© Yves Dorion 2008 |
Yves Dorion
à Marie
Platon pour l’amour du sens constitue une promenade dans la compagnie fraternelle du philosophe. Hélas loin de l’Ilissos, cette flânerie, non sans but pourtant, peut-elle en son principe être platonicienne ? Par une raison que j’expose ci-dessous (cf. Ecrire ?), Platon écrit des dialogues. Ce qui suit est d’apparence discursive. De là peut naître un doute sur la légitimité de cette hasardeuse entreprise. Cependant ce qui est platonicien, ce n’est pas le dialogue socratique, lequel n’a jamais été écrit, ni ne peut l’être. Ce qui est platonicien, qui est écrit, c’est un texte qui vise à produire un effet philosophique sur l’esprit du lecteur ; et même, au-delà du texte et plus que celui-ci, c’est la réflexion à laquelle celui qui l’écrit appelle son lecteur sur le dialogue qu’il donne pour socratique. Tel est aussi le statut intellectuel de la présente publication. Après les analyses depuis de nombreuses années consacrées aux dialogues, est venu le moment de proposer aux amis de la sagesse un itinéraire philosophique, long détour loin du but, marqué par un certain nombre d’étapes, qui offrent autant de points de vue, tous très platoniciens (éducation, enfantement, idées, souvenir, république, amour...). Elles donnent lieu à des stations plus ou moins prolongées dans de larges paysages, quelquefois à des retours, d’où se découvrent des horizons nouveaux. Il y a quelques pics d’ascension difficile, en marge d’abîmes vertigineux, au milieu de la promenade entre autres. Mais nul n’est tenu de les gravir : d’autres proposeraient un autre cheminement, aussi légitime que le mien peut-être. Je suis sûr cependant qu’on ne peut éviter ni mon point de départ, ni mon point d’arrivée : le premier par une raison propre à Platon, dont la reconnaissance commande l’accès à sa philosophie, et le second parce qu’il est le but indiscutable de toute sagesse. Les dialogues et singulièrement leurs mythes et allégories sont d’une richesse telle qu’on n’en saurait fournir aucun résumé. Je ne peux raconter ici ni l’attelage ailé, ni la Caverne sans les mutiler arbitrairement. Celui qui les connaît, autant que celui qui ne les connaît pas, ne sera en mesure de suivre ce que j’en explique qu’en se rapportant au texte de leur auteur. Je ne vois pas d’autre remède à cet aspect allusif de mon travail. Est-ce cependant une lacune que de conduire le lecteur vers Platon lui-même ? Quoi qu’il en soit, pour le lui permettre, je lui donne toujours ci-dessous les références nécessaires, voire un lien "cf.Texte-". En outre par le lien "cf.IP-" je renvoie à la leçon des Interprétations platoniciennes propre à situer le propos du philosophe dans son contexte et à éclairer qui est soucieux de se tenir au plus près de sa démarche très singulière. Le 05/05/2008 |
" L’égalité, celle de la
géométrie, s’impose aux dieux et aux hommes "
(Gorgias, 508a)
Une philosophie parée du nom de platonisme tient qu’il existe un monde autonome des idées, qu’en lui réside la vérité, que pour lui le sage doit abandonner le monde sensible, que la sagesse exige la condamnation sans nuance des passions, que la dialectique, ascendante et descendante dit-on même, se tient dans cet éther des idées pures, que le bien est la révélation faite à un quasi prophète de l’existence d’un dieu transcendant, tout puissant à défaut d’être créateur. Le platonisme est un idéalisme.
Le platonisme cependant est-il la philosophie de Platon ?
Tout à l’opposé du plus grand nombre des philosophes, sinon de tous les autres, cet auteur, l’un des rares écrivains de la philosophie, n’écrit pas pour dire ce qu’il pense. Il n’a pas l’outrecuidance d’imposer au lecteur sa pensée, ni même de la lui proposer. Sur les questions les plus fondamentales il veille surtout à ne pas la lui dire. Quoiqu’il n’écrive assurément pas pour dire autre chose que sa pensée, il la protège comme d’une enveloppe, telle que le lecteur candide peut toujours imaginer avoir compris sa philosophie, alors même qu’il ne l’a pas le moins du monde soupçonnée.
Qu’on prenne par comparaison Aristote, Descartes ou Kant : l’étudiant qui ne les comprend pas ne va pas croire qu’il les a compris, même si les contraintes d’un examen universitaire lui font une obligation d’afficher une assurance qu’il n’a pas. Il sait bien que la pensée de l’auteur lui résiste sur tel point et sur tel autre, et le plus avancé dans sa lecture sait aussi qu’il y suffit peut-être d’une seule obscurité, pour que ce qu’il en croit clair constitue en fait un contresens. Au contraire le lecteur de Platon, si superficiel qu’il soit, peut toujours s’imaginer, de bonne foi, l’avoir compris. Une lecture naïve de son texte est en effet toujours possible ; elle est même probable, car l’enveloppe qui recouvre son sens, loin d’être un obscur galimatias, est une image qui, en tant que telle, a un sens... lequel n’est justement pas celui de la philosophie close en elle.
Platon se dissimule-t-il ? Il ne s’agit pas pour lui d’entretenir un mystère, d’« avancer masqué », comme cela a été dit de Descartes, afin de cacher des pensées condamnables. Il s’agit de psychagogie : son but n’est pas d’insinuer ses pensées dans l’esprit de son lecteur, où elles seraient comme les Grecs dans le cheval de Troie, mais de les faire produire par le lecteur. Il se sait pris entre la nécessité d’écrire et la certitude que la philosophie ne saurait être mise en formules. Car d’une part il lui faut jouer auprès des générations futures, à commencer par les plus immédiates, un rôle d’éducateur que personne ne tiendra à sa place, tandis que de l’autre cet auteur singulier veut éviter de produire un livre qui ferait autorité auprès des sots.
Il a un problème à résoudre, aussi insoluble au premier abord que la quadrature du cercle : écrire sans écrire. Heureusement en même temps qu’il se pose cette difficulté inédite, il en invente absolument la solution : c’est le dialogue platonicien, avec d’abord son ironique marche dialectique, mais aussi ses fugaces allusions, ses ténébreuses métaphores, ses mythes fuyants et ses allégories faussement limpides. La philosophie de Platon n’est pas livrée comme peut l’être une image ; elle est proposée comme une partition : il faut au lecteur se faire l’interprète de la partition afin de pouvoir l’entendre.
Or presque tous lisent la partition comme si elle était une image, dont le
sens serait manifeste,
parce qu’elle est présentée sous des couleurs et des formes qui peuvent le donner
à croire. Mais la faillite de cette lecture s’avoue implicitement lorsque, au lieu de prendre une
idée à son compte, le commentateur la renvoie à l’auteur et déclare :
« Platon pense que... ». Il mutile, et même il assassine sa philosophie en renonçant
à lui donner une portée universelle, je veux dire un sens intelligible à tous.
C’est renoncer à expliquer, pour se contenter de paraphraser. Prétendre par exemple
qu’« il pense que
- les idées ont une existence séparée des choses dans un monde intelligible,
- les idées sont données à l’âme avant sa naissance,
- la sagesse est d’éteindre en soi toute passion,
- le bonheur appartient à l’autre monde »,
alors qu’on est soi-même incapable, et pour cause ! de soutenir par une seule raison
intelligible l’une quelconque de ces propositions, révèle
le commentateur failli, interdit devant la partition.
Que peut-il conclure dans les conditions d’une telle lecture ? Ce que tout le monde en a toujours conclu. Dans le studiolo de son palais d’Urbino, Federico da Montefeltro avait placé un portrait de Platon, en compagnie des Pères de l’Eglise : Ambroise, Grégoire, Augustin, Jérôme et... de leur intarissable pourvoyeur d’arguments, Aristote. Plein de bonnes intentions, le peintre (Juste de Gand ou Pedro Berruguete) se retenant à peine de coiffer ce dernier d’une mitre, lui a posé sur la tête un bonnet en forme de tiare. Pour un peu il aurait succombé à la tentation de coiffer Platon du couvre-chef pontifical. Il y a heureusement renoncé. Il n’en reste pas moins que la compagnie donnée au philosophe le compromet gravement. (cf. WGA)
Afin de donner pleinement sens à ses textes, il faut donc séparer impitoyablement Platon des Pères de l’Eglise comme du Stagirite, si excellente que soit sous d’autres rapports leur compagnie, repousser fermement la tentation de faire de lui un de ces gentils que Jésus serait allé chercher aux Limbes pour leur ouvrir le paradis, et se résoudre à lire sa philosophie autrement qu’on ne le fait depuis deux mille ans. Le néo-platonisme de la Renaissance, lui-même inspiré de la patristique, en a fait une icône sacrée. On peut être légitimement surpris que ceux qui veulent soustraire la philosophie à la théologie se soient laissé dérober un tel auteur. Comment est-il possible que Nietzsche, en particulier, en fasse une lecture aussi peu perspicace ? Une lecture iconoclaste s’impose, dont je m’étonne qu’elle n’ait pas été tentée plus tôt.
Phèdre s’achève par une discussion sur l’utilité de l’écriture (274c et suivantes). cf.Texte- cf.IP- Son inventeur, Theuth, y voit un instrument permettant d’accroître la sagesse et la mémoire des Egyptiens. Mais le pharaon Thamous y voit tout au contraire un moyen de détourner les hommes de la mémoire et de la sagesse. Ce bref récit n’a de mythique que le tableau des personnages et des circonstances. Quant à leur débat, il est exposé en termes très intelligibles. Pourquoi donc avoir composé ce que Phèdre appelle une " histoire égyptienne " (275b) ? La mise en scène d’un pharaon et d’un inventeur, si fameux qu’il a été divinisé, donne au récit et à la mise en garde qu’il énonce une solennité telle qu’on en vient à se dire qu’il parle certes de l’écriture, mais pas seulement de celle-ci. Il poursuit et conduit à son terme une réflexion sur l’éducation, et particulièrement sur l’enseignement de la philosophie. A travers cette fable transparente Platon signale une grave difficulté de sa propre philosophie, sinon de toutes. Délicat entre tous, son problème est de transmettre par l’écriture la philosophie, qui par essence la refuse.
Autant Lysias a mis de complaisance à fournir à Phèdre la version originale entièrement rédigée de son discours, autant Socrate à l’inverse improvise le sien et ne prend aucun soin de le faire noter. L’authenticité ne le préoccupe pas, la postérité encore moins. Pourtant c’est bien à un lecteur que son discours est ainsi présenté. Il y a là une contradiction réelle. N’a-t-il pas fallu, je ne dis pas à Socrate mais à Platon, prendre garde à l’authenticité de son propos ; ne lui a-t-il pas fallu prendre les dispositions utiles pour léguer à la postérité, sans altération, une œuvre qui fût la sienne ? Le lecteur ne s’en plaint sans doute pas. Mais il constate que le philosophe qui privilégie l’expression orale sur l’expression écrite, celui qui à travers l’histoire de Theuth condamne l’écriture, a cependant légué à la postérité une œuvre écrite. L’alternative est contraignante : soit ce qu’il fait dire au roi Thamous doit être tenu pour une aimable plaisanterie, soit le passage qu’il effectue de l’une à l’autre formes d’expression répond à des exigences telles que les reproches adressés ici à l’écriture ne peuvent plus lui être faits. Je retiens la seconde hypothèse : Platon écrit sans écrire. Le dialogue platonicien est la solution de cette contradiction.
A quoi peut bien être utile ce dont les ancêtres se sont passés ? Theuth explique au souverain que l’écriture constitue un remède aux faiblesses de la sagesse et de la mémoire. Son plaidoyer n’est pas rapporté, mais il est évident et peut être reconstitué sans risque. Premièrement ce que je ne sais pas, je peux l’apprendre en lisant les caractères écrits ; deuxièmement ce que j’ai oublié, je peux le retrouver de même. Supposons un homme qui ne sait pas lire : lorsqu’il se demande ce que peut bien être telle chose quelconque, dont il entend parler, il ne peut pas se reporter au dictionnaire ; lorsque par ailleurs il a oublié ce qu’il souhaitait rapporter du marché, il lui est impossible de s’en remettre à une petite liste. Il lui suffirait au contraire de savoir lire pour être tiré d’affaire. Theuth estime démontrer l’utilité de l’écriture par les petits services qu’elle rend.
Pas du tout réplique l’autre, c’est même tout le contraire de ce que tu as promis. Ce que tu affirmes être utile aux hommes en réalité leur porte préjudice. Ce que tu crois être bon pour leur mémoire est mauvais pour elle. Ce que tu imagines être bon pour leur sagesse ne leur en donne qu’une apparence. Thamous contredit l’inventeur de l’écriture sur les deux points dont il s’était flatté. Concernant en premier lieu la mémoire, l’homme qui ne sait pas lire et qui n’a aucun usage d’une liste écrite lorsqu’il fait ses courses n’est nullement désavantagé par rapport à l’autre. En effet dans la position où il se trouve, sachant qu’il n’a aucun secours à attendre d’un artifice externe, il n’en cherche qu’en lui-même ; comprenant qu’il ne peut compter sur des forces étrangères, il développe les siennes propres. Il cultive sa mémoire. Des deux c’est évidemment lui qui en a le plus. Aussi, si l’on enseigne aux hommes l’art de l’écriture, le premier effet qui en résultera sera de leur faire passer le goût d’exercer leur mémoire. Ceci ne peut aboutir qu’à la leur faire perdre, à rendre leur âme oublieuse. De ce point de vue déjà il est mauvais de communiquer aux Egyptiens l’invention de Theuth. Si l’écriture est un remède, ce n’est pas à la mémoire qu’elle vient en aide, mais seulement à la remémoration.
Du point de vue par ailleurs de la sagesse la conclusion est la même, mais le tort fait à ceux qui apprendraient à lire est bien pire. Certains se croiront sages parce qu’ils auront lu des livres. La question, on le voit, est plus grave que la précédente. Cette fable pose le problème du rapport de l’intelligence à son savoir. Un savoir est-il à l’intelligence ce qu’une monnaie est à une bourse ? Si tel était le cas, la lecture d’une information quelconque sur un support quelconque constituerait une richesse immédiate. Celui qui a lu le plus de livres serait le plus sage. Est-ce pour faire cet usage de l’écriture qu’il faut savoir lire ? Même en supposant vraie l’information qui est dans le livre, un problème se pose. Ceux qui vont apprendre à lire seront insupportables, pense Thamous. Plus ils liront, plus ils se croiront sages, parce qu’ils ne savent pas qu’un savoir n’est un savoir qu’à la condition qu’il ait été élaboré par l’intelligence qui le porte.
