eau, il n’en demeure pas moins dans cette situation le révélateur d’une pathologie, s’il n’est lui-même pathologique. En développant un peu plus que Socrate cette même idée, j’ai envie d’évoquer la fièvre mortelle dont sont saisis l’aviateur Saint-Exupéry et son mécanicien tombés dans le désert, errant en vain plusieurs jours à la recherche d’une oasis (Terre des hommes, VII, 7). Lorsque enfin ils sont recueillis déshydratés, brûlés, épuisés, aux portes de la mort, ils sont assoiffés comme ne peut pas l’être celui qui, à la ville ou à la plage, s’assoit à une terrasse pour déguster un demi. Il savoure un plaisir, mais il ne sait pas ce qu’éprouvent les deux hommes perdus dans le Sahara qui étanchent goulûment leur soif « à plat ventre, la tête dans la bassine, comme des veaux » et que le Bédouin de Libye oblige à s’interrompre pour préserver leur santé. C’est donc le plus malade qui jouit le plus fort (45c). Toutefois on ne peut le dire qu’à condition de ne pas confondre la force du plaisir avec sa qualité. Car ici se répercute le distinguo opéré il y a quelques instants entre la maladie comme surexcitation et la maladie comme handicap. Si la discussion ne l’avait pas fait apparaître, la remarque formulée de manière presque incidente par Socrate n’aurait pas de sens. Il précise en effet qu’il ne demande pas si les malades jouissent davantage (pleiô khairousin) que les bien portants, mais si leurs jouissances sont plus d’une plus grande force (megethos èdonès, 45c). Il met en opposition deux choses que les qualificatifs et les adverbes employés ne permettent pas à eux seuls de distinguer assez clairement, mais que le contexte autorise néanmoins à comprendre. On trouve ainsi d’une part chez les gens sains des plaisirs qui ne sont pas de la plus extrême intensité, mais qui appartiennent à un fonctionnement sain de l’organisme, et d’autre part chez les malades des plaisirs qui peuvent être plus intenses, mais qui relèvent d’un fonctionnement pathologique. Il n’est pas malvenu de se rapporter à un vocable aujourd’hui employé complaisamment par ceux qui s’adonnent à ce dernier genre de plaisirs. Ils les qualifient de « défonce ». La jouissance éprouvée à « se défoncer » est plus vive que celle qu’on éprouve dans les limites de la santé. L’aviateur perdu dans le Sahara, à qui l’on donne enfin de l’eau, en jouit donc d’autant plus vivement qu’il est plus « défoncé ». Or ce n’est pas pour évoquer le plaisir de boire de l’eau fraîche que les jeunes gens ont arrêté Socrate. Les plaisirs de la chair les intéressent plus sûrement. Il faut tenir pour certain qu’ils ne veulent pas se satisfaire des plaisirs que l’homme sain trouve dans ses rapports physiques, qui leur semblent manquer de vivacité. Ils ne se contentent pas de la relation sexuelle hebdomadaire avec une partenaire légitime. Fût-elle quotidienne, nul doute qu’elle leur paraisse quelque peu routinière. Les quelques hardiesses, qui conduisent au-delà de la position du missionnaire, ou les quelques fantaisies qui mettent en contact des muqueuses diverses, sont trop pauvres pour leur imagination. Tout cela est bien commun et ces garçons veulent de l’extraordinaire. Que diable peuvent-ils bien désirer ? Penchent-ils vers la zoophilie ? la nécrophilie ? la pédophilie ? A l’occasion, et s’ils peuvent surmonter leur dégoût, ils essaieront ces audaces. Mais je n’ai pas entendu dire qu’elles eussent un succès particulier chez les Grecs. S’agirait-il de la pédérastie ? Ce qu’il faut entendre sous ce nom n’est pas d’une évidence lumineuse. Ce qui se pratique en réalité dans le monde hellénique constitue une sorte d’initiation pas exclusivement, ni même peut-être principalement, sexuelle du jeune homme par un aîné. A l’issue de quoi, le jeune homme devenu mûr prend une femme, lui fait des enfants et assure à son tour l’initiation d’un plus jeune. Il s’agit vraisemblablement dans l’immense majorité des cas de caresses assez poussées pour que l’aîné en tire un orgasme. Si c’était là ce que Philèbe et ses amis ont derrière la tête, ça n’exigerait pas toutes les explications que leur donne leur interlocuteur. Même si Platon est peu enclin à tripoter les garçons, et souhaite élever la relation pédérastique au niveau pédagogique, comme le font comprendre le Banquet ou Phèdre à qui les lit d’un peu près, ou les Lois plus expressément (837a-e), la relation couramment admise autour de lui ne peut encore être identifiée avec celles qui sont susceptibles de procurer des sensations d’une vivacité telle que les sensations de l’homme sain ne pourraient pas se comparer à elles. Socrate évoque dans ce passage autre chose que la pédérastie, comprise du moins dans son sens original grec. La suite est relativement éclairante. Elle introduit une notion, nouvelle dans ce contexte, mais parfaitement centrale dans la culture classique, à savoir celle de la démesure (hubris). On la rencontre chez les auteurs les plus anciens (Homère, Hérodote) comme chez les grands tragiques contemporains de Platon (Sophocle, Euripide). Elle apparaît ici comme une variante de l’idée de maladie. Car évidemment ce n’était pas pour évoquer la dyspepsie que le dialogue avait parlé des maladies. Le malheureux qui en est atteint ne fait pas offense aux dieux. Son cas, si fâcheux qu’il soit, ne l’est que pour lui. Il est analysable en termes médicaux, et peut être traité par la médecine de l’Antiquité. Si l’on affirme que dans la démesure est le plaisir le plus fort et le plus extrême (45d), cela signifie que cette jouissance constitue comme un défi aux dieux ou plus proprement à l’ordre (kosmos), auquel ils sont eux-mêmes soumis et sur lequel ils veillent. Qu’est-ce que la démesure ? On ne peut comprendre ce que Platon, et avec lui sans doute l’ensemble de la civilisation grecque, entendent par là, si l’on ne distingue pas la démesure du crime. Un crime, si abominable soit-il, ne relève pas encore pour autant de la démesure. Un assassin, par exemple, est l’auteur d’un forfait horrible, que ni la loi civile, ni la morale religieuse, pas davantage que l’éthique ne peuvent laisser impuni. Son châtiment cependant a un terme, au-delà duquel il n’a plus de sens. En effet le poursuivre indéfiniment impliquerait que son auteur ne soit pas susceptible d’être sauvé. Or nul ne peut légitimement dire cela d’un homme, le priver de toute perspective de salut, quelle forte envie qu’il en ait. C’est pourquoi dans l’image que la République avec le mythe d’Er donne de l’éthique, Platon raconte que dans les Enfers, après que les âmes coupables aient subi leur peine, fût-elle de dix fois dix mille ans, elles sont libérées et conduites vers une nouvelle vie. Il distingue cependant une catégorie de criminels, qui ne peuvent être sauvés. Elle n’est illustrée que par des personnages mythiques, tels que Tantale. Qu’est-ce qui distinguerait Tantale des autres criminels et ferait qu’aucun espoir ne lui serait autorisé, si la démesure n’était pas encore au-delà de la transgression de la loi ? Tantale tue son fils Pélops et le coupe en morceaux. C’est un assassinat abominable, incontestablement, mais ce n’est pas encore de la démesure. Tantale va bien au-delà. Au cours du banquet qu’il offre aux dieux, en retour de ceux auxquels il a été invité dans l’Olympe, il leur donne à manger le pauvre garçon, certes rôti. Ce faisant non seulement il transgresse la loi, comme beaucoup d’autres le font, mais il se rit de cette transgression au lieu de s’en angoisser, il se moque de la condamnation universelle dont il fait l’objet au lieu de la craindre, et il méprise les dieux qui sont les gardiens de l’ordre cosmique, car il leur fait délibérément injure. Dans cette autre transgression, qui double la première, est l'"hubris". Cela cependant on le sait sans avoir besoin de lire Philèbe, et ça ne se rapporte pas très précisément au plaisir. Il reste donc encore appliquer cette thèse au problème débattu dans ce dialogue. Il y a assurément quantité de gens qui recherchent leur plaisir en dehors de ce qui est permis par la loi ou par la morale. Leur transgression relève certes de l’intempérance, mais, même plus qu’occasionnelle, elle ne relève pas encore de la démesure. Le tempérant fuit la démesure (45d) et, c’est Protarque qui le dit, il obéit à la maxime : « rien de trop ». Cette maxime relève de la morale, mais elle a un sens éthique. L’intempérant s’autorise, ne serait-ce qu’occasionnellement, un excès, et par là il baisse sa garde contre la démesure. Celui qui s’adonne de temps à autre à une conduite vicieuse n’est pas encore dans la démesure, mais saura-t-il s’en garder ? Sur le plan du plaisir aussi il y a un défi aux dieux, c'est-à-dire à l’ordre cosmique. Caresser des partenaires de son propre sexe n’est pas encore un défi aux dieux. Mais le faire en prétendant à la moralité, à la légalité et finalement à l’éthique de ce comportement, est un défi à l’ordre cosmique. Ainsi l’entendent ceux qui s’en font les chantres, et qui exercent une forte pression sur les medias et sur les élus afin d’obtenir que la moralité et la légalité lui accordent une reconnaissance. Une chose cependant reste en dehors de leur pouvoir, qui serait d’obtenir la reconnaissance de l’éthique. Protarque donc, et non Socrate, relève qu’il y a des plaisirs qui rendent fou. Lorsque le répondant du dialogue sort du rôle modeste qui lui est normalement imparti, cela signifie quelque chose. En l’occurrence le distinguo entre l’intensité du plaisir et le nombre des plaisirs est parfaitement compris et assimilé des deux interlocuteurs, et au-delà d’eux de tous les présents. Il n’est possible à personne de nier que le nombre, la variété et la qualité des plaisirs appartiennent à l’homme sain, tandis que leur intensité ou leur violence appartiennent au malade. Celui qui verse dans la démesure est possédé de son plaisir à en crier (45e), il le déclare inimaginable (46e), il assure jouir à en mourir (47b) et il le tient pour divin. Cette description, pour brève qu’elle soit, est cependant assez parlante pour évoquer Sade. Qu’il s’agisse du Dolmancé des Instituteurs immoraux ou de la Juliette des Prospérités du vice, ces débauchés sans vergogne trouvent sans aucun doute le schéma de leurs plaidoyers dans ce texte platonicien. Aussi est-il facile de comprendre que celui-ci ne parle pas d’autre chose que des plaisirs de Sodome. Jouir de l’excitation d’une zone sensible insolite, je veux dire inusitée des hommes sains, en user sans frein et sans limite, se donner l’impression d’être une sorte de pionnier, d’aventurier, voire de martyr de l’érotisme, aller jusqu’au vertige en imaginant défier l’ordre divin, tel est le portrait du sodomite (cf. Verlaine, Genêt). C’est relativement à lui que Platon écrit ici que le plus grand plaisir naît du vice (45e). Il reste cependant allusif et dans l’examen de cette sorte de plaisirs en appelle au « galeux » (46a). Les termes dans lesquels l’exemple est introduit sont à dessein équivoques. En effet à Protarque, qui lui demande de quelles maladies il veut parler, Socrate répond : "tas tôn askhèmonôn", ce qui peut signifier aussi bien celles des gens disgraciés que celles des dépravés. Et certes la gale est une disgrâce, mais elle ne relève pas de la dépravation. Les frottements ou grattages de ceux qui en sont atteints sont l’image des frottements ou grattages des dépravés que je viens d’indiquer. Leur plaisir est provoqué par le « frottement qui guérit » en apaisant l’excitation de l’épiderme. Il y a dans le plaisir du vice un mélange avec la souffrance, car les bornes du plaisir sain n’y sont passées qu’à cause de l’inflation du désir, elle-même due à la souffrance. Ce mélange des deux contraires est indivisible. Le souci de Socrate à ce moment est de désigner à Philèbe le bout du chemin, où l’engage le principe qui identifie le plaisir au bien. Il assure ne pas croire que le garçon soit concerné par ce tableau, et réellement il est peu vraisemblable qu’il soit tombé aussi bas, car on peut rapprocher de ce passage celui de Gorgias, où Calliclès refuse avec horreur toute assimilation avec une débauche, dont l’image est fournie par la fureur du même galeux (494c-e). Dans leur naïveté les sodomites croient que leur souffrance psychique est due au manque de reconnaissance sociale. Ils se méprennent, et ressemblent à ces ignorants qui accusent le baromètre d’être responsable de la dépression. Quand bien même ils parviendraient à faire reconnaître leurs mœurs par la loi, voire par la morale religieuse, cela n’affaiblirait rien la condamnation éthique de leur démesure. |
Leçon IV (Philèbe 63b-64b)
SOCRATE.
Mes bons amis, qu’il faille vous donner le nom de plaisirs ou quelque autre nom semblable, de cohabiter avec la sagesse ou d’en être séparés, que préférerez-vous ? Je pense qu’ils ne pourraient se dispenser de nous faire cette réponse. (trad. Cousin+Dorion) |
Au terme de la discussion lancée par Philèbe et ses compagnons, qui a exigé la comparaison des mérites respectifs de l’intelligence et du plaisir, par suite aussi de leur droit à s’identifier au bien, il faut bien enfin en venir à une réponse qui, cela est apparu depuis le début du dialogue, ne donnera pleine satisfaction ni aux jeunes gens ni à quiconque prétendrait contre eux condamner le plaisir en tant que tel et donner à la vie bonne un modèle ascétique. La vertu n’est pas dans la macération du corps et la mortification des chairs. Si le bien exige de ne pas accorder au plaisir la souveraineté sur l’intelligence, si la domination de l’intelligence sur le plaisir doit être assurée, sa victoire ne réclame, ni même ne permet pour autant la mort de ce dernier. Protarque l’a indiqué un peu plus haut dans une image acceptée de Socrate, il faut que la règle que nous allons édicter « nous permette de rentrer chez nous » (62b). Nous ne saurions feindre que notre nature d’hommes ne soit faite que de la tête, qu’il ne nous faille accorder d’attention qu’à elle, et qu’il nous soit permis d’ignorer notre ventre. Le bien exige qu’une place et qu’un rôle soient reconnus au plaisir, afin que « notre vie soit au moins une vie », déclare encore Protarque (62c). Par conséquent le bien ne peut être déterminé que dans un rapport entre l’intelligence et le plaisir. La réponse au problème posé depuis le début consiste à créer un ordre, une harmonie et, pour tout dire, une beauté. L’idée de la nécessaire proportion entre le plaisir et l’intelligence est amenée par une prosopopée, qui s’étend sur une page entière (exactement 63b-64a). Elle n’a ni l’ample développement ni la grandeur éthique de la prosopopée des lois dans Criton (50a-54d), ni la puissance philosophique ni l’intérêt historique de la prosopopée de Protagoras dans Théétète (166a-168c). C’est pourtant un fait que Socrate prétend ici donner la parole aux plaisirs eux-mêmes puis à l’intelligence. On peut se demander ce qui justifie ce procédé littéraire. Au moment où le philosophe refuse la proposition que lui font ses amis de s’évader de sa prison et de sauver sa vie, il creuse l’abîme qui sépare deux sortes de vies. Par ailleurs lorsqu’il s’agit d’aider le jeune géomètre à saisir ce que signifie la proposition qui identifie la science à la sensation, il creuse l’abîme entre l’expression authentique d’une dangereuse philosophie et sa vulgarisation. Le même procédé dans Philèbe vise des objectifs semblables. La gageure n’est pas pour l’auteur du dialogue de faire parler l’intelligence, qui s’exprime suffisamment dans la philosophie, dans son œuvre et dans ce dialogue en particulier. Sa personnification en cette page ne change rien à ses propos. Il n’en va pas de même de celle du plaisir. Celui-ci n’a que faire de la parole. Lui est-elle donnée, qu’elle ne lui sert qu’à pousser des cris, comme il a été dit plus haut (45e, 47a). Ce qui le caractérise, ce n’est pas l’usage du "logos", mais la démence. C’est un pari fort audacieux que de le faire parler. Il faut que l’enjeu en vaille le risque. Or le dialogue touche à sa fin, sa conclusion n’est plus qu’une formalité et les deux interlocuteurs s’accordent sur ses termes. Mais justement la situation est telle qu’il n’y a plus de porte-parole du plaisir. "Le beau Philèbe" avait renoncé à ce rôle dès avant la première page. Il boudait parce que sa thèse avait déjà été malmenée, sinon réfutée, par Socrate. Il voyait où le conduisait, bien contre son gré, la poursuite de l’entretien et, avec une totale mauvaise foi, il l’avait déserté. Il avait accepté néanmoins de rester présent et s’était fait remplacer dans son rôle par Protarque. Mais celui-ci, parce qu’il est de bonne foi, coopère avec Socrate pour élaborer une réponse vraie. Il ne parle donc plus au nom des tenants de la supériorité du plaisir. La prosopopée du plaisir a par conséquent à remplir la délicate fonction de donner la parole aux partisans du plaisir en les supposant coopératifs. Elle remplit un rôle aussi imaginaire que nécessaire, celui de desserrer les dents de Philèbe ! Depuis longtemps il n’a plus dit un mot et Socrate ne l’autorise pas à croire et à faire croire que la discussion ne le concerne plus. A son tour cette prosopopée creuse l’abîme entre la vie gouvernée par le bien et celle qui est gouvernée par le plaisir, entre la revendication légitime de la nature et la vulgarité. S’il était sincère, voici ce que dirait Philèbe. Il reconnaîtrait que les plaisirs ont besoin de la sagesse. Telle est en effet la question que lui pose Socrate : vaut-il mieux pour le plaisir cohabiter avec la sagesse (oikein meta fronèseôs pasès, 63b) que de la rejeter ? La question risque fort d’être mal entendue et de ne pouvoir être bien comprise que peu à peu. L’idée de cohabitation pourrait en effet laisser imaginer encore que chacun des voisins conserve son intégrité, dans les limites où le permet la présence de l’autre. Il serait alors légitime de procéder à un tri, par lequel entre les plaisirs seraient retenus ceux qui ne transgressent pas une limite au-delà de laquelle ils menaceraient la sagesse. De fait une thèse semblable ne paraît pas être déraisonnable. Mais justement elle n’est que raisonnable, je veux dire qu’elle n’a qu’une apparence de raison, qu’elle n’est acceptable que par qui n’use pas encore de la raison ! Il faut d’ailleurs être extrêmement attentif au texte pour comprendre que ce n’est pas ce qu’il veut dire. Car celui qui s’en tiendrait à la surface des choses verrait effectivement l’intelligence procéder à un filtrage, isolant les plaisirs vrais des plaisirs plus violents (63d). Mais si une frontière doit être tracée entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, on ne voit pas pourquoi elle ne serait pas repoussée un peu plus loin. Un petit supplément de jouissance peut-il menacer la sagesse ? Celui qui posera cette question se taillera toujours un beau succès, parce que personne ne saurait lui opposer un argument décisif, c’est à dire fondé en raison. Ainsi par exemple on peut plaider en faveur d’un abaissement de l’âge de la majorité, en dessous duquel la personne avec qui l’adulte désire des relations sexuelles est protégée par la loi, et coupable l’adulte qui les entretient. On peut toujours prétendre qu’une jeune fille ou un jeune homme de seize ans, surtout, dira-t-on sournoisement, dans les conditions du monde d’aujourd’hui, déterminent avec assez de clairvoyance ce qui est bon pour eux, afin que la relation que sollicite l’adulte soit consentie par eux librement. On peut toujours arguer qu’on se trouvait, il y a à peine quelques décennies, dans une situation absurde, qui fixait la barre à vingt-et-un ans, et qu’il a bien fallu la baisser pour commencer à tenir compte de réalités, dont on tiendrait compte encore bien mieux en la plaçant encore plus bas. Il me paraît clair que la recherche d’une limite ne peut rationnellement aboutir et qu’elle ne peut être fixée que par la loi. Sa détermination n’est pas possible philosophiquement, elle ne l’est que juridiquement. La loi doit protéger les mineurs des tentatives de séduction de la part des adultes. Elle le fait en fixant un âge limite, parce qu’il ne lui revient pas d’étudier ce qui se passe cas par cas. Si la limite est franchie, il se fera un procès qui établira ce qui s’est passé dans ce cas précis. La philosophie peut faire beaucoup mieux que de poser une limite. C’est d’ailleurs ce que manifeste la question ici posée aux plaisirs. Si l’idée de cohabitation peut sans inconvénient figurer dans sa formulation, c’est qu’il n’y a pas lieu de leur demander un tri entre différentes sortes de sagesses. La sagesse est considérée