PLATON

Le philosophe est-il assez compris ? Le platonisme est-il sa philosophie ?
Lus attentivement les dialogues apportent une tout autre réponse.

 

YVES DORION

Interprétations platoniciennes

(mise à jour le 25/05/2011
les textes expliqués sont mis en ligne
dans une traduction libre de droits et corrigée par YD)

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Table

Préface

Index platonicien

Liens

Synthèse

 

Table des matières

Parménide

  • L'impossible séparation (131a-135c)
  • L'entraînement dialectique (135c-137b)
  • La leçon des arguments (137c-155e)
Théétète
  • La construction du sujet (166a-168c)
  • L'alternative des deux vies (172c-177c)
  • La doctrine secrète d'Ephèse (156a-157d)
  • Les communs (184c-185e)
  • Science et opinion (187b-201c)
  • Science et raison (201c-210d)
  • La procréation des idées (148e-151d)
Phèdre
  • Définition et classification (237a-238c)
  • La palinodie obligée (241d-243e)
  • Eloge du délire (243e-245c)
  • La nature de l’âme (246a-247e)
  • La justice immanente (248a-249b)
  • Amour et souvenir (249c-250d)
  • Rhétorique et vérité (259e-262c)
  • Les conditions du savoir (265a-266c)
  • La médecine de l’âme (269d-274b)
  • Contre l’écriture (274b-275d)
Gorgias
  • La rhétorique (456a-457c)
  • La démagogie (464b-465c)
  • Le plaisir (470c-472c)
  • Le nazisme (482e-485e)
  • Le sadisme (491e-492c)
  • La vertu du dialogue (505c-506c)
  • L'ordre géométrique (507c-508c)
  • Le salut de l'âme (511a-513c)
  • L’art du citoyen libre (517b-519d)
  • La sanction des fautes (524b-526c)
Phédon
  • L’apprentissage de la vraie vie (63e-66a)
  • L’hygiène, pas l’ascétisme (66b-68b)
  • Sous la vertu, l’intelligence (68b-69c)
  • Le savoir qu’on ne sait pas (73c-75b)
  • La renaissance des idées (75b-77a)
  • Le salaire du vice (80e-84c)
  • Le choc du dialogue (89c-91c)
  • Contre le naturalisme et la théologie (95e-99d)
  • Le partage des idées (99d-101e)
  • Le bonheur de l’intelligence (113d-116a)
le Banquet
  • Le dialogue caché (198a-199e)
  • Le désir de l'autre (200a-201c)
  • Le passeur (201d-203a)
  • Le mouvement de l'être (203b-204c)
  • Possession ou création (204d-205c)
  • Le dépassement de soi (205d-206a)
  • La procréation dans le beau (206b-206e)
  • La recherce de l'éternité (207a-208b)
  • Education et législation (208c-209e)
  • L’initiation à l'intelligence (210a-212b)
la République
  • " De l'Etat " ou " du civisme " ?
  • Eloge de la tyrannie (343b-344c)
  • La bague magique (358e-360d)
  • Démocratie ou démagogie (488a-489d)
  • Démocratie ou licence (557a-558c)
  • Démocratie ou tyrannie (563e-566a)
  • Démocratie ou médiocratie (519c-521b)
  • Une peau pour trois (588b-590a)
  • Introduction à la doctrine de la foi (608c-611a)
  • La nécessité ne fait pas crédit (614b-616b)
  • La remise du compteur à zéro (617d-621d)
  • Juger et opiner (475e-477b)
  • Le concret et l'abstrait (478e-480a)
  • L'intelligence et l'intelligibilité (506d-509c)
  • Les degrés de la connaissance (509c-511e)
  • Mystifiés et mystificateurs (514a-515e)
  • Hypothétique et anhypothétique (515e-517a)
  • Le détournement de l'esprit (518b-519b)
  • Contre l'empirisme (523a-525b)
  • Les sciences de la nature (529a-530c)
  • La pratique du dialogue (532e-534a)
le Sophiste
  • Une activité de faussaire (233b-235a)
  • Une dangereuse mystification (266d-268d)
  • Le statut du faux (238c-240c)
  • Changement de cap (241d-243d)
  • Contre l’atomisme (246a-248a)
  • Contre l’idéalisme (248a-249d)
  • Les idées génératrices (258c-260b)
  • La distinction (253b-254b)
  • La vraie sagesse (227e-229d)
  • La nature de la philosophie (216a-218d)
le Politique
  • L'apprentissage du dialogue (258b-259d)
  • Le mot et la chose (261e-264b)
  • Cosmologie mythique (268d-270c)
  • Anthropologie mythique (270c-272d)
  • Politique mythique (272d-274d)
  • Le modèle allégorique (277a-278e)
  • La juste mesure (283a-285c)
  • La vraie souveraineté (291d-293a)
  • Pas de bonne constitution (297e-299e)
  • Le but de la philosophie (285c-287e)
Philèbe
  • Pluralité des plaisirs (12b-13d)
  • Une vie de mollusque (20b-21d)
  • Du stupre (45a-46b)
  • La belle vie (63b-65a)
  • L'un et le multiple (13e-15c)
  • Arts purs et impurs (55c-57a)
  • De la science (57e-59d)
  • La belle route (15d-17a)
  • L'âme du monde (28d-30c)
  • Mémoire, oubli, souvenir (33c-34c)
Apologie
Euthyphron
Criton
Timée
les Lois
Cratyle
Protagoras
Ménon
Ion
Hippias mineur

Préface

Les études successives qui constituent ces «Interprétations platoniciennes» ont été conçues séparément les unes des autres. A l’exception du commentaire de Parmenide, ce sont des cours professés année après année pour mes étudiants de l’hypokhâgne de Cherbourg. De ces matériaux indépendants il y a quelque artifice à prétendre faire un ensemble. Platon le premier cependant s’est refusé à donner de sa pensée un exposé systématique. "De moi, du moins, il n'existe et il n'y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets : il n'y a pas moyen en effet de les mettre en formules", écrit-il dans la Lettre VII (341c). Il est donc entièrement illégitime de prétendre enfermer sa philosophie dans un résumé, si vaste soit-il, où devraient s'articuler des notions telles que la dialectique, la maïeutique, la réminiscence, la séparation des idées et la participation, etc., qui n'ont d'existence que dans les ouvrages dénoncés par lui.

Ce point de droit impose à son interprète de se tenir au plus près de ses textes. Il ne sera pas déçu : chaque dialogue, en tout cas chacun de ceux qui sont ici commentés de manière suivie, contient sa philosophie toute entière. Elle y est exposée d’un point de vue chaque fois particulier, de telle sorte que ses grands thèmes s’y retrouvent dans une hiérarchie et une subordination singulières, esquissés ou développés, quelquefois incontournables et quelquefois simplement embryonnaires. Chaque dialogue à la fois se suffit assurément à lui-même et reçoit un vif éclairage de la lecture des autres. L’analyse de l’un quelconque d’entre eux donne une vue complète de la pensée de son auteur en même temps qu’elle mène aux autres comme à de féconds prolongements.

Des premières leçons de ces Interprétations aux dernières il y a donc des répétitions. En pensant qu’elles sont constitutives non seulement de la pédagogie, mais de la philosophie de l'auteur lui-même, je me donne une raison de les maintenir. Cependant un lecteur attentif apercevra peut-être aussi d’une étude à l’autre des inflexions dans la compréhension de cette pensée. Elles trahissent un mouvement d’approfondissement de ma réflexion. Je ne souhaite ni les lui dissimuler, ni les effacer. Par contre en lui présentant ces études dans leur ordre chronologique je l’autorise à tenir toujours la dernière pour la plus accomplie. Enfin si ce travail peut lui fournir le moyen de comprendre que la philosophie de Platon est autre chose que le platonisme, j’aurai atteint un résultat prodigieux.

Les leçons ont chacune commencé par la lecture en classe des quelques pages auxquelles elles se réfèrent explicitement et qui sont ici chaque fois clairement indiquées afin qu’on puisse ici aussi les lire avant le commentaire, qui sans elles serait inintelligible. Elles se rapportent, du moins je le crois, aux moments les plus forts de chaque dialogue considéré. Je ne prétendrai assurément pas que telle autre page y est négligeable : et de fait on trouvera dans mes explications de nombreuses références au reste du dialogue. C’est de celui-ci tout entier qu’il faut partir et c’est à lui qu’il faut enfin revenir. Car la bonne intelligence de la philosophie d’un auteur ne passe par rien d’autre que par sa lecture attentive, à quoi le seul objectif de cette publication électronique est d’apporter une aide. Je ne donne à ces Interprétations platoniciennes de but ni plus ni moins ambitieux que celui que poursuit M Maurizio Pollini lorsqu'il interprète Beethoven : le donner à entendre.

le 25/11/2002

 
 
Index platonicien

(08/09/2005)

Afin de faciliter les recherches thématiques, voici les entrées les plus significatives de la pensée de Platon, leurs références les plus pertinentes à ses œuvres (ban = Banquet, fdn = Phédon, fdr = Phèdre, fil = Philèbe, gor = Gorgias, par = Parménide, pol = Politique, rep = République, sof = Sophiste, tet = Théétète, leg = Lois) et aux leçons de ces Interprétations platoniciennes :


  • Allégorie : tet 3, 7; fdr 4; fdn 10; ban 9; rep 7, 9, 13, 16; pol 6.
  • Amour : fdr 1-3, 6, 8; fdn 2; ban 2-7, 10.
  • Beau : fdr 4-6, 8; ban 2, 4, 7, 10.
  • Bien : tet 2; gor 6, 9; fdn 8; ban 2, 4; rep 8, 13-15, 17, 20.
  • Bonheur : tet 2; gor 3, 7; fdn 3, 6, 10; ban 3, 5; rep 1, 7, 9-10; fil 4.
  • Châtiment : fdr 5; gor 6, 10; fdn 6; rep 1, 8-9.
  • Corps : tet 4; fdr 4-6; gor 2; fdn 1-2, 6, 10; ban 6-8; rep 8; pol 4.
  • Courage : gor 5; fdn 3, 6; rep 5, 7; leg.
  • Délire : fdr 3, 6; fdn 3.
  • Démagogie : fdr 7, 9; gor 2; fdn 7; rep 3; sof 1.
  • Démocratie : gor 4; rep 3-6; pol 8-9.
  • Démon : fdr 2; ban 3; rep 10.
  • Désir : fdr 1; gor 1, 5, 10; ban 1-2, 4-6, 8, 10; rep 7.
  • Dialogue ("dialectique") : par 2-3; tet 3, 7; fdr 2, 8, 10; gor 3, 6; fdn 7; ban 1, 3, 8; rep 3, 20; sof 2, 8; pol 1-2; fil 5, 7, 8.
  • Education : tet 1; fdr 3, 9; gor 4; ban 7, 9; rep 3, 7, 17; sof 1-2, 9; pol 10; leg.
  • Enfantement ("maïeutique") : tet 7; gor 3, 6; fdn 5, 9; ban 1, 7.
  • Enquête sur la nature : tet 1, 3; fdn 8-9; ban 6; rep 14, 16, 19-20; fil 7.
  • Etre : tet 3; ban 4, 8; sof 3-7.
  • Gymnastique : gor 2, 9.
  • Idées : par 1-3; tet 1, 3-7; fdr 3-6; fdn 4-5, 9; ban 10; rep 11-12, 14, 16, 18, 20; sof 6-7.
  • Intelligence : par 2; fdr 6; gor 5, 7, 10; fdn 3, 5-10; ban 10; rep 7, 13-14, 20; sof 6, 8-10; pol 10; fil 9, 10.
  • Justice : tet 2; fdr 2; gor 4-10; fdn 10; rep 1-2, 7.
  • Législateur : rep 6; pol 8; ban 9; leg.
  • Loisir : tet 2; pol 4; rep 0; leg.
  • Médecine : gor 2, 9; ban 6; sof 9.
  • Mouvement : tet 3; ban 2, 4, 6; rep 7, 20; sof 3, 6; pol 3.
  • Multiple : par 1-3; rep 11-12; fil 5, 8.
  • Mythe : tet 3; fdr 4, 6; gor 10; fdn 10; pol 3.
  • Opinion : tet 1, 4-7; fdr 7; fdn 1, 6; ban 3; rep 11-12, 15; sof 4.
  • Plaisir : fdr 1-2; gor 3, 5; fdn 1, 6. fil 1-4; leg.
  • Poésie : fdr 3; rep 2, 7-8, 16.
  • Raison : tet 5-6; fdr 1-4; fdn 1-2, 5, 7, 9; ban 3, 10; rep 20; sof 8-9.
  • Sagesse : tet 3, 7; fdr 3, 5, 10; fdn 9; ban 4; rep 11.
  • Semblable : par 1-3; tet 4; fdn 4; ban 2; sof 3, 7.
  • Souvenir ("réminiscence") : tet 5; fdr 4-6, 9-10; fdn 4-5; ban 8; rep 10, 17; pol 4-5; fil 10.
  • Tempérance : fdr 1; gor 2, 5, 7; fdn 3, 6; fil 1.
  • Vérité : tet 1, 6-7; fdr 7; gor 6; ban 1, 8; rep 13-14, 16; sof 3, 7.
  • Vertu : gor 7; fdn 3, 6; ban 9-10; rep 10; sof 5; leg.

 
 
Synthèse

Après les études analytiques, auxquelles renvoie le répertoire ci-contre, et fondée sur elles, il m'a paru possible de donner de la philosophie de Platon une synthèse qui ne verserait pas dans le travers dénoncé par la Préface ci-dessus. Ce n'est pas un résumé académiquement articulé, mais une promenade dans les dialogues, feignant d'accompagner le philosophe dans un entretien où rien de ce qui est philosophiquement déterminant n'eût été laissé à l'état d'allusion.

PLATON pour l'amour du sens

 

Apologie de Socrate

(Le plaidoyer du philosophe)

 

1° suis-je coupable ?

je ne me reconnais pas dans les propos de mes accusateurs ; ils ne vous ont pas dit un mot de vrai, moi au contraire je ne vous dirai que la vérité (17a-18a) ;

A- que disent mes accusateurs les plus anciens ?

ils prétendent que je recherche ce qui se passe sous la terre et dans le ciel, mais je n'en ai cure (18a-20c) ;

j'ai pourtant un savoir, comme l'a justement dit le dieu de Delphes : je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas ; et je suis en cela supérieur à nos hommes d'Etat, à nos poètes et à nos artisans, qui tous me haïssent pour l'avoir montré à leurs dépens (20c-23c) ;

ils me sont d'autant plus hostiles que je l'ai montré devant les jeunes gens qui ont le loisir de m'écouter, raison pour laquelle ils m'accusent de les corrompre (23c-24b) ;

B- que disent mes récents accusateurs ?

ils prétendent que je suis coupable de corrompre les jeunes gens et de ne pas croire aux dieux de la Cité (24b-24d) ;

[dialogue avec Mélétos :]

je n'ai vraiment pas de chance, je serais le seul à corrompre les jeunes ! (24d-26b) ;

je les corromprais en leur enseignant à ne pas croire aux dieux, bien qu'il soit avéré que je crois à leur puissance ! (26b-28a) ;

C- qu'est-ce ce qui peut me faire condamner ?

ce ne sont pas les calomnies de mes accusateurs ;

c'est de n'avoir pas déserté le poste qui m'a été assigné par le dieu, qui m'ordonne de dire à chacun d'entre vous d'avoir soin de son intelligence plutôt que de sa richesse (28a-29b) ;

soyez assurés que je ne changerai jamais de conduite (29c-30c) ;

car c'est vous que je défends par là, comme un taon aiguillonne un cheval (30c-31c) ;

pourquoi dans ce cas ne me suis-je pas mêlé des affaires publiques ? parce que mon expérience m'a montré que vous ne m'auriez pas laissé longtemps la possibilité de m'opposer à vous (31c-33a) ;

si j'avais corrompu des jeunes gens, leurs parents seraient aujourd'hui du côté des accusateurs (33a-34b) ;

je ne vous supplierai pas de m'épargner, car ce serait m'accuser (34b-35d).

2° à quelle peine faut-il me condamner ?

pour avoir renoncé à votre profit à ma vie tranquille, je mérite d'être nourri et logé aux frais de l'Etat ; sinon de vous payer dix ronds : c'est tout ce que je peux faire (35d-38b).

3° quelle est la portée de votre jugement ?

à ceux qui m'ont jugé coupable : en me condamnant vous vous livrez à d'autres enquêteurs, plus redoutables que moi (38c-39d) ;

à ceux qui m'ont acquitté : en croyant me nuire vos collègues me rendent un signalé service : ils m'envoient aux Enfers, où j'aurai de vrais juges et le bonheur d'une meilleure compagnie (39e-42a).

Table

 

Euthyphron

(La nature du divin)

 

Prologue (2a-5d)

Objets : 1° mettre en scène les interlocuteurs, personnages d'épaisseur théâtrale ;

2° caractériser la philosophie de Socrate : il n'a pas de doctrine propre et de là vient qu'il accouche les esprits ;

3° placer le dialogue dans l'ère du scandale ouverte par la mort du juste supplicié.

A Socrate (2a) je suis appelé au portique royal ; c'est pour une affaire criminelle, non un simple délit, (2b) je ne connais pas bien mon accusateur : ce n'est qu'un prête-nom, (2c) il m'accuse sans doute parce qu'il est savant, tandis que je suis ignorant, il sait ce qu'est la piété et je ne le sais pas, (2d) il commence par où il faut, il nettoie la cité de ceux qui corrompent la jeunesse !

Euthyphron (3a) comment peut-il t'accuser toi, ce qu'elle a de meilleur !

Socrate (3b) il m'accuse d'être un faiseur de dieux nouveaux...

Euthyphron c'est à cause de cette voix divine qui t'arrête quelquefois ; la piété se prête à la calomnie ; ils rient de moi aussi, (3c) mais, les gens de notre sorte, doivent oser leur tenir tête.

Socrate s'il ne devaient que rire, ce ne serait rien, mais ils se fâchent ! (3d) tu es quelqu'un qui se réserve et qui ne veut pas enseigner, mais moi je prodigue sans discernement ce que j'ai à dire ; (3e) s'ils prennent la chose au sérieux...

B Socrate au fait, quelle est cette affaire qui t'amène ici ?

Euthyphron (4a) je poursuis quelqu'un qu'il paraît fou de poursuivre, je poursuis mon père.

Socrate la foule ne sait guère ce qui est bien, mais toi pour accuser un parent d'avoir fait tort à un étranger tu dois être très savant.

Euthyphron (4b) je ris de ta distinction entre étranger et parent ; une seule chose est à considérer : le droit ; (4c) la souillure est sur toi, si tu ne poursuis pas le coupable ; (4e) c'est à tort que le vulgaire pense savoir ce qui est pieux au jugement des dieux ; (5a) je ne me distinguerais pas de lui si je ne le savais pas.

Socrate j'ai intérêt à me faire ton disciple pour échapper à mon accusateur, (5d) révèle-moi l'essence de l'impie, qui est toujours la même et de même caractère.

Première définition (5d-6e) : la piété consiste à poursuivre le coupable.

Euthyphron (5d) ce qui est pieux est ce que je suis en train de faire : poursuivre le coupable ; (5e) regarde bien par quelle preuve décisive j'établis que telle est bien la loi ; (6a) les gens croient que Zeus était juste en châtiant son père Cronos, et ils m'accusent : ils se contredisent !

Socrate (6a) quand j'entends parler ainsi des dieux je me fâche ; (6b) crois-tu vraiment à ces récits ? tu admets qu'il y a réellement entre les dieux des guerres ? (6d) cependant je ne t'ai pas demandé une ou deux choses pieuses, mais l'essence du pieux, (6e) un terme de comparaison, qui permette de reconnaître toute action pieuse.

Deuxième définition (6e-9b) : ce qui agrée aux dieux est pieux, ce qui ne leur agrée pas est impie.

Euthyphron (6e) ce qui agrée aux dieux est pieux.

Socrate (7a) C'est tout à fait le genre de réponse que je demandais ; maintenant est-elle juste ? (7b) tu as dit aussi que les dieux se combattent ; or à propos de nombres, ils s'accorderaient, (7c) de même à propos de longueur, de poids ; (7d) mais sur le juste et l'injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, faute d'avoir un critère, c'est là-dessus selon toi que les dieux se disputent ; (7e) ce que chacun d'eux juge bon et juste est aussi ce qu'il aime ; (8a) et la diversité de leurs jugements fait que les mêmes choses sont à la fois pieuses et impies ; (8b) l'accusation que tu portes contre ton père pourrait bien être agréable à Zeus en même temps qu'odieuse à Cronos.

Euthyphron il n'y a entre eux aucun désaccord sur la nécessité de punir le coupable.

Socrate (8c) mais les hommes non plus n'osent pas soutenir que le coupable doive échapper au châtiment ; (8d) s'il y a désaccord, c'est pour décider qui est coupable ; il en va de même entre les dieux ; (9a) enseigne-moi ce qui te fait croire que tous les dieux jugent ta conduite pieuse ; (9c) mais je te tiens quitte de cette démonstration.

Troisième définition (9c-11e) : l'action pieuse est celle qui est approuvée par tous les dieux.

Socrate (9d) supposons avec toi que ce qui est approuvé de tous les dieux soit pieux, (9e) mais voyons si tu l'affirmes avec raison, car nous ne pouvons accepter pour vrai tout ce que quiconque prétendra ; (10a) ce qui est pieux est-il approuvé des dieux parce qu'il est pieux, ou bien cela est-il pieux parce que les dieux l'approuvent ?

Euthyphron (10d) il me semble que c'est parce qu'elle est pieuse qu'une action est aimée des dieux.

Socrate et au contraire ce qui est agréable aux dieux l'est seulement parce qu'il est aimé d'eux ; ce qui leur est agréable n'est donc pas la même chose que ce qui est pieux ; (10e) ce qui est pieux est aimé des dieux à cause de sa nature, tandis que ce qui leur plaît est aimé d'eux sans que sa nature en soit la cause ; (11a) par conséquent lorsque tu me dis que ce qui est pieux est aimé des dieux, tu t'en tiens à un simple accident ; de son essence tu n'as rien dit ; (11b) dis-moi en quoi consiste proprement ce qui est pieux, sans plus rechercher ce qui est aimé des dieux.

Euthyphron je ne sais plus que dire.

Socrate (11c) tes affirmations sont comme les statues de Dédale, elles nous fuient ! (11d) je donne la faculté de s'enfuir aux œuvres des autres ; c'est bien malgré moi, car je ne demande que le stable et le solide ; (11e) courage, vois s'il est nécessaire que tout ce qui est pieux soit juste ?

Euthyphron oui.

Socrate (12a) et que tout ce qui est juste soit pieux ?

Euthyphron je peine à te suivre.

Quatrième définition (11e-15b) : la piété est la partie de la justice qui concerne les soins dus aux dieux.

Socrate (12a) tu crains la peine parce que tu es trop savant ! (12b) voici une comparaison, je ne crois pas que là où est la crainte soit aussi le respect, mais que là où est le respect est aussi la crainte, (12c) car le respect est une partie de la crainte ; (12d) de même il peut y avoir quelque chose de juste qui ne soit pas pieux, car la piété est une partie de la justice ; quelle est cette partie ?