Comment n’être pas sot à l’égard de ce qu’on lit ? Il faut apprendre à se servir de l’écrit. Il ne suffit pas d’avoir beaucoup lu pour être riche de savoir, car être sage est bien autre chose qu’être une bourse pleine de monnaie. Tout se passe comme si cette monnaie-là, relativement à cette bourse-là, était toujours de la fausse monnaie. Tel est le réquisitoire de Thamous, porte-parole de Socrate, lui-même celui de Platon, contre l’écriture. Assurément il n’est pas nécessaire d’être le premier à énoncer une proposition pour être en possession d’une monnaie sonnante et trébuchante. Mais faute d’établir avec une proposition un rapport qui est celui du jugement, on n’est riche que d’opinion et non de savoir.
Au-delà de cette fable le dialogue apporte d’autres éléments de réflexion. Laissant de côté ce que Molière appellera le plaisir d’être auteur, Platon admet que celui qui écrit le fait pour les autres. Soit il souhaite que la connaissance qu’il a élaborée ne se perde pas avec sa propre disparition et il veut abréger la peine de ses successeurs (Evariste Galois la nuit précédant son duel mortel jette sur le papier ses découvertes mathématiques), soit il se sent investi d’une mission de législateur et il énonce une règle qui doit valoir au-delà de lui (Moïse dicte aux Juifs dans la Torah 613 lois, règlant leur existence dans tous ses détails), soit il est artiste et il pense avoir produit une œuvre qui mérite d’être connue (Eschyle écrit Agamemnon, les Choéphores, les Euménides…). Il laisse derrière lui une trace écrite de son discours. Ce discours écrit est son exécuteur testamentaire, voire son fils, qu’il charge au-delà de la mort de ce qui eût été son propre rôle. Peut-être en lisant " l’histoire égyptienne " pouvait-on croire qu’elle ne visait que ceux qui s’emparent à travers l’écrit d’un souvenir ou d’un savoir qui ne leur appartiennent pas. On le voit maintenant, la fable égyptienne a aussi et premièrement pour cible ceux qui écrivent, parmi lesquels se situe l’auteur lui-même.
Or ce qu’il dit de l’écriture, en tant que moyen de transmettre à autrui le produit de sa propre pensée, n’est guère engageant. " Celui qui s’imagine que grâce à l’écriture il laisse derrière lui une connaissance, a son compte de naïveté " (275c). L’explication de cette ironie est donnée quelques lignes plus bas. Le livre passe indistinctement entre toutes les mains, celles des connaisseurs et celles des profanes. Il est entre toutes le même. Il ne faut donc pas s’étonner de ce qu’on dit à son sujet. Il faut s’attendre au contraire à ce que soient portés sur lui les jugements les plus faux. Platon le compare à une peinture. Celle-ci est une imitation. Un portrait n’est qu’une apparence. Le livre est un double non seulement inutile, mais inférieur à l’original.
On connaît la condamnation dont la peinture, autant que la poésie, semble de sa part faire l’objet dans la République. L’art est générateur d’illusion et, à ce titre mérite d’être proscrit de l’éducation des citoyens. Celui qui croit laisser derrière lui sa pensée en léguant aux générations à venir un livre où elle est transcrite, est semblable à quelqu’un qui croirait que les portraits peints peuvent parler pour lui. " Pleins de dignité ils se taisent " (275d). Qu’on interroge semblablement un livre, Phèdre, un exemple au hasard, d’un nommé Platon : que veut-il dire celui-ci avec son souvenir ? Silence. Son amour des garçons est-il une vulgaire pédérastie ? Silence. Son ironie à l’égard du portrait exprime-t-elle une condamnation de la peinture ? Silence. Le livre n’est pas loquace. Le livre ne sait rien dire d’autre que ce qu’on y a écrit.
Cela est vrai de tous. Mais on peut encore penser que c’est son propre choix que Platon vise plus sévèrement qu’aucun autre. La comparaison avec l’" autre discours " est tout à fait éclairante. " Celui qui, accompagné de savoir, s’écrit dans l’âme de l’homme qui apprend, est capable de se défendre lui-même et sait parler aussi bien que se taire devant qui il faut " (276a). Il n’est ni tombé entre n’importe quelles mains, ni dans le besoin de la protection de son père lorsqu’on l’attaque. Tout livre cependant ne risque pas au même degré une telle mésaventure. Elle concerne plus qu’autre chose la philosophie. L’œuvre philosophique tombée en possession d’un profane ou d’un méchant va donner lieu aux contresens les plus absurdes, les plus ridicules ou les plus immoraux.
Il y a des gens devant lesquels il est préférable de taire le propos philosophique. On n’ose pas imaginer à quels délires aurait donné lieu le procès de Socrate, si celui-ci avait écrit. Mais on peut juger des persécutions dont Spinoza et Rousseau ont été victimes, alors pourtant qu’avec le Traité théologico-politique et la Profession de foi du Vicaire savoyard ils pensaient adresser à ceux qui ne sont pas philosophes un message assez édulcoré pour être admis. Ils ne se sont pourtant pas mis à l’abri des procès en sorcellerie, parce que l’écriture est close et morte. Le livre philosophique, même confronté à un esprit instruit et bienveillant, suscite plus qu’aucun autre les contresens.
Livrée à l’écriture, la philosophie n’est pas seulement en difficulté. Mise en livre, elle est réduite à n’être plus qu’une doctrine et, même si celle-ci relève de la raison et pas seulement de l’opinion, elle déroge à la nature philosophique. La vraie philosophie est dans l’intelligence qui la forme elle-même, pour laquelle elle n’est ni close, ni morte, mais ouverte et vivante, capable d’innover comme de faire face à l’objection imprévue. Si belle que soit la doctrine écrite, la philosophie n’est pas encore en elle. Elle est au-delà, parce que l’intelligence ne s’identifie ni à l’une quelconque de ses idées, ni à toutes ensemble. L’intelligence, en un sens, n’est pas ailleurs que dans ses idées, mais pourtant elle n’est pas en elles. Telle est la signification de la réticence de Platon à l’encontre de l’écriture. Elle fige le mouvement par lequel seul les idées sont les idées, le mouvement de l’intelligence qui les forme et qui cependant ne peut jamais s’y arrêter, parce qu’elle ne peut jamais s’y identifier. Cette indication est des plus lourdes de sens, à la fois relativement à son style et quant à la détermination par lui du degré le plus élevé de la connaissance. Ces deux question ont une réponse unique : le dialogue. Le niveau spécifique de la philosophie est celui où il faut enfin que les idées soient justifiées, où l’on ne peut plus se contenter de les constater.
Le mythe de Teuth ne dit pas pourquoi malgré ces objections l’écriture a été enseignée aux Egyptiens. Il ne dit pas davantage pourquoi Platon l’utilise et à son tour " se divertit dans les petits jardins de l’écriture " (276d). Certes ce peut être un plaisir que " d’écrire sur l’eau " (276c), mais le philosophe ne saurait laisser croire que Phèdre, Théétète, la République, etc. ne soient qu’un divertissement. Il n’aurait pas écrit s’il n’avait, de quelque manière que ce soit, résolu la contradiction qu’il dénonce entre l’écriture et la philosophie. Ce qu’il n’explique pas, par contre il le fait, et il ne tient qu’au lecteur de l’analyser. Il surmonte la contradiction par la nature particulière de ses écrits. Il fallait qu’ils fussent ouverts et vivants. Chacune de ces deux exigences est satisfaite par l’emploi d’un moyen déterminé. Premièrement c’est parce qu’il est dialogué que le livre platonicien répond à l’exigence d’être une pensée vivante. Qu’on ne prenne pas cependant le dialogue pour la marque d’une recherche de pittoresque. Bien qu’il le soit aussi, il est surtout et beaucoup plus profondément celle d’une pensée en train de se former. Le dialogue est le style par lequel rien n’est arrêté d’avance, et la conclusion n’est pas contenue dans les prémisses.
Il fallait en outre que le livre fût l’expression d’une pensée ouverte et que, tombant entre des mains vulgaires il ne dît rien, mais tombant entre des mains amies il répondît aux questions. C’est parce qu’il est inachevé que deuxièmement il satisfait cette exigence. Il ne faut pas non plus l’entendre superficiellement. Cela ne veut pas dire que chaque lecteur lui donne la fin qui lui plaît. Cela signifie que l’expression de sa pensée par son auteur n’y reçoit pas une forme achevée. L’achèvement de cette pensée, et de nulle autre, appartient au lecteur. Il ne sait pas ce que pense Platon s’il ne le pense pas lui-même. C’est dans le dessein de mettre l’intelligence du destinataire du dialogue devant sa responsabilité que l’auteur laisse suspendues les questions dans les oeuvres appelées pour cette raison aporétiques, par exemple dans Hippias, Euthyphron ou Lysis, et que dans d’autres comme Phèdre au moment d’exprimer ce qui aurait été le dernier mot de sa pensée, dont aurait pu s’emparer le premier sot venu, fût-il professeur en Sorbonne, il se dérobe et raconte une histoire. Quiconque est un peu mieux qu’un sot doit bien se donner la peine de former par lui-même le sens de ce texte singulier.
Ainsi Platon résout-il la difficulté d’écrire sans pour autant tomber dans les pièges justement dénoncés par Thamous. La solution est dialectique premièrement en ce sens très fondamentalement et très spécifiquement platonicien que le moyen par lequel il est possible de se sortir de la contradiction n’est autre que la pratique du dialogue. Elle est dialectique secondement, en cet autre sens devenu commun depuis la philosophie de Hegel, que la négation de la négation n’est pas un retour au point de départ, qui consisterait à se contenter d’un enseignement oral ésotérique. Instruit par le mythe de Theuth le lecteur sait maintenant ce qu’il peut légitimement demander à un discours et sur quels critères il peut le juger bien fait. Le bon discours permet à celui qui l’entend, voire à celui qui le lit, de produire les arguments nécessaires à soutenir la vérité qui est son objet, et donc de lui porter assistance. Par conséquent c’est celui qui permet au lecteur de se substituer à son auteur. Ici la rhétorique devient psychagogie (261a, cf. infra : Psychagogie). Le discours vrai crée les conditions de son propre effacement.
Platon est un formateur, et mieux encore un initiateur. Toutes les caractéristiques de son écriture, uniques dans l’histoire de la philosophie, sont orientées dans ce sens. Car l’enfantement des idées, auquel il soumet les interlocuteurs de Socrate, n’est pas seulement donné en spectacle à son lecteur : il l’y soumet simultanément sans le lui dire. Face au livre accoucheur il y a des têtes vides, des têtes porteuses d’avortons, des têtes grosses de fruits encore immatures, toutes les variétés décrites à Théétète. Quelles techniques l’accoucheur emploie-t-il pour les mettre en travail ? Il y a premièrement et radicalement le dialogue dans sa définition la plus rigoureuse. Lorsque le dialogue est suspendu, pour quelques lignes ou quelques pages, il y a en second lieu les formes particulières et bien connues, mais pas pour autant bien comprises, que prend l’exposé socratique, à savoir le mythe et l’allégorie. Aussi l’étude de la philosophie platonicienne doit-elle commencer par déterminer avec précision le rapport très singulier qu’à travers ces moyens l'auteur instaure entre lui et son lecteur. Il est tel que jamais le fond de la pensée de Platon n’est livré à un lecteur qui ne se mettrait pas en travail.
Afin de comprendre l’enjeu de ce rapport original de l’auteur au lecteur, il est utile de se donner pour point de départ son contenu polémique. Les premiers mots utilisés pour la présenter nient que le rôle de l’éducation soit de mettre la science dans l’âme où elle ne serait pas. La conception rejetée est celle des sophistes. La racine du mot sophiste est en elle-même l’indication du programme de la sophistique. Le sophiste est celui qui dispose d’un savoir, d’une doctrine qu’il se propose de transmettre à des disciples. Il faut commencer par se représenter ce qu’apparemment a de positif le sens évoqué par cette définition. Disposer d’un savoir ne serait pas chose négligeable, car mieux vaudrait disposer d’un savoir plutôt qu’en manquer. Le sophiste est originellement un savant, il est celui qui saurait, tandis que d’autres ne savent pas. C’est à lui qu’il faudrait s’adresser quand on se pose une question qu’on est incapable de résoudre par soi-même. Le sophiste, chez les Grecs, est un homme qui mérite d’être respecté et dont le statut social mérite d’être élevé.
Il devrait d’ailleurs être d’autant plus honoré, qu’au lieu de conserver jalousement et égoïstement son savoir pour lui seul, il se propose de le faire partager par tous ceux qui voudront bien se donner la seule peine d’écouter ses leçons. Gorgias, tel qu’on le voit dans le dialogue dont il est éponyme, Protagoras dans celui qui porte son nom ou Lysias dans Phèdre, se déplacent de ville en ville, se font entendre dans une conférence publique, font naître chez un certain nombre de jeunes auditeurs le désir d’écouter leurs leçons, puis les éduquent en leur communiquant ce qu’ils savent. Les sophistes sont aux yeux des Grecs des personnages éminents.
La question sur laquelle Platon se sépare d’eux radicalement n’est pas tant celle de la nature, vraie ou fausse, de leur savoir que celle du rapport de celui-ci à la pensée, tant celle des sophistes eux-mêmes que celle de leurs élèves. L’alternative oppose deux conceptions du rapport entre le savoir et l’intelligence qui le forme. Celle des sophistes admet que tout savoir est une richesse, que l’âme est d’autant plus riche qu’elle en a davantage, que l’âme est au savoir ce que la bourse est à l’argent. Les jeunes gens de cette ville ne savent pas ce qu’est la vertu ? Ils vont le leur dire. La justice ? Ils vont le leur dire. Ils se proposent de mettre dans l’âme, où ils ne sont pas, les savoirs dont on leur fait la demande. Qu’ils le sachent vraiment ou non, les sophistes prétendent faire passer ce qu’ils savent de leur âme propre à celle des autres.
C’est ce que Platon ne peut accepter, non parce que les sophistes ne savent pas vraiment ce qu’ils se proposent d’enseigner, mais parce que cette prétention n’a aucun sens, dans l’éducation en tout cas. Le savoir qui pourrait se transvaser d’une âme dans l’autre, tant à l’écoute des leçons des sophistes, qu’à la lecture d’un livre, n’est pas le savoir. C’est un savoir mort, lequel est comme une pierre au fond d’une mare. Le vrai savoir, le savoir vivant c’est celui que forme l’intelligence elle-même, celui qu’elle produit par son propre travail. Elle peut être aidée en cela par de bons maîtres, mais l’effort de constituer une connaissance aussi bien qu’une mémoire ne peut revenir à nul autre qu’à elle. L’éducation n’a pas pour rôle de mettre le savoir là où il ne serait pas.
