Le Politique
Yves Dorion
souveraineté et pouvoir
(mise à jour le 16/03/11
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Leçon I (Politique, 258b-259d)
L’ETRANGER. Après le sophiste c’est, à ce qu’il me semble, le politique qu’il faut étudier. Dis-moi donc, le mettrons-nous lui aussi au nombre de ceux qui savent, ou non ? (trad Dacier+Dorion) |
Une nouvelle fois sont rassemblés les mêmes personnages, tantôt interlocuteurs et tantôt simples spectateurs, qui ont déjà pris part à un ou plusieurs entretiens précédents. Ce dialogue est présenté comme la suite du Sophiste, où l’Etranger d'Elée interrogeait Théétète. Il est convenu à la première page de celui-ci que les rôles des deux jeunes gens vont être intervertis et que l’Etranger, dont on ne dit plus ni dans la nomenclature ni ailleurs qu'il est d'Elée, va mettre à contribution le jeune homme qui porte le nom de Socrate. Il assistait muet au précédent débat, c'est au tour de Théétète de ne rien dire, bien qu'il reste présent. Le jeune géomètre plein d'avenir a en outre déjà été interrogé par Socrate dans le dialogue qui porte son nom, où le même Théodore, qu'on voit ici réduit aux bons offices dans une sorte de prologue, les avait présentés l'un à l'autre. Le même personnage avait introduit à son tour l’Etranger dans le cercle socratique pour y parler du sophiste, du politique et du philosophe. Cet Etranger va donc interroger le jeune homme homonyme de Socrate. Celui-ci étant, contrairement à Théétète, un personnage absolument fictif, il faut se demander pourquoi il s'appelle Socrate. S'agissant de Théétète, la raison pour laquelle il porte ce nom est donnée par l'histoire, mais s'agissant de Socrate le jeune, la raison pour laquelle il porte ce nom n'appartient qu'à Platon. Socrate tient à préciser que leur communauté de nom pourrait bien les apparenter (258a). Quand bien même le texte du dialogue précise à chacune de ses répliques que c'est Socrate le jeune qui s'exprime et non pas Socrate, on peut se permettre de penser que si Socrate le jeune n'était pas du tout Socrate, il eût été plus commode à Platon de le nommer Tartempion. Un rapprochement s'impose entre Socrate le jeune (Sôkratès o neôteros) et le Socrate jeune (Sôkratès neos) de Parménide. Dans ce dernier dialogue en effet Platon avait imaginé une rencontre entre Parménide parvenu à un très grand âge et un Socrate tout jeune, beaucoup plus jeune que lorsqu'il interroge Théétète ou Phèdre ou Glaucon, etc., si jeune qu'il ne lui appartenait pas d'interroger. Il était alors néanmoins très loin de la naïveté, puisque que le dialogue proprement dit s'ouvrait par la critique impitoyable qu'il opposait aux arguments de Zénon (Parménide, 127d-130a). Celui qui doit maintenant être interrogé par l’Etranger doit être encore plus jeune (neôteros est un comparatif). Sa jeunesse lui vaut d'assumer le rôle de répondant, parce que " il sera le moins porté à s'égarer en complications vaines et qu'il exprimera le plus simplement " sa pensée, c'est-à-dire par oui ou par non, comme le demandait déjà Parménide, qui choisissait dans ce but un prétendu Aristote (137b) ! Voici donc maintenant un Socrate pris dans son extrême jeunesse, recevant à travers ce dialogue non pas une leçon, mais une véritable formation à la philosophie, ce qui va se marquer par différentes incises, qui redresseront petit à petit son incorrecte participation au dialogue. Ce sera le cas dès le bref échange de 258c-d, puis en 260b, en 261e... L’Etranger va expliquer à Socrate le jeune ce que c'est que philosopher à la manière de... Socrate ! tel du moins que Platon le fait apparaître dans son œuvre. Il lui enseigne la dichotomie, il lui montre ce qu'est un mythe, il lui explique ce qu'est une allégorie et finalement lui dévoile le rôle civique, je veux dire profondément politique, qu'assumera Socrate et qui le fera condamner par la Cité à boire la ciguë. Aussi cet Etranger n'est-il plus désigné comme celui qui vient d'Elée. Encore que la méthode interrogative n'ait sans doute pas été gratuitement attribuée à l'Eléate dans Parménide, et quelle que soit l'admiration marquée par Socrate à l'égard de ce maître (Théétète, 152e, 184a), son enseignement a été fermement répudié dans le Sophiste. Il ne saurait donc être question dans le Politique d'exprimer la moindre révérence à la philosophie venue d'Elée. Le très jeune Socrate qui est interrogé et du même coup instruit dans la philosophie, l'est par un philosophe qui est retombé dans l'anonymat. Il est étranger au même titre qu'était étrangère la femme de Mantinée, que Socrate dans le Banquet (201d-e) feignait d'avoir rencontrée alors qu'il était encore très jeune. Afin de ne pas accabler son interlocuteur, il se montrait dans une niaiserie soi-disant sienne, et reportait sur une autre personne prétendue plus savante tout le mérite de sa propre philosophie. Ici c'est de la même manière que la formation philosophique de Socrate, et en fait celle de Platon lui-même, est renvoyée à un étranger. Cela veut dire qu'on ne tire pas sa philosophie de son propre fonds et qu'il faut toujours la rapporter à des sources, qui relativement à soi sont toujours étrangères. Les idées sont toujours des souvenirs, on verra mieux en quel sens lorsqu'on arrivera au mythe (268d). Le Politique vise apparemment à établir après celui du sophiste un second portrait, celui de l'homme qui commande à la Cité. Mais comme il l'avait fait dans le dialogue précédent Théodore laisse entendre qu'un ultime entretien, dans lequel les rôles seront à nouveau permutés, qui mettrait face à face Socrate et Socrate le jeune, se donnera pour objet de définir le philosophe. Ce troisième dialogue n'a pas été écrit, et à mon sens ne devait pas être écrit, par Platon. Les allusions qui sont faites tant dans le Politique que dans le Sophiste à l'éventualité d'un autre dialogue auquel serait assignée cette tâche, ne viennent jamais que de Théodore, excellent géomètre mais aucunement philosophe, lequel est précisément repris par Socrate dès l'ouverture du présent entretien pour avoir mis le philosophe sur le même plan que le politique et le sophiste. En effet le maître de Théétète assure qu'il devra être remercié trois fois plus lorsque l’Etranger aura achevé non plus un, mais trois portraits. Socrate, vraiment très ironique, s'esclaffe que cette proportion ait été énoncée par le professeur d'arithmétique et de géométrie, maître ès proportions ! Car il n'y a aucune proportion entre le philosophe et les deux autres. Ce sont Socrate et l’Etranger, philosophes, qui peuvent définir le sophiste et le politique ; quant à se définir eux-mêmes c'est une tout autre affaire, à laquelle ils ne procéderaient pas par les mêmes voies. Le sophiste et le politique sont les objets de l'acte de définition, tandis que le philosophe en est le sujet. La nature du philosophe a été mise au jour dans le précédent dialogue à travers l'acte de définition du sophiste, et le sera à nouveau dans celui-ci à travers l'acte de définition du politique. Il n'est aucun besoin d'un dernière entretien avec les mêmes personnages pour définir le philosophe. Pire, cette entreprise constituerait un contresens sur la philosophie. Telle est la raison pour laquelle l’Etranger déclare (258b) qu'après le sophiste c'est le politique qu'il faut étudier. Il fait immédiatement admettre à son interlocuteur que le politique fait partie des gens qui savent. Tel est le point de départ donné à l'étude qui en est faite. Aucun des deux interlocuteurs ne laisse apercevoir le sens ni la portée de cette hypothèse. On pourrait être tenté de la contester en déclarant que le politique n'a nullement besoin d'être savant, et qu'on lui demande seulement d'être un habile praticien. Les hommes qui commandent à la Cité se sont-ils toujours signalés par la spécialisation de leurs hautes études ? Quelles études faisaient les rois ? S'il est vrai que le dauphin avait un précepteur, qui était chargé de le préparer à assumer ses futures charges, il n'est assuré ni que celui qui accédait finalement à ces charges ait toujours été le dauphin, ni que celui qui y avait été préparé y fût meilleur que celui qui y accédait sans y avoir été préparé. Aujourd'hui même le passage des futurs ministres par l'Ecole nationale d'administration ne constitue pas une garantie de leur valeur politique. Ce qu'on leur y enseigne n'est sans doute pas le plus important de ce qu'ils devraient y apprendre et ne correspond en tout cas manifestement pas aux études dont Socrate exposait le programme dans la République (521c-541b). S'il est admis qu'un savoir soit nécessaire au politique, la discussion reste à mener sur sa nature. Mais à vrai dire que celui qui exerce le commandement soit savant ou ne le soit pas, que ce qui lui a été enseigné soit ou non ce qu'il lui faut savoir, l'hypothèse que le politique fait partie des gens qui savent ne va pas rester sans justification, puisque dans une sorte de parenthèse (258e-259b) l’Etranger va repérer le véritable politique derrière celui qui exerce le commandement sans y être formé. Le politique n'est pas nécessairement celui qui a la couronne sur la tête, ni celui qui a été porté dans les palais de la République par le suffrage universel. La recherche de la définition va procéder de manière dichotomique, ainsi que le précédent dialogue a montré qu'il fallait faire. Une dichotomie est une division en deux. Une succession de divisions, aussi loin qu'il sera utile de la prolonger, permettra de définir n'importe quel objet en énonçant de lui toutes les caractéristiques qui sont nécessaires pour le distinguer de n'importe quel autre. Dans ce cas précis la première division oppose la science pratique à la science théorique, une seconde oppose la théorie critique à la théorie directive, puis la direction de seconde main à l'auto direction, puis l'auto direction des inertes à celle des vivants, puis celle des individus à celle des troupeaux, etc. jusqu'à ce que la politique soit déterminée comme la direction des bipèdes. A chacun des temps du processus l'un des deux termes de l'alternative est abandonné, la division de l'autre étant seule utile. Ainsi s'engage une sorte de chasse à l'animal politique qu'on suit à la trace comme à travers une vaste prairie, parsemée de broussailles et de bosquets, où la piste laissée par lui est invisible, en recoupe d'autres, diverge et se perd d'un côté tandis qu'elle se poursuit de l'autre. Le philosophe à la poursuite du politique est comme un chien sur une piste. C'est d'ailleurs ce que Zénon avait remarqué de Socrate, lors de la rencontre que rapporte Parménide : " tu poursuis et tu pistes les pensées comme les petites chiennes de Laconie " (128b-c). J'ignore si cette race est plus persévérante que d'autres, si les femelles se distinguent davantage que les mâles, mais il est certain que l’Etranger va montrer à Socrate le jeune ce que c'est que suivre le sentier (258c) d'une idée. Toutefois l'apprenti ne semble pas présenter au début de l'entretien les meilleures dispositions. Ses premières réponses ont été successivement : " soit, peut-être, mais lequel ? vraisemblablement ". Le moins qu'on puisse dire est qu'il ne s'est pas beaucoup engagé dans ses réponses. Mais lorsque l’Etranger lui explique en trois phrases le procédé dichotomique de détermination d'une essence, il semble vouloir réduire à quasiment rien son rôle dans le dialogue : " ça, c'est ton travail, Etranger, pas le mien ". Il n'a donc absolument pas mesuré la portée de la réponse qu'on sollicite de sa part. Il s'imagine sans doute que son rôle ne consiste qu'à soutenir d'une manière toute verbale et extérieure l'effort de définition de son interlocuteur, qui serait une tâche essentiellement solitaire, dont la pénibilité seule exigerait qu'elle soit découpée en tranches. Le répondant n'assumerait alors qu'une fonction somme toute gymnastique, créant des pauses qui permettraient au questionneur de reprendre son souffle. Cet aspect de son rôle correspond bien à une réalité effectivement signalée par Parménide (Parménide, 137b). Mais si c'en était l'aspect essentiel et premier, on ne comprendrait pas pourquoi Socrate s'acharne à interpréter seul les deux rôles du questionneur et du répondant, lorsque son interlocuteur est de mauvaise volonté, comme Calliclès à la fin de Gorgias, ou que sa susceptibilité doit être ménagée, comme il arrive avec Agathon dans le Banquet. " Ça doit être aussi ton travail, dans la mesure où l'évidence doit naître de nous ; dei ge mèn auto einei kai son, otan emfanès hèmin genetai " (258d). Autrement dit s'il faut tenir une proposition pour vraie, ce ne peut être que celle qui aura obtenu l'accord de l'un et de l'autre interlocuteurs. L’Etranger, le questionneur en général, ne peut pas avoir raison tout seul, personne jamais n'a raison tout seul. L'accord qu'on se donne à soi-même est éminemment suspect, car rien ne permet d'exclure qu'il soit fondé sur un préjugé, une passion, une complaisance, toutes choses subjectives complètement extérieures à la raison. Le dialogue est la recherche d'un assentiment qui ne soit fondé que sur la raison. Il faut donc que Socrate le jeune s'engage dans ses réponses plus qu'il ne le fait au début de l'entretien. L’Etranger a besoin de sa participation active, afin d'obtenir la garantie que ses propositions ont une valeur non pas subjective, mais universelle, qu'elles peuvent être acceptées par toute intelligence, puisqu'elles sont acceptées par l’intelligence de Socrate le jeune, indépendante de la sienne. De fait le jeune homme fournira à partir de cet instant des réponses moins molles que celles du début, ses approbations seront fermes et nettes. Cela ne durera toutefois qu'autant qu'il pourra croire exprimer l'opinion générale. Ainsi donnera-t-il son accord à la distinction entre les sciences pratiques et les sciences théoriques (258e), à l'idée que le conseiller du roi dispose autant que celui-ci de la science royale (259b), à l'idée que l'architecte contrairement à l'arithméticien ne se contente pas de porter un jugement sur ce qu'il connaît, mais doit en outre commander des ouvriers (260a). Mais lorsqu'il faut tirer de ce dernier exemple un critère de distinction parmi les sciences théoriques entre celles qui n'ont qu'une fonction critique et celles qui ont en outre une fonction directive, Socrate le jeune est conscient d'aller au-delà de l'usage et de ce qui est ordinairement reconnu de tous. Bien qu'il veuille effectivement donner son accord à l’Etranger, il sent qu'il s'engage personnellement sur cette question. Sans doute par sincérité et par honnêteté souhaite-t-il dire à son interlocuteur que " mon accord n'est que le reflet de mon opinion personnelle ; kata ge tèn emèn doxan " (260b). Manifestement sa propre approbation lui paraît insuffisante pour fonder une telle distinction et il souhaiterait vraisemblablement sur celle-ci recevoir le renfort de plusieurs autres opinions. Il n'a donc pas compris que ce n'est pas le nombre, la quantité de ceux qui opinent dans le même sens, qui constitue une raison d'opiner. Si nombreux que soient ceux qui donneront leur accord à une proposition, dans un vote par exemple, celle-ci ne sera jamais qu'une opinion. Une enquête d'opinion peut bien montrer que 90 % des sondés se prononcent en faveur de telle solution, cela ne fait pas encore que les 10 % qui sont opposés aient tort. La majorité pourrait être de 99 %, cela n'exclut pas que la minorité, même réduite à un seul suffrage, ait raison. Un seul peut avoir raison contre tous, pourvu qu'il fasse appel à son jugement. L'accord que l’Etranger sollicite de Socrate le jeune ne relève pas de l'opinion (doxa), mais de l'intelligence (noèsis : homonoein, 260b). Dès lors que tu me donnes l'assentiment de ton intelligence, nous avons le bonheur d'établir une vérité certaine et nous n'avons pas à nous soucier des opinions (doxasmata) des autres, si nombreux qu'ils soient. Ainsi dans l'intervalle de quelques répliques se trouve cadrée avec précision la participation du répondant au dialogue. Pour permettre à la recherche de progresser, elle est premièrement nécessaire et elle est secondement suffisante. Or c'est l'essentiel de la dialectique platonicienne qui se trouve ainsi déterminé par l’Etranger : l'essence du dialogue est dans l'accord donné par une intelligence à une autre. Sur quoi porte-t-il en l'occurrence ? Le premier point sur lequel il se fait est la reconnaissance de deux sortes de sciences, les unes purement spéculatives comme l'arithmétique, d'autres engagées dans des processus de fabrication ou de construction comme peut l'être l'art du charpentier. Il est clair que le mathématicien ne se soucie d'aucune application, tandis que le savoir du charpentier, même s'il peut s'enseigner de manière théorique, est tout entier orienté vers la solution des problèmes que pose l'édification d'une charpente. Pour soutenir un toit il faut des fermes, constituées des arbalétriers, du poinçon et de l'entrait, sur lesquelles reposent les pannes, les chevrons et le faîtage. Les intervalles et les angles doivent être calculés, certaines pièces doivent être assemblées par des chevilles et d'autres par tenons et mortaises, etc. Tout cela est justifiable par la théorie, c'est un savoir difficile qui ne s'improvise pas, et en même temps c'est un savoir destiné à une action (praxis) très déterminée. Contrairement à l'arithmétique il est nommé aussi bien "tekhnè" que "epistèmè". On pourrait le définir comme une science appliquée. Le savoir du politique relève-t-il de la science spéculative ou de la science appliquée ? Eh bien, le lecteur peut être surpris que cette question ne soit pas posée immédiatement après la distinction des deux sortes de sciences (258e). Elle recevra néanmoins sa réponse, car l’Etranger précisera que le politique, contrairement au charpentier, n'a nul besoin de ses bras ni de son corps, qui ne lui sont d'aucun secours dans l'exercice de sa science. Il en conclura que celle-ci a beaucoup plus de rapport avec la science spéculative qu'avec la science appliquée. Cette réponse à son tour peut surprendre, car ce qui est enseigné par l'Ecole nationale d'administration est fort loin de l'arithmétique et de la géométrie, fort loin même des sciences de la nature comme l'astronomie et l'harmonie dont parle Platon dans sa République. Le droit, l'économie, la géographie, l'histoire même, articulés au projet de former des administrateurs, sont bien autre chose que des spéculations. Mais la réponse de l’Etranger est fondée sur la digression intervenue dans l'intervalle (258e-259c). En lieu et place de la question de savoir si la science du politique est plutôt théorique que pratique, survient celle de son unité. La tâche du politique en effet se diversifie en au moins trois fonctions différentes, qui sont ici désignés comme celles du roi (basileus), du maître (despotès) et de l'administrateur (oikonomos). Cette distinction semble séparer primo celui à qui appartient la souveraineté, secundo celui qui exerce le pouvoir et tertio celui à qui revient la gestion. On pourrait fort bien proposer qu'il y ait là non seulement trois hommes différents, mais trois sciences distinctes. Et de fait cette sorte de science qu'apprennent les futurs ministres dans les écoles qui leur sont destinées pourrait bien n'être que la science de l'administration. Lorsqu'on constate de quelle manière ils s'y prennent pour faire passer les réformes, il n'est pas nécessaire d'avoir une grande perspicacité pour s'apercevoir que leur manque la science de l'exercice du pouvoir ; et lorsqu'on connaît les raisons qui leur font préférer soit la voie parlementaire soit la voie référendaire pour changer la constitution, il n'est nécessaire de faire preuve d'aucun mauvais esprit pour découvrir qu'ils n'ont reçu, même en rêve, aucune notion de la souveraineté. Mais justement ce sont de mauvais politiques, des politiciens, et leur exemple ne peut que donner à penser que la science dont doit disposer le vrai politique doit nécessairement englober celle du roi, celle du maître et celle de l'administrateur. Ce n'est cependant pas en fustigeant ceux qui ne disposeraient que d'une partie de cette science que l’Etranger établit son unité. Il procède d'une autre manière : ceux qui sont titulaires de la fonction politique ne sont pas pour autant les seuls à disposer de cette science, ni même ceux qui en ont la connaissance la plus approfondie. Soit par ignorance, soit par prudence, ils sont amenés à prendre conseil. Cela suffit à montrer que réciproquement il se rencontre de vrais politiques qui ne portent ni le titre de roi, ni celui de maître, ni celui d'administrateur. Ce sont de simples particuliers, investis d'aucune fonction officielle, et ce sont pourtant ceux qui disposent vraiment de la science politique. Or contrairement à ceux qui dans l'exercice de leurs fonctions officielles n'ont peut-être reçu qu'une part de la fonction politique, ceux qui disposent de la science politique n'en n'ont pas reçu une part à l'exclusion des deux autres. Ils ont connaissance de la science politique tout entière et à cet égard la comparaison de la Cité avec la maison (oikia, qui désigne par métonymie la famille et même par extension tout une gent) montrent que la fonction de commandement (arkhè) ne saurait se diviser. Ainsi peu importe que cette science soit dénommée royale, politique ou administrative, elle est unique. A qui Platon pense-t-il lorsqu'il désigne cette science indivisible que détient celui qui vraisemblablement n'a pas été investi par la Cité de la fonction de lui commander ? C'est bien évidemment au philosophe, et pour commencer à Socrate et à lui-même. Il serait étonnant qu'il ait oublié en écrivant ce dialogue ce qu'il écrivait du vrai politique dans Gorgias (517b-519d) et dans la République (519c-521b). Ainsi de la même manière que dans le Sophiste le philosophe apparaissait nécessairement, dans la mesure où une ligne de partage s'imposait sur la question de l'erreur, dans le Politique le philosophe apparaît une nouvelle fois nécessairement, dans la mesure où sa science spéculative globale s'oppose à une technique pratique partielle. |
Leçon II (Politique, 261e-264b)
L’ETRANGER.