A Euthyphron (12e) celle qui concerne les soins dus aux dieux.

Socrate (13a) excellent ! toutefois qu'appelles- tu soins ? (13b) car concernant les chevaux, les chiens, les bœufs le bien est l'utilité de celui qu'on soigne ; (13c) mais est-ce que tu améliores un Dieu ? (13d) tu ne parles pas de soins de ce genre ?

Euthyphron non, mais du même soin que les esclaves prennent de leur maître ; la piété est un service des dieux.

Socrate on voit très bien ce que visent à produire les serviteurs des médecins, des constructeurs de vaisseaux, des architectes, (13e) quelle est donc cette très belle chose que produisent les dieux grâce à nos services ?

Euthyphron beaucoup de belles œuvres !

Socrate (14a) il en va de même des stratèges, des agriculteurs, etc. mais toutes ces belles œuvres que font les dieux, en quoi se résument-t-elles ?

B Euthyphron (14b) voici l'essentiel de la piété : savoir dire et faire ce qui est agréable aux dieux, soit en priant soit en sacrifiant, tel est ce qui est pieux.

Socrate (14c) tu n'as pas envie de m'instruire... tu m'as dérobé ta réponse et il faut bien qu'en amant je poursuive l'objet de mon amour ! tu viens de définir une science de sacrifices et de prières... de présents et de demandes ; (14d) la piété ne serait-elle pas de demander aux dieux ce dont nous avons besoin, et de leur offrir ce dont ils ont besoin ?

Euthyphron rien d'autre.

Socrate (14e) la piété serait par conséquent une technique commerciale ?

Euthyphron s'il te plaît de l'appeler ainsi.

Socrate ça ne me plaît que si c'est la vérité ; quel profit les dieux tirent de nos présents ?

Euthyphron (15a) des marques de respect, des honneurs.

Socrate (15b) alors ce qui est pieux est ce qui leur plaît ; tu es plus habile que Dédale à tourner en rond ! nous avions dit le contraire ; (15c) ou bien tout à l'heure nous nous sommes trompés, ou bien c'est maintenant.

conclusion (15b-16a) : nécessité d'une autre définition et abandon de Euthyphron.

Socrate (15c) en conséquence il faut examiner à nouveau la nature propre de ce qui est pieux ; (15d) on ne doit pas plus te lâcher que le dieu Protée, tu ne veux pas dire ce que tu sais ; et tu le sais, car si tu ne savais pas, comment oserais-tu accuser ton père ?

Euthyphron (15e) une autre fois, je suis pressé.

Socrate tu me déçois, (16a) je croyais apprendre de toi comment mener une vie meilleure et ne plus tomber sous l'accusation d'impiété.

Table

 

Criton

(La consécration du supplice)

 

  • L'heure est fixée

    Socrate s'étonne de la présence de son ami à son réveil (43a). Criton a corrompu le gardien, pour entrer dans la geôle avant l'aube. Il l'a fait dans le but de presser Socrate de s'évader avant l'arrivée annoncée du navire, au retour duquel doit se faire l'exécution du condamné.

    " Frère, éloigne de toi ce calice ", est-il venu dire à celui que cette échéance cependant laisse de marbre.

    Criton veut (44b) que Socrate se sauve, non seulement parce qu'il est son ami, mais aussi parce que, s'il ne le fait pas, les gens croiront que ses amis étaient moins attachés à lui, prétend-il, qu'à l'argent propre à organiser son évasion. Mais Socrate n'a que faire de l'opinion de gens.

  • Tu peux t'évader

    Criton risque l'hypothèse (44e) que Socrate ne refuserait l'aide de ses amis qu'afin de leur éviter des poursuites ultérieures. Cependant, ajoute-t-il, il n'y a rien de tel à craindre, les accusateurs se vendent pour pas bien cher (45a),

    et leur achat ne ruinerait ni lui-même ni Simmias, Cébès et d'autres amis, qui sont prêts non seulement à donner leur argent pour corrompre tous ceux qui sont chargés d'empêcher la fuite du condamné (45b),

    mais aussi pour lui garantir ensuite l'hospitalité et la sécurité (45c).

  • Tu dois t'évader

    Plus au fond, poursuit Criton, il n'est pas seulement possible à Socrate de se sauver, il le doit, parce que sa mort

    1° comblerait ceux qui veulent le faire taire (45c),

    2° laisserait au contraire sans secours ses enfants (45d),

    3° ferait tomber ses amis sous l'accusation de manque de cœur (45e-46a).

  • Qu'en dis-tu, Criton ?

    Après ce plaidoyer, Socrate répond que ce n'est pas parce qu'il est sur le point de mourir, que ce qu'il a toujours pensé vrai serait devenu faux, et qu'il devrait se rallier à l'opinion générale (46b-47a).

    Aujourd'hui comme hier, relativement à la santé et à la maladie, il n'y a que le jugement du médecin qui compte ; de la même manière relativement au juste et à l'injuste, il n'y a que le dialogue philosophique qui permette de juger (47b-48b).

    A l'inverse l'argent, l'opinion des gens et l'éducation des enfants sont des arguments par lesquels le vulgaire vous ferait également bien exécuter et ressusciter, si c'était en son pouvoir (48c-d).

    Ce que je dois faire, c'est toi, Criton qui vas me le dire (48e-49a).

    Nous avons toujours jugé qu'il ne faut pas faire le mal volontairement, et pas même répondre à l'injustice par l'injustice (49b-e).

    En sortant de cette prison sans l'assentiment de la cité, ne ferais-je pas du mal à qui je dois le plus de bien ? (50a).

  • Prosopopée des lois

    Criton ne comprenant pas, Socrate fait parler les lois :

    " L'Etat peut-il subsister, si les jugements qu'il rend sont sans force (50b) ?

    " As-tu, Socrate, quelque chose à dire contre les lois, dont tu as fait ton profit, lorsqu'elles réglaient le mariage de tes parents, ta naissance et ton éducation en musique et gymnastique (50d) ?

    " Lorsqu'elles décident de ta condamnation à mort, comme lorsqu'elles t'ordonnent de tenir un poste au combat ou à l'assemblée, il te faut soit les faire changer par des moyens légitimes, soit exécuter ce qu'elles prescrivent (51b-c).

    " Elles n'interdisent pas que celui qui ne se plaît pas à Athènes la quitte pour l'étranger, mais elles exigent en revanche que celui qui y reste leur obéisse, alors même qu'en cette ville il a pu y exercer le droit de les discuter (51d-52a).

    " Tu le dois, Socrate, plus qu'aucun autre, toi qui te plaisais tellement sous notre autorité, que tu n'as jamais quitté cette ville, que tu y as donné naissance à tes enfants. Jamais tu n'as préféré vivre dans un autre Etat. Pendant ton procès nous t'avons donné la possibilité de demander l'exil, tu l'as méprisée et maintenant tu la réclamerais contre nous (52b-53a) ?

    " Mais dans la ville où tu irais, Thèbes ou Mégare, qui ont de bonnes lois, tu serais soupçonné à juste titre de vouloir y détruire les lois et de corrompre les jeunes gens (53b-c).

    " Préférerais-tu rejoindre un pays injuste et immoral pour que tes enfants y reçoivent l'éducation qu'il pourrait leur donner (53d-54a) ?

    " Si maintenant tu dois mourir, tu y es condamné par l'injustice des hommes, et non la nôtre ; si tu t'évadais, tu leur rendrais l'injustice pour l'injustice, violant ton propre jugement (54b-c)  ".

    Trouves-tu quelque chose à dire contre elles, Criton ?

    --Au contraire, je n'ai rien à y redire (54d).

    Table

     

    Parménide

    (La doctrine éléate des idées)

     

    Cette note, qui ne commente que partiellement le dialogue mettant en scène les éléates, pourrait être intitulée pompeusement " la séparation et la participation des idées ". Mais ces formules sont creuses. Pour aller tout droit à l’essentiel, je dis qu’il n’y a pas pour Platon de question de la participation. Celle-ci ne se poserait qu’à qui séparerait l’idée. Or c’est ce qu’il ne faut pas faire, comme précisément en avertit la République. Cette proposition cependant est si importante et si lourde de conséquences que je dois la défendre. C’est ce que m’autorise une analyse des leçons que Platon a données dans son Parménide.

    Au début du livre, on le sait, l’interlocuteur de Socrate est Zénon d’Elée, qui illustre à sa manière les thèses de son maître. Or Socrate les trouve, ainsi exposées, un peu faibles à son goût, un peu faciles. Il n’y a rien de merveilleux, dit-il en substance, à montrer les êtres sous des aspects contradictoires. En tant que tout ce qu’on appelle le multiple prend part à des idées opposées, il ne peut pas s’étonner si ce qui est dit grand peut aussi être dit petit, si ce qui est dit semblable peut aussi être dit dissemblable. Mais son étonnement (les mots thaumazein, thaumaston... reviennent tout au long de la page 129 et rappellent Théétète 155d : mala gar filosofou touto to pathos to thaumazein) commencerait si quelqu’un était capable de lui montrer l’idée du semblable et celle du dissemblable se mêler. " L’essence de l’Un par contre, qu’on la démontre en soi multiple, le Multiple à son tour qu’on le démontre un, voilà où commencera mon émerveillement " (129b). Or c’est bien ce que va faire Parménide à partir de la page 137c.

    Cependant avant d’y arriver celui-ci, soucieux de graduer les difficultés, propose à Socrate celles qui concernent la séparation de l’idée d’avec son objet. C’est que pour comprendre la participation des idées les unes aux autres (à travers la deuxième hypothèse et toutes celles qui en dépendent) il convient d’avoir auparavant pris conscience de l’impossibilité où l’on se trouve de saisir exactement quelle est la participation de l’objet grand à l’idée du grand, de l’objet beau à l’idée du beau, etc. En effet, si on veut éviter de se méprendre sur la portée de " la traversée à la nage d’un si rude et si vaste océan de discours " (137a) que constitue ce " bavardage " (135d) de Parménide, il faut avoir compris le piège qu’est un monde des idées séparé d’un monde sensible. Tant qu’on ne l’a pas compris, tant qu’on passe trop rapidement sur ce moment du dialogue où Parménide et Socrate proposent tour à tour des définitions de l’idée, d’où suit une conception à chaque fois nouvelle de la participation (131a-133a), on risque de ne pas saisir le sens de l’exercice que fait Parménide devant cet auditoire restreint et, finalement, de se tromper sur la " dialectique ". Pour dire brièvement les choses, le début du dialogue indique méthodiquement (je vais le montrer dans le détail) quelles sont les fausses voies où il faut éviter de s’engager si l’on veut comprendre ce qu’est une idée, tandis que toute la dernière partie constitue une démonstration de ce qu’est la dialectique. Mais le sens de cette dernière est entièrement faussé si l’on s’imagine que c’est réellement avec des idées que jongle Parménide. Car celui-ci n’a à sa disposition que des ombres d’idées et, si l’on n’y prend garde, on n’aura pour résultat qu’une ombre de dialectique. Mais il faut prendre dans le détail le développement de cet obscur dialogue.

    Je saisis tout de suite aux deux bouts cet entretien où l’on cherche ce qu’est l’idée. Avant qu’il ne s’engage Socrate demande " que l’on commence par distinguer et mettre à part, en leur réalité propre, les idées " (129d), et lorsque Parménide lui demande de quoi il pense qu’il y a idée, il lui demande s’il reconnaît un être défini à la ressemblance en soi, à part (chôris) de la ressemblance qui est nôtre. Et Socrate opine. C’est donc bien que la discussion qui va suivre va avoir pour objet les diverses façons de concevoir comment l’idée peut être séparée de son objet, quoique celui-ci garde sa participation à elle. Or, à l’autre bout du dialogue, après cette discussion et son élargissement final montrant une séparation irrémédiable de deux mondes, Parménide annonce à Socrate que si, intimidé par les difficultés qu’ils viennent de rencontrer, ils renoncent à l’existence des idées, alors " on n’aura plus où tourner sa pensée, puisqu’on n’a pas voulu que l’idée spécifique de chaque être garde identité permanente " (135bc). Mais il n’est pas possible de renoncer aux idées puisque la seule activité de l’esprit, dans quelque domaine que ce soit, suffit à montrer qu’on a où tourner sa pensée. Ainsi puisqu’il faut, de deux choses l’une, abandonner soit la séparation de l’idée, à laquelle semble tenir le jeune Socrate, soit la possibilité de toute connaissance, à laquelle il tient encore plus, et que cette dernière option est proprement impensable, il faut bien avouer que la seule chose qui soit visée dans toute cette partie du dialogue est la séparation de l’idée.

    L'impossible séparation

    J’examine comment s’impose cette alternative de renoncer soit à l’existence des idées soit seulement à leur séparation. Il y a quatre façons de concevoir l’idée comme séparée, qui sont quatre façons de faire de l’idée une chose. Deux en font une chose dont le degré de réalité serait au fond le même que celui des objets, les autres en font une chose qui se situerait au-delà des objets mais néanmoins chose. Par ailleurs dès qu’on aperçoit la difficulté, on essaie de déplacer l’idée ; et ce déplacement ne peut se faire que de deux manières différentes. Pour la clarté de l’exposé je parlerai de quatre hypothèses. L’idée est conçue par la première hypothèse comme un voile étendu sur les individus, par la seconde comme un caractère commun, par la troisième comme une pensée se produisant dans l’âme et par la quatrième comme un modèle dont les choses seraient des copies.

    Avec la première hypothèse se pose la question de savoir si la chose belle ou grande participe à l’idée toute entière de beauté ou de grandeur ou bien plutôt à une partie seulement de cette idée, celle-ci ayant autant de parties qu’il y a d’objets qui participent à elle. Il n’est pas besoin d’être très clairvoyant pour comprendre qu’on a fait ici de l’idée une chose, et une chose parmi les choses au plus bas degré, immanente aux autres. L’idée est prise pour un voile recouvrant tous les objets dont il est l’idée. C’est seulement une partie du voile, qui recouvre chaque objet, qui est au-dessus de lui. Mais alors séparer l’idée de son objet aboutit à séparer l’idée d’elle-même, puisque les véritables idées ne sont pas autre chose que les parties de l’idée. Socrate essaie bien de résister à la logique de Parménide -car tout cela est parfaitement logique, le dialogue est entièrement logique d’un bout à l’autre, et il faudra tirer de cette constatation les conclusions importantes qui en découlent- en disant que peut-être on peut essayer de concevoir l’idée à la manière du jour qui éclaire tous les objets et qui pourtant n’a pas de parties, n’est pas séparé de lui-même. Il ne semble pas hasardeux de penser qu’il y a là une discrète allusion à ce qu’est le soleil, représentation de l’idée du bien, soleil des idées qui n’est plus une idée. Socrate suggère là une façon de se tirer d’embarras. C’en est une en effet et l’on comprend alors que l’idée est autre qu’une chose par le fait qu’est brisé le jeu logique, qui par la séparation de l’idée en fait un tout capable de parties. Mais justement parce qu’il est brisé Parménide refuse avec autorité la proposition et Socrate lui concède tout ce qu’il veut avec un énigmatique " peut-être " (131c). Il doit donc reconnaître que l’idée se sépare d’elle-même et que cela entraîne des conséquences ridicules qui font de cette première hypothèse une argumentation qui serait assez dans le goût de Zénon. Ce qui est grand l’est par une partie de la grandeur, c’est à dire par quelque chose de petit. Ce qui est égal ne saurait être égal à quoi que ce soit s’il n’a participation qu’à un morceau de l’égal en soi. Par rapport à toutes les choses petites qui ne participent chacune qu’à une partie de la petitesse, la petitesse sera grandeur, et l’on ne peut éviter le paradoxe de faire devenir quelque chose moindre quand c’est de la petitesse qu’on lui ajoute, qu’on lui additionne. On est donc perdu dans des difficultés ridicules et il faut trouver une autre hypothèse.

    Avec la seconde Parménide propose, ce qui paraît d’abord très astucieux, que l’idée soit un caractère un et identique, commun à tous les objets dont elle est l’idée. On imaginerait ce caractère lorsque, parcourant la diversité des objets, on en apercevrait plusieurs qui paraissent grands, plusieurs qui paraissent beaux ... On poserait donc à part le grand ou le beau en soi, par lesquels seuls les objets seraient beaux ou grands. Cependant cette hypothèse ne tient pas. En effet si l’on aperçoit des objets beaux et qu’ensuite seulement dominant leur ensemble on pose l’idée du beau, on ne fait là rien d’utile puisqu’il n’y a pas besoin de l’idée du beau pour connaître les objets beaux. L’idée n’ajoute rien, elle est déjà un " troisième homme ". Du moins l’idée telle qu’elle est comprise ici par Parménide. Car pour ce qui est de l’idée véritable, elle est à l’œuvre dans l’aperception de tel objet comme beau, puis de tel autre comme beau aussi. L’idée n’est pas le caractère commun, ou plutôt si elle est commune ce n’est pas la raison pour laquelle elle est idée. Au contraire la communauté n’est qu’une conséquence. L’idée est commune parce qu’elle est l’idée, mais non pas l’inverse. Autrement dit Parménide tend un piège à Socrate en lui proposant une équivoque. Il n’est pas douteux que l’idée du beau soit commune à toutes les choses belles, et c’est ce que Socrate approuve quand il répond à Parménide " ce que tu supposes est vrai " (132a), mais l’équivoque repose sur la question de savoir en quel sens cette communauté est indice de l’idée : comme sa cause ou comme sa conséquence. Parménide l’a présentée comme cause, ce qui ne résiste pas à l’examen. Toutefois cet examen il ne le fait pas, délaissant par là la véritable réfutation de son hypothèse. S’il indiquait comment son hypothèse se détruit le mieux, il dirait par là même ce qu’est l’idée et ferait sortir avant l’heure l’entretien des difficultés. Il importe en effet que Socrate se perde d’ombre d’idée en ombre d’idée, sans quoi sa découverte de l’idée vraie risque de n’être guère plus qu’un heureux hasard. Il faut donc feindre de voir l’idée en ce qui est déjà un troisième homme, à partir de quoi la réfutation toute extérieure, toute logique, toute vide, par l’argument du troisième homme va de soi. Cet argument n’est pas rapporté de loin, il est enfermé dans l’hypothèse même. L’idée a été faite chose, mais cette fois chose au-delà des choses, transcendant les choses. Si bien qu’entre elle et les choses on saisit encore un caractère commun, et entre ce caractère et ce à quoi il est commun un autre caractère commun, etc. Mais cela n’est possible que parce que le premier caractère commun a été posé inutilement.

    Il faut par conséquent trouver autre chose et cette fois c’est Socrate qui propose. Il espère éviter à la fois les écueils des deux premières hypothèses et presque même les unes par les autres. Il faut d’une part éviter que l’idée se morcelle en parties d’elle-même comme c’était le cas en premier lieu, et d’autre part qu’elle puisse être attaquée par l’argument du troisième homme. Socrate croit résoudre la question en faisant de l’idée une pensée (noèma) qui ne doive se produire nulle part ailleurs que dans les âmes. De cette façon il espère éviter que l’idée se divise et il est vrai que, si elle se divise quand même, le processus n’est pas identique à celui de la première hypothèse. Il pourra aussi éviter l’argument du troisième homme. A nouveau cependant l’idée transcende ses objets, elle est au-delà d’eux puisqu’elle est dans l’âme. Mais même cette façon de faire de l’idée une pensée est une façon d’en faire une chose, car l’idée semble ainsi constituée dans une intégrité inviolable hors de toute activité de la pensée. C’est pourquoi n’étant pas véritablement l’idée, elle va se dédoubler ou plus exactement se découvrir elle-même dans son objet mieux qu’en elle-même. Car cette pensée que serait l’idée a nécessairement un objet, sinon elle n’est pensée de rien, et cet objet n’est autre que le caractère un et identique qui est commun à tout ce qui relève de cette idée. Autrement dit on a pris la pensée pour une forme creuse, immobile, à quoi il faut donner une matière, et cette matière est l’idée elle-même, exactement au même sens qu’elle l’était dans l’hypothèse précédente. Ainsi l’idée n’est jamais qu’une idée d’idée. Ou bien alors il faut renoncer à poser l’idée comme une pensée qui a lieu dans l’âme. Mais tant qu’on reste dans cette troisième hypothèse l’idée ne rejoindra jamais l’objet et tout sera fait de pensées. On peut également soutenir que cette idée qui est une pensée n’a pas d’objet et que les idées sont donc idées de rien, ce qui à tout prendre n’est pas plus absurde que de faire de l’idée l’objet de l’idée. Dans tous les cas on ne peut s’en tenir là puisqu’on n’a jamais où tourner sa pensée. Socrate a donc ici essayé vainement d’échapper à la dislocation de l’idée, quoique par le fait de la poser dans l’âme et non plus comme un voile elle s’opère différemment. Néanmoins même si son idée est encore transcendante par rapport à ses objets, d’autant qu’elle n’arrive pas à les rejoindre, il a réussi à éviter l’argument du troisième homme. Il lui faut cependant trouver une autre hypothèse.

    C’est encore lui qui propose la dernière, dans laquelle les idées, comme c’était le cas dans la première, n’ont à nouveau qu’une réalité qui ne dépasse pas celle de leurs objets. Il fait d’elles en effet comme des modèles (paradeigmata) placés dans la nature (en tè fusei) auxquels les choses ressemblent comme des copies ou des images, et en cela seulement consiste la participation. Après deux échecs successifs des hypothèses où l’idée était conçue au-delà des choses, il revient à la conception primitive, il la remet parmi les choses. Seulement il veut éviter de s’entendre faire le même reproche que dans la première hypothèse, il veut éviter de voir l’idée se diviser, comme elle faisait aussi dans la troisième. Pour cela il va procéder à peu près comme dans la seconde en établissant la ressemblance de l’idée à l’objet et non plus une sorte de subsomption des objets à l’idée. C’est la raison pour laquelle cette quatrième hypothèse sera détruite de la même façon que la seconde, alors que la troisième à quelques différences près était détruite de la même façon que la première. En effet, si l’objet est à l’idée ce que la copie ou l’image sont au modèle, comment échapper à l’aveu que l’objet et l’idée se ressemblent ? L’idée et l’objet sont donc semblables et il est par suite impossible d’éviter qu’étant semblables ils échappent à cette nécessité de participer à un caractère commun. Or celui-ci, parce qu’il est derrière l’objet et l’idée, destitue cette dernière du rang où elle prétend être et se constitue lui-même comme l’idée. Mais de la même façon qu’il est quelque chose de commun, il y a quelque chose d’autre qui est commun à lui et à ce à quoi il est commun et qui est ce pourquoi il leur est commun, et ainsi de suite. C’est le même argument qui revient. Toujours une nouvelle idée surgira et jamais on n’évitera cette prolifération tant qu’on ne renoncera pas à croire qu’il y a une ressemblance quelconque de l’idée à son objet. La participation n’est pas la ressemblance, tel est le sens du célèbre argument du troisième homme. Donc après avoir rencontré à nouveau l’écueil de la dispersion de l’idée, Socrate veut l’éviter en revenant à la ressemblance de la chose et de l’idée. Mais là il se heurte à l’autre écueil qui est la dissolution de l’idée, sa perte. Il n’avait pas aperçu que cette rencontre était nécessaire parce que dans la seconde hypothèse il avait mis l’idée bien au-dessus des choses, alors qu’elle est ici parmi elles. Pas plus que les précédentes la dernière hypothèse sur la nature de l’idée et de la participation n’est satisfaisante.