Deux tâches reviennent à l’éducateur, la formation et le redressement. La première, agissant dès l’origine, vise à soumettre l’âme à de bonnes lois. Platon la désigne comme l’art de poser des règles. Un homme ne sera bon et droit ou, pour parler un langage plus précis, il n’aura de vertu (courage, honnêteté, tempérance…) que pour autant qu’il aura été soumis, dans le temps de sa formation, à des maîtres qui auront travaillé à les lui donner. Cependant celui chez qui on aura laissé s’installer la lâcheté, la fourberie ou l’intempérance ne sera pas condamné à ces vices jusqu’à la fin de son existence. Comme le montre la discussion avec Calliclès, s’il en reçoit le juste châtiment, il deviendra meilleur. L’intervention de la justice, au sens d’une mise en ordre qui commande la punition, a des effets thérapeutiques. Elle n’exerce pas une vengeance comme y engage le principe du talion : œil pour œil, dent pour dent, parce qu’elle a toujours une fonction curative. Deux arts complémentaires visent à rendre l’âme saine : l’action législative et l’action judiciaire (Gorgias 464a-c). cf.Texte- cf.IP-
Dès lors il est légitime d’interpréter ce qui est dit du médecin devant le tribunal d’enfants (464d-e) comme la métaphore du véritable éducateur, inspiré par la justice, qui à l’inverse des hommes d’Etat propose au peuple des mesures qui ne lui font pas plaisir, non des murailles, des ports ni des arsenaux pour se préparer à recevoir l’ennemi, mais du courage et de la tempérance. C’est plus difficile, mais aussi plus efficace, car les murailles, les ports et les arsenaux sont inutiles sans citoyens courageux et tempérants pour les tenir. Même si, Socrate le reconnaît, la distinction entre l’action préventive et l’action curative a moins de pertinence dans le domaine de l’âme que dans celui du corps (gymnastique et médecine), même si nul n’est jamais tout neuf, ni nul jamais totalement épargné par les distorsions, il est possible de distinguer la rééducation de l’éducation, ce que le formateur doit à un homme qui a été déformé de ce qu’il doit à celui qui ne s’est pas formé.
Cependant la législation et la justice ne font l’une et l’autre que soigner une âme contre la maladie. Or il existe un mal pire que la maladie. L’âme qui ne comprend pas, qui est inintelligente, est laide ou infâme par manque de mesure. Au sujet de ce mal le jugement le plus sévère est prononcé (Sophiste, 228d-e) cf.Texte- cf.IP- : lui seul est qualifié de laideur ou d’infamie. L’âme inintelligente n’est pas victime d’un mal qu’elle n’aurait pas eu les moyens d’éviter, mais elle est au contraire tenue pour coupable d’un mal qu’il lui appartenait d’éviter. Bien que la gymnastique et la médecine entrent aussi dans cette nouvelle image, elles n’y prennent plus exactement le même sens que dans la précédente. Contre les maux de l’âme il faut recourir à deux arts différents, l’un contre ce qui n’est que sa maladie et l’autre contre ce qui n’est rien de moins que son vice. L’art du châtiment, qui se rapproche le plus de la justice, est analogue à la médecine et s’emploie contre la démesure, c’est-à-dire l’intempérance, et contre l’injustice et la lâcheté, qui sont la maladie de l’âme. D’autre part l’art de l’instruction est évidemment celui qui s’impose contre l’ignorance. Il est l’analogue de la gymnastique et, comme elle, s’emploie de manière préventive, tandis que le châtiment au même titre que la médecine est thérapeutique. En effet tandis que le châtiment ne peut intervenir qu’après que la faute ait été commise, l’instruction a au contraire pour objet d’éviter que la faute ne soit commise. Il faut distinguer un vice d’une maladie.
Alors que celle-ci, tant à l’égard de l’âme qu’à l’égard du corps, est un événement dans la production duquel la responsabilité de l’homme ne prend aucune part et qui nécessite dans un cas comme dans l’autre une intervention thérapeutique, le vice tant à l’égard de la première qu’à l’égard du second, est un événement dans la production duquel est engagée la responsabilité de l’homme et qui nécessite dans les deux cas une intervention préventive. Cette conclusion ressort clairement des rapports arithmétiques qui lient les différents termes. La maladie est à la médecine ce que l’injustice est au châtiment, comme le vice est à la gymnastique et l’ignorance à l’instruction. Platon est coutumier de ce type de raisonnement, qu’il emploie dans Gorgias, Phédon, la République... pratiquement partout. Chacun se sentira durement mis en cause par ces rapports qui établissent que l’homme est coupable de son ignorance, tandis qu’il ne l’est pas de son injustice.
Cependant l’affirmation que la justice s’acquiert par l’expérience est entièrement corroborée à la fois par l’idée bien connue que " nul n’est méchant volontairement " et par les mythes, qui ont pour rôle, au moins partiel, de l’exprimer à la fin de Gorgias et à la fin de la République. Un homme n’est pas coupable de n’avoir pas compris qu’il devait préférer la justice à l’injustice. La question est en effet difficile, puisqu’elle exige de penser la hiérarchie correcte de la tête, du cœur et du ventre. Une sorte de médecine de l’âme, s’appliquant de manière thérapeutique, fera progressivement découvrir la justice.
Mais ce sur quoi la leçon du Sophiste développe celle de Gorgias, c’est que, s’agissant du rôle de la tête considérée isolément, il n’y a aucune difficulté à le déterminer : il est de penser. Celui qui ne cherche pas à sortir de son ignorance est comme un animal qui se complaît à vivre sans tête : il manque à sa nature et il est en cela coupable. Or ce qui est formateur dans le cas de l’homme ignorant c’est un châtiment conçu comme exercice de redressement, et en ce cas comme exercice forcé de l’intelligence, à savoir l’instruction, qui vise le savoir, tandis que l’éducation vise le bien. Cette affirmation est cohérente avec le sens de l’intervention non identifiée qui détache et retourne contre son gré le prisonnier de la Caverne, le force à regarder ce qui lui fait mal aux yeux, les faux objets et le feu qui les éclaire à l’intérieur de la caverne, puis à l’extérieur les vrais objets et enfin le soleil. Dans le processus d’instruction qui le conduit de bas en haut et qui le renverra en bas pour diriger ceux qui ne sont pas sortis, l’homme ne se libère pas de lui-même, il est libéré par un instructeur, qui exerce son rôle dans une contrainte qui fait mal aux yeux de l’âme. L’intelligence n’atteint pas la connaissance sans se donner de peine, sans souffrir mille douleurs.
Cependant pour comprendre la dureté du jugement porté sur l’ignorance, il faut encore distinguer deux sortes d’ignorances, et par voie de conséquence deux sortes d’instructions. Il y a en effet d’une part les instructions que requièrent spontanément ceux qui cherchent à parvenir à un certain but et qui se rendent compte qu’il leur manque les connaissances nécessaires. Quelle que soit l’action envisagée il faut des connaissances pour la mener correctement à son but et il faut des instructeurs pour les transmettre. Ceci est du ressort de l’instruction proprement dite. Or au-delà de l’ignorance qui se sait ignorante et qui cherche à se sortir d’elle-même, il y a encore l’ignorance ignorante d’elle-même, celle qui ne sait pas et qui croit qu’elle sait. De toute évidence c’est à elle qu’il est le plus difficile de remédier. Autant il est facile d’instruire celui qui le demande spontanément, autant cela est difficile à l’égard de celui qui se croit savant.
Il y a chez ce dernier une prétention qui s’oppose à l’instruction. Le plus important obstacle au savoir ne réside donc pas dans la difficulté propre à la connaissance enseignée. Même si l’astronomie ou l’harmonie ne sont pas choses faciles, le principal obstacle n’est pas dans l’objet du savoir, mais dans le sujet connaissant. C’est l’obstacle interne à son intelligence qu’il lui faut vaincre pour reconnaître son ignorance quand il prétend savoir. A cette sorte d’ignorance prétentieuse convient le nom de sottise (229c). Ne pas savoir et reconnaître qu’on ne sait pas, ce n’est pas être sot mais simplement ignorant. Le remède s’impose de lui-même, dès qu’on cherche à savoir. Mais ne pas savoir tout en croyant savoir et en prétendant savoir, c’est la sottise. Le sot ne cherche pas de remède à sa sottise, il faut le lui imposer.
Ces considérations conduisent à opposer l’éducation paternaliste (229d-231c), qui alterne la dureté et la tendresse, à la méthode proposée. La première est aussi inappropriée quand elle susurre des promesses que quand elle profère des menaces. L’admonestation, quelles que soient ses voies, est toujours hors sujet, puisqu’elle suppose satisfaite une condition qui ne l’est pas, à savoir que l’ignorant admette son ignorance. Puisqu’il ne le fait pas de bonne grâce, il faut l’y contraindre et c’est pourquoi l’autre méthode procède par la réfutation. C’est la voie choisie, il est vrai, autant à l’égard de ceux qui ne prétendent à aucune supériorité, dont l’ignorance est simple, qu’à l’égard de ceux qui se croient supérieurs et qui ne sont que des cuistres. Cependant si la méthode socratique est employée aussi bien à l’égard de Phèdre ou de Théétète, relativement auxquels Socrate conçoit de l’amitié, qu’à l’encontre de Gorgias, de Hippias, d’Euthyphron, d’Agathon, etc., à ceux-ci il pose des questions, faussement naïves, les contraignant à y répondre, et les faisant cheminer pas à pas, contre leur gré, d’un point qu’ils ont accordé à un autre qui lui est lié. Il les emmène ainsi impitoyablement jusqu’à des conclusions fort éloignées de ce qu’ils affirmaient d’abord, voire opposées à lui. Il vise à les démonter sans ménagement et il les ridiculise sans égards. Avec les sots, la méthode socratique peut virer à la raclée.
Avant de préciser ce que sont relativement à l’ignorance simple les voies de l’éducation, il convient d’examiner sa nature. La réponse que Platon donne à cette question est opposée à celle de ses contemporains et singulièrement à celle des sophistes. Elle tient en un mot : le retournement. L’éducation consiste à détourner de ce qu’elle regarde vulgairement l’attention de l’intelligence vers le vrai. Celle-ci en effet n’est pas tournée spontanément vers ce qui doit faire l’objet de sa contemplation ; elle est au contraire ordinairement absorbée par ce qui n’est pas digne de la retenir, dont il faut donc la détourner. Le message implicitement contenu dans l’allégorie de la Caverne, et que Socrate entreprend d’expliciter un peu plus loin (République, 518b), cf.Texte- cf.IP- est celui-ci : tourner l’intelligence, la détourner, la retourner tel est le rôle de l’éducation.
L’éducation véritable est reconnaissable dans le dialogue platonicien. Ce n’est rien d’autre que l’exercice de la philosophie, distincte de toutes les autres sciences et supérieure à elles en ceci qu’elle seule est soucieuse d’amener l’interlocuteur à se comprendre lui-même, à exiger de lui-même l’intelligibilité de son propre discours. La philosophie seule conduit l’homme à assumer dans sa plénitude sa fonction de penser, puisqu’elle l’amène aux limites ultimes de la connaissance, où les idées sont mises en rapport avec l’intelligence qui les conçoit et non plus avec l’objet auquel elles s’appliquent avec un bonheur tout provisoire. L’éducation ne saurait consister dans de quelconques méthodes visant à ôter à celui qui désire apprendre la peine de s’instruire.
Le problème de connaître n’est pas dans la difficulté intrinsèque des matières à connaître, il est dans l’obstacle intérieur que l’autosatisfaction oppose au désir d’aller plus au fond des choses. Quelle que soit la difficulté objective des connaissances à acquérir, elles seront acquises et bien acquises lorsque celui qui se trompe sera réfuté. Socrate quant à lui est toujours " bien aise d’être réfuté " (Gorgias, 458a). Comment l’instruction évite-t-elle de faire couler des connaissances d’une tête pleine dans une tête vide (Banquet, 175d) ? Comment l’instruction peut-elle s’inscrire dans l’éducation ? C’est ce qu’expliquent les images de l’enfantement des idées et du souvenir des idées (respectivement dans Théétète et dans Phédon).
Comme l’œil a la puissance de voir, l’âme a la puissance de connaître, et pas davantage qu’il n’est nécessaire d’enseigner à l’œil à voir, il n’est nécessaire d’enseigner à l’âme à connaître. Le parallèle est à vrai dire poussé plus loin, puisque l’œil est désigné comme l’organe par lequel le corps voit. Il y aurait donc dans l’âme l’organe de l’intelligence, par lequel elle connaît, parmi d’autres organes dont les fonctions seraient autres. Quoique ce passage ne soit pas de nature allégorique, et qu’il ne soit pas utile d’entrer dans tous les détails possibles, il faut pourtant retenir que l’éducation s’adresse à toute l’âme. Car il se trouve également en elle la puissance de prendre du plaisir. Or l’éducation est une sorte de révolution par laquelle l’âme est détournée des plaisirs qu’elle prend dans le commerce des choses sensibles vers celui que lui donne la pratique de l’intelligence. Lorsqu’un homme tourne le dos à la lumière, afin qu’il la voie il ne suffit pas de réorienter son œil, il faut retourner son corps tout entier. Semblablement c’est l’âme tout entière que l’éducation doit retourner.
La théorie du souvenir (cf. Phédon), ni celle de l’enfantement (cf. Théétète), ne font l’objet de ce passage, ni d’aucune page de la République. Mais elles y ont un équivalent dans une théorie de la périagogie ou de la métastrophe (518d). L’un et l’autre mot signifient le retournement. L’un et l’autre mot pourrait trouver une heureuse traduction latine dans conversio. En grec comme en latin l’idée est celle de la mutation qui s’opère dans la direction d’un mouvement, comme entre autres l’idée de la révolution des planètes. Mais les auteurs chrétiens ont donné à ce mot latin une signification qui s’est imposée. Un dictionnaire lui accorde ce sens théologique en premier : " action de se tourner vers dieu " ; il l’élargit en deuxième lieu à toute croyance ; et ce n’est qu’en troisième lieu qu’il lui reconnaît, comme une acception cependant vieillie, celle de " changement, métamorphose, mutation, transformation ". C’est pourquoi, bien que à la lettre la traduction du mot platonicien par conversion soit tout à fait exacte, elle est pourtant malvenue : elles sent trop la volonté d’orienter cette philosophie dans le sens de la théologie et de faire d’elle une sorte de prophétie obscure du christianisme ; elle aurait ressenti ou compris la transcendance d’un dieu créateur, l’immortalité de l’âme, le jugement dernier, toutes notions sur lesquelles repose la place des théologiens. A tout prendre, afin de définir l’éducation, le mot révolution aurait moins d’inconvénients que conversion.