Eh bien donc, cette partie de l’art d’élever les vivants qui consiste dans l’éducation commune d’un grand nombre, l’appellerons-nous élevage de troupeau ou élevage collectif ? (trad Dacier+Dorion) Une remarquable digression intervient en plein milieu de l'exécution de la tâche indiquée précédemment, par laquelle de division en division on progresse pas à pas vers la définition du politique. L’Etranger relève une faute commise par son interlocuteur et il s'agit cette fois non pas d'un manque de participation de sa part, mais au contraire d'un excès d'empressement ! Socrate en effet a cru pouvoir distinguer dans l'élevage des troupeaux celui des hommes en opposition à celui de toutes les autres bêtes. Cette dichotomie est mal faite, parce qu'elle distingue une espèce unique en l'opposant non pas à une autre espèce unique, mais à un conglomérat d'espèces entre lesquelles il n'existe aucune unité, et guère de caractéristiques communes. Seul un nom peut permettre de les rapprocher, celui de bêtes. Mais il a quelque chose d'arbitraire, en ceci qu'il ne désigne son objet que de manière négative, à savoir tout vivant qu'on pourra trouver en troupeaux, sauf un homme. Et de même l'homme n'est séparé de ceux-ci qu'au prétexte qu'il est un homme et nullement parce qu'on en aurait déterminé une caractéristique distinctive. Il y a donc des mots, comme le mot bêtes dans ce contexte, qui ne désignent réellement aucune chose. Inversement on rencontre aussi des choses qui se distinguent réellement de toutes les autres et qui ne portent pourtant aucun nom propre à elles. Au début de ce passage l’Etranger demande à son interlocuteur quel nom il faut donner à cette partie de l'élevage des vivants qui élève collectivement un troupeau : élevage collectif ou élevage de troupeau ? La réponse de Socrate le ravit tout à fait. En effet le jeune homme déclare que l'un ou l'autre mot conviennent aussi bien à leur propos (en tô logô). Depuis quelques dizaines de répliques il a fait la preuve de sa participation active à la recherche et l'on ne saurait donc interpréter cette déclaration d'équivalence comme une marque d'indifférence. Sa réponse exprime au contraire une pensée ferme, qui distingue avec clarté son objet, un élevage en groupe, et qui attache de l'importance à sa définition bien davantage qu'au mot qui le désigne. A sa réplique se marque donc le début d'une réflexion sur les rapports du mot et de la chose. C'est ce qui suscite l'approbation de l’Etranger, qui le loue de ne pas accorder trop d'intérêt au mot. Cette attitude est prometteuse, elle laisse bien augurer du développement de son intelligence (fronèsis). Sans doute l'exercice de la philosophie a-t-il besoin de disposer du lexique que l'usage a formé, mais la langue n'est pas la philosophie, et quel que soit l'amour que le philosophe éprouve pour les mots, quel que soit le plaisir qu'il prend à justifier une idée dans une étymologie, il faut bien à certains moments qu'il en écarte sa pensée. Ainsi lorsque Platon entreprend de faire l'éloge du délire, il se livre à un tripatouillage et un truandage de la langue afin de lier la manie (le délire) à la mantique (la divination) et l'art de l'augure à l'enquête rationnelle ! (Phèdre, 244c). Un homme intelligent est donc amené à prendre avec les mots quelque liberté. En l'occurrence il fera bien de n'accorder aucun intérêt à l'étiquette qu'on collera sur la chose définie comme l'élevage collectif d'un troupeau. C'est le premier avertissement donné dans ce dialogue d'une faille existant entre le mot et la chose, c'est le premier indice d'une insuffisance ou d'une lacune de la langue établie par l'usage qu'en ont fait les générations précédentes, relativement à la nécessité dialectique de procéder à des distinctions intelligibles. La difficulté de trouver un nom pour désigner une chose réellement distinguée de toutes les autres, et que pourtant l'usage n'a jamais nommée en tant que telle, apparaît dans l'œuvre de Platon à de multiples reprises. Ainsi par exemple dans Gorgias est-il dit qu'alors que l'ensemble des sciences qui visent à maintenir ou à rétablir la santé de l'âme s'appelle la politique, qui a pour sous-ensembles la législation et la justice, l'ensemble parallèle des sciences qui visent à maintenir ou à rétablir la santé du corps, qui a pour sous-ensembles la gymnastique et la médecine, ne porte pourtant pas de nom collectif (464b). De même tout à la fin du Sophiste, donc si l'on accepte la chronologie indiquée au début du présent dialogue (257a-c) c’était quelques instants auparavant, si l’Etranger trouve bien le nom de mimétique pour désigner toute production de simulacres sans autre instrument que le corps du simulateur lui-même, il ne trouve pas de nom pour désigner la production de simulacres au moyen d'instruments, comme ceux dont disposent pourtant la peinture, la musique et d'autres arts (267a). Plus grave encore lorsqu'il s'agit de distinguer l’imitation qui repose sur une connaissance de celle qui ne s'appuie que sur une opinion, l’Etranger est obligé de forger les noms de mimétique scientifique et de doxomimétique (267e). Il constate d'ailleurs avec amertume l'incapacité des générations précédentes de donner un nom à chaque chose qu'il a besoin de distinguer des autres. C'est dire à quel point le procédé de la dichotomie leur a été étranger. Peut-être excessivement mis en confiance par l'éloge que lui a adressé l’Etranger à propos de son désintérêt à l'égard des mots, Socrate va maintenant trop vite et se hâte excessivement d'aboutir à distinguer de tous les autres l'élevage des hommes, qui lui semble bien être l'art du politique. " Tu divises dans la plus grande hâte et avec le plus grand courage, mais efforçons-nous de ne pas en subir (paskhômen) les conséquences. - Lesquelles ? " demande le jeune homme (262a). Oui, lesquelles ? Il s'agit de la confusion entre la partie (meros) et l'idée (genos, eidos). Les hommes sont bien une partie des vivants qui s'élèvent en troupeau, les bêtes en sont bien une autre partie. Cependant on ne sait trop à quelle idée on peut rapporter les hommes, et on ne sait assurément pas du tout à quelle idée on peut rapporter les bêtes. Opposer les hommes aux bêtes c'est opposer une petite partie des troupeaux à une grande partie, sans pour autant procéder à la division sur un critère définissable et intelligible. C'est se précipiter vers l'idée d'homme sans se donner le moyen de justifier qu'on la distingue de l'idée des autres vivants qui sont en troupeau. Les maquereaux sont grégaires, les sauterelles sont grégaires, les moutons sont grégaires, et beaucoup d'autres espèces encore, autant que les hommes. Sur quel critère Socrate distingue-t-il l'élevage des hommes de l'élevage des maquereaux, des sauterelles ou des moutons ? Manifestement il ne le dit pas. En conséquence il ne fournit aucune garantie d'intelligibilité à sa division, et si l'on n'était animé comme lui du préjugé que les hommes sont à part des bêtes, on ne serait pas du tout porté à croire intelligible cette division. A l'encontre de cet empressement anthropocentrique il faut procéder prudemment à des divisions fondées sur un critère qui divise à peu près l'ensemble dont il s'agit, ici les vivants qui sont en troupeau, en deux moitiés égales, qui seront ici celle des animaux apprivoisés opposée à celle des animaux sauvages (264a). Toutefois avant d'en arriver là le questionneur doit être plus clair. Ce que je viens de dire de la division fondée sur un critère intelligible et de celle qui est fondée sur un préjugé ne s'impose pas avec une évidence telle que ni Socrate, ni le lecteur de ce dialogue, ni le destinataire de ce commentaire puisse le recevoir tel quel. L’Etranger va s'efforcer d'être plus précis, car le naturel de son interlocuteur, auquel j'ajoute celui du lecteur de ce dialogue et du destinataire de ce commentaire, le dispose à la bienveillance. L'anthropocentrisme du procédé de Socrate lui est éclairé par sa comparaison avec l'ethnocentrisme des Grecs. S'il s'agissait de diviser en deux le genre humain, un Grec pourrait bien y distinguer deux parties, les Grecs d'une part et les barbares de l'autre. Ce seraient effectivement deux parties, mais non pas deux idées. Car ici les Grecs et les barbares sont déterminés non pas sur un critère intelligible, mais seulement sur une exclusion mutuelle. Les barbares sont tous ceux qui ne sont pas Grecs, et les Grecs c'est nous, qui ne sommes assurément pas barbares. Cela n'exclut pas qu'on puisse effectivement déterminer de manière intelligible une idée du Grec, comme d'un être humain qui dispose d'une culture déterminée et d'une langue déterminée, mais ça n'est pas sur ce critère de la culture et de la langue qu'il a été distingué. C'est seulement sur le préjugé, resté implicite, que nous sommes supérieurs aux autres. Quant à l'idée de barbare elle ne peut absolument pas être déterminée intelligiblement de cette manière, qui est purement négative, et qui fait barbare tout ce qui n'est pas Grec, qu'il soit Lydien, Phrygien ou qu'il appartienne à l'un quelconque de ces autres peuples qui n'ont entre eux ni langue commune, ni culture commune, ni quoi que ce soit de commun. Seul l'ethnocentrisme dans son aveuglement peut en faire une partie du genre humain. Mais bien au-delà des Grecs toute ethnie est ethnocentrique. D'ailleurs chaque ethnie se donne à elle-même un nom qui ne signifie rien d'autre que les hommes, excluant par là explicitement les autres ethnies de l'humanité. Dans la langue des Bantous bantou signifie les hommes, dans la langue des Kaweskars kaweskar signifie les hommes, dans la langue des Cheyennes cheyenne signifie les hommes, et je ne doute pas qu'en grec archaïque hellène ne signifie les hommes. Il en reste d'ailleurs l'adverbe "ellènikôs", qui signifie humainement. L'arbitraire du critère de distinction, l'absence d'un fondement qui le rende intelligible, est encore mieux mis en évidence par l’exemple des nombres. On peut bien diviser l'ensemble des nombres en deux parties en posant d'un côté 10 000 et de l'autre tous les autres nombres, mais on ne peut assurément par là distinguer deux idées. Quel critère permet de déterminer comme un ensemble la totalité des nombres sauf 10 000 ? Qu'est-ce qui distingue 10 000 et l'oppose à tous les autres ? Pourquoi 10 000 et non pas deux ou trois ? A vrai dire il y a quand même une raison qui explique le choix de ce nombre par Platon. Mais c'est une mauvaise raison et le but de Platon, dont le porte-parole s'exprime devant des mathématiciens, dont il ne peut manquer d'être compris, est de rétablir une vérité mathématique. Dans l'usage grec le substantif
"murias", d'où dérive le français myriade, n'est pas seulement le mot qui désigne le nombre précis de 10 000, mais il est aussi le nom du nombre le plus élevé, c'est-à-dire l'innombrable et par suite l'infini. Cependant d'un point de vue qui n'est plus celui de l'usage mais de l'arithmétique, si innombrable que paraisse la myriade, il est toujours possible de lui ajouter une unité ; si grand que soit un nombre, il y a toujours plus grand que lui, qu'on peut aisément former en lui ajoutant l'unité. Par conséquent Socrate comprend d'emblée 10 000 comme un nombre absolument quelconque, dont rien ne peut justifier qu'il soit mis à part des autres, comme s'il renvoyait à lui seul à une idée parfaitement déterminée et les autres à une autre idée. Il comprend du même coup que la partie n'est pas l'idée et que la dichotomie légitime ne doit procéder à des divisions qu'entre des termes qui sont à la fois des parties et des idées. Il manifeste son accord et son intelligence par une nouvelle demande. Il faut remarquer à ce moment (263a) la nature de sa réplique. Elle n'a rien à voir avec les réponses les plus courantes et les plus représentatives du rôle, qu'il interprète ici comme il est joué par d'autres dans tous les dialogues platoniciens : " oui, d'accord, c'est évident, tu as raison, etc. " Elle n'est pas davantage semblable aux précédentes (262a-c), qui avaient pour objectif de sortir d'une incompréhension : " lesquelles, que veux-tu dire, quelle distinction était incorrecte ? " Cette fois il a parfaitement compris, mais il ne se contente pas seulement d'approuver ce qu'on vient de lui expliquer. S'il commence en effet par déclarer : " très juste (orthotata) ", il enchaîne sur une nouvelle question qui vise à déterminer le critère distinctif non pas entre telle idée et telle autre idée, comme entre le mâle et la femelle, ou le pair et l'impair, mais entre l'idée (genos) et la partie (meros). C'est passer de la dichotomie à ce que j'appelais plus haut la métadichotomie. Je trouve là une de ces très rares interventions du répondant, par lesquelles il sort du rôle qui lui est ordinairement dévolu, et qui doivent retenir l'attention du lecteur. On en trouve d'autres exemples dans Phédon (76e-77a) et dans le Sophiste (241b). Dans le cas présent la sollicitation de passer du plan de la dichotomie à celui où elle se légitime porte l'attention sur la difficulté de cette légitimation. Ce n'est plus l'objet du dialogue, ce serait l'objet d'un autre dialogue, et il faut pourtant donner à la curiosité de Socrate un début de réponse. L’Etranger s'y emploie, tout en éludant la difficulté. Pour commencer, sa réaction à la sollicitation du jeune homme est un éloge encore plus marqué que le précédent, puisqu'il le qualifie de " meilleur d'entre les hommes ; beltiste andrôn ". Ce n'est pas un petit compliment, mais il est entièrement justifié par le type de curiosité qu'il a manifestée. Lui répondre tout à fait serait passer d'un problème philosophique déjà difficile, on s'en rendra compte davantage en avançant, à un problème philosophique plus fondamental, plus caché et encore plus difficile. Il exige qu'on le traite "à loisir ; kata skholèn" (263b), et il faut à présent se contenter d'un indice rapide. Puisqu'il a été dit un instant auparavant que les termes à distinguer devaient être à la fois des parties et des idées, on va maintenant tâcher de préciser le rapport entre la partie et l'idée. L'idée, en tant que sous-ensemble, est nécessairement une partie de l'ensemble au sein duquel elle constitue une distinction spécifique. Mais inversement la partie, en tant que sous-ensemble, ne constitue pas nécessairement une idée ou une distinction spécifique au sein de l'ensemble dont elle est partie. Autrement dit, et c'est assez simple puisque Socrate le comprend immédiatement, il y a une exigence à laquelle doit répondre l'idée en tant que telle, à laquelle la partie en tant que telle n'a pas besoin de répondre. La partie peut être découpée au hasard, elle fera toujours une partie présentable, mais une idée ne peut pas être découpée au hasard. Il est nécessaire qu'elle ait un sens, qu'elle soit intelligible. Le même problème est abordé dans Phèdre (265e), où le philosophe explique qu'il faut être capable de procéder aux distinctions selon l'idée (kat'eidè), et précise que cela signifie selon les articulations naturelles (kat'arthra è pefuken). L'image qu'il emploie alors peut être reprise ici, et l'on dira que, sauf coïncidences admirables, découper en parties c'est avoir " des façons de méchant dépeceur ". Si celui qui découpe des parties tombe sur les articulations, ce ne peut être que miracle ; tandis que celui qui découpe selon les articulations fait de toute nécessité des parties. Voilà en d'autres termes l'explication que Socrate doit retenir de l’Etranger. Il devra s'en contenter, même si elle ne répond pas à la question de savoir à quoi on reconnaît une articulation. Toutefois avant de reprendre la dichotomie et de distinguer deux sortes d'élevages, l’Etranger se complaît à ajouter un troisième exemple à ceux de la division des nombres et des êtres humains. Il revient avec plus de précision au reproche d'anthropocentrisme qu'il avait adressé à la distinction des hommes et des bêtes. La supposition amusante qu'il va faire teinte d'ironie l'éloge renouvelé qu'il adresse au jeune homme : " toi, le plus courageux de tous ", c'est-à-dire en fait celui qui dans une hâte excessive a opposé les hommes aux bêtes. N'importe quelle bête en effet qui serait intelligente (ei pou fronimon esti ti zôon eteron, 263d), procéderait de la même manière, mais a son propre profit évidemment, et non pas à celui de l'homme. Ainsi en irait-il par exemple de la grue. Elle aussi trouverait de bonnes raisons de se mettre à part, de se tenir pour une partie spécifique des êtres vivants, qui sont d'ailleurs en troupeaux, et de considérer toutes les autres espèces indistinctement, parmi lesquelles assurément l'homme, comme la partie opposée. Elle aurait un nom pour elle-même, à savoir la grue, et un autre nom pour tout le reste, hommes y compris, qui serait vraisemblablement les bêtes. Ce troisième exemple a sur les précédents l'avantage de ne pas constituer seulement une comparaison, mais en même temps un renversement total de perspective, par lequel l'homme se trouve perdu au milieu de toutes les autres espèces qui vivent en troupeaux, et fort humilié de cette position vulgaire. Il ressent sans doute par là, mieux que par tout autre moyen, le besoin de légitimer la distinction à laquelle il procède, c'est-à-dire de diviser non seulement en parties mais aussi en idées. Un retour sur l'étape précédente de la dichotomie est maintenant proposé, dans la mesure où il est susceptible d'éviter la précipitation vers l'idée d'homme. Au lieu de diviser l'idée d'animal en animaux grégaires et animaux solitaires, il eût été plus judicieux de la diviser en animaux domestiques et animaux sauvages. La coupure serait passée à peu de variations près au même endroit dans le monde animal, puisque que ce sont en gros les solitaires qui n'acceptent pas la domestication, tandis que les autres se laissent apprivoiser. Cependant la catégorie des animaux domestiques était peut-être plus propre que celle des animaux grégaires à faire apparaître la nécessité d'un ou plusieurs critères successifs afin de distinguer l'homme au bout du compte. Mais à vrai dire il ne me semble pas que la rectification proposée par Platon constitue un critère plus pertinent de classification. Ni la distinction des grégaires et des solitaires, ni celle des domestiques et des sauvages n'ont de pertinence sur le plan zoologique. Il manque manifestement au philosophe de l'Antiquité une science assez avancée pour avoir produit une classification rigoureuse. Il n'a pas l'avantage de disposer des catégories de vertébrés et invertébrés, parmi les premiers des catégories de vivipares et d'ovipares, parmi les premiers des catégories de carnivores et d'herbivores, etc., au terme desquelles il est possible d'aboutir à l'homme. Mais toutes ces idées distinguées " selon les articulations naturelles " ne seront acquises qu'à la fin du XVIIIe siècle et il était donc inévitable qu'elles fussent ignorées de lui. C'est même un mérite qu'il faut lui reconnaître que d'avoir exprimé le besoin de cette classification qui n'était pas à sa disposition. D'ailleurs si son exigence constitue un projet sérieux, il sait bien montrer à son lecteur que son anticipation sur une classification qui n'existe pas encore n'en constitue pas une réalisation très sérieuse. Le processus dichotomique rectifié va conduire en effet à définir l'homme d'une manière si surprenante qu'il ne peut échapper à personne qu'elle est préméditée dans un dessein comique. Suivant une articulation commune dans l'Antiquité, l’Etranger divise les animaux grégaires en aquatiques et terrestres, tout aussi classiquement il divise ceux-ci en volatiles et marcheurs, puis de manière plus surprenante il distingue parmi ces derniers ceux qui ont des cornes de ceux qui n'en ont pas, puis parmi ces derniers ceux qui sont susceptibles de croisement de ceux qui ne le sont pas, ou bien, autre possibilité, dans la catégorie des marcheurs les quadrupèdes des bipèdes. Enfin les bipèdes ont des plumes, comme par exemple la grue, ou sont sans plumes. Ironie toute socratique, l'homme est finalement défini un bipède sans plumes (266e). Si la moquerie est restée pendant des siècles inaperçue, elle a finalement été bien comprise de Spinoza (Ethique, deuxième partie, proposition 40, scolie 1) qui la mentionne dans le but de discréditer les définitions aristotéliciennes de l'homme. En d'autres circonstances aussi il arrive à la philosophie de Platon de se heurter à l'étroitesse des limites où se tient en son temps la pensée scientifique (cf. Théétète, 156a-157d). Mais c'est bien le privilège de la philosophie d'être en avance sur la science. Leçon III (Politique, 268d-270c)
L’ETRANGER.
Il nous faut donc prendre un autre point de départ, et suivre une route différente. (trad Dacier+Dorion) Parvenus au terme du processus dichotomique l’Etranger et Socrate sont en échec. Les divisions successives ont été poursuivies jusqu'à la définition qui fait du politique le pasteur nourricier du troupeau humain (268c). Mais, si satisfaisante que parût cette ébauche (skhèma), l’Etranger apercevait qu'elle devait soulever d'innombrables protestations. Quantité de revendications devaient apparaître venant des marchands, des paysans, des boulangers, des gymnastes, des médecins, etc. qui tous peuvent prétendre nourrir les hommes collectivement. Peut-être, comme le relèvera la suite du dialogue, aurait-il mieux valu distinguer le politique comme celui qui soigne son troupeau plutôt qu'il ne le nourrit (275e), cependant il n'est pas certain que cette précaution aurait suffi à écarter une difficulté dont les revendications des concurrents sont davantage un symptôme qu'une cause. Il y a une équivoque sur ce qu'est élever un troupeau. Si ce n'est pas seulement le nourrir, comme le font de mille manières non seulement ceux qui viennent d'être nommés, mais autant qu'eux tous ceux qui dans une Cité exercent une activité professionnelle, puisqu'ils ne le font qu'au bénéfice de celle-ci, il y a par ailleurs deux manières de le soigner. On touche là le fond d'une difficulté qu'il est malaisé d'exposer de manière discursive, puisqu'il faut opposer à une sorte de soins bien connue, constatée par chacun dans sa propre expérience aussi bien que dans l'histoire tant ancienne que récente, une autre sorte de soins qui n'a pas pour elle de pouvoir être empiriquement rencontrée, puisqu'elle ne relève pas de ce qu'on fait, mais de ce qu'il faudrait faire. Comment les gouvernants gouvernent-ils ? De diverses manières sans aucun doute, mais jamais comme il le faudrait. Jamais comme ils le devraient. Ceux qui exercent de fait les fonctions politiques ne sont pas pour autant une expression satisfaisante du politique. Il faut donc sortir de l'expérience et de l'histoire, il faut s'évader de la réalité empirique pour expliquer la nature du politique. C'est ici que s'avère nécessaire à la réflexion philosophique une pause dans le dialogue, une interruption de la méthode interrogative, une spécification de la dialectique très particulière à cette nécessité. Ici la dialectique n'est plus le dialogue, même si dans le présent texte l’Etranger prend soin de ne pas laisser son interlocuteur entièrement inactif. Car ce n'est plus l'accord de son intelligence qu'il recherche, mais seulement son attention. D'ailleurs dans les autres occasions où Platon expose un mythe (Phèdre, Phédon, Gorgias, République) l'interlocuteur n'est plus sollicité et le porte-parole s'exprime seul. Mais il s'agit bien de comprendre et non de croire. Aussi le mythe (muthos) est-il tout autre chose qu'un récit que le répondant d'abord et le lecteur ensuite seraient tenus d'admettre. Ce serait purement et simplement sortir de la philosophie que de prétendre que l’Etranger demande à Socrate, que Platon demande à son lecteur, de croire le récit qu'il va lui faire. Quant à affirmer que Platon lui-même y croit, c'est une proposition dont le ridicule tue philosophiquement celui qui l'énonce. D'ailleurs l’Etranger présente à Socrate ce grand mythe quasi comme un jeu (skhèdon paidian, 268d). Il l'invite à être " à l'égard de cette fable, comme les enfants, très attentif ; tô muthô mou panu prosekhe ton noun kathaper oi paides " (268e), et non pas très crédule ! Si certains commentaires versent dans la crédulité, c'est faute de remarquer, d'une part, ce genre d'avertissements que Platon manque d'autant moins de donner, d'autre part, qu'il n'invente pas de toutes pièces ses récits mythiques, mais les calque sur la mythologie de son temps, telle qu'elle s'exprime dans les histoires de nourrices. C'est pourquoi l’Etranger rappelle à son interlocuteur qu'il y a peu d'années qu'il est sorti de l'enfance, et c'est pourquoi celui-ci reconnaît, au moins dans les prémisses du mythe, les légendes qu'il a souvent entendues. Le lecteur est donc invité à tenir l'ensemble du mythe, comme chacun de ses éléments constitutifs, pour un outillage intellectuel permettant d'atteindre une certaine vérité que n'établira aucune enquête sur la nature, ni aucune enquête sur les mœurs. Le premier élément du récit concerne le mouvement du tout (pan, 269c), qui est aussi le ciel, au sens de la voûte qui englobe tout, et donc le cosmos (ouranos kai kosmos, 269d). Cet élément est rattaché à l'histoire des Atrides (cf. Dictionnaire de la mythologie de Grimal). Dans la rivalité qui l'oppose à son frère Thyeste, Atrée veut établir son droit sur Mycènes en exhibant une brebis à toison d'or née dans son troupeau. Car un tel phénomène est évidemment l'indice indiscutable de la faveur des dieux. Mais sa femme, qui est l'amante de Thyeste, a donné la brebis à celui-ci, qui est donc élu roi. Cependant Zeus n'entend pas qu'on se moque de lui et fait réclamer par Atrée un autre prodige. Il demande que le soleil renverse sa course et se couche à l'est. Aussitôt le cours de l'astre s'invertit, témoignage irréfutable que Zeus veut donner le trône à Atrée. Il est d'ailleurs très remarquable que le même signe soit tout à fait par ailleurs demandé par Ezéchias. Ce roi de Juda se sentant malade à mourir, prie Yahweh de le maintenir en vie. Le prophète Isaïe est chargé de lui annoncer sa guérison. Ezéchias incrédule lui demande un signe prouvant qu'il s'exprime bien au nom de Yahweh. Il demande que l'ombre du stylet sur le cadran solaire revienne en arrière (2 Rois, XX, 1-11). On ne saurait en effet trouver plus éclatant témoignage de la volonté divine que le renversement de l'ordre de la nature. C'est du moins ce que pensent tous, sauf Spinoza. C'est un tel bouleversement que Platon veut proposer non à notre imagination afin que nous le croyions, mais à notre intelligence afin que nous l'interprétions et en tirions un sens intelligible. En l'occurrence il ne s'agit pas d'un signe, d'un renversement ponctuel découvrant une pensée cachée du maître du cosmos, mais d'une alternance absolument régulière, qui s'inscrit elle-même dans l'ordre cosmique. Il n'y a donc là aucun miracle qui en appellerait à la double vue d'un prophète, mais la manifestation d'une loi accessible à l'intelligence. La question philosophique est donc de savoir comment comprendre cette alternance. Mais la réponse n'en tient pas en quelques mots, il faut l'établir par une analyse scrupuleuse du mythe. L'alternance se fait entre des périodes où le mouvement du cosmos est emporté par le dieu et d'autres périodes où il est autonome. Dans les premières le cosmos est gouverné par le dieu, dans les secondes il suit sa propre pente. Dans les unes comme dans les autres il ne peut s'agir que d'un mouvement circulaire. Les Grecs en effet avaient une connaissance du cosmos qui s'étendait à l'observation du mouvement de cette sorte d'astres, qu'ils distinguaient des étoiles. Tandis que celles-ci leur paraissaient immobiles, c'est-à-dire à des distances fixes les unes relativement aux autres et relativement à eux-mêmes, à telle enseigne qu'ils les estimaient clouées sur une sphère qui formait les confins indépassables du cosmos, il ne leur avait pas échappé que non seulement le soleil et la lune, mais aussi d'autres astres étaient errants, raison pour laquelle ils les nommaient des planètes (planèta). Ils avaient observé Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Non seulement ils avaient repéré leur errance de nuit en nuit parmi les étoiles fixes, mais ils avaient calculé que ce mouvement n'avait rien d'erratique, qu'il était au contraire très réglé, puisqu'il était circulaire autour d'un centre, qui ne leur paraissait pas être autre que les observateurs eux-mêmes. Le mouvement circulaire se distingue de tous les autres par une courbe fermée, sans commencement ni fin, dont tous les points sont avec le centre dans le même rapport. Il est une image de la perfection, et telle est sans doute la raison pour laquelle les planètes ont reçu le nom des dieux. Les Grecs ignoraient que ces orbites planétaires ne fussent pas circulaires, ils ignoraient les distances réelles et inégales des étoiles, ils ignoraient qu'il se fît parmi les astres des mouvements paraboliques tels que ceux des comètes ou rectilignes dans le sens indécelable de l'éloignement, tels que ceux des étoiles. Si l'on se souvient par ailleurs que toute leur science au ~IVe siècle se résumait à l'astronomie, on comprendra qu'à leur jugement le mouvement du cosmos fût circulaire. Cette circularité est cependant expliquée par Platon d'une autre manière. Primo il y a dans l'être du mouvement, et il ne peut pas ne pas y en avoir. Rester toujours identique à soi-même, être éternellement le même, n'appartient qu'à ce qui est divin et nullement à ce qui est corporel. L'appartenance du mouvement à l'être est une question perpétuellement reprise dans la philosophie de cet auteur. Dans de multiples textes il oppose aux choses qui sont nécessairement diverses, multiples et contradictoires, les idées qui sont éternelles, c'est-à-dire toujours identiques à elles-mêmes. Ainsi même si dans les Cités ce qui est tenu pour juste est tantôt une constitution aristocratique, tantôt une constitution démocratique, ou bien dans un cas l'autorité de l'homme sur la femme et dans l'autre l'égalité des deux sexes, etc., l'idée de justice quant à elle ne subirait rien de ces variations. Avec autant d'exemples qu'il y a de dialogues il en dit autant des autres idées, celle du beau, celle de la piété, celle du courage, etc. Cependant il ne s'agit dans ce cas que de distinguer la réalité de ses apparences plus ou moins trompeuses. Par contre avec la discussion qui se développe dans Parménide, dans Théétète et dans le Sophiste, l'objet de la réflexion est la nature même de l'idée. Elle ne peut être séparée des choses, comme s'il existait réellement un monde intelligible en dehors du monde sensible, et elle ne peut davantage être séparée des autres. Les idées se mixent entre elles. Il y a donc du mouvement aussi bien dans l'être des idées que dans l'être des choses. Le dieu (o theos) dont parle l’Etranger est transcendant à la fois aux idées et aux choses, c'est-à-dire qu'il ne désigne que l'intelligence. A lui seul appartient l'identité à soi-même, l'éternité immobile. Secundo si le cosmos est nécessairement animé d'un mouvement, il n'en est pas moins ordonné pour autant. Son mouvement doit donc autant que possible pouvoir être rapproché de l'invariance. Le cosmos est à la fois l'autre de l'intelligence et le produit de l'intelligence. Il est à la fois ce à quoi s'oppose l'intelligence, et à ce titre l'éternelle identité à soi doit lui être refusée ; et ce qui ne s'établit en tant que cosmos, opposé au chaos, que par l'intervention de l'intelligence, et à ce titre sa diversité, sa multiplicité et ses contradictions ne peuvent pourtant pas le dissoudre dans l'inintelligible. Il se meut de la manière la plus invariante possible, donc de manière cyclique, parce que " la révolution circulaire est la plus petite altération par le mouvement lui-même ; tèn anakuklèsin smikrotatè tès autou kineseôs parallaxis " (269e). Il est le mouvement qui autorise le plus possible le maintien de l'unité ou de l’identité dans le transport. Celui qui se meut circulairement parcourt toujours la même orbite, revient toujours aux mêmes places, et il le fait selon une loi telle qu'on peut toujours facilement l'y trouver quand on le cherche. Bien qu'il ne puisse toujours rencontrer la planète au même endroit, à proximité des mêmes étoiles, l'astronome de l'Antiquité est tout à fait capable de calculer à quel point de sa trajectoire elle peut être à un moment déterminé et de l'y trouver effectivement. La loi du mouvement circulaire est d'une grande simplicité, et des trajectoires tenues, même à tort, pour circulaires devaient nécessairement être reconnues bien avant toute autre. L'astronomie planétaire remonte à l'Antiquité la plus reculée, tandis que les premiers succès de la mécanique en dehors du ciel n'ont été obtenus qu'au ~IIIe siècle par Archimède. Tertio il n'y a qu'une seule chose qui soit capable de se mouvoir elle-même toujours, qui dispose de l'énergie inépuisable pour mettre toutes les autres en relations mutuelles et avec elle, à savoir celle qui meut toutes les autres. Ceci ne se comprend que de l'intelligence, qui établit des rapports entre toutes choses. Mais après les considérations tout à fait justifiables qui précèdent, l’Etranger entre vraiment dans le mythe, car seul celui-ci permet d'introduire l'alternance du mouvement circulaire dans un sens puis dans un autre. A la recherche de la cause de ce mouvement alternatif du cosmos il écarte plusieurs hypothèses. Le cosmos d'abord, je viens de le dire, ne se meut pas toujours de son propre chef ; ensuite il n'appartient pas à un dieu de le mouvoir alternativement dans un sens puis dans l'autre, car ce serait imaginer quelque altération dans sa volonté, voire dans sa nature ; enfin il n'est pas possible non plus d'attribuer à un certain dieu les rotations dans un certain sens, et à un autre Dieu celles qui se font dans un autre sens, car ce serait imaginer un conflit et une altérité dans la divinité. Donc sont écartées premièrement l'hypothèse de la divinité du cosmos lui-même, deuxièmement celle d'une divinité arbitraire, troisièmement celle d'un couple divin. Platon ne veut ni d'un cosmos réduit à lui-même, parce qu'il ne serait plus ordonné ; ni d'un Dieu qui fait ce qu'il veut, parce que le cosmos ne serait plus intelligible ; ni d'un combat des dieux tels que celui des persans Ahura Mazda et Ahriman, origine du manichéisme, parce que le cosmos ne serait plus un. Mais au fond c'est trois fois la même raison qui intervient pour dire trois fois la même chose, à savoir que le cosmos exige en face de lui un autre terme qui ne peut être que l'intelligence. La conclusion de ces remarques s'impose alors. L'alternance des deux cycles, l'un en sens normal et l'autre en sens rétrograde, est le signe et l'effet de l'alternance des périodes dans lesquelles le cosmos se meut de lui-même et de celles dans lesquelles le dieu intervient pour lui imprimer une autre rotation. Il y a donc les temps que nous connaissons, dans lesquels le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest ; mais il y a aussi d’autres temps que nous ne connaissons pas, dans lesquels cet ordre est inversé, le soleil se levant à l’ouest et se couchant à l’est. Or il faut bien se dire qu’avec le mouvement du soleil c’est celui de toute chose qui se trouve inversé, comme le montrera la suite du récit. La raison de l'intervention divine inversant le sens de toute chose n'est pas ailleurs que dans l'incapacité du cosmos de se mouvoir toujours de lui-même. Car il y a dans les choses une imperfection essentielle. Leur mouvement s'épuise et elles meurent. Le cœur s’use et son mouvement cesse ; la translation d’une bille cesse du fait du frottement, etc. Le texte précise en effet que si la rotation en sens rétrograde dure des milliers et des milliers d'années, la raison en est dans le fait que l'énormité du cosmos repose de la manière la plus hautement équilibrée sur un pied extrêmement petit. Il y a bien là une conception mécanique dans laquelle simultanément l'auteur reconnaît la nécessité incontournable du frottement et s'efforce pourtant de le réduire au minimum. Dans l'un des deux sens la rotation soumise à l'action du Dieu pourrait se faire indéfiniment, dans l'autre sans pouvoir se faire indéfiniment elle est cependant susceptible de se prolonger très au-delà de ce que peut percevoir une conscience humaine et même très au-delà de ce que peut embrasser l'histoire. Des milliers et des milliers de périodes, la durée de ces révolutions dans un sens puis dans un autre, sont un avertissement donné au lecteur que l'alternance des deux systèmes, la succession d'un sens de rotation à un autre, n'a aucune signification historique, ni même simplement chronologique. La durée indiquée dépasse tellement toute expérience et même toute imagination humaine, qu'il faut nécessairement l'interpréter d'une autre manière. L'interprétation cependant n'a besoin de faire preuve d'aucune originalité, puisque c'est le même genre de durée que les autres mythes platoniciens accordent par exemple au châtiment de l'injustice et à la récompense de la justice. Sachant que le bonheur est dans la justice et le malheur dans l'injustice, on comprend que l'immensité des périodes ne désigne rien d'autre que l'instant. Elle ne désigne rien d'autre, pourvu qu'on sache réintégrer dans l'ordre cosmique, au-delà de la nécessité simplement matérielle, celle qui relève de l'intelligible. Dans une réplique d'une ironie abyssale Socrate estime très vraisemblable cette description des cycles et de leur succession. Mais une remarque de l’Etranger déporte l'attention de son interlocuteur de l'alternative, ou des cycles eux-mêmes, vers ce qui se passe entre les cycles en sens normal et les cycles en sens rétrograde. Lorsque le cosmos passe de la rotation voulue par le dieu à celle qui lui est autonome, il y a là " la cause de toutes sortes de faits étonnants ; o pantôn tôn thaumastôn aition " (270b). Le véritable objet du mythe n'est nullement cosmologique. Les raisons cosmologiques, telles que je viens de tenter de les éclaircir, ne sont inventées que pour justifier ce qui va suivre. Le véritable message du mythe, tel qu'il apparaît lorsque l’Etranger en poursuit le récit, est anthropologique. La condition humaine se trouve bouleversée dans le passage d'un sens de rotation à l'autre et la brutalité de ce passage est destinée à rendre compte d'un phénomène particulier au psychique humain, qui doit être mis en relation avec la nécessaire distinction entre les gouvernements tels qu'ils existent et ce qu'ils devraient être pour répondre à la définition du politique, telle qu'elle a été donnée plus haut. Leçon IV (Politique, 270c-272d)
L’ETRANGER.