    Quelle est précisément la leçon à tirer de cette partie du dialogue ? J’ai déjà dit dans quel sens elle allait : " tu vois donc Socrate, aurait conclu Parménide, en quelles difficultés on s’engage à poser ainsi à part sous le nom d’idées des réalités subsistantes en soi " (133a). C’est bien la séparation de l’idée qui est en question. Or ce n’est que dans cette perspective où elle serait admise, que se poserait le problème de la participation. Il n’a aucun sens dès qu’on envisage que l’idée n’est pas séparée. Mais je résume les difficultés qui se posent si on la sépare. Il y a deux façons de la séparer, soit en en faisant une chose parmi les choses, soit en en faisant une chose au-dessus des choses. Dans la première et la quatrième hypothèses Socrate et Parménide ont opté pour la première solution, dans la seconde et la troisième hypothèses ils ont choisi la deuxième solution. A partir de quoi, puisqu’il leur fallait ensuite relier l’idée à la chose, ils ont trouvé deux moyens d’établir cette relation qu’est la participation. Ou bien ils pensent qu’elle se fait par subsomption, ou bien ils pensent qu’elle se fait par imitation. Avec la première et la troisième hypothèses Parménide puis Socrate ont pris le premier moyen, tandis qu’avec la seconde et la quatrième hypothèse ils ont préféré le deuxième. Or de la même façon qu’on ne voit pas comment concevoir l’idée autrement que dans cette alternative d’être au-delà ou parmi les choses, on ne voit pas non plus comment il pourrait y avoir participation autrement que par subsomption ou par imitation. Autant que chaque vue sur le statut de l’idée s’allie avec chaque vue sur la participation, toutes les possibilités sont passées en revue. Si aucune des quatre hypothèses n’a réussi à relier l’idée à l’objet, c’est qu’il n’y a aucun moyen d’y parvenir et qu’il faut renoncer à les relier.

     

    Statut de l’idée séparée

    Au-delà des choses

    Parmi les choses

    Mode de

    la participation

    Par subsomption

    Hypothèse 3

    Hypothèse 1

    Par imitation

    Hypothèse 2

    Hypothèse 4

    Mais on ne le peut. Et Parménide explique à Socrate ce que cela signifierait. Socrate ne pressent même pas la gravité des conséquences que cela aurait. C’est pour lors qu’il y aurait deux mondes, un monde des idées et un monde des choses, et ces deux mondes seraient si bien deux qu’ils n’auraient pas moyen de n’en faire qu’un, qu’il serait impossible de passer de l’un à l’autre, de concevoir quoi que ce soit de commun aux deux. Il est même absurde de penser qu’étant dans l’un on pourrait soupçonner l’autre. En effet l’idée du maître n’a rapport qu’à l’idée de l’esclave, comme le maître n’a rapport qu’à l’esclave. Mais l’esclave n’est pas esclave de l’idée du maître, ni le maître maître de l’idée d’esclave. S’il y a une science en soi elle connaît l’idée du maître et l’idée de l’esclave, quant à la science que peuvent avoir les hommes elle ne connaît que le maître et l’esclave. Ainsi de même que les hommes ne connaissent pas l’autre monde, celui des idées, Dieu qui connaît les idées ne connaît pas le monde des hommes. Telles sont les conséquences de la séparation des idées, développées par Parménide (133b-134e). L’absurdité de l’existence de deux mondes est la suite d’une conception erronée de ce qu’est l’idée, qui en fait un être à part et par là même une chose, comme l’ont prouvé les pages 131a-133a, où l’on a vu que, soit immanente soit transcendante, il était également impossible à l’idée, pour les mêmes raisons, de rejoindre l’objet. La jonction est impossible parce que le lien de l’objet à l’idée est un lien qu’il faudrait établir d’objet à objet, ce qui évidemment n’a pas de sens. Or précisément il n’y a deux mondes que parce qu’il y a deux objets. Qu’on renonce à séparer l’idée on ne trouve plus qu’un seul monde.

    L'entraînement dialectique

    Mais Platon dans Parménide se garde bien de résoudre la difficulté et tout ce qu’il consent à faire c’est d’indiquer une voie par laquelle on pourra " rencontrer le vrai de manière à acquérir l’intelligence ", comme le dit Zénon (136e). Pour mieux dire il ne s’agit pas d’une voie mais d’un exercice, d’un entraînement, d’un assouplissement, d’une gymnastique (135d). Cependant il serait erroné de voir là un délassement ; au contraire, c’est quelque chose d’épuisant, c’est un gros travail (polu ergon, 136b), qui consiste à explorer toutes les voies en tous les sens (136e). Mais si la chose est difficile elle n’en est pas moins un jeu, ce dont Platon prévient avec la discrétion qui lui est coutumière, tout au début du dialogue et par une image : " un jour étaient arrivés pour les Grandes Panathénées Zénon et Parménide " (127ab).

    On sait que les Grandes Panathénées étaient des fêtes qui avaient lieu tous les quatre ans et qui réunissaient toute l’Attique. Après les cérémonies religieuses (veillée, procession, offrande à Athéna) avaient lieu d’abord un banquet auquel tous étaient conviés, et enfin des concours aussi bien littéraires et artistiques que gymnastiques. En somme tout était fait pour la réjouissance, ce qui n’excluait pas qu’on se donnât du mal. Or où étaient descendus Zénon et Parménide " était venu Socrate et avec lui toute une compagnie par désir d’entendre lire l’œuvre de Zénon " (127c). L’atmosphère de cette réunion est donc à peu près la même que celle des Grandes Panathénées en marge desquelles elle a lieu. On va rivaliser de discours. Il y a d’abord le discours de Zénon ou la lecture de ses arguments, que le lecteur du dialogue n’entend pas, puis l’intervention de Socrate, son entretien avec Zénon puis avec Parménide et enfin, pour terminer, le gros travail de Parménide. A ce dernier revient la couronne : quand on l’a entendu plus personne n’est plus en état de dire quoi que ce soit. Mais tout le sérieux apporté par lui à sa tâche n’exclut pas le moins du monde ce qu’on appellerait son inutilité, s’il fallait s’attacher à des résultats. Il n’y a rien à conclure de cet exploit du vieux philosophe, sinon que ce n’est pas par là qu’on rencontrera le vrai.

    En effet que dit Platon de cet entraînement préalable à définir les idées ? D’abord que les arguments de Zénon en sont le modèle. C’est à dire que partant d’une thèse on parcourt ses conséquences (128d) dans le dessein de voir si elle se contredit. Ainsi Zénon prenait la thèse du Multiple et montrait qu’à la développer on la mettait en contradiction avec elle-même : les êtres sont à la fois semblables et dissemblables, ce qui est impossible. Mais, si on conserve cet exemple, poser l’existence du Multiple ne suffit pas ; il faut aussi poser son inexistence et voir ce qui en suit, à la fois pour lui-même et pour les autres, d’abord par rapport à soi puis par rapport au reste. " En un mot, pour tout ce dont tu poseras ou l’existence ou la non-existence ou toute autre détermination, examiner quelles conséquences en résultent, d’abord relativement à l’objet posé, ensuite relativement aux autres : l’un quelconque d’abord à ton choix, puis plusieurs, puis tous. Tu mettras de même les autres en relation et avec eux-mêmes et avec l’objet à chaque fois posé, que tu l’aies supposé exister ou non exister ". Voilà définie la méthode qui rend " capable de discerner à coup sûr la vérité " (136bc). Mais il faut faire bien attention aux paroles de Parménide. S’il est dit que cette méthode permet de bien discerner la vérité, il n’est pas dit que ce soit elle qui y mène, qui livre cette vérité. Elle n’est en réalité qu’un débrouillage de l’écheveau d’idées dans lequel on se perd (puisqu’il ne s’agit plus seulement de jouer sur les choses visibles). Mais le but de ce débrouillage n’est pas de faire retrouver l’idée qui manquait, il est de faire comprendre ce qu’est l’idée. C’est ce que laisse entendre Zénon lorsqu’il répond à Socrate : " le public ignore totalement que faute d’avoir ainsi exploré toutes les voies en tous les sens, on ne saurait rencontrer le vrai de manière à acquérir l’intelligence " (136de). Cela ne signifie pas qu’à force d’explorer toutes les voies on finira bien par tomber sur le vrai et que c’était faute d’une recherche suffisante qu’on ne l’avait pas trouvé, car même si on le trouve par hasard, il faut encore le reconnaître pour vrai. Cela signifie qu’il y a un préalable à toute rencontre du vrai et que ce préalable est laborieux. Néanmoins, comme ce n’est qu’un préalable, il faut se garder de le prendre entièrement au sérieux.

    Avant de commencer Parménide se compare à Ibycos et à son cheval : le voilà sur le point de concourir et il craint de n’avoir pas assez de force pour " traverser à la nage un si rude et si vaste océan de discours " (137a). Car cet exercice indispensable est fastidieux et il importe qu’on ménage celui qui le fait. C’est pourquoi il demande que son interlocuteur soit le plus jeune de l’assemblée : " c’est lui qui sera le moins porté à s’égarer en complications vaines et répondra le plus simplement ce qu’il pense " (137b). En même temps cette phrase fournit une indication non négligeable. J’ai signalé plus haut comme tout est logique dans ce dialogue, comme les quatre façons de concevoir ce qu’est une idée sont développées avec une rigueur telle qu’on passe tout à côté de ce qu’est l’idée sans pouvoir cependant le dire. Tout se passe comme si le but de Platon avait été de montrer où vont les discours abandonnés à eux-mêmes, c’est à dire ici tout ce qu’il faut concéder lorsqu’on a accordé la séparation de l’idée. Son propre discours emporte déjà celui qui le prononce bien au-delà de ce qu’il voudrait dire et en fait, déjà dans cette partie du dialogue à laquelle je fais ici allusion, était employée la méthode de Zénon d’aller jusqu’au bout des conséquences de la thèse qu’on avait adoptée. Maintenant la méthode est élargie et de la même façon que Parménide avait refusé de comprendre Socrate quand celui-ci faisait de l’idée quelque chose d’omniprésent et cependant unique à la manière du jour (131b), de la même façon qu’il n’a pas réfuté comme il le fallait la thèse de l’idée comme caractère un et identique et qu’il s’est borné à un argument purement logique (132a), il demande maintenant qu’on lui fasse des réponses seulement logiques, qu’on ne fasse pas de subtilités, qu’on ne cherche pas à comprendre ce qu’on dit, mais uniquement qu’on réponde par oui ou par non, c’est à dire qu’on reconnaisse à quelles nécessités entraînent les propos déjà formulés, quelles conséquences en découlent obligatoirement. C’est pourquoi il demande que son répondant soit le plus jeune de l’auditoire.

    La leçon des arguments

    Je ne vais pas étudier en détail l’exercice de Parménide, ce serait trop long et dépasserait les limites de cette recherche, mais je vais tout de même en dégager la leçon que Platon semble vouloir y signifier. Parménide donc soutient alternativement deux séries d’arguments, les uns représentant sa propre thèse, les autres l’antithèse. La différence de l’une à l’autre réside simplement dans l’acceptation ou le refus de reconnaître l’appartenance de l’Etre à l’Un. Quant à lui Parménide refuse et affirme simplement " l’Un est un ", puis supposant que sa théorie n’est pas soutenable (comme il a annoncé à Socrate qu’il fallait faire) il essaiera " l’Un est ", ce qui est tout le contraire. En somme il s’agit dans le premier cas d’affirmer la séparation des idées et dans le second de la nier. Mais il faut être attentif : s’agit-il, et en quel sens, de la séparation des idées entre elles ou de leur séparation avec les choses ? L’idée de l’Etre, à laquelle doit se lier celle de l’Un, ou dont elle doit se séparer, est tout à fait particulière. Est-elle même une idée ?

    Certes dans le Sophiste l’Etranger d’Elée en fait un des plus grands genres (megista tôn genôn, 254d) au même titre que le mouvement et le repos. Mais quand on dit que l’Un est un, puis que l’Un est, on ne nie ou n’affirme pas simplement la liaison d’une idée à une autre, leur participation, on regarde ce qui suit de la séparation de cette idée d’avec le monde ou de son existence dans le monde. La relation avec les autres idées (le tout et les parties, la limite, le droit et le courbe, l’en soi ou l’en autre que soi, le mouvement et le repos, l’identité et la différence, la ressemblance et la dissemblance, l’égalité et l’inégalité, puis enfin le temps) n’est qu’une conséquence de sa non existence ou de son existence, de sa séparation ou de sa relation aux choses, c’est à dire à l’Etre. Seulement il ne faut pas croire que les arguments qui dérivent de " l’Un est " vont donner la solution vainement cherchée jusqu’ici par Socrate et Parménide. Car on pourrait penser que si la séparation de l’idée était une erreur, son association à l’Etre mettrait dans la voie du vrai. Il n’en est rien puisque cette association n’est pas une relation établie de l’un à l’autre, mais une pure et simple identité. En effet même si Platon dit que l’Etre ici considéré n’est que l’Etre de l’Un sans que l’Etre soit identique à l’Un (142b) et qu’il signifie seulement la participation de l’Un à l’Etre et non pas que l’Etre et l’Un sont une seule et même chose, il n’en reste pas moins vrai que l’Etre ici considéré est bien l’Etre de l’Un et qu’en ce sens on ne peut pas faire la différence entre cet Etre et l’Un. Donc à la fin l’Un est l’Etre (et c’est bien pourquoi il se distingue de l’Un du premier argument) et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on le découvre multiple.

    Si dans la série d’arguments qui découlent de la thèse que l’Un est un on aboutit à dire que l’Un n’est pas, avec l’antithèse que l’Un est on finit par reconnaître que l’Un n’est pas un. C’est dire qu’il faut choisir entre l’idée elle-même et sa propre existence : on ne peut à la fois avoir l’idée et son existence, l’une exclut l’autre et réciproquement. Il en serait de même avec n’importe quelle idée, car on peut considérer que l’idée de l’Un est prise en exemple de l’unité de l’idée. Dès qu’une idée participe à l’Etre elle perd son unité, c’est à dire qu’elle se perd en tant qu’idée. L’idée de l’Un était l’exemple privilégié pour le faire comprendre. Il n’y a qu’une alternative : soit refuser l’Etre à l’idée, soit la dissoudre dans l’Etre. Dans le premier cas on sait déjà toutes les difficultés qui vont suivre, puisque ce sont celles de la séparation, dans le second cas on peut les deviner, puisqu’au lieu d’inventer une position plus souple on est allé d’un seul coup aux antipodes de l’autre position ; aussi les difficultés vont-elles être inversées et la solution va-t-elle encore rester hors de portée.

    Je retrace rapidement au moins les deux premiers arguments de Parménide dans la dernière partie du dialogue auquel Platon a donné son nom. Si l’on pose que l’Un est un on refuse par là même de distinguer en lui des parties par lesquelles il serait plusieurs. Il n’est donc point un tout. N’ayant point de parties il n’a ni commencement ni fin, il est illimité, donc ni rond ni droit. Il n’est non plus ni en autre que soi, car il aurait contact parties à parties, ni en soi car il faudrait alors distinguer enveloppant et enveloppé, donc des parties. Il ne peut se mouvoir, car s’il s’agissait d’une translation ou d’une rotation elle se ferait peu à peu donc parties par parties, et s’il s’agissait d’une altération il ne serait plus l’Un. Par ailleurs il ne peut non plus rester en repos, car il serait alors en quelque chose, ce qui est impossible. Il ne peut être identique à autre que soi, ni différent de soi : il ne serait plus Un. Il ne saurait non plus être différent d’autre que soi, car la différence exige une altérité des termes qu’on ne risque pas de trouver dans l’Un. Il ne sera pas davantage identique à lui-même, car être identique n’est pas ne faire qu’un. De la même façon on peut dire que ni à soi ni à autre que soi il ne sera non plus semblable ou dissemblable ; et encore qu’il ne sera ni égal ni inégal à soi ou à autre que soi. D’où il suit qu’il n’a non plus aucun rapport d’âge avec soi ou autre que soi : qu’on le compare à lui-même ou à d’autres l’Un ne sera ni plus vieux ni plus jeune ni de même âge. Donc il n’a point non plus participation au temps, il n’est point dans un temps, ni dans le présent, ni dans le passé, ni dans le futur. Il ne participe donc d’aucune façon à l’Etre et il n’a même pas assez d’Etre pour être un. Il s’ensuit qu’il n’a pas de nom et qu’on ne le connaît pas, à aucun degré. Voilà quelles sont les conséquences de la thèse de Parménide. Fidèle à sa promesse il va maintenant développer celles de l’antithèse. Il n’est pas besoin de les énumérer : tout ce qu’on a précédemment nié de l’Un on va maintenant l’affirmer. Or on avait nié à la fois que l’Un fût en soi et en autre que soi. On va donc maintenant affirmer les deux ensemble, ce qui évidemment est contradictoire. En résumé : si l’Un est un l’Un n’est rien, et si l’Un est on peut tout en dire.

    Ainsi Parménide a répondu à Socrate qui lui demandait au début du dialogue de l’étonner en lui montrant que l’Un en soi est multiple et que le Multiple en soi est un. Ainsi est donné à Socrate ce qu’il attendait, les idées reçoivent des affections contraires, entre elles elles se mélangent, elles se séparent. Maintenant Socrate devrait être émerveillé, ravi, comme, probablement avec une intention ironique, il le disait à Zénon. Peut-être l’ironie du jeune Socrate avait-elle disparu lorsque Parménide eut fini, mais peut-être aussi revenait-elle à Socrate vieux lorsqu’il se souvenait de ce mémorable entretien. (peu importe qu’il soit fictif ou non). Il n’avait pas oublié non plus les propos échangés avant le long exercice du philosophe d’Elée, propos qui rendaient à ce dernier sa véritable portée. Car si c’est un modèle de la méthode pour être capable de discerner à coup sûr la vérité, ce n’est aussi qu’un entraînement préalable à la découverte de cette vérité. Ce n’est que cela, parce que l’entraînement ne porte pas sur de véritables idées, seulement sur des ombres d’idées. Il ne faut pas oublier, premièrement, que lorsqu’il commence on ne sait pas encore ce que c’est qu’une idée, qu’on y a renoncé et que c’est seulement à cause de cette incapacité de Socrate de discerner le vrai, qu’on va lui montrer comment s’entraîner. Une fois qu’on a compris ce qu’est l’idée, il n’est pas dit qu’on ait encore besoin de cet entraînement et, en tout cas, cet entraînement se fait avec du matériel fictif, c’est en quelque sorte un tir à blanc. On ne risque pas d’atteindre le but parce qu’on n’a pas de quoi. Feignant d’ignorer ce qu’est l’idée, Parménide s’exerce dans tous les sens à faire jouer les idées. D’un côté elles se séparent irrémédiablement les unes des autres, de l’autre elles se rejoignent sans aucune discrimination. Dans les deux cas il n’y a aucune connaissance possible du vrai, quoi qu’en dise la fin du second argument (155d), et ce jeu ne peut avoir qu’une seule conclusion qui est d’entrevoir enfin quelle est la nature de l’idée, au-delà de la vanité de l’exercice. Vanité toute relative d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un entraînement nécessaire. Mais il est permis de se poser une question : que restera-t-il de cette méthode (pragmateia, 136c) dans la " dialectique "  ? Est-ce que la dialectique est enveloppée dans elle et est-ce qu’il ne lui manque que de vraies idées pour se développer, ou bien est-ce qu’elle sera tout autre chose ? C’est une question à laquelle il ne sera possible de répondre qu’un peu plus tard.

    Donc, on le voit, l’enseignement qu’il convient de tirer de Parménide est un enseignement tout négatif. De page en page l’auteur montre seulement ce qu’il ne faut pas faire. D’abord il ne faut pas faire de l’idée un voile qui recouvre tout ce dont il est l’idée ; il ne faut pas non plus en faire un caractère commun, un et identique ; il ne faut pas en faire une pensée qui n’a son lieu que dans l’âme ; et enfin il ne faut pas en faire un modèle auquel les choses soient ressemblantes comme des images. Il faut donc exclure la séparation de l’idée, puisque strictement comprise elle fait de l’idée une chose, qu’elle soit parmi ses objets ou au-dessus d’eux. Il faut exclure que la participation soit une subsomption ou une imitation. Il faut même reconnaître que la question de la participation ne se pose que dans le cas où on imagine qu’il y a une séparation des idées. Ensuite de quoi la longue démonstration de Parménide n’instruit pas plus. La thèse du philosophe d’Elée montre que si l’idée est séparée de l’Etre on n’en peut plus rien dire, pas même qu’elle est l’idée de ce dont elle est l’idée, et que par conséquent il ne reste plus qu’à se taire. C’est aussi bien ce qu’on peut conclure de la lecture du Fragment 8 du poème, même si quelques différences distinguent le Parménide du poème et celui du dialogue (en particulier au sujet de la limite le poème dit que l’Etre est sphérique). L’antithèse montre ensuite que si l’idée est, au sens où les choses sont, alors on peut tout en dire, on peut en affirmer et en nier à la fois les mêmes choses. Ici encore il vaut mieux se taire.

    On est tout proche du " pas même ainsi " que Socrate propose aux héraclitéens (Théétète 183b). Si dans d’autres textes ceux-ci sont tenus à distance, dans le présent dialogue c’est à Parménide que Platon règle son compte. Sa philosophie ne peut pas plus être éléate qu’éphésienne.

    Table

     

    Quatre questions sur

    Timée et Critias

    1° Quel est leur rapport avec l'analyse de la justice ?

    Des efforts très apparents (17a-19a) sont faits par l'auteur de Timée dans le dessein de le rattacher à un précédent entretien, dont il viserait à reprendre les thèmes. Socrate procède à un résumé de son propos de la veille, où le lecteur de la République retrouve en effet quelques idées bien connues, dont la portée est en apparence politique. Ce dialogue étant présenté comme un immense récit rapporté par Socrate, le lecteur peut admettre qu'il était destiné à Timée et Critias. Selon ce qui est dit ici, c'est en législateur que Socrate aurait parlé dans le précédent entretien et, tel Pygmalion amoureux de son marbre, il voudrait maintenant (19b-20d) voir s'animer sa statue de cité. Il ne se sentirait pas capable de lui donner la vie ; mais les jeunes gens lui paraîtraient avoir les qualités requises pour cela. Le lecteur peut admettre que ceux-ci vont maintenant, tour à tour, payer de leurs propres discours celui dont Socrate les a régalés la veille. Critias se chargerait d'animer la statue, tandis que Timée devrait préalablement exposer l'ordre cosmique, tant dans le monde que dans l'homme.

    Le lien entre les deux livres reste cependant superficiel. Car un lecteur averti ne peut manquer de s'étonner du sort fait à cette seule partie de la République (368c-471c), qui est consacrée à ce que Socrate y désigne comme les deux premières " vagues  " de son propos, la coupant de toutes les autres comme si elle avait son sens en elle-même. Quand bien même elle serait susceptible d'être comprise sans la discussion avec Thrasymaque, sans les questions de Glaucon puis d'Adimante, sans la conclusion du mythe d'Er, toutes parties dont la portée est manifestement éthique et non politique, le résumé qu'en donne Socrate est grossièrement amputé. Il n'en escamote rien de moins que " la troisième vague  ", à savoir la désignation expresse des philosophes comme les gouvernants de l'Etat, non seulement l'idée la plus éminente de cette partie du dialogue, mais son but et son centre, puisqu'il la rattache aux autres. L'analyse que j'ai faite de la République montre que si statue il y a dans ce dialogue, ce n'est justement pas une statue de cité, mais une statue d'homme.