Entre l’interprétation théologique opiniâtrement suggérée depuis deux mille ans et celle que je construis la différence est celle-ci : ce vers quoi l’éducation tourne l’intelligence dont elle a la charge est-il un autre être que l’intelligence, forcément supérieur à elle, ou est-ce sa propre exigence d’intelligibilité, de sens ? Le bien n’est situé par Platon ni au-delà de l’être, ni comme l’être en général, mais comme " ce qu’il y a de plus lumineux dans l’être " (518c). Ceci étant reconnu, un tel rapport n’exige cependant pas de l’intelligence moins que l’autre, au contraire. L’intelligibilité impose autant une discipline de la vie, qu’une discipline de la pensée. L’âme tout entière fait l’objet du retournement, afin que puisse se retourner aussi l’organe à qui revient en elle la fonction de connaître.
La puissance de penser, plus divine que toute autre, jamais ne peut être ôtée à l’âme. Elle n’a pas besoin d’être créée, ni entretenue, ni accrue : le propre de l’intelligence est de penser et rien ne peut lui en ôter la puissance. Ce qui la distingue donc des puissances qui peuvent être acquises, c’est que la capacité de former des idées n’a pas besoin d’être acquise. L’éducation n’a pas pour rôle de verser dans l’âme des connaissances, car elle est capable de les produire. C’est même une charge qui lui revient nécessairement. L’éducation ne consiste qu’à détourner l’âme de ce qu’elle regarde vulgairement, et à la retourner vers ce qu’elle ne regardait pas, qui est le bien.
Il lui appartient de tourner l’œil de l’âme vers le bien. Or ce n’est manifestement pas ce qui se fait dans les écoles, dont la préoccupation ressemble davantage à la pratique des sophistes qu’à celle de Socrate. Sans doute le jeune Platon avait-il reçu tous les enseignements souhaitables, dans lesquels d’ailleurs il s’était montré partout si brillant qu’on pouvait espérer qu’il devînt aussi bien le nouveau Périclès que le nouveau Phidias ou le nouveau Sophocle. Cela se pouvait sans l’intervention de l’éducation. Mais le fait est, en l’occurrence un fait exceptionnel, que le jeune homme bien doué a rencontré Socrate. La rencontre, aléatoire, de l’éducateur a décidé de l’avenir du jeune homme.
A-t-on assez remarqué que reste anonyme l’intervention par laquelle le prisonnier de l’allégorie de la Caverne est délivré de ses chaînes et de son carcan ? Quelqu’un, on, le détache, le contraint à se lever, à se retourner, le force à regarder le feu, le conduit à l’extérieur malgré ses cris de douleur, etc. L’auteur de ces violences n’est pas nommé et le pronom indéfini employé au début (515c) disparaît même au profit de la tournure passive : celui qui a été délivré est contraint, etc. L’éducateur, qui vient troubler l’ordre dans lequel les politiciens manipulent les citoyens naïfs tout en étant eux-mêmes ignorants de la vérité, n’est pas un élément de l’allégorie. Pourtant elle n’est pas un spectacle fabriqué par un extraterrestre pour d’autres extraterrestres, elle n’est pas un documentaire destiné à les informer de manière désintéressée des étranges moeurs des terriens. L’allégorie est une intervention éducative.
L’éducateur ne peut être que celui qui présente l’allégorie, parce que celle-ci n’a d’autre fonction que de détacher le prisonnier, de le retourner et de le conduire vers le bien. Il est donc nécessairement extérieur à elle. Non seulement son intervention, mais son existence est aléatoire. Socrate aurait pu ne pas exister, Platon aurait pu ne pas le rencontrer, il pourrait n’y avoir nulle part aucun homme qui fût à la fois philosophe et éducateur. Il existe des quantités d’éducateurs qui ne sont pas philosophes (sont-ils pertinents ?), il existe des quantités de philosophes qui ne sont pas éducateurs (sont-ils pertinents ?) et qui ne détournent ni les uns ni les autres aucune intelligence vers le bien. Platon qui a bénéficié d’une rencontre exceptionnelle, s’est donné les moyens de jouer le même rôle à l’égard de son lecteur.
On peut se donner une première vue de l’intervention troublante par le biais suivant. Le processus d’éducation doit aboutir à rendre l’âme capable de saisir le bien. En particulier celui qui devra assumer dans l’Etat le rôle de premier magistrat devra s’être élevé par étapes jusqu’au bien. Par où cependant l’éducateur qui le mène devra-t-il le faire passer au préalable ? Son éducation devra suivre tout un parcours très déterminé, mais il faut indiquer en premier lieu ce qui peut mettre en mouvement une pensée paisiblement assoupie dans les dogmes de l’idéologie. Comment peut-on exciter une pensée à s’élever au-dessus des apparences produites par les manipulations dont elle est la victime inconsciente ? L’éducateur, le philosophe va soumettre à son élève des observations propres à mettre sa pensée dans l’embarras.
Il vaudrait mieux dire qu’une pensée n’est pas encore une pensée, tant qu’elle n’est pas mise dans l’embarras. Seul l’embarras fait sortir la pensée de sa torpeur, de son engourdissement autosatisfait et l’incite à l’activité. La vue d’un objet quelconque la laisse au sein des fausses évidences. L’attention portée à une qualité de ce même objet la contraint pour sa part à remarquer qu’il est porteur à la fois de celle-ci et de son contraire. L’observation est troublante, parce qu’elle décèle l’intervention d’un choix de la pensée lorsqu’on pouvait croire que l’objet lui imposait son évidence.
Le philosophe commencera donc par diriger le regard de son élève vers une certaine sorte de sensibles. Car il y en a de deux sortes : d’une part ceux qui sont suffisamment distingués par la sensation, et de l’autre ceux dont la sensation ne produit rien de clair, et qui ne se peuvent distinguer que par l’intervention de l’intelligence. Il y a ceux dont le sens est déjà donné et il y a ceux à qui il faut donner leur sens. Pourtant deux sortes de sensibles ne sont pas deux sortes d’objets, car tous les objets sont susceptibles et de laisser dormir la pensée et de l’éveiller. Il s’agit plus exactement d’une part des objets et de l’autre de leurs qualités. Si je dis qu’un doigt est un doigt, c’est la même chose qu’affirmer l’identité A = A, ce qui n’exige pas que je sorte vraiment de la somnolence.
Lorsqu’il s’agit d’identifier un doigt l’âme humaine n’a nul besoin de l’intelligence, parce que jamais la vue du doigt ne l’a mise dans le moindre embarras. Mais la vue ne montre pas clairement que le doigt soit petit plutôt que grand, blanc plutôt que noir, etc. D’où cette différence vient-elle ? L’identité du doigt en tant que doigt relève d’une définition tout à fait arbitraire. Il ne s’agit que de mettre un nom sur une chose. La question n’est pas tant de savoir ce qu’est la chose, que de savoir comment on la nomme. Elle ne relève pas de l’intelligence, mais seulement de l’association : à la vue de la chose le lexique associe un nom. Celui-ci est arbitraire. D’ailleurs la capacité qu’ont certains animaux de procéder à ces mêmes associations montre suffisamment qu’elles n’exigent pas d’intelligence. Il ne fait pas de doute que le chien qui donne la patte lorsqu’on la lui demande, a associé le mot patte à son propre membre. Par contre il est bien vain de lui demander si sa patte est grande ou petite. La raison de son incapacité est que les mots grand et petit ne peuvent pas être arbitrairement associés le premier à un certain doigt, le second à un autre. Il ne s’agit pas ici de mettre une étiquette sur une chose, mais de situer le doigt par rapport à d’autres doigts, relativement auxquels il est une fois grand et une autre fois petit. Pour attribuer une qualité il faut procéder à une estimation, une mesure, un jugement.
Dès que je dois affirmer une qualité de l’objet, il ne s’agit plus d’identifier, mais d’attribuer et je me trouve face à la difficulté de l’attribution. Je dois alors décider si le doigt que je vois est grand ou petit, si l’objet A est de qualité x plutôt que y. Ceci ne présenterait assurément aucune difficulté, si les propriétés pouvaient être attribuées aux choses par définition. Mais les propriétés d’un objet ne sont décelables que dans l’existence, elles ne peuvent être affirmées de lui que sous le contrôle de celle-ci. Or l’existence me place dans un embarras, que m’épargnent les définitions, parce que des observations contradictoires me font sortir de l’affirmation de l’identité de l’objet avec lui-même. Les sensibles qui n’excitent pas l’intelligence sont ceux qui ne deviennent pas en même temps la sensation contraire ; ceux qui la deviennent l’excitent, parce que rien ne rend évident que la sensation soit ceci plutôt que son contraire (République, 523b-c). cf.IP-
La grandeur ou la petitesse ne sont pas dans l’objet, elles sont dans sa relation à d’autres objets. Dire s’il est grand ou petit exige donc la capacité d’établir un rapport entre lui et les autres. Or ce n’est pas la vue qui établit le rapport de cet objet à un autre plus grand ou plus petit. Voici trois doigts, dit Socrate, le pouce, l’index et le majeur : la vue me les montre de trois tailles différentes, et l’index qui est au milieu des deux autres est grand relativement au pouce, mais petit relativement au majeur. Il est à la fois grand et petit. A la question de savoir s’il est grand, il est tout aussi légitime de répondre négativement que affirmativement : la vue ne peut pas en décider. Le même est à la fois grand et petit : devant une contradiction de cette sorte il est inévitable que l’âme soit mise dans l’embarras (524a).
Plus troublant encore : la sensation signale que le grand est petit et le petit grand. Dans le sensible le grand n’est pas séparé du petit, il n’est pas autre que lui, ni le petit autre que le grand. Ils ne sont pas deux choses, mais une seule. Dans le sensible à un même objet sont attribuables les qualités contraires. Afin de se sortir de son embarras, l’âme va devoir aller au-delà de la sensation et recourir au discours et à l’intelligence. L’intelligence va devoir séparer ce que la sensation ne sépare pas, concevoir à part le grand et le petit, qui dans le sensible sont ensemble. Son travail commence donc par établir des distinctions telles que grand et petit. Procédant à ces distinctions, l’intelligence se distingue du même coup de la sensation.
Et, comme l’intelligence s’oppose à la sensation, l’intelligible s’oppose au sensible. C’est dans l’intelligible que le petit est autre chose que le grand, autrement dit qu’il y a un grand en soi et un petit en soi. C’est dans l’intelligible qu’il y a un juste en soi, un beau en soi, etc. Mais le chemin qui mène au beau et au juste est encore long et pour l’instant l’objectif est d’indiquer par quelles connaissances doit commencer l’éducation. A vrai dire les idées du petit et du grand ne sont pas non plus les plus faciles à distinguer. Les plus faciles sont les plus abstraites. Or il n’y a rien de plus abstrait que les nombres. Telle est la raison pour laquelle le processus émancipateur commence avec l’étude de l’arithmétique et va ensuite à la géométrie.
Le rôle de l’éducation a ses limites (République, 590c-591a). cf.IP- Deux cas différents se présentent : ou bien ceux qui sont soumis au commandement de la Cité sont définitivement incapables de se gouverner eux-mêmes, ou bien ils ne le sont que provisoirement. Il y a d’abord entre les deux cas quelque chose de commun : il va falloir de l’extérieur suppléer à ce qui leur manque à l’intérieur. Si on l’abandonne à elle-même, la pauvre forme humaine va être injuste et malheureuse. Le rôle de l’Etat est de ne pas laisser faire ça. L’Etat va être le tuteur des hommes qui, comme on dit, se tiennent mal.
Mais par ailleurs entre les deux cas se fait jour une nécessaire distinction. A l’égard de ceux dont l’intelligence est en voie de formation, c’est-à-dire des enfants, le rôle de l’Etat est de les éduquer, de former leur intelligence, de cultiver, de soigner avec amour ce qu’il y a de meilleur en eux, à savoir tout à la fois les désirs apprivoisés ou apprivoisables, le courage et l’intelligence. L’Etat ne leur donne un gardien que dans le but de pouvoir le leur enlever ; il ne leur ôte la liberté en les plaçant sous un maître que pour pouvoir la leur rendre. S’il n’y avait pas en chacun le désir en tant que force de projection dans la vie, le projet éducatif n’aurait aucune chance de réussir. A ceux qu’on peut mener au terme du processus d’éducation il ne sera pas nécessaire de mentir.
Mais à l’usage de ceux qui manquent d’intelligence, il faut établir une loi qui les détourne de mal agir. Et comme en dernier ressort la seule chose qui puisse les retenir de commettre des délits ou des crimes est la crainte des dieux, il faut écarter d’eux les livres des poètes, parce qu’ils leur montrent des dieux semblables à eux, corruptibles, méchants et injustes. En lieu et place de cette mythologie païenne il faut édifier une religion compatible avec l’intelligence, dans cette mesure où elle dicte aux sots ce que leur intelligence suggère suffisamment aux autres. Ainsi lorsque Platon écrit qu’on chassera les poètes de la Cité juste, cela ne peut aucunement signifier que les esprits les plus intelligents seront privés de leur fréquentation. Il est toujours possible, à qui se livre à une lecture superficielle et rapide d’un texte platonicien, d’y découvrir un sens tout à fait vulgaire. C’est peut-être ainsi que se définira le mieux la difficulté spécifique de cette philosophie. Son auteur voile toujours le sens de son propos par des artifices divers. Si le philosophe raconte des histoires que les moins intelligents prennent au pied de la lettre, ce n’est pourtant pas pour abuser de leur crédulité.
Il ne se donne pas pour rôle de les conduire comme le berger fait de son troupeau, afin de mieux le tondre, le traire et le manger. Les sophistes et les rhéteurs, dans la mesure où ils interviennent sur le plan politique, mais aussi dans l’exploitation individuelle de leurs clients, n’ont pas d’autre pratique. A celle-ci est opposée celle de Socrate. Parce qu’il en va des âmes comme des corps, il y en a de toutes sortes. En supposant même que celui qui prononce le discours n’ait pas d’autre but que d’y amener ceux qui l’entendent, il ne peut les amener à la connaissance du vrai, que s’il tient scrupuleusement compte de leurs dispositions psychiques.