globalement (fronèseôs pasès). Ce qui relève de la sagesse, on le verra plus loin (cf. leçon VI), dans la mesure où il est habité par l’intelligence, ne saurait être mauvais en rien, nuisible en rien, ni suspect en rien. C’est aussi une autre raison pour laquelle dans les pages immédiatement précédentes, Protarque a introduit dans la vie qui mérite d’être vécue les sciences reconnues impures (62a-d). Si impures qu’elles soient, c’est à dire si imprégnées de considérations matérielles, comme l’est une technique quelconque, elles n’en demeurent pas moins intelligentes. Par conséquent si la question peut être posée aux plaisirs de savoir s’ils veulent cohabiter avec la sagesse, elle a autant de sens relativement à toutes ses formes que relativement à la plus élevée. Il n’y a pas de limite séparant les sciences compatibles avec le plaisir de celles qui lui seraient incompatibles. Le fond de la question est de savoir s’il faut reconnaître que l’exercice de l’intelligence donne du plaisir. La pratique de l’arithmétique "philosophique" procure-t-elle du plaisir ? La pratique de la charpenterie ? Celle de la musique ? Je ne nomme que les "arts" qui sont mentionnés et analysés sous l’angle de leur pureté dans un passage un peu antérieur (55c-57a, cf. leçon VI). La vérité donne effectivement un plaisir, et non petit ! Les plaisirs dus à la vérité ne sont sans doute pas ceux que donnerait la capacité d’atteindre une réponse exacte, en opposition à une réponse inexacte. La vie n’est pas comme l’école, où le maître connaît les réponses aux questions qu’il pose, se tient aux questions dont il connaît les réponses, et récompense l’enfant qui les donne. Dans la vie aucune réponse ne se signale par un certificat, décerné par qui ? qui en garantirait la vérité. Ce qui produit du plaisir n’est pas que la réponse donnée coïncide avec celle qui est attendue. Aucun maître n’y attend rien et la vie accepte, au moins provisoirement des réponses différentes, voire opposées. Ce qui produit du plaisir est que la réponse est proposée dans une découverte, dans un élargissement soudain de l’horizon qui, jusque là trop proche, empêchait d’apercevoir tous les éléments nécessaires à la réponse. Un problème simple de pure géométrie est par exemple de déterminer la somme des angles du triangle. On peut éventuellement tenter de le faire en mesurant la valeur des angles d’un grand nombre de triangles, mais ce procédé statistique risque d’être aussi peu probant qu’il sera fastidieux. Lorsqu’au contraire on analyse le triangle, en revenant à la définition qui en fait l’intersection de trois droites, il devient aisé et sûr de comprendre, à partir du cas limite de leur intersection en un seul et même point, qu’il est nécessaire que la somme de leurs angles soit égale à deux droits. La découverte de cette règle est cause de plaisir. Pour la même raison le charpentier qui, au lieu de procéder de manière empirique afin de déterminer la hauteur d’un poinçon, y parvient par un calcul de géométrie, éprouve un plaisir que ne connaît pas celui qui tâtonne. Le plaisir a encore la même cause chez le facteur de flûte, lorsqu’il détermine par le calcul la place où il doit faire un trou dans le tuyau, afin de produire un son qui soit avec le précédent dans un rapport de hauteur donné. Dans chacun de ces exemples le passage de la routine ou de l’empirisme à l’application particulière d’une règle comprise dans son universalité est générateur de plaisir. Il y a donc bien un plaisir que donne l’exercice de l’intelligence, c’est à dire la saisie de rapports qui donnent sa vérité à la solution retenue. Au-delà de l'acquisition de tel ou tel savoir, le développement de l’intelligence à travers lui, est en outre infiniment plus important que l’objet vers lequel elle se tourne, car la confrontation de l'intelligence à une difficulté ne lui permet pas seulement d’acquérir une capacité de la résoudre, il produit aussi un accroissement de la capacité de résoudre des difficultés, qui en même temps est le seul but de l'éducation et le générateur des plus subtils plaisirs. C’est pourquoi l’intelligence ou la sagesse, interrogée à son tour, peut bien se montrer sourcilleuse lorsqu’on lui parle des plaisirs. Elle a les siens ! Outre ceux-ci, a-t-elle encore besoin (prosdeisthe, 63c et 63d) de plaisirs d’une autre sorte ? On sait déjà cependant que les plus subtils ne sont pas les plus vifs. S’il est vain d’espérer de l’intelligence qu’elle légitime les plaisirs de la débauche et du stupre, il n’est pas interdit d’en attendre qu’elle admette un certain nombre de plaisirs corporels. Ce n’est pas qu’elle puisse les tolérer, comme la police tolère un certain nombre de maisons, malgré le vice qu’elles entretiennent, parce que sans elles l’emprise du vice sur les hommes serait encore plus grande. Si certains plaisirs corporels peuvent être admis, ce n’est pas parce qu’ils sont un moindre mal. On parvient maintenant au plus profond de la réflexion de Platon sur les rapports du plaisir et de l’intelligence. Afin de le comprendre, il convient de mettre en relation la notion de besoin et celle de cohabitation. Celle-ci ne désigne pas seulement une présence simultanée dans les mêmes locaux de deux ou plusieurs personnes, qui subissent cette situation ne l’ayant pas souhaitée et désirant qu’elle cesse le plus tôt possible. La question posée au plaisir et à l’intelligence est de savoir s’ils peuvent vouloir le concubinage. C’est un tout autre rapport, parce qu’il s’y fait un échange, dans lequel chacun des partenaires donne à l’autre et reçoit de lui, comme l’implique la notion de besoin. Celle-ci en effet ne désigne pas tant une situation de manque intolérable, sans le comblement duquel l’existence de l’individu serait menacée, qu’une relation où s’établit une complémentarité, de laquelle chacun se trouve accru, amélioré, élevé. La question est donc maintenant de savoir si d’une part l’intelligence et d’autre part le plaisir gagnent quelque chose à leur mutuelle fréquentation. Le moins que l’on puisse dire est que, si tel doit être le cas, le fait ne bénéficie d’aucune évidence. « Quels plaisirs ? » demande avec hauteur l’intelligence. Socrate et Protarque ont qualifié un peu plus haut (62e) certains plaisirs de vrais et nécessaires. Ils n’en ont pas donné d’exemple, et ils ne le font pas davantage à présent. J’éviterai de leur prêter des jugements qui ne sont pas les leurs, si je me reporte au Banquet (sumposion), qui met en scène une assemblée de grands buveurs. Ils ont commis la veille quelques excès et ils conviennent ce soir-là de ne boire qu’autant qu’ils en auront du plaisir (pinontas pros èdonèn, 176e). La plupart des gens ne savent pas boire, boivent « comme des Scythes » et ne cessent pas avant d’avoir roulé sous la table. J’omets la description des suites. Phèdre, Eryximaque, Socrate et les autres distinguent donc un plaisir vrai, qui est de partager la compagnie des amis ou des gens de bien et d’échanger avec eux des propos ordonnés autour d’un thème, ce soir-là celui de l’amour. Lorsque Alcibiade les rejoint, complètement ivre, il évoque ses relations avec Socrate. Celui-ci, grand admirateur de la beauté du jeune homme, y voyant une promesse d’intelligence, était certes fort assidu auprès de lui. Et cependant, il s’est toujours abstenu de le tripoter. Ce plaisir-là n’était pas nécessaire. Inversement, bien que la femme dans la Grèce antique ne participe pas à la vie politique ni même à la vie sociale, que son rôle se limite à procréer des enfants légitimes, Socrate ne s’abstient pas de prendre du plaisir avec la sienne. Boire avec ses amis, coucher avec sa femme, sont des plaisirs vrais, nécessaires et purs (63e). Mais ont-ils pour autant un rapport avec l’intelligence ? « Ils accompagnent la santé et la tempérance » (met ugieias kai tou sôfronein). J’ai expliqué dans la leçon précédente qu’à la santé et à la tempérance s’opposait la démesure. Mais elle-même n’a de sens que relativement à une mesure. Boire avec ses amis sans se faire mal au crâne est rester dans la mesure. Coucher avec sa femme et laisser tranquilles les adolescents est rester dans la mesure. Or c’est l’œuvre de l’intelligence que de reconnaître un ordre, des proportions et un cosmos. Aller contre lui, c’est ruiner l’œuvre de l’intelligence, c’est l’entraver, la troubler, et lui faire obstacle (63d). L’intelligence peut établir un rapport avec le plaisir, par lequel elle en fait un plaisir vrai, qui respecte la mesure, et qui fait partie de la vie bonne. Le rapport entre les deux n’est donc pas de simple juxtaposition, mais de mixage. Le genre de cohabitation et de besoin dont il est ici question ne vise pas simplement à ne décevoir personne, il change la nature des termes qui entrent en composition. Le mixage des "genres" fait l’objet de difficiles explications du Sophiste. Les idées de l’être et de l’autre se mixent à toutes, elles se combinent universellement. Il n’en va pas de même des idées du semblable, du mouvement et du repos, qui ne peuvent se combiner à toutes. Mais si elles ne se combinent pas à toutes, elles se combinent néanmoins selon des règles. Le mixage entre l’intelligence et le plaisir se fait lui aussi selon une règle, qui vise à lui donner la mesure, et par laquelle se trouve transformée l’idée de plaisir. Il est "profitable" (63c) au plaisir de s’associer à l’intelligence. Parce qu’elle le connaît (63c) elle lui donne mesure. Qu’en est-il cependant du bénéfice de l’intelligence dans ce mixage ? S’en trouve-t-elle transformée à son tour ? Lui est-il profitable de s’associer au plaisir ? On ne peut évidemment pas dire que le plaisir connaisse l’intelligence et qu’il puisse lui donner mesure. On peut encore moins dire qu’il faille donner une mesure à l’intelligence. Qu’on me désigne un seul homme qui soit victime d’un excès d’intelligence, et je me féliciterai que la mienne soit bornée ! Dans la cohabitation entre le plaisir et l’intelligence, il n’y a pas de symétrie. Le besoin entre eux n’est pas réciproque. Cependant l’idée de mixage ne perd pas son sens pour autant. J’ai remarqué depuis le début du dialogue, et j’y reviendrai encore plus loin (cf. leçon VI), que le parallèle entre l’intelligence et le plaisir était plus apparent que réel, tandis que le parallèle réel est entre la science et le plaisir. L’intelligence est en effet au-delà de ses enfants (tekna, 63e), et ce sont eux qui peuvent se mixer au plaisir et par là se transformer. Or cela, je l’ai montré plus haut, en mettant en évidence le plaisir que donne la vraie science. Un savoir qui se résumerait à des recettes acquises, comme par exemple la pratique de la règle de trois par qui n’en connaît pas la raison (cf. Spinoza, Ethique, II) ne peut procurer aucun plaisir, tandis que la connaissance des rapports donne à Platon l’occasion du plaisir de les mettre en œuvre dans de nombreuses allégories, dont celle de la Caverne n’est que le plus illustre exemple. Dans une idée morte, comme la recette de la règle de trois, il reste bien une trace de l’intelligence, mais aucune trace du plaisir. L’idée vive est un enfant du mixage entre l’intelligence et le plaisir. Mais, je l’ai expliqué aussi ci-dessus, le vrai est autre chose que la conformité de la proposition énoncée avec la réalité, chose que personne jamais ne peut établir. Il est un rapport dont la découverte éclaire soudain le réel en permettant de l’interpréter. On peut comprendre dans cette perspective, et en elle uniquement, l’ajout auquel procède Socrate une fois la prosopopée achevée, avant toutefois de parvenir à ses conclusions. « Sans la vérité, dit-il, rien ne peut venir à l’être ni persévérer dans l’être » (64b). Si la vérité était la conformité de la proposition avec l’être, cette formule n’aurait aucun sens. Elle serait au mieux l’une de ces vaines solennités que profèrent Parménide et les éléates, qui associent la vérité à l’être. Mais la philosophie de Platon a rompu avec l’éléatisme, elle a "tué" Parménide (cf. le Sophiste). L’être surgit dans le rapport vrai qui en permet l’interprétation, qui lui donne sens, et qui est l’œuvre de l’intelligence. Cette formule, parce qu'elle est un énoncé de l’intelligence sur elle-même et non plus sur ses relations avec le plaisir, ne peut pas être mise dans sa bouche par la prosopopée. Mais elle est bien représentative d’une philosophie qui place son centre dans l’enfantement des idées, dont Théétète (148e-151d), s’il est le plus connu, est loin d’être le seul témoignage. Afin de trouver un centre et de rejoindre la plus profonde philosophie, la prosopopée doit faire l’objet de cet ajout de dernière minute. Car il entraîne immédiatement une conséquence, brièvement énoncée à son tour. Le petit discours mis sous cette forme littéraire et, du même coup, tout le propos de Socrate en réponse à la thèse de Philèbe, se trouve achevé, parce que maintenant est en place tout ce qui est nécessaire afin de comprendre que le plaisir n’est pas le bien, que le bien est dans « un certain ordre incorporel, maître parfait d’un corps animé » (kosmos tis asômatos arxôn kalôs empsukhou sômatos, 64b). Le bien est cet ordre, déterminé par l’intelligence, fixant à toute chose une mesure, dans laquelle elle se mixe aux autres. Aucune chose n’existe à part, toute chose existe comme élément d’un mixte, qui est gouverné soit bien, soit mal. En particulier l’homme est un mixte de tête, de ventre et de cœur. Que ce dernier soit laissé de côté dans ce dialogue évite quelques complications, traitées dans la République. Il importe que ce mixte soit bien gouverné, c’est à dire que les rapports entre la tête et le ventre soient réglés de telle sorte que le second ne mette pas en cause la domination de la première. L’inverse est démesure. L’ordre cosmique, c’est un pléonasme, est dans des rapports, c’est à dire dans une loi, qui s’impose tant à l’homme qu’au monde lui-même. « Privé de mesure et de proportion, le mixte corrompt ses éléments et se corrompt tout le premier » (64d). Celui qui n’est animé que par la recherche du plaisir, qui n’est pas autre que le méchant, ne peut être heureux. Quelques lignes plus bas, les interlocuteurs identifient le bien sous trois dénominations, à savoir la beauté, la mesure et la vérité (65a). Le bien dont il est question dans ce dialogue est la proportion dans laquelle doivent entrer l’intelligence et le plaisir pour faire une vie d’homme. Il est ce qui rend la vie la meilleure possible. Il est donc tout à fait autre que celui dont parle la République, où il est le soleil des idées, c’est à dire l’intelligence. Dans Philèbe le bien est le bonheur. Il nous fait hommes parce qu’il tient compte des exigences du ventre, à qui il faut du plaisir. Telle est notre nature, qu’il est légitime de satisfaire. La réussite de ce dessein nous fait plus exactement semblables aux dieux (cf. Théétète, 176b). Ceux-ci, on le voit ici, ne sont pas l’être suprême, qui reste l’intelligence, à laquelle ils sont soumis. |
Leçon V (Philèbe, 13e-15c)
PROTARQUE.
Dis-moi donc comment. (trad. Cousin+Dorion) |
Le début de la discussion a fait voler en éclats la notion apparemment unique de plaisir. D'un côté Protarque, convaincu de l'identité du plaisir et du bien, ne voyait dans le plaisir qu'une unique chose, dont l'identité avec elle-même assurait du même coup l'identité de toutes ses variantes. A ce titre le plaisir du glouton à la gloutonnerie et le plaisir du poète à la poésie étaient identiques. De l'autre côté Socrate, cherchant à dénouer le lien du plaisir avec le bien, ne trouvait dans la notion de plaisir qu'une unité nominale recouvrant des choses multiples, diverses et opposées, entre lesquels il n'était guère possible de trouver quoi que ce fût de commun. De ce point de vue, au plaisir du poète participe quelque chose de l'ordre de l'intelligence, à celui du glouton rien de ce genre. A ce moment, et seulement après quelques répliques échangées, on pourrait penser que le dialogue a donné au second un avantage définitif, dont l'exploitation permettrait en quelques autres répliques d'écraser totalement et définitivement la thèse de Philèbe. C'est manifestement ce que sentent très bien celui-ci et son remplaçant dans la discussion, puisque tout en étant incapables de s'opposer à l'argument de Socrate, ils cherchent à lui échapper. Face à eux Socrate ne manifeste aucun empressement à pousser son avantage, aucune hâte à conclure et à mettre ses adversaires hors de combat. Au contraire il entreprend un difficile et long détour. Encore une fois, ce qui lui importe n'est nullement d'avoir le dessus dans la discussion, mais d'emporter la conviction de son interlocuteur. Dans ce but il ne lui suffit pas d'opposer argument à argument, il lui faut encore rendre explicites les moyens de la pensée (ou sagesse). Or ces moyens sont des idées d'une sorte particulière, en ce sens qu'elles constituent des outils universels, et non pas des modèles pour les choses qui en participent. Dans le Sophiste l'Etranger et Théétète abordent aussi ce problème et mettent en œuvre cinq idées génératrices. L'être, le mouvement et le repos, le même et l'autre apparaissent comme les cinq termes initiaux de tout discours, ceux dont les diverses combinaisons permettent de penser la réalité dans toute sa complexité. Ici d'autres idées génératrices entrent en jeu l'une avec l'autre, mais de la même manière que dans le Sophiste, elles constituent le substrat de tout discours sur la réalité. Il s'agit d'abord de l'un et du multiple, et plus loin du déterminé et de l'indéterminé. L'exigence philosophique d'aller au-delà de la discussion des idées des choses, par exemple celle de l'idée de plaisir, afin d’examiner ce qui fonde la possibilité même d'un tel examen, est cependant introduite d'une manière extrêmement modeste. En effet c'est sous les dehors et par l'intermédiaire d'une concession accordée par Socrate à son interlocuteur que sont amenées les idées de l'un et du multiple. Pourquoi faudrait-il que seul le plaisir fût multiple quand on le croyait un, et qu'en face de lui son concurrent dans la lutte pour la couronne, l'intelligence qui aspire elle aussi à l'identification avec le bien, restât une et identique sans risquer d'être soumise à la menace de se trouver multiple ? Socrate propose donc de soumettre sa propre hypothèse à la même critique, qu’il vient d'exercer contre celle de Protarque. Et c'est un grand soulagement que ressent le jeune homme devant l'ouverture de cette perspective, qui remet à niveau les deux hypothèses, et de ce fait rend à la sienne les chances qu'elle venait de perdre. Car si ce qui relève de l'intelligence a aussi peu d'unité que ce qui relève du plaisir, l'intelligence perd tout avantage sur le plaisir dans la conquête de la couronne, et la discussion repart de zéro. Platon ne va cependant pas examiner dès maintenant s’il ne doit pas admettre aussi que la science (epistèmè) soit multiple. En vérité il ne procèdera que plus tard (55c-59d, cf. leçon VI) à la division des sciences. Dans l’immédiat il va simplement admettre que cet examen a donné un résultat positif, donc que les sciences sont tout aussi susceptibles de division que les plaisirs, et il va engager le dialogue dans l’analyse des rapports de l’un et du multiple. Avant de le suivre dans cette voie, on peut se demander si l’hypothèse de la pluralité des sciences est réellement tout à fait parallèle à celle qui a établi la multiplicité du plaisir. Que le plaisir soit multiple, entraîne nécessairement que le soient aussi la satiété et la jouissance. En effet rien dans le dialogue ne permet de dissocier ces trois termes, rien ne permet de penser que la coordination qui est établie entre eux soit autre qu'un développement, une explicitation du premier par les deux autres. Or le terme qui sera soumis à son tour à l'analyse n'est ni la sagesse, ni l'intelligence, ni le souvenir. Ce n'est pas non plus un de ceux qui leur avaient été associés au début du dialogue (11b), le jugement droit et le raisonnement vrai. C'est un terme nouveau qui fait nouvellement (13e) son apparition, les sciences. Son introduction ne résulte pas d'une manœuvre illicite ni même discutable, puisque au moment de l'ouverture de la discussion, il avait bien été question d'une large famille (suggenès), dont seuls quelques membres étaient nommés. On ne peut voir de piège tendu par Socrate aux jeunes gens dans l'apparition d'un nouveau fils, frère ou cousin dans la parentèle. Il n'en demeure pas moins remarquable que l'analyse ne se porte pas sur un élément de la