Il faut donc penser que c’est alors aussi qu’arrivent les plus grands changements pour nous qui habitons au milieu de ce monde. (trad Dacier+Dorion) Après les considérations cosmologiques qui constituaient la première apparence du mythe, l’Etranger aborde un second niveau de développement et de signification, qui concerne plus précisément les hommes, et leur condition à la fois biologique et politique. Le niveau anthropologique où se déploie maintenant le récit est-il pour autant le plus profond ? Je ne le pense pas, car il s'achève sur une question à laquelle la réponse reste délibérément hypothétique, bien qu’inévitable. Or c'est bien la question la plus importante que les philosophes puissent se poser à la fois pour eux-mêmes et pour tous les hommes, à savoir la question de déterminer quelle est la vie la plus heureuse. Ce deuxième temps du mythe expose en effet, de manière relativement circonstanciée, ce qu'était la vie des hommes sous le règne de Kronos, par opposition à ce qu'elle est sous le règne de Zeus. Avec le changement survenu dans le sens de rotation du cosmos, s'opère du même coup une inversion totale du mouvement propre à la vie, et pas seulement à celle des hommes. A ce moment le propos rejoint la mythologie, dont il s'était fort éloigné dans les explications précédentes, il retrouve des récits traditionnels bien connus à l’époque, en leur conférant toutefois une signification et une portée tout à fait nouvelles. Dans une vie qui est l'image inversée de celle que nous connaissons, les hommes ne finissent pas en terre, mais ils en sortent. Comme cela n'est pas vrai seulement d'eux-mêmes mais de toutes choses, il en dérive d'innombrables conséquences. Et la conséquence qui dérive de toutes les autres, celle qui les résume et qui leur donne toute leur portée, est qu'ils n'ont pas à travailler, parce que tout leur vient sans aucune peine. Ils mènent une vie de loisir. Or le loisir joue relativement à la philosophie un rôle capital, puisqu'il en est la condition. Devant une difficulté qui survient le questionneur demande à son interlocuteur : " n’avons-nous pas le loisir (skholè, d’où dérivent schola, puis école) de recommencer notre examen ? " (Théétète, 154e, idée reprise en 172c et 180b). Il est pour commencer la condition de toute connaissance, et il est par voie de conséquence celle de la philosophie. Mais voici que s'insinue un doute sur le règne de Kronos. Tandis qu'il autorise aux hommes le plus grand loisir, il n'est pourtant pas assuré qu'il fasse leur bonheur, car si cette condition est nécessaire, elle n’est pas encore suffisante : il doit s’y joindre une activité de l’intelligence. Si donc les rotations s'inversent, si le soleil se lève à l'ouest et se couche à l'est, si du même coup la succession des mois s'établit en sens contraire parce que le soleil au lieu de parcourir les constellations dans l'ordre du Bélier au Taureau, de celui-ci aux Gémeaux, puis au Cancer, etc., les parcourt en sens contraire c'est-à-dire du Cancer aux Gémeaux, de ceux-ci au Taureau, puis au Bélier, c'est aussi le sens même de la vie qui s'inverse. Certes, elle a encore deux extrémités, un commencement et une fin, une naissance et une mort, mais son parcours change de sens. En deux mots, elle va maintenant du vieillard décrépit au nourrisson. Les hommes naissent de la terre, et cela est vrai en même temps de tout vivant, animal ou végétal. Autrement dit la terre est la mère et la nourricière de toute chose. Cette expression est, certes, vulgairement employée. Mais tandis qu'elle n'est ordinairement prise que pour une image vague, elle doit dans ce contexte être prise au pied de la lettre. L’Etranger va exposer de manière plus précise les détails de ce tableau. Avant d'y entrer cependant, il énonce d'abord une remarque, dont l'importance est inversement proportionnelle à la petite place qu'elle occupe dans le dialogue. Outre l'ère de rotation en sens direct et l'ère de rotation en sens rétrograde, et entre elles deux, dans quel ordre qu’on les prenne, il y a le bref moment de l'inversion du sens. Je m’autorise une comparaison, afin d’en faire sentir l’intérêt. Sur la passerelle d'un navire le commandant communique ses ordres aux machines par l'intermédiaire d’un appareil, nommé le chadburn. Sur un disque disposé verticalement, de part et d'autre du rayon vertical qui ordonne l'arrêt, sont inscrites les vitesses de la plus faible à la plus grande, d'un côté pour aller en avant, de l'autre pour aller en arrière. Une flèche mobile permet de désigner l’allure choisie. Si le commandant ordonne de passer brutalement d'avant toute à arrière toute, ce qui n'est recommandable qu’afin d’éviter une torpille, l'exécution de son ordre par l'officier mécanicien, qui dispose du même chadburn pour l’informer, ne va pas aller sans produire un choc violent, des secousses brutales et des tremblements convulsifs dans toute la coque du navire. Certaines parties de la machine, de la timonerie ou plus probablement de l'arbre de transmission, pourront s'en trouver irrémédiablement endommagées. Il faut imaginer que même avec une transition plus douce, qui passerait seulement de la marche avant lente à la marche arrière lente, la machine du vivant et en particulier la machine humaine n'en subirait pas moins une forte secousse. Un tel changement devrait nécessairement produire dans les êtres vivants le bouleversement le plus profond et le plus complet. La première conséquence d'un pareil accident serait même très certainement la disparition du plus grand nombre des individus. Parmi les hommes bien peu survivraient. Quelle peut être la visée de cette remarque ? Comme elle vaut tout autant pour le passage du sens direct au sens rétrograde que pour le cas inverse, et qu'il n'y a donc pas lieu de s'arrêter à la nature particulière de la vie qui succède à l'autre, il est permis de penser que seule se trouve visée la possibilité de conserver dans l'une la mémoire de l'autre. Autrement dit, sauf exception, sous le règne de Zeus les hommes sont inconscients d'un règne de Kronos qui lui est antérieur, et réciproquement inconscients sous le règne de Kronos d'un règne de Zeus qui lui est antérieur. Il est vrai que cette remarque ne prend toute sa portée que relativement à nous, qui aurions avantage à savoir, mais qui ne savons pas, que le cours de la vie a d'abord été inverse. Ce n’est pas seulement la constatation que nous manque une information, mais il y a là un modèle explicatif du processus de la connaissance. Toute la signification de cette idée n'apparaîtra que plus loin. Le récit se complaît d'abord à développer l'image d'une vie qui irait à rebours. Le devenir irait dans le sens du rajeunissement et du rafraîchissement de l’individu. La comparaison usuelle des âges de la vie avec les saisons conduirait à affirmer dans ce contexte qu'un homme va de l'hiver à l'automne, de celui-ci à l'été, puis au printemps. S'agit-il d'une variante de la légende universelle et inoxydable de la fontaine de jouvence ? Ce mythe exprime-t-il le désir universel de l'homme âgé de retrouver sa jeunesse, soit afin de mener sa vie autrement et mieux qu'il ne l'a fait, soit afin de conserver sans aucun terme la beauté et la vigueur dont il jouissait dans la force de l'âge ? S'il s'agissait de revenir en arrière pour donner à sa vie un autre cours, cela n’exigerait pas pour autant de remonter de la maturité à l'adolescence et de celle-ci à l'enfance. De même s'il s'agissait de se conserver dans la fleur de son printemps, cela n’exigerait pas du même coup de régresser jusqu'au bouton et de celui-ci jusqu'au germe. Le récit de l’Etranger n'expose pas le désir de l'éternelle jeunesse, ni d'un retour passager vers elle. Il ne le peut pas, car sous le règne de Kronos le temps ne s'arrête pas davantage que sous celui de Zeus. Les rapports que l'un et l'autre entretiennent avec le temps sont tout à fait semblables. Il faut relever que Platon écrit Kronos (Kronos) et non pas Chronos (Khronos) et que la divinité mythologique à laquelle il se rapporte n'est que le père de Zeus, et nullement la personnification du temps. Il est vrai qu'il dévore ses enfants et que ce trait, au demeurant peu sympathique, peut fournir une transition vers l'idée du temps. Mais on remarquera encore que dans ce mythe du Politique le temps reste une idée extrêmement abstraite. Elle est réduite à l’expression de la succession des années et, à une échelle plus petite, de la succession des jours. A l'exception du sens direct ou rétrograde dans lequel il progresse, rien ne distingue le temps de Kronos de celui de Zeus. Dans l'un et l'autre cas il s'écoule du fait d'une fatalité aveugle, qui n'est que subie par les hommes. Si au contraire l'activité, et singulièrement le travail des hommes, devait être productrice du temps, il faudrait alors dire que le temps a bien un étroit rapport avec le règne de Zeus, mais aucun avec celui de Kronos. Il y aurait donc une raison fondamentale pour que Kronos ne soit pas identifiable à Chronos. Comme toujours chez Platon ce ne sont pas les détails qui sont fournis avec le plus de complaisance et d’abondance qui sont les plus importants. En l'occurrence il ne faut pas se laisser obnubiler par ce qui est raconté assez longuement du retour à l'état de nouveau-né, ni même de la naissance à partir du cadavre issu du sein de la terre. Sans doute est-ce bien une conséquence de l'écoulement direct du temps, inverse de l'écoulement rétrograde connu sous le règne de Zeus. Mais cette idée a-t-elle en elle-même une portée philosophique ? On peut à la limite lui reconnaître une portée politique, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit en rapport avec la finalité de ce dialogue. Il s'agit seulement de remarquer qu’elle donne un autre sens au récit fabuleux des autochtones. Le français désigne de ce nom celui qui est issu du sol même où il habite, en opposition à celui qui y est venu par immigration. L'autochtone n'est absolument rien d'autre que l'indigène. Mais les Grecs ne l'entendaient pas seulement de cette manière, puisque dans une intention nationaliste ils remontaient du sens figuré de ce mot à son sens propre, et prétendaient désigner par là des hommes engendrés par la terre elle-même, dans un processus de génération substitutif de celui de la vie. La fable avait la prétention de soutenir la thèse de la légitimité de l'occupation de l'Attique par les Athéniens et l’exclusion de tous les autres, fussent-ils Grecs. Il n'est pas mauvais que dans ce texte elle prenne une autre signification, dénuée de racisme. Cette subversion de la vieille histoire ne peut cependant pas constituer la finalité du mythe. L'idée la plus importante et sur laquelle, bien entendu, Platon passe avec une extrême légèreté, est que sous le règne de Kronos " ce qui advenait à l'âme était semblable à ce qui advenait au corps ; kata te tèn psukhèn kai kata to sôma afomoioumena " (270e). On peut rechercher comment cette précieuse indication est développée ; c'est bien en vain, car elle ne l'est pas. Or soit elle a un sens, soit elle n'en a pas. Comme Platon rapporte les récits mythologiques exactement dans la mesure où ils lui conviennent, qu'il s'en écarte quand il en a besoin, qu'il en abandonne un trait quand il ne lui convient pas, on peut être sûr que l'indication donnée au sujet de l'âme a la plus grande valeur. Si elle n'est pas développée par l’Etranger, c'est parce que l'auteur réserve à son lecteur le soin de le faire. Il n'y a rien de surprenant à cela, puisque cette tâche est tout à fait facile. Un parallèle est établi entre le corps et l'âme, de telle sorte que les mêmes rapports qui sont mentionnés dans le premier cas s'imposent aussi dans le second. Ce qui advient au corps est en quelque manière l'allégorie de ce qui advient à l'âme. On retrouve ici ce qu'on rencontre généralement dans les allégories platoniciennes, à savoir qu'elles sont délibérément lacunaires. Dans la République l'allégorie de la caverne n'est pas entièrement développée, dans Théétète celle de l'accouchement ne l’est pas davantage. Dans le cas présent, mise à part l'identité de l'objet dont l'allégorie est la représentation symbolique, à savoir l’âme, le lecteur reçoit la tâche de tout dire. Elle se réduit d'ailleurs à une seule chose : il doit transposer à l'âme ce qui est dit du corps. Or ce qui a été dit de celui-ci, c'est d’abord qu'au lieu de donner le spectacle d'un vieillissement graduel, il se mit à progresser à l'envers vers un regain de jeunesse et de fraîcheur, et que ce processus régressif se poursuivit jusqu'à l'état du nourrisson. Si le corps du nourrisson est frais et rose, s'il est sans poils et sans rides, c'est là l'image de son âme. Il faut donc comprendre que sous le règne de Kronos les âmes régressent vers l'innocence, qu'elles perdent leurs vices et leurs vertus aussi, qu'elles sont sans connaissance et sans souvenir. Mais elles ont pourtant forcément eu connaissance et souvenir, pour en être ensuite progressivement déchargées. Donc implicitement ce sur quoi l'allégorie met l'accent, c'est sur l'oubli. Les souvenirs sont oubliés et les connaissances sont oubliées. Si l'on s'en tient là, il est vrai qu’on ne fait qu’énoncer une lapalissade quasi tautologique. Mais si l'on remet cette indication dans la perspective de la succession des rotations en sens direct et en sens rétrograde, cela ne veut pas seulement dire que les oublis alternent avec les souvenirs et avec les connaissances, mais que l'oubli explique le souvenir et la connaissance, parce qu'il en est la condition. Car si le mythe n’avait pas pour fonction de nous expliquer quelque chose, il serait sans intérêt. Il est donc l’explication de quelque chose dans le processus de la connaissance et du souvenir. En poursuivant l'analyse, on voit que la théorie qui apparaît discrètement sur ce premier point trouve une confirmation. Car le parallèle allégorique se poursuit nécessairement dans la réplique suivante et il apporte une seconde idée. Dans ce temps-là, dit l’Etranger, les corps ne naissaient pas du rapport de procréation entre les vivants, mais ils sortaient du sein de la terre. Si rien n'indique expressément que cette notation doive être transposée du corps à l'âme, il y a pourtant une insistance particulière de l'auteur à son sujet. D'une part elle est présentée comme la conséquence logique de la précédente, car si l'on a admis la régression du vieillard à l'enfant, il faut évidemment du même coup admettre que les vivants naissent des morts enterrés. D'autre part elle a pour elle la garantie de la tradition " à laquelle beaucoup aujourd'hui refusent injustement d'accorder foi ; oi nun upo pollôn ouk orthôv apistountai " (271b). Le mythe est-il sur ce point plus incroyable que sur le précédent ? Peut-être, mais l'insistance a sans doute un objet plus caché que celui qu'elle désigne ouvertement. L'idée sous-jacente est que la connaissance et le souvenir naissent eux aussi de la mort, en l'occurrence de l'âme morte. Est-elle inintelligible ? On peut la prendre par un autre bout : la connaissance et le souvenir ne naissent pas du rapport de procréation entre les vivants, mais ils sortent du sein de l'âme seule. Si, comme on l'a fait pour la précédente, on rapporte cette idée à l'alternance de l'ère de Kronos avec celle de Zeus, cela veut dire qu'il y a dans la connaissance et le souvenir une part qui ne doit rien à l'éducation, c'est-à-dire à la procréation d'un esprit dans un autre, donc des idées qui ne sont pas reçues, mais autochtones ! Théétète et le Banquet comme la République montrent le rôle nécessaire de l’éducateur pour faire naître des idées dans la tête du jeune homme. " …quand ils ne furent pas ravis par un dieu vers d’autres destinées " (271c). L’allusion ne peut viser que le philosophe. Il serait imprudent d'aller plus loin, mais il devient clair que ce mythe implique une théorie de la connaissance. Ce qui suit lui confère en outre une portée proprement politique, qui peut s'exprimer aisément en quelques phrases. Sous le règne de Kronos ce dieu lui-même et ses subalternes exerçaient directement le gouvernement non seulement sur les hommes mais sur toutes les espèces. Chacune était comblée par son protecteur. Il n'y en avait pas une qui échappât à un gardien, et aucune n'était agressée par l'autre. Les hommes étaient l'une d'entre elles et menaient une vie de cocagne, "une vie spontanée ; automatou peri biou", naturelle (271e). Sans travail, puisque tout sortait spontanément de la terre, ils avaient abondance de biens et de confort. L'organisation du troupeau revenait au dieu, ils n'avaient donc pas besoin de constitution. Ils naissaient de la terre, ils n'avaient donc pas besoin de s'assurer la propriété des femmes et des enfants. Il est remarquable qu'un élément de la cité idéale de la République soit ici rapporté au règne de Kronos. La même raison faisait qu'ils n'avaient " aucun souvenir des choses d'avant ; ouden memnèmenoi tôn prosthen " (272a). Sur ce plan politique ce qui est souligné par là, c'est leur irresponsabilité. Ils sont des animaux grégaires, placés sous la garde d'un berger, lequel assurément fait leur bien, agit dans leur intérêt, mais ne leur laisse rien à délibérer. Or c'est bien là l’image qui correspond à la définition du politique, à laquelle a abouti précédemment le processus de recherche dichotomique. Il est aisé de comprendre que celle-ci ne tenait aucun compte de la réalité empiriquement observable, qui se résume au règne de Zeus. Faut-il regretter le pays de cocagne ? Si le loisir qu'il permet était mis à profit pour pratiquer la philosophie, pour accroître les connaissances et développer l'intelligence, on pourrait dire que ce pays était le plus heureux. Mais les hommes y étaient des moutons ou des bœufs, relativement auxquels ni la notion de philosophie, ni celle de bonheur n'avaient de sens. Le passage de l’idéal du politique à sa réalité, qui est le passage de l’ère de Kronos à celle de Zeus, rend sans doute la tâche du politique infiniment plus complexe. Mais à la question de savoir s’il faut le regretter, la réponse n’est assurément pas celle qu’on aurait été tenté de proposer d’abord. Car c’est seulement dans le contexte du déploiement de leur intelligence que la question de leur bonheur prend un sens. Leçon V (Politique, 272d-274d)
L’ETRANGER. Pour quelle raison nous avons remis cette fable au jour, voilà ce qu’il nous faut dire, afin d’aller ensuite en avant. (trad Dacier+Dorion) On parvient maintenant à la dernière partie du mythe, où l'on en aperçoit plus clairement que précédemment la destination. Tandis que sa première partie, qui était aussi la plus proprement mythique, déployait une apparence cosmologique, comme on déploie un nuage de fumée, et que la seconde développait des conséquences anthropologiques qui lui étaient liées, comme si elles étaient l'effet d'un ordre cosmique qui lui-même en serait cause, le dernier moment du récit en arrive à la leçon en vue de laquelle l’Etranger l'a raconté. Il est plus aisé maintenant de découvrir que la finalité de cette fable était de mettre en perspective la condition humaine et de prendre acte d'une certaine réalité, aussi insatisfaisante ou même déplorable qu'on voudra la dire, mais qui relève d'une nécessité qu'aucun politique ne peut se permettre d'ignorer. " Le monde va à l'envers ", disent les braves gens, voulant signifier par là ou bien que les décisions qui sont prises par les gouvernements non seulement ne sont pas les bonnes, mais sont opposées à celles qu'ils devraient prendre, et que la société par conséquent s'engage dans la mauvaise direction ; ou bien que ceux qui commandent ne sont pas ceux qui devraient le faire, parce qu'ils manquent d'intelligence ou sont corrompus, tandis que ceux qui devraient gouverner sont perdus dans l'anonymat. Cette idée vulgaire, mais non pas fausse, conduit au mépris des politiciens, réaction salutaire ; mais peut aussi mener au mépris de la politique, réaction funeste. Au-delà du constat que le monde va à l'envers, que fait-on ? Il faut sortir de l'impasse de l'abstention. Pour donner à cette idée tout son sens et afin d'ouvrir la réflexion vers une action efficace et bénéfique, Platon a élaboré ce récit fabuleux. Son objectif est de faire éclater l'alternative entre un politique divin, mais inadapté à la condition réelle des hommes, et un politicien cynique, aussi corrompu que réaliste. Il veut montrer à quelle condition il est possible de mener une politique qui à la fois tienne compte de ce que sont les hommes et soit capable de les sortir de l'injustice. On va voir que, s'il y a une raison très intelligible pour laquelle s'opère le passage du cycle rétrograde au cycle direct (273d-e), s'agissant à l'opposé du passage du cycle direct au cycle rétrograde, il se fait sans raison intelligible. Pourquoi le dieu qui gouverne le monde en abandonne-t-il le commandement ? La seule chose qui soit dite à ce sujet est que le temps du changement est venu (272d). Et la seule chose qui puisse en être comprise est que ce n'est pas le dieu qui en décide. Le dieu qui gouverne le monde n'est pas tout-puissant, il est lui-même subordonné à une puissance qui le domine, aux arrêts de laquelle il se rend. C'est une constante dans la philosophie de Platon, comme c'en est une déjà dans la mythologie grecque. Les dieux, y compris Zeus, sont soumis à plus puissant qu'eux. La mythologie place au-dessus de Zeus les puissances infernales, le Styx ou l'Achéron, et les Moires. Sous ces différents aspects se manifeste dans la mythologie le destin. La philosophie platonicienne met à sa place la nécessité (anagkè). Si le pilote lâche le gouvernail, c'est parce qu'il ne se peut pas qu'il le tienne toujours, c'est-à-dire qu'il ne se peut pas que l'intelligence se manifeste dans sa pureté, parce qu'elle est toujours issue de conditions sans lesquelles elle ne se manifesterait pas. Une nécessité s'impose à l'intelligence : il faut dormir ou se reposer d'une manière quelconque et nécessairement se reconstruire au réveil ; il lui faut se nourrir de nourritures très terrestres. Le dieu lâche donc les commandes et toutes les divinités subalternes font de même. Tous les bergers qui gardaient leurs troupeaux, y compris le troupeau humain, les abandonnent. Dans le cycle rétrograde, dont ils ne sortent en réalité jamais, les hommes sont sans berger divin. Ils sont donc contraints de se gouverner eux-mêmes, c'est-à-dire de se soumettre au gouvernement de quelqu'un qui ne vaut pas mieux qu'eux, qui commettra des erreurs et des fautes. Après une transition tout entière de violence, où périssent les vivants, sur laquelle je ne reviens pas, le mouvement rétrograde est lancé et devient progressivement régulier. Le cosmos est alors livré à son propre gouvernement. Cela ne signifie pas pour autant que son gouvernement soit sans règle, car il a reçu " des instructions du dieu qui l'a mis en ordre, qui en est le père, et il s'en souvient ; tèn tou dèmiourgou kai patros apomnèmoneuôn didakhèn " (273b). Le mouvement autonome du cosmos, quand bien même il est privé de l'autorité démiurgique et paternelle, n'est pas pour autant nécessairement anarchique. La constitution qu'il a reçue devrait même pouvoir le préserver de l'anarchie. L'ère rétrograde, dans laquelle nous sommes, est soumise à une loi ; mais le cosmos s'en écarte en raison de sa propre nature. Son mouvement est la résultante de deux lois contradictoires, l'une qui exprime la constitution donnée à lui par le dieu, l'autre qui provient de sa propre nature. Cette résultante est instable, les deux composantes dont elle provient étant en lutte et l'une l'emportant progressivement sur l'autre. La loi divine est dominante au début, tandis que la nature propre du cosmos l'emporte à la fin. Quelle est donc la nature du cosmos ? Elle est double. Elle comporte des éléments divins d'une part, et d'autre part des éléments corporels, ou matériels (sômatoeides). Elle a reçu les premiers de son démiurge et père. Mais celui-ci ne les a pas créés, il les a lui-même reçus. L'idée d'une création ex nihilo, d'ailleurs absurde, ne se rencontre pas davantage dans la pensée de Platon que dans l'ensemble de la littérature grecque. Le démiurge introduit de l'ordre, donne une loi à quelque chose qui préexiste à son intervention. Dire qu'il est père se comprend pourvu qu'on distingue la génération de la création : être père c'est engendrer et non pas créer. Par conséquent le cosmos après son intervention porte à la fois la marque et de celle-ci et de ce qui lui préexistait, une matière informe, inorganisée, du sein de laquelle ne se dégageait aucune unité, c’est à dire le chaos. La matière est-elle nécessairement en soi source du mal et de l'injustice ? Pourquoi faut-il que le cosmos soit par nature empreint de désordre, de confusion ? Cette question mérite d'être examinée de près. Mais la raison pour laquelle on pourra y répondre dans un sens ou dans l'autre n'est pas donnée dans le texte. Afin de la comprendre il faut aller la chercher en dehors de ce dialogue, dans un de ceux dont la rédaction a précédé, à savoir la République. Ce problème étant très lié à celui de la signification de l'alternance des sens de rotation,que j'ai laissé en suspens au début de cette leçon, je le résoudrai en même temps que lui à la fin de celle-ci. Quoi qu'il en soit, il est possible d'admettre qu'à mesure que dure le gouvernement du cosmos par lui-même, le mal et l'injustice se déploient toujours davantage. Dans la période qui suit immédiatement la passation des commandes, que le cosmos reçoit du dieu, la constitution dictée par celui-ci est respectée autant que possible, et de son application découlent pour les hommes et pour les autres vivants les plus grands biens, presque au même degré que sous le gouvernement divin. Lorsqu'au contraire il s'est écoulé beaucoup de temps depuis cette passation de pouvoirs, l'antique dysharmonie reprend le dessus, les bienfaits du gouvernement autonome deviennent de plus en plus rares. Cependant le temps qui s'écoule, si long soit-il, ne constitue pas à lui seul une force capable d'anéantir la constitution divine. Il faut pour produire cet effet l'intervention d'une puissance positive. Cette puissance est l'oubli (lèthè, 273c). Bien sûr on peut penser que les instructions laissées derrière lui par le dieu, au moment où il abandonne le gouvernail, s'effacent de l'esprit du cosmos. Mais ce n'est encore rien dire, car ce n'est pas mettre en évidence une intervention positive, c'est seulement supposer que le temps rien qu'en s'écoulant efface les souvenirs. Cela exigerait que le temps fût quelque chose, et non pas seulement l'abstraction découverte dans la partie anthropologique du mythe. En réalité premièrement l'oubli est le produit de la nature matérielle du cosmos, et deuxièmement malgré les apparences il joue un rôle éminemment positif. A qui examine attentivement le mythe de Phèdre, que j'ai évoqué ci-dessus, et quelques autres textes comme celui de Ménon, il apparaît que l'oubli est une force constructive. Car l'objet du souvenir, ce dont on se souvient, est essentiellement différent de ce qui a été oublié ; il est le produit d'un travail sur ce qui a été antérieurement connu, le produit d'un acte dont la force est l'oubli. Il n'empêche qu'en l'occurrence l'oubli apparaît comme le responsable de la dégradation du gouvernement, de la croissance du désordre et de l'injustice. Ici se trouve la cause pour laquelle le cycle rétrograde va cesser et être remplacé à son tour par le cycle direct. Car le dieu qui mit de l'ordre dans le cosmos, ou plus exactement qui fit du chaos un cosmos, ne peut se résoudre à la perte de son travail. S'il devait persévérer dans la non-intervention, la suite des événements, de plus en plus désordonnés, ne pourrait conduire qu'à la perte du cosmos dans le comble du divers, où ne peut plus être trouvée aucune loi d'unité ou d'identité (anomoiotètos, 273d), c'est-à-dire dans l'absolument inintelligible. Quelle fatigue qu'elle éprouve et quel besoin qu'elle ait du repos, l'intelligence ne peut se résoudre au chaos, parce qu'elle n’y perdrait pas seulement le cosmos, mais se perdrait aussi elle-même. Le dieu reprend donc le gouvernail et, remédiant aux maux qu'il a subis, il écarte le cosmos de la mort. Mais on n'en est pas là, et cette perspective reste hypothétique. Plutôt que de l'envisager il vaut mieux examiner quels sont les problèmes propres au gouvernement du cosmos par lui-même. Dans le cycle direct, celui du gouvernement par le dieu, parce que les vivants naissent de la terre, les rapports qu'ils entretiennent entre eux sont de stricte indépendance. Personne ne doit à qui que ce soit d'autre sa propre existence ni sa propre subsistance. Chacun sort de terre de son côté sans avoir besoin d'un autre, chacun dispose dès le début, et en abondance, de tout ce qui est utile à sa satisfaction. Cela implique que personne n'est l'enfant d'un autre, et que réciproquement personne n'est le parent d'un autre. La succession des générations se passe du rapport de procréation entre un homme et une femme. Parce que les hommes ne font pas d'enfants, ils n'ont pas besoin de posséder les femmes. Il n'y a pas de grossesse, il n'y a pas d'accouchement, il n'y a pas d'allaitement (kuèseôs kai gennèseôs kai trofès, 274a). Les rapports entre les hommes et les femmes sont fort bien compris, leur exclusivité et leur durabilité sont très correctement déterminés par ce texte comme une conséquence du mode de reproduction. Aussi longtemps que la femme doit assurer la gestation, la naissance et la nourriture de son enfant, aussi longtemps que cette condition lui est imposée par la nature, elle doit être la propriété de l'homme. Celui-ci par ce moyen assure à la fois la sécurité de sa femme et la légitimité de sa descendance. Au cas, au contraire, où cette condition serait modifiée par la société, où les enfants naîtraient non vraiment de la terre, mais dans un milieu tel qu'il épargnerait le soin de l'allaitement, voire de la naissance et même de la gestation, le lien de propriété entre l'homme et la femme s'en trouverait distendu. Ça n'est pas trop mal vu ! Quoi qu'il en soit de la possibilité de se soustraire à la loi de la nature, aussi longtemps qu'elle s'impose elle dicte du même coup au gouvernement une tâche spécifique, et pourtant nullement accidentelle, qui l'écarte de la cité idéale du gouvernement divin, où l'intelligence supérieure fait sans difficulté reconnaître sa loi par les autres intelligences qui lui sont subordonnées. Le gouvernement du cosmos par lui-même doit résoudre des problèmes, dont l'origine se trouve dans des relations sociales qui génèrent de puissants sentiments. Ceux-ci perturbent la perception que l'intelligence a des choses et même troublent l'exercice de l'intelligence, voire s’y opposent. Sous le règne de Zeus d'autres difficultés s'imposent encore à la vie des hommes. Car les espèces ne sont plus gardées par leurs bergers tutélaires, elles redeviennent sauvages et agressives. Les hommes eux-mêmes ne sont pas à l'abri des prédateurs les plus puissants, qui leur posent de très aigus problèmes de sécurité. Ils doivent se protéger des loups, des ours, des aigles, des serpents, des requins, etc. Ils vivent dans une angoisse permanente. En outre les animaux et les végétaux cessant de sortir eux-mêmes de la terre, l'abondance n'existe plus. Il faut semer, il faut planter, il faut assurer la sécurité des mises bas, il faut nourrir, il faut traiter, il faut soigner, etc., toutes choses que dans les débuts les hommes ne savent pas faire. Seule l'intervention légendaire d'un certain nombre de bienfaiteurs les tire de leurs difficultés et les aide au décollage économique. Prométhée leur apporte le feu, Héphaïstos et Athéna les initient à l'art du forgeron et à beaucoup d'autres, tandis que la compagne de celui-ci, Perséphone, leur fait connaître tout ce qui est utile à la moisson. Sur la base de ces dons l'humanité peut commencer à se développer. Mais on ne peut pas croire que dans la détresse et la misère, où elle se trouve d'abord et où elle reste longtemps, l'intelligence et la justice puissent se déployer librement. Alors le gouvernement est l'exercice d'une autorité sur des intelligences médiocres par une autre intelligence elle-même médiocre. Autrement dit les hommes réels ne sont pas faits seulement d'une tête, à laquelle il serait facile de faire reconnaître le bien public, ce qui est utile à tous et à chacun. Un problème spécifique se pose donc, qui ne se posait pas dans l’autre cycle. Le berger divin en effet n'avait pas à se soucier de la façon dont la conscience des hommes leur représentait le bien. D'ailleurs réduits à l'état de bétail les hommes n'avaient alors aucune représentation du bien. Ils étaient domestiqués et s'ils ne suivaient pas spontanément la voix du berger, au moins ils ne résistaient pas à celle de ses chiens. Mais dans ce cycle, où ils sont en réalité, les hommes ont aussi cœur et ventre. C'est d'ailleurs ce qu’explique un passage de la République (588b-590a), qui dans une peau dont l'apparence est humaine découvre trois êtres condamnés à cohabiter tant bien que mal : une hydre aux cent têtes, un lion et enfin un homme. Malgré l'insatiabilité de l'hydre, il ne saurait être question de lui refuser toute satisfaction. Il faut savoir distinguer ceux de ses désirs auxquels il est bon d'accéder de ceux dont on lui refusera la satisfaction. Il est légitime aussi que le lion s'exprime et se fasse entendre, et d’ailleurs bien que sa nature soit étrangère à celle de l’homme elle lui est très utile. L'hydre représente le ventre et les innombrables désirs dont il est le siège, tandis que le lion figure le cœur qui est à la fois colère et courage. L’homme qui cohabite avec eux dans la grande enveloppe d’apparence humaine en est la tête intelligente. On a maintenant simultanément la solution des deux problèmes laissés en suspens. La première question, qui était de savoir si la matière est nécessairement source de maux et d'injustices, n'a aucun sens relativement à une matière dont on analyse les éléments ultimes. Qu'on pousse la recherche jusqu'aux atomes ou qu'on la suspende à la répartition de toutes choses entre les quatre éléments, on ne trouvera là aucune cause de désordre et de chaos. Ces notions ne trouvent leur sens que relativement à la matière telle qu'elle est organisée dans l'homme. C'est dans un être vivant, dont le ventre et le cœur sont susceptibles de puissantes émotions, à tel point qu'il y perd la tête, que le désordre et l'injustice prennent leur sens. Or la compréhension de cette rivalité entre deux tendances opposées n’exige nullement de les rapporter à des ères différentes et successives. Ce que le mythe représente avec ses cycles successifs n’est nullement successif, mais cohabite dans le même temps. Ce qui était la seconde question. Cela me conduit enfin à observer que lorsque Platon écrit que les hommes ne font qu'" imiter et accompagner le cosmos entier ; kathaper olos o kosmos ô summimoumenoi kai sunepomenoi " (274d) en subissant l'alternance des cycles directs et des cycles rétrogrades, il procède subrepticement à une plaisante inversion du rapport existant entre les hommes et le cosmos. Si le texte du mythe prétend faire des premiers un reflet du second, c'est parce que le mythe est lui-même un reflet inversé de la réflexion du philosophe. Celui-ci a d'abord pensé que les hommes sont des êtres complexes, irréductibles à leur seule intelligence, impossibles à soumettre à un gouvernement idéal, qui serait celui de l'intelligence par l'intelligence ; et il a ensuite conçu, afin de susciter notre propre réflexion, une image reflétant cette vérité dans un cosmos lui-même imaginaire. Et s'il a le culot de définir rétrogrades la seule rotation céleste qui soit observable et la seule condition humaine qui soit une réalité, ce n'est que pour désigner une cause symbolique de l'irréductibilité de la condition humaine à l'intelligence. Or c'est cette irréductibilité qui fait la difficulté de gouverner les hommes et qui constitue la raison pour laquelle le procédé dichotomique, qui déterminait l’humanité comme un troupeau et le politique comme un berger de ce troupeau, manquait son objet. Leçon VI (Politique, 277a-278e)
SOCRATE LE JEUNE.