Le médecin ne peut proposer le même traitement à tout le monde, alors que son seul but est de faire retrouver la santé à tous. Il doit tenir compte dans ses prescriptions de la maladie dont ils souffrent, de leurs antécédents, de leurs allergies, et de tout un ensemble d’informations, telles qu’un long suivi du patient est souhaitable pour déterminer le bon traitement. De la même manière l’orateur ne peut proposer le même discours à tout le monde, alors que son seul but est de faire connaître la vérité à tous. Il doit tenir compte de la nature particulière de l’âme de celui à qui il s’adresse, de sa biographie, de sa situation actuelle et de tout un ensemble d’informations, telles qu’une longue pratique de l’auditeur est souhaitable pour déterminer le bon discours. Afin de porter des hommes différents à une seule et identique conviction, il est nécessaire de leur adresser des discours différents.
La fonction propre du discours est d’être une psychagogie ; différentes formes de discours conviennent à différentes formes d’hommes (Phèdre 271c-272b). cf.IP- La nécessité de s’adresser à chacun par un propos choisi en fonction de sa personnalité vaut pour celui qui parle, celui qui enseigne et celui qui écrit (272a). Elle s’applique par conséquent tout autant à celui qui veut se lancer sur les traces de Platon en rédigeant des ouvrages philosophiques, qu’à celui qui le suit plus modestement en dispensant à des élèves des cours, pas forcément de philosophie. Telles sont les contraintes de la psychagogie. La suprême finesse de cet auteur dans un dialogue donné est de tenir à tous textuellement le même discours, que tous cependant n’entendent pas de la même manière. Chacun interprète comme il le peut le texte de Platon, mais, chose très remarquable, tous en tirent la même conclusion : l’injuste est malheureux, seul le juste est heureux.
La diversité nécessaire des discours est ce dont se moquent bien ceux qui font des discours. On voit tout de suite quelle peut être l’objection des professionnels : " c’est bien beau ce que dit Socrate, et c’est bien théorique ". On passerait une vie à faire les études nécessaires, on en passerait une autre à discerner sur le terrain quelle est l’âme à laquelle on a affaire, avant de prononcer le moindre discours. Il faut trouver un raccourci. Socrate cependant ne harangue jamais les foules, il ne s’adresse jamais à plus qu’une poignée d’interlocuteurs et le plus souvent ses entretiens se font seul à seul, quoique vraisemblablement lorsqu’il accroche un Hippias, ce soit sur la place publique qu’il le ridiculise. Dans tous les cas le propos de Socrate s’adapte à la personnalité de son vis à vis.
Ce n’est pas de la même manière que Hippias et Théétète sont repris sur la même faute. L’un est plein de suffisance et incapable de comprendre ce qui lui est demandé, l’autre est plein de modestie et très capable de déterminer une forme unique. Aussi le fils de Phénarète perdrait-il son temps à tenter patiemment de faire accoucher le sophiste, tandis qu’à l’inverse il ferait métier d’équarrisseur plutôt que de sage-homme s’il maltraitait le jeune géomètre. Il ressort de ceci que le dialogue platonicien n’est pas le style personnel que par goût poétique Platon aurait choisi afin d’exposer sa philosophie. Le dialogue est le style nécessaire du discours philosophique, en tant qu’il est une psychagogie.
A supposer que l’on puisse construire une République où le peuple serait instruit des choses politiques, où par conséquent sur chaque question il se prononcerait en connaissance de cause, resterait-il une raison de mépriser la démocratie ? Celle-ci prendrait alors une orientation toute opposée à celle qu’elle suit, présentement autant qu’à l’époque de Platon. Les politiques y tiendraient alors un langage qui ne viserait plus à plaire à la masse, mais à plaire aux dieux. Ils ne se livreraient plus à la tromperie délibérée, ils mèneraient une véritable psychagogie, une éducation des citoyens. C’est un rêve ? Une chimère en effet, mais pas plus contradictoire avec la démocratie qu’avec l’oligarchie. Quelles sont les voies empruntées par Platon pour la psychagogie de ses lecteurs ? Il y a en premier lieu le dialogue comme style particulier donné à ses livres, puis le mythe et l’allégorie.
La méthode interrogative propre à Socrate s’oppose à celle du long discours, celle des savants tels que Protagoras, Gorgias ou Lysias, qui étouffent les velléités d’intervention de leurs interlocuteurs sous leur logorrhée. Une alternative oppose la rhétorique et le dialogue. La première ne se préoccupe pas de la vérité ; elle se contente de témoins et, comme ceux-ci en tant que tels sont incapables de l’atteindre, ils ne sont que de faux témoins. Ils se règlent sur ce qui leur plait à eux-mêmes, c’est-à-dire sur ce qui plaît au plus grand nombre. On ne peut se contenter de hausser les épaules ou de rire devant celui qui tient un exemple pour preuve. Il faut dénoncer ce qu’implique de terroriste ce procédé. On pourrait employer d’autres mots pour le qualifier. Cependant il s’agit bien de faire pression sur l’interlocuteur, de l’empêcher d’utiliser sa propre raison pour répondre à la question et de l’amener à se ranger à l’opinion de l’autorité, voire à celle du plus grand nombre. Le terrorisme intellectuel est un usage avéré de toutes les variantes du régime de parti unique.
Mais Platon, très vigilant, le voit à l’œuvre dans la démocratie elle-même, comme une menace constante contre la liberté. Elle ne vient pas d’un parti qui chercherait machiavéliquement à utiliser les ressources de la démocratie elle-même afin de l’abattre, vision manichéenne des choses politiques, mais de la soumission de la raison à l’opinion du grand nombre. Comme la raison ne se reconnaît pas, sauf dans les allégories des mauvais peintres, à ce qu’elle porte son nom inscrit sur son front, le problème n’est pas mince. Car quiconque prétendrait représenter la raison, de fait empêcherait les autres d’user de leur raison et de fait serait l’agent du terrorisme. Peut-être certains discours ou certains livres fort honnêtes partent-ils d’une évidence, au-delà de laquelle leur auteur peut se permettre de développer seul des propositions qu’il tient pour vraies. Mais la philosophie de Platon n’est pas de celles où l’on a une fois pour toutes découvert la vérité.
Quels que soient le nombre et l’autorité de ceux qui la soutiennent, je ne suis pas contraint de reconnaître pour vraie une proposition, si ma raison ne me conduit à la soutenir. " Mais moi, quoique seul, je ne donne pas mon accord, car tu ne m’y contrains pas " (Gorgias, 472b). cf.IP- La contrainte par laquelle une proposition est reconnue vraie n’est ni de l’ordre d’une pression physique telle que la torture évidemment, ni de l’ordre d’une pression psychologique. Dans un vote à main levée, hypothèse que je n’avance que pour la clarté, Socrate n’est pas de ceux qui regardent si les autres lèvent la main pour lever la sienne, ni qui fixent leur vote sur celui des hommes influents.
Il y a pourtant bien quelque chose qui contraint n’importe quelle intelligence à reconnaître vraie une proposition, à reconnaître par exemple que deux et deux sont quatre ou que la somme des angles du triangle est égale à deux droits. C’est son accord avec elle-même, tel que le dialogue permet de le dégager. Socrate préfère être en contradiction avec tout le monde plutôt que de l’être avec lui-même (482c). Ce n’est pas parce qu’on pense à deux qu’on pense mieux. A deux on pense exactement comme à mille, c’est-à-dire pas du tout. La vertu du dialogue est en ceci que, sous la conduite impitoyable du questionneur, l’autre est contraint de ne s’accorder que ce qu’il peut légitimement s’accorder. Le dialogue dont il est question ici ne peut être que celui qui vise à l’enfantement des idées. C’est un entretien qui met à la question les idées proposées. Si elles résistent à cette torture, elles peuvent être admises ; si elles n’y résistent pas elles doivent être impitoyablement rejetées. Le dialogue ne saurait être entendu au sens vulgaire d’un échange de répliques, comme on le fait par exemple au théâtre. Il est une technique visant à établir la vérité.
La rhétorique par contre n’est rien d’autre que la démagogie. Elle ne pourrit pas seulement l’âme de telle ou telle de ses victimes, mais aussi la vie de la Cité. Le problème posé par elle n’est donc pas psychologique, il est politique. Le réquisitoire contre la rhétorique, alias la communication, alias la démagogie, est réciproquement un plaidoyer pour le dialogue, alias la philosophie, dans la vie de la Cité. Il y a deux façons de consulter les citoyens. L’une consiste à ne leur fournir pour tout élément de réflexion que les propositions qui leur sont faites par les hommes influents. On leur demande alors s’ils sont pour celui-ci ou pour celui-là. L’emporte celui qui se vend au plus grand nombre. L’autre manière de faire de la politique est celle de Socrate. Elle consiste à prendre ses concitoyens un par un, particulièrement ceux qui ont quelque réputation, et à leur demander relativement à un problème quelconque quelle est la proposition sur laquelle ils peuvent s’accorder avec eux-mêmes. On aurait tort de croire inefficace la politique socratique. Il est vrai qu’on y risque sa vie, mais c’est justement ce qui montre qu’elle touche sa cible.
C’est pourquoi l’affirmation de Socrate qu’il est bien aise d’être réfuté ne prouve pas seulement l’amour de la vérité, mais plus profondément une conception très déterminée de la philosophie, qui passe par le dialogue. La vérité ne s’atteint que dans la réfutation. Cela ne signifie pas qu’il y a plus de vérité dans la négation que dans l’affirmation, mais que le choc de la discussion, la bataille entre les idées, est essentiel à la découverte de la vérité. A en juger par le mépris qu’ils affichent d’abord pour Socrate, les prétendus savants tiennent leurs idées pour évidentes. Mais l’évidence est illusoire. Une idée vraie ne se distingue pas d’une fausse à un signe quelconque, à elle ajouté, dont elle serait porteuse.
S’il y avait des évidences, comment pourrait-on être assez sot pour les laisser échapper, même si l’on est distrait plus que la moyenne ? Précipitation et prévention, dit Descartes, sont les causes de l’erreur ; mais à quel signe sait-il que lui-même est sans précipitation et prévention ? Platon ne croit pas que son seul doute suffise à l’en prémunir. On ne peut être sûr de penser correctement, aussi longtemps qu’on tient son idée à l’abri de la discussion. Il faut prêter son idée à l’examen soupçonneux et en quelque sorte malveillant, par principe non par affection, d’une autre intelligence. Si une idée peut être dite vraie, ce ne peut être que parce qu’elle a victorieusement résisté à la question. C’est ce qui s’appelle un dialogue.
La réalité du dialogue est masquée dans la langue française par son alternative au monologue. Les dictionnaires en font un entretien entre deux personnes. Le monologue étant le discours qu’un homme se tient à lui-même, dans lequel il peut être amené à faire les questions et les réponses, à jouer un rôle et puis un autre, comme il arrive dans ces moments où l’on s’oppose à soi-même des objections, on en est venu à admettre que le dialogue en diffère en ceci qu’il est échange de propos entre deux personnages et, plus rarement, davantage. Dans cette conception du dialogue l’un des personnages représente l’auteur tandis que les autres sont les tenants d’une philosophie adverse, exposée aussi honnêtement que possible. La forme qu’on rencontre à l’occasion chez les auteurs des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, trouve chez Machiavel (Dell’arte della guerra) un modèle, repris par Galilée (Dialogo sopra i due massimi sistemi).
Chez eux un interlocuteur soutient une thèse, un autre une autre. Entre Poliandre, Epistemon et Eudoxe dans la Recherche de la vérité de Descartes, entre Philalèthe et Théophile dans les nouveaux Essais de Leibniz, ou entre Hylas et Philonous dans les trois Dialogues de Berkeley, il y a assurément un échange d’idées. L’un des intervenants toutefois est porteur des bonnes idées, l’autre des mauvaises. L’un est le porte-parole de l’auteur, l’autre de l’adversaire à pourfendre. Si l’on coupait toutes les répliques de ce dernier, il resterait la bonne doctrine. Ainsi conçu, l’entretien aboutit par destination et infailliblement à la victoire du porte-parole de l’auteur.
Il n’en va pas du tout ainsi dans le dialogue platonicien. Ce n’est pas pour donner à son œuvre une apparence plus vivante que l’auteur la met sous cette forme dialoguée. Si telle était d’ailleurs son intention, force serait de constater que l’accès n’y est pas rendu plus facile. Ce style en vérité ne se retrouve chez aucun autre philosophe. Dans tous ses dialogues l’un des interlocuteurs, le plus souvent nommé Socrate, pose les questions tandis que l’autre lui répond. Or contrairement à ce qui se passe dans une discussion à bâtons rompus, où chacun peut intervenir au même titre que les autres, ici le premier s’exprime longuement tandis que le second est en général réduit à ne prononcer que quelques mots, voire un seul. Si d’abord on peut le croire formel parce que Socrate produit tout le texte soumis à examen, tandis que son interlocuteur se contente de répondre " oui, d’accord, tu as raison, etc. ", il est essentiel, indispensable à la philosophie que l’accord du répondant soit donné au questionneur.
Même si à l’occasion le meneur de jeu, l’Etranger d’Elée, demande un interlocuteur complaisant et docile (le Sophiste), comme le fit Parménide, " en ce jour lointain " où il se lança dans la traversée à la nage d’un vaste océan de discours : " qui donc me répondra ? Ne sera-ce pas le plus jeune ? C’est lui qui sera le moins porté à s’égarer en complications vaines et répondra le plus simplement ce qu’il pense " (Parménide, 137b), cf.IP- cette condition n’exprime pas le désir de fuir les objections. Elle exprime le besoin d’un répondant qui ne consulte que sa pensée, à l’exclusion de toute culture philosophique ou prétendue telle, qui lui ferait apparaître des chemins vers d’autres idées. La puissance du dialogue n’est nullement amoindrie par l’incapacité d’objecter de l’interlocuteur. Les objections ne jouent aucun rôle dans la méthode interrogative.
C’est en outre tout le contraire d’un interrogatoire dans lequel le meneur énonce une brève question, mais attend de l’autre une réponse développée et argumentée. Le dialogue philosophique platonicien a ceci d’unique, qu’on ne retrouve dans aucune autre forme de dialogue, que celui qui pose les questions ne les pose pas afin d’obtenir une réponse qu’il ignorerait, car c’est bien lui seul qui est en état de la proposer, mais afin d’obtenir l’assentiment de l’autre, qui est toujours libre de le lui refuser, si son intelligence lui interdit, ou simplement ne lui permet pas de le lui accorder. Le questionnement socratique ne vise qu’à avancer pas à pas, et à n’avancer que pour autant que la raison de l’interlocuteur, représentant occasionnel de tous les interlocuteurs possibles, puisse donner son accord. Par là la philosophie apparaît comme l’expression d’une exigence inflexible d’intelligibilité, d'un inextinguible amour du sens. Elle n’avance une proposition que pour autant qu’elle puisse être avouée par tout un chacun. Loin des discours sophistiques qui enveloppent leurs auditeurs d’un épais brouillard et qui obtiennent leur persuasion par des moyens rhétoriques, la philosophie exige non la persuasion, mais la conviction de l’interlocuteur et, à travers la sienne, celle de tous les assistants et celle du lecteur. Le but du dialogue est de produire la pleine lumière.