    Si Timée prétend poursuivre la République, il ne le fait qu'en acceptant au premier degré ce qu'il fallait entendre au second, comme une image. Dans cette hypothèse ce serait un traité de physique et de biologie (et Critias eût dû être un traité de politique) hâtivement cousu par son introduction à la philosophie de Platon. Ce traité relève de ce que Platon dans Phédon appelle les enquêtes sur la nature, de ce qui dans la République même n'est tenu que pour une propédeutique à la philosophie. Ce qui est ailleurs reconnu accessoire est ici placé en position centrale. Etrange continuité d'un texte à l'autre ! Faudrait-il alors par un choix renversant faire de Timée une nouvelle image, jusqu'à dire que, malgré son apparence, il dresse une nouvelle statue de l'homme ? Dans cette autre hypothèse le parallèle entre macrocosme et microcosme viserait à faire comprendre que règnent dans le second des lois aussi nécessaires que dans le premier. Cependant si l'on ne veut pas perdre de vue que le microcosme où règne l'égalité géométrique est de nature éthique et non biologique, ce que rappellent pourtant les dernières pages de ce livre (86b-92c), le traité de biologie serait lui-même un élément de l'image macrocosmique. Ce ne serait pas incohérent ; ce serait néanmoins accumuler en vain les difficultés sur la question qu'il s'agit d'éclaircir !

    2° Quel est leur rapport avec la théorie des idées ?

    Le rôle qu'assigne Timée au démiurge est de rendre toutes choses semblables à lui, et donc de conduire le tout du désordre à l'ordre (30a). Cela autoriserait à comprendre que le démiurge n'est autre que l'intelligence, celle de chacun, dès lors qu'elle s'exerce vraiment, comme l'explique, je l'ai montré ailleurs, ce passage de Phédon, le seul qui ne soit pas de style mythique, où Socrate prend ses distances à l'égard d'Anaxagore. Timée devient cependant tout à fait inintelligible lorsque l'intelligence accorde au tout rien de moins que l'intelligence, et de surcroît l'âme (cf. infra). L'intelligence n'organise pas seulement le sensible, comme le conçoit Anaxagore, elle lui donne l'intelligence. Des deux, de celle qui donne et de celle qui est donnée, au moins l'une est superflue. Mais plus exactement la confusion est installée dans cette conception du monde. L'auteur de ce texte ignore Phédon assurément, mais aussi la rigueur !

    On rencontre encore dans ce traité une étrange argumentation visant à justifier la doctrine des quatre éléments (31b-34b). Privilégiant, pour quelle raison ? deux sens sur les trois autres, sa description du monde distingue d'abord en celui-ci le visible et le tangible, auxquels elle associe respectivement le feu et la terre, comme si le premier n'était pas tangible ni la seconde visible. Puis afin de lier ce qui vient d'être distingué elle montre la nécessité de l'intervention d'un moyen terme, qui entre les deux précédents soit au second ce que le premier est à lui. Cela pourrait être l'expression de cette grande et belle idée platonicienne de l'égalité géométrique régnant dans le cosmos (Gorgias). Que cette proportion permette de déterminer quatre termes comme elle permet d'en déterminer trois, cela se retrouve souvent chez Platon. Il emploie le rapport a/b = c/d, aussi bien que le rapport a/c = c/b ( la République).

    Cependant la justification donnée ici de la nécessité d'une proportion entre quatre termes plutôt que trois est inintelligible. La proportion avec un seul moyen terme conviendrait, assure Timée, à un monde linéaire ou à un monde plan, mais elle ne conviendrait nullement à un monde solide tridimensionnel. Et ce serait pourquoi au feu et à la terre il faudrait ajouter entre eux à la fois l'air et l'eau. Alors feu/air = air/eau = eau/terre. Donc a/b = b/c = c/d. C'est bien une proportion, telle qu'on peut en rencontrer dans les dialogues, mais qu'est-il possible d'en déduire ? Lorsque les allégories platoniciennes introduisent de telles relations, c'est pour donner au lecteur à penser. Qu'a-t-il à penser ici ? Rien d'autre que l'affirmation, pour le moins archaïsante, du rôle constitutif des quatre éléments, celle d'où dérivent les diverses doctrines des " physiciens  " de Milet, dont Socrate, dans le même passage de Phédon (95e-101e) auquel je me reportais ci-dessus, déclarait ne rien pouvoir comprendre. Serait-il possible que Platon ait formé le dessein de rendre une actualité à cette vieille lune, à laquelle il a substitué sa théorie des idées ?

    Cette fâcheuse impression est-elle dissipée par d'autres passages ? L'affirmation d'une âme du monde est développée pour en décrire la constitution. Le même et l'autre, le premier étant ce à quoi l'on a participation, autrement dit le divisible, et le second ce à quoi l'on n'a pas participation, l'indivisible, y sont mixés en un troisième terme sans nom. Sans ce dernier tout pourrait aller bien : que l'intelligence afin de concevoir l'être ait besoin de le saisir à la fois comme l'expression de l'identité et comme celle de l'altérité, cela se comprend et c'est ce qu'explique le Sophiste. Mais pourquoi faudrait-il qu'à l'identité et à l'altérité, qui subsistent à part, vienne s'ajouter un troisième terme (34b-35b) issu de leur mélange ? Ce serait accorder une réalité à ce qui n'est qu'un instrument d'analyse. L'âme du monde est ensuite l'objet de divisions arithmétiques simples, propres à rendre compte des rapports harmoniques constatés entre les sons et entre les planètes. De même les mouvements auxquels elle est soumise sont ceux qu'on observe dans le ciel (35b-37a). Certes le monde est un discours écrit en langage mathématique, mais pourquoi chosifier ce dernier dans une âme ?

    Timée prélude à son long traité avec le thème du démiurge et de son modèle : il y a l'être, éternel, et il y a le devenir ; le premier est l'objet de l'intelligence, l'autre celui de l'opinion et de la sensation. Le démiurge, prenant modèle sur le premier est cause du second (27d-29b). On entend ici l'écho sans recul du poème de Parménide : l'auteur de Timée ne tient aucun compte ni de Parménide ni du Sophiste, où il aurait pu saisir qu'il n'y a pas deux mondes, le sensible et l'intelligible, malgré ce que prétend le platonisme (le Sophiste). Au delà de ce point son éléatisme devient absurde. " Ce que l'être est au devenir, la vérité l'est à la croyance  " (29c). D'où dérive cette conséquence assumée que le discours sur le monde produit par le démiurge ne peut relever que du vraisemblable. Cela pourrait avoir l'immense avantage de donner au texte entier le statut d'un mythe. Encore faudrait-il, pour que cela ait un sens et une portée, qu'on puisse distinguer derrière sa lettre son esprit. Mais le lecteur ne rencontre aucun indice qui l'inviterait à construire ce dernier et lui en donnerait les moyens.

    L'éléatisme se manifeste encore dans l'affirmation de l'unité du monde (32c-34b). Qu'en dehors de lui il n'y ait rien, qu'il soit un, sphérique et à ce titre parfait, ces propositions sont encore issues du poème de Parménide. Cette vision serait charmante, si elle n'inférait une doctrine de la connaissance (37a-c). Suivant que l'âme entre en contact avec le sensible, qui devient, qui relève de l'altérité, ou avec l'intelligible, qui est, qui relève de l'identité, elle produit soit des opinions et croyances vraies, soit la science. L'Eléate veut distinguer deux sortes d'objets, les uns sensibles et les autres intelligibles, les uns objets d'opinion les autres de science. Et comme il y a une vérité du sensible il est contraint d'admettre des opinions vraies. Cette doctrine ne fait pas cas de Parménide ni du Sophiste, dont le premier fait opérer à l'Eléate un début d'autocritique (Parménide) tandis que le second procède à son meurtre. Cet acte criminel ne consiste en rien de moins qu'à reconnaître l'altérité dans l'être, c'est à dire dans l'intelligible et pas seulement dans le sensible. Ce ne sont pas seulement les choses sensibles qui se mixent, ce sont les idées elles-mêmes.

    Assez logiquement l'opposition de l'être et du sensible devient celle de l'éternité et du temps. Le temps est défini comme l'image mobile de l'éternité (37c-38c). La formule est belle. Elle est d'un poète. A ce titre elle est polysémique ! Le contexte contraint d'y entendre le pâle reflet de l'intelligible dans le sensible, supposant évidemment la séparation de l'un d'avec l'autre. Parménide montre pourtant qu'il n'y a pas de participation si l'on admet la séparation. Ce qui donne crédit à cette admirable définition, ce n'est rien moins que le contresens qu'on s'autorise relativement au texte, en faisant généralement de l'idée l'instrument propre à travailler le réel sensible, et en particulier de l'idée d'éternité l'instrument propre à travailler le réel mobile et fuyant. Elle est d'autant plus touchante que chacun se l'applique à lui-même, trouvant dans les actes où il déploie sa liberté l'expression de son identité avec lui-même, autrement dit de son éternité.

    3° Quel est leur rapport avec la pratique de l'enfantement ?

    Ce qui précède suffirait à faire de ce livre une inclusion bizarre dans l'œuvre de Platon. Il y a cependant plus étonnant encore : le rapport de l'écrit à l'oral est déterminé comme celui de la vérité à la légende. Parce que l'antique grandeur d'Athènes serait attestée par les livres égyptiens (que Critias ne va pourtant pas jusqu'à exhiber !), il faudrait n'en pas douter, tandis que tout ce qui n'est transmis que sous forme orale serait inversement indigne de foi. Une telle proposition n'est pas seulement contraire à la philosophie de Platon, elle est tout simplement sotte. Sur ce point pas plus que sur le précédent Critias n'y va avec le dos de la cuiller : c'est à pleines louches qu'il verse aux oreilles de ses auditeurs sa conception de la vérité. Elle s'articule en trois maigres idées lourdement répétées.

    La première est que faute de recourir à l'écriture pour les fixer, les faits tombent dans l'oubli par l'effet du temps et de la mort des hommes. Elle est énoncée une première fois p. 20e et répétée p. 21d. La seconde idée est que, par conséquent, ce qui se rapporte du passé chez les Grecs n'a que la valeur des histoires qu'on raconte aux enfants. A son tour elle est assénée deux fois, la première p. 22d et la deuxième p. 23b. La troisième proposition réside dans l'affirmation que l'énoncé appuyé sur l'écriture est celui d'un fait réel (21a) et que par conséquent il est vrai (22d). Ainsi se trouve dogmatisée la naïveté de Theuth, qui fait de l'écriture non seulement le garant de la mémoire, mais aussi celui de la sagesse. Ce qui distinguerait une vérité d'une histoire enfantine, ce serait que son écriture autorise à la croire ! Il n'y aurait pas d'autre activité dans l'intelligence qui atteint le vrai que dans celle qui verse dans l'illusion ; la proposition à laquelle adhère la première serait garantie par l'écriture, tandis que celle à laquelle adhère l'autre ne le serait pas. Triste philosophie !

    Elle est malheureusement confirmée par la platitude de la remarque incidente faite sur le rôle de la mémoire. Ce sont les propos tenus la veille par Socrate qui ont rendu à Critias, assure celui-ci, le souvenir de ce récit resté intact dans sa mémoire (26a-b). La mémoire serait une sorte de coffre, où subsisterait sans altération ce qui y a été déposé. Son propriétaire pourrait avoir négligé jusque récemment de jeter un oeil sur son contenu ; mais il lui suffirait d'y être sollicité, pour que sans aucune difficulté il puisse en faire l'inventaire. Entre cette mémoire thésaurisée et son souvenir réactivé ne se glisserait aucun oubli, par l'intervention duquel le souvenir serait non une reproduction à l'identique, mais le produit d'un travail. C'est ignorer ce qu'établissent plusieurs dialogues (Phèdre, la République), comme je l'ai montré dans d'autres analyses. Il me suffit de renvoyer ici à celle d'un des textes les moins remarqués, pourtant très significatif à ce sujet (le Politique). Faut-il tenir pour platonicien ce plat empirisme ? Ou bien, quoique rien n'évoque un rôle joué par l'oubli, faudrait-il demander au lecteur de le supposer, afin de faire ainsi de Timée et de Critias une sorte de construction géométrique ? Cependant celle-ci n'aurait de sens et d'intérêt que relativement à l'élaboration d'un système d'idées, dont le but serait nullement de décrire, mais d'interpréter le monde.

    Or ce n'est justement pas le cas. La fiction proposée par Socrate la veille de cette rencontre doit être tenue pour le passé de la ville d'Athènes, la statue aurait vécu, il ne faudrait plus que rapporter son histoire vraie ! C'est la tâche à laquelle s'emploie Critias, tant dans les premières pages de Timée que dans ce qui nous est parvenu du texte qui porte son nom, et Socrate réciproquement n'a qu'à en écouter le récit ! (26c-27b). Il n'y aura donc pas l'ombre de l'accouchement d'une intelligence dans ces livres. Le passé d'Athènes y fait l'objet d'une révélation, dont Critias est le prophète et Socrate l'ouaille. On n'y rencontre pas un seul instant un travail auquel une intelligence contraint une autre intelligence, afin de lui faire produire une idée. Ce manque est éclatant encore lorsque la parole appartient à Timée. Ces textes ne sont nullement des dialogues, mais des exposés dogmatiques, aucunement dans le style de Platon.

    Paradoxalement, faire passer pour nos ancêtres les hommes imaginés par Socrate dans sa belle cité, c'est faire apparaître la législation de la République comme un souvenir. Il s'agirait bien cette fois du souvenir d'une mémoire oubliée, c'est à dire d'une idée qui n'est pas le simple dépôt de l'expérience, mais le fruit d'un travail de l'intelligence. L'inanité philosophique de Critias a pour seul - mais éminent - mérite de faire briller par contraste l'intelligence à l'œuvre dans les vrais dialogues platoniciens.

    4° Quel est leur rapport avec le dialogue platonicien ?

    Le statut du récit de Critias concernant l'Atlantide est clairement déterminé par la présentation qui en est faite par son auteur en préambule. Il va rapporter une histoire, que lui a rapportée son grand-père alors qu'il était très vieux, qui lui-même la tenait de Solon alors qu'il était très vieux, qui lui-même la tenait d'un prêtre égyptien alors qu'il était très vieux (20d-22e). Jusqu'à ce point de retour dans le passé le lecteur de Platon ne rencontre rien de surprenant : ce mythe serait l'équivalent des histoires de nourrices auxquelles Socrate renvoie habituellement lui-même avec délectation, lorsqu'au terme d'une longue interrogation de son interlocuteur il s'évade de la pratique dialectique pour donner de sa pensée une image très proche de celles que produit la mythologie. Mais cette fois le dernier terme de la régression constitue un pivot, sur lequel le sens du recours à son autorité se retourne de façon inattendue. En effet le prêtre tenait lui-même son récit d'une source écrite, car les Egyptiens notent tout. Critias y revient avec une lourdeur telle, qu'il faut bien accorder à sa remarque la plus extrême importance.

    " De ce qui s'est fait de beau, de grand ou d'exceptionnel tout est écrit et sauvé  " par les Egyptiens (23a), tandis que chez les Grecs et les autres peuples " les générations se sont succédées sans être capables de s'exprimer par écrit  " (23c). L'ancienneté des faits rapportés des anciens Athéniens est garantie par " les écrits sacrés  " des Egyptiens (23e). " Parce que leurs exploits ont été écrits, ils sont admirés  " (24d). " Nos écrits rapportent comment Athènes anéantit jadis l'Atlantide  " (24e). Ce n'est qu'après deux longues pages employées à donner une autorité au témoignage de l'écriture que s'ouvre enfin le récit relatif à la localisation de l'empire d'Atlantide, à sa puissance hégémonique, à sa défaite devant Athènes et à sa disparition cataclysmique. Il est d'ailleurs abusif de parler d'un récit, car la petite page qui est réservée à ces quatre thèmes successifs (24e-25d) en permet à peine l'évocation. Contrairement aux abondantes histoires de nourrices elle est donnée sans aucun luxe de détails. Il est vrai qu'il reviendra au fragment subsistant de Critias de combler l'attente du lecteur à ce sujet.

    Deux pages exposant les relais par lesquels est parvenue jusqu'au narrateur l'histoire de l'Atlantide, puis deux autres pages vantant la supériorité qu'assure aux Egyptiens sur les Grecs la conservation de l'écriture introduisant quelques maigres lignes, il y a entre ces éléments un déséquilibre si manifeste que le lecteur se trouve bien obligé d'y reconnaître le signe d'une hiérarchie de valeurs, qui pour n'être qu'implicite n'en mérite pas moins d'être explicitée. Entre l'objet du message et son mode, le plus important des deux n'est pas celui qu'on pourrait croire. Dans ce début de Timée l'important, loin d'être ce qui est rapporté de l'Atlantide, est ce qui est affirmé du rôle de l'écriture. Or il est fort plaisant au lecteur de Phèdre de relever ici l'expression de cette foi dans l'écrit, que dément non seulement ce dialogue, mais en fait toute l'œuvre de Platon. Comment le philosophe écrit-il ? Pourquoi le philosophe écrit-il ces dialogues ? Je l'ai établi en son lieu (Phèdre), c'est précisément afin d'écrire sans écrire. Le mythe de Theuth, cette autre " histoire égyptienne  ", ne laisse subsister à ce sujet aucun doute.

    Le dieu à tête d'ibis serait l'inventeur de l'écriture et, fort satisfait de lui, viendrait la présenter au pharaon Thamous. Il est très précisément dans cet état d'esprit qu'illustre le propos de Critias dans les premières pages de Timée : il voit dans l'écriture un précieux instrument qui permettrait d'accroître la sagesse et la mémoire des Egyptiens. Il plaide donc sur ces deux points. Mais, tout dieu qu'il soit, il ne fait pas sur le pharaon Thamous l'impression souhaitée. Car celui-ci analyse tout au contraire dans l'invention qui lui est proposée une cause d'affaiblissement et de perdition de la mémoire et de la sagesse. La discussion du rôle de l'écriture, bien qu'elle intervienne entre des personnages mythiques, expose des arguments absolument intelligibles. Le mode mythique sous lequel Platon présente le débat à la fin de Phèdre confère cependant à sa mise en garde une solennité que ne lui donnerait pas la pratique socratique de l'interrogation. A travers la condamnation de l'écriture il poursuit et mène à son terme une réflexion sur l'enseignement de la philosophie. Il doit parvenir à transmettre par l'écrit la philosophie, qui par essence refuse l'écrit. De cette énorme contradiction le dialogue platonicien est la solution.

    Et voici Platon qui se mettrait à rédiger un traité ? Car enfin Timée (ni Critias) n'a rien d'un dialogue. Non seulement Timée, dès lors qu'il aura pris la parole, ne la lâchera plus (concédant seulement à Socrate quelques mots d'assentiment et d'admiration, 29d, après lesquels on peut imaginer qu'il s'endort), mais tout ce qui précède entre Socrate, Timée et Critias (très accessoirement Hermocrate, 20c-d, dont on se demande si la présence est indispensable), malgré l'apparence d'un échange de propos, reste absolument étranger à la pratique platonicienne du dialogue. Ne s'y trouve posée aucune question ; n'y est demandé à aucun moment par aucun interlocuteur l'assentiment de la raison de l'autre ; n'y est rencontré aucun cheminement constitutif d'une progression de la pensée, fût-ce pour n'aboutir qu'à la reconnaissance par tous d'une impossibilité de conclure. Bref, l'auteur de Timée par un pseudo bout de dialogue coud hâtivement à la philosophie de Platon un traité dogmatique.

    Le moins qu'on puisse dire est que ce choix est contradictoire avec celui que fait l'auteur de la Lettre VII : " De moi, du moins, écrit-il (341c), il n'existe et il n'y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets : il n'y a pas moyen en effet de les mettre en formules ". Cette contradiction ne peut être levée que si l'on reconnaît qu'il ne se rencontre dans Timée guère de philosophie. Indépendamment de cette contradiction et sans dessein de la résoudre, c'est justement ce que j'en pense.

    Conclusion

    Comment pourrait-on exploiter philosophiquement cette partie du livre que je viens d'examiner ? Et quel mobile pourrait-on trouver d'en poursuivre la lecture au-delà ? On peut bien y rencontrer cette pépite de la définition du temps dans une admirable formule ou d'autres peut-être. Mais l'exposé lui-même n'est pas philosophique. Les raisons propres à légitimer chaque affirmation, l'une après l'autre, à supposer même qu'elles soient en droit intelligibles, parce qu'il existerait des lecteurs capables de les comprendre mieux que moi, ne font l'objet d'aucune discussion. Or dans la philosophie de Platon l'intelligibilité s'éprouve. Je veux dire qu'elle n'est reconnue qu'après avoir été soumise à une épreuve, dont le dialogue est l'instrument. Une affirmation quelconque y est soumise à la question, et c'est seulement si elle est reconnue intelligible par celui qui répond qu'elle peut être retenue. Cette démarche fondamentalement nécessaire à Platon est totalement absente de Timée et de Critias.

    Même dans les premières pages où quelques répliques sont encore attribuées à Socrate, on ne trouve que la lourde et fastidieuse mise en place des liens nécessaires de ce livre avec l'œuvre de Platon. On n'y trouve que la pénible insistance sur de pauvres idées, tandis que l'écriture de Platon est caractérisée par l'expression allusive des idées les plus riches. Tout ce qui fait la légèreté, l'humour, la poésie des pages initiales de la République, de celles du Banquet, de Phèdre, de Gorgias, de Théétète, etc. et même de Phédon en est absolument absent. Quand bien même les analyses stylistiques feraient apparaître que le vocabulaire et la syntaxe de ce texte appartiennent au même registre que les dialogues (ce que je laisse à d'autres le soin d'examiner et de décider), le ton n'y est pas. Ce livre n'est pas dans le style philosophique de Platon. Et personnellement je ne prends pas d'intérêt à sa lecture : Timée m'ennuie. J'y vois bien où est la doctrine, mais je n'y vois pas où est la philosophie. Aucun témoignage, si ancien soit-il, ne me fera croire que ce pénible pensum appartienne à Platon.

    Table

     

    Les Lois

    une œuvre juridique ou philosophique ?