Il semble bien, Etranger, que nous avons maintenant complètement exposé le caractère du politique. (trad Dacier+Dorion) Décidément très soucieux d'éduquer son interlocuteur, l’Etranger explique à Socrate, plutôt que l'essence du politique, la méthode philosophique qui doit permettre de déterminer celle-ci. Celle qui a été suivie dans les pages précédentes, à savoir le mythe lui-même en tant que moyen de stimuler une réflexion, se trouve maintenant critiquée pour avoir versé dans un excès d'image conférant au politique un rôle qu'il n'est pas réellement en mesure de tenir. Il faisait de lui un être quasi divin, gouvernant par l'intelligence d'autres êtres eux-mêmes intelligents. Afin de revenir à la réalité, il faut employer une image plus modeste, mais aussi plus précise. Ce procédé est celui de la comparaison, qui élabore un modèle (paradeigma) dont les éléments peuvent être métaphoriquement, et un à un, rapportés à l'objet qui doit être défini. En l'occurrence c'est le tisserand qui va servir d'exemple au politique, et plus précisément la pratique par laquelle il entremêle la trame et la chaîne. Mais dans ce passage l'art du tissage n'est pas même évoqué encore, puisque l’Etranger y a pour but d'expliquer non le politique, mais le procédé du modèle, l'allégorie. Relativement au but que les interlocuteurs du dialogue cherchent à atteindre, ils se livrent ici à une digression. Elle peut être considérée de deux points de vue. D'une part il est sans doute de bonne pédagogie d'éclairer l'élève sur la méthode qu'il doit utiliser dans sa recherche avant de l'y lancer. Mais d'autre part, il convient de le relever, c'est sur un procédé constant dans la philosophie platonicienne qu'est éclairé le jeune Socrate. Le transfert vers un autre objet, où il se retrouve, du rapport qui existe dans un modèle entre ses éléments, autrement dit l'égalité de a/b à c/d est le puissant ressort de la réflexion de Platon dans des œuvres très remarquables où il approfondit la nature de la philosophie. C'est le cas en particulier dans la République avec la fameuse image de la Caverne, et dans Théétète avec celle de l'accouchement. Ce rappel suffit à légitimer la dénomination du procédé du modèle employé ici comme une allégorie. Le tisserand est donc l'allégorie du politique. Le dialogue, tel que le lecteur le trouve dans le Politique comme ailleurs, est la précaution systématique par laquelle celui qui pense soumet sa proposition au contrôle d'un autre penseur. Il ne s'agit pourtant pas de la soumettre à une sorte de plébiscite élémentaire, qui établirait la vérité par la majorité des suffrages. Platon le refuse explicitement et fermement, lorsqu'il montre Socrate résistant du fait de sa seule pensée à l'opinion soutenue par le plus grand nombre (Gorgias, 471e-472c). La pensée d'un seul suffit à contrôler la pensée de l'autre, dès lors qu'elle ne considère que ce qu'elle peut légitimement penser. Chacun pourrait être conduit par le préjugé, par la passion, par l'enthousiasme ou même par l'indifférence à s'accorder une proposition que la pensée de l'autre, parce qu'elle n'est pas conduite par ces mêmes mobiles, lui refusera. C'est ce qui arrive ici. La distinction du roi et du tyran, si séduisante qu'elle puisse être au premier abord, ne sera finalement pas retenue par l’Etranger, qui l'écartera au terme d'une longue discussion (291d-303c). La science du politique est tellement peu commune qu'il serait bien extraordinaire qu'il puisse gouverner avec l'assentiment de tous. Ce n'est donc pas en commun que les deux interlocuteurs prétendent le portrait achevé, il faut l'affiner. Ceux qui font des statues, plus précisément ces sculpteurs qui font dans le marbre ou le bronze un portrait qui doit ressembler aussi fidèlement que possible à son modèle, ne se satisfont pas d'en délimiter correctement les contours, masses ou volumes, mais ils veulent encore leur donner les couleurs qui achèveront la ressemblance. Les statues que l'on voit aujourd'hui taillées ou fondues dans la pureté de leur matériau brut, étaient dans l'Antiquité comme au Moyen-âge recouvertes de couleurs. Dans une page de la République (420c-d) Socrate s'amuse à imaginer un sculpteur qui, pour peindre sa statue, choisirait les couleurs qui lui semblent les plus belles, et parce que le vermillon est la plus éclatante, l'appliquerait aux yeux ! Il éclaire ce fait que pour les anciens Grecs la statue n'était achevée que lorsqu'elle était peinte. Contrairement à ce que croit le jeune homme, le dialogue qui doit faire le portrait du politique en est à ce point où les couleurs ne lui ont pas encore été appliquées. Les contours y sont bien, mais il y manque encore le détail. En d'autres termes la statue du politique telle qu’elle a été élevée par le mythe, tout en étant exacte par la définition qu'elle en proposait d'un chef de la Cité, était inexacte pourtant faute d'avoir déterminé avec précision comment il exerce son commandement. Le récit relatif au changement des temps qui inverse le sens de rotation de l'univers, quoiqu'il fût riche de certains détails en vérité superflus relativement à ce but, manquait de la précision nécessaire pour distinguer le politique de ses rivaux. L'allégorie du tissage va mettre en évidence le critère qui l'en sépare : la fonction d'entrecroisement (306a) des caractères différents et opposés des hommes dans la Cité, car il y a entre les caractères des différences et des oppositions, que prend en compte l'image du sens rétrograde de rotation du cosmos. Cependant dire que l'allégorie doit apporter au portrait du politique les couleurs que ne lui donnait pas le mythe, n'est encore qu'une approximation qui n'autorise pas à comprendre la supériorité de la première sur le second. Car parler de couleurs c'est encore se situer dans le domaine de l'image ; c'est encore négliger ce qui donne à l'allégorie sa précision et son exactitude. Quand bien même le mythe est un récit, quand bien même son expression passe par la parole, il reste néanmoins une image. Le monde, qui tourne alternativement dans un sens puis dans l'autre sous la direction successivement du Dieu puis du politique, relève encore du dessin (grafè, 277c) et plus largement de la manipulation (kheirourgia), ici du modelage, c'est-à-dire d'un mode de représentation qui passe par la main, qui constitue quelque chose comme une maquette, laquelle est donnée à voir, soumise aux yeux. Le destinataire du mythe imagine, comme s'il était sous ses yeux, un modèle matériel de l'univers, dont le centre est la terre, autour de laquelle sur différentes orbes tournent le soleil et les planètes et en dernier lieu la sphère sur laquelle sont fixées les étoiles ; il imagine un doigt divin faisant tourner l'ensemble sur son pivot dans un sens tel que le soleil se lève à l'ouest et se couche à l'est, et un doigt humain qui le fait tourner en sens inverse. Même exprimé par la parole, c'est un modèle à voir. Certes ce modèle est un objet donné à l'entendement afin qu'il y réfléchisse et en donne une interprétation. C'est ce que j'ai tenté de faire dans les leçons précédentes. Mais à un modèle donné à voir l'allégorie substitue un modèle donné à entendre. Elle s'adresse directement à l'entendement, et non à l'imagination. Elle ne passe que par le mot (lexis) et le raisonnement (logos, 277c). Elle constitue donc bien autre chose qu'une image, elle présente à l'entendement bien autre chose que des couleurs. Elle établit en effet des rapports. C'est pourquoi l’Etranger l'oppose au mythe comme l'entendement à l'imagination et comme la veille (upar, 277d) au rêve (onar), et en fait le seul moyen adéquat à l'intelligence des questions les plus importantes (tôn meizonôn). On se méprend donc complètement sur la nature de l'allégorie, si l'on n'y voit qu'une image. Sans doute est-elle aussi une image, mais elle n'est pas que cela. Une allégorie, comme par exemple les innombrables peintures et sculptures représentant le temps dévoilant la vérité, sont bien des images offertes par le sculpteur aux yeux des spectateurs. Celui-ci voit un vieil homme placé derrière une jeune femme lui ôtant le voile qui dissimulait sa nudité. (La sculpture de Bernini à la galerie Borghese de Rome ne montre que la femme). Mais si ce qu'il voit peut effectivement évoquer le dévoilement de la vérité par le temps, c'est parce que chaque élément de l'image non seulement se substitue terme à terme à un élément de l'idée, mais aussi entretient avec les éléments de son propre ensemble le même rapport qui est donné à penser entre les éléments de l'idée. Ainsi non seulement le vieillard se substitue au temps, la jeune femme à la vérité et le voile aux mensonges qui la dissimulent, mais en même temps le rapport qui existe entre le vieillard et le voile est identique à celui qui existe entre le temps et les mensonges, le rapport qui existe entre la jeune femme et le vieillard est identique à celui qui existe entre la vérité et le temps, le rapport qui existe entre le voile et la jeune femme est identique à celui qui existe entre le mensonge et la vérité. Ce n'est donc pas tant l'image prise globalement qui importe à l'entendement que les rapports entre ses éléments constitutifs, parce qu'ils évoquent d'autres rapports. D'une manière générale on peut dire que dans l'allégorie le rapport c/d, visible ou connu, permet d'accéder au rapport a/b, invisible ou inconnu. Dans la philosophie de Platon l'allégorie est toujours présentée en tant que telle, c’est à dire comme moyen d’accéder à une vérité nouvelle. Dans Théétète Socrate ne parle pas de l'art de la sage-femme pour instruire son interlocuteur de l'accouchement des enfants ; il est clair dès la première seconde que son objet est l'enfantement des idées. Dans la République il ne parle pas de la caverne pour évoquer un emprisonnement et une évasion, sinon un emprisonnement et une évasion intellectuels, ce qui est clair dès les premiers mots. Aussi l'allégorie est-elle toujours une invitation à saisir des rapports. Par cette raison elle fait passer de l'imagination à l'entendement, ou encore du rêve à la veille. En cela elle s’oppose au mythe, qui est le plus souvent donné pour un récit qu’il faudrait accepter tel quel, au premier degré, qui est issu d'une tradition digne de foi. Cependant ici Socrate ne comprend pas immédiatement ce que lui explique son interlocuteur. En effet, remarque celui-ci, le chemin que j'ai suivi pour arriver à ce qui se passe en nous dans la science est assez étrange (277d). Il l'est parce que la discussion avait pour objet le politique et la nécessaire distinction entre lui et d'autres qui veulent usurper sa fonction. C'est évidemment par digression que, délaissant la science d'un objet, il est amené à prendre pour objet la science. L'effet de cette digression est encore plus étrange, puisque pour expliquer la nature de l'allégorie, il faut une autre allégorie.
Comme le modèle vise à rendre compte de la chose dont on s'occupe, lorsqu'on s'occupe du modèle il faut évidemment pour l'expliquer un modèle du modèle ! C'est à quoi sert dans ce passage l'image de la syllabe. Elle a pour rôle d'attirer l'attention sur le fait qu'un tout est constitué par des éléments mis à cet effet dans un rapport déterminé les uns avec les autres, tandis qu'on les retrouverait dans d'autres rapports pour former un autre tout. Le modèle ne remplit sa fonction qu'à la condition que les mêmes rapports qui existent en lui se retrouvent dans l'objet dont il doit éclairer la nature. L'image du tisserand ne peut éclairer la nature du politique que parce que en celui-ci comme en celui-là se rencontre un art d'entremêler la trame et la chaîne. Les enfants apprennent à lire petit à petit, ils ne reconnaissent les diverses associations entre les consonnes et les voyelles que les unes après les autres. Ils apprennent par exemple b-a ba en premier lieu, puis on leur fait remplacer la consonne par une autre, puis la voyelle par une autre, et de proche en proche ils épuisent toutes les combinaisons possibles, et enfin ils savent lire. Dans un moment intermédiaire de leur apprentissage ils connaissent quelques associations et ignorent les autres. Il n'est pourtant pas difficile de les leur faire acquérir, si l'on attire leur attention sur le principe de ces associations, qui est un rapport, et qu'on les engage à établir le même rapport dans d'autres associations. De b-a ba ils peuvent passer à t-a ta, puis à t-u tu, et à toutes les autres possibles. Les sons, consonnes et voyelles, sont des éléments (stoikheia, 277e), et les syllabes qui les articulent entre eux sont des ensembles. A un moment donné les enfants connaissent les éléments a, b, t, u, ils connaissent aussi l'ensemble ba ; mais ils ne connaissent pas les ensembles ta ni tu. On les leur montre, on les leur fait décomposer en leurs éléments respectifs, et afin qu'ils les interprètent correctement on leur donne en modèle l'ensemble ba. La voyelle a, présente dans les syllabes ba et ta, y joue le même rôle et le rapport qu'elle entretient dans l'une avec la consonne b est le même que celui qu'elle entretient dans l'autre avec la consonne t. Cette voyelle se retrouve identique à elle-même dans des syllabes différentes, et pourvu qu'elle ait été correctement interprétée dans celle qui va servir de modèle, elle le sera aussi dans l'autre. Cette syllabe devient l'allégorie des autres. Dans ces dernières doivent exister les mêmes rapports qu'en elle, si elles ont un rapport avec elle. Si t-u a un rapport avec b-a, alors se trouve entre t et u le même rapport qu'entre b et a. Et en même temps qu'une syllabe est l'allégorie des autres, il est établi ici que cette histoire d'enfants qui apprennent à lire est l'allégorie de l'allégorie ! On trouve dans Théétète (201e-206b) une autre discussion des rapports entre la syllabe et les sons qui la composent. Le contexte en fait une réfutation de l'atomisme, et lui confère donc une signification différente de celle qui lui est donnée ici. Elle manifeste toutefois l'intérêt universel de l'allégorie. Notre âme est en tout point semblable à celle des enfants qui apprennent la lecture. En toutes choses elle a affaire à des éléments entre lesquels elle doit établir les rapports qui conviennent. C'est-à-dire qu'elle doit porter un jugement vrai sur la nature des choses et qu'elle le peut en reconnaissant dans une chose nouvelle entre ses éléments constitutifs le même rapport qui existe entre les éléments d'une autre chose déjà connue, qui peut lui servir de modèle.
Sur des bases qui sont celles de l'astronomie au ~IVe siècle, on peut dire par exemple que toutes les planètes tournent autour de la terre sur une orbite circulaire. Pourtant certaines d'entre elles n'ont vraisemblablement pas été suivies suffisamment pour que cette loi soit très précisément établie par l'observation. Un astronome de ce temps-là pourrait fort bien n'avoir pas vu lui-même les planètes les plus lointaines boucler leur orbite. La révolution de Jupiter demande presque 12 ans et celle de Saturne en exige plus de 29. Mais sans en avoir fait l'observation cet astronome la pense sur le modèle qui lui est fourni par les révolutions plus aisément inscriptibles dans son expérience de Mercure (88 jours), Vénus (224 jours) et Mars (un an et 321 jours). La révolution d'une planète bien observée devient l'allégorie de la révolution d'une autre. Le rapport entre la durée nécessaire pour parcourir l'arc et celle qui est nécessaire pour parcourir l'orbite entière, par exemple 1/4, est le même pour deux planètes parcourant des orbites circulaires (les choses se compliquent avec des orbites elliptiques). L'astronome s'apercevant que Jupiter décrit en trois ans le même arc que Mercure parcourt en 22 jours, déduit la durée de la révolution de la première de celle de la seconde. Ce raisonnement a un modèle arithmétique, qui est le calcul du quatrième terme proportionnel, les trois autres étant connus. Soit x l'inconnu, si l'on pose correctement le rapport allégorique a/b = c/x, il est très facile de calculer x. Familier des mathématiques Platon met ce raisonnement en œuvre lorsqu'il fait déclarer à Socrate que son travail d'accoucheur des esprits implique comme celui de la sage-femme qu'il soit capable d'accroître ou d'apaiser les douleurs de l'enfantement, de mener à terme la grossesse ou de provoquer l'avortement (cf. Théétète). Il en déploie encore les ressources lorsque détachant et retournant le prisonnier, puis le ramenant parmi ses semblables, et le déclarant ébloui de deux manières différentes, une fois par l'excès de lumière, l'autre par l'excès d'obscurité, il transpose ces deux sortes d'éblouissements sur l'homme qui passe alternativement des questions d'opinion aux problèmes scientifiques et de ceux-ci à celles-là (cf. République). Dans le premier cas il s'agit de déterminer les responsabilités de l'accoucheur des esprits, dans le second il permet de comprendre en un sens très positif l'inaptitude du philosophe au débat politicien. Dans les deux cas partant d'un élément connu et du rapport qui le lie aux autres dans l'ensemble auquel il appartient, il devient possible de déterminer les rapports qu'entretient un élément semblable dans un ensemble nouveau. Faute de conduire convenablement ce raisonnement, l'âme peut méconnaître tout ou partie des rapports qui se rencontrent dans un ensemble donné. Ainsi les Grecs de l'Antiquité se sont avérés incapables d'établir les rapports dans lesquels s'interprètent les phénomènes physiques. Aristote affirme qu’il y a une réalité physique du haut et du bas, que les corps ont leur lieu naturel soit en l'un, feu et air, soit en l'autre, eau et terre, qu'ils retournent vers celui qui leur est propre lorsqu'on cesse d'exercer sur eux une contrainte opposée, et qu'ils le font avec une vitesse proportionnelle à leur poids (du Ciel, IV). Comme toutefois il reste conscient de ne pas comprendre grand-chose à la mécanique dès qu'elle quitte le ciel, il oppose deux mondes, le monde supralunaire dans lequel règne l'ordre, et le monde sublunaire où régnerait le chaos (Métaphysique, L ; du Ciel, I). Beau témoignage de l'errance du jugement relativement à certains ensembles ! Seul Archimède au ~IIIe siècle se montra capable d'établir de premiers rapports dans la mécanique, en particulier avec les théorèmes du levier et de la poussée dans les liquides. La physique des Anciens relève presque entièrement du rêve, seule leur astronomie appartient à la veille. L'acquisition d'une connaissance vraie exige qu'on prenne appui sur un rapport établi entre des éléments appartenant à un certain ensemble, pour le transposer entre des éléments identiques dans un autre ensemble. Platon assigne donc à ce raisonnement une portée illimitée. C'est par lui qu'il va passer de la définition du tissage à celle de la politique. Il doit établir ce qui fait l’essence véritable du tissage et, pour ce faire, il procède comme au début du dialogue par la dichotomie. Il exclut donc du tissage toutes sortes d’opérations qui interviennent également dans la confection du vêtement, qui relèvent d’autres arts qui sont ses auxiliaires, tels que le cardage, le filage, le lavage, le foulage ou le ravaudage. Il reste que l’art du tissage est celui qui assemble en les croisant le fil qui forme la chaîne et celui qui forme la trame (283a). Sur ce modèle l’Etranger va concevoir l’art politique. Le raisonnement allégorique le conduit à distinguer dans la société deux caractères d’hommes, fondés l’un et l’autre sur une vertu, l’un disposant de la sagesse et l’autre du courage. Tandis qu’ils ont spontanément tendance à former des familles homogènes, il faut les amener à s’unir. L’art politique a pour fonction de " ourdir ensemble le caractère tempéré et le caractère énergique (…) et de leur confier en commun le commandement des Cités " (310e). Mais ce n’est encore qu’une image… Leçon VII (Politique, 283a-285c)
L’ETRANGER. Mais pourquoi, au lieu de répondre d’abord que l’art du tisserand est celui d’entrelacer la trame et la chaîne, avons-nous tourné en cercle et fait mille divisions inutiles ? (trad Dacier+Dorion) Au moment où il est enfin parvenu à donner une définition du tissage, l’Etranger s'interrompt dans une sorte de parenthèse pour réfléchir à ce qu'il vient de faire. Quatre pages de l'édition Estienne, 279a-283a, lui ont été nécessaires pour déterminer cette essence en procédant par étapes à toutes les divisions pertinentes. Si celles-ci n'ont pas toujours été proprement dichotomiques, elles ont pourtant été fondées sur le même principe employé au début du dialogue pour définir le politique comme un pasteur de bipèdes sans plumes. Le procédé est le même ; et cependant le but n'est pas le même. La définition du politique, si insatisfaisante qu'elle fût, était celle de l'objet du dialogue, tenu pour inconnu ou méconnu, qu'il fallait parvenir à cerner au terme d'une démarche philosophique. Le tissage, quant à lui, n'est pas l'objet du dialogue ; il est un modèle, une allégorie, au moyen de laquelle il est possible de saisir l'objet du dialogue. Or afin de connaître par le moyen d'un modèle ce qui est d'abord inconnu, il semble qu'on ne puisse trouver de recours que dans celui d'une chose connue et nullement dans celui d'une chose inconnue. Le tissage ne pourrait être l'allégorie de l'art politique que s'il était lui-même connu. Dans le cas contraire l'allégorie ne serait pas éclairante et ne constituerait pas un recours. Il est donc permis de penser que le temps employé par les deux interlocuteurs pour éclaircir le terme allégorique, qui eût dû être éclairant, ou bien a été inutilement perdu, ou bien est le signe que l'allégorie est mauvaise. Mais ça n'est évidemment pas ainsi qu'en juge l’Etranger. Pourtant cette inaptitude à la surprise pourrait bien être tout à fait négative, car le même auteur écrit dans Théétète (155d) : " l'étonnement est bien l'affection d'un philosophe ; mala gar filosofou touto to pathos to thaumazein ". L’Etranger manquerait-il de philosophie ? Mais il ne s'agit pas ici de s'étonner que le même soit à la fois plus grand et plus petit, moitié et double, sans pourtant avoir changé. Il ne s'agit que de constater que la plupart des gens ne s'étonnent pas de ce qui devrait retenir leur attention. Dans ce dialogue le jeune homme accorde effectivement son attention au tissage et le tient donc en quelque façon pour une chose étonnante. Plus exactement il tient la définition de cet objet vulgaire pour une chose digne de la recherche philosophique. Mais celui qui accorde son attention à un objet que la plupart des autres n'estiment pas digne de la leur, a maintes fois remarqué leur désintérêt et ne s'en étonne plus. Il faut donc s'intéresser au tissage, parce qu'il est la référence à laquelle va être rapporté l'art politique. Certes il faut que l'allégorie soit éclairante, mais il faut aussi se mettre d'accord sur ce qui la rend éclairante. De ce point de vue les quatre pages consacrées à sa définition n'étaient pas de trop. Cependant trop ou trop peu, qu'est-ce que ça veut dire ? On blâme l'excès et le défaut, on loue inversement ce qui n'est ni trop ni trop peu ; sait-on cependant à quel critère on les mesure ? De la question vite réglée de savoir si la discussion précédente n'avait pas été trop longue, on passe maintenant par un processus d'abstraction à la discussion du critère relativement auquel on mesure le trop long et le trop court. Car ce n'est évidemment pas la seule recherche concernant le tissage qui pourrait être blâmée pour sa longueur, ce sont plus généralement tous ces longs développements dichotomiques, et même ces longs échanges de questions et de réponses qui font le dialogue platonicien. Ne vaudrait-il pas mieux donner la définition tout de suite ? (283a-b). Cette question peut avoir deux significations : la première concerne la pratique de la philosophie et sa détermination en tant que dialogue ; j'ai été à ce sujet suffisamment explicite dans la première leçon de ce cours. La seconde regarde la nature de l'objet dont on parle, par exemple le tissage. Si relativement à cet objet une recherche est trop longue ou pas assez, il faut en juger sur la complexité de la nature de l’objet et sur la difficulté de la cerner. Il se peut que la définition de certains objets puisse être trouvée après un petit nombre de distinctions, tandis que celle du tissage en exige une quantité conséquente. Si par exemple on devait définir le chaud et le froid, le sec et l'humide, puisqu'on a affaire ici à des catégories élémentaires de la pensée grecque primitive, il est assuré qu'on aurait tôt fait. On découvrirait d'ailleurs que leurs définitions sont relatives dans chaque paire l'une à l'autre. Mais s'agissant du tissage il a été nécessaire de passer par un certain nombre d'intermédiaires et cela a demandé du temps. Quel sens y a-t-il à déclarer ce temps excessif ou insuffisant ? Si l'on prend comme étalon le temps utile à la définition du sec, à savoir ce qui ne comporte aucune humidité, assurément les pages 279a-283a sont trop longues ; mais inversement si l'on se rapporte à la discussion qui était nécessaire pour définir le sophiste dans le dialogue précédent, ces mêmes pages seraient trop brèves. En fait dans le premier cas comme dans l'autre c'est arbitrairement qu'on en décide. Autant vaudrait s'en remettre à la patience ou l'impatience de l'auditeur ; ça n'a pas de sens. Le seul critère qui puisse donner du sens à la mesure de l'excès et du défaut est celui qui en fait un jugement non plus relatif mais absolu. La manière dont l’Etranger a posé la question (283d-e) a induit le jeune homme en erreur. Car évidemment s'il y a un grand, c'est par rapport à un petit, de la même manière que s'il y a un sec, c'est par rapport à un humide. Dès lors que l'on fait abstraction de la chose qui peut être qualifiée de grande ou de petite, ces qualificatifs n'ont plus de sens que l'un relativement à l'autre. Mais si cette chose est grande ou petite, sèche ou humide, s'il y a en elle du trop ou du pas assez, ce n'est plus relativement à une autre qu'il faut le dire, mais relativement à elle-même, c'est-à-dire à sa nature, ou son essence (ousia, 283d). L’Etranger alors a beau jeu de réintroduire la considération de l'essence de la chose, soit dans sa réalité propre, soit dans le propos qu'on tient sur elle. Donc relativement au tissage il n'y a de discours trop long que celui qui s'étend au-delà des indications nécessaires et suffisantes pour le définir ; il n'y a de discours trop bref que celui qui reste en deçà. Et en premier lieu le tissage n'est ce qu'il doit être que si l'on trouve en lui tout ce qui est nécessaire à son essence et rien que ce qui est nécessaire à son essence. S'il se tient dans ce point exact, en tant que tissage il est bon ; si on le rencontre au-delà ou en deçà il est mauvais (kakoi kai agathoi, 283e). Si la recherche menée sur le tissage a procédé aux distinctions nécessaires et suffisantes pour le définir, elle n'a été ni trop longue ni trop brève, elle a été absolument ce qu'elle devait être. Evidemment pour en juger ainsi il faut accorder son intérêt à l'essence des choses. Ce n'est assurément pas le cas si l'on affirme que " l'homme est la mesure de toute chose ", comme le fait Protagoras (cf. Théétète, 152a). Ce que veut dire par là le sophiste, c'est que toute chose n'est que ce que son apparence la fait paraître, grande à l'un, petite à l'autre, mais en soi ni grande ni petite, ni rien du tout. Il nie qu'il y ait une essence des choses. Si maintenant l’Etranger déclare reconnaître qu'il y a deux modes d'existence du grand et du petit, et qu'il y a deux juges (krisis, 283e) du grand et du petit, d'une part leur relation mutuelle et d'autre part leur relation au nécessaire et suffisant (metrion), ce n'est pas pour les mettre sur un pied d'égalité. Son but est au contraire d'établir qu'il y a derrière les jugements subjectifs, qui ne sont que relatifs, une autre sorte de jugements, fondée sur le critère de l'essence de la chose, qui à ce titre sont objectifs et disposent d'une valeur absolue. Dans le contexte de ce dialogue l’Etranger ne mène pas la bataille contre le relativisme, le subjectivisme et le scepticisme. Platon tient sans doute pour acquise la discussion qui a eu lieu sur ce sujet entre Socrate et Théétète, et ceux-ci, qui assistent à la discussion du Politique, ne peuvent pas l'avoir oubliée. C'est pourquoi il n'y revient pas, et plutôt que de traiter le problème sur le fond, de la seule manière qui soit véritablement philosophique, il préfère s'en rapporter au critère de la pratique (peri tas praxeis, 284c), c'est-à-dire aux métiers (tekhnas, 284a). Il y a en effet tout un passage (284a-285a) qui se trouve consacré à l'examen de la répercussion qu'aurait sur l'exercice des métiers le renoncement au critère du nécessaire et suffisant. Il ne s'agit plus ici de la définition qu'on peut donner du tissage et des autres arts, mais de la définition qu'eux-mêmes donnent de leurs produits. Le tissage produit des tissus qui répondent eux-mêmes à des usages différents. Un vêtement, une tenture ou un tapis, bien que tissés tous les trois, ne sauraient avoir les mêmes qualités de finesse, de souplesse, de résistance, etc. Le tissu d'ameublement n'est pas destiné au vêtement, et inversement. L'homme de métier ou l'artiste, en l'occurrence le tisserand, destine le produit de son travail à un usage déterminé en fonction duquel il conçoit ses propriétés. Un tissu peut-être trop lourd pour le vêtement, tandis qu'il convient parfaitement à une destination murale. Relativement à celle-ci le trop (pleon) et le pas assez (elatton) ne sont nullement des fictions de philosophe. Le tisserand doit répondre à la demande, car si le produit de son activité n'y répond pas, il ne le vendra pas. Il ne deviendra même jamais une marchandise, et restera comme un rebut dont personne ne peut rien faire. En le tissant il aura perdu son temps et son argent, puisqu'il aura gaspillé à la fois de la matière première et du temps de travail. Les métiers distinguent donc l'excès et le défaut sur le critère du nécessaire et suffisant. Un métier irait à sa perte s'il ignorait ce fondement de l'excès et du défaut. Et réciproquement on ne pourrait plus rien dire de ce métier. Il serait vain de prétendre définir le tissage, si le tisserand ne s'astreignait lui-même à respecter aucune règle. De la même manière il serait vain de prétendre définir l'art politique, si le politique ne s'astreignait