triade fondatrice. Il faut alors se poser cette question : serait-il possible d'établir la multiplicité de la pensée, de l'intelligence ou du souvenir ? On a certes des pensées et non pas une seule. Elles sont distinctes l'une de l'autre et même opposables l'une à l'autre. Mais la pensée n'est pas la même chose que les pensées. On peut voir dans la première le principe dont découlent les secondes. Il en va de même du souvenir. Quant à l'intelligence elle ne peut manifestement désigner que le principe dont découlent les pensées, les souvenirs et les sciences. Il faut donc relever que ce principe est, et pas seulement pour l'instant, tenu à l'abri de l'examen et que seuls ses produits y seront soumis. Ce choix stratégique est d'ailleurs tout à fait susceptible d'une légitimation, même si c’est en vain qu’on la cherche dans le présent dialogue. En effet la question est de savoir où est le bien : dans le plaisir ou dans l’intelligence ? Si la discussion doit finalement établir qu’il est dans l’intelligence, alors évidemment celle-ci ne peut être multiple. En empruntant une forte image à la République, on peut dire que les idées sont multiples sans doute, mais que le soleil des idées ne saurait l’être. Protarque se satisfait de la perche qui lui est tendue et la saisit avec un visible plaisir. Il s'attend à voir éclater la notion de science, comme a éclaté celle de plaisir. Le moment viendra où lui sera donné ce qu'il espère. Les sciences seront en effet à leur tour divisées. Cela se fera à vrai dire selon des lignes de fracture fort différentes de celles qui ont rompu l'unité du plaisir (55c-59d). Mais pour l'instant la rupture de l'unité de la science n'est présentée qu'à titre hypothétique et Platon fait délibérément dériver son dialogue vers une question plus fondamentale. A supposer en effet que les sciences soient aussi multiples et dissemblables que sont les plaisirs, il pourrait s'en suivre que l'assimilation de la science au bien, et par suite à travers elle celle de l'intelligence au bien, soit rendue tout à fait impossible. Dans ce cas les deux premiers prétendants à la couronne seraient écartés l'un comme l'autre, et un tiers l'emporterait à la fois sur l'un comme sur l'autre. Il serait inattendu puisqu'il n'a pas encore été nommé, bien que déjà une allusion ait été faite (11d-e) à une pareille éventualité. Si elle devait se réaliser, la thèse de Philèbe serait perdante assurément, mais celle de Socrate ne le serait pas moins. Toutefois, comme on le verra plus loin (de 65a jusqu’à la fin), il pourrait se faire également que le gagnant ait une sorte de parenté avec l’intelligence et aucune avec le plaisir et que seule la première de ces thèses soit absolument perdante. A cet instant se fait une petite mise au point, qui n'a l'air de rien, mais qui pourtant suffit à distinguer la philosophie de l'éristique et à creuser entre elles un abîme. Socrate et Protarque ne disputent pas en vue d’obtenir l'un la victoire sur l'autre, ou réciproquement le second sur le premier. Le genre de combat polémique, où l’un défait l’autre qui doit s’avouer vaincu, est sans doute digne des sophistes, mais nullement des philosophes. La querelle, la contestation, la rivalité peuvent bien surgir entre deux hommes animés de la volonté de défendre leur intérêt personnel. Elles les opposent quand sont en jeu des choses matérielles, qui ne peuvent appartenir à l'un qu'au détriment de l'autre. L'éristique est le transfert de ce genre de combat sur le plan intellectuel. Cependant ici une idée ou une thèse peuvent appartenir à l'un sans que pour autant l'autre en soit dépossédé. La victoire de l'un sur l'autre et réciproquement sa défaite n'y ont pas de sens. Dans la recherche de la vérité, il n’y a pas de conflit entre des intérêts particuliers, et l'éristique est absurde. Ce qui a du sens au contraire, c'est la victoire commune de l'un et de l'autre interlocuteurs sur l'erreur. Le dialogue, tel au moins qu'il est conçu par Platon, c'est-à-dire comme expression de la philosophie, est cette autre sorte de combat où les deux combattants, s'assistent mutuellement afin de parvenir à une vérité incontestable. Leur assistance mutuelle n’est que faiblement voilée sous les dehors d’un affrontement, où l’alternance des questions et des réponses produit un déplacement relativement à la thèse initiale. Le questionneur ne l’emporte pas sur son répondant, car sans lui il n’irait nulle part. « Nous devons combattre ensemble pour ce qu'il y a de plus vrai » (tô d'alèthestatô dei pou summakhein èmas amfô, 14b). La réfutation de la thèse de Philèbe n'est donc pas l'objectif que poursuit Socrate. Il constate le désaccord qui existe entre lui et le jeune homme sur la question du bien. Assurément il n'a plus toute l'innocence qu'il faudrait pour être surpris de ce désaccord, pour ignorer ce qui fonde la thèse de son contradicteur et pour s'étonner de ses arguments. Socrate est certes un faux naïf, il pratique l'ironie. Mais celle-ci ne consiste pas à se moquer de son interlocuteur, elle consiste au contraire à exiger de lui qu'il rendre raison, s'il le peut, de ses affirmations. S'il le peut effectivement, Socrate est tout prêt à se déclarer convaincu et à se rendre à la thèse qu'il discutait. Il explique dans Gorgias (458a), « je suis de ceux qui sont bien aises d'être réfutés quand ils se trompent (...) par la raison qu'il est plus avantageux pour un homme d'être délivré du plus grand des maux que d'en délivrer autrui ». Il tient le répondant, ici Protarque, pour une incarnation de la plus haute intelligence et se met en devoir, non de faire la démonstration que c'était à tort qu'il le tenait pour tel, mais de lui fournir par le dialogue les moyens de l'être vraiment. Dans le cas présent, quel que soit le préjugé qu'il a avant de commencer la discussion et qu'il conserve longtemps, le répondant joue le jeu du dialogue et non celui de l'éristique, il est de bonne foi et de bonne volonté. La vérité l'intéresse plus que le triomphe d’un préjugé, dont il est heureux de se débarrasser. Dans la perche qui lui est tendue il ne voit d'ailleurs pas seulement l'occasion de renvoyer sur la ligne de départ les deux concurrents, et de sauvegarder les chances de celui qui semblait déjà battu, mais il y voit aussi quelque chose de beaucoup plus important, puisqu'il n'est rien de moins que le moyen de sauvegarder le discours qu'ils sont en train de tenir. Le discours (logos) n'est pas le mythe (muthos, 14a). Même si ce dernier a également sa place dans la philosophie platonicienne, et non des moindres, il ne saurait ni être confondu avec l'exercice d'une pensée capable de rendre compte d'elle-même, ni lui être substitué à n'importe quel moment. A cet instant du dialogue les deux interlocuteurs n'ont aucune raison de renoncer à s'expliquer avec toute la clarté et toute la rigueur nécessaires. Socrate anticipe sur l'examen qu'il fera plus loin des sciences, il admet à l'avance qu'elles puissent être multiples et dissemblables, et il fait brièvement apercevoir quelle inconséquence il y aurait de sa part à feindre de ne pas le voir. Il ne cédera évidemment pas à la tentation, à laquelle tout autre que lui succomberait, de s'aveugler afin d'assurer à la thèse qu'il soutient une victoire aussi illusoire que rapide. Car il nierait alors la proposition que l’usage de la pensée lui fait au contraire un devoir d’affirmer, et par suite le discours lui-même, c'est-à-dire la pensée, serait condamné à l'absurde, donc à une perte sans remède. Protarque le comprend, et c'est sur ce point qu'il répond en tout premier lieu (14a) qu'il ne le faut pas. Se sauver n'est pas pour lui sauver les apparences, mais sauver premièrement la possibilité même de penser clairement et rigoureusement. Socrate entend maintenant lui montrer que cela ne se peut qu'à la condition de se mettre d'accord sur un principe qui est certes tout à fait étonnant. On parvient maintenant à l’objet central du passage, qui constitue aussi sa seule difficulté. Que le multiple soit un et que l'un soit multiple, cela en effet a de quoi étonner. A vrai dire il y a quelqu’un que cela n'étonne pas, Protarque, qui comprend, ou du moins qui croit comprendre ce que veut dire son interlocuteur. En effet la question n'est pas nouvelle, elle n’est inventée ni par Platon ni par Socrate. Elle leur est bien antérieure, puisqu’elle a fait les délices de Zénon d'Elée, le disciple jusqu’à quel point fidèle ? de Parménide, représentant plus certain d'une sophistique italienne, qui jouait à surprendre les jeunes gens les moins instruits. Or Protarque n'appartient évidemment plus à cette catégorie. Il connaît ces arguties, par lesquelles il est facile de faire paraître le même successivement grand et petit, lourd et léger, etc. Elles amusent d'ailleurs d'autant plus l’innocent, qu'elles le prennent lui-même en exemple et qu'elles le montrent multiple, lui qui est pourtant bien assuré d'être un. Socrate ne dédaigne pas forcément ces jeux, puisqu'on le voit s'y adonner brièvement, par exemple dans Théétète, où il se déclare successivement plus grand et plus petit sans avoir pourtant changé en quoi que ce soit. Mais ce qui l'intéresse alors, ce n'est pas de s'attarder à cette difficulté à vrai dire superficielle, mais de la dépasser. Et c'est encore ce qui va arriver ici. Que le même soit alternativement une chose et son contraire, sans pourtant avoir changé le moins du monde, c'est ce qu’il qualifie de "puérilité complaisante et abusive ; paidariôdè kai radia kai sfodra" (14d), parce qu’elle fait obstacle au discours, autrement dit au déploiement de l’intelligence. Il y a de la puérilité en effet à prétendre faire paraître multiple Protarque, Socrate ou qui que ce soit d'autre, en distinguant en lui le côté droit du côté gauche, ou le côté ventral et le côté dorsal, ou la moitié haute et la moitié basse, et à prétendre ensuite le faire paraître un, en l'opposant à tous les autres qui sont présents, comme par exemple Philèbe et toute la bande qui l’accompagne. Il y a de la puérilité à croire qu'on a par ces amusements verbaux démontré vraies les deux affirmations de l'unité du multiple et de la pluralité de l'un. Socrate au début de Parménide dénonce ces enfantillages. Dans la première partie de ce dialogue son interlocuteur est Zénon (127e-129e), qui illustre à sa manière les thèses de son maître. Socrate les trouve, ainsi exposées, beaucoup trop faibles à son goût. Il n’y a rien de merveilleux, dit-il en substance, à montrer les êtres sous des aspects contradictoires. En tant que tout ce qu’on appelle le multiple prend part à des idées opposées, il ne faut pas s’étonner si ce qui est dit grand peut aussi être dit petit, si ce qui est dit semblable peut aussi être dit dissemblable. On commencerait à l'étonner si l'on était capable de lui montrer l’idée du semblable et celle du dissemblable se mêler. Il appelle le miracle de voir les semblables en soi devenir dissemblables, et les dissemblables en soi devenir semblables. Ce que ne sait pas faire de lui-même le Socrate jeune de Parménide, celui de Philèbe en est capable et il va le montrer quelques répliques plus loin. Dans ce dernier texte c'est Protarque à son tour qui est jeune, plus jeune que le Socrate qui rejetait les arguments de Zénon. Non seulement il serait bien incapable d'expliquer que les idées se mixent, que l'une est dans son contraire et réciproquement, mais il n'a même aucun soupçon que cela puisse se faire. S’il est bien conscient que c'est une puérilité de montrer alternativement une et multiple une chose quelconque, il ne sait néanmoins pas qu'il y a mieux à faire. Afin de l'éclairer, il faut lui expliquer que les seules choses, dont il est intéressant de montrer qu'elles sont à la fois unes et multiples, ne font pas partie de celles qui naissent et qui meurent. Qu'il s'agisse de Socrate ou de Protarque, ils naissent et ils meurent. Qu'il s'agisse d'un animal, d'un végétal ou d'un minéral, ils naissent et ils meurent. Qu'il s'agisse même du soleil, il naît et il meurt. La naissance la mort, ou en termes plus savants la génération et la corruption, sont le signe du devenir. Dans le monde des choses matérielles tout vient à l'existence en vertu de certaines causes extérieures, tout en sort en vertu de certaines causes extérieures. Il y a donc pour toutes choses, même pour le soleil, dont on fait cependant le symbole de l'éternité, une naissance et une mort. Toutes ces choses, selon les rapports dans lesquels elles entrent, sont aussi bien unes que multiples. L'atome lui-même, par définition indivisible, à peine commence-t-on à l’examiner, est aussi bien multiple que un. Tout le monde le sait, tout le monde en est lassé et Protarque comme tous ses amis le sont déjà. Par contre ce qui est intéressant, que ces jeunes gens ne connaissent pas, que fort peu d’hommes mûrs connaissent, c'est d'établir l'unité et la pluralité de ce qui ne naît ni ne meurt, comme il arrive « dès qu'on entreprend de poser l'homme un, et le taureau un, et le beau un, et le bien un » (15a). Ce qui n'a ni génération ni corruption, qui seul à proprement parler est, ce sont les idées. Dans cette perspective, au monde matériel où règne le devenir, s'oppose celui des idées auxquelles appartient l'éternité. Ainsi y a-t-il une idée de l'homme, une idée du taureau, une idée du beau et une idée du bien. Montrer que chacune de ces idées est à la fois une et multiple, autrement dit qu'elle est à la fois elle-même et une autre, voilà où commence une discussion fort intéressante. L'idée de l'homme par exemple est celle par participation à quoi tout homme, Socrate, Protarque, etc. est un homme. Elle est une, parce que ce par quoi Socrate participe de l'homme est en même temps ce par quoi Protarque participe de l'homme. Si tel n'était pas le cas, il n'y aurait aucun sens à affirmer que l'un et l'autre sont des hommes. L'un participerait d'une idée et l'autre d'une autre. L'un participerait par exemple de la sagesse et l'autre de la beauté. Parce que l'idée est ce sous quoi est pensée l'identité des choses identiques, il faut bien que l'idée soit une. Et cependant, là est l'objet non plus seulement d'un étonnement mais d'un scandale, il faut bien aussi qu'elle soit multiple. On le verra quelques lignes plus loin (cf. leçon VIII). Comme il lui arrive quelquefois, lorsque apparemment il a derrière lui déjà une partie suffisante de son œuvre, Platon est ici (15b) elliptique. Il parle du rapport de l'idée à la chose, du rapport des choses à cette idée par quoi elles sont ce qu'elles sont. Ce rapport est exprimé généralement par le verbe participer (metekhein). Bien que le mot ne soit pas employé dans ce passage, c'est de cela qu'il est question, et même se trouve reprise ici une alternative qui est exposée dans Parménide. A partir du moment où Socrate est débarrassé du trop superficiel Zénon, il entre en discussion avec Parménide lui-même. Sous la conduite de ce dernier, il tente de comprendre quel peut être le statut de l'idée relativement à l'objet qui en participe (131a-133a). En effet si l'on devait admettre une existence des idées séparée de celles des choses, comme l'imaginent de nombreux commentaires, il existerait donc ce qu'ils appellent un monde intelligible au-dessus du monde sensible. Comme dans le monde sensible l'homme est l'homme par participation à l'idée d'homme, dans cette perspective particulière se pose donc le problème de déterminer comment est possible le lien entre d'un côté les idées et de l'autre les choses matérielles. Il y a deux réponses à cette question : on peut tenter de la résoudre soit en plaçant l'idée au-dessus des choses qui en participent, soit en la plaçant parmi elles. Dans le premier cas on ne peut parvenir à comprendre comment elle se divise et devient multiple pour appartenir à chacune, dans le second comment elle refait son unité dispersée dans la pluralité des choses qui participent d’elle. Il y a dans chacun des deux cas des difficultés dont il est impossible de sortir, et la seule conclusion, qu'impose Platon à l'issue de cet examen, est qu'il n'y a pas de monde intelligible séparé du monde sensible. Alors ce qui fait un problème, soluble cette fois, ce n'est plus la participation des choses aux idées, mais le mixage des idées entre elles, et singulièrement le mixage de celles d'un et de multiple. Protarque qui voit s’entrouvrir une porte vers un monde de spéculations nouvelles, dont il n’a encore aucune idée, hésite d’abord à croire que c’est bien vers lui que le guide Socrate, et sur sa réponse affirmative manifeste un enthousiasme partagé par tous les présents, si seulement ils sont de bonne foi. |
Leçon VI (Philèbe, 55c-57a)
SOCRATE.
Afin qu’on ne puisse pas nous reprocher après avoir examiné le plaisir avec la plus grande rigueur, de sembler épargner l’intelligence et la science, frappons-les hardiment de tous côtés, pour voir si elles ont quelque fêlure, jusqu’à ce qu’ayant découvert ce qu’il y a de plus pur dans leur nature, nous nous fondions, dans le jugement que nous devons porter d'un commun accord, sur ce que l’intelligence d’une part et le plaisir de l’autre ont de plus vrai. (trad. Cousin+Dorion) |
Après avoir consacré la plus grande part de ce dialogue, environ 50% de sa longueur (31b-55c), à l’examen des plaisirs, à la recherche de ce qui peut en être sauvé, Socrate se retourne à présent vers la science, afin d’y établir des distinctions et d’en dégager ce qui s’y trouve de plus pur, qui seul est représentatif de l’intelligence. Parce que, tandis que la thèse qu’il combat prétendait prendre le plaisir en bloc et en faire le bien, il a fait voler en éclats la notion de plaisir, il doit évidemment accepter de soumettre symétriquement au même traitement celle d’intelligence, afin que sa propre thèse ne soit pas arbitrairement mise à l’abri du type d’examen qui a ruiné l’autre. Cependant la symétrie ne peut être tout à fait exacte. Alors que ce sont le plaisir et l’intelligence qui ont été placés en concurrence au début du dialogue, ce n’est pas l’intelligence, ni même la sagesse, qui se trouve maintenant sous le scalpel, mais ce sont les sciences. Si en distinguant entre les plaisirs on parvient à distinguer en tant que plaisirs purs ceux que donne l’intelligence (50d-52d), il est clair que le but que l’on poursuit en procédant à un nouvel examen ne peut être de faire voler en éclats l’intelligence, mais de l’identifier comme le principe le plus pur d’un autre objet, en l’occurrence la science, où elle se trouve à l’œuvre. L’objet substitué à l’intelligence afin de procéder à de nouvelles distinctions n’en est que le produit. On rencontre dans la science un noyau d’activité pure de l’intelligence, et autour de lui un grand nombre d’arts où rentre aussi une part d’empirisme. La division à laquelle il faut procéder parmi les sciences est exprimée d’emblée et toute la suite du passage n’en est que le commentaire. « Il y a dans les sciences une part de connaissances (peri ta mathèmata) qui est utilitaire (dèmiourgikon), et une part de pédagogie et de formation » (55d). En d’autres termes, deux fonctions caractérisent une science quelconque et s’y mêlent dans des proportions variées. La première est de produire sur une catégorie d’objets appartenant au monde sensible, par exemple les objets célestes ou les êtres vivants, un savoir qui en rende compte suffisamment pour en permettre un certain usage. De celui qu’on établit relativement aux uns on peut tirer entre autres un art de la navigation, relativement aux autres une médecine. La seconde est de produire dans le sujet connaissant un accroissement de son intelligence. L’apprentissage de l’astronomie ou de la biologie engendre un effet formateur sur celui qui s’y livre. Son intelligence y acquiert des capacités qu’elle n’avait pas d’abord, elle y conçoit des opérations intellectuelles de plus en plus complexes. Les sciences ne sont donc pas seulement un catalogue de savoirs se rapportant à tels ou tels objets, elles sont aussi l’outil de construction de l’intelligence. Cette dernière fonction, que met également en lumière la lecture de la République, est très exactement ce qui intéresse Platon en priorité. Elle est pourtant manifestement difficile à découvrir, puisque ceux qui sont chargés d’enseigner ces sciences l’ignorent la plupart du temps. Il est en effet quasi impossible d’obtenir d’un professeur de physique ou de biologie qu’il fasse comprendre que le lien entre les expériences dont il doit rendre compte et les opérations intellectuelles qui