C’est pourquoi Socrate est prêt à faire le dialogue tout seul, plutôt qu’à monologuer, comme Calliclès le lui propose méchamment. Ce jeune enragé lui donne le choix entre un monologue et un dialogue dont il fera seul les questions et les réponses. Dans sa malveillance il croit, bien entendu, que c’est la même chose. Pourtant ce n’est pas pareil et Socrate choisit la seconde solution. Il accepte de " remplir seul l’office de deux hommes " (Gorgias, 505e), cf.IP- se mettant alternativement dans le rôle de celui qui questionne puis dans le rôle de celui qui répond (506c-507c). Si fugace que soit le procédé du prétendu monologue, il est la preuve de la nécessité du dialogue dans la recherche de la vérité et tout simplement dans l’exercice de la pensée.
Car contrairement aux porte-parole respectifs des auteurs cités ci-dessus, Socrate ne soutient rien. Son unique rôle est de mettre à l’épreuve les propositions qui lui sont fournies par les autres. Littéralement comme métaphoriquement il les soumet à la question. D’une part à celui qui propose une idée, quelquefois avec arrogance (Polos, Calliclès), d’autres fois avec spontanéité (l’esclave de Ménon), ou modestie (Théétète), il pose des questions visant à s’assurer de son sens, des liens qu’elle entretient avec d’autres, des conséquences qui en découlent. Mais ce n’est pas encore le fond des choses. D’autre part et moins naïvement il la soumet au choc de la discussion, afin de voir si elle est solide, si elle peut l’emporter sur les autres. Il la torture sans aménité afin de tester sa résistance. Dans Gorgias il soumet à la question impitoyablement, à la manière d’un inquisiteur, les thèses qui lui sont proposées. Toutefois il ne faudrait pas penser que la manière a un quelconque retentissement sur le résultat de l’examen. J’anticipe ici sur les termes du fameux passage de Théétète où Socrate se compare à sa mère, la sage-femme Phénarète : qu’il questionne avec gentillesse (Théétète, Phèdre, Ménon) ou sans aménité (Hippias, Ion, Euthyphron, Gorgias), le questionneur vise toujours à distinguer si une idée est viable.
La prosopopée de Protagoras renferme une précieuse indication : le sophiste demande que sa thèse soit examinée non avec esprit d’animosité ou de bataille, mais avec une compréhension bienveillante, contrairement à ce qui lui semble avoir été le cas jusque là. Toutefois il ne s’agit pas de solliciter une vague attitude complice. Ce sont en effet deux sortes de discussions qui sont ici opposées l’une à l’autre. Car il y a deux manières de discuter une thèse. On peut premièrement " la contredire en opposant discours à discours ", ce qui est la pratique du conteste oratoire, c’est-à-dire du prétendu débat politique, telle que les adversaires de Socrate en donnent souvent l’exemple. Là tous les arguments sont bons et tous les coups sont bas, parce qu’on ne se soucie pas du rapport entre l’intelligence et les idées qu’elle enfante, qu’elle procrée. On tient le discours pour une chose morte, qui de nature n’a rien à voir avec aucune intelligence. La polémique tient le discours pour orphelin (Théétète, 164e).
L’alternative est " la méthode interrogative " ou " discussion dialoguée ", qui exige une " ardeur sérieuse ", autant dire attention et honnêteté. Il est piquant de remarquer que l’éloge de la seule méthode qui soit philosophique, soit placé par Platon dans la bouche de Protagoras, qui en tant que rhéteur pratique ordinairement l’autre. Sans doute Platon s’amuse-t-il en attribuant cette revendication à l’un des principaux représentants des politiciens. Mais l’amusement n’est pas gratuit, puisque lorsqu’une joute oratoire tourne mal pour l’un de ceux-ci, il est évidemment le premier à réclamer un examen honnête et attentif de ses déclarations. L’amour du pugilat ne va pas jusqu’à accepter les coups lorsqu’ils sont assénés forts et nombreux. Dans la défaite, ou du moins dans la faiblesse, se produit une soudaine, passagère et admirable conversion du démagogue à la variante socratique du dialogue.
L’éristique (Sophiste, 228c) cf.IP- c’est la controverse, la discussion sophistique peu regardante sur la valeur des arguments, exigeante seulement sur la capitulation de l’adversaire. Elle était pratiquée semble-t-il singulièrement à Mégare où une école philosophique en avait fait sa spécialité. Théodore, qui n’est nullement philosophe mais mathématicien, ne fait pas la différence entre l’éristique et la méthode socratique, c’est pourquoi il désire lever le soupçon qui pèse, s’imagine-t-il, sur son hôte lorsqu’il est déclaré dieu de la réfutation. Ceci permet au lecteur de comprendre que celle-ci est mesurée, contrairement à la pratique mégarique. Cela ne signifie pas qu’on ne réfute l’adversaire qu’à moitié, qu’on lui évite la capitulation sans conditions, ni qu’on enveloppe la dure contestation des formes douces de la politesse. Cela signifie que le but du questionnement socratique est tout autre que celui de l’éristique.
Il n’est pas de faire taire l’adversaire en utilisant toutes sortes d’objections, y compris malhonnêtes, pour l’acculer au renoncement, mais de purifier, d’élever son intelligence vers des idées qui méritent mieux d’être soutenues, et vers leur principe qui n’est autre qu’elle-même. L’éristique constitue un terme de comparaison qui permet d’éviter le contresens trop facile sur la réfutation. Pour employer un mot que reconnaîtra le lecteur du Banquet, celle-ci implique l’amour de l’interlocuteur, tandis que l’autre est l’instrument du mépris, voire de la haine à laquelle il peut du moins s’accommoder. Il est clair que si Platon dans le Sophiste doit se séparer de Socrate, ce ne peut être qu’en lui conservant un immense respect, une absolue amitié. Ainsi avec toute la délicatesse et toute la discrétion possibles Platon soumet dans ce dialogue son maître à la réfutation.
Le dialogue platonicien est donc foncièrement étranger aux procédés de l’éristique. Il n’a rien à voir avec la polémique. Il est l’exercice d’un discours ou d’une pensée, c’est le même mot grec, qui distingue. Il sépare ce qu’il faut séparer et il lie ce qu’il faut lier. Il n’a donc pas pour but d’exposer la pensée de l’un, puis la pensée de l’autre. Ce qui lui importe au plus haut point, c’est de ne s’accorder à soi-même rien qui ne soit absolument intelligible. Chacun peut à la limite le faire pour soi, mais sa tendance à la complaisance n’est vaincue qu’au prix d’efforts difficiles. Il est donc préférable que l’accord soit exprimé, non par complaisance mais au nom de tous les hommes qui cherchent honnêtement la vérité, par un interlocuteur quelconque, caractérisé par la seule neutralité. Le nombre des interlocuteurs n’importe pas au dialogue.
Quel est le rôle du répondant face à Socrate ? Il n’est pas de lui apporter la contradiction, de lui objecter un autre discours, de polémiquer avec lui. Il est de dire oui quand tout le monde doit donner son accord, non quand tout le monde doit le refuser, de demander une explication lorsque la plupart peuvent en avoir besoin. Ce qui se passe dans le dialogue c’est l’établissement des distinctions que la pensée juge nécessaires et le maintien des liens que la pensée juge nécessaires. Dans un tel dialogue il y a donc d’un côté le philosophe, qui se refuse à tenir pour vraies ses propres assertions tant qu’elles n’ont pas reçu l’accord de celui qui est, de l’autre côté, son compagnon de marche, son " acolyte " (République, 533a), cf.IP- qui s’accorde avec lui. Les deux personnages ne sont pas sur le même plan, c’est évident. Il ne faut toutefois pas limiter leur inégalité à celle de leur rôle technique : l’un parlant longuement, l’autre répondant brièvement. C’est en même temps une inégalité philosophique, car Socrate sait où il va, et il n’a besoin du répondant que pour soumettre sa propre intelligence à l’exigence d’intelligibilité d’une intelligence universelle, tandis que son interlocuteur le suit. Il suit certes autant qu’il le peut le questionneur, mais son rôle passif de répondant dans la formation de l’idée n’implique pas le même rapport à l’intelligence universelle.
La psychagogie exige de distinguer l’art du dialogue de la vaine réfutation. Socrate se définit comme un homme " qui est bien aise d’être réfuté lorsqu’il se trompe " (Gorgias, 458a), parce qu’il ne connaît pas de plus grand avantage que d’être délivré de l’erreur. Cette affirmation peut surprendre de la part de celui que les dialogues montrent mettant toujours les autres en difficulté, ayant toujours raison, n’étant lui-même jamais acculé à désavouer ses propos antérieurs. Mais il n’y a là qu’un petit paradoxe. La surprise vient de ce qu’on ne comprend pas que le dialogue n’est rien de moins que la traque intransigeante de l’erreur. Lorsque Socrate pose ses questions, c’est aussi et d’abord à lui-même qu’il les pose. Il s’agit pour lui de voir s’il peut être d’accord avec lui-même. Cette exigence, dont la satisfaction est l’indice de la vérité, n’est satisfaite qu’avec l’incitation à le réfuter, faite dans ce dialogue successivement à chacun de ses trois interlocuteurs. Au moment enfin où Calliclès renonce à discuter et où il faut à Socrate poursuivre tout seul la recherche de la vérité, il lance à ses interlocuteurs : " si l’un d’entre vous pense que je m’accorde à moi-même une proposition qui ne soit pas vraie, qu’il m’interpelle et qu’il me réfute " (506a). cf.IP- C’est une question de fond, dont la portée est à la fois philosophique et politique. La volonté de faire de sa propre réfutation un principe de la discussion est une constante du dialogue.
Ce n’est pas parce qu’il est un violent que Socrate demande que le dialogue se poursuive lorsque son interlocuteur a déjà perdu pied (505d). La seule tyrannie dont on puisse parler en ce cas est celle de la pensée ou du sens. La pensée en effet n’autorise pas à dire une chose et son contraire, elle n’autorise pas davantage à nier les conséquences quand on a admis les prémisses. Elle ne permet pas de dire une chose une fois et une autre chose une autre fois. Le sophiste reproche au philosophe de dire toujours les mêmes choses (491a). Mais loin de se laisser démonter l’autre reprend que non seulement il dit toujours la même chose, mais qu’il dit la même chose sur le même sujet. Cela le conduit à virer celui qui dit des choses différentes sur un sujet pourtant identique. Dans Théétète comme dans Ménon ou Hippias, pourtant si différents entre eux, Socrate poursuit le débat avec l’interlocuteur qui s’est trompé. Théétète énonce successivement trois définitions de la science, le jeune esclave de Ménon se méprend plusieurs fois sur la longueur du côté du carré, Hippias propose je ne sais combien de définitions de la beauté, sans être ni l’un ni l’autre disqualifiés comme sont ici les trois interlocuteurs successifs de Socrate. Que dire de Parménide ! Là c’est le meneur de jeu qui propose l’une après l’autre neuf hypothèses. Il est vrai que l’entreprise a un tour systématique et à vrai dire expérimental ; mais il reste que la recherche y est menée sans pour autant devoir parvenir nécessairement à une conclusion. Davantage qu’en tout autre, par la relégation successive des intervenants dès qu’ils se sont contredits, on découvre dans Gorgias avec clarté la nature du dialogue platonicien.
Dans Gorgias il y a une réduction au silence de celui qui s’est trompé, dès que sa contradiction est mise en évidence. On remarque sans peine que c’est le second à l’encontre du premier, le troisième à l’encontre du second qui décident de la mise à l’écart de l’interlocuteur précédent. Ils croient que le salut, celui de leur thèse, se trouve dans une fuite en avant. Ainsi Polos prononce-t-il que la connaissance de la justice est étrangère à la rhétorique, ce que Gorgias n’avait pas osé, puis Calliclès proclame-t-il qu’il est plus beau de commettre l’injustice que de la subir, ce que Polos n’avait pas osé. On peut donc dire qu’à cette substitution d’un interlocuteur à l’autre il y a des raisons psychologiques, à la fois de la part de ceux-ci et de la part de Socrate. Mais c’est un effet de l’art de Platon que de dissimuler sous des raisons accessoires quelque chose de plus important. Il faut tenir le plus grand compte de l’objet du débat : " y a-t-il sujet plus grave que (…) de savoir quel genre de vie nous devons adopter " (500c). L’enjeu n’est pas moindre que la disqualification de tout ce qui approcherait de ce que nous connaissons sous le nom du nazisme et du sadisme. La menace qu’ils font peser sur le principe de l’intelligence justifie que Socrate ne prenne pas de gants avec ses interlocuteurs et les disqualifie sans autre précaution dès qu’ils se coupent.
Tel est le premier aspect sous lequel la dialectique se présente chez Platon. C’est celui sous lequel on peut la rencontrer dans tous les dialogues. Que ce soit avec un lâche (Gorgias), un niais (Polos), ou un salaud (Calliclès), avec un écervelé (Phèdre), un prétentieux (Hippias) ou un garçon très remarquable (Théétète), il en sera toujours ainsi. En ce sens la dialectique est la pratique du dialogue. Il n’y a donc pas une œuvre de Platon qui ne soit dialectique de cette manière-là. Néanmoins il faut relever qu’elle n’est pas seulement l’élimination de la thèse qui serait contradictoire, elle est encore autre chose. Telle qu’elle se pratique dans le dialogue, la dialectique est le dépassement de la contradiction, c’est-à-dire le moyen, partant d’elle, de se rapprocher de la vérité.
Polos reprend la thèse de Gorgias en en éliminant seulement la proposition malencontreuse qui y avait introduit la contradiction ; pareillement Calliclès reprend la thèse de Polos en en éliminant la contradiction. Et Socrate, quant à lui, se sert de cette thèse et de ses variantes successives, dont la dernière est aussi contradictoire que les précédentes, pour établir qu’il est meilleur pour le méchant d’être châtié que de ne l’être pas, qu’il est meilleur d’être un innocent injustement torturé que d’être son bourreau. Autrement dit la vérité ne se décrète pas, elle s’atteint à travers un long et pénible cheminement dont les étapes sont à chaque fois différentes et propres à la question posée. Le cheminement de Gorgias n’est pas celui de Théétète, ni celui de Phèdre. Afin de parvenir à une thèse qui soit soutenable, il n’est d’autre chemin que l’examen et la réfutation de celles qui ne le sont pas. Prise en ce second sens, plus proche des philosophies de Hegel et de Marx, la dialectique est encore présente dans toutes les œuvres de Platon (cf. infra : La succession d’Ephèse).