lui-même à aucune règle. La légitimité de la recherche conduite dans ce dialogue suppose donc que le critère de l'excès et du défaut soit fondé dans l'essence des choses. Au milieu de ce passage l’Etranger fait allusion à la discussion du Sophiste, pour imaginer une enquête qui lui serait assez semblable (trois répliques de l’Etranger, 284b-d, avant de revenir à son objet, "pros ta nun"). Dans le dialogue auquel il est fait allusion, et qui est censé et s'être déroulé juste avant celui-ci, une grave difficulté avait surgi dans l'examen du sophiste. Celui-ci avait été défini comme un faussaire, et cette définition en effet était destinée à subsister. Cependant il apparaissait que le sophiste était tout à fait capable de polémiquer sur ce point et de ridiculiser la définition qui le stigmatise. Le faussaire est celui qui fait être le non-être. Or c'était justement la prémisse du dialogue et de la chasse au sophiste que de tenir fermement que seul l'être est, tandis que le non-être n'est pas, ni ne peut être en aucune façon. La définition proposée exigeait donc de renoncer à cette prémisse et de montrer que le non-être est. Cette démonstration avait engendré un immense détour. Dans la présente discussion, si l'on voulait régler sur le fond la question du critère objectif, il faudrait non seulement reprendre ce que Socrate expliquait à Théétète, à savoir que le scepticisme se condamne lui-même, mais aussi établir comment un discours peut à la fois déterminer l'être objectif et garantir qu'il détermine l'être objectif. S'il est relativement simple de montrer dans quel piège l'affirmation du scepticisme tombe d'elle-même, il est infiniment plus difficile de montrer positivement ce qui fonde l'exactitude d'un discours, et ce qu'est l'exactitude en soi (auto takribes, 284d). Cet examen exigerait davantage de temps que celui du Sophiste, puisqu'il impliquerait non seulement d'établir qu'il y a une réalité objective, mais aussi comment le discours peut en rendre compte. A chaque jour suffit sa peine ! On discutera un autre jour de l'exactitude. On se dispense donc aujourd'hui de la preuve a priori et l'on se contente de la preuve a posteriori pour établir que le trop et le pas assez se comprennent en rapport avec le nécessaire et suffisant. Un métier ou un art, tel que celui du tisserand, n'a de sens que si le critère du nécessaire et suffisant existe, comme je l'ai montré ci-dessus. Or les arts existent. Donc ce critère existe. Ce critère est en effet la condition sans laquelle la pratique d'un métier est impossible. Puisque le métier existe, ce qui en constitue la condition sine qua non doit exister aussi. Je n'examine pas ici quelle peut être la valeur d'une preuve a posteriori. Platon sait aussi bien que n'importe quel autre philosophe combien elle est dangereuse. Ce n'est pas parce qu'il lui fait confiance qu'il s'en remet ici à elle, mais parce que relativement à la question du politique celle de l'exactitude est trop marginale pour qu'il s'autorise à lui accorder de longs développements. On peut donc tenir pour établi que la science de la mesure (metrètikè) ne demande pas seulement d'être capable d'opposer un contraire à son contraire, comme le petit au grand, le sec à l'humide, etc. mais qu'elle appelle aussi par ailleurs l'aptitude à distinguer ce qui est nécessaire et suffisant (metrion). L’Etranger semble admettre dans cette science deux parties, comme si réellement il en existait une où il était possible de se contenter de l'opposition mutuelle des contraires. Ainsi à côté de l'art du tisserand, dans lequel la science de la mesure aurait à déterminer par exemple pour une tapisserie une largeur exacte, une hauteur exacte, une épaisseur exacte, donc un nombre exact d'unités de mesure pour chacune de ses dimensions, il existerait une autre sorte d'art où en longueur, largeur et profondeur il n'y aurait de grand que ce qui n'est pas petit et réciproquement. Quels sont les métiers ou les pratiques dans lesquels il n'y a rien qui soit déterminé par le critère du nécessaire et suffisant ? Ça ne peut pas davantage être l'art du politique que celui du tisserand. Une indication donnée plus haut et que j'ai jusqu'à présent négligée, mais qui revient à la fin de ce passage sur le critère du nécessaire et suffisant, fournit la réponse à cette question. La science de la mesure s'applique à ce qui devient, déclare sa seconde énonciation, tandis que la première l'oppose nettement au domaine dans lequel le grand et le petit n'ont de sens que relatif. La mesure est " kata tèn tès geneseôs anagkaian ousian " (283d) et " peri pant esti ta gignomena " (285a). Ce n'est donc pas dans les idées que s'applique la mesure, mais dans ce qui naît et qui meurt, à quoi le devenir impose une essence nécessaire. Le juste s'oppose à l'injuste, et entre les deux il n'y a évidemment aucune juste mesure, puisque c'est le juste qui est juste, et que l'injuste ne l'est aucunement. Le tempérant s'oppose à l'intempérant, le courageux au lâche, etc. et à chaque fois entre les deux termes opposés l'un représente une valeur et l'autre sa négation. Si cette question devait être examinée plus à fond, il faudrait peut-être dire que de ces deux termes l'un correspond à une réalité et se comprend sans l'autre, tandis que l'autre n'a de signification que relative à son contraire, en tant qu'il est son manque. Mais il suffit à présent d'opposer ce domaine tout entier, qui est celui des idées, au domaine des choses, dans lequel seul se pratique la mesure. Assurément le tissage en fait partie. Ses adversaires sophistes reprochaient à Socrate de parler toujours de ce genre de choses. Assurément il ne les méprise pas. Or l'art politique en fait partie aussi. C'est même parce que c'est la pratique exercée sur des hommes qui naissent et qui deviennent par un homme qui lui-même naît et devient, que la définition initiale, qui en faisait l'art d'un gardien de bipèdes sans plumes, ne pouvait pas être retenue. La politique ne se pratique pas dans le monde des idées, mais avec des êtres faits de chair et de sang ou, comme dit avec plus de précision la République, des enveloppes d’apparence humaine où cohabitent une tête un cœur et un ventre. La parenthèse (284a-285a) qui visait à légitimer le critère du nécessaire et suffisant étant maintenant close, l’Etranger revient à son propos initial concernant le temps qu'il a employé à définir le tissage comme une opération d'entrelacement de la chaîne et de la trame. Mesuré au critère du nécessaire et suffisant, ce temps n'a été ni en défaut ni en excès. Mais la plupart des gens n'en jugent pas ainsi, parce que ce n'est évidemment pas à ce critère qu'ils le rapportent. Ils confondent les deux sortes de mesures et ne jugent de la longueur d'un propos que de manière relative en le comparant à un autre propos plus bref. Il est à prévoir que pour eux un propos philosophique est toujours trop long. La raison de leur impatience est dans leur manque de pratique de la dichotomie. Ils ne savent pas distinguer entre les choses les différentes espèces selon l'idée (kat eidè, 285a). Il leur arrive tantôt d'identifier et de juger semblables des choses différentes, tantôt au contraire de se fonder sur des différences superficielles et de ne pas voir ce qu'il y a de commun entre les choses. J'ai déjà mentionné et commenté dans la deuxième leçon la recherche chère à Platon des critères pertinents de classification. On l'a vu substituer la division en animaux domestiques ou sauvages à la division en animaux grégaires ou solitaires (264a). Afin de bien faire entendre ce qu'il veut dire je veux aller au-delà de son savoir et de celui de son époque, en prenant un seul exemple, qui montrera à la fois comment on opère des distinctions qui n'ont pas lieu d'être et comment on ignore celles qui sont pertinentes. Aussi longtemps que la classification zoologique tient pour un bon critère de division le mode de locomotion des animaux, ou le milieu dans lequel ils se meuvent, elle sépare la baleine qui nage dans l'eau, la chauve-souris qui vole dans l'air et l'homme qui marche sur la terre. Par là elle associe la baleine aux poissons et la chauve-souris aux oiseaux, avec lesquels pourtant ils n'ont rien à voir. Car malgré leur mode de locomotion, la baleine n'est pas un poisson, ni la chauve-souris un oiseau. Elle ignore le critère pertinent, celui qui oppose les vivipares mammifères aux ovipares. Tant les poissons que les oiseaux sont des ovipares, tandis que la baleine et la chauve-souris sont l'une et l'autre vivipares et mammifères. Elles le sont tout comme l'homme, auquel elle n'a donc pas lieu de les opposer tant qu'elle ne les a pas d'abord opposés tous les trois ensemble aux ovipares. Elle dissocie donc sur la base d'un critère non pertinent des choses qui sont semblables. Bien que anachronique, cet exemple montre clairement ce que veut dire l’Etranger. Dans la communauté des animaux qui nagent il y a de grandes dissemblances, de même dans la communauté de ceux qui volent, et aussi dans la communauté de ceux qui marchent. Seule une analyse dichotomique permet de les apercevoir. Réciproquement au-delà des dissemblances entre tel animal qui nage, tel qui vole et tel qui marche, il peut y avoir une grande similitude. Seule une analyse dichotomique permet de la découvrir. L'excès ou le défaut de longueur d'une analyse ne se mesure donc à rien d'autre qu'à cette exigence exprimée par Platon en de multiples occasions, de parvenir à des distinctions pertinentes. Leçon VIII (Politique, 291d-293a)
L’ETRANGER.
La monarchie n’est-elle pas l’un des pouvoirs politiques ? (trad Dacier+Dorion) Quelques instants avant cette page, après de successives digressions, les deux interlocuteurs étaient revenus à l'art politique, à l'art royal (287b). Ils l'ont distingué de toutes les autres activités nécessaires à la vie de la société, qu'ils ont déterminées comme ses auxiliaires. Dans une revue très rapide ont été distinguées celles que les économistes nomment primaires (288d), secondaires (287d) et tertiaires (289e). Ce n'est évidemment ni dans l'activité d'extraction, ni dans celle de transformation, ni même dans celle de service qu'on peut espérer rencontrer l'art royal. De la dernière catégorie cependant relève un concurrent très sérieux du politique ou du roi, à savoir le prêtre. C'est afin de l'écarter qu'il est maintenant nécessaire de faire ressurgir l'idée qui a fait l'objet initial de ce dialogue, à savoir que l'art politique est une science, et même une science très théorique (258b-259d). On l'a un peu oublié, parce qu'il a fallu reconnaître aussitôt que c'était une science directive aussi, et que de cette seconde idée a découlé la suite de la discussion vers la définition d’un pasteur de bipèdes sans plumes. Mais à présent pour assurer la prééminence du chef politique, tant sur le prêtre qui ne dispose d'aucune science, que sur le militaire, le juge et le rhéteur (303e), discrètement désignés plus haut (291a) comme les lions, les centaures et les satyres ! dont la science doit rester subordonnée, il faut rendre éclatante la supériorité de la science politique. Parlant de l'Egypte (290d-e) l’Etranger ne livre cependant pas à son interlocuteur une curiosité tératologique, mais un indice permettant de comprendre quelque chose qui appartient aux institutions athéniennes. Elles distinguent en effet dans le rang le plus élevé des magistratures un archonte-roi, qui n'est pas seulement l'archonte devant qui se plaident les procès criminels comme celui qui est intenté à Socrate (cf. Euthyphron, 2a), mais qui est aussi roi, en ce sens exact où il préside aux sacrifices et aux fêtes. Il y a là une sorte de compromis, par lequel la fonction prophétique n'est pas supprimée, mais subordonnée. Un peu plus tard à Rome César, qui exerce indiscutablement le pouvoir politique et le pouvoir militaire, ne les tient manifestement pas pour suffisants, puisqu'il ne dédaigne pas d'être en outre grand pontife. L'indépendance du pouvoir politique à l'égard des prêtres constitue un enjeu permanent dans l'histoire. La société française au début du XXIe siècle a encore beaucoup de mal à assurer la prééminence de la loi civile sur des traditions archaïques abusivement tenues pour la volonté divine. Il y va en particulier du rôle des femmes et de leur égalité avec les hommes. C'est d'ailleurs une affaire sur laquelle Platon avait également quelque avance (cf. République, 451c-457c). Il est donc tout à fait pertinent d'écarter l'idée que la Cité se gouverne sous une inspiration divine, et de revenir à la définition initiale de l'art politique en tant que science (epistèmè). On se souvient peut-être que dans une phase précédente de la discussion les deux interlocuteurs avaient divisé l'art du commandement en deux catégories, l'une dont la volonté est imposée de force et l'autre de gré (276d-e), l'une tyrannique et l'autre proprement royale. Cette distinction avait amené Socrate à estimer prématurément la recherche achevée. Tout en laissant entendre qu'il n'en était rien, l’Etranger avait orienté le dialogue sur la définition de l'allégorie (cf. leçon VI). Reprenant à présent le fil de sa démonstration, il va montrer que cette distinction n'était pas pertinente. Il peut d'ailleurs paraître assez scandaleux de ne pas opposer à l'obéissance obtenue par la contrainte celle qui est librement consentie ; cependant il faut reconnaître que la priorité accordée à cette distinction n'est que l'effet de l'oubli du principe, selon lequel l'art politique est une science. Il n'est en outre que trop facile de rappeler que c'est de leur plein gré que les peuples ont été conduits aux catastrophes les plus terribles de l'histoire, et que c'est aussi faute de pouvoir employer la contrainte que les plus sages législateurs ont dû quelquefois renoncer à leur mission. A Syracuse le tyran Denys, qui n'est d'ailleurs tyran que parce qu'il a été choisi par le peuple afin de jouer ce rôle, peut utiliser la contrainte aussi bien afin d'établir une législation juste que pour faire régner l'injustice. C'est pourquoi Platon, qui peut bénéficier auprès de lui de l'entremise de son ami Dion, se rend dans cette cité sicilienne avec l'espoir de la faire pencher du côté de la justice. Le tyran n'ayant en réalité aucun goût pour la philosophie, l'entreprise se termine très mal (cf. Lettre VII). Si l'on en juge par l'enthousiasme qu'avait exprimé plus haut Socrate en faveur de l'opposition entre celui qui gouverne par la contrainte et celui qui le fait avec l'assentiment de ses concitoyens, la position nouvelle qu'adopte maintenant l’Etranger est bien de nature à susciter la réprobation et même la condamnation la plus vive de la part d'un peuple qui avait eu à souffrir en ~404 de la tyrannie des Trente, imposée par ses vainqueurs spartiates, et qui y avait mis fin après huit mois grâce à une vigoureuse révolution démocratique. Mais s'il est juste de haïr ce que la tyrannie peut avoir d'odieux, faut-il pour autant aimer aveuglément la démocratie et fermer les yeux sur ce qu'elle a de détestable ? Les Français du XXIe siècle, et tous les autres peuples qui s'auto définissent comme " les grandes nations démocratiques ", manifestent la même difficulté que les Athéniens du IVe siècle à entendre le sens de la politique platonicienne. Ceux qui se gargarisent de leur adhésion à " nos démocraties d'aujourd'hui ", font de la démocratie le nec plus ultra de la constitution politique. Ils estiment que la monarchie et l'aristocratie sont en soi des constitutions mauvaises et que la démocratie représente sur elles un progrès aussi décisif que définitif. Selon eux le gouvernement de tous serait la plus belle des choses politiques. Ces quelques pages (291d-293e) ne développent pas l'analyse des diverses constitutions, elles ne montrent pas comment chacune peut s'imposer historiquement, comment elle peut constituer un remède à la dégénérescence intolérable d'une autre, ni comment elle dégénère elle-même pour finir dans un ensemble de rapports complètement injustes. Ce travail est fait ailleurs (cf. République, 544c-576b). Je ne le reprends pas, mais je saisis cette occasion pour rappeler que ses résultats étaient bien connus dans l'Antiquité, comme le montre l'œuvre de Polybe (202-120) largement diffusée dans le monde romain. Le livre VI, (§§ 3-18 précisément) de ses Histoires contient deux propositions qui dérivent directement de la République. Primo il y a trois sortes fondamentales de gouvernement : la royauté, l'aristocratie, la démocratie (VI, 3). Secundo chacune de celle-ci dégénérant d'une forme bonne à une forme mauvaise, l'histoire tout entière n'est que le passage de l'une à l'autre des six formes de gouvernement (VI, 5-9). Polybe y ajoute le retour au point de départ (VI, 9) et fait de ce cycle une mécanique implacable. Il est utile de s'arrêter sur l'étymologie des noms donnés à ces gouvernements. Les noms de la monarchie et de l'oligarchie renvoient au substantif grec "arkhè", qui désigne le commandement, le pouvoir ou l'autorité, tandis que les noms de l'aristocratie et de la démocratie renvoient au verbe grec "kratein", qui signifie être le maître. Dans un cas comme dans l'autre le nom désigne donc un rapport matériel entre ceux qui remplissent une fonction de gouvernement et les autres qui leur obéissent. Il s'agit ici du gouvernement et de rien d'autre. Si l'on veut comprendre ce que l’Etranger explique à Socrate, et d'une manière générale si l'on veut comprendre ce que les philosophes disent de la politique, il ne faut pas confondre la question du gouvernement avec celle de la souveraineté. Par exemple aux chapitres 4, 5 et 6 du Livre III du Contrat social Rousseau parle du gouvernement successivement démocratique, aristocratique et monarchique. Il ne faut voir aucune contradiction dans la préférence qu'il exprime pour le gouvernement aristocratique après avoir vigoureusement établi aux chapitres 5 et 6 du Livre Ier qu'il n'y a de souveraineté que populaire. Inversement dans ce passage du Politique ce n'est pas du gouvernement qu'il est question, mais de la souveraineté. La suite va montrer que le gouvernement peut être bon, qu'il soit monarchique, aristocratique, voire même démocratique, parce que la première question politique est ailleurs. Ce n'est pas celle du gouvernement, mais celle de la souveraineté. A ce sujet il faudra examiner ci-dessous dans quelle mesure l'analyse de Platon est autre que celles de Spinoza ou Rousseau. A ces cinq ou six formes de gouvernement qui ne peuvent être satisfaisantes ni l'une ni l'autre faut-il opposer une septième ? Les critères sur lesquels une forme de gouvernement peut être distinguée d'une autre ne permettent pas d'en dégager une qui soit meilleure. Ce n'est pas faute d'avoir recherché la bonne constitution assez loin dans le passé, ni assez loin au-delà des mers, qu'on est incapable d'en distinguer une qui serait vraiment bonne. La raison de l'échec de la recherche se trouve à l'origine de celle-ci, à son principe, et non dans le champ auquel elle a été appliquée. La recherche est conduite sur la forme du gouvernement, c'est-à-dire sur le rapport matériel existant entre ceux qui remplissent la fonction de gouvernement et ceux qui leur sont soumis. On examine les critères sur lesquels peut varier ce rapport au lieu d'examiner ce qui le fonde. Au lieu de se demander quel est le fondement de la souveraineté, on ignore cette question, ou on la tient pour résolue, et on passe à la suivante. Donc au lieu de se demander sur quoi repose la souveraineté, question philosophique, on se demande si ceux qui gouvernent doivent être un, quelques-uns ou beaucoup, s'ils doivent être riches ou pauvres, si leurs ordres doivent être exécutés de gré ou de force, et enfin s'il y a ou non une loi supérieure à leurs délibérations. Toutes ces questions sont simplement techniques, encore que la dernière puisse être la vraie question philosophique, dès lors qu'on la pose correctement, comme l’Etranger va se charger de le faire. J'examine successivement les différents critères qui sont ici distingués. Celui du nombre de ceux qui gouvernent est proposé le premier. Le gouvernement peut être celui d'un seul homme, celui du petit nombre, ou celui du grand nombre. S'il faut s'en tenir à la question du nombre, sans aucune interférence d'un autre critère quelconque, le gouvernement d'un seul homme peut étonner, mais celui de la minorité est forcément scandaleux, car dès lors qu'on compte les voix, personne ne peut admettre que la majorité doive se soumettre. Si l'on croit au contraire qu'elle le doit, c'est parce qu'on fait intervenir un autre critère, à savoir celui de la raison. Et si l'on admet qu'elle puisse être " naturellement égale en tous les hommes ", on ne croit pas pour autant que tous la conduisent également bien (Descartes, Discours de la méthode, première partie, A-T, VI, p. 2 ; Pléiade p. 126). On peut alors conclure que " la pluralité des voix n'est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu'il est bien plus vraisemblable qu'un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple " (ibid., deuxième partie, A-T, VI, p. 16 ; Pléiade p. 136). Mais si au contraire on s'abstient de toute référence aux difficultés rencontrées dans la recherche de la vérité, alors derrière les raisons alléguées par les uns et par les autres il n'y a jamais que des intérêts, dont aucun, fût-ce celui d'un seul, ni ne s'assimile à celui de tous ni n'est plus respectable que les autres. Le deuxième critère examiné est celui de la richesse et de la pauvreté relatives des gouvernants et des gouvernés. Faut-il que les riches gouvernent les pauvres, ou au contraire que les pauvres gouvernent les riches ? La question ne peut paraître stupide que dans la mesure où elle est coupée de toute référence à un autre critère. Or on sait bien que dans de nombreux pays et dans de nombreuses époques un cens a été institué afin de distinguer dans la Cité plusieurs classes d'hommes auxquels étaient reconnus des statuts différents. Il s'agissait en particulier du droit de participer aux délibérations sur les questions d'intérêt public. Par exemple à Athènes la constitution de Solon au début du ~VIe siècle distingue sur la base de leur récolte annuelle de blé quatre classes d'hommes libres, dont les droits et devoirs ne sont pas identiques. Les plus pauvres n'accèdent à aucune magistrature, et la magistrature la plus élevée, celle d'archonte, est réservée aux plus riches. Ce système censitaire a fait une belle carrière jusqu'au XIXe siècle, où à ceux qui se plaignaient d'être écartés par le cens d'un suffrage qui n'était pas universel, le ministre Guizot dans les années 1840 répliquait non sans quelque cynisme : " enrichissez-vous ! " On a donc depuis longtemps supposé qu'à la richesse étaient liés un intérêt et une clairvoyance politiques. Le nier conduit inversement à préférer la démocratie à l'aristocratie. Le troisième critère est celui des voies de l'obéissance : obéit-on de gré ou de force ? Il n'est pertinent que pour opposer la monarchie et la tyrannie, je l'ai indiqué suffisamment ci-dessus et je n'y reviens pas. Lorsque le grand nombre, c'est-à-dire la majorité, exerce le pouvoir, on se moque de savoir si elle le fait avec ou sans le consentement du petit nombre, c'est-à-dire de la minorité, car seul le rapport quantitatif peut alors fonder l'exercice du pouvoir. La règle du jeu politique implique la soumission du petit nombre au grand nombre, si faible que soit le nombre des voix qui les séparent. Sans doute la minorité conserve-t-elle ses idées et ses projets, mais le seul moyen dont elle dispose pour les faire triompher est de devenir la majorité. Inversement dans le cas où la constitution impose la loi de la minorité, il n'y a aucun sens à rechercher si cela se fait avec ou sans l'assentiment de tous, puisque le nombre n'a aucune valeur. Si une distinction s'impose entre deux gouvernements du petit nombre, c'est celle qui oppose le gouvernement des meilleurs ou plus qualifiés, qui est proprement l’aristocratie, à celui des plus friqués, ploutocratie, ou à celui des plus attachés aux règles de l'honneur, timocratie. La véritable aristocratie peine à prouver qu'elle est autre chose que le syndicat des grands propriétaires ou une caste attachée à des grades et des titres, qui ne correspondent plus à aucune fonction réelle. Quant au dernier critère, savoir si le gouvernement doit être soumis aux lois ou supérieur à elles, ou bien il fait éclater la problématique des formes du gouvernement, ou bien il s'applique à toutes et perd alors sa pertinence. Même s'il est vrai qu'on n'obéisse de bon gré qu'à un gouvernement respectueux de la loi et qu'on n'obéisse que par force à tout gouvernement qui en est irrespectueux, ce critère n'a de sens que s'il se distingue du précédent. Dans ce cas il faut opposer la légalité et l'illégalité aussi bien dans la forme du gouvernement d'un seul et dans la forme du gouvernement du petit nombre que dans la forme du gouvernement du grand nombre. Relativement au premier on oppose la monarchie et la tyrannie ; relativement au second on oppose l'aristocratie et l'oligarchie en supposant que le seul gouvernement du petit nombre qui soit légitime est celui des plus qualifiés. Relativement au troisième, bien que la distinction subsiste, puisqu'il est cependant très capable de rendre légal demain ce qui est illégal aujourd'hui, que ses décisions soient légales ou illégales cela ne fait guère de différence. C'est pourquoi, il n’est pas nécessaire d'user de deux vocables différents et le nom de démocratie convient dans les deux cas. S'appliquant à toutes les formes de gouvernement, ce critère ne permet par conséquent d'en préférer aucune. S'il a pourtant une pertinence, c'est justement parce que, ne permettant d'en préférer aucune, il prouve que la distinction entre ces trois formes n'a pas de pertinence. Ce qui est pertinent au contraire, c'est de poser le problème philosophique avant les problèmes techniques d'organisation du pouvoir. Et le problème philosophique est de savoir qui a le droit de dire la loi. La question est si évidemment dangereuse que ceux qui ont eu à dire la loi, parce qu'il leur revenait de la dire, se sont bien gardés d'affirmer ouvertement leur souveraineté. Moïse a prétendu tenir la loi de Yahweh, Solon d'Apollon et Numa de la nymphe Egérie, porte-parole de Diane. Aucun d'entre eux n'a dit la vérité, en l'occurrence qu'il était le seul qui eût suffisamment réfléchi à la loi pour la dire. Platon dit la vérité : il n'y a de souveraineté que de l'intelligence. " Si les philosophes ne deviennent rois, ou les rois philosophes il n'y aura pas de cesse aux maux des Cités " (République, 473c-d). Il ne le fait pas redire ici à son porte-parole, mais la remarque qu'il lui prête a la même portée. Dans une cité comme Athènes on ne peut trouver ni une majorité qui dispose de la science politique, ni même une minorité. On ne peut trouver qu'un tout petit nombre d'hommes, quelques unités, qui la connaissent. Celui qui parle et celui au nom de qui il parle ne pourraient évidemment le dire s'ils n'étaient du nombre. Car celui qui ignore une chose n'est pas qualifié pour dire qui la connaît. Or le porte-parole sur ce point n'est pas l’Etranger, mais Socrate (292e). Si l'auteur exceptionnellement fait sortir le répondant de son rôle, ce n'est pas pour opposer sa pensée à celle de son questionneur, car l’Etranger lui répond : " tu m'en fais souvenir à point " (293a), et il reprend cette idée du tout petit nombre, peu différent de l'unité, de ceux auxquels appartient la souveraineté. Or ce n'est pas une, mais deux idées que Socrate a énoncées ! Celle qui est complaisamment reprise et une autre plus discrète, mais non moins importante, bien au contraire. C'est un procédé fréquent dans les dialogues de peser légèrement, si je puis dire, sur une idée en la portant au crédit du répondant (cf. dans le Sophiste Théétète en 241b, dans Phédon Simmias en 76e-77a). Cette idée discrète est présentée comme une évidence : celui qui dispose de la science politique ou royale doit porter le titre de roi, qu'il exerce ou non le pouvoir (arkhè, 292e). Il serait ridicule d'attribuer au philosophe la vanité de réclamer un titre ; il s'agit de bien autre chose. Quelle que soit la forme du gouvernement, qu'il appartienne à un homme seul, à une poignée ou à tous, qu'il s'exerce de manière légale ou illégale, de gré ou de force, qu'il vienne des riches ou des pauvres, sous l'exercice du pouvoir par le gouvernement il y a ce qui fonde la légitimité de son action, à savoir la souveraineté. En attendant que les peuples deviennent philosophes, il n'y a que les philosophes qui connaissent la science politique et c'est de leur analyse qu'émane toute légitimité. Ce propos est-il scandaleux ? Il faut se souvenir que Solon est l'un des sept sages de la Grèce présocratique. Quelque temps après Platon, le roi Philippe de Macédoine donnera pour précepteur à son fils Alexandre le philosophe Aristote. La réponse de Spinoza et de Rousseau sera-t-elle très différente ? On peut se le demander. Le premier dans le Traité théologico-politique, chapitre XVI, le second dans le Contrat social, Livre I, chapitre 6, montrent que la souveraineté, fondement de toute légitimité, est un produit du pacte par lequel chacun " transfère " à la société, dit l'un, lui " aliène ", dit l'autre, les droits c'est-à-dire la puissance qu'il tient de la nature. Même s'il faut regretter que les peuples ne soient pas philosophes, il n'y a pas d'autre solution pour fonder légitimement l'action gouvernementale, quelle que soit la forme du gouvernement, que de s'en rapporter à la volonté générale. Si son expression est défaillante, comme il faut bien s'y attendre, il n'y a cependant pas d'autre solution pour la redresser que d'ouvrir et de maintenir le débat politique entre les citoyens. Le désir du bien n'autorise aucun raccourci de l'histoire, car il apparaît que toute prétention d'aller plus vite que ne le permet la conscience des peuples mène à la catastrophe. Cependant l'un comme l'autre sont bien amenés par le réalisme à attribuer le pouvoir constituant à quelqu'un d'autre que le peuple. Ils expliquent, le premier dans le chapitre XIV du Traité théologico-politique, le second dans le chapitre 7 du Livre II du Contrat social, la nécessité de recourir à une illusoire autorité supérieure à la sienne afin de le soumettre à la loi. Leçon IX (Politique, 297e-299e)
L’ETRANGER.