permettent de les comprendre est tel que ce sont les premières qui ont suscité les secondes, lesquelles par conséquent ne tombent pas du ciel. Alors même que, contrairement à toute vraisemblance, Protarque donne l’apparence de l’avoir compris, Socrate se doute que cette idée passe l’entendement du jeune homme et va donc procéder plus lentement. Il prend le chemin par l’autre bout, bien certainement plus connu, où se situent les métiers (kheirotekhnikas), et il avance par étapes. Les métiers usent des sciences : celui du flûtiste use de l’harmonie, celui du pilote de l’astronomie, celui du médecin de la biologie, etc. Tous usent du nombre et de la mesure, quoique beaucoup ne le fassent pas autant qu’ils le devraient. Le satyre Marsyas n’avait sans doute pas fait de longues études de physique, lorsque s’emparant d’un roseau et soufflant dedans il se trouva inventer la flûte. Il n’en demeure pas moins que le métier de flûtiste s’éclaire grandement si l’on pense à l’examiner d’un point de vue théorique. En effet la hauteur des différents sons produits par son instrument varie avec la longueur de la colonne d’air mise en vibration par son souffle. La position de ses doigts sur le même tuyau percé de trous successifs lui permet de déterminer différentes longueurs de colonnes d’air et par suite des sons de hauteurs variées. Plus est grande la longueur de la colonne mise en vibration, plus est grave le son engendré par le souffle. A une longueur correspond un son. L’harmonie réside dans les rapports qu’on introduit entre les sons, qui se définissent en dernière analyse comme des rapports de longueurs. Le nombre et la mesure sont donc effectivement des éléments essentiels au métier de la flûte et plus généralement au métier de la musique, car ce qui est vrai des colonnes d’air des instruments à vent l’est aussi des cordes. Ce n’est qu’un exemple. On peut en dire autant du métier du pilotage comme de celui de la médecine. Platon y consacre des réflexions analogues dans le passage de la République auquel je viens de faire référence. Il y déplore de la même manière qu’ici le manque de théorie des praticiens. Il est si grand qu’au lieu de procéder à des mesures et des calculs, ils vont au pifomètre. En l’absence de toute formation théorique, peuvent-ils faire autrement que de s’en rapporter à la conjecture et à la routine ? Les flûtistes déterminent la position des trous sur le tuyau selon des recettes empiriques. Parce qu’un trou est à telle distance du précédent, ils vont placer le suivant à une distance à peu près équivalente. S’ils n’obtiennent pas par là le résultat escompté, s’ils constatent par exemple un excès de gravité, ils vont la modifier en supposant qu’à une distance un peu plus courte correspondra un son un peu moins grave. D’ailleurs ils ne sont pas perdus tout seuls devant ce problème, que leurs prédécesseurs ont déjà affronté et résolu d’une certaine manière, plus ou moins satisfaisante. Ils vont donc se rapporter bien naturellement à cet héritage, qu’ils n’ignorent pas. Une tradition se met en place, voire plusieurs traditions concurrentes. Il y a aussi quelques secrets de fabrication, qui ne s’enseignent que dans le mystère d’un atelier, sous le serment, prêté par l’apprenti, de ne pas les dévoiler aux gens de la concurrence. C’est ce que la plupart osent nommer un art (tekhnè) ! Mais désigner de ce nom une pratique où entre une telle part de hasard, constitue une tromperie inadmissible. L’art ne consiste pas à chercher on ne sait où une prétendue inspiration, il consiste à tirer d’une science les conséquences pratiques qui éclairent et guident le métier. La charpenterie (tektonikè) au contraire est proprement un art, parce qu’elle s’appuie sur des connaissances rigoureuses et précises. Platon la distingue tellement de la pratique conjecturale du flûtiste qu’il la donne dans le Politique (258b) pour une science, bien qu’il ne confonde certes pas le statut qu’il lui reconnaît avec celui de l’arithmétique. A vrai dire, qu’elle soit désignée comme science (epistèmè) ou comme art (tekhnè) n’est qu’une question de perspective. Dans le dialogue que je viens d’indiquer, les deux interlocuteurs ont bien le même souci qu’ici de distinguer entre les sciences. Je remarque d’ailleurs qu’ils s’y livrent véritablement à l’exercice dichotomique, qui ici est relégué dans l’arrière plan, perceptible seulement comme derrière un brouillard. Au-delà de cette question de rigueur méthodique, les deux textes ne s’opposent que dans la mesure où ils parviennent à l’exemple de la charpenterie par deux routes opposées. L’Etranger et Socrate-le-jeune partent de l’ensemble des sciences avec l’intention d’y produire autant de divisions qu’il est nécessaire de le faire pour pouvoir définir celle du politique. Chemin faisant, et dès le début, ils rencontrent celle du charpentier. Dans le présent dialogue, Socrate et Protarque, bien qu’ils soient animés également du dessein de diviser l’ensemble des sciences, ont changé de chemin et procèdent en réalité à la division des métiers (kheirotekhnikas). Chemin faisant ils rencontrent l’art du charpentier, par lequel ils touchent à nouveau aux sciences. C’est seulement parce qu’ils parviennent à lui par deux voies opposées, qu’il est nommé différemment. Car cet art est déterminé dans les deux textes exactement de la même manière. Il y trouve absolument le même statut, bien que le mot qui le qualifie ne soit pas le même. Dans le Politique il est nommé science, parce que partant de l’idée de la science, on la divise pour distinguer la science appliquée de la science pure. Dans Philèbe il est nommé art, parce que partant l’idée des métiers, on la divise pour distinguer des métiers empiriques ceux qui sont éclairés et guidés par une science. L’occasion est bonne de noter que Socrate revient toujours à des métiers. Dans Gorgias Calliclès lui reproche de dire toujours les mêmes choses, et il entend par là que Socrate redescend toujours à des choses très vulgaires : « Il n’est question dans tes discours que de cordonniers, foulons, cuisiniers et médecins » (491a). L’accusation lancée par ce jeune homme très semblable à Philèbe, je l’ai déjà remarqué, met en lumière ce qui distingue le philosophe du rhéteur. Le premier a le souci de rapporter son propos au vrai et l’autre pas. Il se reconnaît contraint par les réalités à énoncer des propositions qui ne lui font pas plaisir, tandis que l’autre n’en a cure. Toujours il revient aux choses concrètes comme à sa règle et son étalon, alors que l’autre leur préfère les phrases ronflantes et séduisantes. Ainsi dans ce dialogue la référence à la charpenterie après celle qui vient d’être faite à la flûterie est le moyen d’échapper aux discours vagues et grandiloquents, le moyen de distinguer dans les sciences ce qui constitue l’œuvre de l’intelligence, parce que c’est par ce noyau pur qu’elles valent mieux que les plaisirs. Si l’on ne retenait dans l’art du charpentier que ce qui s’y trouve de commun avec celui du flûtiste, on ne saurait encore rien de la science, on n’y trouverait encore aucune action de l’intelligence et les partisans du plaisir auraient beau jeu de proclamer la supériorité de leur champion, c’est à dire de leur modèle de vie. Mais il y a dans l’art de la charpente une part de science pure. Sans doute la science du charpentier, contrairement à l’arithmétique, n’est-elle pas purement spéculative. Elle est entièrement engagée dans des processus de fabrication ou de construction. Même si elle peut éventuellement s'enseigner de manière théorique, elle est tout entière orientée vers la solution des problèmes que pose l'édification d'un toit. Contrairement à l’arithméticien, qui ne se soucie d'aucune application, le charpentier contribue à faire des maisons dans lesquelles les hommes doivent pouvoir s’abriter et organiser leur vie domestique. Il faut donc en effet reconnaître la distinction de deux sortes de sciences, les unes purement abstraites, d'autres qui mettent en application les savoirs abstraits. Ce qui pourtant retient l’attention de Platon dans le travail du charpentier, c’est que plus que tout autre il prend des mesures et utilise des outils (organos), qui sont la matérialisation d’une idée géométrique. Il intervient, comme chacun le sait, dans l’édification des maisons, mais aussi dans celle des navires. On dit d’une certaine sorte de toits, par exemple celui de l’église d’Honfleur, qu’ils sont en carène renversée. On veut peut-être dire par là que localement et de façon folklorique le travail du charpentier de maisons a été influencé par l’exemple du charpentier de marine et qu’il en a été imité. Mais c’est un peu naïf, parce que très réellement ce dernier est beaucoup plus complexe que l’autre. En effet la carène, mot provenant de l’italien carena, n’est pas seulement un élément statique. La « coquille de noix » doit fendre les eaux, elle est avec elles dans un rapport dynamique. Cela implique un profilage, qui est à son tour l’objet de bien des calculs. Même dans le cas le plus simple, l’homme de l’art ne procède pas par inspiration, de manière empirique, mais il se sert « de la règle, du tour, du compas, du cordeau et de l’ingénieux instrument qu’est l’équerre » (56b-c). Pour soutenir un toit il faut des fermes, sortes de triangles matérialisés dans des poutres. Afin que les deux pentes du toit soient égales entre elles, et d’abord égales à un certain degré déterminé par la nature du climat, le triangle de la ferme doit être isocèle. Sa base est constituée de l'entrait, sur lequel reposent par un bout les deux côtés égaux, nommés arbalétriers, qui se joignent par l’autre bout. Cet ensemble triangulaire est raidi par ce qu’un géomètre nommerait une bissectrice et une hauteur, ici nommé un poinçon, placé verticalement sous le sommet de la ferme. Les longueurs de ces différentes pièces et les angles qu’elles forment entre elles doivent être calculés. Les unes et les autres doivent être mesurés sur le bois. A ce dessein conviennent les outils mentionnés dans le texte, les uns déterminant des longueurs et les reportant sur le bois, les autres déterminant des angles et les reproduisant entre les pièces. Quant à l’admiration manifestée par l’auteur à l’équerre, elle va spécifiquement au caractère préfabriqué de l’angle droit. Celui qui dispose de cet instrument n’a plus besoin de procéder à chaque fois qu’il en a besoin à la construction de l’angle droit par le compas et le cordeau, il lui suffit de le poser à l’endroit voulu. C’est un outil qui en remplace plusieurs. Il est la matérialisation non plus d’une idée simple comme celles de distance et d’angle, mais d’une idée complexe par sa précision. Il y a donc deux sortes d’arts. Les uns, semblables à celui de la musique, sont pifométriques, les autres, semblables à la charpenterie, sont exacts et quasi scientifiques. Mais cette distinction ne suffit pas encore. Les sciences elles-mêmes doivent elles aussi être divisées en deux. Il y a par exemple deux arithmétiques, "celle du vulgaire ; tèn tôn pollôn" et "celle des philosophes ; tèn tôn filosofountôn". Protarque se fait opportunément l’interprète du lecteur pour demander où il faut les séparer. La réponse cependant n’est pas des plus lumineuses (56d-e). Elle oppose l’usage qu’en fait le vulgaire à celui qu’en font les philosophes. S’il en est ainsi, rien n’empêche pourtant de concevoir qu’une seule et même chose reçoive des usages distincts de la part de personnes distinctes. Dans la guerre du Péloponnèse, par exemple, les mêmes navires étaient utilisés par les marchands pour transporter le grain, l’huile, etc. et par les stratèges pour transporter des troupes d’infanterie (cf. Thucydide), sans que cela changeât quoi que ce fût aux navires. Ceci nonobstant, l’arithmétique n’est pas la même selon qu’elle est celle des uns ou celle des autres, car ce qui change alors est bien autre chose que l’objet auquel l’applique son usage. Dans un cas elle compte, dit Socrate, des unités inégales, et dans l’autre des unités égales. Le vulgaire, marchand de bétail ou stratège, ne se soucie que de compter des objets de même nature, des taureaux pour le premier, des divisions pour le second. Un taureau quelconque est-il équivalent à un taureau de référence ? Une division quelconque est-elle équivalente à une division de référence ? Or Socrate ne s’intéresse pas à la différence existant entre un charolais et un limousin, pas davantage qu’entre une division d’élite, qualifiée, exercée, équipée et une division faite de civils en uniforme. Il ne pose pas cette question dans le but de pousser le vulgaire à être plus attentif au concret ! Tout au contraire il veut dire que les philosophes, lorsqu’ils considèrent les nombres, le font sans aucune relation aux choses concrètes. « Ils posent en principe que, dans l’innombrable série des unités, il n’y en a pas une qui soit différente d’une autre ». Ce qui les intéresse n’est pas de compter des choses, mais d’établir entre elles des relations. Par exemple, il est montré dans Ménon (82b-85b) que le côté du carré de surface double est avec le côté du carré unitaire dans une relation d’un autre type que celle qui existe entre les entiers naturels. Il lui est incommensurable, c’est un nombre qu’on qualifie d’irrationnel. Le carré sur lequel Socrate interroge le jeune garçon, esclave né dans la maison de son ami, n’est pas celui que forme l’atrium de la maison, ni celui d’un champ, ni celui d’aucune chose concrète, qui bien évidemment, parce qu’elle est concrète, n’a rien à voir avec une autre chose concrète. Il l’interroge sur le carré en soi, sur l’idée de carré et il lui fait établir une relation entre l’idée du côté et celle de la diagonale du même carré quelconque, idéal. Telle est l’exigence de la géométrie et de l’arithmétique philosophiques. C’est en fait l’exigence des purs mathématiciens. Au IVe siècle en Grèce la distinction entre l’homme mathématicien et l’homme philosophe n’était pas pertinente. Et celle entre la discipline mathématique et la discipline philosophique ne l’était guère davantage. On sait que Platon avait fait graver sur le fronton du portique donnant accès à son école cette formule : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». S’il ne confond certes pas les deux choses, il fait de la première la propédeutique de la seconde. Cependant au-delà d’une distinction encore peu nette en ces temps anciens, autre chose encore justifie l’idée d’une arithmétique et d’une géométrie philosophiques. Parce que ces deux disciplines détournent l’intelligence des choses sensibles, elles sont particulièrement propres à la former. Le passage avait commencé par cette affirmation (55d), que Socrate n’avait pas justifiée. Sans qu’il soit nécessaire de prendre l’ensemble des dialogues pour une œuvre globale articulée en parties, dont chacune aurait une fonction unique et indispensable à l’ensemble, il est légitime d’estimer que son auteur ne peut se croire tenu de redire dans l’un ce qu’il a abondamment expliqué dans l’autre. Il est même vraisemblable qu’à celui qui les écrit les dialogues paraissent se faire écho l’un à l’autre et qu’il lui suffit d’être allusif dans l’un, lorsqu’il a été précis dans l’autre sur la même question. En l’occurrence l’idée, restée ici embryonnaire, du rôle formateur des mathématiques se trouve davantage développée dans la République (cf. 522c-531c). Il ne sera pas mauvais d’intercaler à cette place, après la leçon V et avant la leçon VIII, ce que ce dernier texte permet de comprendre du rôle de la contradiction entre l’un et le multiple. Le principe de l’identité absolue des unités entre elles s’y trouve exprimé comme dans le présent dialogue : « ces unités sont telles que chacune est parfaitement égale à l’autre, sans la moindre différence » (526a). Leur nature y est indiquée aussi clairement : « ils parlent de nombres qu’on ne peut saisir que par la pensée et qu’on ne peut manier d’aucune autre façon » (ibid.). Il existe, par ailleurs en effet, d’autres façons de manier les nombres, qui sont inutilisables avec ceux-ci. Il faut distinguer entre les nombres ceux qu’on ne peut atteindre que par la pensée de ceux qu’on atteint dans les choses. Peut-être rendrai-je cette distinction plus facile à entendre en parlant de nombre nombrant et de nombre nombré. Tandis que le premier est celui qu’on atteint par la seule pensée, l’autre est celui qu’on obtient en appliquant le premier aux choses. Je dénombre par exemple les taureaux qui constituent un certain troupeau, une ganaderia, et j’en trouve cent, tandis que dans un autre troupeau j’en trouve cent-un. Un troupeau est une unité. Il y a là deux unités, et elles ne sont pas égales. Mais je me situe là dans l’ordre des nombres nombrés, relativement auxquels les choses dénombrées rendent possibles certaines façons de les manier. Cependant avec quels nombres les taureaux de la ganaderia sont-ils dénombrés ? Ils le sont avec des nombres qui précèdent le dénombrement, qui précèdent tout objet, qui ne sont relatifs ni à ce troupeau ni à cet autre, et qui sont les nombres nombrants, autrement dit les nombres en soi. Dans cet ordre-ci une unité vaut exactement toute autre unité. En maintenant fermement ce principe l’arithmétique joue le rôle merveilleux que Platon lui attribue, parce que ce faisant elle résiste à la grossière et vaine attaque de Zénon. Si quelque chose est propre à former l’intelligence, ce n’est pas la constatation que l’unité que constitue un troupeau soit plus grande et une autre plus petite. C’est que au-delà de ces unités inégales il se trouve encore une unité absolument égale à toutes les autres. L’intelligence qui l’aperçoit opère son propre détournement du visible vers l’invisible. Elle se meut alors non pas dans les contradictions des choses sensibles, celles qui connaissent génération et corruption, mais dans les essences éternelles. L’étude de l’essence éternelle des nombres est de nature à stimuler l’intelligence. Elle découvre en effet la complexité des relations qu’ils entretiennent entre eux. Car tout nombre, indépendamment de ce qu’il dénombre, tout nombre nombrant est à la fois un et multiple. L’unité n’appartient pas seulement au un. Deux, en tant que nombre, est l’unité que l’intelligence impose en les pensant ensemble à des éléments distincts, séparés et irréductibles, comme par exemple des parents. Puisqu’ils constituent une unité, réciproquement la multiplicité n’appartient pas seulement au deux, au trois et en général au multiple, mais elle appartient aussi à l’unité. La découverte arithmétique, ou philosophique, de l’unité dans la multiplicité et de la multiplicité dans l’unité, contrairement à la pauvre astuce de Zénon, n’introduit aucune confusion dans la pensée. Elle établit en effet que l’unité et la multiplicité ne sont nullement comme des propriétés dans les choses, mais que ce sont des outils par lesquels l’intelligence manie les choses. S’il y a une façon de manier les nombres, qui est sophistique, qui consiste à découvrir, dans la chose une, une chose multiple ou inversement dans la chose multiple une chose une, il y a une autre façon qui est de manier non les nombres, mais les choses par les nombres, qui est philosophique, qui consiste à projeter sur une chose quelconque l’un et le multiple, qui sont des idées. Loin d’introduire la confusion dans la pensée, la découverte de l’un dans le multiple et réciproquement du multiple dans l’un est l’acte de l’intelligence, par lequel elle se donne l’outil complexe, qui lui permet de dominer la confusion des choses, c’est à dire de les penser. Ainsi l’arithmétique pure distingue parmi les nombres ceux qui ne sont pas seulement multiples de un, comme par exemple tous les nombres pairs, par définition multiples de deux, et ceux qui sont au contraire premiers, par définition indivisibles, sinon par un et par eux-mêmes, comme 1, 2, 3, 5, 7, 11, 13, etc. Ou bien elle établit des tables carrées des 9, 16, 25, etc. premiers nombres naturels, dont la somme sur chaque ligne, colonne ou diagonale reste toujours la même, comme dans cet exemple, le premier et le plus simple de tous, où la somme est invariablement 15 :
Le noyau pur de la science, tel qu’on peut le dégager de la gangue empirique où le dissimulent les métiers, consiste en opérations qui font abstraction de toute chose qui serait dénombrée, et qui n’établissent de relation qu’entre les nombres eux-mêmes. Il atteste de la supériorité de l’intelligence sur toute chose, qui en fait le bien suprême. |
Leçon VII (Philèbe, 57e-59d)
PROTARQUE.