    Les Lois se veulent un travail de législation. Platon, le philosophe, dans ce livre veut se faire législateur. Comment l’entend-il ? Du moins ambitionne-t-il très ouvertement de situer son intervention à la hauteur de celles que le mythe attribue à Minos et la légende à Lycurgue. Si elle ne produit pas, bien qu’elle entre quelquefois dans un luxe de détails, en tous points exactement un code, elle en définit du moins toujours l’inspiration. Dans quelle mesure son statut est-il juridique ? Sort-elle pour autant de la philosophie ? Répondre à cette question demande d’être attentif à deux sortes de choses. D’une part la présence en tête de l’ouvrage, puis dans le corps du texte législatif, d’un certain nombre d’inclusions philosophiques, comptant quelquefois plusieurs dizaines de pages, oblige le lecteur à reconnaître le philosophe tenant la main du législateur. Les plus importantes sont le préambule sur la vertu, les nombreuses pages consacrées à l’éducation, celles qui mènent la lutte contre l’athéisme et ses variantes, ou celles qui énoncent le prélude éthique aux lois. Pour un juriste, il ne va certainement pas droit au but ! C’est, comme il le dit à deux reprises (781e, 858b) qu’il s’exprime en homme de loisir. On reviendra sur ces passages. Mais on ne saurait, d’autre part et pour commencer, répondre à la question de l’éminente portée philosophique des Lois sans mettre en évidence la constance, dans l’œuvre du philosophe, d’une préoccupation exprimée de manière très significative dans les autres dialogues.

    *

    Dans Gorgias Socrate ne donne pas d’autre nom que "politique" à l’ensemble des sciences qui visent à rendre l’âme saine. Deux arts complémentaires ont pour but, l’un de maintenir la santé de l’âme, l’autre de la rétablir. La politique a ainsi pour sous-ensembles l’action législative et l’action judiciaire (464a-c), la législation et la justice. Elles sont entre elles dans le même rapport que la gymnastique et la médecine, qui visent l’une à maintenir, l’autre à rétablir la santé du corps. Ce que la gymnastique est au corps l’action législative l’est à l’âme, ce que la médecine est au premier l’action judiciaire l’est à la seconde (465b). Cette allégorie suffirait à déterminer la place importante de la législation dans les réflexions du philosophe. Il convient cependant d’y ajouter que chacun de ces arts véritables a en outre un double, un faux, que lui substituent des hommes ignorants ou malhonnêtes. Les arts qui s’occupent du corps, la gymnastique et la médecine, sont ainsi remplacés par la parure et la cuisine, qui au lieu de former le corps ou de le rééduquer ne lui donnent que l’apparence de la santé. Les différences entre l’art et son double sont moins évidentes lorsqu’on passe du domaine du corps à celui de l’âme, mais la comparaison de la gymnastique et de la médecine d’une part, avec la parure et la cuisine de l’autre, autorise à établir que la sophistique et la rhétorique sont respectivement la parure et la cuisine de l’âme (465c). Tandis que l’action législative et l’action judiciaire se fondent sur une connaissance de la nature de l’âme, la méconnaissance de celle-ci les dégrade en sophistique et en rhétorique. C’est d’ailleurs ce dont Socrate fait la démonstration dans tout le cours de ce dialogue, où il ne cesse de s’opposer aux thèses de Polos et de Calliclès, ignorantes de la nature du juste et de l’injuste, ignorantes de la nature du bien et du plaisir. Enfin le rapport entre maintenir et établir la santé de l’âme donne à l’action législative la prééminence sur l’action judiciaire.

    On retrouve dans le Politique cette distinction. Elles sont comparées l’une à l’autre, au bénéfice de la première. L’Etranger d’Elée met en évidence l’absurdité qui consiste à soumettre le politique intelligent à une loi écrite ou coutumière, parce qu’elle l’empêche d’administrer la cité utilement dans l’intérêt de ses concitoyens (293e-297b). Ce n’est pas la conformité à la constitution qui doit être le critère de son action, mais l’intelligence : "la législation est une fonction royale et le mieux n’est pas de donner la puissance aux lois mais à l’homme d’intelligence royale" (andra ton meta fronèseôs basilikon, 294a). Le législateur est en effet ainsi désigné.

    De tous les dialogues platoniciens cependant, le Banquet est celui qui exprime la plus haute idée du législateur. Ce n’est pourtant pas l’objet de ce dialogue que d’établir sa supériorité, puisqu’il y est question, en première analyse, de l’amour, et plus au fond, par l’intervention de Socrate, de l’éducation. "Celui dont l’âme est féconde se met en quête de la beauté dans laquelle il lui sera possible de procréer, (...) il se sent à son égard plein de tendresse (...) au contact du bel objet et en sa compagnie il enfante ce dont il était depuis longtemps fécond", etc. (209b-c). Comme il appartient au corps d’avoir telles caractéristiques physiques, de les transmettre avec ses gènes et de procréer un enfant, il appartient à l’esprit d’avoir intelligence et vertu et de transmettre son patrimoine par un certain type de relation, évidemment non sexuelle, à qui est capable de le recevoir et le faire fructifier. L’idée de Socrate est cependant que parmi toutes les créations, parmi tous les produits de la "poièsis", lato sensu, l’organisation d’une institution quelconque et a fortiori une grande et belle législation donnée à une Cité, sont ce qui mérite le plus de reconnaissance et ce dans quoi le créateur s’accomplit lui-même le mieux. Les pères les plus dignes d’être honorés, qui ont gagné le plus de titres à l’immortalité, sont ceux dont l’œuvre est dans l’organisation des cités et des administrations (è peri tas tôn poleôn te kai oikèseôn, 209a). L’éternité est atteinte par le législateur : elle est dans le rôle d’éducateur exercé au profit de la communauté. Le parallèle entre le désir sexuel et le désir d’éduquer montre que la réalisation de soi, qui passe vulgairement par la procréation d’enfants de chair et de sang, passe cependant encore mieux par la procréation dans l’acte d’éducation d’un autre homme libre, voire dans l’acte législateur d’une Cité libre. Il est donc possible de dire que l’action, que par ses dialogues le philosophe mène sur l’âme d’un lecteur, n’est qu’en petit celle que conduit le législateur en grand sur une Cité tout entière.

    *

    Platon devait franchir le pas de l’éducation d’un seul à celle du grand nombre. Ce qui n’est qu’un jeu dans la République (cf. la leçon introductive que je consacre à ce dialogue), devait être tenté sérieusement, pour de bon, bien que ce ne fût que dans la réflexion philosophique, à défaut de pouvoir l’être dans la réalité. Ce qui, malgré l’intercession de Dion auprès de Denys, n’était à Syracuse pas possible, finalement pas davantage qu’à Athènes, devait faire l’objet d’un livre, celui-ci, qu’on ne nomme les Lois que par raccourci, puisque son titre exact comporte deux mots, liés par la conjonction disjonctive, laquelle exprime l’indifférence entre les deux interprétations, "nomoi è nomothesiai" : les lois ou les législations, ces dernières entendues moins comme ensemble de lois (puisque cela ne ferait que répéter le premier mot déjà employé au pluriel et ne constituerait donc qu’un pléonasme) que comme actions de les instituer, interventions du législateur.

    Les Lois constituent donc l’acte législateur de Platon, celui par lequel il donne à toute Cité une législation. Le dialogue ne se range pas pour autant, du moins pas tout entier, dans la catégorie des textes juridiques, leur objet fût-il législatif. En effet, si sa plus grande partie relève de la catégorie législative, et du même coup constitue tout autre chose qu’un vrai dialogue, les inclusions que j’évoquais ci-dessus le tiennent dans le domaine philosophique. Tout particulièrement le premier quart de l’ouvrage est bien une œuvre de style tout à fait platonicien, où trois interlocuteurs établissent les principes généraux auxquels doit répondre une législation. Celle-ci ne peut prendre modèle sur la Sparte de Lycurgue, représentée par Mégillos, ni sur la Crète de Minos, représentée par Clinias. Il faut rejeter leurs lois respectives, quels qu’en soient les mérites reconnus, au bénéfice d’une troisième alternative, énoncée dans la conversation par l’Etranger athénien.

    Quels sont donc les principes généraux sur lesquels doit se fonder une législation ? Après les civilités, le dialogue s’ouvre par une question de l’Etranger athénien adressée, semble-t-il au Crétois Clinias, mais aussi bien au Spartiate Mégillos : "pourquoi la loi vous impose-t-elle des banquets, des exercices et des armes ?" (625c). L’objet de l’interrogation peut sembler particulier alors que l’on attendrait pour l’ouverture de la discussion un problème de portée générale, comme de savoir qui doit commander, lequel est effectivement repoussé plus loin (dans le prétendu Livre III). C’est d’ailleurs ce que font la République et le Politique, qui passent en revue les différents régimes politiques. Mais la question de l’Athénien est à la fois polémique et de longue portée. Elle met en discussion la légitimité de la référence à la Constitution de la Crète ou à celle de Sparte, données en modèle aux Athéniens. Elles sont attribuées à des personnages, l’un mythique, l’autre légendaire, Minos dans le premier cas, Lycurgue dans le second, patronages censés expliquer leur longévité, leur stabilité, tandis que les institutions athéniennes ne cessent de changer, de se dégrader, et que l’équilibre de la Cité d’Athènes ne cesse d’être ruiné. D’un seul coup, en quelques pages (jusqu’à 630d) sont rejetés le modèle crétois et le modèle lacédémonien.

    En effet les banquets, les exercices et les armes imposés aux citoyens de ces deux Etats visent à en faire des guerriers avant toute autre qualité. Mais est-ce bien là le but que doit poursuivre une Cité ? Le but de la législation n’est pas de conférer aux hommes la seule vertu propre à la guerre, mais l’ensemble cohérent de toutes les vertus indispensables dans la paix. Si la guerre est l’état normal dans lequel sont les Cités, la guerre de soi à soi est l’état normal où se trouve chaque homme. Il lui faut surmonter un ennemi interne. Mais il est aussi le principal ennemi de la Cité. Des institutions orientées vers la guerre peuvent bien développer chez les citoyens la vertu du courage, mais le courage n’est pas la seule ni la première vertu qu’il faille développer chez les hommes. Il faut aussi les éduquer à la justice, à la tempérance et à l’intelligence. Les meilleures institutions ne sont donc pas celles qui orientent les citoyens vers la guerre, mais celles qui les orientent vers la paix et l’amitié entre les hommes, qui font appel à l’ensemble des vertus.

    C’est par conséquent sur cette base qu’il convient de déterminer la tâche du législateur. Il doit rechercher en toutes choses les plus grands des biens, qui sont, dans l’ordre, l’intelligence, la tempérance, la justice et le courage. C’est à ceux-ci que sont subordonnés les autres biens, dans l’ordre, la santé, la beauté, la vigueur et la richesse. Et l’Athénien indique succintement le plan de sa législation, allant de la naissance et même de ce qui la précède nécessairement, le mariage des parents, jusqu’aux funérailles en passant par tout ce qui fait la vie des hommes, sans négliger les gardiens de la législation (631d-632c).

    *

    Tel qu’il se rencontrera dans la suite du dialogue, le plan effectif de la législation, précédée de ses préalables, est le suivant.

      I- Les préalables à la législation
      • ses fondements éthiques
        • la vertu (624a)
        • le courage pour maîtriser le plaisir (637a)
      • ses fondements politiques (constitutionnels)
        • les pouvoirs (676a)
        • les conditions du pays (704a)
        • l’élection des charges (712c)
        • le prélude aux lois (726a)
        • effectif et classes (735a)
        • les magistrats (751a)
      II- La législation
      • code civil
        • le foyer, mariage, naissances (771d)
        • l’éducation (788a)
        • les travaux et les fêtes (828a)
        • production et échanges (842b)
      • code pénal
        • des violences
          • contre les dieux (853a)
          • contre la constitution et la Cité (856b)
          • les différents types de meurtres (864c)
          • autres violences (874d)
        • discussion sur la religion naturelle (884a)
        • ce qui est dû aux dieux (907e)
        • ce qui est dû à autrui (913a)
        • ce qui est dû à la Cité (941a)
      • retour au code civil : les funérailles (958c)
      III- Retour à la constitution : la sauvegarde de la législation (960b-992d, fin du dialogue).

    *

    Avant de s’engager dans la tâche de promulguer une législation, il faut satisfaire à une autre réquisition (à partir de 632e). Il ne suffit pas en effet de s’être entendus pour dire ce qu’étaient les plus grands des biens et que les lois devaient permettre aux hommes d’y accéder. Il faut être plus précis à leur sujet, et c’est en quoi tout le début du dialogue se situe sur le terrain philosophique, avant que la promulgation des lois ne le fasse passer partiellement sur le versant d’une œuvre juridique, qui restera néanmoins subordonnée à l’œuvre philosophique. La question, essentielle, que va agiter celle-ci est celle de l’éducation au plaisir. Cela ne saurait vraiment surprendre de la part de l’auteur de Gorgias et de Philèbe. On a expliqué plus haut que le véritable ennemi était l’ennemi intérieur. Contre l’ennemi extérieur sans doute les institutions tant crétoises que lacédémoniennes forment-elles un courage qui est la résistance à la douleur. Mais ont-elles prévu pareil endurcissement contre la plaisir, qui est pourtant l’ennemi le plus redoutable ? Il est nécessaire que les jeunes gens le rencontrent afin d’être préparés à y résister, afin de ne pas y succomber, ce qui serait encore plus honteux que de succomber à la douleur. Il faut donc examiner comment on les éduque à résister au plaisir.

    Après un bref propos déterminant les rapports homosexuels comme une conduite intempérante, comme une perversion des plaisirs de l’amour, et les condamnant comme tels (636bd, analyse qui se retrouvera dans la législation, 835d-842a), l’Athénien impose à ses interlocuteurs une réflexion sur la place que le législateur doit faire au vin, à la beuverie et à l’ivresse. La question, qui paraît au premier abord déplacée, n’est manifestement pas subsidiaire aux yeux de Platon, puisqu’il lui consacre de près ou de loin toute la discussion qui s’étend de 637a à 674c. Il présente, il est vrai, cette question comme un exemple, à propos duquel il teste la méthode philosophique (638e). On ne saurait condamner, dit-il, une pratique en se fondant seulement sur les dommages qu’entraînent ses dérèglements. Il faut la régler pour en tirer d’importants bénéfices politiques. Ce raisonnement est toujours très légitime, quel qu’en soit l’objet. Mais dans ce cas son objet est d’une importance particulière.

    Le point de départ de la démonstration est dans la définition de l’éducation (paideia) : "elle oriente dès l’enfance vers la vertu, produisant désir et amour de devenir un citoyen achevé, qui sait commander et être commandé selon la justice" (643e, définition reprise plus loin en d’autres termes, cf. 653bc, 659d). La beuverie et l’ivresse sont, dans la perspective éducative un jeu sans conséquence, une épreuve dont on peut mesurer et contrôler les suites, au moyen de laquelle il est possible de soumettre un jeune homme au risque de l’intempérance et de le former à la tempérance (650a). A travers une discussion sur le rôle du chant et de la danse, qui doit incidemment rappeler (sans toutefois le démontrer) ce que sont les rapports du bonheur et de la vertu (660e-664a), l’Athénien conclut (671a-674c) que les beuveries sont, aux mains du législateur ou de son représentant, un bon moyen d’établir l’amitié entre leurs participants.

    *

    A ce moment du dialogue on s’attend à ce que les interlocuteurs engagent leur conversation sur la législation elle-même. Mais il y faut un second préalable. Si la question que soulevaient les pages précédentes était de nature éthique, celle qui s’ouvre maintenant est de nature politique. Ayant posé la priorité du but éthique d’une constitution, l’Etranger athénien revient à son point de départ, à savoir une interrogation de nature politique. Afin de déterminer quel genre de constitution il faut donner à la Cité, à quel régime il faut la soumettre, il reprend une comparaison de celles qui existent. Toutefois il n’en appelle plus à celles de la Crète et de Sparte, sous lesquelles respectivement vivent ses interlocuteurs Clinias et Megillos. En effet l’interrogation prend un aspect historique. De quel commencement la Cité est-elle sortie ? se demande-t-il (676a).

    Dans sa réponse se rencontre la source de l’idée des cycles, qui sera reprise très politiquement par Polybe puis Machiavel. Des cataclysmes, admettent les trois vieillards qui cheminent ensemble, ont maintes fois détruit l’humanité. Celle-ci dans les intervalles repasse sans le savoir par les mêmes épisodes. L’organisation des survivants est successivement familiale, tribale, puis proprement politique, ce dernier moment étant magnifiquement illustré par Sparte. Mais malgré ces considérations, le fond du débat n’est pas historique. Il conduit les trois vieillards à la question du fondement de l’autorité. L’Athénien dégage sept principes possibles (690ac) qui, même dans le cas où ils sont sains au début, peuvent cependant tous dégénérer et se trouver contestés et renversés.

    Pour des raisons qui ne sont pas examinées, mais qui ne sont néanmoins pas difficiles à identifier, de ces sept principes l’Athénien ne peut reconnaître viables que trois d’entre eux. Il admire comment la constitution de Sparte, parce que à la suite d’amendements successifs elle les a tous les trois retenus, a enfin permis au pouvoir de durer (691d-692c). A l’autorité des rois, fondée sur l’aristocratie de la naissance, qu’un dieu d’abord divise en deux, a ensuite été opposée celle de la "Gerousia", fondée sur l’âge (c’est Lycurgue qui est censé avoir introduit cette réforme), et enfin on a ajouté celle, fondée sur le sort, des "Ephores" pris dans le peuple (c’est Théopompos, semble-t-il, qui a ainsi achevé les institutions lacédémoniennes). Tel est le calcul qui, ramenant trois principes d’autorité à un seul, introduisit le mixage et la mesure dans la royauté de Sparte, et en assura le salut. Cette remarque sera recopiée par Aristote (Politique II, 1270b), développée par Polybe et méditée par Machiavel.

    A ce premier niveau de l’analyse s’ajoute celui qui exprime un peu plus loin le besoin de se garder des excès de la démocratie et de ceux de la monarchie en les joignant l’une à l’autre, afin d’engendrer parmi les hommes liberté et amitié intelligentes. La première est représentée par Athènes et la seconde par le royaume perse. Il y a là deux constitutions mères, dont toutes les autres sont des variétés (693d-e). Parce que la Cité à construire doit être libre, fraternelle et intelligente (701d), ses institutions devront la situer entre ces deux pôles (principe confirmé en 756e). Plus loin le Lacédémonien Mégillos et le Crètois Clinias découvrant que leurs institutions respectives participent à la fois de la démocratie, de l’aristocratie et de la monarchie, l’Etranger athénien leur répondra que c’est justement ce qui caractérise les vraies constitutions, celles qui n’asservissent pas une partie des citoyens (712d-713a).

    *

    Entre la discussion philosophique des principes généraux et le texte même de la législation, la transition est clairement exprimée par Clinias page 702d (à la fin du prétendu Livre III) : "organisons par le discours une Cité, comme si nous la construisions depuis les fondations", qui répète page 702e : "construisons d’abord en discours cette Cité". A quoi l’Etranger athénien répond page 704a (début du prétendu Livre IV) : "il faut concevoir comment sera cette Cité". Tout ce qui suit, y compris les importantes parenthèses philosophiques, sera donc la législation, que Clinias édictera éventuellement dans la colonie que les autorités crétoises l’ont chargé d’organiser. C’est une des principales articulations que fait apparaître la lecture du texte. Et cependant on peut tenir pour plus importantes la transition des préalables éthiques aux préalables politiques (676a), comme celle de ces derniers aux codes juridiques (769a).

    Parce que la législation doit viser à rendre les hommes les meilleurs qu’il est possible, et non à leur permettre seulement de continuer à exister (707d), elle est difficile à imposer. Pour y réussir, il faut obéir à plusieurs conditions. En premier lieu elle doit choisir une situation géographique. L’Etranger athénien examine donc ce que doit être la situation de la Cité relativement à la mer, relativement aux plaines, montagnes et forêts. C’est encore un souci qu’on retrouvera chez Machiavel. Il est nécessaire en second lieu de déterminer quelles conditions historiques mettent le futur peuple dans l’état psychique propre à lui faire admettre une législation toute nouvelle. Il faut alors trouver un équilibre délicat entre une homogénéité qu’impose l’unité de langue et de culture et une hétérogénéité sans laquelle il retournerait à ses institutions anciennes, celles-là même qui se sont montrées assez mauvaises pour que s’impose une nouvelle fondation. Mais il faut encore au législateur trouver l’autorité qui lui permettra de mettre en place sa législation d’un seul coup, et cette autorité ne peut être que celle du tyran, dans la mesure où ce qui caractérise celui-ci est que son activité n’est pas tenue par les lois existantes. Bien sûr il faut aussi qu’il soit réglé (kosmios, 710d), comme ne l’était malheureusement pas Denys à Syracuse. Pour cette raison dans cette cité la rencontre entre le tyran et le législateur a tourné court.

    On peut ensuite déterminer les objectifs de la constitution (politeia, 712c). Elle doit viser l’intérêt commun de toute la Cité (715b). Par conséquent les charges publiques ne peuvent être attribuées ni à la force, ni à la richesse, ni à la naissance, qui se voudraient maîtresses de la loi, mais à celui qui se fera le mieux le serviteur de la loi. Par suite de quoi, les colons étant arrivés, on s’adresse à eux dans un discours qui vise à leur inspirer le respect des dieux. "O théos pantôn metron", le dieu est la mesure de toute chose, leur affirme-t-on (716c).

    Cette orientation éthique étant déterminée, comment le législateur présentera-t-il ses lois aux colons ? Il lui faut les justifier. Il ne se contentera donc pas de les promulguer, mais il les expliquera. Une comparaison musicale conduit à désigner l’explication comme un prélude. Lequel est le moyen de faire précéder la contrainte exprimée par la règle de la conviction rendue possible par sa justification. Est donc énoncé le prélude général à la législation. C’est un discours de fond et de portée éthique (726a-734e). Il reprend l’identification des vrais biens, et recommande à chacun de prendre soin de son âme et d’aimer la vérité. C’est un passage qui n’apporte rien à la philosophie de l’auteur, mais qui a la tâche difficile d’en résumer l’éthique en des termes accessibles au vulgaire.

    Le dialogue par lequel s’ouvraient les Lois était un véritable dialogue platonicien. Il fallait à l’Athénien convaincre ses interlocuteurs que le but de l’Etat n’était pas la guerre mais la paix, qu’il devait se soucier de toutes les vertus et pas du courage seul, que celui-ci devait être entraîné à s’opposer au plaisir... Par contre dès lors qu’ils entrent dans la formulation de la législation, et alors même qu’il s’agit davantage de la justifier que de l’énoncer, le dialogue n’est plus qu’une apparence. L’office des interlocuteurs, Clinias presque toujours, n’est plus que de permettre à l’Athénien de reprendre son souffle, de l’autoriser à avancer dans son monologue. Celui-ci sait ce que doivent être les lois, le discours n’a plus pour but de l’établir, mais seulement de l’énoncer.

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    Le porte-parole de l’auteur entrant dans le détail juridique, je cesse de l’expliquer, et n’entreprends pas même de le résumer. Je pose une autre question. En quoi la législation proposée par Platon intéresse-t-elle les lecteurs du XXIe siècle ? La lecture des Lois montre que Platon n’a aucun souci de l’histoire, du moins telle qu’elle est réellement. Il ne se la représente que comme une série répétitive de cycles identiques. Que la production croisse et que de son accumulation sortent une division du travail et un développement des forces productives, que de celles-ci naissent des rapports de production différents et par suite des formes d’organisation politique spécifiques à un niveau de développement déterminé, il n’en a pas idée. Rien ne le montre mieux que le passage sur la fondation de la Cité, visant à la conservation de l’effectif (déterminé par des considérations purement arithmétiques), de la richesse produite et donc de l’ordre constitutionnel (740a-745e). Mais comment, au IVe siècle avant J-C aurait-il pu concevoir l’idée d’un développement nécessaire, inéluctable ? Le peu d’histoire qui s’était alors déroulé, quelques siècles seulement depuis l’invention de l’écriture, ne lui montrait pas le spectacle que nous avons sous les yeux deux mille cinq cents ans plus tard, et surtout depuis la révolution industrielle.