Pensées mortes ou pensées vives
Le préambule du prétendu discours de Socrate dans le Banquet cf.Texte- cf.IP- est très remarquable. Le philosophe s’efforce de mettre du baume au cœur de son hôte, qu’il vient de rosser philosophiquement dans un rapide échange. Il est conscient d’être allé aux extrêmes limites de ce qu’autorise l’hospitalité : il va maintenant feindre de se trouver lui-même dans le rôle du preneur de coups. Aussi attribue-t-il le discours qu’il va prononcer à une personne qu’il aurait entendue autrefois et devant laquelle il aurait joué le rôle du naïf poète. Au présent rapport d’Agathon à lui-même il substitue le rapport d’un Socrate soi disant naïf à une Diotime prétendue savante. Cette solution est excellente pour une autre raison, fondamentalement philosophique : alors qu’il s’est engagé, comme tous ses prédécesseurs, à prononcer un discours, il est arrivé au bout de ce qu’il pouvait obtenir de la participation de son amphitryon à un dialogue. Il doit maintenant se débrouiller autrement : il est condamné à s’interroger lui-même, c’est-à-dire à faire non seulement les questions mais aussi les réponses. Même lorsqu’il répond à la consigne du discours, Socrate impose sa pratique de l’accouchement des idées.
Le voici dans une position où le place aussi par ailleurs dans Gorgias (505e) le refus de Calliclès de collaborer plus longtemps à sa propre déroute. Agathon, poète tragique de talent modeste, est un bon représentant de ceux qui l’ont applaudi la veille en bons copains et qui sont maintenant ses invités. Socrate mimant ses naïvetés sera du même coup leur représentant et la prétendue Diotime les conduira ainsi pas à pas tous ensemble vers le but final de l’auteur du dialogue, qui pense de l’amour bien autre chose qu’eux. Il vise à convaincre ses interlocuteurs, et à travers eux le lecteur, car l’enfantement des idées n’est nullement un artifice.
L’idée de l’enfantement est présente dans les premiers mots que Socrate, arrivant en retard, a adressés à son hôte, qui demandait à savoir quelles étaient les pensées qui l’avaient retenu : " Le savoir ne coule pas de ce qui est plein dans ce qui est vide " (Banquet, 175d). Ce n’était pas une injure faite à un homme jugé ignorant par celui qui se croirait savant. C’est un jugement sur la nature du savoir. Le savoir ne se reçoit pas : il se construit. Certes on a intérêt à avoir de bons maîtres, car on n’acquiert pas seul tout le savoir dont on a besoin. Mais le bon maître n’est pas celui qui communique un résultat, qui lui aurait éventuellement été à lui-même antérieurement communiqué. Une tête n’est pas un pot qu’on remplit à un robinet ; la contenance du pot et le débit du robinet ne sont pas de bons critères de l’éducation.
Le bon maître est celui qui forme son disciple à accroître, à ordonner, à approfondir ses connaissances et à poser les bonnes questions. La tête ressemblerait davantage, si je peux me permettre de proposer une autre image, à un temple avec ses colonnes, ses entablements, son fronton et tous les organes propres à recevoir de la sculpture. Il y a là-dedans des matériaux, et en quantité, mais ce qui compte ce n’est pas de les accumuler pour les mettre en tas. C’est d’élever une structure organisée, dont les éléments ne remplissent pas tous la même fonction, mais qui se partagent des tâches diversifiées et nombreuses, qui toutes ensemble concourent à l’architecture et lui permettent de remplir ses fonctions. Cette image, ajoutée à celles de Platon, comme les siennes a ses limites ; elle me permet néanmoins de faire comprendre la réplique de Socrate : les pierres apportées au chantier d’un autre accroîtront-elles ses capacités d’architecte ?
La pensée qui arrêtait Socrate avant son entrée, pour n’être plus une proposition reçue par son auditeur, mais une pensée propre à lui, a besoin de toute une démarche personnelle, dont elle est l’aboutissement. Il lui faut la faire sienne, c’est-à-dire la faire entrer dans une organisation dont elle devient un organe : c’est autre chose qu’une pierre qu’on jette sur le tas. Résumer une philosophie, pour dire " Platon pense ceci ", voire " Platon croit cela ", etc. n’a aucun intérêt. Ce qui en a, c’est de faire revivre cette pensée en soi. C’est aussi beaucoup plus compliqué. L’impolitesse du retard était déjà flagrante, celle du refus de l’expliquer la redouble. Agathon ne saura jamais, et le lecteur du Banquet pas davantage, la pensée qui avait retenu son invité à quelques pas de chez lui. Mais comme son absence n’a dans le dialogue aucune portée, il faut bien en conclure que la réponse désobligeante de l’invité à son hôte importe beaucoup plus que son retard. Celui qui ne produit pas sur lui-même un effort, quelquefois violent, pour élaborer une pensée, est incapable de percevoir son sens s’il la reçoit toute faite.
Par là, d’une manière anticipée, se trouve donnée la réponse à une question que le lecteur pourra se poser plus loin dans le même dialogue. Lorsque l’étrangère de Mantinée aura montré que l’amour est éducateur, il sera fondé à en demander un peu plus sur l’éducation. Sans doute dans une beuverie, même si l’on cherche à ne pas " boire comme des gens qui ont soif ", ainsi que le dit excellemment Eryximaque (214b), il est difficile de passer de l’éloge de l’amour à cet autre sujet de discussion, évidemment moins enthousiasmant. Mais la curiosité que n’ont pas sur le champ les invités de cette soirée arrosée, ils pourraient l’avoir en une autre circonstance : que le maître accroisse l’intelligence de son jeune élève, soit ; mais comment opère-t-il plus précisément ?
En tout cas le lecteur attentif se posera la question. Et il lui donnera réponse, s’il se souvient de ce qui a été dit ici. Le procédé peut paraître bizarre. Ce n’est pourtant pas la seule fois où Platon compose son dialogue de telle manière que la réponse ne vient pas où on l’attend, et où cependant elle est donnée à qui veut bien la chercher. Ainsi dans la République ne comble-t-il que très tardivement la lacune laissée béante dans l’allégorie de la Caverne (cf. infra : La pratique matérielle). Son art est de répondre sans avoir l’air de répondre ; de construire une philosophie sans pour autant l’exprimer dans une doctrine susceptible d’être condensée en quelques formules, ni discernée par les sots. Comme le disent, à qui veut bien les entendre, les dernières pages de Phèdre, Platon écrit son livre en le protégeant des sots.
Comme dans le Banquet et dans la République, il arrive dans Théétète que la réponse ne se trouve pas à l’endroit où on l’attend. Socrate y repousse successivement trois propositions qui lui sont faites par le jeune géomètre et le dialogue s’achève sans qu’apparemment aucune réponse soit jugée satisfaisante. Or c’est justement sur la même question, indirectement soulevée par la curiosité d’Agathon : qu’est-ce que le savoir ? En lieu et place de la réponse attendue se rencontre un éloge de l’art d’accoucher : si la discussion n’a pas permis de savoir ce qu’est la science, prétend Socrate, au moins a-t-elle eu le mérite de permettre au jeune homme d’écarter de lui des propositions qui n’étaient pas satisfaisantes. En cet endroit (Théétète, 210b-d), cf.IP- délibérément l’auteur reste court. C’est un choix stratégique. Car si le sot ferme là le livre en se disant qu’il y a perdu son temps, le lecteur attentif retourne alors au passage plus développé qui a déjà été consacré à cet art (148e-151d), cf.Texte- cf.IP- et s’il veut bien y réfléchir, il s’aperçoit que c’est toute la fameuse allégorie de l’enfantement qui constitue la réponse. La réponse apparemment manquante a été donnée au moment le plus remarquable de la discussion.
Dans ces quelques pages Platon expose l’idée centrale de sa philosophie. Il ne s’agit pas pourtant d’une prise de position sur un quelconque problème relevant de la philosophie, comme on pourrait parler d’une thèse platonicienne sur l’opinion, ou sur la connaissance de la nature, ou sur la justice, etc. C’est une idée qui touche à la relation du porte-parole de l’auteur avec ses interlocuteurs et donc, au-delà de ce premier écran, aux rapports de l’auteur avec ses lecteurs et ainsi, derrière cette seconde médiation, à la nature du dialogue philosophique, c’est-à-dire de la dialectique au sens platonicien. Comme il ne saurait y avoir de savoir suprême sans un constant mouvement de l’intelligence parmi ses idées, la philosophie ne saurait être transmise au lecteur par un livre sur lequel elle serait écrite et dans lequel il n’y aurait plus qu’à la lire pour la connaître. C’est tout un travail, comme on dit avec exactitude dans les maternités, que d’enfanter une philosophie.
Après quelques lignes où Socrate affirme disposer de l’art de sa mère, grâce à quoi Théétète peut comprendre que le propos qui va suivre est allégorique (148e-149b), se trouvent énumérées les attributions des sages-femmes : elles discernent celles qui ont conçu, elles éveillent ou apaisent leurs douleurs, elles les conduisent à terme ou les font avorter et, ajoute Socrate, elles s’entremettent pour accoupler hommes et femmes. Elles sont d’ailleurs incapables d’enfanter (149b-150a). Cette brève image est aussitôt traduite (150a-151a). Le jeune géomètre disait sa déception de ne pouvoir ni apporter aux questions qu’il se posait une réponse qui le satisfît, ni cesser de s’interroger. Il définissait cette cruelle situation comme " le tourment de savoir ". Il affirmait par là que son âme connaissait une certaine forme de souffrance, qu’ignorent à la fois celui qui ne se soucie pas d’apporter des réponses aux questions et celui qui en a trouvé de satisfaisantes. Certes celui qui ne s’interroge pas est plongé dans une sorte de stupidité qui ne suffit assurément pas à son bonheur, mais qui lui épargne l’insatisfaction, tandis que celui qui, à tort ou à raison, connaît la certitude, a lui aussi, estime le jeune homme, l’âme en repos. Ses propos introduisent opportunément la notion du tourment de connaître.
Cependant il ne revient qu’à Socrate, en déplaçant quelque peu l’image de Théétète, de substituer à la notion de douleur en général celle de douleur de l’enfantement. Il le fait par le biais de l’opposition du vide et du plein. Ce faisant il contredit son interlocuteur, car celui-ci voulait dire qu’il lui manquait quelque chose, que dans son âme il y avait un vide. Mais Socrate, qui a mesuré à qui il a affaire, proteste en quelque sorte que son âme n’est pas vide mais pleine. Elle est porteuse d’une réponse et il faut qu’elle s’en délivre. C’est toute une conception de la vérité qui se trouve engagée dès les premiers mots de la métaphore de l’enfantement. La vérité en effet ne constitue pas un trésor qui viendrait du dehors et qu’en s’en accaparant on ferait passer au-dedans, elle est au contraire le fruit de l’intelligence qui la pense. La vérité n’est pas reçue, elle est produite.
Sur ce point il rencontre des interlocuteurs de deux genres différents. Les uns, avec lesquels il convient d’être bienveillant, parce qu’ils sont à la recherche de la vérité, les autres imbus de leur position sociale, qui croient détenir un savoir, dont on va s’apercevoir qu’il n’est que du vent. A ces derniers Socrate produit l’effet d’une torpille (cf. Ménon, 80a-c). cf.Texte- Ses questions les paralysent, ils sont saisis de doute, incapables d’y réagir et ils perdent leur superbe. Ils font partie des âmes dont l’accoucheur va découvrir qu’elles sont vides. C’est d’ailleurs bien parce qu’elles ne sont grosses d’aucune idée qu’elles ne peuvent pas s’apercevoir qu’elles ont affaire à un accoucheur d’idées. Celui-ci avec ses questions semble avoir un esprit bizarre, qui ne partage pas leurs certitudes et qui produit en elles la perplexité honteuse et désireuse de basse vengeance des Anytos, Euthyphron, Gorgias, etc. Mais Socrate produit la délivrance d’un esprit plus rare, comme celui de Théétète.
Bien que l’allégorie de l’enfantement soit immédiatement traduite par son auteur, il peut s’avérer profitable de la suivre pas à pas. Certains traits en effet en sont vivement éclairés tandis que d’autres restent dans l’ombre. Le premier de ceux sur lesquels Platon passe avec trop de discrétion concerne le rapport de l’accoucheuse et de l’accouchée, et donc le rapport de l’accouchement des idées avec la sagesse. Ce sont deux choses différentes que de produire des idées et de les faire produire aux autres. L’art de l’accouchement des idées ne peut appartenir qu’à celui qui en quelque façon a cessé d’en enfanter. Accouchement et doctrine s’excluent mutuellement. Celui qui enfante des idées est trop jeune pour se vouer à l’accouchement, tandis que c’est parce qu’il a suffisamment enfanté que l’autre au contraire s’adonne à l’accouchement. On ne parvient au rôle d’éducateur qu’en abandonnant la production des idées et des doctrines. Achevée, close, " bien arrondie " comme dirait Parménide, une théorie ne serait reconnue philosophique que si l’on admettait que la philosophie consiste en une doctrine.
Mais il n’y a pas de vérité dans un système coordonné d’idées, dès lors qu’il est livré à lui-même, orphelin de l’intelligence qui l’a enfanté et susceptible de tomber en la possession d’un sot qui ne l’aura pas véritablement pensé. La façon dont les philosophies sont enseignées en fait des recueils d’opinions. L’étudiant en philosophie peut ouïr l’opinion d’untel après celle d’un autre, etc. sans jamais former en son esprit une seule idée et, encore moins, une seule doctrine. Or la vérité n’est possible que dans la pensée vivante, dans celle que l’on soumet à l’épreuve de la question. En d’autres termes il n’y a de vérité possible que dans le secours qu’apporte à une idée mise en difficulté celui qui décide de ne pas la laisser orpheline et qui de ce simple fait devient en quelque sorte son père, aussi anciennement connue qu’elle puisse être. Puisqu'en effet elle n'est pas neuve, il faut qu’un initiateur intervienne pour mettre l’étudiant en condition de devenir le père de sa philosophie.