Que faut-il entendre par la puissance du dialogue ? (trad. Cousin+Dorion) |
Immédiatement après avoir distingué les arts des métiers et, dans les arts, leur part pure de leur part impure (55c-57a, cf. leçon VI), Socrate pose à Protarque une nouvelle question. Il y a une science qu’il faut placer au-dessus de toutes les autres, quelle est-elle ? La discussion, partie d’une connaissance abâtardie, celle qui se rencontre dans la plupart des métiers et qui se caractérise par son empirisme, s’est élevée jusqu’à l’arithmétique et à la géométrie, qui prennent en considération les nombres et les figures, sans aucunement les rapporter à des choses fournies aux sens. Ces distinctions n’ont fait l’objet que de quelques répliques. La discussion n’a accordé aucun développement à aucune des catégories distinguées et, même sur les mathématiques pures, le philosophe est resté allusif. Cependant un mouvement ascendant des connaissances impures aux connaissances pures a bien été décrit et la question se pose de savoir s’il ne faut pas le poursuivre. Ne convient-il pas de distinguer une science souveraine ou suprême ? Mais le trône n’est-il pas déjà occupé ? C’est du moins cette opinion qui arrête le jeune homme, qui en bon Athénien friand de discours n’a pas manqué d’entendre Gorgias exposer les prétentions de son art, "celui de persuader ; è tou peithein", c’est à dire la rhétorique. C’est par conséquent en opposition à celle-ci que va être dégagé et reconnu ici l’art du dialogue. Cela va se faire sans davantage de développement que la phase précédente, en quelques répliques, car ce texte, qui ne saurait traiter de tout, reste décidément très allusif. Protarque ne s’y engage donc pas dans une passe d’armes pour la défense de la rhétorique, il reçoit sans faire de difficulté les explications de son interlocuteur. La couronne de la pureté et de l’exactitude vient d’être attribuée à l’arithmétique des philosophes» et à une géométrie aussi exigeante, mais qu’en est-il de "la puissance du dialogue ; è tou dialegesthai dunamis" ? Avant d’exposer la réponse, il faut préciser que l’objet dont il est question est désigné ici comme ailleurs par un verbe, et ici pas plus qu’ailleurs par un substantif. Dès lors qu’on prétend parler de « la dialectique », c’est à dire dès lors qu’on emploie un substantif où Platon use d’un verbe, on rend plus difficile la compréhension de ce qu’il veut dire. On accroît par là le risque de ne pas saisir que la science la plus haute, la plus difficile, à laquelle on ne peut toucher qu’après avoir appris toutes les autres (cf. la République, 531d-533d), loin d’être quelque savoir mystérieux, ésotérique, réservé aux seuls initiés, est au contraire largement étalée sous les yeux du lecteur, puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de la pratique du dialogue. Il est vrai que le dialogue platonicien a des caractéristiques qu’on ne rencontre pas partout où l’usage français permet de parler de dialogue. De ce point de vue il n’est pas illégitime de désigner la science de Platon sous le nom de dialectique, car cela introduit une distance entre elle et le propos de table, par exemple. Mais le danger subsiste alors de laisser croire que Platon l’évoque souvent comme la merveille des merveilles sans jamais vouloir la montrer. Or il la met en œuvre à tout instant dans chacune de ses livres. Il sait d’ailleurs fort bien que ses lecteurs ne la voient pas, précisément parce qu’ils y sont plongés, comme ils ne voient pas l’air qui est autour d’eux omniprésent. Et le premier à ne pas la voir est Protarque, qui demande quelle est cette force du dialogue ! « Tout le monde sait évidemment de laquelle je parle », répond Socrate. Il faut faire la part de l’ironie dans cette déclaration, à laquelle heureusement s’enchaîne une explication. Mais cette science paraît être à Protarque en concurrence avec l’art de Gorgias. Ce dernier se complaît en effet à répéter partout et en toutes circonstances qu’il dispose d’un art "entièrement différent ; pollu diaferoi" de tous les autres, et d’autant supérieur. Il s’en explique sans modestie dans le dialogue qui porte son nom. L’art du médecin consiste à lutter contre la maladie et, pour ce faire, à prescrire à son patient le régime ou le remède appropriés. Ordonnez à un obèse de diminuer sa ration quotidienne ! Ordonnez à un enfant de prendre une potion amère ! Ordonnez au blessé de se soumettre aux instruments chirurgicaux ! Il faudra pour l’obtenir que le médecin prenne des mesures coercitives. Le rhéteur rapporte avoir quelquefois visité des malades avec son frère médecin, et se flatte d’avoir obtenu d’eux par la seule persuasion ce que l’homme de l’art ne parvenait pas à leur imposer. Bien qu’il ne connaisse rien à la médecine, il se fera préférer, comme médecin, à celui qui a étudié le corps humain, ses organes, ses fonctions, ses maladies et les remèdes qui lui rendent la santé. Il obtiendra la même préférence, se flatte-t-il encore, en face de tout autre spécialiste, parce qu’il sait parler de manière plus persuasive que lui (Gorgias, 456b-c). Voilà pourquoi la rhétorique peut soumettre à son joug tout autre art et donc tous les hommes, voilà pourquoi elle est de loin le meilleur de tous les arts. Tout jeune homme ambitieux est sensible aux arguments du sophiste et désire suivre ses leçons dans l’espoir de s’épargner beaucoup d’autres apprentissages, plutôt que de se donner le mal d’apprendre la médecine ou la charpenterie, qui le laisseraient dans une position sociale subalterne. Qui aspire au pouvoir, trouve dans l’art de persuader le merveilleux instrument qui lui permet de commander sans rien connaître à rien. Cependant Socrate explique qu’il n’entendait nullement comparer entre eux les arts ou les sciences selon le critère des avantages qu’ils apportent à ceux qui en disposent, mais selon le critère de la vérité. Du même mouvement qu’est éludée dans ce passage la discussion sur la hiérarchie des sciences, parce qu’elle fait l’objet d’un autre dialogue, est éludée aussi et pour la même raison la condamnation de la rhétorique. Deux critères de choix sont ici opposés sans que rien ne soit dit de leur valeur. Donc le philosophe feint de ne pas vouloir obtenir autre chose du sophiste que la reconnaissance de cette différence, telle que la science la plus vraie pourrait bien être celle qui apporte le moindre profit. Une connaissance avantageuse n’est pas une connaissance vraie. Une connaissance est avantageuse dans la mesure où elle rend "certains services ; tinas ôfelias" (58d) ou confère "certains honneurs ; tinas eudokimias". La médecine et la charpenterie rendent des services signalés et reconnus, l’une en soignant les hommes et l’autre en leur donnant un abri, mais ce ne sont pas des sciences pures. La rhétorique par ailleurs confère au rhéteur des honneurs enviables en lui assurant une place supérieure à toute autre. Il est avantageux de l’emporter sur l’homme de l’art alors même qu’on ne connaît rien à son art. Il est avantageux de prendre le commandement de la Cité alors même qu’on ne connaît rien de la justice. Ce que l’art de la communication rend avantageux au rhéteur, qui en dispose, l’est-il au malade, l’est-il à l’Etat ? Le rhéteur s’en moque et la question n’est pas examinée ici. Il suffit à la poursuite de la discussion de retenir qu’à côté de l’aspiration au pouvoir il y a aussi dans l’âme un désir du vrai. Afin de le satisfaire, il est besoin d’un art qui n’a rien à voir avec la rhétorique, avec la persuasion, avec la communication, il y faut une science qui parle des choses en connaissance de cause, qui soit une connaissance de l’être. Il existe en effet " une connaissance qui a pour objet l’être, le réel, ce qui est par nature éternellement le même ; gnôsis peri to on, kai to ontôs, kai to kata tauton aei pefukos " (58a). C’est elle qui possède en sa pureté "l’intelligence ; nous" (58d) et "la pensée ; fronèsis", c’est elle aussi qui est le plus grand bien, contrairement à la revendication exprimée par Philèbe en faveur du plaisir. Protarque veut bien l’accorder. Socrate insiste néanmoins sur ce qui fonde son accord et le précise. A la connaissance du vrai s’opposent deux choses réellement très distinctes, qui sont l’opinion et l’enquête sur la nature. Il n’est pas inutile de s’arrêter quelques instants pour commencer sur l’opinion. Le droit d’avoir une opinion est aujourd’hui hautement revendiqué. Non seulement c’est stupide, mais ce n’est pas nouveau. S’il s’agissait de régler ainsi une question de goût, cela pourrait se comprendre. Que prenez-vous le matin au petit déjeuner ? Certains prennent du thé, d’autres du café. Certains prennent des œufs, du jambon et du fromage. Bérurier prend des andouillettes avec une bouteille de Juliénas. Chacun peut sans problème exprimer l’opinion que son choix est le meilleur, il n’y a à cela aucun inconvénient. Les soi-disant diététiciens n’ont eux-mêmes que des opinions, dont ils changent allègrement tous les ans, ce qui ne les empêche pas de prétendre tyranniser ceux qui ont la faiblesse de les écouter. Cependant la revendication des droits de l’opinion s’étend à des problèmes auxquels il importe de donner une réponse universelle. Il importe par exemple de donner une réponse universelle à la question de savoir quelle est la valeur du plaisir, s’il est le but que doit poursuivre une vie d’homme. On ne peut pas prétendre abandonner cette question aux coupeurs de cheveux en quatre, Socrate par exemple, et laisser à chacun son opinion sur le sujet. Philèbe est bien ennuyé, car il prétendait dicter à tout le monde son propre choix, qui est celui de la débauche. Et maintenant que Socrate a montré où cela le conduisait il voudrait bien que ce qui lui a été expliqué ne soit qu’une opinion, à laquelle il resterait en droit d’opposer une autre opinion. Mais ce n’est pas le philosophe qui lui apporte contradiction, c’est la vie qui se charge de démentir les opinions superficielles que peut se faire le vulgaire du plaisir et du bien. On peut opiner qu’il soit bien d’agir comme le font tous les autres et couler sa conduite dans le moule commun, ce qui est limiter dans sa vie la place du plaisir. On peut opiner qu’il soit meilleur d’aller à l’encontre de ce que font tous les autres, se moquer d’eux parce qu’ils n’osent pas agir à leur gré, ce qui est en l’occurrence donner au plaisir le rôle premier dans sa vie. Mais dans un cas comme dans l’autre, ce n’est qu’une opinion, c’est à dire une affirmation ou une négation sans fondement, qui doit céder lorsqu’on examine sérieusement la question. Une vraie réponse, un vrai savoir, demande de s’élever à une autre conception du plaisir que celle qu’on tient de ses impressions ou de ses désirs. La connaissance du vrai s’oppose encore par ailleurs à l’enquête sur la nature. Cette dernière, contrairement à l’opinion, étudie vraiment les choses. Mais elle les considère dans leur devenir, elle examine comment elles viennent à l’existence, comment elles en sortent, comment elles agissent mutuellement les unes sur les autres et comment, du même coup bien sûr, elles pâtissent aussi les unes des autres. La loi galiléenne de la chute des corps, par exemple, établit que contrairement aux apparences le poids d’un corps n’intervient pas dans la vitesse de sa chute et que celle-ci est la même pour tous. Le physicien sur ce point comme d’ailleurs sur tous les autres, va contre l’opinion. Tandis que nous pensons que l’enquête sur la nature est une connaissance du vrai et que nous la nommons science, Platon lui refuse ce titre. On ne peut comprendre ce qu’il appelle science (epistèmè) qu’à la condition d’être attentif à l’opposition entre une connaissance telle que celle-ci, qui a pour objet le devenir, et une autre dont l’objet est l’être. On aura peut-être remarqué que dans les répliques qui précèdent il n’a pas même accordé le nom de science à l’arithmétique et à la géométrie, qu’il n’a désignées que comme des arts (tekhnas). Il ne reconnaît pas le titre de science à ce que nous désignons pourtant sous ce nom. Afin de donner à cette divergence lexicale une explication, on peut être tenté d’avancer une hypothèse historique. Les Grecs du IVe siècle n’avaient ni physique ni biologie, tout ce dont ils disposaient en matière de sciences de la nature se réduisait à une astronomie. Et certes, même si elle se réduisait à une astronomie planétaire, elle avait merveilleusement identifié les planètes et leur mouvement. Par contre tout ce qui chez nous relève de la physique, de la biologie, etc. était en ce temps-là du domaine de la conjecture. Il fallut attendre le IIIe siècle, avec Archimède, pour voir apparaître les premières bases de la physique. Cependant la terminologie différente entre Platon et nous ne relève pas seulement des habitudes lexicales, elle ne peut être suffisamment expliquée par le fait que ce que nous reconnaissons comme des sciences n’existait pas en son temps. Elle ne peut être correctement interprétée que comme une divergence de jugement. Car, même si les exemples ne sont pas abondants à son époque, Platon sait néanmoins pertinemment ce que peuvent être ce qu’il nomme dans Phédon les enquêtes sur la nature. Car ce qu’il explique de l’astronomie dans la République (529a-530c), montre assez clairement que, au-delà des objets immobiles de la géométrie et de la stéréométrie, les astres ne sont que l’exemple le plus clair des objets qui se meuvent, parce que leurs mouvements se font dans des rapports très simples susceptibles d’être facilement analysés et déterminés. Mais rien ne saurait s’opposer au principe de l’analyse et de la détermination de tous les mouvements, si complexes qu’ils puissent être. Aussi l’astronomie et l’harmonie (530c-531c) sont-elles l’embryon de toutes les sciences de la nature. Platon a bien compris que s’ouvrait tout un vaste champ d’enquêtes sur le cosmos, où il était possible à l’intelligence d’établir des lois aussi intelligibles que celles qui sont relatives au mouvement des planètes. Il n’a cependant pas pour autant la naïveté de penser, comme le fera Descartes, que ces lois soient vraies. Ce n’est pas qu’elles puissent être confondues avec des opinions. Celles-ci sont sans fondement. Ce sont des préjugés que les apparences nécessaires peuvent suffisamment expliquer. Ainsi chacun voit nécessairement tous les matins le soleil apparaître à l’est et tous les soirs disparaître à l’ouest. C’est une apparence quasi invincible. L’idée que l’observatoire sur lequel il se trouve est lui-même mobile, ne peut venir spontanément à personne. Son immobilité est un préjugé qui, en tant que tel, est inaperçu. Même universellement répandue, la croyance à la rotation du soleil autour de la terre est une opinion. Par contre l’idée que le soleil est le centre du monde et que la terre effectue une révolution annuelle autour de lui est une idée scientifique. Elle implique la compréhension que l’apparence du mouvement est relative, et la dénonciation du préjugé de l’immobilité de l’observatoire. Elle accomplit par rapport à l’opinion un bouleversement intellectuel. Est-elle vraie pour autant ? On peut et on doit la retenir aussi longtemps que l’identité du soleil en tant qu’étoile n’est pas établie, ce qui revient à peu près à dire aussi longtemps que les moyens matériels d’enquête sur la nature des étoiles sont inexistants. Mais dès qu’ils apparaissent, le soleil n’est plus qu’une petite étoile perdue en une place absolument quelconque parmi les autres. La théorie galiléenne n’est donc pas absolument vraie. Elle ne peut pourtant pas être assimilée à un préjugé. Comme toute autre connaissance, en tant que connaissance, elle est relative à un état déterminé de l’expérience. A celui-ci l’intelligence applique des idées qui n’appartiennent qu’à elle : distance, temps, vitesse, etc. Elle établit entre elles des rapports, qui n’ont de valeur que relativement à cet état de l’expérience. S’il change, c’est à dire si l’expérience s’accroît au-delà des bornes qui la restreignaient, le réel sensible, matériel, n’est plus susceptible d’être analysé et déterminé avec les mêmes idées, d’autres rapports s’imposent à l’intelligence. Les idées de distance, de temps, de vitesse doivent être organisées dans d’autres rapports. En l’occurrence les distances réelles des étoiles doivent être pensées comme énormément supérieures à ce qu’on les croyait, et grandement différentes entre elles. L’idée d’une sphère des fixes doit être abandonnée avec celle de la position centrale du soleil. Le temps que met la lumière à parvenir d’une étoile et sa vitesse cessent d’être des questions spéculatives. La nature doit être pensée par l’intelligence dans des rapports tout nouveaux. Mais pas davantage que les précédents, ils n’appartiennent aux choses. Les idées et les rapports entre les idées, rapports qui constituent des idées moins élémentaires, n’appartiennent qu’à l’intelligence. Cette position philosophique de principe fait la supériorité de la physique platonicienne sur la physique cartésienne. Ni Platon ni Descartes ne connaissent les développements de l’astrophysique, évidemment. Cependant Descartes a sur son prédécesseur l’avantage de connaître Galilée. Mais il croit découvrir, après des siècles d’erreur, les rapports qui sont réellement dans les choses. Aussi lorsqu’ils sont démentis par des expériences plus larges ou plus fines, les tenants de la physique cartésienne sont-ils dans l’incapacité de comprendre ce qui lui arrive. Quant à Platon, qui ne connaît pas Galilée, il ne connaît pas rien. Il expose dans Timée des connaissances précises. Pourtant il ne fait pas des rapports par lesquels elles s’expriment une propriété des choses. Ils restent pour lui l’œuvre de l’intelligence. Un changement d’état de l’expérience n’est donc pas fait pour troubler sa philosophie. Il s’ensuit que seulement au-delà des connaissances dans lesquelles l’intelligence applique aux choses les idées, qui sont siennes, commence la science au sens platonicien, qui ne détermine plus les rapports des idées aux choses, mais ceux des idées à l’intelligence qui les forme, qui sont aussi ceux des idées entre elles. Sans aucun égard au plaisir tel qu’il est pris par Protarque ou par Socrate, Philèbe montre qu’il y a des plaisirs vrais et purs, associés à l’intelligence, et qu’il y en a d’autres qui relèvent de l’intempérance et de la démesure (cf. leçon IV). Sans aucune considération de la justice telle que la font les lois d’Athènes, ou telle qu’elle existe dans l’homme Périclès, par exemple, la République montre que la justice est un rapport entre la tempérance, le courage et l’intelligence. Les idées se lient entre elles de telle manière déterminée, elles se lient par subordination par exemple ou par coordination, ou s’excluent mutuellement, selon une règle qui n’appartient qu’à l’intelligence, à savoir l’intelligibilité de leur rapport. Ainsi ce n’est pas l’intempérance qui est une vertu, autrement dit une puissance (cf. Gorgias), mais la tempérance, et c’est celle-ci qui peut s’associer au courage ou se subordonner à l’intelligence. L’art du dialogue est la science qui établit ces rapports. Ce n’est autre chose que la philosophie, telle du moins que la pratique Platon. Telle qu’elle est entendue ici, la science n’a pas à se tourner vers les choses qui appartiennent à la réalité sensible ou matérielle. Celles-ci sont de l’ordre de " ce qui advient, adviendra ou est advenu ; ta gignomena kai genèsomena kai gegonota " (59a), elle n’ont aucune solidité et sans cesse elles deviennent autres qu’elles ne sont. Entrant en contact les unes avec les autres, pâtissant ou agissant, de toute façon elles se transforment. Parce qu’il y a en elles du devenir elles n’ont pas d’essence stable et on ne peut par conséquent rien en dire de vrai. Toutes choses sont entraînées dans un tourbillon qui ne cesse à chaque instant d’en altérer la nature. Je ne peux seulement dire que le soleil est le centre du monde, même réduit par hypothèse au système de ses planètes, que déjà sa dépense de chaleur et de lumière l’affaiblit et que l’existence même de ce monde est remise en cause. On ne saurait pourtant légitimement conclure de cette remarque qu’aucune science n’est possible. La science doit se détourner des choses sensibles pour se tourner seulement vers les idées. Les idées de plaisir ou de justice demeurent vraies, quelle que soit la tempérance ou l’intempérance du comportement des hommes que l’on considère. Il y a une idée éternelle du plaisir et une idée éternelle de la justice. Ces idées seules sont solides, pures et vraies, elles seules sont objet de science et la science qui s’en occupe est le dialogue lui-même. Par là on est amené à reconnaître la science dans tous les dialogues platoniciens sans exception. Mais il faut encore y reconnaître autre chose. Comment en effet accède-t-on à ces idées solides, pures et vraies ? La science ou le dialogue n’est pas seulement le rejet de la thèse d’abord énoncée par Philèbe, reprise ensuite par Protarque, contradictoire avec ces idées relativement au plaisir et au bien. Le dialogue ne s’approche de la vérité qu’en partant de cette thèse, en la soumettant à la discussion, en la rectifiant point par point autant qu’il est nécessaire. L’identité du plaisir et de l’amour est rejetée d’abord, puis celle des plaisirs les uns avec les autres, puis celle du plaisir au bien, puis celle de la nature corporelle du désir (cf. 35d), etc. Ce n’est donc que dans la discussion de la thèse opposée que se construit la vérité. Elle est le résultat d’un dépassement. Il n’est pas d’autre chemin pour parvenir à une idée vraie que celui qui passe par la discussion et la réfutation de celle qui est d’abord proposée et qui ne l’est pas. La science ne saurait décréter la vérité. Socrate n’arrive pas à la rencontre des jeunes gens en étant déjà porteur de la vérité, qu’il serait capable d’énoncer abruptement en s’épargnant des heures de dialogue. Il ne l’atteint qu’à travers une route dont les étapes sont propres à la question posée et chaque fois différentes. La route de Philèbe n’est pas celle de Gorgias, ni celle de la République. Sous ce rapport, la science, qui n’est autre que la philosophie, est fort proche des philosophies dialectiques. Le nom de dialectique peut assurément lui convenir, puisque cette dialectique est présente dans toutes les œuvres de Platon. |
Leçon VIII (Philèbe, 15d-17a)
SOCRATE.