    Cela disqualifie-t-il les Lois ? Pas du tout, puisque c’est œuvre de philosophe, soucieux de la vertu et du bien de l’âme, choses étrangères aux politiciens. Pourquoi ne pas dire même, au point de corruption où est parvenue la démocratie au XXIe siècle, que la connaissance de la philosophie de Platon est devenue d’une extrême urgence ? Car voulant se faire législateur, celui-ci ne se résoud pas pour autant à prendre les hommes comme ils sont. Il veut les éduquer et faire de l’Etat le gardien du bien commun. Qu’on aille pas cependant l’accuser de naïveté. De quelle dégradation un Etat est capable, le philosophe pour le savoir n’a pas besoin de s’en rapporter aux mœurs politiques qui prévalent 25 siècles après lui. L’Etat athénien suffit à l’en instruire. Et surabondamment ! Les Athéniens ont inventé, dit-on, la démocratie. En effet on peut le croire, puisqu’ils ont du même coup inventé la démagogie et poussé la corruption aussi loin qu’il se peut.

    C’est pourquoi sans doute Platon évoque page 739ce la nécessaire distinction entre la Cité idéale, où tout serait commun, et celle pour laquelle il légifère. La législation qu’il énonce dans son livre, bien qu’elle ne soit pas un idéal de législation, n’est cependant pas pour autant une législation destinée à un Etat réel. Et au fond peu importent les législations qui seraient réalisables. Car par essence elles sont incapables de jouer le rôle d’éducateur des peuples qu’ambitionne celui qui est éducateur de quelques individus. Mais celui-ci a pourtant la responsabilité de faire briller aux regards des peuples ce que serait une loi visant au bien commun. Qu’il s’écarte du réel, voire du possible, il en a bien conscience, déclarant qu’il parle en rêve (746a), ou qu’il raconte une fable (752a).

    Toutefois, contrairement à la République qui construisait un modèle d’homme, les Lois construisent bien un modèle de République. Mais un modèle de République, un modèle d’Etat, de Cité, plutôt qu’une loi de l’action réelle des hommes, constitue bien davantage la référence, qui reste hors de portée mais pas hors des regards, de qui refuse de donner sa bénédiction à la corruption. Dans une telle perspective il n’est pas surprenant que certaines pages des Lois recoupent les itinéraires suivis par la République. Que dans ce parcours une grande place, d’ailleurs centrale, soit accordée à l’éducation ne surprendra évidemment pas non plus le lecteur familier de l’œuvre de Platon.

    *

    L’éducation (trophè kai paidéia) constitue un sujet essentiel. Il est même précisé (765e) que le directeur de l’éducation est la charge la plus importante de la Cité. Cependant elle ne fera pas exactement l’objet d’un code, mais plutôt de conseils (didachè kai nouthetèsis 788a). Ce sont coutumes non écrites, "lois des ancêtres" (793a). La première est de ne poursuivre les plaisirs ni fuir absolument les douleurs (792cd). Puis les pages qui traitent de l’éducation repassent nécessairement par gymnastique et musique, arithmétique et géométrie, astronomie, censure des poètes (801bd), égalité des hommes et des femmes (804d-806d). Car que l’on considère l’éducation depuis le point de vue du bien de l’individu éduqué, comme c’est le cas dans la République, ou depuis celui du bien commun, on ne saurait y trouver aucune différence. Les préoccupations du philosophe législateur recoupent nécessairement celles du philosophe éducateur.

    Tout le passage consacré aux travaux et aux fêtes est d’ailleurs une suite de l’éducation. Celle-ci n’est en effet pas achevée par le passage à l’âge adulte. Il faut donc règler quotidiennement la vie des hommes et des femmes, afin qu’elle réponde aux besoins de la Cité. La lutte contre la tyrannie du plaisir y est, bien entendu, centrale. Et c’est pourquoi la question de la pédérastie revient à cet endroit (835d-842a).

    Mais au-delà de ce cas, il faut toujours avoir en vue le principe éthique bien connu, que tous les méchants, dans toutes leurs fautes sont involontairement méchants (860d) : cette affirmation rend nécessaire d’examiner les causes de l’injustice (jusque 864c). C’est aussi ce qui va rendre nécessaire l’examen de l’athéisme, qui semblerait d’abord une digression. Les hommes font le mal parce qu’ils sont incapables de comprendre par eux-mêmes ce qu’est le bien. Aussi le législateur doit-il s’opposer à l’idée qu’il n’y a pas de dieux pour punir les méchants qui auraient réussi à échapper à la justice de la Cité. Mais cela est insuffisant. Il lui faut encore repousser l’interprétation matérialiste selon laquelle les dieux sont faits d’atomes, donc vivent dans leur coin sans s’occuper des affaires humaines. Ce n’est pas tout : Adimante dans la République développe la doctrine esquissée dans Euthyphron, selon laquelle on peut marchander avec les dieux, c’est à dire en fait les corrompre et obtenir qu’ils ne sanctionnent pas les crimes, fussent-ils des plus abominables (362d-367e). Il faut aussi combattre cette doctrine.

    C’est la raison pour laquelle l’Etranger d’Athènes se lance dans un nouveau discours où il établit 1° l’existence des dieux, 2° leur souci des affaires humaines et 3° leur incorruptibilité. Ces trois propositions sont en effet nécessaires pour faire respecter les lois. A quoi s’ajoute la croyance à un ordre qui assure récompense ou châtiment. On trouve là une sorte de rapide exposé de la religion naturelle, à comparer avec ceux que donneront Spinoza (Traité théologico-politique, ch. 14) et Rousseau (Profession de foi du Vicaire savoyard). D’où découlent la définition de quelques crimes d’impiété et leur sanction.

    Revenant pour finir à un souci d’ordre constitutionnel, l’Athénien demande comment conserver la législation elle-même. Telle est la question qu’il avait annoncée aux pages 769a-771a, où il déclarait vouloir faire des gardiens des lois des législateurs (dans une comparaison avec le peintre), et qui est reprise et traitée jusqu’au bout à partir de 960b. On ne peut y répondre qu’en complétant la Constitution de la Cité. Elle institue à cet effet un Conseil nocturne (il se réunit à l’aube). Ses membres doivent être capables d’expliquer que la vertu est à la fois une et multiple. Mais il s’avère que très généralement ils doivent être capables de remonter de la pluralité à l’unité de chaque chose. C’est ce que d’autres dialogues nomment la dialectique. Ainsi aux ultimes pages des Lois Platon retrouve-t-il la question de l’éducation, pour en rendre le degré suprême obligatoire à ceux qui seront les gardiens de la législation et de la Cité.

    *

    Il ne faut pas s’étonner que la législation proposée dans les Lois s’écarte de ce que sont les législations réellement mises en place par les politiciens, qui, parce qu’ils ne sont nullement des philosophes, ne sont pas de vrais politiques. Si le luxe de précisions donné au code pénal tranche sur l’esprit très général laissé au code civil, la raison en est simple : celui-ci a pour tâche de fixer une orientation éthique, tandis que celui-là revient inlassablement au principe de l’égalité géométrique (cf. 757ae, les deux égalités, principe énoncé dans Gorgias), c’est à dire de la proportionnalité entre la faute et le châtiment. L’intervention de Platon sur le terrain des lois est celle d’un philosophe, c’est à dire de quelqu’un qui est toujours soucieux au plus haut point de l’éthique. C’est l’âme des hommes de la Cité qu’il prétend conduire - vers la vertu évidemment - et non leurs seuls actes matériels. Il s’exprime très clairement sur le rôle du législateur pages 857b-859c, déclarant en particulier qu’il n’est pas là pour donner des lois aux citoyens, mais pour les instruire : "paideuei tous politas all’ou nomothetei". C’est à l’aune de ce souci de la vertu, celui-là même qu’exprime Gorgias, qu’il faut comprendre sa législation.

    Table

     

    Cratyle

    des noms ou des idées ?

    Le dialogue porte le nom de l'interlocuteur qui intervient le moins. L'éponyme Cratyle n'entre en effet dans la discussion qu'au bout de 45 pages, quand il n'en reste que 12. Le cas d'un titre faisant référence à un personnage qui n'intervient guère est certes loin d'être exceptionnel. Quelle est, par exemple, la contribution de Phédon au dernier entretien de Socrate ? Que dit par ailleurs Philèbe, sinon son refus par avance de tout ce qu'apporterait la discussion ? Cependant ici, outre que l'éponyme n'est pas le principal interlocuteur, il occupe une position que n'occupe peut-être aucun autre. Tandis que par exemple Gorgias ne répond que dans le premier quart de la rencontre, Cratyle est celui avec qui elle s'achève. Le dialogue est en effet organisé de telle sorte que Hermogène et lui demandent à Socrate de les départager. Ce dernier menant avec Hermogène la première partie de l'entretien semble vouloir ruiner sa thèse par celle de Cratyle, puis prolongeant avec celui-ci l'examen de sa thèse, qui paraît d'abord confortée de l'échec de la première, la ruine pourtant à son tour au bénéfice de celle-ci !

    Sur quoi les deux jeunes gens s'opposent-ils ? Le premier veut que le nom des choses ne leur soit donné que par une convention, le second qu'il soit justifié et vrai par nature, fusei, qu'il rende son essence évidente (383a, 422d). Hermogène pour sa part ne pense pas que les langues des prétendus barbares soient moins légitimes que le grec (385e). L'hypothèse de Cratyle implique au contraire que la seule vraie langue serait, bien entendu, le grec, que ceux qui ne la parlent pas seraient incapables de penser ce qu'ils disent. Cet aspect de la pensée de l'éponyme n'est pas explicité, Socrate n'y fait que des allusions. Cependant il est clair que, leur langue n'étant pas fondée sur une connaissance de la nature, on pourrait légitimement les désigner de cette onomatopée méprisante, qui renvoie à un cri bestial : les bar-bar. Que disent ces étrangers ? Ils disent cui-cui, en plus féroce sans doute, mais sans plus de sens. Dès lors l'allusion est suprêmement ironique : il faudrait admettre que les Grecs tiennent des barbares les éléments de leur langue ! (p. 425e, préfigurée pp. 409e, 416a et 421cd). Le lecteur attentif s'écroule de rire.

    Ce n'est cependant pas la seule occasion que lui en donne l'auteur. Semblant vouloir ruiner la thèse d'Hermogène, en partant de la théorie des idées, Socrate entreprend de lui démontrer qu'il est possible de justifier les noms. Il en passe en revue un nombre élevé (30 pages !), en commençant par le lexique d'Homère, qui très significativement oppose au nom critiquable donné par les hommes le vrai, celui qui est donné par les dieux (pp. 391d...). L'examen prend une tournure systématique avec le mot dieu, lorsque Socrate se déclare inspiré par Euthyphron (396d), ce prêtre très pieux, qui est lui-même tellement inspiré par les dieux, qu'il poursuit son père devant les tribunaux (cf. le dialogue auquel il donne son nom). Socrate reprendra ironiquement cette affirmation pp. 399a, 400a, 407d, 409d, puis (sans cependant nommer ce parangon de piété) au moment d'achever son catalogue, p. 420d. Cratyle encore la lui rappellera p. 428c. Mais il ajoute dès 396e qu'il lui faudra s'exorciser de cette inspiration. C'est dire s'il tient à ce patronage ! Sont décortiqués ensuite (398c...) les mots héros, homme, âme, corps, existence ; puis les dieux défilent un à un (402a...), les corps célestes et les éléments de la nature (408d...), le vocabulaire de la connaissance et de la morale (411a-421c), après quoi l'on peut en venir à la définition du nom. Chemin faisant on retrouve (400c) le rapport sôma-sèma, ici doublement justifié : le corps n'est pas seulement le tombeau (cf. Gorgias 493a, Phèdre 250c), il est aussi le signe de l'âme. Mais plus directement il en est encore la prison.

    Qu'en est-il de la justification des noms, telle qu'elle est exposée par Socrate ? Ses étymologies sont construites sur le modèle de celle qu'on rencontre dans Phèdre, où la divination est rapportée au délire et l'art des augures à l'esprit et l'information (244bc). Elles reposent sur des assonances ou allitérations. J'en rapporte deux exemples, qui ne sont pas des plus compliqués : Anthropos devient anathrôn ha opôpé, ce qui signifie « il examine ce qu'il a vu » et la vierge Artémis arothon misêasês, « celle qui a pris en horreur la fécondation ». Ces calembours, dont l'à-peu-près est nommé « enjolivement », sont amusants, mais ne sont échafaudés qu'afin de rendre plausible un sens voulu, projeté intentionnellement sur le mot, sans en appeler à aucune connaissance de celui-ci, de sa forme, de sa racine et de son histoire. Socrate mettra la même virtuosité p. 437a-c à renverser les étymologies sur lesquelles croit pouvoir se fonder Cratyle et leur en opposer de toutes contraires. Les unes comme les autres sont de la plus haute fantaisie. Elles sont tellement tirées par les cheveux qu'Hermogène en fait la remarque (414c) : elles sont collantes, visqueuses, gliskhrôs (le mot est repris par Socrate contre Cratyle, p. 435c), c'est à dire que pour en établir de pareilles il faut s'attacher aux mots comme avec de la glu ! (cf. encore les remarques pp. 417e et 421c).

    Et que lui répond Socrate ? Qu'il est bien obligé de défaire le travail des faussaires. A l'inverse de Pénélope qui défaisait dans la nuit son travail du jour, Socrate défait le jour ce qui a été fait dans la nuit, celle des temps en l'occurrence. Et le plus fort est dans l'énoncé de la méthode, dont la légitimité découlerait de cette opération : permets-moi de tripoter et de triturer les noms comme je le veux, dit-il en substance, et je me fais fort de te montrer combien ils sont propres aux choses qu'ils désignent (414d). Est-ce une garantie de scientificité, ou bien peut-on plus subtilement donner à entendre le contraire de ce qu'on affirme ?

    L'idée qu'il doit démanteler les mots d'aujourd'hui, pour y mettre en lumière le sens dont ils sont porteurs, aboutit (421d) à dire que la langue grecque est aussi barbare que les autres, car inversement une langue qui ne serait pas barbare serait vraiment étymologique, permettrait de s'entendre sans vaine dispute, parce que le sens de tout mot y serait absolument évident, tout nom ferait paraître l'essence de son objet. C'est à dire (422a) que les éléments, stoikheia, dont il est formé seraient apparents. Incontournablement se pose la question de la légitimité des éléments : si ce sont les éléments qui justifient les noms qui en sont composés, qu'est-ce qui justifie à leur tour les éléments ? On peut prétendre se sortir d'affaire en affirmant qu'ils nous sont donnés par les dieux (425d), à moins que ce ne soit par les barbares ! Mais n'est-ce pas dans l'un comme dans l'autre cas reconnaître implicitement le contraire de ce qu'on soutenait ? Afin de soutenir jusqu'au bout la thèse de Cratyle, Socrate achève son entretien avec Hermogène en suggérant de rechercher dans les mots la valeur propre des lettres dont ils sont formés. Plus loin avec Cratyle il s'amusera à montrer qu'on ne le peut pas.

    La question du langage n'est qu'un nuage de fumée, voire un leurre. Derrière elle se pose dès le début celle de la pensée. Evidemment, comme le dira merveilleusement Hegel, « c'est dans les mots que nous pensons ». Les deux questions sont en effet indissociables. Ceci nonobstant, il y a des problèmes proprement linguistiques (cf. Saussure, ceux de la phonologie, ceux de la sémantique, ceux des relations entre les susdits) et ce n'est pas d'eux que veut parler Platon. La notion d'éléments, plusieurs fois émergente dans ses dialogues (Théétète pp. 201e..., Politique pp. 277e...), y est expressément présentée dans le rapport entre les lettres et les syllabes (ici invoqué dès 393d, puis pp. 424b-425a). Bien certainement elle le pourrait être aussi bien dans le rapport entre les syllabes et les noms, c'est à dire dans la question de l'étymologie, telle qu'elle est conçue dans Cratyle.

    Cependant la notion d'éléments renvoie, directement quoique plus loin, à la question de la rigueur de la pensée. La rigueur du discours est garantie par le respect des règles de l'articulation entre elles de ses propositions. On ne le trouvera pas en défaut si le passage de l'une à l'autre est correctement effectué. Mais nécessairement il repose sur ses propositions initiales, nécessairement arbitraires, dont on ne peut pas établir qu'elles correspondent à quelque chose qui existe (cf. 436cd). C'est ce que comprennent bien les géomètres, chers à Platon. Tout ce que les géomètres disent du cercle, dès lors qu'il est entendu que ce n'est pas un rond, mais le lieu des points équidistants d'un même centre dans un plan, est parfaitement exact ; cependant ça ne prouve encore pas qu'il y ait un seul cercle dans le monde.

    Tel est bien le problème sur lequel bute la théorie de Cratyle, telle que la défend Socrate devant Hermogène. Une seule voie apparaît pour la sortir de l'impasse. Il y a une façon naturelle de couper, kata tèn fusin, et une façon contre nature, para fusin, déclarait Socrate peu après le début de l'entretien, 387a. C'était déjà évoquer allégoriquement le découpage auquel il n'allait pas tarder à se livrer, des mots en leurs éléments. C'était encore faire résonner un problème ailleurs largement traité dans l'ensemble de l'œuvre platonicienne, bien que situé au niveau plus profond du découpage entre les choses et leurs idées. Ainsi Socrate s'élève-t-il dans Phèdre (265e) contre « les façons de méchant dépeceur ». Principalement développé dans le Sophiste (en particulier pp. 253b-254d) et dans le Politique (en particulier pp. 261e-264b), ce problème, auquel il est encore fait retour dans Philèbe (15d-17a), est celui que les commentateurs désignent habituellement comme celui de la « dialectique ». Il n'est pas question dans Cratyle de lui donner autant de développement que dans les dialogues évoqués.

    Malgré sa brièveté le présent dialogue énonce sur ce point une réponse digne d'être remarquée. Est-ce le menuisier, qui a fait la navette, qui sait si elle est bonne, ou le tisserand, qui s'en sert ? demande Socrate (390b). En d'autres termes, est-ce le législateur qui fait les mots (selon l'hypothèse de Cratyle) qui sait s'ils sont bien découpés, ou le locuteur qui s'en sert ? La réponse est la même que donne la République à propos du lit (601d). Celui qui sait si le lit est bon est-il le charpentier ou le dormeur ? Si le législateur, qui crée les noms, ne peut savoir si ses objets ont une existence, celui qui s'en sert sait bien dans quelle mesure ils répondent à son expérience. C'est ce qu'on pourrait appeler le paradigme du lit. Si les géomètres ne savent pas si le cercle existe, ceux qui s'en servent (les cyclistes par exemple) le savent bien. En fait les mathématiciens ont eux-mêmes cette expérience, ils n'ont besoin de personne pour savoir si le cercle existe, mais en cela ils ne sont pas mathématiciens. Pareillement, si le législateur est en fait celui qui pense, il est aussi celui qui parle et use des mots. Ainsi est introduite la notion d'usage.

    La discussion menée avec Hermogène jusqu'à la p. 427e a apparemment donné raison contre celui-ci à Cratyle qui soutient qu'il existe pour chaque chose une dénomination naturelle. Lorsque ce dernier accepte de poursuivre l'examen, il le fait très volontiers, parce que sa thèse est alors gagnante. Or dans le prolongement du mouvement qui vient de se clore, la discussion avec lui va mettre à son tour sa thèse en déroute et établir qu'Hermogène n'avait pas tort (384d) de ne voir dans un nom juste qu'une convention, xunthèkè, sur laquelle on a un accord, homologia.

    Contrairement en effet à ce que soutient Cratyle les noms, comme des images, peuvent être plus ou moins bons, ils peuvent être faux. Or cela induit que les phrases peuvent être fausses, et confirme que la question traitée est donc bien de savoir qu'est-ce que penser (pp. 429b-432d). Cratyle voudrait que les noms soient l'image des objets. Mais l'image ne peut pas être un double de l'objet (432cd). L'image est faite de syllabes et de lettres, c'est à dire de sons (433b). En quoi ce qui est autre que l'objet peut-il en être l'image ? Par cette voie est amenée la leçon essentielle du dialogue : puisqu'on compose des images semblables à l'aide d'éléments aussi bien dissemblables que semblables, les noms ne ressemblent pas aux choses et c'est l'usage qui les fixe (435ab). Certes l'usage, ethos, n'est pas une convention, xunthèkhè, mais on peut dire qu'il reste un accord, homologia, entre ceux qui le partagent, et Hermogène par conséquent soutenait une thèse meilleure que celle de Cratyle. Il faut donc reconnaître que les noms peuvent tromper sur la nature des objets (435d-438d), et que pour connaître ceux-ci il vaut mieux aller directement à eux que de passer par l'intermédiaire de ceux-là (438e-439b).

    Cependant le dialogue n'est pas encore conclu pour autant. Car Socrate ne manque pas l'occasion, que lui fournit ce débat sur la pensée, de revenir à la théorie à laquelle il tient fort. Qu'est-ce que penser, sinon rapporter un objet à l'idée dont il relève, un beau visage par exemple, à l'idée du beau ? Mais cela ne se peut que si l'on tient que les choses ont par elles-mêmes un être permanent (385e-386e), si l'on résiste à la tentation de se rallier à « la plupart des sages d'aujourd'hui », tôn nun oi polloi tôn sofôn (411bc). Ils ont le vertige, ils tournent en rond et attribuent ce mouvement de rotation à la nature des choses, auta ta pragmata outô pefukenai. Selon eux il n'y a en elles ni permanence ni fixité, mais tout s'y dissout, rhei, et se transporte, feresthai, tout y est mouvement, fora, et transformation, genesis. Ce qu'il disait d'abord à Hermogène, il y revient à la toute fin du dialogue, l'opposant cette fois à Cratyle, qui prétendait trouver dans l'étymologie la preuve de cette mobilité universelle.

    Il retrouve l'image du vertige, afin de lui opposer l'exigence de penser des idées pour constituer une connaissance. La thèse de la mobilité universelle, bien qu'elle ne soit exprimée qu'en un petit nombre de courtes phrases séparées par d'autres, qui formulent dans leurs intervalles la thèse alternative, est donnée dans toute son ampleur, puisqu'elle va jusqu'à la question de l'existence du sujet, aussi bien que dans Théétète (166a-168c). Ce dernier dialogue la mettait dans la bouche de Protagoras. Mais ici la philosophie de Héraclite est citée, quoique tronquée, pp. 401d et 402a-c, dans un passage où Socrate donne provisoirement raison à Cratyle, lequel croit pouvoir placer son point de vue sous le patronage du sage d'Ephèse (440e). Socrate pour sa part ne le mentionne, à ce moment, que dans une périphrase qui désigne des épigones, faibles penseurs, inspirés de lui : oi peri Herakleiton, « ceux qui sont autour d'Héraclite » (p. 440c), dont le moins solide n'est assurément pas Protagoras, déjà explicitement contesté au début de l'entretien (pp. 386a...).