Revenons encore une fois à ces images auxquelles il faut toujours comparer ceux qui exercent le pouvoir royal. (trad Dacier+Dorion) En 291d a commencé une discussion des constitutions, qui se poursuivra jusqu'en 303c. Son objet n'est pas de choisir parmi cinq ou six modèles celui qui montrerait sur les autres quelque petite supériorité, mais d'établir dans quelles conditions une constitution présente un intérêt. Même s'il existe des arguments pour déclarer que telle est la pire et telle autre la meilleure, d'autres arguments peuvent renverser le classement. Ce n'est pourtant pas qu'il soit permis de dire n'importe quoi, mais ces arguments n'ont de valeur que très exactement relative, je veux dire relative à une condition très précise. Selon que celui ou ceux qui vont exercer le pouvoir seront ou non scrupuleusement fidèles à la loi écrite ou non écrite, telle constitution de meilleure devient pire, et à l'inverse telle autre de pire meilleure. Au cas où le gouvernement respecte la loi, la constitution monarchique en effet est la meilleure et la démocratique la pire ; au cas contraire où le gouvernement ne respecte pas la loi, la constitution monarchique alors est la pire et la démocratique la meilleure. Cette considération suffit à faire comprendre que la forme de la constitution n'a elle-même qu'une importance secondaire tandis que la première chose à prendre en compte est la valeur d’une constitution quelconque en tant que constitution. C'est sous ce principe qu'il faut comprendre la discussion qui intervient maintenant sur la démocratie et l'oligarchie. Etant entendu que la science politique ne peut appartenir qu'à un seul, ou une poignée d'hommes, étant entendu en outre qu'elle est encore plus difficile que la science de la navigation et celle de la médecine, toute prétention de donner l'arbitrage politique soit à tous, comme on le voit épisodiquement à Athènes, soit aux riches, comme on le voit ordinairement dans les autres cités grecques, relève de la comédie la plus sinistre. L’Etranger commence par reprendre deux images chères à l'auteur, dont l'une a acquis une telle universalité qu'elle n'est aujourd'hui pas encore démodée. La médecine et la navigation, en tant qu'allégories, peuvent être confrontées à la science politique point par point. Premièrement elles sont des sciences. Des études longues et approfondies, des études fondées sur une analyse rigoureuse de la nature des choses, sont nécessaires dans les deux cas. Dans le premier il faut connaître la nature du corps humain (je laisse de côté la question de savoir si la nature de l'homme est simple ou double, somatique et psychique), la nature de ce qui entre en rapport avec lui pour constituer en particulier son alimentation et plus généralement sa santé ; dans le second il faut connaître la nature du navire, la nature de ce qui entre en rapport avec lui pour permettre ou entraver sa flottaison, son avancement, sa direction, etc. Il est clair qu'on ne s'improvise ni médecin ni navigateur. Deuxièmement ces sciences ont pour fonction d'assurer le salut. L'une doit permettre la traversée des âges, l'autre celle des mers, en dépit des difficultés et des dangers qui peuvent être causes d'accidents. Un profane livré sans médecine aux vicissitudes de la vie, sans connaissance de la navigation à celles de la mer, a aussi peu de chances de vivre longtemps que d'arriver à bon port. Il ne peut par suite se passer des services du médecin ni du capitaine. Troisièmement en échange de leurs services, ceux-ci demandent très légitimement un salaire élevé. Quatrièmement leur service exige quelquefois de leurs bénéficiaires des choses fort désagréables ou fort douloureuses. Le régime, les médicaments, l'intervention chirurgicale sont décidés par le médecin sans égard aux vœux de son patient ; de même sur son navire le capitaine est seul maître à bord, et s'il ajoute " après Dieu ", c'est pour mieux creuser la distance qui le sépare de ses passagers et leur imposer despotiquement ses décisions. Il y a enfin une cinquième analogie qui s'impose à toute réflexion sur l'art politique : celui que sa science rend le plus capable d'assurer le salut de ses patients ou de ses passagers, est aussi celui qui est le plus capable de les mener à leur perte. On a vu des médecins abuser de la supériorité que leur donne leur savoir pour mener cyniquement leurs patients à la mort. On a vu aussi des capitaines abuser de leur position pour s'emparer des marchandises qu'ils transportaient et se débarrasser de leurs propriétaires. Il n'est peut-être pas mauvais que celui qui ne sait pas apprenne à se méfier de celui qui sait, et à ne pas se remettre aveuglément entre ses mains. Pourquoi cette remarque ne vaudrait-elle pas encore à l'encontre de celui qui dispose de la science politique ? Il y a bien entendu une réponse qui permet d'arrêter net le parallèle entre la médecine et la navigation comme signifiant d'une part, la politique comme signifié d'autre part. Un médecin et un capitaine peuvent avoir acquis très légitimement les titres qui attestent de leur capacité, tout en étant sur le plan éthique personnellement très douteux. Il y a des médecins et des capitaines qui se mettent au service des causes les plus criminelles. Sans doute est-il vrai également qu'il y a des politiciens qui loin d'agir pour le bien public, se mettent au service d'un intérêt privé, et en faveur de celui-ci travaillent à l'appauvrissement d'une partie du peuple, à son asservissement, voire à son extermination. Cependant ils ne sont pas seulement criminels, ils sont aussi ignorants de la science politique. Le vrai politique n'est pas un homme qui au-delà de sa science est éthiquement droit, c'est un homme que sa science, en tant que telle, fait éthiquement droit. Il faut comprendre, et l'allusion au procès de Socrate (299b-c) y aide le lecteur, que ce ne peut être que le philosophe. Cependant à quel signe le peuple peut-il reconnaître qu'il a affaire à un philosophe, un vrai politique, et non à un vil politicien ? Le problème est insoluble et renvoie la reconnaissance de la souveraineté du philosophe à des jours meilleurs... En attendant ce temps où ils pourraient distinguer le vrai roi du tyran, les peuples se sont manifestement organisés pour échapper à la tyrannie. Ils ont institué des conseils, des assemblées, dont le rôle est de prendre collectivement la direction des affaires politiques. Suivant les villes ils se sont donné deux sortes de solutions. Soit le conseil rassemble tout le peuple, soit il ne rassemble que les plus riches de ses membres. Dans la mesure où l'on n'est pas trop regardant sur le manque de droits des esclaves et des femmes, on peut dire qu'Athènes a inventé la démocratie, dans le même temps où les cités concurrentes se contentaient de l'oligarchie. On a cependant le droit d'être très amer sur les conséquences de l'instauration d'une constitution démocratique, dont le premier fruit a été la défaite irrévocable de ~404 devant les oligarchies rivales. Athènes a définitivement perdu son hégémonie politique et commerciale sur la mer Egée, elle a même perdu son indépendance. Mais Platon ne se fait aucune illusion sur les oligarchies, et il ne plaide nullement en leur faveur. Du même mouvement il se prononce contre la constitution oligarchique et contre la constitution démocratique. Il se prononce également contre les deux, parce qu’il condamne la précaution constitutionnelle, cette sorte de carcan qui prétend enserrer les délibérations politiques dans des règles telles que l'intervention de l'intelligence libre y est totalement impossible. La double allégorie de la médecine et de la navigation devient ici cruelle. Une assemblée ouverte soit à tout le peuple soit aux riches seulement, mais la différence est négligeable, déterminera les règles de la thérapeutique et celles de la navigation. Comme le critère de la participation à cette discussion n'est évidemment pas la compétence, comme même il n'y a aucun critère de participation sauf éventuellement celui de la richesse qui laisse manifestement la porte largement ouverte à l'incompétence, il serait fort surprenant que les règles ainsi adoptées permettent le salut, tant en matière de santé qu'en matière de transport. Est-il permis d'espérer que l'élaboration de la constitution par un peuple ignare autorisera de meilleurs résultats ? Si l'image de la médecine est énoncée en quelques mots, celle de la navigation l'est en plusieurs lignes (298c-d), qui mentionnent les difficultés de la manœuvre et de l'usage des instruments, dans le cas le plus simple comme dans celui du danger, lequel peut venir des conditions météorologiques ou des autres navires, des pirates auxquels il faut échapper, ou des ennemis contre lesquels il faut livrer combat. Chacun de ces délicats problèmes est l'allégorie d'un ensemble de tâches politiques. Peut-on raisonnablement croire qu'une assemblée soit capable de les définir ? Le ridicule d'une telle supposition est poussé à son comble lorsque cette assemblée érige sa décision en loi intangible. Ce qui a été arrêté par elle, non en fonction d'une compétence qui lui manque, mais sous la pression des circonstances, devient alors un oracle sacré. L'allégorie, qui jusqu'ici calquait celle de la République (488a-e), se développe à présent dans une direction nouvelle. Certains peuples rédigent leur constitution, s'imaginant que ce qui est écrit est plus sacré que ce qui ne l'est pas, et la gravent solennellement sur des tables de marbre ou sur des colonnes ; d'autres moins fétichistes quoique tout aussi immodestes ne la rédigent pas. Que les peuples se rapportent à un droit écrit ou non écrit, cela ne fait en réalité aucune différence. Ils mettent autant de raideur dans l'application de la coutume que dans celle du texte. Quoique non écrite, et même occasionnellement réinventée pour les besoins de la cause qui paraît certes sacrée de l'indépendance nationale, la loi salique est appliquée par l'aristocratie française inébranlablement contre les légitimes prétentions d’Edouard III, malgré toutes les difficultés qu'elle va entraîner. Sans faire de référence particulière à ce cas historique précis, on peut néanmoins constater que les décisions d'un gouvernement sont strictement encadrées par un ensemble de lois qu'il ne lui appartient pas de modifier. Un processus de révision constitutionnelle doit assurément être prévu par la constitution elle-même, mais elle détermine alors les conditions d’un acte constitutionnel, qui en tant que tel est complètement différent d'un acte législatif et relève du souverain. La procédure de révision n'est ni simple ni rapide. On peut dire par conséquent que l'action gouvernementale, loin d'être dirigée par l'analyse précise d'une situation précise, est guidée par des règles très générales, qui n'ont par définition aucun égard aux situations particulières. Là où il faudrait faire preuve de souplesse et de subtilité, on sera contraint de rester dans un cadre prédéterminé. Dans les pages qui précèdent l’Etranger a mis en évidence l'absurdité qui consiste à soumettre le politique intelligent à une loi écrite ou coutumière, parce qu’elle l'empêche d'administrer la cité utilement dans l'intérêt de ses concitoyens (293e-297b). Ce n'est pas la conformité à la constitution qui doit être le critère de son action, mais l'intelligence : la législation est une fonction royale et le mieux n'est pas de donner la puissance aux lois mais " à l'homme d’intelligence royale ; andra ton meta fronèseôs basilikon " (294a). La supposition d'une administration entièrement soumise à une constitution intangible a encore d'autres effets. Avant même de toucher la conduite de l'action gouvernementale, elle touche le choix des gouvernants. Dès lors qu'est écartée la recherche des meilleurs, c'est-à-dire de ceux qui disposent d'une connaissance dont on ne se soucie pas, on peut prendre n'importe lesquels, si incurable que soit leur incompétence. La réalité historique de la distribution des fonctions politiques à Athènes et ailleurs montre qu'on prend effectivement n'importe qui. La pratique du tirage au sort le prouve surabondamment. Le sort jouait effectivement un grand rôle dans l’attribution des fonctions politiques, même les plus élevées, des cités antiques. Cela choque incontestablement une sensibilité formée aux pratiques politiques du XXe siècle. Il n'est pourtant pas assuré que la différence entre les institutions de l'Antiquité et celles de l'époque moderne soit aussi tranchée qu'on peut l'imaginer au premier abord. Pour rester équitable il faut observer dans une institution aussi élevée, aussi centrale et aussi sensible qu’est la Justice, la survivance du tirage au sort de la magistrature. On n'embarrasse certes pas le peuple avec les affaires de voleurs de poules. Pourtant, parce que la justice est rendue au nom du peuple français, les affaires criminelles sont arbitrées par des juges qui en sont issus par tirage au sort. La Cour d’assises est composée de trois juges professionnels et de neufs jurés qui sont issus de la circonscription judiciaire, le département. Les trois juges professionnels doivent veiller au respect de la loi, c'est-à-dire à l'application d'un barème, qui garantit au coupable que sa condamnation n'est pas plus lourde qu'il ne le faut et en même temps à la partie civile qu’elle n’est pas non plus trop légère. Mais la question de savoir si l'accusé est coupable, celle de ses éventuelles circonstances atténuantes, sont du ressort des jurés, qui sont désignés par le sort sur une liste des citoyens fournie par l’administration des impôts. Or quels que soient les efforts que l'on produit dans le but de les soustraire aux campagnes d'opinion, ils ne sont que ce qu'ils sont, c'est-à-dire des hommes et des femmes sans compétence, qui partagent les préjugés et les passions de l'échantillon dans lequel le sort les a prélevés. Le sort les a élevés au rang de magistrats, mais le sort ne leur a donné aucune science de la justice. Ainsi, au nom du peuple français, sont prononcées des condamnations qui reposent sur l'intime conviction des jurés et nullement sur la production des preuves. Sous le masque impartial de la justice peut se dissimuler l'esprit de caste ou l'esprit de parti. Mais le principe de l'élection, lorsqu'il existe, se distingue-t-il tellement du tirage au sort ? Si la Cour était élue au lieu d'être tirée au sort, la justice en serait-elle meilleure ? Même si les magistrats qui administrent l'Etat sont maintenant élus et non plus tirés au sort, est-il vrai que l'on n’ait plus à redouter leur incompétence ? L'élection prononce entre différents candidats lequel accède à la fonction convoitée par tous. Il est incontestablement meilleur qu'y accède celui qui a recueilli le plus de suffrages plutôt que n'importe lequel désigné seulement par le hasard. Mais on peut se demander ce que sont réellement les motivations des électeurs, qui se prononcent pour l'un ou l'autre des candidats qui leur sont présentés. On peut s'interroger sur ce qui fait qu'un électeur est partisan de celui-ci plutôt que de celui-là. La manière dont sont conduites les campagnes électorales est à cet égard tristement éclairante. La confrontation des idées est remplacée par la confrontation des slogans vides, voire tout simplement par celle des personnes. Les mœurs démocratiques tendent irréversiblement vers l'abaissement continu de la conscience politique. Si l'on en n'est pas encore tout à fait réduit à voter pour une image, laquelle est fabriquée par des marchands qui par ailleurs vendent aussi bien de la lessive ou des automobiles, c'est grâce à la résistance des électeurs plus qu'à celle des politiciens professionnels. Lors de l'élection de 2002 l'un de ceux-ci, et non des moindres, avait trouvé bon de mener sa campagne sous le slogan " présider autrement " ! Le moins qu'on puisse dire est qu'il n'y avait pas d'urgence à le choisir, et c'est très justement que les résultats du premier tour l'ont renvoyé à ses chères études. Ce bel acte civique ne constitue cependant pas une raison suffisante d'être optimiste. Le choix qui porte un citoyen à donner son suffrage à tel candidat plutôt qu'à tel autre relève rarement de la réflexion politique et plus souvent de l'esprit de parti, du préjugé et de la passion. De pareilles motivations, multipliées autant de millions de fois qu'il y a d'électeurs, jouent à peu près de la même manière que le hasard. Elles sont irrationnelles, impondérables, capricieuses, volatiles et pourtant c'est sur leur équilibre branlant et incertain au jour J et à l'heure H que se fait l'élection. Que les bulletins aient été déposés dans l'urne par la main du grand nombre les prenant à son gré, ou que les boules en soient sorties par la main d'un seul les prenant au hasard, on est de toute façon aux antipodes de la science politique. Par ailleurs une constitution ne règle pas seulement les voies par lesquelles on accède à la magistrature, mais aussi celles par lesquelles le magistrat est éventuellement appelé à rendre ses comptes. Celui qui, le temps d'un mandat, a rempli une certaine fonction, peut s'être acquitté de sa tâche plus ou moins bien. Il est légitime que son action soit approuvée s'il l'a bien menée, et condamnée dans le cas contraire. Sans doute l'élection suivante, à laquelle il est quelquefois à nouveau candidat, peut jouer une partie de ce rôle ; mais si l'incompétence ou la malhonnêteté ou le crime ne sont sanctionnés que par l'échec de la récidive, autant dire que la voie leur est largement ouverte. Les Anciens étaient bien plus attentifs à cette question que nos contemporains. Le mandat d'un magistrat n'excédait pas la durée d'une année. L'incompétence, la malhonnêteté ou le crime n'avaient pas le temps d'étendre leurs dégâts et se découvraient vite. Ou du moins ils l'auraient pu, s'ils avaient dû être jugés par d'autres magistrats, compétents et intègres. Mais ils l'étaient encore une fois par des juges tirés au sort, animés par des intérêts mesquins, aisément manipulables, qui en tout état de cause ne rapportaient pas les actes du gouvernant aux critères de l'intelligence politique mais au mieux à celui de leur constitutionnalité. Autant demander à un joueur d'échecs de ne déplacer ses pièces que selon des coups bien connus de tous : il perdra dans les règles ! La réplique de Socrate sur ce point (299a), sans être de nature à marquer un temps fort dans la réflexion, exprime cependant vigoureusement un jugement peu amène sur le personnel politique athénien. Il arrive en effet assez fréquemment qu'un stratège, c'est-à-dire un magistrat à la fois politique et militaire, soit condamné à une peine d'amende ou d'ostracisme. Ce chef se plaint alors souvent d'être victime de l'ingratitude populaire. Mais il faut être sans pitié pour lui : il a joué un jeu dont il a accepté les règles, il escomptait même en tirer personnellement un profit ; il a perdu, de quoi se plaint-il ? (cf. Gorgias, 519c : " ce n'est pas sans justice qu'un chef d'Etat est condamné par sa cité "). Enfin si le magistrat n'est apprécié que dans la mesure où il se soumet servilement aux règles constitutionnelles, qu'arrive-t-il au philosophe qui exerce un droit à la recherche, c'est-à-dire à la pensée libre ? La vie politique peut présenter toutes sortes de circonstances qui ne sont pas prévues par les règles constitutionnelles et qui posent relativement à elles un problème insoluble. Une solution conforme à la justice peut fort bien être inconstitutionnelle. Celui qui la propose ne manquera pas d'être méprisé et injurié, il sera traité de rêveur (meteorôlogon, 299b) et de bavard (adoleskhos). Bien pire, s'il refuse de se soumettre, s'il fait savoir ce qu'il pense à qui le lui demande, il sera accusé de corrompre la jeunesse et de mépriser les lois les plus sacrées de la cité. Que ce soit au nom de la démocratie ou de l'oligarchie importe finalement assez peu, car c'est dans un cas comme dans l’autre au nom du conformisme et de la médiocrité qu'est mise en accusation l'intervention très profondément politique de celui qui prend ses concitoyens un à un dans un questionnement infatigable et les amène à prendre conscience que la justice n'est pas ce qu'on leur dit, que la Cité juste n'est pas celle qui se soumet à sa constitution, fût-elle démocratique. Ce citoyen-là, qui avait été appelé par le sort une fois ou deux à remplir une fonction administrative, mais qui n'avait jamais été candidat à rien (cf. l’Apologie de Socrate), les puissants du régime ont voulu le faire taire définitivement. Ils l'ont condamné à mort et exécuté en ~399. L’ensemble des problèmes posés rapidement dans ce chapitre fait l’objet de développements plus précis dans la République (cf. en particulier 488a-489d, 519c-521b, 557a-558c et 563e-566a). Se flattera-t-on aujourd'hui d'avoir plus de considération pour les vrais problèmes ? et à l’égard de ceux qui les posent des méthodes plus douces que celle de l'Antiquité ? Je prends un exemple, sur lequel il me paraît que quelques décennies de recul ont désamorcé la polémique. Au lendemain de la première guerre mondiale, pendant laquelle les femmes avaient été appelées à se substituer aux hommes dans l'économie du pays, celles-ci ont revendiqué l'égalité politique comme juste sanction de leur égalité économique. Leur demande était évidemment inconstitutionnelle et on lui a opposé le mépris. Je n'entre pas dans le détail des actions militantes et des sanctions administratives qui leur ont répondu. J'appelle seulement l'attention sur le fait que la plus subtile et la plus difficile des sciences ne peut progresser, comme les autres, que par la remise en cause vigilante et systématique de ce qui est tenu pour une loi sacrée. Leçon X (Politique, 285c-287e)
L’ETRANGER.