A la bonne heure. Par où entamerons-nous cette controverse qui a tant de subdivisions et de formes diverses ? n’est-ce point par ici ? (trad. Cousin+Dorion) |
Le combat commun du vieux philosophe et du jeune ami des plaisirs, celui qu'ils mènent l'un en questionnant et l'autre en répondant, afin d'aller ensemble à la vérité, se poursuit pour déterminer de manière précise quel peut être le mixage auquel doivent se prêter l'un et le multiple, afin que le dialogue (le dialegesthai) échappe à l'embourbement éristique. Il s'agit donc de déterminer quel chemin doit prendre une discussion pour être féconde, autrement dit de montrer ce qu'est la méthode dialectique. Après avoir excité par ses circonlocutions la curiosité des jeunes gens qui l'entourent, Socrate déclare que pour être fécond le mixage de l'un et du multiple doit produire le nombre. Il est stérile de montrer qu'existe une pluralité, où l'on n'avait d'abord aperçu qu'une unité, si cette pluralité reste vague et ne s'inscrit pas dans une quantité précise. Si par exemple derrière l'unité du plaisir on découvre une diversité, comme ce fut le cas plus haut, il ne suffit pas de dire que le plaisir « a réellement toutes sortes de formes, et plutôt disparates » (12c). Il faut dire lesquelles et combien. En opposant la forme tempérante et la forme intempérante du plaisir, la discussion avait d'ailleurs à ce moment-là arrêté la quantité précise de deux. Qu'elles soient deux, ou sept comme les voyelles de la langue grecque, ou dix-sept comme ses consonnes, derrière le nombre apparaît autre chose. Cette page n'est pas écrite pour le triomphe de l'arithmétique. Tout discours humain est ici en jeu, et l'arithmétique n'en est que l'exemple le plus clair. Le discours, qui est en même temps la pensée (logos), ne peut se constituer de manière féconde que dans une tension entre le déterminé (peras) et l'indéterminé (apeiria). Prétendre le cantonner dans le premier et ignorer le second, comme réciproquement le dissoudre dans le second sans s'attacher au premier, c'est perdre toute capacité de penser. Un discours ne procède qu'en mixant l'un et le multiple. On ne pense pas autrement qu'en procédant à ce mixage. Penser n'est pas autre chose que mettre le multiple dans l'un et l'un dans le multiple. Le début de la réponse de Socrate (15d) peut paraître bien raide. N'y a-t-il pas dans la pensée d'autres éléments que l'un et le multiple ? Platon lui-même n'a-t-il pas montré dans le Sophiste que tout discours procède de cinq idées génératrices, qui sont l'être, le repos et le mouvement, le même et l'autre ? Ne faut-il pas encore relever que l'un et le multiple ne sont pas nommés dans les cinq ? Le lecteur est tenté de se dire qu'il y a quelque exagération dans l'importance maintenant accordée à ces deux idées. Cependant on peut encore rappeler qu'on voit dans Théétète le jeune géomètre dégager les premiers concepts généraux nécessaires à l'exercice de la pensée sur les choses, que Platon appelle dans ce texte les communs (ta koina, 185c-186b) : l'être et le non-être, l'identité et la différence, et aussi l'unité et la pluralité. On trouve en fait un certain nombre de dialogues, qui par des biais divers abordent un seul et même problème, à savoir celui de la nature de la pensée. Qu'est-ce que penser ? Les réponses ne diffèrent les unes des autres que dans la seule mesure, où le biais pris par un dialogue se distingue de celui qui est pris par les autres. Théétète interroge sur la science, le Sophiste interroge sur l'erreur et Philèbe interroge sur le plaisir. Le chemin qui mène de chacune de ces interrogations à celle plus fondamentale de la nature de la pensée est à chaque fois différent. Platon n'a pas écrit trois fois le même dialogue. Aussi me paraît-il légitime de soutenir que loin de surestimer l'importance de l'un et du multiple, ce passage analyse à travers l'opposition de ces deux termes le problème de la génération de la pensée. Donc " tout énoncé, autrefois et maintenant comme toujours, va à la recherche du multiple dans l'un et de l'un dans le multiple ". " C'est une affection (pathos) de la pensée en nous, qui ne meurt pas et qui ne vieillit pas " (15d). Cette dernière indication (en èmin) ne présente aucune trace de subjectivisme. Ce qu'est la pensée en nous n'est opposable ni à ce qu'elle est chez les dieux, ni à ce qu'elle est dans une autre espèce vivante. Mais penser, en qui que ce soit, est nécessairement procéder à certaines opérations, à certains actes de manipulation intellectuelle, sans lesquels il n'y a pas de pensée. L'essence de la pensée réside dans ces opérations. C'est pourquoi Socrate emploie des termes tels que « toujours, autrefois et maintenant », comme « qui ne meurt pas et qui ne vieillit pas ». Les uns et les autres signifient la nécessité interne à la pensée de ces actes de manipulation intellectuelle. Ils en constituent la nature, ou l'essence. Elle se manifeste ici à travers le mixage de l'un et du multiple, comme elle se manifestera quelques répliques plus bas à travers celui du déterminé et de l'indéterminé (16c), comme elle se manifeste dans le Sophiste à travers celui de l'être et de l'autre. Dans tous les cas, quel que soit le couple d'idées génératrices qu'on aura retenu, ce qui est générateur c'est le couple, et le couple n'est générateur que s'il oppose deux contraires. L'essence de la pensée est donc de faire apparaître un contraire dans l'autre. Evidemment cela pose le problème de la confusion ou de la stérilité, qu'il faut résoudre. Cependant Socrate non seulement n'aborde pas ce problème immédiatement, mais n'en dit même pas tant que je viens de dire. Il se donne le temps d'y parvenir et interrompt son exposé théorique pour adresser une flèche ironique à la jeunesse qui l'écoute. Car celle-ci justement déborde tellement d'enthousiasme pour la pensée que, dans sa hâte, elle tombe dans la confusion et la stérilité. Instruit de l'intérêt de découvrir l'un dans le multiple et réciproquement le multiple dans l'un, l’apprenti philosophe succombe à l'irrésistible tendance à les brasser sans principe, à ramasser toutes sortes de choses distinctes, opposées et contradictoires dans une unité artificielle ou inversement à détailler dans une multitude chaotique les éléments du tout. Sans doute Platon vise-t-il un défaut de la jeunesse athénienne, prompte à tirer parti des enseignements qu'elle va chercher auprès des sophistes réputés. Phèdre montre l'enthousiasme d'un étudiant pour le discours de Lysias, Protagoras dépeint le cortège que font au célèbre Abdéritain ceux qui sont désireux de l'entendre, Gorgias évoque ceux qui accourent aux leçons payantes de l'habile Léontin... L'avidité des jeunes gens d'Athènes à l'égard des instruments intellectuels, ou de ce qui leur apparaît comme tel, est bien connue. Le jugement de Platon sur les maîtres qu'ils se donnent l'est tout autant. Auprès d'eux ils ne risquent pas d'éviter la confusion et la stérilité. Toutefois cette sympathique curiosité intellectuelle, conduite sans principe et aboutissant au scepticisme, ne me paraît pas caractériser spécialement la jeunesse. Toute entreprise de connaissance, dans ses débuts, risque à la fois de diviser sans fin ses classifications et de tenir pour semblables des choses qui ne le sont pas du tout. La jeunesse de la discipline me semble davantage en cause que celle des gens qui s'y adonnent. Néanmoins Protarque se tient lui-même avec ses amis pour les destinataires de la flèche décochée par Socrate et lui répond, sur le même ton plaisant, que la jeunesse présente pourrait bien lui tomber dessus à bras raccourcis. Ce moment de détente n'est là que pour introduire l'idée du plus beau chemin qui se puisse suivre pour achever cette enquête sur le plaisir, et plus généralement pour aboutir à la vérité. La route recherchée n'est autre que celle du mixage de l'un et du multiple, suivie selon une règle, par la soumission à laquelle on évite la confusion et la stérilité. Il est très remarquable que Socrate emploie ici une formule tout à fait semblable à celle qu'il utilise dans Phèdre, où il s'en déclare amoureux (erastès), et précise premièrement qu'elle consiste « en divisions et rassemblements en vue d'être capable de parler et de penser », deuxièmement qu'il qualifie de « dialectiques » (dialektikous) les hommes qui en sont capables (266b). Que la route de la philosophie soit particulièrement difficile, cela ne peut étonner. Que le philosophe lui-même échoue quelquefois à la suivre, signifie que ce n'est pas sans travail qu'en l'empruntant il parvient à son but. " La montrer n'est pas du tout difficile (ou panu kalepon), mais la pratiquer l’est extrêmement (pagkalepon), car c'est la voie par laquelle l'art (tekhnè) fait ses découvertes ". Il ne peut s'agir ici que de l'art de la pensée, de l'habileté intellectuelle, qui est à l'œuvre dans les sciences comme l'arithmétique et la géométrie, révérées de Platon. Dans une recherche sur les nombres, par exemple, l'arithméticien distingue de la suite des entiers naturels d'autres nombres tels que racine de deux, qui leur sont incommensurables (cf. Ménon). Dans une recherche sur les figures le géomètre distingue de celles qui sont produites par une seule ligne fermée celles qui ne sont engendrées que par l'intersection de plusieurs lignes. Il n'y a pas de difficulté à qualifier d'art les mathématiques. Toutefois cela y désigne vraisemblablement autre chose que la pratique de la démonstration. L'art de la démonstration est humain, l’art dialectique est plus qu'humain. Platon le compare au feu. Ce qu'est le feu dans la sphère des arts manuels, le rapport de l'un et du multiple l'est dans la sphère des arts intellectuels. Même si le philosophe de l'Antiquité ne peut s'expliquer dans le langage de Lavoisier, il a bien compris que le feu est l'agent du mixage matériel par lequel des éléments distincts, tels que l'oxygène et le soufre, se combinent l'un à l'autre pour former des molécules nouvelles, en l'occurrence un oxyde de soufre, qui se substitue aux molécules d'oxygène et de soufre. Cette réaction chimique est une combustion. Celle-ci ne combine pas une quantité quelconque d'oxygène avec une quantité quelconque de soufre. La combustion se fait dans un rapport déterminé entre les deux éléments. L’homme dialectique, pour employer le mot de Phèdre, effectue un mixage intellectuel comparable à celui du chimiste. Son art produit un certain feu, qui vise à la combustion de l'un et du multiple pour produire une essence, où ils entrent l'un avec l'autre dans des rapports quantitatifs déterminés. Il faut à cet art tant de subtilité qu'on a du mal à croire qu'il ait pu être inventé par les hommes. Il faut qu'il leur ait été donné d'en haut, de la région divine, par un dieu ami, un autre Prométhée, qui comble une de leurs lamentables lacunes, qui remédie à l'une de leurs pitoyables faiblesses. La légende rapporte que Prométhée constate que tel animal a une fourrure, tel autre des dents et des griffes, tel autre une carapace, etc. tandis que l'homme est nu et sans armes. Ce demi-dieu se sent pris de compassion pour l’espèce démunie et lui fait un don qui change tout. L'invention du feu transforme son infériorité en supériorité. Platon veut-il dire que sur le plan intellectuel comme sur le plan matériel la supériorité de l'homme sur les autres espèces tient à une sorte de don ? Certes, saisir l'un dans le multiple et réciproquement le multiple dans l'un, relève du don ! A cet instant (16c, dernière ligne) le vocabulaire socratique se transforme, en admettant deux nouveaux concepts qui se substituent à ceux de l'un et du multiple, sans pour autant les effacer. Ils sont nommés "peras" et "apeiria". Leur traduction présente quelque difficulté. Le premier signifie ordinairement le terme, la fin ou la limite. Le second désigne l'infinité et, par suite, l'adjectif qui en est dérivé, souvent employé par Platon, l'infini ou l'innombrable. Mais ces mots ne permettent pas de comprendre l'enjeu de la pratique dialectique. Telle qu'elles est circonscrite dans les lignes qui vont suivre, comme aussi dans le passage de Phèdre relaté ci-dessus, elle ne touche en rien ni à la métaphysique ni à la psychologie, qui colorent les notions de fin et d'infini de leur lumière propre, mais elle est, je l’ai dit, très proche de la pratique mathématique. C'est à elle que revient l'auteur lorsqu'il veut expliquer le rapport entre les deux termes (16d-e). De toute sorte de choses, quelle qu'elle soit, il y a une idée unique. C’est pourquoi, au-delà des explications données à cet instant, lorsque Socrate va devoir répondre aux demandes d'éclaircissements qui vont être formulées par Protarque, il va prendre l'exemple des lettres (17a-e). On parlerait aujourd'hui volontiers des phonèmes, car les lettres ne sont que le reflet assez souvent inexact des sons élémentaires. Un mot quelconque est constitué par l'articulation de phonèmes, dont chacun est choisi de préférence à tous ses concurrents auxquels il s’oppose, et dont chacun s'enchaîne de manière précise à ceux qui s'ordonnent avec lui dans le même mot. Ainsi se détermine l'unité et identité du phonème. Cependant un examen plus attentif permet de distinguer deux sortes de phonèmes, ceux qui ont un son propre, audible de manière isolée, et les autres qui ne produisent de son qu'en association avec les précédents. Ainsi se divise l'unité initiale. Une rupture s'opère dans l'identité de la lettre avec elle-même. Mais si la détermination de la lettre est cassée, on ne tombe pas pour autant dans l'indétermination, puisque cette opération aboutit à deux sortes très déterminées de lettres, les voyelles et les consonnes. On a maintenant deux idées tout aussi déterminées que celle de lettre. Elles le sont à vrai dire davantage, car ce qu’elles ont perdu en extension est relatif à ce qu’elles ont gagné en compréhension. En outre le processus des opérations intellectuelles peut être poursuivi. Chacun de ces deux sortes de phonèmes peut à son tour éclater. La langue grecque distingue pour sa part sept voyelles et dix-sept consonnes. Pour aboutir aux unes comme aux autres, il a fallu briser l'unité de l'idée de voyelles et de celle de consonnes. Mais de la détermination dans l'unité on n'est pas passé à l'indétermination totale. On est passé dans un cas à celle de a, e, è, i, etc. au nombre de sept, et dans l'autre à celle de b, c, d, etc. au nombre de dix-sept. Comme le dit à Monsieur Jourdain son maître de philosophie : « - La voix A se forme en ouvrant fort
la bouche : A. On ne se contente pas de dire qu'il y a une grande diversité de voyelles et une encore plus grande diversité de consonnes. On ne quitte pas la détermination pour l'indétermination. Mais l’indétermination est l'instrument de la séparation de ce qui constituait une unité déterminée, afin d'aboutir à une autre détermination dans un nombre déterminé d'unités. Le processus intellectuel va de la détermination à la détermination, mais il n'y va qu'en passant par l'indétermination. Que l'on parle de fleurs, d'oiseaux, de charpentiers ou de philosophes, il existe de même de chacune de ces sortes de choses une idée unique. L'idée du philosophe, par exemple, est celle d'un homme qui s'efforce de tendre vers ce but que peut-être personne ne peut atteindre, et qui est la sagesse. Ou bien si je dis que le philosophe est celui qui est capable de mixer convenablement dans l'idée de chaque chose l'un et le multiple, dans la mesure où je ne me trompe pas, cette seconde idée est finalement identique à la précédente, elle en est une explicitation, un développement. Mais évidemment tous les philosophes n'enseignent pas la même philosophie. Sans m'interroger sur la pertinence de ce critère, je peux tenir par exemple que leurs doctrines divergent sur la question de l'origine des idées. Certains la cherchent dans une révélation venue d'en haut (universaux, notions primitives, idées innées, concepts purs), les autres la trouvent dans l'activité matérielle des hommes. Ou bien, je propose un autre critère auquel j'aurai à revenir dans un instant, les uns arriment solidement leurs thèses à l'unité et à l'indivisibilité de l'idée, sans jamais vouloir prendre en considération sa multiplicité, tandis qu'au contraire les autres refusent de démordre de la pluralité des idées, sans jamais vouloir prendre en considération ce qui fait leur unité. Je suis donc amené à constater que si la philosophie est unique, il y a cependant une pluralité d'expressions de la philosophie. Or cette pluralité, au terme de mes distinctions, n'est pas quelconque. Je ne renonce pas à l'unité de l'idée de philosophie pour me contenter d'affirmer que les philosophies sont multiples, diverses et contradictoires. Au terme de mes distinctions apparaissent quatre sortes de philosophies, quatre précisément. Elles ne sont (provisoirement) en aucun autre nombre que quatre.
Tout en se convaincant que chaque philosophe un tant soit peu vigoureux vise à faire éclater un tel cadre, on pourrait proposer par exemple pour F1 Descartes, pour F2 Spinoza, pour F3 Berkeley et pour F4 Hume. La pratique dialectique est par conséquent dans des opérations intellectuelles, qui consistent à déterminer une essence. Partant de l'unité et de l'identité de la philosophie, ce qui est la détermination dans sa splendeur originelle, on en défait l'unité et l'identité, mais nullement dans le but de se contenter d'une indétermination, qui consisterait à dire seulement que les philosophies sont diverses. D'où il suivrait d'ailleurs que chacun pourrait avoir la sienne, qu'elles seraient toutes également suspectes, et que seul le scepticisme serait sage. Non, ces opérations intellectuelles n'aboutissent pas à l’indétermination confuse et stérile, dans laquelle on se satisferait de prétendre que A = Ã. Mais elles aboutissent à une nouvelle détermination, qui se réalise dans un nombre. Quatre est un nombre précis, quatre n'est pas indéterminé, même s'il représente la perte de l'unité. Quatre, en même temps qu'il n'est plus un, est une nouvelle unité. Quatre est une détermination, parce qu’il n'est ni « n », ni « n+1 ». C'est pourquoi, dans ce contexte, "peras" signifie détermination ou déterminé et "apeiria" indétermination ou indéterminé. La route de Socrate va de la détermination à la détermination, mais pour que cette route soit celle de la pensée et non de la redondance, selon laquelle A = A et à = Ã, il faut que la seconde détermination ne soit pas identique à la première. Et cela ne se peut que parce que entre elles il y a eu l'intervention de l'indétermination. La méthode dialectique se situe donc en opposition tant à l’éléatisme de Parménide et de ses disciples, qu’à l’éphésisme mal assimilé de ceux qui se réclament de Héraclite, lequel ne se comprenait lui-même peut-être pas aussi bien que Platon le comprend. Ces deux courants s’opposent et leur contradiction produit une ligne de clivage dans la philosophie. S’il ne fait aucun doute que Théétète refuse avec vigueur la confusion et la stérilité qui résultent de la dérive infligée par Protagoras, qui n’en est pas le plus mauvais interprète, à la doctrine qui disait que l’être est et n’est pas, Parménide n’en règle pas moins son compte primo à Zénon, parce qu’il est tout simplement indigne de son maître, et le Sophiste secundo à Parménide en personne, pour avoir cru qu’il pouvait tenir la pensée dans la redondance. L’éléatisme en effet est le courant qui s’arrime solidement à l’unité et à l’identité de l’idée avec elle-même, tandis que, à l’opposé, l’autre refuse de démordre de la pluralité et de la relativité des idées. Pas davantage que la méthode dialectique ne peut accepter de dire avec l’Abdéritain que A n’est pas A, que A = Ã, elle ne peut se contenter de répéter avec l’Eléate que A = A. Il lui faut plus de subtilité. Elle doit refuser chacun des deux courants l’un au nom de l’autre. Mais évidemment afin qu’elle trouve un ancrage entre ne rien dire et dire n’importe quoi, dire tout et son contraire, il lui faut déterminer avec précision à en autant de sous-genres de A, c’est à dire par exemple a1, a2, éventuellement a3, etc. que le lui imposera la réalité. Alors seulement il est vrai à la fois que A = A et que A = Ã, et que cela signifie quelque chose de précis et déterminé. Telle est la belle route de la philosophie, en d'autres termes sa méthode. C'est celle à la fois de la recherche, de la connaissance et de l'enseignement (16e). Cet énoncé formule un principe, qui n’est ici que brièvement énoncé et à aucun moment commenté pour les jeunes gens qui sont présents. Il serait hasardeux de prétendre le développer, s’il n’était récurrent dans l’œuvre de l’auteur. Car l’ensemble des dialogues constitue comme un choix d’itinéraires à travers la philosophie, qui se recoupent souvent sans évidemment jamais se recouvrir, et qui dessinent une carte avec ses nœuds de communication, où le passage est fréquent. Ce qui est à peine esquissé dans un texte est complètement développé dans un autre. Cela est vrai en particulier relativement au problème de la connaissance, qui constitue un carrefour qu’on explore souvent avec soin, comme dans la République, Phèdre ou Théétète. Les textes qui l’abordent avec précision établissent que connaître est un acte de l’intelligence, qui ne saurait par conséquent connaître quoi que ce soit sans l’avoir établi par elle-même. Il est donc permis de dire en premier lieu que la méthode de la recherche est aussi celle de la connaissance. Toute voie d’acquisition de la connaissance autre que celle de la recherche est trompeuse et illusoire. Quelle pourrait-elle être sinon la transmission d’un objet tout fait, bien ficelé comme un paquet cadeau ? On ne pourra par suite être surpris qu’en second lieu la méthode de la connaissance soit aussi celle de l’enseignement. Car celui-ci ne peut consister à recevoir d’un autre un objet achevé. Si l’élaboration de la science n’est pas le fait de l’apprenti lui-même, il ne peut pas y avoir d’enseignement. Enseigner peut bien consister à guider une recherche, à en accélérer le processus, mais non pas à en dispenser, en déposant dans l’esprit de l’apprenti des objets tout faits, qui ne sont nullement des connaissances, mais des idées mortes. |
Leçon IX (Philèbe, 28d-30c)
SOCRATE.