    Est-ce la philosophie de Héraclite qui est mise en difficulté ? Afin de répondre à cette question, il faut se rapporter à l'ensemble de l'œuvre platonicienne. Il ne faut oublier ni la très virtuose expression qui en est donnée dans Théétète (pp. 156a-157d), ni moins encore le parricide du Sophiste (pp. 241d-243d). L'un et l'autre textes instaurent la contradiction dans la pensée comme dans les choses... et la maîtrisent aussi parfaitement qu'il peut se faire, en ce temps où aucune théorie de nature scientifique ne rend cette pensée à la fois nécessaire et possible. Il est donc très significatif que sous le nom de Cratyle ce dialogue porte en titre une référence non à Héraclite mais à ceux qui s'en inspirent, et que ce soit leur représentant qui achève la discussion et y soit battu. La question de la légitimité des noms est une couverture sous laquelle est posée celle de la légitimité des idées. Socrate ne la conclut assurément pas plus par un ralliement à Parménide que par une allégeance à ceux qui, comme Protagoras, « sont autour d'Héraclite », il s'en tient modestement à une alternative.

    Si lourde que soit cette question, elle ne saurait cependant faire oublier que l'essentiel du débat a été consacré aux fausses étymologies. Platon y prétend d'abord amuser son lecteur. Il est vraisemblable que ce dialogue soit pour l'essentiel un pastiche, comparable à celui de Ménexène. Il est suggéré (384b) que Prodicos en fasse les frais de concert avec Euthyphron si souvent moqué.

    Table

     

    Protagoras

    des savants ou des sophistes ?

    Le début du dialogue fait souffler les trompettes de la renommée. Protagoras est à Athènes ! Ceci nonobstant, depuis deux jours Socrate n'a rien fait pour l'entendre. Mais son ami Hippocrate n'y tient plus : il est prêt à se ruiner dans ce but. Socrate demande à quel titre il faudrait le payer. La réponse de son ami est que Protagoras il est un savant (311e). Le mot qu'il emploie est sôfistès, et tel est son sens, quelle que soit la fausseté éventuelle du savoir de l'homme concerné. Il faut nommer Protagoras un savant, si l'on veut comprendre l'émotion d'Hippocrate.

    Qu'attends-tu de lui ? lui demande Socrate. Il veut devenir lui-même savant. Bien, mais pourquoi rougit-il de le dire ? Le lecteur est maintenant invité à prendre un tournant. Ce n'est en effet plus de renommée que Socrate se satisfera. Qu'Hippocrate acquière du savoir, très bien, mais à quelle fin ? Ici l'on distingue que la demande du jeune homme vise la pose, l'épate, l'apparence, tandis que Socrate (lui-même jeune dans ce dialogue) fait du savoir le moyen de l'éducation, paideia (312b).

    Qu'est-ce qu'un savant ? demande ensuite Socrate. C'est à un second tournant qu'il faut procéder à présent. Son interlocuteur apparaît assez embarrassé, puisque tout ce qu'il trouve à répondre est qu' « il a la science des choses savantes », tôn sofôn epistèmona. L'enthousiaste étudiant sait que Protagoras a la science de rendre capable de parler. Mais il ne sait pas de quoi. Socrate achève son parcours palinodique : ton savant est un marchand (en gros : emporos) ou débitant (au détail : kapèlos) de ce qui nourrit l'âme, et il ne se soucie de la santé de l'âme pas davantage que le commerçant des nourritures du corps ne se soucie si ce qu'il vend est bon pour la santé du corps, or (314a) le danger est plus grand pour l'âme que pour le corps.

    Les deux jeunes gens, qui devisaient jusqu'à présent au domicile de Socrate, puis en chemin, parviennent chez Callias. Platon donne ici un admirable morceau de caricature. D'abord (314d) le portier en a par dessus la tête des savants qui sont descendus chez son maître et de tous ceux qui arrivent pour se montrer avec eux. Suivent trois portraits. En quelques mots chacun, Hippias est montré enseignant assis du haut d'un trône et Prodicos couché au lit. Mais avant eux est peint plus longuement (314e-315b) Protagoras qui enseigne en marchant, peripatounta, entraînant les évolutions d'un chœur derrière lui. La mise en scène est réjouissante.

    Enfin commence l'entretien de Socrate avec Protagoras. Celui-ci désapprouve les savants qui ont dissimulé leur science, il professe son art, sofistikèn technèn, ouvertement, il va s'entretenir avec Socrate devant Hippias, Prodicos et tous ceux qui les accompagnent. Tous vont se mettre assis, au même niveau.

    - Hippocrate, dit Socrate, demande qu'est-ce qui va résulter, apobèsetai, de ta fréquentation ; le jeune homme avait dit plus haut espérer devenir quelqu'un qui compte, ellogimos, dans sa cité.
    - Protagoras : Tous les jours tu seras meilleur, beltion.
    - Socrate : Meilleur en quoi ?
    - Protagoras : Je ne l'ennuierai pas avec le calcul, la géométrie, l'astronomie et la musique (ce ne sont rien de moins que les bases de l'éducation telle qu'elle est conçue par Platon, sur lesquelles s'appuie la dialectique, cf. la République !). Je lui enseignerai à bien juger, euboulia, des choses de la maison, et de la cité.
    - Socrate : Tu parles de l'art politique, et tu fais des hommes des bons citoyens ?
    - Protagoras : C'est cela même.
    - Socrate : Je pense que la vertu ne s'enseigne pas, car tandis que sur toute question technique on en appelle au spécialiste, sur les questions politiques tout le monde s'exprime sans avoir reçu d'enseignement. Inversement les plus vertueux n'obtiennent rien de leurs enfants à qui ils prétendent donner un enseignement. Si tu prétends faire d'Hippocrate un bon citoyen, démontre-moi que la vertu, arètè, peut s'enseigner.
    - Protagoras : Je vais répondre par un mythe (320c-322d). « Epiméthée, soucieux de la perpétuation de toutes les espèces distribue à chacune des moyens de survie suffisants. Mais il oublie l'homme. Prométhée répare cette erreur en accordant à l'homme les arts, qui appartenaient à Athéna, et le feu, qui appartenait à Héphaistos, sans lequel les arts ne seraient rien. Mais faute de disposer de l'art politique l'espèce humaine est toujours menacée de disparition. Alors Zeus fait don, expressément à tous les hommes, du respect d'autrui, aidôs, et de la justice, dikè ».

    Ce prétendu mythe est pauvre, son contenu produit ad hoc, sa leçon téléphonée. Il partage ces caractéristiques avec celui d'Aristophane dans le Banquet. Il n'a, pas plus que celui-ci, rien à voir avec les mythes platoniciens, qui ont l'obscurité, l'ambiguïté, la polysémie, la richesse des histoires de bonnes femmes. Il y a entre eux la même différence qu'établit entre Perrault et Grimm l'analyse de Bettelheim. Certes le récit de Protagoras n'est pas la rationalisation d'un mythe antérieur, mais la mythologisation d'une raison antérieure. Sa démarche aboutit cependant à la même pauvreté.

    Puis Protagoras tire la leçon de son mythe (322d-328d). 1° tout homme est de bon conseil en matière de justice, car l'injuste dissimule son injustice ; 2° la vertu ne vient ni de la nature ni du hasard, elle peut s'enseigner, car le châtiment vise à redresser le coupable ; 3° alors que la cité fait porter tout son effort d'éducation vers la vertu, si les plus vertueux n'obtiennent rien de leurs enfants, c'est que ceux-ci ne sont pas doués (327b eufuès/afuès) ; si tu ne vois pas le maître qui enseigne la vertu, c'est parce que tout le monde enseigne la vertu. Et de tous je suis le meilleur.

    On peut noter que Socrate ne relève pas la nullité de ces arguments. Il cherche la vertu, son essence, sous ses manifestations telles que la justice, le respect, la religiosité, isiotès. Protagoras affirme que les vertus sont des parties de la vertu. Il en découle que si la justice est juste et la religiosité religieuse, la religiosité est injuste et la justice irréligieuse. Il en découle encore que chaque vertu n'a qu'un seul contraire ; pourtant, selon Protagoras, la sottise est le contraire à la fois de la tempérance, sôfrosunè, et du savoir, sofia, qui sont deux vertus distinctes. Il en découle enfin que l'injustice peut être sage.

    Protagoras prétend noyer le poisson dans un petit discours relativiste (334a-c). Mais Socrate ne veut pas de discours, il se fâche, il va partir (335c). A Callias qui tente de le retenir il répond « dialoguer est autre chose que haranguer ». A son tour Alcibiade intervient, mais en réalité fait pression sur Protagoras en lui refusant d'esquiver la demande de dialogue. Prodicos, dans un propos très cuistre, accumule les distinctions, mais demande la poursuite de la discussion. Hippias, dans un propos très boursouflé, demande que chacun fasse un pas vers l'autre. Socrate accepte : il va répondre aux questions de Protagoras, puis ils inverseront leurs rôles.

    L'un des charmes de ce dialogue est dans ses descriptions. Ce sont celles que fait Socrate, puisque c'est lui qui rapporte le dialogue auquel il a participé, de ses propres sentiments,des mouvements qui se font autour de lui et singulièrement des attitudes et arrière pensées de Protagoras. Ce texte est très riche d'informations d'une part sur ces rencontres où les sophistes cherchent des élèves et d'autre part sur ce qu'on appelle l'ironie socratique.

    Protagoras revient à la question de savoir si la vertu peut s'enseigner. Il le fait à travers les vers du poète Simonide. Il questionne Socrate. Celui-ci se retournant vers Prodicos, et retournant du même coup le rôle qui lui était attribué, il le questionne ! Puis, y ajoutant un autre détournement de l'accord arraché par les assistants à Protagoras, il se livre à une longue dissertation (342a-347a) pour expliquer qu'un homme peut bien de temps à autre avec difficulté s'élever à la vertu, mais qu'être vertueux sans difficulté tout le temps n'appartient qu'à un dieu. C'est employer beaucoup de salive à prouver peu de choses. Cependant le but du morceau n'est pas de prouver quoi que ce soit. Platon se plaît au pastiche du style des sophistes qui sont autour de Socrate.

    Après quoi celui-ci demande qu'on laisse les poètes et que le dialogue reprenne sans référence à eux. Il faut qu'à nouveau Alcibiade le coince pour que Protagoras accepte de reprendre le dialogue, non sans récupérer la position du répondant (348c). La question de Socrate est un peu longue, parce qu'il l'introduit par un éloge 1° du dialogue et 2° de la franchise de son interlocuteur. Moyennant quoi il revient impitoyablement à la question abandonnée page 334a. Protagoras répète donc que les vertus sont des parties de la vertu. Mais il ajoute que si parmi celles qui ont été mentionnées le savoir, sofia, la tempérance, sôfrosunè, la justice, dikaiosunè et la religiosité, osiotès, sont voisines l'une de l'autre, le courage, andreia, s'en distingue, car beaucoup de courageux sont ignorants, intempérants, injustes et irréligieux.

    Socrate demande alors si les courageux sont téméraires, therraleous. Il veut lier la témérité au savoir. Très justement Protagoras lui répond que ce n'est pas parce que ceux qui ont un savoir sont téméraires que ceux qui sont téméraires ont un savoir. La témérité peut aussi être l'effet de la folie. Socrate change par conséquent l'axe de son questionnement (351b) : peut-on être heureux si ce qui nous est agréable est mauvais ? La science, epistèmè, peut-elle commander, archein, la conduite de qui en dispose ?

    Le vulgaire affirme que les hommes, quoique sachant le bien, ne veulent pas le faire, gignôskontas ta beltista ouk ethelein prattein (352d). Je vois le bien, je l'approuve et je fais le mal (video meliora, proboque, deteriora sequor), dira Ovide. Ils s'affirment vaincus, égarés par le plaisir. Le vulgaire ne peut concevoir d'être arrêté par autre chose qu'une arithmétique qui ajoute du plaisir ici et en soustrait là. Dans sa perspective il faut donc pour être heureux avoir bien calculé les plaisirs et les peines qui résultent et résulteront de ses actes. Etre « vaincu par le plaisir » est par conséquent un effet de l'ignorance (357d).

    Les savants ici présents, Protagoras, Prodicos, Hippias, savent vous guérir de cette ignorance, confiez-vous à eux ! Les susdits jubilent. Tous accordent que « nul ne tend de son plein gré vers ce qui est mauvais » (358c), variante de nul n'est méchant volontairement. Il en résulte cependant, contre Protagoras, que c'est par ignorance qu'on tombe du courage dans la témérité. C'est également par ignorance que les lâches se refusent au combat. Ainsi il n'y a pas de courage sans savoir, Protagoras est contraint de l'admettre (360e).

    Mais c'est toujours raisonner sous l'hypothèse que le plaisir est bon et la peine mauvaise. On a mis le savoir dans toute vertu, il en découle que la vertu peut s'enseigner, ce que refusait au départ Socrate, tandis que Protagoras qui au départ l'admettait ne l'admet plus qu'à contrecœur. On n'a pas examiné la nature de la vertu, il faut enfin y venir pour déterminer si elle s'enseigne. Mais Protagoras se dérobe (361e) comme un vulgaire Euthyphron.

    Socrate s'est amusé à faire tourner les positions, la sienne de la négation que la vertu puisse s'enseigner à son affirmation, et celle de Protagoras de son affirmation à sa négation. Il a mis celui-ci en contradiction. Platon, l'auteur du dialogue, tient ce résultat pour suffisant. Malgré le nom et la renommée de l'éponyme, ce dialogue n'est pas des plus grands. Son intérêt est principalement littéraire. Pour une appréciation philosophique de Protagoras, il faut plutôt se rapporter à Théétète, voire à Cratyle.

    Table

     

    Ménon

    de la vertu ou de la science ?

    Le dialogue commence abruptement, Ménon – un Thessalien – posant à Socrate une question. C'est l'éternel questioneur qui est ici interpellé. Une fois n'est pas coutume, semble-t-il. On se doute bien cependant que les positions vont se renverser et que c'est Ménon qui va devoir apporter les réponses. Il n'empêche que le point de départ est bien là (70a) : Ménon place son interlocuteur devant deux alternatives : 1° la vertu, aretè, est-elle un don de nature, fusei, ou s'acquiert-elle ; 2° dans ce dernier cas, est-ce le fait de l'enseignement, didakton, mathèton, ou de la pratique, askèton ?

    Ce commencement est significatif. Que le Thessalien interpelle, et qu'il le fasse en ces termes, montre quelque chose de sa personnalité. Il n'est pas le premier venu, il est instruit et, on le comprend immédiatement, instruit par Gorgias. Socrate ironise sur la science de Ménon et de ses compatriotes, opposée à l'ignorance des Athéniens, qui non seulement ne peuvent choisir entre les alternatives proposées, mais ne peuvent encore pas même dire ce qu'est la vertu. Ce qu'il demande du même coup à Ménon. Sa pirouette le remet sur ses pieds, c'est lui qui pose les questions.

    La forme qu'il donne à sa réponse-question (71a), la référence à Gorgias, privilégient l'alternative de l'enseignement de la vertu, et situent l'objet de ce dialogue tout près de celui de Protagoras. A moins que l'on ne considère qu'il a pour principal objectif de déterminer ce que c'est qu'apprendre.

    Donc, sollicité par son interlocuteur, Ménon déclare savamment que la vertu de l'homme est de bien administrer la cité et que celle de la femme est de bien administrer sa maison. Quelle chance a Socrate, pour le prix d'une définition qu'il demandait, on lui en donne deux ! Mais, vrai modèle du client désagréable, il n'en veut qu'une seule. Remis en ligne, Ménon lui déclare que dans tous les cas «elle est d'être tel qu'on commande aux hommes».

    Je demande l'indulgence à l'égard de l'inélégance de ma formulation. Il serait plus joli de dire que la vertu est la faculté de... Seulement le mot faculté n'est pas employé par l'auteur, archein oion t'einai tôn anthrôpôn. Même si on le remplace par un autre, capacité par exemple, on crée une abstraction, sur laquelle on en vient ensuite à ouvrir une discussion, qui n'a pas lieu d'être. Les facultés n'existent pas dans la philosophie de Platon, heureusement.

    La définition fournie rend évident ce que son auteur avait derrière la tête quand il parlait d'une vertu propre à l'homme, distinguée de celle de la femme. Il se situe bien dans le cercle des petits malins qui fournissent aux tyrans les arguments de leur légitimation. Comme le font en général ceux de cette engeance - raison pour laquelle Platon dans son Gorgias est obligé d'inventer Calliclès pour dire tout haut ce que les autres pensent tout bas - il n'ose pas dire que le tyran n'a que faire de la justice. Il se croit obligé de reconnaître que la justice est une vertu. La définition qu'il en donne ne vaut rien, il faut trouver ce qu'elle est, qui est commun à toutes les vertus.

    Afin d'éclairer son interlocuteur sur ce qu'est une définition, et de le guider dans la formulation de la sienne, Socrate lui fournit la définition de la figure (75b). C'est l'occasion d'un amusant passage. La définition donnée, «la seule chose qui accompagne toujours la couleur», est rejetée par Ménon, qui la trouve simplette, euèthes. Platon a sans doute cherché une définition facile à saisir. Mais si elle dit bien le rapport de la figure à la couleur, elle ne montre pas ce qu'est la figure seule. Alors il lui faut bien en formuler une moins facile et dire qu'elle est «la limite du solide».

    Ce n'est certes pas ce qu'attendait Ménon. Pour lui complaire Socrate va lui déterminer la couleur dans le style attendu de lui : « la couleur est un écoulement de figures, convenable à la vue et sensible ». Voilà qui est beau ! A vrai dire on doit reconnaître que si le concept de couleur est lié à celui de forme, cette fois on commence à comprendre de quelle manière. Cependant, Socrate le fait remarquer, cette définition est passe partout. Il suffit de changer le sens invoqué, au lieu de la vue l'ouïe ou l'odorat, et adéquatement l'objet de la définition pour engendrer d'autres définitions. Ainsi la dureté ou la mollesse serait un écoulement de figures, convenable au toucher et sensible, etc.

    Ce style est expressément rapporté à Empédocle, clairement désigné comme la référence de Ménon et de Gorgias, et Sicilien comme ce dernier. Je ne sais trop s'il faut ici distinguer un germe d'atomisme, selon lequel les effluves seraient alors des simulacres, ou un germe de l'héraclitéisme qui ferait de la sensation une réciproque transmutation du sensible et du sentant (cf. Théétète, 156a-157d). Quoi qu'il en soit, et quelle que soit l'ironie de Socrate, il a satisfait Ménon et celui-ci, mis au pied du mur, ne peut éviter de proposer une nouvelle définition de la vertu.

    «La vertu est de désirer les belles choses et d'avoir la force de se les donner», dit-il donc (77b). La discussion va porter successivement sur les deux éléments de la définition. On pourrait d'emblée critiquer qu'elle en comporte deux, mais il suffit de constater la vacuité du premier élément pour y arriver. En effet, connais-tu quelqu'un qui désire de mauvaises choses ? On peut à la rigueur croire bonnes celles qui sont mauvaises, mais, les visant, ce sont d'autres qu'on cherche. Donc ce premier élément n'apporte strictement rien.

    Arrivant au second, on retrouve immédiatement l'idée de puissance et de domination, chère à Ménon. Et il lui arrive la même chose que précédemment. Pour en sortir un sens déterminé, il faudrait avouer qu'on se moque de la justice. Faute de quoi on se trouve réduit à admettre qu'on se donnera les belles choses dans la justice, dikaiôs, et le respect d'autrui, osiôs. Ainsi on prétend définir la vertu par ce qu'on a précédemment désigné comme une partie de la vertu. Ce n'est pas satisfaisant.

    Le malheureux Ménon se trouve tout engourdi intellectuellement devant Socrate, il le compare à la torpille dont le contact engourdit corporellement (80ab). L'image sera reprise à son compte par le philosophe lorsqu'il s'agira de décrire l'effet positif provoqué par ses questions sur le jeune esclave interrogé (84b). Glaucon (cf. République, 358b) affirme de même que sur Thrasymaque Socrate a produit la fascination d'un serpent. Mais présentement celui-ci blague : tu es beau garçon et tu voudrais qu'en retour je donne de toi une belle image. Eh bien non, je ne te flatterai pas. Quant à moi, si j'embarrasse mes interlocuteurs, ce n'est nullement par malignité, mais parce que je suis moi-même embarrassé.

    Ménon se croit au moment de placer son estocade. Comment peux-tu chercher si tu ne sais pas ce que tu cherches ? C'est subtilité sophistique : pour chercher il faudrait avoir déjà trouvé, mais celui qui a déjà trouvé ne cherche pas davantage que celui qui ne sait quoi chercher. En ce point le dialogue prend un virage et entre dans une phase toute nouvelle. En réponse à son interlocuteur Socrate en effet lui dit que son argument rendrait paresseux, et il énonce sa théorie du souvenir, anamnèsis. Il l'introduit, comme il le fait de tout mythe de son crû, en l'attribuant à d'autres, en l'occurrence de savants personnages, prêtres ou poètes, tous aussi divins, assurément, qu'anonymes. Afin d'en faire la preuve, il questionne un jeune esclave.

    Le fait est que l’enfant interrogé (82b-85b) sait quelque chose sans pour autant savoir qu’il le sait. C’est bien là ce qui est étonnant et contradictoire dans le processus de la connaissance. Peut-on savoir quelque chose et en même temps l’ignorer, peut-on le savoir et en même temps ignorer qu’on le sait ? L’enfant aurait été bien étonné si on lui avait dit pour commencer qu’il savait les mathématiques, il aurait bien plutôt protesté qu’il ne les savait pas. Pourtant à la fin de son interrogatoire il apparaît qu’il sait les mathématiques, sans que pour autant Socrate les lui ait enseignées. Le philosophe demandait en effet à Ménon de bien surveiller qu’il ne soufflât pas à l’enfant ses réponses.

    Il demande à cet enfant de résoudre le problème du côté du carré de surface double d’un carré de côté égal à 2. A cette fin il doit se « souvenir » de la construction du second carré sur la diagonale du premier. Il fait en vain plusieurs tentatives. Qu’avait-il cependant proprement oublié ? Sans doute avait-il oublié, bien qu’il le sût, que 8 n’est ni 4 x 4, ni 3 x 3, parce que 4 x 4 = 16 et 3 x 3 = 9, et que par suite ni 4, ni 3 ne peuvent être la longueur recherchée. Il avait de même oublié ce que sont la surface et la diagonale d’un carré, bien qu’il le sût aussi. Mais l’effet de l’oubli, ce par quoi il se manifeste, ne se limite pas à l’effacement d’une connaissance pourtant acquise.

    Il y a en outre un travail de l’oubli, et l’on en voit le produit, lorsque cet enfant construit l’idée recherchée, soit √8, en montrant que la diagonale du carré unitaire est la longueur du carré de surface double. Il s’en «souvient», sans qu’il soit besoin de le lui suggérer. Il ne l’avait pourtant jamais su et par conséquent ne pouvait en garder la mémoire. Cette connaissance ne peut donc avoir été proprement oubliée de lui. Au contraire son acquisition, qui est nouvelle, est le produit de l’oubli. L’idée recherchée lui vient du fait de sa confrontation avec des objets matériels, dans ce cas une figure tracée sur le sable pour l’aider. Elle lui «vient sous» l’oubli de ce qu’il avait su, elle lui «souvient».