A ces réflexions ajoutons-en une dernière sur l’objet de nos recherches, et généralement sur ce qui a lieu dans toutes les discussions analogues. (trad Dacier+Dorion) L’Etranger va de digression en digression et, chemin faisant, en même temps qu'il repousse la réponse à la seule question qui ait été ouvertement posée, à savoir la définition du politique, il transforme l'objet du dialogue. On découvre en ces pages que le parcours du chemin (methodos, 286d) qui conduit vers le portrait du politique, est inséparable d'une réflexion sur ce chemin et que celle-ci fait distinctement le portrait du philosophe. La digression précédente sur les deux sortes de mesures (283a-285c) était déjà une approche de la philosophie, parce qu'elle mettait en évidence une règle du dialogue, fondée sur l'essence de la chose qui en est l'objet. Les deux interlocuteurs en effet ne peuvent se mettre d'accord l'un avec l'autre qu'à la condition que leurs propos soient en accord avec l'essence de la chose dont ils parlent. Si l'un peut énoncer une proposition et l'autre lui donner son accord, ce ne peut être que sur la base imposée par l'essence de la chose. Cette exigence n'est pas celle de la sophistique, mais bien celle de la philosophie. Or cela n'est pas vrai seulement quant à cet objet, en soi assez ennuyeux, qu'est le tissage, ni même seulement relativement à cet autre objet, dont celui-ci est le modèle, qu'est l'art politique. Après tout, la question de l'art politique n'est pas moins ennuyeuse que celle du tissage ! La seule chose qui ne soit absolument pas ennuyeuse est le développement de l'intelligence à travers ces questions et à travers n'importe quelle autre. Or si le seul usage possible de l'intelligence est bien celui qu'on en fait dans la connaissance d'un objet, il a pourtant deux effets distincts. Le premier est évidemment la connaissance de son objet, et le second est le développement de l'intelligence. Il n'y a pas d'autre voie pour développer l'intelligence que de la contraindre à s'appliquer à la connaissance d'un objet. Mais si l'objet est ce qui intéresse la mathématique, la science de la nature ou tout autre savoir, ce n'est pas l'objet qui intéresse la philosophie mais le sujet, qui se donne cet objet, à savoir l'intelligence elle-même. La philosophie est formation de l'intelligence et la philosophie de Platon, en tout cas, a toujours la pédagogie pour fonction suprême. Si le but d'une éducation n'est pas de donner des connaissances, mais d'accroître la capacité de résoudre des difficultés, il faut cependant préciser de quelle manière s'articulent les deux choses. Il n'y a pas d'éducation de l'intelligence qui ne passe par l'acquisition de connaissances, car l'acquisition des connaissances est le moyen par lequel elle se développe. Il n'y a donc pas d'éducation de l'intelligence sans instruction. Seulement, l'instruction ce n'est pas les instructions. Les instructions se reçoivent, on les tient d'en haut ; l'instruction quant à elle est la construction par lui-même de celui qui s'instruit, même s'il doit y être sollicité par un éducateur. Le rôle de l'éducateur implique une certaine sorte de violence exercée sur celui dont il prend la charge, car il n'existe aucun élève qui ait investi le rôle d'élève de sa propre volonté. L'inclination naturelle à chacun et à tous est à la paresse. Il n'existe aucune intelligence qui, si elle avait été livrée à elle-même, ne se serait pas grandement satisfaite de rester au plus bas. Si le goût de s'élever existe en elle, il ne lui est pas venu spontanément, mais sous la contrainte qu'a exercée, voire que continue à exercer sur elle un éducateur. A quoi cela me servira-t-il ? demande le paresseux. A quoi sert la résolution d'une équation du second degré ? A quoi sert la connaissance du règne de Louis XIV ? A quoi sert l'étude de la pensée de Platon ? S'il croit que le rôle de l'éducation est de lui servir les moyens de se comporter honorablement dans telle et telle situations que probablement il rencontrera, autant dire tout de suite qu'il s'agit de faire de lui une cheville ronde pour un trou rond, ou une cheville carrée pour un trou carré, je veux dire un esclave. Demander à l'école de préparer à conduire un véhicule sur la route, à éviter les maladies sexuellement transmissibles, à admettre les différences de religion, à voter lors des consultations électorales, à parler le sabir des aéroports et hôtels internationaux, c'est la réduire à un rôle bien inférieur à celui de former une intelligence. Entre ce qui est utile dans une situation prévisible et ce qui est utile au développement de l'intelligence, il faut choisir. Ce qui est utile dans une situation prévisible relève d'une sorte de conditionnement, où l'intelligence n'entre pas. Il est même très souhaitable de ne pas chercher à faire intervenir l'intelligence où le conditionnement suffit ; il faut la libérer pour d'autres tâches. La pratique de l'aéronautique par exemple enseigne à faire face aux difficultés prévisibles par des comportements quasi automatiques, afin de conserver son intelligence pour veiller à l'imprévu. Elle exige même de repousser toujours plus loin la frontière du prévisible et de l'imprévisible, afin de limiter les risques toujours davantage. Elle prévoit des procédures pour des situations improbables, afin que le pilote n'ait qu'à se concentrer sur leur exécution au lieu de tenter vainement d'y réfléchir dans le moment où l'urgence l'angoisse. Si la pression d'huile dans le moteur baisse brutalement en vol, d'où il peut suivre rapidement une casse irrémédiable, la procédure prévoit de contrôler que la température de l'huile monte effectivement, de baisser le régime du moteur autant que cela est compatible avec le maintien en vol et, si cela n'est pas possible, de rechercher un pré assez grand pour s'y poser en douceur. Le pilote qui sait sans avoir à y réfléchir à quelle séquence de gestes il doit procéder, peut concentrer son attention sur ce qu'il fait et, entre autres, bien choisir son terrain. Il faut libérer l'intelligence pour l'imprévisible, comme un fossé au milieu du pré. Dans aucune situation prévisible on n'aura à résoudre une équation du second degré, ni à connaître le règne de Louis XIV, ni à étudier la pensée de Platon. En ce sens il est inutile de consacrer du temps aux mathématiques, à l'histoire ou à la philosophie. Ces disciplines sont pourtant, avec quelques autres, celles où l'on apprend à résoudre, au-delà du problème particulier qui est posé dans le contexte scolaire, tous les autres problèmes possibles (285d). L'examen vérifie cette capacité en posant un problème de mathématiques, d'histoire ou de philosophie qui ne sont aucunement censés avoir été déjà traités dans la scolarité. Celui qui croirait excuser son échec en disant que son éducateur n'avait jamais traité la question, ferait seulement la preuve qu'il n'a pas acquis la capacité sur laquelle il est examiné. Si une capacité se développe dans la pratique de la mathématique et dans celle de l'histoire aussi bien que dans celle de la philosophie, qu'est-ce qui distingue alors cette dernière ? La mathématique, l'histoire et bien d'autres disciplines s'intéressent à des objets tels que l'équation du second degré, le règne de Louis XIV et bien d'autres. Elles se fixent pour but d'en établir une connaissance. Si leur pratique éveille l'intelligence et l'accroît, ce n'est relativement à elles qu'un bénéfice secondaire. Elles tiennent qu'il y a une réalité objective, que celle-ci est soit connue soit inconnue, qu'elle n'est connue que par leur truchement éventuel, et qu'il vaut mieux qu'elle soit connue plutôt que inconnue. La mathématique, l'histoire, etc. ne s'intéressent qu'à l'objet. La philosophie au contraire s'intéresse à la connaissance elle-même et non à son objet. Comment l'acte de connaître s'opère-t-il, quelle activité implique-t-il de la part du sujet, quelles transformations produit-il dans ce dernier ? De ces deux termes, l'objet et le sujet, le second est complètement ignoré dans les disciplines qui se donnent pour but la connaissance. Elles visent leur objet sous l'hypothèse que sa connaissance est possible, qu'elle est capable d'en constituer un équivalent dans le discours et que celui-ci a par conséquent une valeur indiscutable. Lorsqu'elles en viennent à soupçonner que tel n'est pas tout à fait le cas, c'est parce qu'elles ont été instruites par une réflexion qui dépasse leur champ d'application, une réflexion philosophique. La philosophie au contraire, même dans le cas où elle se donne apparemment un objet tel que la philosophie de Platon, ne vise aucunement à enregistrer comme une donnée objective l'opinion du philosophe sur telle ou telle question, car un philosophe n'est pas quelqu'un qui a une opinion. En tout cas les opinions sont choses complètement étrangères non seulement à Platon, mais aussi à Spinoza, Marx ou Alain. Former une opinion n'est pas ce qui les intéresse, mais former une pensée, et comprendre sous quelles conditions ils la forment. Cette préoccupation est expressément celle de la République, au moins dans les pages 506d-541b, qui décrivent le bien ou soleil des idées comme l'anhypothétique, ce qui est sans conditions, par opposition au savoir, qui est soumis à des conditions. Etudier la pensée d'un philosophe, c'est donc tout autre chose que s'assimiler une doctrine ; c'est prendre appui sur un maître qui a déjà parcouru le chemin, afin de pouvoir le parcourir à son tour d'un pas plus assuré. En l'occurrence étudier le présent dialogue ce n'est pas relever telle ou telle affirmation de son auteur, c'est se couler dans le mouvement d'une pensée vivante et découvrir derrière les pensées, qui ont toutes un objet, la puissance qui les forme et qui appartient au sujet. Si elle ne va pas jusqu'à la philosophie, l'éducation est inachevée. L'éducation d'un homme libre est autre chose que le conditionnement d'un esclave, qu'on peut abreuver de connaissances toutes faites, sans doute fort utiles pour le diriger à tout instant de sa vie d'instrument animé, en tout cas comparable à celle des animaux de trait, comme dira aimablement Aristote (Politique, I, 1253b). L'intelligence n'est libre que lorsqu'elle est pleinement consciente qu'elle ne subit pas ses objets et que c'est elle qui en construit la connaissance. Aussi longtemps que l'intelligence n'a affaire qu'aux mathématiques ou à ce que l'Antiquité appelle "les enquêtes sur la nature ; peri fuseôs istoria" (Phédon, 96a), elle reste dans le domaine de l'hypothétique, elle reste soumise aux objets. Dans un cas comme dans l'autre en effet il est possible aux sens de rencontrer des images qui ressemblent aux idées dont l'intelligence s'occupe. Ainsi par exemple voit-on dans Ménon Socrate interroger un enfant afin de lui faire découvrir quel est le côté d'un carré dont la surface serait double d'un autre de côté égal à deux. Il trace pour lui une figure, il lui en montre les quatre côtés égaux entre eux et les deux diagonales égales entre elles (82b-c). L'enfant ayant déclaré que le côté du second carré devait être double du côté du premier, soit égal à quatre, Socrate revient à la figure et lui fait tracer le nouveau carré (83a-b), dont il doit constater que la surface vaut quatre fois celle du premier. Le côté égal à deux et engendrant une surface égale à quatre péchant par défaut, le côté égal à quatre et engendrant une surface égale à seize péchant par excès, il faut par conséquent trouver un côté de longueur intermédiaire entre deux et quatre. L'enfant proposant naïvement trois, Socrate retourne à la figure pour lui montrer que sa solution est mauvaise (83e). Enfin c'est en reprenant une nouvelle fois la figure qu'il parvient à lui faire construire le nouveau carré sur la diagonale du précédent (84d-85b). Il ne s'agit pas ici de prétendre que les propositions des mathématiques, étant fondées sur la considération des figures, ne pourraient avoir de valeur que particulière, et seraient privées de l'universalité et de la nécessité dont elles se flattent. Il est bien entendu des géomètres de l'Antiquité comme de ceux d'aujourd'hui que les figures ne sont que des auxiliaires de l'intelligence, qui ne considère aucunement ce qu'il peut y avoir en elles de particulier. Pour les uns comme pour les autres la géométrie est l'art de raisonner juste sur des figures fausses. On peut affirmer de la même manière qu'une enquête sur la nature, quoiqu'elle procède à des observations et à des expériences, n'en retient cependant pas ce qui s'y présente de manière accidentelle ou conjoncturelle, mais seulement ce qui s'y trouve d'universel et de nécessaire. Il n'est donc pas question d'accuser ces disciplines de n'être que vulgairement empiriques. Il n'en demeure pas moins que le géomètre accède à l'idée du carré par l'intermédiaire d'une image du carré. De la même manière l'astronome accède à l'idée de l'orbite circulaire par l'intermédiaire de l'image que lui en donnent ses observations des planètes. Cela suffit à établir la différence entre leur démarche et celle du philosophe, qui ne peut s'appuyer sur aucune image donnée dans la nature pour accéder aux idées dont il s'occupe. Socrate demande dans Hippias ce qu'est le beau. Peut-il trouver une image du beau qui constitue un auxiliaire grâce auquel il parviendrait à une définition ? Il est vrai que son interlocuteur lui propose : " le beau, c'est une belle vierge " (287e), puis : " le beau, c'est l'or et rien d'autre " (289e). Mais le philosophe ne peut accepter de semblables définitions, parce qu'elles ne constituent en fait que des cas particuliers de choses belles, dénués de quoi que ce soit qui pourrait dépasser l'accidentel ou le conjoncturel. Et le philosophe se moque de son interlocuteur en lui suggérant de substituer une belle jument ou une belle marmite à la belle jeune fille, et de remplacer l'or par l'ivoire ou le marbre. Les prétendues définitions du prétentieux Hippias ne sont que des exemples, desquels il est impossible de remonter à l'idée qu'ils sont censés illustrer. Dans ce dialogue comme dans les autres Socrate ne cesse de dire que ce qu'il recherche n'est pas un exemple de belle chose, comme la jeune vierge ou l'or, mais ce par quoi l'un et l'autre sont beaux, ce qui fait que la jeune fille est belle, et qui fait que l'or aussi est beau. La démarche qui permet de le trouver ne part pas d'une image, elle ne peut nullement prendre appui sur une image. " Les réalités les plus élevées et les plus précieuses n'ont pas d'image ", dit ici l’Etranger (285e). Peut être serait-on tenté d'objecter que lorsqu'il lui faut définir la justice Socrate ne craint pas de recourir à une image. Il expose que la nature de l'homme est faite d'une enveloppe d'apparence humaine, à l'intérieur de laquelle sont enfermés pêle-mêle un monstre polycéphale, un lion et un homme. La justice est la condition de leur cohabitation, à laquelle concourent la tempérance du monstre, le courage du lion et l'intelligence de l'homme (République, 588b-590a). L'image montre bien quelque chose comme un sac de peau, une enveloppe de taille et de proportions humaines, dans laquelle on distingue des coups et des soubresauts lorsque règne l'injustice, ou au contraire l'harmonie et la paix lorsque règne la justice. Pourtant c'est bien exactement une image et pas du tout un exemple. Très précisément ce qui distingue cette image d'un exemple, c'est qu'elle établit des rapports. Il y a deux sortes de rapports dans lesquels peuvent entrer le polycéphale, le lion et l'homme. L'une est caractérisée par l'insoumission du premier, l'autre par le gouvernement du troisième. Plus explicitement, lorsque l'intelligence de l'homme établit avec le secours de son courage son autorité sur ses désirs, la justice est réalisée. Cela conduit d'ailleurs à d'autres rapports, non plus dans l'homme cette fois, mais dans la Cité, où chacun des constituants internes du sac de peau a son équivalent. Il faut donc distinguer plusieurs sortes d'images. Premièrement les images données par Hippias et tous les autres sophistes ne sont que des exemples particuliers, d'où il est impossible de remonter à l'idée. Deuxièmement les images employées dans la géométrie et les enquêtes sur la nature sont des figures, car bien qu'elles soient fournies par la nature ou en tout cas réalisables dans les choses, elles ne sont pourtant considérées qu'en faisant abstraction de ce qu'il y a en elles de particulier et donc en n'y retenant que les rapports qui y représentent l'idée. Y a-t-il quelque chose qui distingue de celles-ci les images philosophiques, comme celle de la justice, proposées par Socrate ? Les rapports qui constituent le triangle ou le cercle sont lisibles dans les choses, et ce sont les choses elles-mêmes qui font image. Tandis que le rapport qui constitue la justice ou n'importe quelle autre de ces réalités supérieures dont s'occupe la philosophie, n'est pas lisible dans les choses. L'image doit alors être inventée par le philosophe et c'est bien une troisième sorte d'images, qui n'est autre que l'allégorie, dont l’Etranger a parlé plus haut (277c-278c, cf. leçon VI). Parce qu'elle ne peut être vue dans les choses, " elle ne peut être connue que par le discours ; logô monon deiknutai " (286a). Le philosophe est celui qui est capable de " donner raison et réciproquement de recevoir raison ; logon dounai kai dexasthai " (286a) de ce genre de choses dont on ne rencontre pas de figures dans la réalité matérielle. Rendre raison et entendre raison, cela ne se fait que dans le dialogue. Platon ne cesse d'opposer dans son œuvre les longues tirades, par lesquelles les sophistes soustraient leurs propositions à la discussion et surprennent la persuasion de leurs auditeurs, et le dialogue qu'il pratique, par lequel il n'y a pas une seule proposition qui échappe à l'examen critique de celui qui est chargé de répondre, qui ne donne son accord que parce qu'il est convaincu. Si les questions portent à un certain moment sur le tissage, ce n'est pas parce que le tissage est une question passionnante. Si dans ce dialogue elles portent plus généralement sur le politique, ce n'est pas parce que l'art politique est une question passionnante. Celui qui interroge ne questionne pas celui qui est interrogé dans le but de découvrir la vérité du tissage, ni même celle de l'art politique. Sans doute le lecteur appâté par cette question aimerait-il en avoir la réponse. Il l'aura éventuellement, mais ce ne sera pas le résultat essentiel de la lecture du Politique. Son plus beau résultat sera de le rendre meilleur discuteur (dialektikôteros, 287a), meilleur " dialecticien " comme aiment à dire les traducteurs, c'est-à-dire mieux apte à la pratique du dialogue, qui n'est autre que la philosophie. La philosophie est la pratique de ce discours très singulier, qui procède par interrogations et réponses, afin d'obtenir la garantie de l'intelligibilité, lorsqu'elle ne peut être donnée par l'examen d'une figure. Alors l'accord de l'intelligence avec elle-même ne passe pas par l'analyse d'une réalité matérielle, mais par l'accord que le questionné donne au questionneur. Faut-il s'étonner que le dialogue intitulé le Politique ait un autre objet que la définition du politique ? Dans les dialogues platoniciens le rapport entre la question qui est ouvertement posée et l'objectif qui est effectivement atteint et, pourquoi ne pas le dire, recherché par l'auteur, n'est jamais aussi simple que pourrait l'espérer son lecteur. Il semble par exemple que Phédon soit destiné à traiter de l'immortalité de l'âme, alors qu'une analyse attentive montre qu'il faut entendre derrière ces mots la transcendance de l'intelligence à ses idées. Il semble que le Banquet soit destiné à traiter de l'amour, mais il en fait en vérité bien autre chose qu'une disposition érotique, à savoir une disposition pédagogique. De même le titre la République derrière la question de la constitution de l'Etat dissimule celle de la constitution de l'homme. Quant au dialogue auquel il est une fois encore fait allusion dans ces pages (286b), le Sophiste, s'il donne effectivement un portrait du sophiste, il fait en même temps distinctement celui du philosophe. Le Politique à son tour détermine la nature du philosophe autant que celle du politique. Cette convergence a une raison tout à fait profonde, qui rend vaine l'attente du troisième dialogue attendu par le brave Théodore : comme on ne tarde pas à le voir au-delà de ces pages, le philosophe est le seul politique. En outre, après l'entretien de Socrate avec Théétète, celui de l’Etranger avec le même Théétète, puis celui de l’Etranger avec Socrate le jeune, il resterait à conduire l'entretien de Socrate avec Socrate le jeune. Il faudrait que Socrate âgé s'explique à lui-même jeune ce qu'est la philosophie. Comme si on déterminait la philosophie autrement qu'en philosophant ! Déterminer la nature du sophiste est en effet un exercice qui va au-delà de la sophistique. Déterminer la nature du politique est encore un exercice qui va au-delà de la politique. Mais déterminer la nature du philosophe est un exercice qui, comme les deux précédents, appartient à la philosophie. Il n'y a pas d'autre métaphilosophie que la philosophie elle-même. Par conséquent tout dialogue de Platon en même temps qu'il se fixe plus ou moins explicitement tel ou tel objet atteint toujours le résultat d'éclairer la nature de la philosophie. C'est le cas singulièrement du Banquet, de la République et de Phédon, mais c'est vrai aussi des autres. retour à
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SOCRATE LE JEUNE.
L’un ou l’autre convient à notre propos.
L’ETRANGER.
A merveille, mon cher Socrate. Si tu évites de prendre trop de souci des mots, tu en deviendras plus riche d'intelligence dans tes vieux jours. Quant à présent, ce que tu conseilles, il faut le faire. Conçois-tu comment, après avoir montré que l’art d’élever les troupeaux comprend deux parties, on pourrait arriver à ne plus chercher que dans l’une d’elles seulement ce que tout à l’heure on cherchait dans leur réunion ?
SOCRATE LE JEUNE.
J’y aiderai de tous mes efforts. Pour moi, je mettrais d’un côté l’éducation des hommes, et de l’autre celle des bêtes.
L’ETRANGER.
Tu divises dans la plus grande hâte et avec le plus grand courage, mais efforçons-nous de ne pas en subir les conséquences.
SOCRATE LE JEUNE.
Lesquelles ?
L’ETRANGER.
Ne séparons pas une petite partie pour l’opposer seule au nombre et à la multitude, sans qu’elle forme une idée ; mais que chaque partie soit en même temps une idée. Rien de plus beau, en effet, que de distinguer d’abord de tout le reste ce qu’on cherche, quand on le fait avec succès. C’est ainsi que toi, tout à l’heure, pensant tenir la vraie division, tu t’es empressé de saisir le terme du discours, quand tu as vu qu’il allait vers les hommes. Mais, mon cher, il n’est pas sûr de procéder par de petites parties ; le mieux est de diviser par moitiés : c’est la vraie méthode pour trouver les idées. Or, c’est là l’essentiel dans nos recherches.
SOCRATE LE JEUNE.
Que veux-tu dire, ô Etranger ?
L’ETRANGER.
Je vais essayer de m’expliquer plus clairement par amour pour toi, mon cher Socrate. Présentement, il est impossible d’éclaircir ce sujet de manière à ne rien laisser à désirer. Il nous faut faire quelques pas de plus pour trouver la lumière qui nous manque.
SOCRATE LE JEUNE.
En quoi donc prétends-tu que pèche notre division ?
L’ETRANGER.
Voici. Nous avons fait comme un homme qui, se proposant de diviser en deux le genre humain, procéderait à la manière des gens de ce pays. Ils distinguent les Grecs de tous les autres peuples, comme une race à part, après quoi réunissant toutes les autres nations, quoique en nombre infini, sans contact ni relations entre elles, ils les désignent par le seul nom de barbares, s’imaginant, parce qu’ils les désignent par un terme unique, qu’elles forment une race unique. Ou comme un homme qui croirait diviser le nombre en deux espèces, en mettant à part dix mille et le considérant comme une espèce, et en donnant à tout le reste un seul nom, persuadé, à cause de cette appellation unique, qu’il a bien une seconde espèce, différente de la précédente, unique aussi. Combien ne diviserait-on pas avec plus de sagesse, et plus véritablement par idées et par moitiés, si l’on partageait le nombre en pair et impair, la race humaine en mâle et en femelle, attendant, pour distinguer les Lydiens, les Phrygiens, ou tel autre peuple, et les opposer à tous les autres, de se trouver dans l’impossibilité de diviser tout à la fois par idées et par parties !
SOCRATE LE JEUNE.
Très juste. Mais cela même, ô Etranger ! que tu appelles la partie et l’idée, comment reconnaître que ce n’est pas une même chose, mais deux choses différentes ?
L’ETRANGER.
O, le meilleur d'entre les hommes ! Sais-tu bien que ce n’est pas une mince affaire ce que tu demandes là, Socrate ? Nous ne nous sommes déjà que trop égarés loin du but que nous poursuivons ; et tu veux que nous nous égarions davantage encore ! Non, revenons, comme il convient, sur nos pas. Une autre fois, nous suivrons ces traces à loisir jusqu’au bout. Mais prends bien garde de croire, Socrate, que tu m’as entendu m’expliquer clairement sur ce point.
SOCRATE LE JEUNE.
Lequel ?
L’ETRANGER.
Que l'idée et la partie sont choses fort différentes.
SOCRATE LE JEUNE.
Comment ?
L’ETRANGER.
L'idée est nécessairement aussi une partie de la chose dont on dit qu’elle est une idée ; mais il n’y a aucune nécessité que la partie soit en même temps une idée. Sache bien, Socrate, que je procède par la première méthode plutôt que par la seconde.
SOCRATE LE JEUNE.
Je m’en souviendrai.
L’ETRANGER.
Dis-moi donc à présent.
SOCRATE LE JEUNE.
Quoi ?
L’ETRANGER.
De quel point nous sommes partis pour venir nous égarer jusqu’ici. Le voici, je pense. Je t’avais demandé comment il convenait de diviser l’élevage des troupeaux, et tu m’as dit dans ton ardeur précipitée qu’il y a deux idées de vivants, l’une qui ne comprend que les hommes, l’autre qui embrasse toutes les bêtes en général.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est vrai.
L’ETRANGER.
Et tu m’as paru croire qu’ayant mis à part une partie, tout le reste des animaux devait former une seule et même idée, parce que tu avais un même nom à leur donner à tous, les ayant appelés des bêtes.
SOCRATE LE JEUNE.
Il en a bien été ainsi.
L’ETRANGER.
En quoi, ô le plus courageux de tous ! tu as agi comme agirait n'importe quelle bête qui serait intelligente, la grue, par exemple, si, distribuant les noms suivant ton procédé, elle opposait les grues comme une idée distincte à la multitude des animaux, et se faisait ainsi honneur à elle-même ; tandis que, enveloppant tous les autres êtres, y compris les hommes, dans une même catégorie, elle les confondrait tous sous le nom de bêtes. Tâchons donc de nous tenir désormais en garde contre ces sortes d’erreurs.
SOCRATE LE JEUNE.
Comment ?
L’ETRANGER.
En ne divisant pas l'idée de l'animal tout entière, de peur de nous tromper.
SOCRATE LE JEUNE.
Ne le faisons donc pas.
L’ETRANGER.
C’est cependant la faute que nous avions commise.
SOCRATE LE JEUNE.
Comment ?
L’ETRANGER.
Toute la partie de la science spéculative qui se rapporte au commandement, nous avons dit qu’elle a pour objet l’éducation des animaux, des animaux qui vivent en troupeaux. N’est-il pas vrai ?
SOCRATE LE JEUNE.
Oui.
L’ETRANGER.
Nous avons donc déjà en ceci divisé le genre animal tout entier, mettant d’un côté les animaux sauvages, de l’autre les apprivoisés. Car ceux qui sont susceptibles de s’apprivoiser, on les nomme domestiques, et les autres sauvages.
SOCRATE LE JEUNE.
Bien.
L’ETRANGER.
Or a science que nous pourchassons, c’est parmi les animaux apprivoisés qu’elle se trouvait et se trouve encore, et c’est dans la catégorie de ceux qui vivent en troupes qu’il faut la chercher.
SOCRATE LE JEUNE.
En effet.
L’ETRANGER.
Ne divisons donc pas comme tout à l’heure, en embrassant tout à la fois, et en nous hâtant d’arriver à la science politique. Car cette précipitation nous a fait éprouver ce que dit le proverbe.
SOCRATE LE JEUNE.
Quoi ?
L’ETRANGER.
Pour n’avoir pas divisé avec une sage lenteur, nous arrivons plus tard au but.
SOCRATE LE JEUNE.
Et nous n’avons que ce que nous méritons, Etranger.
SOCRATE LE JEUNE.
Laquelle ?
L’ETRANGER.
Introduisons ici une sorte de jeu, empruntons une partie considérable d’une longue fable. Puis reprenons, comme précédemment, séparons jusqu'au bout la partie de la partie, et nous parviendrons à l’objet de notre recherche. N’est-ce pas ainsi que nous devons procéder ?
SOCRATE LE JEUNE.
Très certainement.
L’ETRANGER.
Eh bien donc, sois à l'égard de cette fable, comme les enfants, très attentif. Tu n’es pas d’ailleurs si loin des années de l’enfance.
SOCRATE LE JEUNE.
Parle.
L’ETRANGER.
Entre les antiques traditions dont on se souvient encore, et dont on se souviendra longtemps, est celle du signe qui parut dans la querelle d’Atrée et de Thyeste. Tu as entendu raconter et tu te rappelles ce qu’on dit qui arriva alors.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est peut-être du signe de la brebis d’or que tu veux parler ?
L’ETRANGER.
Pas du tout, mais du changement du coucher et du lever du soleil, et des autres astres, lesquels se couchaient alors à l’endroit même où ils se lèvent aujourd’hui, et se levaient du côté opposé. Voulant témoigner sa présence à Atrée, le dieu, par un changement soudain, établit l’ordre actuel.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est, en effet, ce qu’on rapporte également.
L’ETRANGER.
Il y a aussi tout ce qu'on raconte du règne de Kronos.
SOCRATE LE JEUNE.
Beaucoup de choses.
L’ETRANGER.
Eh quoi ? ne dit-on pas encore que les hommes d’autrefois étaient fils de la terre et ne naissaient pas les uns des autres ?
SOCRATE LE JEUNE.
Oui, c’est aussi un de nos vieux récits.
L’ETRANGER.
Tous ces faits sortent d'un même événement, et avec ceux-là mille autres plus merveilleux encore. Mais la longueur du temps qui s’est écoulé a fait oublier les uns, et a détaché de l’ensemble les autres, qui donnent lieu désormais à autant de récits séparés. Quant à l'événement qui est la cause commune de tous ces faits, personne n’en a parlé et il faut maintenant l’exposer. Cela nous sera d’un grand secours pour mettre en évidence ce qu'est le roi.
SOCRATE LE JEUNE.
On ne saurait mieux dire. Parle donc sans rien omettre.
L’ETRANGER.
Ecoute. Ce tout, tantôt le Dieu lui-même le dirige dans sa marche, et lui imprime un mouvement circulaire ; tantôt il l’abandonne, lorsque ses révolutions ont rempli la mesure du temps marqué. Le monde alors, maître de son mouvement, décrit un cercle contraire au premier, car il est vivant, et il a reçu l’intelligence de celui qui, dès le commencement, l’ordonna avec harmonie. Quant à la cause de cette marche rétrograde, elle est nécessaire, innée en lui, et la voici.
SOCRATE LE JEUNE.
Voyons.
L’ETRANGER.
Etre toujours de la même manière, également, et le même être, c’est le privilège des dieux par excellence. La nature du corps n’est pas de cet ordre. Or l’être que nous nommons le ciel et le cosmos a reçu de son principe une foule de qualités admirables, mais il participe en même temps de la nature du corps. De là vient qu’il lui est absolument impossible d’échapper à toute espèce de changement, mais qu’il se meut autant que possible dans le même lieu, dans la même direction, et d’un seul mouvement. C'est pourquoi il reçut la révolution circulaire, qui est la plus petite altération par le mouvement lui-même. Se donner le mouvement de toute éternité, c’est ce qui ne peut guère appartenir qu’à celui qui mène tout ce qui se meut. Et cet être-là ne saurait mouvoir tantôt d’une façon, tantôt d’une façon contraire. Tout cela prouve qu’il n’est permis de dire ni que le monde se donne à lui-même le mouvement de toute éternité, ni qu’il reçoit de la divinité deux impulsions et deux impulsions contraires, ni qu’il est mis tour à tour en mouvement par deux divinités de sentiments opposés. Mais comme nous disions tout à l’heure, et c’est la seule hypothèse qui nous reste, tantôt il est dirigé par une puissance divine, supérieure à sa nature, et il recouvre une vie nouvelle, et il reçoit du suprême artisan une nouvelle immortalité ; tantôt, cessant d’être conduit, il se meut de lui-même, et il est ainsi abandonné pendant tout le temps nécessaire pour accomplir des milliers de révolutions rétrogrades, car son immense étendue, dans un équilibre parfait, tourne sur un point d’appui très étroit.
SOCRATE LE JEUNE.
Tout ce que tu viens de dire là paraît fort vraisemblable.
L’ETRANGER.
Poursuivons donc, en considérant parmi les faits qui viennent d’être cités l’événement que nous avons dit être la cause de toutes sortes de faits étonnants. C’est bien celui-ci.
SOCRATE LE JEUNE.
Lequel ?
L’ETRANGER.
Le mouvement du monde qui tantôt décrit un cercle dans le sens actuel, et tantôt dans le sens contraire.
SOCRATE LE JEUNE.
Comment cela ?
L’ETRANGER.
Il faut croire que ce changement est de toutes les conversions célestes la plus grande et la plus complète.
SOCRATE LE JEUNE.
Il semble bien.
SOCRATE LE JEUNE.
Cela est encore vraisemblable.
L’ETRANGER.
Mais ne savons-nous pas que la nature des vivants supporte difficilement le concours de changements nombreux, considérables et de diverses sortes ?
SOCRATE LE JEUNE.
Comment ne pas le savoir ?
L’ETRANGER.
Alors il y a nécessairement de grandes pertes parmi les autres vivants, et dans le genre humain lui-même, un petit nombre d’individus subsistent. Ces derniers éprouvent mille choses étonnantes et nouvelles. Mais la plus extraordinaire est celle qui résulte du mouvement rétrograde du monde, lorsque au cours actuel des astres succède le cours contraire.
SOCRATE LE JEUNE.
Comment ?
L’ETRANGER.
Dans cette circonstance on vit d’abord l’âge des divers êtres vivants s’arrêter soudain. Tout ce qui était mortel cessa de s’avancer vers la vieillesse, et par une marche contraire devint en quelque manière plus délicat et plus jeune. Les cheveux blancs des vieillards noircissaient ; les joues de ceux qui avaient de la barbe, recouvrant leur poli, rendaient à chacun sa jeunesse passée ; les membres des jeunes gens devenant plus tendres et plus petits de jour en jour et de nuit en nuit reprenaient la forme d’un nouveau-né. Et ce qui advenait à l'âme était semblable à ce qui advenait au corps. Au terme de ce progrès tout s’évanouissait et rentrait dans le néant. Quant à ceux qui avaient péri violemment dans le cataclysme, leurs corps passaient par les mêmes transformations avec une rapidité qui ne permettait de rien distinguer, et disparaissaient complètement en peu de jours.
SOCRATE LE JEUNE.
Mais comment avait lieu alors, ô Etranger, la génération, et comment les êtres vivants se reproduisaient-ils ?
L’ETRANGER.
Il est évident, Socrate, que la reproduction des uns par les autres n’était pas dans la nature d’alors. Mais suivant ce qu’on dit qu’il y eut autrefois une race de fils de la terre, les hommes revenaient du sein de la terre qui les avait reçus. Et le souvenir de ces choses nous a été transmis par nos premiers ancêtres, voisins du cycle précédent, et nés au commencement de celui-ci. Tels sont les garants de cette tradition, à laquelle beaucoup aujourd'hui refusent injustement d'accorder foi. Voici à quoi il faut réfléchir. Si les vieillards en effet revenaient aux formes de l’enfance, il était naturel que ceux qui étaient morts et couchés dans la terre se relevassent et vécussent de nouveau, pour suivre le mouvement qui ramenait la génération en sens contraire. De sorte qu’ils étaient nécessairement fils de la terre, conformément à leur nom et à la tradition, quand ils ne furent pas ravis par un dieu vers d’autres destinées.
SOCRATE LE JEUNE.
Cela en effet s’accorde parfaitement avec ce qui précède. Mais la vie que tu rapportes au règne de Kronos est-elle celle des anciens temps, ou de ceux-ci ? Car pour le changement des astres et du soleil, il est évident qu’il a dû s’accomplir à l’une et l’autre époque.
L’ETRANGER.
Tu as bien suivi mon raisonnement. Quant au temps dont tu parles, où toutes choses naissaient d’elles-mêmes pour les hommes, il n’appartient pas aux mouvements présents, mais aux précédents. Alors le Dieu, veillant sur l’univers entier, présidait à son premier mouvement. Comme aujourd’hui les différentes parties du monde étaient divisées par régions entre les dieux qui y présidaient. Les animaux, partagés en genres et en troupeaux, étaient sous la conduite de démons, qui, comme des pasteurs divins, savaient pourvoir à tous les besoins du troupeau confié à leur garde. De sorte qu’on ne voyait pas de bêtes féroces, que les animaux ne s’entre-dévoraient pas, et qu’il n’y avait ni guerre ni rixe d’aucune sorte. Tous les autres biens résultant de cet ordre de choses seraient infinis à raconter. Quant à ce qu’on rapporte, qu'ils menaient une vie spontanée, en voici l’origine. Le Dieu lui-même conduisait et surveillait les hommes, tout comme ceux-ci aujourd’hui, à titre d’animaux d’une nature plus divine, conduisent les espèces inférieures. Sous ce gouvernement divin il n’y avait ni constitution, ni propriété des femmes ou des enfants. Les hommes ressuscitaient tous du sein de la terre, sans aucun souvenir des choses d'avant. Ils recueillaient sur les arbres et dans les forêts des fruits abondants, que n’avait pas fait naître la culture, et que la terre produisait par sa propre fécondité. Nus et sans abri, ils passaient presque toute leur vie en plein air. Les saisons, tempérées alors, leur étaient clémentes, et l’épais gazon dont la terre se couvrait leur offrait des lits moelleux. Voilà, Socrate, tu viens de l’entendre, la vie que menaient les hommes sous Kronos. Celle à laquelle on dit que Zeus préside, celle d’aujourd’hui, tu la connais par toi-même. Pourrais-tu décider quelle est la plus heureuse, et le voudrais-tu ?
SOCRATE LE JEUNE.
Non, vraiment.
L’ETRANGER.
Veux-tu donc que je prenne ta place, et que je décide en quelque manière ?
SOCRATE LE JEUNE.
Je ne demande pas mieux.
L’ETRANGER.
Si donc les nourrissons de Kronos, dans un si grand loisir, avec la faculté de communiquer par le langage non seulement entre eux mais avec les animaux, usaient de tous ces avantages pour l’étude de la philosophie, vivaient dans le commerce des animaux et de leurs semblables, s’informaient auprès de tous les êtres si quelqu’un d’entre eux n’aurait pas, par quelque capacité particulière, fait quelque découverte qui pût contribuer à l’avancement de la science, il est facile de juger que les hommes d’alors jouissaient d’une félicité mille fois plus grande que la nôtre. Si au contraire ils attendaient d’être gorgés de nourriture et de boisson pour converser entre eux et avec les animaux, selon les fables qu’on en raconte encore à l’heure qu’il est, la question est encore, à mon avis, très simple à résoudre. Mais laissons cela, jusqu’à ce qu’un messager se présente à nous, qui soit en état de nous apprendre de laquelle de ces deux manières les hommes de ce temps-là faisaient usage des sciences et des discours.