Dirons-nous, Protarque, qu'une puissance sans raison gouverne par hasard et n'importe comment toutes choses ensemble et ce que nous appelons le tout ? plutôt qu'au contraire, comme l’ont dit ceux qui nous ont précédés, qu’une intelligence, une sagesse admirable ordonne et gouverne toutes choses ? (trad. Cousin+Dorion) |
La discussion peut établir contre Philèbe que le plaisir n’est pas le bien, elle n’établit pas du même coup que l’intelligence soit le bien. Vivement pressé de prouver que sa thèse est mieux fondée que celle de son adversaire, Socrate se livre ici à une digression visant à placer l’intelligence au sommet de la hiérarchie de toutes choses. Dans ce but il pose d’abord une question qui semble être avec le sujet dans un rapport lointain : le monde est-il oui ou non intelligible ? Les réactions de Protarque (28e, 29c, 29d, 29e), autant de protestations contre l’hypothèse négative, montrent combien est balisé le terrain sur lequel s’engage le débat. Loin de procéder à une exploration aventureuse, il suit des sentiers archi-battus. Cependant le dessein dans lequel Socrate parcourt un sentier n’est pas forcément celui qui le fait battre aux autres. Au lieu de se rapporter au raisonnement de ceux qui font autorité, au lieu même de rappeler celui de ses prédécesseurs, il veut développer sa propre argumentation. Il est assurément d’un philosophe de ne pas dire blanc simplement parce que personne avant lui n’a dit noir. Mais, disant blanc, le philosophe dit-il vraiment blanc ? Le blanc du philosophe est-il le même que celui des autres ? Soutenue par l’argumentation propre à ce dialogue, l’idée commune d’une âme du monde y prend un sens tout nouveau qui, derrière des mots identiques à ceux des théologiens et des philosophes archaïques, est propre à soulever leurs protestations, voire leur haine, jusqu’à l’accusation, la condamnation et l’exécution de celui qui le porte. Avec la fausse naïveté qui constitue l’élément essentiel de son ironie, Socrate propose donc à son interlocuteur une alternative. "Le tout ; olos", c'est-à-dire "toutes choses ensemble ; ta sumpanta", est-il ordonné et gouverné par une force absurde, le hasard, ou l’est-il par une intelligence, une sagesse ? Ces termes sont propres à exprimer la querelle du finalisme. Il est difficile de prétendre qu’on ne trouve pas d’ordre dans la nature, qu’on n’y découvre que le chaos et l’anarchie. Il faut sans doute être de mauvaise foi pour nier qu’on admire tant la constitution de la moindre fleur que celle du système des planètes. On a cependant envie de résister à l’affirmation de l’harmonie, parce qu’on ne sait que trop l’usage qu’en fait la théologie. L’ordre, l’harmonie, et pour tout dire la beauté de la nature, qui s’impose de l’infiniment petit à l’infiniment grand, est le plus évident et le plus populaire des arguments invoqués en faveur de l’existence d’un dieu transcendant. Il faudrait être fou pour prétendre qu’ils ont été introduits en elle par une puissance aveugle (29a). Une telle puissance, ou plus exactement la coïncidence de forces qui s’ignorent mutuellement, autant qu’elles ignorent le but commun auquel elles travaillent, ne peut avoir évidemment aucun égard à la beauté des choses. A elle seule cette dernière prouve l’intervention d’une intelligence, qui la choisit et la préfère au désordre. « Il faudrait être impie, dit Protarque, pour le nier » (28e). En effet, et c’est bien ce dont Socrate a été accusé ! Tel n’était vraisemblablement pas l’état d’esprit d’Anaxagore, l’un de « ceux qui nous précédèrent », lorsqu’il énonçait cet admirable apophtegme : « tout était chaos, l’intelligence vint et mit tout en ordre, c’est elle qui est cause (aitia ) de tout ». On sait par Phédon (97b-99d) que la lecture de cet auteur du Ve siècle avait formidablement enthousiasmé le jeune Socrate, avant de le décevoir tout autant. Il y avait en fait dans cette parole de quoi nourrir un malentendu. Sortant de la lecture des Physiciens (Thalès et les autres Ioniens de Milet), qui faisaient de l’eau ou de l’air, de l’un des quatre éléments, le principe d’explication de toute chose, ce qu’il ne pouvait admettre, le philosophe avait été fort aise de substituer un principe d’explication spirituel à un principe matériel. Seulement si l’intervention de celui-ci est transcendante et surnaturelle, elle est aussi inintelligible que l’autre. Socrate ne peut comprendre que l’intelligence mette de l’ordre, que dans la mesure où il suit pas à pas son intervention dans un processus qui, loin d’être celui de la création ou même de la démiurgie, est celui de la connaissance. Evidemment entre l’intelligence qu’on imagine régner en haut et celle dont je suis porteur avec beaucoup d’autres il y a un abîme ! Philèbe retrouve le même malentendu. La démonstration qui va y être faite de l’existence d’une âme du monde ne peut convenir au théologien qu’à la condition qu’il n’en examine pas le ressort, mais seulement la conclusion. En vérité son ressort, loin d’établir l’existence d’une puissance transcendante, fait de l’ordre, de l’harmonie ou de la beauté des choses, le produit de l’acte de connaître. Le dialogue va donc maintenant établir que l’intelligence ordonne et gouverne toutes choses (28e). Protarque a exclu l’autre hypothèse avec rien de moins que de l’indignation, il ne reste plus qu’à défendre celle-ci. Il y a cependant deux manières de le faire. On peut premièrement « se borner à répéter sans péril (aneu kindunou) les opinions d’autrui ». Parce que tous les théologiens et philosophes affirment cette hypothèse, l’affirmer avec eux sans l’examiner, se rendre à leur conclusion sans autre raison de le faire que leur autorité. Cette attitude est déjà irresponsable de la part du soldat qui exécute les ordres, elle est tout simplement impossible au philosophe. Celui-ci ne saurait faire autrement qu’encourir le péril de la pensée et le partager avec ceux qui avant lui ont soutenu la même hypothèse, en avançant les arguments qui la lui font soutenir. La seconde manière de défendre l’hypothèse consiste donc à la faire sienne, non dans son énoncé, mais dans ses raisons. Elle court effectivement un danger auquel l’autre manière n’est pas exposée, celui d’être battu avec l’hypothèse. Il y a bien dans ce passage l’expression de la responsabilité du philosophe dans la production de la pensée. Mais parce que les choses les plus sérieuses ne sont jamais dites par Platon que très légèrement, il est plaisant de constater qu’il revendique ici la responsabilité de plaider la même thèse que les théologiens, ce qui va revenir réellement à faire dire à ses plus féroces adversaires tout le contraire de ce qu’ils ont envie de dire. Que va-t-il en effet plaider ? Son argumentation, qui va surprendre Protarque (30e), se résume à ceci. 1° Les mêmes éléments, feu, eau, air et terre, qui sont en nous sont aussi dans le cosmos (29b). 2° Lequel commande l’autre ? Est-ce celui qui est en nous qui commande celui du cosmos, ou le contraire ? Là encore la première réponse serait impie et la seconde s’impose (29c). 3° Il y a un corps du cosmos dans lequel ces éléments sont rassemblés, comme nous en avons un qui les rassemble (29e). 4° Comme notre corps a aussi une âme, il y a aussi une âme du cosmos, et comme c’est de son corps que vient le nôtre, c’est de son âme que vient la nôtre (30a). 5° Il y a donc un gouvernement et un ordre des choses qui appartiennent à l’âme du cosmos (30b). 6° Ce qui relève de notre intelligence comme de la sienne est supérieur à toute chose (30e). Cqfd ! Il faut assurément y regarder de plus près pour comprendre que ce que veut dire le philosophe n’est pas ce que veulent dire les théologiens. Le petit discours de Socrate commence donc par se rapporter à l’archaïque théorie des éléments. Ce sont d’ailleurs les traductions qui parlent d’éléments, le texte de Platon se contentant pour sa part d’une périphrase : « ce qui est relatif à la nature des corps ; ta peri tèn tôn sômatôn fusin ». Tous les corps seraient faits de feu, d’eau, d’air et de terre. Il faut d’ailleurs relever de quelle manière sont présentés ces quatre choses. La formulation de l’idée distingue en effet nettement, et même oppose, la dernière aux trois autres. Il y a là une fugace référence à une doctrine beaucoup plus précise que celle des éléments, à savoir celle de leur universel brassage, ou mouvement. Elle est nettement évoquée par le verbe "kheimazô", d’abord employé par Socrate et repris avec insistance par Protarque, qui désigne une agitation violente, à laquelle on peut sans inconvénient associer l’image de la tempête. La philosophie d’Héraclite, que Platon a toujours derrière la tête, explique qu’il n’y a rien de stable ou d’immobile et que toute chose se transforme en une autre. Le feu, l’eau et l’air, qui sont manifestement des fluides, se prêtent très aisément à cette perspective, tandis que la terre au contraire semble constituer un refuge, « le plancher des vaches », auquel aspirent tous ceux qui n’ont pas le pied marin. La sécurité qu’ils y trouvent est cependant illusoire, puisque les montagnes ne sont issues de rien d’autre que des mouvements de cet apparent solide. Or si cette philosophie est vraie, l’idée de l’ordre, de l’harmonie et de la beauté de la nature est, elle aussi, illusoire. Avec cette dernière s’écroule la doctrine d’une intelligence transcendante, qui réaliserait dans la nature, alias la création, ses propres desseins. Avec elle est anéanti tout fondement propre à soutenir l’idée de finalité. Sans doute le jeune interlocuteur de Socrate ne comprend-il pas encore cela et le malentendu persiste entre le questionneur et le répondant. Le dédain avec lequel il accueille les questions suivantes le montre assez. Il ne daigne pas même répondre explicitement à Socrate qui lui demande si, par exemple, c’est le feu qui est en nous qui « nourrit, engendre et commande » celui qui est dans le monde. Bien sûr cette hypothèse est purement absurde, elle ne présente aucun sens. Mais l’hypothèse opposée, quant à elle, en a deux ! Que ce soit le feu du monde qui « nourrit, engendre et commande » celui qui est en nous, peut s’entendre de deux manières différentes et la question mériterait moins de légèreté que n’en affiche le jeune homme (29c et 29d). Il l’interprète dans le sens pieux qui le faisait déjà réagir plus haut (28e), qui est un sens littéral, qui fait de nous les nourrissons, les rejetons et les serviteurs d’une puissance intelligente qui nous dépasse, tandis que le philosophe l’entend allégoriquement. Des termes semblables sont en effet employés par le même Socrate dans la République, lorsqu’il explique les rapports entre le bien, c'est-à-dire l’intelligence, et les idées sur le modèle de ceux qui existent entre le soleil et les choses matérielles (516b et 517c). Le soleil ne nourrit, engendre et commande les choses visibles que de manière figurée, dans la mesure où il en est le centre et la référence incontournable, même si l’Antiquité ne se représente encore le système des planètes que de la façon qui sera codifiée par Ptolémée. Ainsi ce qu’il y a du monde en nous n’en est-il qu’une infime partie, et ne peut se comprendre qu’en référence à lui dans son entier. C’est pourquoi Socrate parle de la vertu du feu, (pasè dunamei tè peri to pur ousè, 29c), et établit par là un rapport qui est d’intelligence. Le feu qui est en nous ne peut se comprendre correctement que par celui du monde, parce qu’il y est dans toute sa force. Ce qui précède n’est encore qu’un hors-d’œuvre, car la question délicate ne s’ouvre que maintenant. Les choses qui nous constituent forment un corps, notre corps. Les mêmes choses, feu, eau, air et terre, qui constituent le monde, ne forment-elles pas là aussi un corps ? Entendue d’une certaine manière cette idée sera vivement combattue par Kant, qui expliquera l’illégitimité scientifique de l’idée cosmologique d’un tout. Elle est en effet invérifiée et invérifiable dans l’expérience et ne peut par conséquent être mise en œuvre dans ce qui prétend être une connaissance. Il ne peut par suite pas y avoir de cosmologie scientifique (Critique de la raison pure, dialectique transcendantale, première antinomie). On pourrait donc être tenté d’adresser à Platon la critique de Kant. Pourtant elle manquerait de pertinence, car il n’est pas question dans ce passage de tenir « toutes choses ensemble » pour un être global, comparable à un homme, et infiniment plus grand. Le terme ici employé par l’auteur n’est ni "ouranos" (28c et 30b), ni "olos" (28d), ni "ta sumpanta" (28d), ni "sustasis" (29b), ni même le plus fréquent "to pan" (29b, 29c deux fois, 29d et plus loin 30a, 30c), tous également peu déterminés. Il reprend ici (29e) et ici seulement le mot employé par Protarque, s’étonnant plus haut (28e) de la question qui lui était posée : "kosmos". Le jeune homme en déterminait alors le sens de façon non équivoque : "l’intelligence ordonne tout ; to de noun panta diakosmein", voilà ce qui constitue un cosmos et très précisément la révolution céleste. L’idée de cosmos est l’idée d’un ordre dans les choses, et non celle d’une globalité fermée. Mise entre parenthèses pendant les premières phases du petit discours socratique, elle revient enfin ici, parce qu’elle est enfin ici bien en place. Les orbites parcourues dans le ciel par les planètes sont la preuve éclatante d’un ordre dans la nature. Personne ne peut sérieusement songer à le nier. Les uns prétendent qu’il est le produit d’une intelligence créatrice, les autres… Qu’en dit Socrate ? Il engage son discours dans une voie, qui constitue le motif de la surprise reconnue un peu plus bas (30e) par Protarque. Le parallèle entre notre corps et « toutes choses ensemble », première allégorie, se double de celui qui est maintenant proposé entre notre âme et celle du tout, seconde allégorie. Ce procédé est typiquement platonicien. On voit dans la République (514a-518b) Socrate établir un premier parallèle entre le monde intérieur à la caverne et celui qui lui est extérieur, et ce rapport entre les deux devient dans un second parallèle l’image d’un autre rapport, celui de l’intelligible au sensible. Dans tous les cas ce qui est vrai d’un rapport l’est aussi de l’autre. Formulé mathématiquement ce rapport s’écrit : a/b=c/d. Si l’un de ces quatre termes est inconnu, il est calculable à partir des trois autres. Par exemple d=bc/a. En l’occurrence ce qui doit être expliqué, l’inconnue qui doit être calculée, c’est l’âme du monde. Il en va du tout comme de nous. Il y a en nous un rapport du corps à l’âme. Ce même rapport vaut aussi pour le tout. Mais quel est donc le rapport du corps à l’âme en nous ? Socrate se donne la peine de l’expliciter (30b). L’âme est au corps dans un rapport tel qu’elle lui procure préventivement l’exercice corporel indispensable à la santé et thérapeutiquement le remède qui la rétablit si besoin est. Autrement dit, il reprend ici une idée chère, mainte fois exposée, celle de la nécessité de la gymnastique et de la médecine (cf. Gorgias, 466b). Ce qui constitue la nature de l’âme du monde doit donc être défini exactement dans les mêmes termes que la nature de l’âme du corps. L’âme du monde n’a pas d’autre rôle que d’introduire et de rétablir dans le monde les rapports qui en font la santé, c'est-à-dire qui en font un « toutes choses ensemble », où règne l’ordre, l’harmonie, voire la beauté, qui en font, en un seul mot, un cosmos. Il n’est donc dans ce texte nullement question d’une chose en dehors des choses et au dessus d’elles, qui serait extérieure au corps, tant humain que cosmique, qui serait indépendante de lui au point de pouvoir exister sans lui, ou du moins de lui survivre. L’âme humaine appartient au corps humain, l’âme cosmique appartient au corps cosmique (to sôma psukhèn ekhein, 30a). Elle n’est pas même une faculté de produire de l’ordre et de le rétablir, elle n’est rien d’autre que cet ordre lui-même. Il est alors assez clair qu’il n’y a d’ordre dans notre corps que parce que plus généralement il y en a dans le cosmos. Le corps humain emprunte son ordre au cosmos. Pas davantage qu’il n’y a une âme humaine transcendante au corps humain, il n’y a une âme du cosmos transcendante au cosmos. L’ordre du cosmos n’y est pas introduit par une puissance supérieure. Les théologiens ne peuvent donc se trouver satisfaits du discours socratique. Il est vrai qu’un ordre immanent est une idée peu satisfaisante. Ce n’est pas autre chose que l’affirmation, écartée avec indignation au début de cette partie du dialogue (28d). Comment Socrate va-t-il s’y prendre pour échapper à un reproche de Protarque, qui ne manquerait pas de fondement ? Même si le jeune homme ne s’aperçoit pas qu’il pourrait l’adresser au philosophe, celui-ci le sait bien et c’est la raison pour laquelle, de manière à nouveau très surprenante, il greffe sur son petit plaidoyer, qui est pourtant achevé, une idée qui semble n’avoir avec lui aucune relation. Il réintroduit ici l’idée de cause, rencontrée plus haut dans le dialogue, que je n’ai pas encore commentée. La nécessaire distinction entre les plaisirs avait amené dès le début de la discussion une importante digression sur le déterminé et l’indéterminé, qui avait établi comme but de tout discours intelligible de fixer entre l’unité et l’indéfini le nombre précis appartenant à l’objet (cf. 16d-e, leçon VIII). Reprenant un peu plus loin (23c-d) cette question, qui n’est autre que de savoir comment on peut penser le réel matériel ou sensible, Socrate indique qu’au-delà du déterminé (l’unité), de l’indéterminé (le multiple) et de leur mixte (le nombre), il faut encore reconnaître l’intervention de la cause de leur mixage. Le déterminé et l’indéterminé ne se mixent pas spontanément. Le nombre précis appartenant à l’objet, le plaisir par exemple, ne se propose pas spontanément. Il y faut une cause qui, partant de l’unité du plaisir et de sa multiplicité, primo les mixe et secundo en établit le nombre exact, deux par exemple, opposant ceux dans lesquels entre l’intelligence et ceux dans lesquels elle n’entre pas. Quelque chose de plus clair était dit de cette cause quelques pages plus loin encore (27b). Tandis que l’un, le multiple et le nombre, ces trois idées génératrices (genè), sont fournis par le sensible, ce qui naît et qui meurt, au contraire la dernière idée, celle de cause, n’en relève pas. Or cette quatrième idée est maintenant (30b) appelée en renfort pour sortir de la difficulté que j’ai indiquée ci-dessus. La cause est aussi ce qui produit l’âme, alias l’ordre, l’harmonie ou la beauté des choses. L’âme n’appartient pas aux choses, elle ne leur est pas immanente, elle y est introduite par la cause. On touche au but. La même page de Phédon, que j’ai déjà évoquée plus haut, apporte toute la clarté nécessaire sur la cause. Ce qui avait provoqué l’enthousiasme du jeune Socrate à la lecture du livre d’Anaxagore, c’est qu’il rompait avec le type des causes retenues par les Physiciens. Selon ceux-ci la cause qui explique la présence de Socrate assis sur un tabouret dans sa geôle, c’est un certain rapport mécanique entre sa charpente osseuse, ses muscles et les autres éléments corporels. Mais, proteste-t-il, ces mêmes éléments, s’il avait voulu les placer dans un autre rapport, le feraient en ce moment libre, courant chez des amis, à Mégare ou ailleurs. Il faut être aveugle pour appeler cause ce qui n’est que moyen. La vraie cause, par laquelle il est en prison plutôt qu’en fuite, c’est une certaine idée de la justice, qui lui rend préférable de se soumettre à la loi de la Cité plutôt que de la transgresser. Ainsi l’idée de cause est elle extraite du domaine de la mécanique, plus généralement des choses sensibles ou matérielles, et relevée au niveau de l’intelligible. Toutefois la cause n’est pas encore l’idée elle-même, elle est la cause de l’idée de justice, comme elle est la cause de l’idée du nombre exact qu’elle produit par mixage de l’un et du multiple, qui l’une et l’autre expriment l’ordre, ou l’âme, qu’il faut introduire dans les choses sensibles. La cause donne l’âme au corps en le soumettant à l’exercice qui y instaure la santé ou aux soins qui la restaurent. Il est alors harmonieux ou beau. Quant au corps du tout (tou pantos sôma) la cause y instaure également l’âme ou l’harmonie en établissant entre les mêmes éléments, feu, eau, air et terre, les rapports de l’un et du multiple qui le font intelligible. Elle y règle par exemple les années, les saisons et les mois. Qu’est-ce qu’une année ? Ce ne sont ni douze mois ni treize ; ni 360 jours, ni 365, ni 366. C’est une révolution complète de la terre autour du soleil. C’est un rapport, qui se mesure par exemple du jour, où l’ombre est la plus courte, au retour de ce jour. Qu’est-ce qu’une saison ? Chacune correspond à un angle que font les rayons du soleil au zénith avec la surface terrestre, le plus grand caractérisant l’été et le plus faible l’hiver. C’est par voie de conséquence un moment précis du cycle de la nature (ou du travail effectué sur elle : labours, semailles, récoltes…). C’est donc encore un rapport. Qu’est-ce qu’un mois ? C’est d’abord un autre cycle que la révolution annuelle, à savoir une lunaison, qui ne dure pas un nombre entier de jours, ni 30, ni même 28 et qui est incommensurable avec l’année. Comme, malgré les superstitions des jardiniers, le rôle des phases de la lune dans la culture est négligeable, le rôle des mois s’efface. Cependant le mois lui aussi est bien un rapport. Faire apparaître tous ces rapports, c’est établir dans le tout des nombres, qui sont mixtes de l’un et du multiple, c’est y introduire l’ordre. La cause qui y introduit l’ordre est nommée sagesse et intelligence (sofia kai nous, 30c) et même sagesse pleine et entière (pasa kai pantoia sofia, 30b). La notion de sagesse étant aujourd’hui quelque peu obscurcie par l’acception selon laquelle elle serait la soumission à une loi extérieure (de la part des enfants «sages», par exemple), laquelle acception masque totalement la part active de la sagesse dans la détermination de la loi, je préfère retenir le mot intelligence. La cause, qui met de l’ordre dans le monde et dans l’homme, n’est donc autre que l’intelligence. Une dernière fois il faut résolument écarter l’idée d’une puissance transcendante qui, du dehors et d’en haut, mettrait de l’ordre où il n’y en avait pas. L’intelligence dont Platon parle ici n’est aucune autre que celle de chacun. Chaque homme est l’intelligence. Mais assurément pour que l’intelligence soit pleine et entière il ne suffit pas que le premier venu, Philèbe par exemple, décrète souverainement que le plaisir est toujours le plaisir et que le plaisir, quelles que soient ses formes, est le bien. Afin d’énoncer un discours vrai, il faut soumettre ses propositions à l’approbation de ses interlocuteurs. C’est ce que fait le dialogue socratique. L’intelligence n’est pleine et entière que dans la pratique dialectique. |
Leçon X (Philèbe, 33c-34c)
SOCRATE.