    Une maturation s’est faite dans ses notions, qui est le produit d’un travail sur le donné de l’expérience, qui en fait une idée. A la fois il sait les mathématiques et ne les sait pas ; il les sait sans savoir qu’il les sait. C’est d’un fonds inconnu de lui, quoique présent en lui, que l’enfant tire ses idées. Sans doute ; mais à cette première observation assez commune il faut encore ajouter une seconde moins facile : le progrès de la pensée ne consiste par définition pas à retrouver ce qui était oublié, mais à oublier ce qui a été reçu, afin d’élaborer une pensée et non plus une opinion. Il vient un souvenir, qui ne consiste cependant dans le retour d’aucune mémoire.

    Avant d'en finir avec sa théorie, Socrate ose dire à son interlocuteur (86b) qu'il s'y trouve des choses qu'il ne saurait affirmer ! Lesquelles, si ce n'en est l'habillage emprunté aux prêtres et aux poètes ? cette histoire d'âme immortelle et de vie antérieure ? Je signale l'écho qu'elles rencontreront chez St Augustin, Confessions, Livre X, ch. 18 et 20, et chez Pascal, Pensées, 553.

    Il est temps de revenir à la vertu. Puisque Ménon s'entête à demander si elle s'enseigne avant d'en avoir déterminé la nature, la réponse qui va pouvoir lui être faite ne sera que par hypothèse, ex hupotheseôs. Ce qui est objet d'enseignement est une science. La vertu est-elle une science ? Mais aucune chose n'est bonne que par la science, epistèmè, ou l'intelligence, fronèsis, qui la conduit. La vertu n'est donc pas un don de la nature (89a).

    Au moment où la thèse de Ménon semble devoir triompher, Socrate feint un doute et interpelle le nommé Anytos qui passe opportunément. N'est-ce pas auprès des savants, sofistas, qu'on s'instruit de la vertu ? Or Anytos est de ceux qui sortent leur ciguë quand on leur parle de culture. Bien sûr il n'a pas tort de se méfier des Protagoras et Cie, mais pas plus qu'Aristophane il ne fait pas de différence pour Socrate ; il en sera un des accusateurs. Pour l'enseignement de la vertu il renvoie Ménon aux hommes supérieurs, kalôn kagathôn. Socrate a beau jeu de lui citer, comme il le fait aussi dans Protagoras tous les hommes supérieurs dont les fils, bien instruits par ailleurs, n'ont montré aucune vertu. Anytos, très hostile, dit à Socrate qu'il a le dénigrement trop facile et lui conseille de prendre garde. Le dernier mot du philosophe (100c) dira que ce serait rendre service aux Athéniens que de le calmer...

    Ménon doit reconnaître que dans son pays non plus les grands hommes ne parviennent pas à enseigner la vertu à leurs fils. Mis en confiance par cet accord, il croit bon d'ajouter que Gorgias, lui, se moque bien d'enseigner la vertu. Il n'existe donc aucun maître de vertu, elle ne s'enseigne pas.

    Alors Socrate propose une dernière idée, qui semble survenir avec autant d'opportunité qu'un cheveu sur la soupe. N'y a-t-il pas autre chose que l'intelligence qui puisse diriger droitement l'action ? à savoir l'opinion droite. Il peut paraître étrange que le philosophe de la Caverne (cf. la République) en appelle à l'opinion. Cependant il ne faut pas négliger que doxazein c'est juger. Donc orthè doxa c'est le jugement droit. C'est l'acte par lequel on lie légitimement un prédicat à un sujet. Ainsi l'on juge que pour bien administrer une cité ou sa maison, il faut agir de telle sorte plutôt que de telle autre.

    Mais les jugements droits sont comme les statues de Dédale (97d), ils s'enfuient. Il faut les fixer par un raisonnement sur la cause, aitias logismô. Si l'on ne va pas plus loin que le jugement droit, si l'on se fie à son expérience, il arrive qu'on ne comprenne pas ce qu'une situation a de nouveau et qu'on administre mal, qu'on rencontre l'échec. Il faut parvenir à la connaissance de la cause. Alors on passe du jugement droit à la science, epistèmè. Et c'est ici qu'on saisit que l'idée du jugement droit est très liée à la partie du dialogue qui la précède. Car la science, dit Socrate, est le produit du souvenir.

    Découvrir la cause d'un phénomène est affaire de souvenir. L'esclave interrogé plus haut a découvert par souvenir la cause par laquelle un carré aura une superficie = 8, double de celle du carré étalon de 2x2. La génération de la science, si démonstrative que soit la géométrie, est un acte très personnel, où s'engage l'expérience passée de celui qui y accède. Mais cet acte exige la médiation de l'oubli et du souvenir, par laquelle le recours à l'expérience devient autre chose que l'empirisme. Il m'est impossible d'aller plus loin à partir de ce dialogue qui dit si peu. Le lecteur désireux d'en savoir davantage se reportera à Phédon, Phèdre, le Politique et la République.

    Quant à définir la vertu comme le produit d'un jugement vrai, si divinement guidé qu'on le suppose (99c-100a), ce ne peut être satisfaisant que «par hypothèse» !

    Table

     

    Ion

    éloge de l'artiste ?

    L'interlocuteur éponyme est un artiste, un interprète. Non un acteur qui jouerait sur les scènes grecques les tragédies ou les comédies écrites par d'autres (Sophocle, Aristophane...), mais un acteur qui récite les poèmes écrits par d'autres, et qui encore les commente. Un tel artiste, appelé rhapsode, est fort apprécié et va de ville en ville donner ses interprétations des grandes œuvres littéraires, qui constituent le patrimoine culturel commun des Grecs. Celui qui est mis en scène par Platon, nommé Ion, est spécialisé dans la déclamation et le commentaire des poèmes homériques, où sa réussite est universellement reconnue.

    Après l'avoir complimenté et plaisanté sur les agréments de la vie de rhapsode, Socrate s'étonne que le talent de son interlocuteur ne s'exerce qu'au sujet d'Homère. Ion en est lui-même tout surpris, il reconnaît ne trouver rien à dire des autres poètes. Il n'a rien à dire d'Hésiode, rien d'Archiloque, etc. Cette incapacité suffit à établir que son talent ne relève pas de l'art et de la science, technè kai epistèmè (532c). S'il était détenteur d'une science et d'un art, il pourrait commenter les autres poètes tout aussi bien qu'Homère.

    Tu disposes d'une force divine, theia dunamis, lui explique Socrate (533d-e), qui achèvera plus loin (535e-536a) la traduction de son image. Tu sais ce qu'est un aimant ? Un aimant attire tout anneau de fer. Il lui communique en outre la force d'attirer les autres anneaux de fer. Ainsi voit-on se former comme des chaînes, où le dernier anneau a encore la force d'attirer un anneau nouveau. Mais chaque anneau, le premier autant que le dernier, tire sa force de l'aimant. Tu es comme l'un de ces anneaux, tu disposes d'une force qui ne vient pas de toi, qui t'est donnée par un dieu.

    Cette image permet de comprendre le rapport de l'artiste à sa source. Si le mot ne semblait un peu excessif pour qualifier un récit de quelques lignes, je la qualifierais volontiers d'allégorie, car elle en a toute l'articulation. Les termes de l'image sont entre eux dans les mêmes rapports que ceux qu'ils doivent expliquer. Ainsi il y a deux sortes d'artistes ; il y a le poète et il y a le rhapsode, Homère et Ion. A Ion se communique une force qui vient d'Homère, et qui à celui-ci vient d'un dieu. Le dieu est l'aimant, Homère est le premier anneau de fer, Ion le deuxième, et le public transporté par lui forme la suite de la chaîne.

    Les poètes, en tout cas ceux qui ont du succès, les bons poètes sont inspirés, entheoi et possédés, katechomenoi. Ce qui est dit ici se rapporte à plus forte raison aux rhapsodes qui les interprètent, mais se rapporte clairement en premier lieu aux poètes eux-mêmes. Ce n'est pas en eux que se trouve la source dont ils tirent leur inspiration. Pas davantage qu'Ion, Homère ne dispose d'un art et d'une science. Tout le premier il est entheos, c'est à dire, comme le montre l'étymologie, animé d'une inspiration divine, et kathekomenos, possédé, par qui d'autre qu'un dieu ? Sous la domination de qui peut bien passer celui qui n'est plus maître de soi ? Il n'est pas question ici de rapports politiques, mais de création, poièsis.

    Les poètes ne sauraient à la fois être maîtres de soi et être possédés. Il convient de le déclarer hautement, ils n'ont pas leurs esprits, ouk emfrones ontes, ils n'ont pas leur raison. Produisant leurs vers, ils ne procèdent pas par une science et un art, ils ne peuvent rendre compte de ce qu'ils font. Ce n'est pas eux qui le font, ils ne sont pas les auteurs véritables de leurs poèmes, ils sont transportés, bakcheuousi, comme les bacchantes lorsqu'elles célèbrent Bacchus par le chant et la danse.

    Que les poètes ne sont pas les vrais auteurs de leur œuvre, ils l'avouent eux-mêmes, ils se comparent aux abeilles, ils déclarent butiner leurs vers dans le jardin des Muses. Comme les abeilles apportent aux hommes le doux miel qu'elles ont recueilli dans les jardins naturels, les poètes apportent aux hommes leur doux poème qu'ils ont recueilli dans les jardins des dieux. C'est très volontiers qu'ils admettent n'être que les serviteurs des muses. Mais chacun n'en sert qu'une et ce n'est que dans le strict domaine où la muse l'inspire qu'il est bon.

    Ce n'est pas par un fâcheux accident que la divinité les prive de leurs esprits, nous. Elle le fait pour nous donner signe que c'est elle qui s'exprime par leur bouche. Comment saurions-nous que le beau poème (la belle peinture, la belle sculpture...) est un message des dieux, si les artistes paraissaient à nos yeux les produire en possession de tous leurs esprits ? Et qu'aurions-nous à faire des produits du labeur, conforme aux règles de la science et de l'art, de Monsieur Homère ou d'un autre quidam ? Heureusement les dieux nous font signe que c'est eux qui s'expriment, et nous les écoutons.

    Les poètes ne sont que leur médiums, comme le sont aussi les devins et prophètes. Ceux-ci ne savent pas pourquoi ils annoncent ce qu'ils annoncent, ils ne peuvent rendre raison de leur divination ou de leur prophétie, et cependant ils ont raison de l'annoncer. La raison n'en est certes pas en eux, elle est dans le dieu qui les inspire. C'est du moins ce qu'explique Socrate dans Phèdre (243e-245c). Il faut étendre cette observation aux poètes, dont le délire est tout aussi inspiré et mérite la même attention.

    A ceux qui seraient surpris – sûrement pas Ion – de cette affirmation Socrate oppose la meilleure preuve nous en soit donnée. C'est une preuve vivante, le nommé Tynnichos, originaire de Chalcide, qui n'a jamais rien écrit qui fût digne de retenir l'attention, sauf ce miraculeux péan, « vraie trouvaille des muses », comme il le dit lui-même, ce chant qui est dans toutes les bouches. Ce poète, médiocre partout ailleurs, a produit là une merveille. Peut-on mieux établir que le véritable auteur en est au-delà de lui ?

    Les poètes sont les interprètes, hermènès, des dieux. Ce qui sort par leur bouche, alors qu'ils n'ont pas tous leurs esprits, est manifestement un message venu d'en-haut. Ce ne sont pas les rhapsodes ou les acteurs seuls, artistes du second degré, qui sont interprètes, mais les artistes du premier degré aussi. Ils sont les serviteurs des dieux. Statut ambigu : ils ne sont pas leurs propres maîtres, mais leurs maîtres ne sont pas n'importe qui !

    Ion est fort satisfait (535a) de ce petit discours de Socrate. Il en résulte qu'il est interprète d'interprète, ce qu'il admet très bien, et cependant aussi qu'il est en délire lorsqu'il fait l'éloge d'Homère, ce qui est contraire à son impression. Il lui semble qu'il sait ce qu'il dit lorsqu'il commente les passages où le poète évoque l'art du cocher, l'art du médecin, celui du pilote, du pêcheur, du devin, etc.

    Pourtant Ion n'est ni ni cocher, ni médecin, ni pilote, ni pêcheur, ni devin. Il est rhapsode. Son art lui permettrait-il de parler savamment de ce qui ne relève pas de lui ? Qu'est-ce qui en relève ? Ion déclare (540b) pouvoir « parler comme il convient à un homme aussi bien qu'à une femme, à un esclave qu'à un homme libre, à un subalterne qu'à un chef ». Selon lui il y aurait donc au-dessus de chaque science ou art particulier un art de parler en général. Mais, insiste Socrate qui est vraiment peu coopératif, de quoi parle-t-on lorsqu'on parle en général ?

    Ion ne l'aurait pas trouvé tout seul, c'est Socrate qui le lui souffle, parler en général est l'art du général. Que le lecteur me pardonne, le jeu de mots n'est pas dans le texte de Platon, où général se dit stratègos. L'auteur veut seulement dessiner la figure de celui qui parle au-dessus de tous les autres, pour les commander. Mais l'affirmation que le poète, le rhapsode exactement, trouverait légitimement sa place à la tête des armées, n'en est pas moins drôle. Bien qu'un peu gêné par une réciproque qu'il refuse, Ion n'a pas peur de dire que tout bon rhapsode est aussi un bon général (541a).

    Derrière le ridicule de cette affirmation, il y a autre chose. Ion est sans doute un excellent rhapsode et son talent n'est pas en cause. Mais en tant que beau parleur il verse dans le vice de tous les beaux parleurs. Il est un épigone de Gorgias qui se flatte de parler mieux que son frère médecin auprès de ses propres patients et d'obtenir mieux que lui leur persuasion (Gorgias, 456b). Lui se flatte au moins de faire pleurer les spectateurs (535e). Ce n'est pas rien, c'est une puissance. Et cette même puissance pourrait bien être utilisée pour conduire les hommes, sinon à la victoire, du moins à la guerre.

    Mais Ion n'est pas outrecuidant, ni méchant. Il se contente de la scène. Socrate ne va pas le maltraiter. Il va le placer seulement devant une alternative. Tu es comme Protée, tu es insaisissable, tu te changes en général lorsque je crois tenir le savant. Mais ou bien tu dois reconnaître que tu es coupable de ne pas me montrer où est ta science, ou bien tu avoues que tu parles sans savoir, inspiré des dieux. Ion préfère passer pour divin. Il s'en tire bien.

    Ceci nonobstant, on peut chercher à situer la question ici débattue relativement à la critique généralement développée par Platon au sujet de l'art (cf. par exemple la République, 595a-608b). Ce dernier n'est pas une connaissance, mais une imitation. Homère par exemple lorsqu'il parle de la médecine en parle sans la connaître et serait bien incapable de soigner qui que ce soit. Ce qu'il en dit relève de l'imagination et, à ce titre, est une imitation du savoir. En outre, si l'art imite la chose, la chose elle-même imite l'idée. La poésie n'est donc que l'imitation d'une imitation. Elle n'exprime le réel qu'au troisième degré.

    Or dans ce dialogue il n'est pas question que du poète, il est question aussi du rhapsode. Par commodité je l'ai désigné plus haut comme un artiste au second degré, puisqu'il imite le poète. Si je fais bien le compte, il exprime donc le réel au quatrième degré. On le voit, Ion aurait pu se tirer beaucoup plus mal de son dialogue avec Socrate, si Platon avait voulu y développer la critique de l'art. Au lieu de quoi, de la même façon que Ion fait l'éloge d'Homère, il fait l'éloge d'Ion : le rhapsode est un homme divin.

    On aurait tort de douter de la sincérité de ce mot. Certes Socrate, donnant à choisir au rhapsode entre la culpabilité et la divinité, laisse percer son ironie. Cependant qui veut savoir ce que Platon pense des poètes doit comprendre que le véritable objet de la République est ailleurs, et se rapporter plutôt au présent dialogue. Si l'on ôte à son propos toute référence aux dieux et aux muses, il y reste l'éloge du délire, tel qu'on le rencontre par exemple dans Phèdre. Ceci est un propos très sérieux. Platon n'est pas un rationaliste. Au dessus du logos est erôs, comme le montre le Banquet.

    Table

     

    Hippias mineur

    Ulysse plutôt qu'Achille ?

    Socrate n'accorde aux discours aucun intérêt. Dans un moment crucial de leur dialogue il l'explique à Hippias, qui lui proposait d'« opposer discours à discours ». « Ma coutume à moi, c'est, lorsque quelqu'un dit une chose, d'y accorder toute mon attention, surtout quand celui qui parle me semble sage. Comme je désire m'instruire de ce qui est dit, je questionne, j'examine, je rapproche les propos pour mieux les comprendre » (369d). Telle est la très sérieuse méthode philosophique que Platon a héritée de Socrate. Son propos ne devient ironique qu'en raison inverse de la sagesse de son interlocuteur.

    Et telle est la raison pour laquelle le dialogue ne s'ouvre (363a) qu'après le discours d'Hippias, que Socrate a entendu et dont il a retenu une formule qu'il désire se faire expliquer. Il s'agit d'une comparaison entre l'Iliade et l'Odyssée, aux termes de laquelle Achille serait supérieur à Ulysse. Est-ce à dire que l'objet de la discussion soit littéraire ? Non. Homère n'est qu'un prétexte et il s'agit de savoir si l'homme le plus franc et le plus sincère vaut mieux que l'homme aux multiples facettes. Le mot grec 'polutropos' signifie littéralement celui qui se tourne dans de multiples directions. Ulysse est souvent dit par Homère 'polumèkhanos', l'homme aux multiples artifices. La question débattue est donc de savoir si celui qui dit ce qu'il pense vaut mieux que le rusé menteur.

    Et là, surprise ! Alors que bien honnêtement Hippias vante la franchise et la sincérité, Socrate lui soutient que « celui qui volontairement agit mal et commet des actes honteux et injustes n'est autre que l'homme de bien ». Telle serait la conclusion du dialogue (376b).

    La proposition est cependant établie dès les premiers échanges. Hippias ayant noblement opposé l'homme véridique au menteur, Socrate feint de s'étonner de cette prise de position et lui demande de la soutenir indépendamment des déclarations homériques (365cd). Toutes les pages qui suivent jusqu'à la fin ne se justifient que par l'aveuglement d'Hippias qui semble incapable de voir la nécessaire conséquence de l'accord qu'il a initialement (365e) donné à son questionneur, admettant que la tromperie est le fait d'hommes intelligents (fronimoi) et savants (epistantai), d'où résulte que la parole honnête pourrait bien n'être que celle des incapables (adunatoi). Mais c'est du Calliclès !

    Dans l'intervalle l'intelligence, le savoir et la capacité ont été illustrés par l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et toutes les autres sciences. Dans tous les cas il est bien clair que celui qui ne sait pas ne peut tromper et que seul celui qui sait peut tromper son monde. Par conséquent c'est le même homme qui est menteur et vrai. « Tu ourdis toujours de pareils raisonnements, Socrate », proteste le malheureux rhéteur, et c'est alors qu'il lui propose d'« opposer discours à discours ». Ménageant une pause dans l'entretien, Platon revient à Homère et charge Socrate de montrer que pour faire d'Achille un modèle de franchise et de sincérité il a fallu filtrer les citations homériques. A celles d'Hippias il en oppose d'autres qui établissent qu'il y a du mensonge dans les paroles d'Achille.

    Le rhéteur tente de défendre la supériorité morale de son héros : ce n'est pas par duplicité, afin de tromper qu'il dit à l'un blanc et à l'autre noir, mais parce qu'il change d'avis. L'objection qu'on pourrait lui faire n'est pas développée : il ne sait pas ce qu'il dit, être véridique, c'est autre chose qu'articuler spontanément des sons qu'on regrettera. Platon ne relève pas cela ici et passe directement à Ulysse. Celui-ci, qu'il mente ou qu'il dise vrai, le fait toujours intentionnellement, à dessein (epibouleuontos). En grec comme en français cela doit s'entendre comme la manifestation la moins spontanée, celle qui sert le projet le plus noir. Faute de prendre Socrate dans son raisonnement, Hippias essaie de le prendre par les sentiments : « comment ceux qui sont injustes et font du mal de manière préméditée, seraient-ils meilleurs que ceux qui le font sans le vouloir ? »

    Mais il a beau en appeler à la conscience comme à la loi, Socrate est intraitable. Sans doute avec ce regard par en-dessous qui ne lui fit pas que des amis, il réplique : « je fais erreur sur les choses, je ne sais pas ce qu'elles sont. La preuve en est que toutes les fois que je rencontre l'un de vous, renommés pour leur sagesse, à qui tous les Grecs en rendent témoignage, il apparaît que je ne sais rien, car je ne suis quasi jamais d'accord avec vous. Est-il plus grande preuve d'ignorance que de penser autrement que les sages ? » (372b). L'ironie est évidente, je ne m'y attarde pas. Encore pince sans rire, mais beaucoup plus sérieusement, il ajoute : « ce qui me sauve, c'est que je ne rougis pas d'apprendre, je questionne, j'interroge ». Toujours très drôle, en réponse à l'accusation de jeter le trouble, se comparant implicitement à Achille et s'opposant à Ulysse, il continue un peu plus loin (373b) : « je ne le fais pas exprès » ! ce qui serait l'hommage du vice à la vertu.

    Et reprenant la question de savoir s'il est meilleur de mal faire volontairement ou involontairement, il passe en revue la course, la lutte, les autres exercices gymniques, la grâce corporelle, le chant, diverses fonctions des organes, puis les instruments, la nature des animaux et enfin celle de l'âme humaine. Et il aboutit encore à cette idée que « elle sera meilleure si elle fait le mal et commet une faute en connaissance de cause plutôt que malgré elle » (375d). Telle serait la conclusion du dialogue.

    Telle en effet, si à la protestation d'Hippias : « je ne saurais te l'accorder » Socrate ne joignait enfin le témoignage de sa conscience : « ni moi à moi-même ». Il s'est fait, comme on dit, l'avocat du diable. Et il n'a prouvé qu'une seule chose, à savoir qu'il a l'avantage sur les savants à la manière d'Hippias, les rhéteurs, qui ne savent rien et ne savent pas qu'ils ne savent rien.

    Reste à savoir ce qu'il faut penser de la question débattue. De la présente assertion que celui qui fait le mal volontairement vaut mieux que celui qui le fait involontairement peut-on passer à l'authentique proposition socratique que nul n'est méchant volontairement ? On ne le peut : celui qui fait le mal volontairement n'existe pas (« eiper tis estin outos ; s'il y en a un », vient-il de dire). Le savoir du bien et du mal n'est pas de même nature que celui de l'arithmétique, de la géométrie, ni de l'astronomie. La capacité de faire bien ou mal n'est pas de même nature que celles du corps. Il faudrait mettre à la question ces notions trop vite acceptées au début de l'échange : l'intelligence, la science, la capacité, la sagesse. Ce sera l'ambition autrement plus difficile à satisfaire de Gorgias, de la République, voire de Philèbe. Quant à déterminer ce que c'est que le mensonge ou la tromperie, on ne le pourra qu'en se sortant du maquis inextricable traversé dans le Sophiste.

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