Lorsque l’époque qui comprend toutes ces choses fut accomplie, qu’un changement dut avoir lieu, que la race issue de la terre eut péri tout entière, que chaque âme eut épuisé son compte de naissances, et livré à la terre les semences qu’elle lui devait, il arriva que celui qui gouverne le tout, lâchant le gouvernail, se retira à l’écart comme en un lieu d’observation, et que sa destinée, aussi bien que son désir naturel, emporta encore une fois le cosmos dans un mouvement contraire. Tous les dieux qui gouvernaient, de concert avec la divinité suprême, les diverses régions, témoins de ces faits, abandonnèrent à leur tour les parties confiées à leurs soins. Le cosmos, revenant sur lui-même dans un mouvement rétrograde, poussé dans les deux directions opposées du commencement et de la fin, et se secouant à plusieurs reprises sur lui-même avec violence, causa une destruction nouvelle des animaux de toute espèce. Ensuite, après un intervalle de temps suffisant, le trouble, le tumulte, l’agitation cessèrent, la paix se rétablit, et il recommença avec ordre sa marche accoutumée, attentif à lui-même et à tout ce qu’il renferme, se souvenant des instructions du dieu qui l'a mis en ordre et qui en est le père.
Au commencement il s’y conformait avec exactitude, et à la fin avec plus de négligence. La cause de cela, c’était l’élément matériel de sa constitution, lequel a son origine dans l’antique nature, livrée longtemps à la confusion, avant de parvenir au cosmos actuel. C’est en effet de celui qui l’a ordonné qu'il tient tout ce qu’il a de beau. Et c’est de son état antérieur qu’il reçoit, pour le transmettre aux animaux, tout ce qui arrive de mauvais et d’injuste dans le ciel. Tandis qu’il dirige de concert avec son pilote les animaux qu’il renferme, il produit peu de mal et beaucoup de bien. Quand il vient à s’en séparer, dans le premier instant de son isolement, il dirige tout pour le mieux. Mais à mesure que le temps s’écoule, et que l’oubli survient, l’ancien état de confusion reparaît et domine. A la fin le bien qu’il produit est de si peu de prix, et la quantité de mal qu’il y mêle est si grande, que lui-même avec tout ce qu’il renferme est en danger de périr. C’est alors que le dieu qui a l'a ordonné, le voyant dans ce péril, et ne voulant pas qu’il succombe à la confusion et aille se perdre et se dissoudre dans l’abîme de la dissemblance, c’est alors que le dieu s’assied de nouveau au gouvernail, répare ce qui a souffert et s’est altéré, et rétablissant l’ancien mouvement auquel il préside, le rajeunit et le rend immortel.
Voilà tout ce qu’on raconte. Mais cela suffit pour la définition du roi, si l’on se reporte à ce qui précède. Car le cosmos étant rentré dans le chemin de la génération actuelle, l’âge s’arrêta de nouveau, et l’on vit reparaître la marche contraire. Ceux des animaux qui par leur petitesse étaient presque réduits à rien, se mirent à croître. Ceux qui venaient de sortir de terre blanchirent tout à coup, moururent et revinrent à la terre. Tout le reste changea de même, imitant et suivant toutes les modifications de l’univers. La grossesse, l'accouchement et l'allaitement s’accommodèrent nécessairement à la révolution générale. Il n’était plus possible qu’un animal se formât dans la terre par la combinaison d’éléments divers. Comme il avait été ordonné au cosmos de gouverner lui-même son mouvement, ainsi il fut ordonné à ses parties de s'engrosser elles-mêmes autant qu’elles le pourraient, d'accoucher et d'allaiter, par un procédé semblable.
Mais nous voici enfin arrivés au point où tend tout ce discours. En ce qui concerne les autres animaux il y aurait beaucoup de choses à dire, et il faudrait beaucoup de temps pour expliquer le point de départ et les causes de leurs changements. Ce qui regarde les hommes est plus court, et dans un rapport plus direct à notre sujet. Privés de la protection du démon, leur maître et leur pasteur, parmi des animaux naturellement sauvages et devenus féroces, les hommes faibles et sans défense étaient déchirés par eux. Ils étaient de plus dépourvus d’arts et d’industrie dans ces premiers temps, parce que la terre avait cessé de leur fournir d’elle-même la nourriture, et parce qu’ils n'avaient pas les moyens de se la procurer, car auparavant ils n’avaient jamais senti la nécessité de les chercher. C’est pourquoi ils étaient dans une grande détresse. De là vient que les dieux nous apportèrent, avec l’instruction et les enseignements nécessaires, ces présents dont parlent les anciennes traditions. Prométhée apporta le feu, Héphaïstos, avec celle qui exerce les mêmes travaux, les arts, d’autres divinités les semences et les plantes. Voilà comment parurent toutes les choses qui aident les hommes à vivre, lorsque les dieux, comme il a été dit, cessèrent de les gouverner et de les protéger directement, lorsqu’il leur fallut se conduire et se protéger eux-mêmes, comme fait ce cosmos entier, qu'ils imitent et accompagnent, naissant et vivant tantôt d’une manière, tantôt de l’autre.
L’ETRANGER.
Il serait fort à désirer qu’il en fût ainsi, Socrate. Mais il faut non pas que tu sois satisfait toi tout seul, mais que nous le soyons toi et moi ensemble. Or je ne crois pas que la figure du roi soit encore complètement dessinée. Il arrive que les statuaires, par une précipitation intempestive, font certaines parties trop grandes, certaines autres trop petites, et se retardent en se hâtant. Ainsi nous-mêmes, voulant montrer promptement et d’une manière magnifique l’erreur de notre précédente discussion, jugeant qu’il convenait de comparer le roi aux plus grands modèles, nous avons soulevé la masse extraordinaire de cette fable. Et nous nous sommes mis dans la nécessité d’en employer une partie plus grande qu’il n’était besoin. De la sorte notre exposition s’est trouvée trop longue, et nous n’avons pu mener à sa fin notre fable. Notre discours ressemble véritablement au dessin d’un animal dont les contours paraîtraient suffisamment marqués, mais qui manquerait du relief et de la distinction que donne le mélange des nuances et des couleurs. Note que le dessin et le modelage, quand il s’agit de représenter un animal, sont loin de valoir le mot et le raisonnement, pour ceux du moins qui savent en faire usage. Car pour les autres le modelage est préférable.
SOCRATE LE JEUNE.
A merveille ! Mais dis-nous donc ce qui n’a pas été suffisamment éclairci.
L’ETRANGER.
Il est difficile, mon cher, d’expliquer suffisamment les choses les plus importantes sans recourir aux modèles. Il semble en effet que nous connaissions tout comme en rêve et rien en veille.
SOCRATE LE JEUNE.
Comment l'entends-tu ?
L’ETRANGER.
En vérité le chemin que j'ai suivi pour arriver à ce qui se passe en nous dans la science est assez étrange.
SOCRATE LE JEUNE.
Pourquoi donc ?
L’ETRANGER.
Mon modèle, ô mon excellent ami, a lui-même besoin d’un modèle.
SOCRATE LE JEUNE.
Comment donc ? parle, je te prie, sans rien retrancher à cause de moi.
L’ETRANGER.
Je vais parler, puisque te voilà tout disposé à me suivre. Les enfants, nous le savons, lorsqu’ils commencent à apprendre les lettres...
SOCRATE LE JEUNE. Quoi donc ?
L’ETRANGER. Ils distinguent correctement chacun des éléments dans les syllabes les plus courtes et les plus faciles et sont capables de les prononcer exactement.
SOCRATE LE JEUNE. C’est vrai.
L’ETRANGER. Mais dans d’autres syllabes, ils hésitent et se trompent dans leur jugement et leur parole.
SOCRATE LE JEUNE. Tout à fait.
L’ETRANGER. Et le chemin le plus facile et le plus beau pour les conduire à celles qu’ils ne connaissent pas encore...
SOCRATE LE JEUNE. Lequel est-ce ?
L’ETRANGER. Les mener d’abord à celles dont ils jugeaient correctement, puis les placer devant celles qu’ils ne connaissent pas encore et, en les comparant, leur montrer leur similitude et l’identité de leur nature dans les deux combinaisons. Et finalement leur ayant montré devant toutes celles qu’ils ne connaissent pas celles qu’ils jugent correctement, celles-ci deviendront des modèles. Grâce à quoi dans toutes les syllabes ils nommeront chacun des éléments, différent celui qui est différent des autres, identique celui qui est identique à lui-même.
SOCRATE LE JEUNE. Absolument.
L’ETRANGER. Nous comprenons donc bien qu’un modèle est le principe par lequel nous jugeons correctement le même fondu dans l’autre et identifions chacun des deux en particulier d’un unique jugement vrai.
SOCRATE LE JEUNE. C’est bien ce qu’il semble.
L’ETRANGER.
Nous étonnerons-nous donc si notre âme, qui est naturellement dans le même état par rapport aux éléments de toutes choses, tantôt rencontre la vérité sur chacun d’eux dans certains composés, et tantôt se fourvoie en les méconnaissant en d’autres sujets, les prenant pour ce qu’ils sont quand ils se montrent dans telles combinaisons, et ne sachant plus les reconnaître dans les longues et difficiles syllabes que forment les choses ?
SOCRATE LE JEUNE.
Il n’y a pas lieu de s’étonner.
L’ETRANGER.
Le moyen, en effet, mon cher, quand on part d’une opinion fausse, d’atteindre à la moindre parcelle de vérité et d’acquérir l'intelligence ?
SOCRATE LE JEUNE.
C’est à peu près impossible.
L’ETRANGER.
Or, s’il en est ainsi, nous ne ferions pas mal, toi et moi, après avoir étudié dans un petit modèle particulier ce qu'est généralement un modèle, d'entreprendre de transporter le même procédé essayé sur de petites choses à la plus grande, l'idée du roi, afin de découvrir dans un autre modèle en quoi consiste le soin des choses de l’Etat, et de passer du rêve à la veille.
SOCRATE LE JEUNE.
On ne saurait mieux dire.
SOCRATE LE JEUNE.
Il me semble à moi, Etranger, que rien de ce qui a été dit n’a été dit inutilement.
L’ETRANGER.
Il n'y a là rien d'étonnant. Mais peut-être une autre fois, mon cher, cela ne te le semblera-t-il plus. Contre cette maladie qui pourrait te prendre dans la suite plus d’une fois, il n'y aurait là rien d'étonnant, écoute donc un propos qui s’applique à tous les cas de cette sorte.
SOCRATE LE JEUNE.
Voyons, dis.
L’ETRANGER.
Commençons par considérer d’une manière générale l’excès et le défaut, afin d’apprendre à louer et blâmer avec raison ce qui est trop long ou trop court dans les discussions comme celle-ci.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est ce qu’il faut faire.
L’ETRANGER.
Un propos qui roulerait sur ce sujet ne serait pas, que je sache, un propos superflu.
SOCRATE LE JEUNE.
Sur quel sujet ?
L’ETRANGER.
La longueur et la brièveté, et en général l’excès et le défaut. Car toutes ces choses appartiennent à l’art de la mesure.
SOCRATE LE JEUNE.
Oui.
L’ETRANGER.
Divisons-le donc en deux parties. Cela est nécessaire au but que nous poursuivons.
SOCRATE LE JEUNE.
Mais comment faire cette division, dis ?
L’ETRANGER.
Voici. L’une considérera la grandeur et la petitesse dans leurs rapports réciproques, l’autre dans l'essence nécessaire de ce qui devient.
SOCRATE LE JEUNE.
Que veux-tu dire ?
L’ETRANGER.
Est-ce qu’il ne te paraît pas naturel que le plus grand ne soit dit plus grand que relativement à ce qui est plus petit, que le plus petit ne soit dit plus petit que relativement à ce qui est plus grand ?
SOCRATE LE JEUNE.
Il me le paraît.
L’ETRANGER.
Mais quoi ? ce qui va au delà ou reste en deçà de la nature du suffisant dans les discours et dans les actions, est-ce que nous ne dirons pas que cela existe véritablement, et que c’est en cela que nous distinguons surtout ce qui est bon et ce qui est mauvais ?
SOCRATE LE JEUNE.
En effet.
L’ETRANGER.
Il nous faut donc poser cette double nature et ce double juge du grand et du petit et, au lieu de nous borner comme nous l’avons dit tout à l’heure à les observer dans leurs rapports, les comparer tour à tour comme nous le disons actuellement l’un à l’autre et à la mesure. Veux-tu savoir pourquoi ?
SOCRATE LE JEUNE.
Sans doute.
L’ETRANGER.
S’il n’était permis de considérer la nature du plus grand que par rapport au plus petit, on ne tiendrait aucun compte de la mesure, n’est-il pas vrai ?
SOCRATE LE JEUNE.
Il est vrai.
L’ETRANGER.
N'anéantirions-nous pas, en procédant de la sorte, les métiers eux-mêmes et tous leurs travaux, et n'anéantirions-nous pas et la politique, objet de nos présentes recherches, et cet art du tisserand dont il vient d’être parlé ? Car aucun ne suppose qu’il n’existe rien ni en deçà ni au delà de la mesure. Ils s’en défendent au contraire comme d’une faute difficile à éviter dans leurs opérations. C’est en conservant la mesure que tous produisent leurs œuvres.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est vrai.
L’ETRANGER.
Or si nous anéantissons la politique, comment pourrons-nous après cela rechercher en quoi consiste la science royale ?
SOCRATE LE JEUNE.
Nous ne le pourrons.
L’ETRANGER.
Eh bien donc, comme concernant le Sophiste nous avons démontré l’existence du non-être, parce que autrement le discours nous échappait, ainsi ne nous faut-il pas démontrer à présent que le plus et le moins sont mesurables non seulement l’un relativement à l’autre, mais à la mesure ? Car il est impossible d’admettre que ni le politique ni qui que ce soit se montrent savants et habiles dans la pratique, si ce point n’est d’abord accordé.
SOCRATE LE JEUNE.
Il nous faut donc l’expliquer à l’instant même.
L’ETRANGER.
Voilà, Socrate, une nouvelle besogne plus grande que l’autre, quoique nous n’ayons pas oublié combien l’autre a été longue. Mais il est une chose qu’on peut supposer ici en toute justice.
SOCRATE LE JEUNE.
Laquelle ?
L’ETRANGER.
Que nous pourrons avoir besoin quelque jour de ce dont il vient d’être parlé pour exposer en quoi consiste l’exactitude en soi. Mais en attendant, dans la démonstration claire et complète de la vérité que nous cherchons, ce nous sera un merveilleux secours de considérer que les métiers existent, car le plus grand et le plus petit ne sont pas mesurables seulement l’un avec l’autre, mais avec la mesure. Si cette mesure existe, le plus et le moins existent. Et si ceux-ci existent, les métiers existent également. Mais si la mesure est anéantie, les métiers le sont du même coup.
SOCRATE LE JEUNE.
Bien ceci, mais après ?
L’ETRANGER.
Il est évident que nous aurons divisé l’art de mesurer conformément à ce qui a été dit, si nous le séparons en deux parties, mettant dans l’une tous les arts qui mesurent par leur contraire le nombre, la longueur, la largeur, la profondeur et l’épaisseur ; et dans l’autre, ceux qui prennent pour règle la mesure, la convenance, l’opportunité, l’utilité, et généralement le milieu entre les extrêmes.
SOCRATE LE JEUNE.
Tu cites là deux vastes divisions, et profondément différentes.
L’ETRANGER.
C’est que, Socrate, ce que beaucoup d’habiles hommes déclarent, avec la persuasion d’énoncer une sage maxime, à savoir que l’art de mesurer s'applique à tout ce qui devient, oui, cela est précisément ce que nous disons maintenant. Tous les travaux des métiers en effet participent en quelque manière de la mesure. Mais parce que ceux qui divisent n’ont pas l’habitude de procéder selon l'idée, ils se hâtent de réunir ensemble les choses les plus diverses, les jugeant semblables, et par une erreur contraire ils distinguent en plusieurs parties des choses qui ne diffèrent pas. Pour bien faire il faudrait, quand on a reconnu dans une multitude d’objets des caractères communs, s’y arrêter jusqu’à ce qu’on ait aperçu sous cette ressemblance toutes les différences qui se rencontrent. Et il faudrait, quand on a constaté des dissemblances de toute sorte dans une multitude, n’en pouvoir pas détourner les regards avant d’avoir rassemblé tous les objets de même famille sous une ressemblance unique, et de les avoir enfermés dans l’essence d’une idée. Mais en voilà assez sur ces choses, comme aussi sur le défaut et l’excès. Prenons garde seulement que nous avons trouvé deux espèces de l’art de mesurer, et souvenons-nous de ce que nous en avons dit.
SOCRATE LE JEUNE.
Nous nous en souviendrons.
SOCRATE LE JEUNE.
Oui.
L’ETRANGER.
Et après la monarchie on peut citer, je pense, la domination du petit nombre.
SOCRATE LE JEUNE.
Certainement.
L’ETRANGER.
Une troisième constitution, n’est-ce pas le pouvoir du grand nombre, la démocratie, comme on l’appelle ?
SOCRATE LE JEUNE.
Sans doute.
L’ETRANGER.
Mais ces trois sortes de pouvoirs, en enfantant à partir d'elles-mêmes d’autres noms auprès d'elles-mêmes, ne deviennent-elles pas cinq ?
SOCRATE LE JEUNE.
Lesquelles ?
L’ETRANGER.
En y considérant la contrainte ou le consentement, la pauvreté ou la richesse, l'application ou la violation de la loi, on divise chacune en deux. Ainsi comme on trouve deux sortes de monarchies, on les appelle de deux noms : la tyrannie et la royauté.
SOCRATE LE JEUNE.
A merveille.
L’ETRANGER.
Toute cité dominée par le petit nombre s’appelle aristocratie ou oligarchie.
SOCRATE LE JEUNE.
A la bonne heure.
L’ETRANGER.
Quant à la démocratie, que le grand nombre commande ceux qui possèdent par la contrainte ou par le consentement, qu’elle applique la loi ou la viole, on n’a jamais eu coutume de lui donner des noms différents.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est vrai.
L’ETRANGER.
Mais quoi ? devons-nous croire que la droite constitution soit déterminée par ces termes : un seul, le petit nombre, le grand nombre, la richesse et la pauvreté, la contrainte et le consentement, l'application des textes ou leur violation ?
SOCRATE LE JEUNE.
Pourquoi pas ?
L’ETRANGER.
Examine encore et, pour plus de clarté, suis-moi par ici.
SOCRATE LE JEUNE.
Par où ?
L’ETRANGER.
Nous en tiendrons-nous à ce que nous avons dit d’abord, ou nous en écarterons-nous ?
SOCRATE LE JEUNE.
De quoi s’agit-il ?
L’ETRANGER.
Nous avons dit que le pouvoir royal est une science, je crois.
SOCRATE LE JEUNE.
Oui.
L’ETRANGER.
Et non pas une science quelconque, mais nous avons distingué entre toutes une science critique et directive.
SOCRATE LE JEUNE.
Oui.
L’ETRANGER.
Et dans cette dernière nous avons distingué une science qui commande à des corps sans vie, une autre qui commande aux vivants. Et procédant toujours suivant cette méthode de division, nous nous sommes avancés jusqu’ici, sans jamais perdre de vue notre science, mais aussi sans être en état d’en déterminer suffisamment la nature.
SOCRATE LE JEUNE.
On ne saurait mieux dire.
L’ETRANGER.
Ne comprenons-nous donc pas que, si nous voulons être conséquents avec nous-mêmes, ce n’est ni du petit nombre ou du grand nombre, ni du consentement ou de la contrainte, ni de la pauvreté ou de la richesse, que nous avons besoin, mais bien d'une science ?
SOCRATE LE JEUNE.
Nous ne pouvons pas faiblir là-dessus.
L’ETRANGER.
C’est donc une nécessité d’examiner maintenant dans lequel de ces gouvernements se rencontre la science de commander aux hommes, la plus difficile peut-être et la plus belle qui se puisse acquérir. C’est en effet cette science qu’il nous faut considérer, afin de distinguer du roi intelligent et reconnaître les concurrents qui se donnent pour des politiques, et le persuadent au grand nombre sans l’être aucunement.
SOCRATE LE JEUNE.
Voilà bien ce qu’il convient de faire, comme cela nous a déjà été démontré.
L’ETRANGER.
Est-ce qu’il te semble que le grand nombre dans une ville est capable de posséder cette science ?
SOCRATE LE JEUNE.
Comment le serait-il ?
L’ETRANGER.
Mais dans une ville de mille hommes se peut-il que cent, ou seulement cinquante, la possèdent d’une manière suffisante ?
SOCRATE LE JEUNE.
Ce serait à ce compte le plus facile de tous les arts. Nous savons bien que, parmi les Grecs sur mille hommes, on ne trouverait pas cent excellents joueurs d’échecs, et on trouverait cent rois ! Car celui qui a la science royale, qu’il gouverne ou non, doit, d’après ce que nous avons dit, être appelé roi.
L’ETRANGER.
Tu m'en fais souvenir à point. Il suit de là, si je ne me trompe, que c’est dans un seul homme, ou deux, ou tout au plus un petit nombre, qu’il faut chercher la droite forme du pouvoir, s’il en existe une droite.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est évident.
SOCRATE LE JEUNE.
Quelles images ?
L’ETRANGER.
Le noble pilote et le médecin « qui en vaut beaucoup d'autres ». Figurons-nous les dans un cas particulier, et observons les.
SOCRATE LE JEUNE.
Dans quel cas ?
L’ETRANGER.
Voici. Nous croyons tous avoir à souffrir de leur part les plus terribles traitements. Celui d’entre nous qu’ils veulent conserver, ils le conservent. Celui qu’ils ont résolu de tourmenter, ils le tourmentent, en coupant ou brûlant ses membres. Ils se font remettre comme une sorte de rançon des sommes d’argent, dont ils emploient une faible partie, ou même rien, au profit du malade, et détournent le reste à leur propre profit, eux et leurs serviteurs. Enfin ils reçoivent des parents ou des ennemis du malade un salaire, et le font mourir. De leur côté les pilotes font mille actions semblables. Ils abandonnent à terre, de parti pris, les passagers, quand ils lèvent l’ancre. Ils commettent toute sorte de fautes dans la navigation, jettent les hommes à la mer et leur font souffrir des maux de toute espèce. Pensant à tout cela nous décidons, après délibération, que ces deux arts ne pourront plus commander en maîtres, ni aux esclaves, ni aux hommes libres. Une assemblée sera formée par nous, de tout le peuple ou des riches exclusivement. Les ignorants et les travailleurs manuels auront droit d’émettre leur avis sur la navigation et les maladies, sur l’usage à faire des remèdes et des instruments de médecine dans l’intérêt des malades, des navires et des instruments de marine pour la navigation, sur les dangers que nous font courir les vents, la mer, la rencontre des pirates, sur le point de savoir si, dans un combat naval, il faut à des vaisseaux longs opposer d’autres vaisseaux semblables. Après quoi nous inscrirons sur des tables et sur des colonnes les jugements du grand nombre, qu’ils aient été dictés par les médecins et les pilotes ou par les ignorants. Ou sans les écrire nous proclamerons que ce sont là les coutumes de nos ancêtres, et ces règles présideront à l’avenir à la navigation et au traitement des malades.
SOCRATE LE JEUNE.
Voilà une fiction parfaitement absurde.
L’ETRANGER.
Chaque année nous tirerons au sort des chefs parmi les riches ou parmi le peuple entier, et les chefs ainsi établis, réglant leur conduite sur les lois ainsi instituées, dirigeront les navires et soigneront les malades.
SOCRATE LE JEUNE.
Cela est encore plus difficile à admettre.
L’ETRANGER.
Considère la suite. Lorsque ces magistrats auront atteint le terme de l’année, il nous faudra établir des tribunaux dont les juges seront choisis parmi les riches, ou tirés au sort parmi le peuple entier, et faire comparaître les magistrats à l’effet de rendre compte de leur conduite. Quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas pendant l’année dirigé les navires suivant les lois écrites ou suivant les antiques coutumes des ancêtres. De même pour ceux qui traitent les malades. Et pour ceux qui seront condamnés les mêmes juges décideront quelle peine ils devront subir ou quelle amende payer.
SOCRATE LE JEUNE.
Celui qui aurait de son plein gré exercé une telle magistrature serait très justement puni, quelque peine et quelque amende qu’on lui infligeât.
L’ETRANGER.
Il faudra en outre établir une loi portant que, s’il se trouve quelqu’un qui, indépendamment des lois écrites, étudie l’art du pilote et la navigation, l’art de guérir et la médecine, relativement aux vents, au chaud et au froid, et se livre à des recherches approfondies, on commencera par le déclarer non pas médecin ni pilote mais savant rêveur et bavard. Ensuite quiconque le voudra l’accusera de corrompre les jeunes gens en leur persuadant de pratiquer l’art du pilote et l’art du médecin sans se soucier des lois écrites, et de diriger comme il leur plaît vaisseaux et malades, et le citera devant qui de droit, c’est-à-dire devant un tribunal. Et s’il paraît qu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils opposés aux lois et aux règlements écrits, il sera puni des derniers supplices. Car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois. Personne en effet ne doit ignorer ce qui concerne la médecine et la santé, l’art de conduire un vaisseau et de naviguer, attendu qu’il est loisible à tout le monde d’apprendre les lois écrites et les coutumes des ancêtres. Si donc, Socrate, les choses se passaient comme nous venons de dire à l’égard de ces sciences, et de même à l’égard de l’art militaire et de l’art de la chasse en général, de la peinture, ainsi que des diverses parties de l’art de l’imitation, de l’art du charpentier et généralement de la fabrication des ustensiles, de l’agriculture et de tous les arts qui se rapportent aux fruits de la terre ; si nous voyions pratiquer conformément à des lois écrites l’art d’élever les chevaux et les troupeaux de toute sorte, la divination, toutes les parties du service, le jeu des échecs, l’arithmétique tout entière, celle qui est pure, celle qui est appliquée aux plans, aux volumes et aux mouvements, quel jugement ferions-nous de toutes ces choses ainsi traitées d’après des lois écrites et nullement d’après l’art ?
SOCRATE LE JEUNE.
Il est clair que c’en serait fait de tous les arts, et qu’ils disparaîtraient du milieu de nous sans pouvoir jamais renaître, par le seul fait de cette loi qui interdirait toute recherche. La vie humaine déjà si pénible deviendrait alors tout à fait invivable.
SOCRATE LE JEUNE.
Quoi donc ?
L’ETRANGER.
Si quelqu’un, au sujet des enfants qui se réunissent pour apprendre leurs lettres, nous demandait : lorsqu’on interroge l’un d’eux sur les lettres dont se compose un mot, n’a-t-il eu d’autre but en étudiant que de pouvoir satisfaire à cette question, ou a-t-il voulu se rendre capable de résoudre toutes les questions analogues, que répondrions-nous ?
SOCRATE LE JEUNE.
Qu’il a évidemment voulu se rendre capable de résoudre toutes les questions analogues.
L’ETRANGER.
Mais quoi ? cette recherche sur le politique, nous y livrons-nous seulement pour apprendre quel est le politique, ou pour devenir meilleurs discuteurs sur toutes choses ?
SOCRATE LE JEUNE.
C’est encore évidemment pour le devenir sur toutes choses.
L’ETRANGER.
Assurément il n’est pas un homme sensé qui voulût rechercher la définition de l’art du tisserand pour elle-même. Mais ce qui, selon moi, échappe au plus grand nombre, c’est qu'il existe des images naturelles sensibles de certaines choses, faciles à percevoir, qu’il n'est pas difficile de rendre évidentes à qui demande raison d’une chose, lorsqu’on veut la lui montrer facilement sans discours. Tandis que les réalités les plus élevées et les plus précieuses n'ont pas d'image qui les rende évidentes à l’esprit des hommes, qu’il suffise de montrer à qui interroge pour le satisfaire, en s'adressant à l'un de ses sens. C’est pourquoi il nous faut travailler à nous rendre capables de donner raison et réciproquement de recevoir raison. Car les choses incorporelles, qui sont les plus belles et les plus grandes, ne peuvent être connues que par le discours, et c’est d'elles que nous parlons maintenant. Mais en tout il est plus aisé de s’exercer sur de petites choses que sur de grandes.
SOCRATE LE JEUNE.
Très bien parlé.
L’ETRANGER.
Pourquoi avons-nous dit tout ceci ? rappelons-nous le.
SOCRATE LE JEUNE.
Pourquoi ?
L’ETRANGER.
C’est bel et bien à cause de l’ennui que nous a fait éprouver la longueur de nos discours sur l’art du tisserand et sur la révolution de l’univers, et à propos du Sophiste sur l’existence du non-être. Nous avons pensé que nous nous étions oubliés, et nous nous sommes fait des reproches, dans la crainte d’avoir perdu le temps en travaux superflus. C’est pour ne pas subir cela de nouveau que nous avons dit ce qui précède.
SOCRATE LE JEUNE.
C’est entendu. Continue seulement.
L’ETRANGER.
Je continue et je dis que nous devons, toi et moi, nous souvenir de ce qui vient d’être dit, et avoir soin désormais de donner l’éloge ou le blâme à la brièveté ou à la longueur de nos discours en prenant pour règle de nos jugements, non pas la longueur relative, mais cette partie de l’art de mesurer que nous avons dit qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit, et qui repose sur la considération de la convenance.
SOCRATE LE JEUNE.
Bien.
L’ETRANGER.
Nous n'y ferons aucune exception. Ce n'est pas au besoin de plaisir en effet que nous ajusterons la longueur, sauf d'une manière accessoire. Car que nous trouvions ce que nous cherchons facilement et rapidement, c'est secondaire et non premier. La raison nous prescrit de préférer en premier et de loin le chemin qui nous permet de diviser selon l'idée et, si une discussion développée doit rendre l’auditeur plus inventif, de nous y livrer sans nous impatienter de cette longueur davantage que de sa brièveté une autre fois. Ajoutons que s’il se rencontre un homme qui, dans ces sortes de conversations, blâme les longs discours et n’approuve pas ces perpétuels circuits et ces cercles, il ne faut pas permettre qu’il parte immédiatement après avoir blâmé la longueur de ce qui a été dit. Il faut exiger qu’il montre clairement comment une discussion plus courte eût rendu ceux qui discutent meilleurs discuteurs et plus inventifs dans la mise en évidence des choses par le discours. Quant aux autres reproches ou éloges, il n’en faut prendre nul souci, et ne pas même paraître les entendre. Mais en voilà assez sur ce sujet, s’il te semble comme à moi.