La seconde espèce de plaisirs, qui est propre à l’âme seule, comme nous avons dit, doit entièrement sa naissance à la mémoire. (trad. Cousin+Dorion) |
Rejetant la vie de mollusque que ses interlocuteurs prétendaient ériger en modèle, Socrate montrait plus haut le rôle nécessaire de la mémoire dans le plaisir (20b-21d, cf. leçon II). Un plaisir comme celui de boire quand on a soif peut bien être ressenti dans le corps, cela ne prouve pas encore qu’il soit possible au corps seul, sans participation des fonctions de l’intelligence comme la mémoire. Cependant l’âme, qui partage en effet certains plaisirs avec le corps, de son côté est capable seule d’une autre sorte de plaisirs, qui n’appartiennent qu’à elle, où le corps ne prend aucune part, qu’elle ne partage en aucune manière avec lui. Platon n’est cependant pas mystique. Il ne veut nullement désigner par là quelque vision de Dieu ni de ses saints dans une sorte d’extase, où l’âme serait transportée, sans qu’aucun objet ne lui soit donné à sentir par le moyen de son corps et de ses sens. Il s’agit d’un certain travail de l’âme, qu’elle ne peut réaliser que dans la mesure où elle est bien l’âme d’un corps, quoique présentement celui-ci n’y intervienne pas. Le statut de cette sorte de travail, qui produit un plaisir particulier, fait l’objet de précisions auxquelles toutes il faut être attentif. Bien que le travail ne soit que celui de la seule mémoire et que la sensation n’y soit pas active, il n’est cependant possible que parce qu’il y a antérieurement eu des sensations, qui lui fournissent une base. Trois termes sont ordonnées entre eux dans un rapport qu’il faut déterminer clairement : la sensation (aisthèsis), la mémoire (mnèmè) et le souvenir (anamnèsis). La difficulté ne tient pas au premier, mais à la distinction du troisième relativement au second. Or la compréhension de cette philosophie est obscurcie par de vieilles habitudes de traduction. Manifestement Platon s’est déjà heurté à une incompréhension, puisqu’il demande à ses personnages de faire un effort afin de clarifier leur terminologie. Voulant distinguer "anamnèsis" de "mnèmè", il reviennent préalablement à "aisthèsis". Il faut d’abord définir celle-ci, la sensation. De toutes les affections subies (pathèmata) par le corps, les unes font l’objet d’une sensation, les autres pas. Il se produit dans toutes sortes d’organes des quantités d’événements qui restent inaperçus de l’âme : ce ne sont pas des sensations. On a, par exemple, si peu conscience de la circulation du sang à travers tout le corps, qu’elle devra faire l’objet de la découverte de Harvey (1628), jusqu’à laquelle on se figurait le corps comme une outre contenant du sang en vrac. De même ce n’est que par dérision que Jacques Brel chantait « et tous les samedis soirs que je peux / j’écoute pousser mes cheveux », car bien que d’expérience on sache qu’ils s’accroissent, on n’en a manifestement pas pour autant conscience. D’autres événements d’origine externe, et non plus interne, n’ont pas davantage d’effet sur l’âme et la laissent insensible. On peut ne pas apercevoir l’insecte qui court sur sa peau, et ne le découvrir qu’au moment où il pique. L’événement passe alors une limite, il cesse d’être simplement corporel pour appartenir en même temps à l’âme. Dans cet exemple la piqûre est la secousse (seismon), qui n’est plus seulement un événement pour le corps, mais l’est aussi pour l’âme : une sensation. J’interromps le fil de l’explication, afin de faire sur ce point une première remarque. On ne distingue pas ici, parmi les événements qui se produisent dans le corps, une secousse qui à cause de son intensité serait perçue de l’âme, d’autres plus faibles qui au contraire n’auraient pas passé un seuil déterminé, et par suite n’auraient pas alerté l’âme. Je ne veux pas nier qu’il y ait des seuils. Mais ceux dont il est ici question sont des seuils au-dessous desquels il n’y a pas plus de réponse physiologique que de réponse psychique. Ou il n’y a pas de secousse ou la secousse appartient en commun (koinon, 33d) au corps et à l’âme. Il ne faut donc pas se représenter l’âme comme une sorte de contrôleur impartial et souverain, détaché du corps, surveillant ses réactions et prenant sereinement ses décisions en conséquence. Dans la cabine de son avion le pilote regarde ses cadrans, veillant à ce qu’aucun indice chiffré ne s’élève à une valeur anormale. Si c’est le cas, il intervient pour changer les paramètres du moteur, et s’il le faut ceux du vol lui-même, afin de les maintenir dans les limites qu’impose la sécurité. S’il constate par exemple que la pression d'huile dans le moteur baisse brutalement, événement d'où peut suivre rapidement une casse irrémédiable, il contrôle immédiatement sur un autre cadran si la température de l'huile monte effectivement de manière corrélative. Dans ce cas il en tire la conséquence qu’il lui faut d’urgence baisser le régime du moteur, autant que cela est compatible avec le maintien en vol. Si cela n'est pas possible, il recherche un pré pour s'y poser. Le pilote cependant n’est pas l’avion lui-même, car les événements qui affectent l’avion ne l’affectent pas lui-même. Bien entendu, je n’en doute pas, s’il ne rétablit pas une pression d’huile normale dans le moteur, une sueur froide lui coulera dans le dos. Mais le même événement dans la machine est inaperçu de ses passagers, qui n’ont pas de sueur froide. Si le pilote n’était pas attentif à ses instruments de bord, l’événement qui affecte l’avion ne l’affecterait pas plus, il serait inconscient du danger. Ce que je viens de dire n’est qu’une variation sur un thème fameux de Descartes. Sur le problème des rapports de l’âme et du corps ce philosophe est contradictoire. Il fait du corps humain, tout comme de celui des animaux, une machine. Elle est par principe réductible à une ensemble de leviers, roues et ressorts, dont on peut obtenir exactement tous les mouvements qu'on lui voit réellement faire. Sur la question spécifique du mouvement le corps est un pantin. Cependant, dit-il comme pris de remords après cette description toute mécanique, l'âme n'est pas étrangère au corps : « il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, ainsi qu'un pilote en son navire, mais il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir outre cela des sentiments et des appétits » (Discours de la méthode, cinquième partie, Pléiade, p. 166 ; A-T, VI, p. 59). Il ne précise pas davantage cette union plus étroite, mais il est certain qu’elle doit autoriser la communauté des secousses, sans laquelle l’âme n’éprouverait pas de sensations. Platon, parce qu’il n’a pas d’abord séparé l’âme du corps, n’éprouve pas le même embarras. Les sensations sont éprouvées à la fois dans le corps et dans l’âme, ainsi en va-t-il par exemple de la sensation du plaisir charnel. C’est un plaisir qui ne se prendrait pas sans le corps, mais qui n’existerait pas sans l’âme en tant que sensation. Une sensation se trouve donc implicitement définie comme une secousse dont l’âme est pénétrée autant que le corps. Tel est le sens de la première explication de Socrate (33d, premières lignes). Parvenu à ce point, il poursuit de manière surprenante. D’abord la seconde explication (33d, dernières lignes) semble être destinée à remporter le grand prix des lapalissades. Comment qualifier autrement la proposition que ce qui ne pénètre pas l’âme et le corps demeure inaperçu de l’âme, et l’affirmation connexe que ce qui les pénètre en est aperçu ? En guise de définition il n’y a ici qu’une répétition. Le lecteur n’est pas au bout de son étonnement, car ce qui vient ensuite a de quoi le dérouter également. Le philosophe n’enchaîne en effet d’aucune façon à son propos l’idée suivante, qui fait logiquement hiatus, introduisant dans la discussion une notion nouvelle, nullement appelée par la distinction entre les événements sensibles et les événements insensibles, entre ceux qui sont connus et ceux qui sont inconnus. Qu’un événement reste insensible ou inconnu, dit-il, ne constitue pas une explication de l’oubli (lèthè, 33e). Protarque aurait-il suggéré cette étiologie ? Personne ne soutient ni ici ni ailleurs qu’il puisse oublier un événement qui lui est resté inconnu, qui ne lui ait pas d’abord été connu ! Ce n’est pas tout encore, car imperturbablement, sans crainte de la tautologie, Socrate ajoute en outre dans le même style que la mémoire a dû précéder l’oubli, par cette raison qu’on ne peut perdre (apobolèn, 33e) que ce qu’on a, et non ce qu’on n’a pas (33e). Il est difficile de parler pour dire moins. La dérision atteint enfin son comble lorsque Socrate propose à son interlocuteur de changer le nom des choses. Il n’y a plus lieu de nommer oubli ce qui n’est qu’anesthésie, absence de sensation. Trouve-t-on dans cette proposition quoi que ce soit de neuf ? Platon ne concourant certainement pas pour la couronne du pléonasme, son insistance est suspecte. Lorsqu’il lui arrive de sembler enfoncer des portes ouvertes, c’est une manière de faire entendre discrètement à qui veut bien l’entendre autre chose que ce qu’il semble vouloir dire. Au centre de ces déclarations filandreuses, brille la définition du terme nouveau : " l’oubli est la sortie de la mémoire ; lèthè mnèmès exodos " (33e). Sans doute ce qui est sorti de la mémoire est-il oublié, mais en quel sens faut-il entendre la sortie pour que la phrase ne soit pas vainement pompeuse et constitue une féconde définition ? Il est trop rapide et superficiel d’y entendre que l’oubli est la perte de la mémoire, ou sa disparition, car cela conduit à prétendre que ce serait faute de mémoire, par une défaillance de celle-ci, qu’on oublierait. Autrement et plus prosaïquement dit, l’oublieux aurait la mémoire qui fuit ! La mémoire serait analogue à l’un de ces récipients, dont le mauvais état causait autrefois tant de suées aux candidats du Certificat d’études primaires. La mémoire aurait une certaine contenance, à chaque instant le robinet du présent y déverserait une nouvelle quantité d’événements, tandis que simultanément une fuite traîtresse lui en ferait perdre une autre quantité. Or si l’"exodos" peut être la fuite, il faut comprendre que sa cause n’est pas tant dans l’existence du trou par lequel on fuit, que dans la décision de fuir. On voit dans Criton que les amis de Socrate ont bien préparé le trou nécessaire à sa fuite, sans d’ailleurs se donner la peine de creuser les murs de sa geôle, mais en corrompant les fonctionnaires vénaux chargés de sa garde. Leurs préparatifs cependant restent vains, parce que le philosophe prend la décision de ne pas fuir. L’"exodos" est d’abord un chemin, celui par lequel on sort, et ce dont il permet de fuir n’est pas perdu au sens où l’on pourrait regretter de ne l’avoir plus, mais il est rejeté dans la mesure où il faisait obstacle à l’obtention de quelque chose de meilleur. Le profit que peut tirer de ce passage le lecteur, dès lors qu’il se sera demandé pour quelle raison Platon y écrit les unes après les autres tant d’affligeantes banalités, est une conception toute active de l’oubli. Pour y parvenir, il est nécessaire de reprendre une par une les propositions qu’on vient de passer superficiellement en revue. La première disait que ce qui ne pénètre pas l’âme en est inaperçu. Elle était liée à l’affirmation immédiatement précédente, qu’il y a des affections qui s’éteignent dans le corps sans jamais atteindre l’âme. Ou bien elle la répète inutilement, ou bien elle dit autre chose. On ne peut évidemment pas croire que Platon tienne pour identiques deux propositions qu’il prend la peine de coordonner, la seconde comme une conséquence de la précédente, sur laquelle il demande encore à ses personnages de se mettre d’accord. Mais si l’on pose comme un principe fécond d’analyse du texte, que Platon énonce dans la seconde quelque chose de plus que dans l’autre, on découvre une pensée assez renversante. Cet auteur écrit de telle manière que, afin de le comprendre, on a grand avantage à retourner les propositions énoncées. L’idée que l’on rencontre alors est qu’il n’y a d’affection capable d’être aperçue de l’âme que celle qui la pénètre… par la voie de la secousse, c’est à dire par la voie de la sensation, quand bien même il reste vrai que tous les événements ne l’atteignent pas. Est-ce à dire que, reniant la plus importante conclusion des recherches de la République, de Parménide, de Théétète, du Sophiste et de beaucoup d’autres dialogues, Socrate se range derrière Protagoras, et reconnaisse enfin humblement que la science n’est que la sensation, ou selon une formulation plus moderne, comme celle de Locke, qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens ? L’empirisme est-il sa philosophie ? La deuxième idée était que l’oubli ne s’explique pas par le défaut de sensation. Le lecteur est à nouveau devant une alternative. La première hypothèse serait que la notion d’oubli arrive dans ce contexte comme un cheveu sur la soupe. Elle est antiplatonicienne dans la mesure où elle porterait atteinte à la valeur de Platon, antiphilosophique même parce qu’il faudrait tout bonnement renoncer à la philosophie pour récuser tout lien d’une idée à la suivante. La seule hypothèse soutenable est que le défaut d’affection du corps, le manque de sensation, ne constitue pas une explication de l’absence de perception dans l’âme, c’est à dire que l’oubli est autre chose qu’un effacement de la sensation. L’estompement des secousses causées à l’âme par les événements qui affectent le corps, à supposer qu’il soit possible, n’explique en tout cas pas l’oubli. Du renoncement à l’idée que l’oubli serait causé par une absence, un effacement de la sensation, il faut passer à l’affirmation que la cause de l’absence et de l’effacement de la sensation est dans son rejet. Autrement dit et contrairement à l’apparence, ce que Platon veut expliquer n’est nullement l’oubli, auquel cas il y aurait un hiatus dans son propos, mais au contraire l’absence de sensation dans l’âme. Et loin que celle-ci explique celui-là c’est au contraire celui-là qui explique celle-ci ! Dans sa relation au manque de sensation la fonction étiologique est remplie par l’oubli. Cette proposition n’est assurément plus une évidence ! Un logicien trouverait même à redire contre la transformation qui y aboutit en partant de celle qui est écrite. Il la déclarerait illégitime, car de ce que A n’est pas cause de B, remarquerait-il, on n’a pas le droit de conclure que tout au contraire B soit cause de A. La négation d’une proposition ne rend pas pour autant légitime l’affirmation de son inverse. Platon n’a pas besoin des Analytiques d’Aristote pour connaître les règles selon lesquelles il est légitime de transformer une proposition en une autre. Sans avoir eu l’occasion de les lire, il n’ignore pas que s’il est vrai que l’absence de sensation n’est pas cause de l’oubli, il n’a pas le droit pour autant de prétendre que l’oubli soit cause de l’absence de sensation. Aussi ne le prétend-il pas ! Il conduit cependant son lecteur à se le demander, c’est à dire à se proposer l’hypothèse selon laquelle l’oubli serait cause active d’un important processus mental. Lequel ? La troisième idée trop vite survolée était que pour perdre la mémoire il faut auparavant avoir subi un événement qui ait affecté à la fois l’âme et le corps, sans lequel aucune mémoire n’aurait d’abord su se constituer, donc qu’il faut avoir eu d’abord ce qui ensuite vient à manquer, ou pour parler de manière plus lapidaire qu’on ne perd que ce qu’on a. Prétendre avoir perdu ce qu’on n’avait jamais possédé n’est rien d’autre qu’une tentative d’escroquerie ! Pense-t-on rencontrer chez Platon une volonté de dénoncer les abus, ne fussent-ils que de langage ? On ne peut le croire sérieusement et l’on écarte cette faible conjecture. L’oubli est bien le rejet de ce qu’on possédait précédemment, en l’occurrence la secousse de la sensation. Mais cette perte est-elle un phénomène négatif ? De la sensation que peut-il venir qui soit propre à l’âme ? Plaisantes ou déplaisantes, les sensations sont nécessaires à l’élaboration d’une connaissance, mais elles ne sont pas encore une connaissance. Elles auraient même souvent tendance à rendre l’âme stupide. Qu’on meure de plaisir, comme le débauché (cf. leçon III), ou de douleur comme celui qui serait victime coup sur coup des plus grands malheurs, on risque d’en rester stupide. Job a bien du mérite à rester fixe sur ses principes. Il perd ses bœufs, ses ânes, ses moutons, ses chameaux, tous passés au fil de l’épée. Il perd ses fils et ses filles, écrasés dans leur maison par la tempête. Il est frappé d’un mal qui le couvre d’ulcères, il est assis sur un tas de fumier. Et il déclare : " sorti nu du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Yahweh a donné, Yahweh a repris, que le nom de Yahweh soit béni " (Job, I-XLII). Il est tout proche de Socrate, injustement accusé, injustement condamné, injustement exécuté, et inébranlable. Rejetant la secousse de la sensation, l’oubli joue un rôle transformateur sur les notions et les opérations mentales qui en sont le reflet. Le changement de terminologie auquel aboutit tout ce qui précède, loin d’être fantaisiste, permet de s’en construire une compréhension assez précise. La première définition à considérer est celle de la sensation (aisthèsis, 34a). Sa relation avec la définition de l’insensibilité (anaisthèsis, 33e) ne laisse planer sur le sens que veut lui conférer Platon aucune équivoque. Puisqu’un événement qui n’atteint pas l’âme, alors même que le corps en est affecté, est qualifié d’absence de sensation, il est complètement hors de propos de désigner la sensation comme un événement purement physiologique. La sensation n’est pas un événement corporel, qui ensuite éventuellement donnerait lieu dans l’âme à un autre événement plus complexe. Il est exclu par là que l’âme soit l’observateur impartial de ce qui se passe dans le corps, dont elle tirerait éventuellement des indications propres à sa gouverne. Avec la dénonciation de cette image du pilote que j’évoquais plus haut, c’est la théorie empiriste qui se trouve écartée. La fonction de l’âme n’est pas d’enregistrer, si elle le peut, ce qui se produit dans le corps. La science n’est pas le transfert dans l’âme d’une sensation que le corps seul suffit à produire. Un passage célèbre de Théétète (184b-187b) établit que la science est autre chose que le transfert à l’âme d’un événement corporel. Il écarte la première définition proposée de la science, issue de Protagoras, qui admet en quelque sorte que « les sensations sont assises en nous comme dans des chevaux de bois ». Il établit qu’il n’y aurait pas ce qu’ici Socrate et Protarque nomment sensation, par exemple visuelle, tactile, etc., si n’y intervenait outre l’événement physiologique un acte de l’âme, qui consiste à juger (doxazein). Bien que ce soit «au moyen» des yeux (par leur voie) ou des mains, ou d’un quelconque autre sens, ce n’est que «en» un jugement, qu’est déterminée une sensation, c’est à dire qu’elle constitue une secousse mentale. Le rôle de l’âme dans la sensation est actif. C’est ce qui justifie que "la conservation de la sensation ; sôtèria aisthèseôs" (34a) soit par elle-même un événement de l’âme autant que du corps. Pas plus que la sensation n’est réductible à un fait physiologique, sa conservation ne consiste en un fait seulement physiologique. Ce n’est pas seulement une trace dans le corps de ce qui fut du chaud ou du froid, du sec ou de l’humide, etc., c’en est aussi le retour dans l’âme. L’événement passé, sauvé conjointement dans le corps et l’âme, est "mémoire ; mnèmè" (34a). C’est dire que la mémoire n’est pas seulement un fait mental. Quelqu’un qui ne disposerait pas du corps n’aurait de ce fait aucune mémoire. Quelle mémoire les morts peuvent-ils conserver de la vie ? Quelle mémoire des anges pourraient-ils avoir de la vie ? La réponse va de soi : aucune. Parce que la mémoire est conservation de la sensation, elle implique le corps et l’âme. Ce que ne nie d’ailleurs aucune étude psychologique. Cependant le but et l’intérêt de ce passage ne sont pas dans la définition de la mémoire, mais dans son opposition à un autre terme. La mémoire et le souvenir y sont soigneusement distingués l’un de l’autre. L’alternative à laquelle ils renvoient, importe en effet bien davantage que les termes eux-mêmes. Deux actes de l’intelligence sont opposés l’un à l’autre, le premier à vrai dire très inférieur au second, en ce qu’il fait intervenir le corps. Au contraire de la mémoire, "le souvenir ; anamnèsis" (34b) est le ressaisissement de la sensation par l’âme sans le corps. L’âme n’aurait assurément rien à ressaisir si le corps n’avait rien senti, mais elle doit cette fois faire le travail sans lui. Bien que Protarque accepte sans difficulté de tenir cette distinction pour usuelle, je ne pense pas qu’elle le soit. Elle n’a de sens au contraire que dans la philosophie platonicienne. Les traducteurs rendent compte diversement de ces deux termes, hésitant pour "mnèmè" entre mémoire et souvenir et évitant rarement de traduire "anamnèsis" par réminiscence, un mot qui serait acceptable s’ils ne l’opposaient en l’obscurcissant d’arrière-plans théologiques au clair mot souvenir. Je remarque que dans la langue de l’auteur ce second terme a pour racine le premier, et qu’il s’en distingue par le préfixe "ana", qui signifie un mouvement de bas en haut, fort bien rendu dans le mot français souvenir. Le souvenir est ce qui remonte de par en-dessous. Or c’est bien ce que veut dire Platon, puisqu’il désigne par-là quelque chose qui ne bénéficie plus de la part corporelle de la mémoire, ou plus exactement qui n’en porte plus la tare. Le souvenir se libère de ce que la sensation a de particulier. Le chaud et le froid, le sec et l’humide cessent alors d’être des sensations pour devenir des souvenirs tellement éloignés du vécu empirique qu’ils deviennent des catégories universelles de la pensée grecque, comme les quatre éléments. Par un travail qui lui est propre l’âme reprend possession de la sensation, mais de ce fait la transforme en idée. Le travail en outre devient de plus en plus complexe, puisque de la reprise de possession d’une sensation il passe à celle de l’idée issue d’une sensation, c’est à dire qu’il opère sur une connaissance (mathèma, 34b). Il y a en effet des idées simples, souvenirs de sensations comme l’idée d’un objet ou d’une qualité des objets, et d’autres plus complexes, idées d’idées comme l’idée de justice, voire outil universel comme l’idée d’être. Les définitions de cette page esquissent donc, très sommairement, l’explication ultime de l’origine des idées : ni empirique, bien entendu, ni transcendante. Mais elles font aussi comprendre quel est le plaisir de l’âme sans le corps (34c). Parce que cette philosophie fait de l’oubli un acte, celui qui rejette la sensation et lui substitue l’idée, du même coup il en fait un plaisir de l’âme. Pourquoi y aurait-il des plaisirs propres à l’âme, si celle-ci n’était productrice de quelque chose d’absolument neuf ? Dans la créativité est le plaisir, et dans la créativité de l’intelligence le plaisir supérieur. |
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