L’allégorie indique encore, sans y insister assez, qu’il est dans le rôle de l’accoucheur de discerner celui qui a conçu une idée. Au-delà de ce qui est affirmé explicitement, on peut penser que l’image ne vise pas tant le rapport de l'accoucheur avec l'accouché, que le rapport avec lui-même de celui qui est porteur d’une idée. Il peut ne pas savoir qu’il en est porteur, et il appartient à l’accoucheur de le devancer par son diagnostic. L’image de la sage-femme est propre à éclairer ce point. On admettra volontiers qu’elle discerne non seulement avant un quelconque tiers, mais quelquefois aussi avant la femme concernée, que celle-ci est enceinte, parce que son habitude des grossesses lui permet d’établir ce diagnostic la première et en tout cas avant la jeune personne inexpérimentée. Théétète admet à la demande de son interlocuteur non seulement une évidence du genre : le spécialiste discerne, mieux qu’un autre, celui qui a un problème. Il reconnaît aussi que dans la découverte du problème le spécialiste est plus clairvoyant que celui qui éprouve le problème.
Socrate en effet lorsqu’il exerce son art ne répond pas à l’invitation de ceux qui se seraient sentis dans la nécessité de recourir à ses bons offices. Dans quel dialogue le verrait-on satisfaire une semblable sollicitation ? C’est de sa propre initiative que dans la conversation il décide d’aider l’autre à mettre bas. Ces brèves considérations impliquent la conséquence intéressante qu’il n’appartient donc pas à celui qui conçoit une idée de s’adresser à qui peut l’en délivrer, lorsque le besoin s’en fait sentir à lui. Il revient à l’initiateur de prendre les devants et de se mettre au service de qui a besoin de lui, alors même que ce dernier ignore encore son besoin.
Une autre affirmation surprend Théétète et c’est pour l’auteur une façon de reconnaître qu’elle s’écarte de la réalité du rôle de la sage-femme, donc qu’elle est de son crû. C’est du même coup pour le lecteur une raison supplémentaire d’être attentif à projeter sur l’accoucheur d’idées ce qui va être dit. Il n’est pas seulement l’accoucheur des âmes, il est également leur entremetteur, c’est-à-dire qu’il les met en relation avec une autre âme capable de déposer en elles le germe d’une idée. Peu importe que les Anciens n’aient pas eu une compréhension exacte du rôle de la femelle dans la reproduction : le rôle du père de l’idée ne se réduit pas à être son porteur. L’allégorie affirme qu’il n’a pas tout seul conçu cette idée et que sa conception, comme celle de tout autre rejeton, a demandé une fécondation. Afin qu’il devienne capable de produire des idées et de produire les meilleures idées possibles, il revient à l’accoucheur de reconnaître auprès de quel maître le jeune esprit doit prendre des leçons.
Il semble bien en outre que cette partie de son art qu’est l’ensemencement soit aux yeux de Socrate plus important que la récolte : il déclare, et ça demeure tout aussi vrai si ça n’est qu’indirectement, que c’est ce dont il est le plus fier. Certainement il ne peut délivrer d’esprit que s’il est porteur d’une idée. Mais si tel n’est pas le cas, sa fonction d’accoucheur n’est pas d’actualité et par contre celle du marieur est à l’ordre du jour. Et de fait Socrate reconnaît plus loin avoir envoyé plusieurs élèves à Prodicos. Ce sage, en tant que tel, est en mesure de donner des leçons, il est en mesure de montrer à un élève le monde des idées. Mais s’il n’est pas accoucheur, il n’est pas en mesure d’établir entre les idées et l’esprit de son élève le rapport de paternité qui constitue le savoir suprême. S’il n’est pas comparable à Socrate, du moins est-il un vrai sage, pas un de ceux à qui une personne honorable rougirait d’adresser un disciple. La philosophie n’est pas la sophistique, l’entremetteur n’est pas un proxénète, tandis que le sophiste n’est qu’un prostitué. C’est contre de l’argent qu’il fournit des idées. Or pas plus qu’il ne faut chercher l’amour dans les étreintes tarifées, il ne faut chercher la philosophie dans les leçons payantes. En d’autres endroits Platon dit des choses peu amènes sur les sophistes, mais il est ici particulièrement vigoureux. En termes discrets, mais potentiellement crus, est indiquée la nature de la sophistique. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans la vigueur de son sens la raison pour laquelle cette partie de l’allégorie n’est pas expressément traduite.
Contrairement à ce qui concerne cette supériorité revendiquée de Socrate sur Phénarète, le parallèle est possible sur tous les autres points. L’insistance de Socrate porte sur son actuelle stérilité. Il n’est en possession d’aucune sagesse. Il nie donc avoir la moindre doctrine. Si l’on prend au pied de la lettre cette négation, et il n’y a aucune raison de la prendre autrement, on rencontre une idée très étonnante. Car elle signifie en effet qu’en posant ses questions il n’a aucune idée préconçue, et que d’une certaine manière l’auteur du dialogue ne vise pas lui non plus à soutenir une thèse. Cette dernière affirmation paraîtra peut-être excessive. Cependant on est devant une alternative : ou bien on veut que Socrate, quoi qu’il dise, dispose d’une doctrine et on ne peut plus prendre au sérieux rien de ce qui est dit en ces quelques pages de l’art de l’accoucheur, ou bien on prend comme l’expression d’une donnée indiscutable tout ce qui y est dit et il y insiste assez pour que l’on soit contraint de l’admettre : Socrate n’a pas de doctrine.
Va pour Socrate, concèdera-t-on, mais pour Platon ? Il n’y a pas lieu de distinguer ce à quoi vise Platon de ce à quoi vise Socrate. Quelle qu’ait été l’admiration de celui-là pour son maître, quel qu’ait été le culte qu’il lui rendait dans son œuvre, le maître qui apparaît dans l’œuvre n’est que le porte-parole de l’auteur. De quoi témoigne-t-il en l’occurrence ? Comme l’a montré l’analyse de l’allégorie, la doctrine, la théorie en tant qu’ensemble coordonné d’idées, n’est pas encore le savoir suprême et l’on n’accède à celui-ci qu’à la condition d’abandonner celle-là. C’est de celui-ci qu’il est question dans ce dialogue et non point de la science au sens vulgaire, qui n’est jamais autre chose qu’une doctrine. La philosophie n’est pas dans la doctrine, mais dans son rapport à l’intelligence qui la forme.
S’il revient au jeune esprit de produire des idées, voire une doctrine, il n’appartient pas à l’accoucheur seul de l’en délivrer. Son office ne se fait que sous le contrôle du dieu. Certes Socrate assume son rôle et son destin, mais justement il y a un moment, où dans l’exposé des raisons rien ne se justifie plus, parce qu’on est parvenu à l’acte par lequel se pose une valeur, laquelle justifie tout le reste, sans jamais pouvoir être justifiée elle-même. C’est à ce moment-là que Socrate invoque le dieu. Ainsi le dieu impose-t-il à Socrate de délivrer les autres et du même coup de ne pas procréer, d’être éducateur plutôt que père d’une doctrine, car Socrate ne peut pas justifier autrement que par une sorte d’héroïque décision le refus de confondre la philosophie avec une sagesse. Si l’intelligence se croit dans ses idées, elle s’y dissout et elle n’est pas. Si elle refuse de s’y croire, alors elle est. Pour la même raison c’est le dieu qui permet ou qui ne permet pas que l’élève sous la conduite de son maître produise des idées, etc. Le dieu est donc l’expression métaphorique de l’acte d’une intelligence qui décide d’être plutôt que de ne pas être.
Par ailleurs la doctrine comme un enfant a besoin d’être poussée à son terme, d’être bien nourrie pour croître jusqu’à sa maturité. Il est du rôle de l’éducateur d’y satisfaire. Le commerce du jeune esprit avec lui ne se borne donc pas à tirer bénéfice de ses services d’accoucheur. Plusieurs qui le croyaient se sont par suite crus aptes à se passer de Socrate lorsqu’il leur était encore nécessaire. Non seulement ils se sont ainsi rendus incapables de mener à terme un certain nombre d’idées, dont leur esprit était pourtant porteur, mais celles qui avaient été mises au jour ont été par eux si mal nourries qu’elles ont dépéri. On peut penser à la lamentable destinée d’Alcibiade. Une théorie, quel qu’en soit l’objet, pour être pensable doit être mise en rapport avec l’intelligence. Une sorte de mal guette toutes les productions de l’esprit, toutes les théories, qui est d’être abandonnées à un certain automatisme intellectuel, qui enchaîne les idées les unes aux autres, mais qui ne les lie pas pour autant à leur objet supposé en les distinguant de l’intelligence. La rhétorique, avilissement de l’intelligence, se condamne à ne toucher qu’aux apparences.
La question que se pose Platon est donc de savoir comment empêcher une théorie de retomber dans l’idéologie. Sa réponse est qu’elle doit être soumise à la critique philosophique. Ce qui me paraît être parfaitement soutenable près de deux mille cinq cents ans plus tard, alors que les sciences sont devenues ce qu’il ne pouvait encore prévoir. Il y a en effet des doctrines idéologiques de la politique, de l’économie, et aussi bien de la biologie ou de la physique. Il est décisif que la philosophie intervienne dans les discussions internes à chacune des doctrines, afin d’y soutenir l’esprit et d’empêcher qu’il n’y retombe au niveau de l’opinion.
Une ultime donnée de l’allégorie confère à l’accoucheur le droit et le devoir d’interdire à tel avorton d’idée de parvenir jusqu’au jour. Socrate signale expressément que sur ce point l’image est différente de l’original auquel elle permet d’accéder. Ce ne peut être qu’intentionnellement que l’auteur distingue ici un manque dans l’image, puisque de la même manière qu’il a déjà ajouté aux attributions de la sage-femme le rôle d’entremetteuse, il aurait aussi bien pu lui ajouter le rôle de distinguer les faux rejetons des vrais. Il y a donc lieu de remarquer sa volonté de mettre en exergue cette supériorité de Socrate sur Phénarète. Si sur le plan de l’interprétation de la métaphore ce passage ne fait aucune difficulté, il n’en va pas de même du jugement que le lecteur peut porter sur son sens. Il risque en effet de trouver bien autoritaire et bien dangereuse cette revendication d’euthanasie néonatale. Il convient toutefois d’examiner ses propos avec la plus extrême prudence et sans préjugé, car si l’on en restait à cette apparence, on ne verrait plus ce qui le distingue des sophistes. On croirait que son but est de substituer une idée plus plaisante à une autre plus déplaisante. Toute démagogie mise à part, croirait-on, Platon dirait seulement tout haut ce que les autres pensent tout bas.
Il y a donc des apparences d’enfant. Il y a des esprits en gestation d’un avorton d’idée, qu’il convient d’éliminer sans fausse pitié. Toute métaphore a ses limites. Mais atteint-on vraiment ici celle de l’allégorie de l’enfantement ? Si l’on réfléchit à la fois à la suite de ce dialogue et à ce que sont toutes les autres œuvres de Platon, il est remarquable que la partie de l’art d’accoucher à laquelle il est donné au lecteur d’assister est justement celle-ci. Il assiste bien à la mise à l’épreuve de l’idée et au rejet sans concession de celle qui est fausse. Par contre il ne voit pas Socrate repérer l’interlocuteur porteur d’une idée, il ne le voit pas envoyer à Prodicos ou à un autre maître celui qui n’en est pas porteur, il ne le voit pas régenter la grossesse pour la mener autant que possible à son terme en éveillant ou apaisant les douleurs. Le rôle de l’accoucheur d’idées se trouve déterminé mieux qu’ailleurs dans le moment de l’infanticide. L’allégorie de l’enfantement ne devient véritablement féconde qu’au moment où elle passe sa limite.
Pour comprendre ce qui fait le fond de la position platonicienne, il faut tenir fermement ce point essentiel : ce ne sont justement pas des opinions que l’accoucheur se charge de mettre au jour, de mener à terme ou de faire avorter, ce sont des pensées. Les opinions sont dénuées de justification et, pour cette raison, elles se valent toutes. Ce n’est donc pas entre elles qu’il y a lieu de procéder à un choix. Mais penser est autre chose qu’opiner. Ici il faut savoir ce que l’on dit. Toute opinion est un avorton de pensée. Celle-ci implique un rapport de l’énoncé à l’intelligence qui le forme, comme d’un enfant à son père. C’est bien pourquoi se pose la question de la maturité et de la viabilité d’une idée. On comprend mieux ce qui a été dit plus haut : l’accoucheur est au-delà de la tâche de production de l’idée, parce qu’il doit juger si elle est opinion ou pensée.
S’il y était encore engagé, son jugement pourrait être soupçonné de partialité ; on pourrait croire qu’en faisant avorter son patient il est guidé par des intérêts partisans. Au contraire si lui-même quoique ayant engendré des idées n’en enfante plus, il est alors tout à fait semblable à la sage-femme, dont les décisions, quoique sans appel, ne relèvent pourtant pas de l’arbitraire. Il lui appartient de distinguer l’apparence, la niaiserie et le mensonge, il lui appartient aussi de les éliminer. Tout fruit de l’intelligence n’est pas viable et, quel que soit l’attachement que lui manifeste, mû par un sentiment bien compréhensible, celui qui l’a engendré, il faut parfois le tuer. La cruauté de cette mesure n’est qu’apparente, elle n’est dictée que par la considération du bien des hommes. Celle-ci est le critère de distinction de la pensée et de l’opinion, qui exige l’élimination impitoyable de cette dernière. Très clairement le choix de l’intelligence est ici affirmé et Socrate se justifie par les ordres de la divinité. S’agissant de la reconnaissance d’une valeur, et laquelle ! il ne saurait en être autrement. D’autres, les sophistes, contre l’intelligence choisissent l’apparence, la niaiserie ou le mensonge.
Reste que si la qualification de la sage-femme, obtenue autrefois sans doute par d’autres voies qu’aujourd’hui, bénéficie d’une reconnaissance publique, il n’en va pas de même de celle de l’accoucheur. Quel est le signe auquel on reconnaît que Socrate n’est pas ce fâcheux, dont Anytos, Mélétos et quelques autres se débarrassent de la manière que l’on sait, mais ce maître inoubliable que célèbre l’œuvre de Platon ? Celui-ci peut répondre : il n’y a pas de signe. De la même manière que Socrate a pris le risque de la condamnation, celui qui s’entretient avec lui peut bien prendre le risque de l’avortement.
La rupture du dialogue et le passage du style dialectique au style mythologique ou métaphorique sont destinés à remplir plusieurs fonctions. La première est de rassurer le vulgaire, peu désireux de philosopher, en lui énonçant ses propres croyances, voire de mettre les philosophes à l’abri de l’accusation d’impiété que pourraient leur adresser ceux qui font de la piété leur affaire. Les idées les plus profondes ne sont accessibles qu’à ceux qui font le chemin qui y conduit. La difficulté d’entendre ce qu’elle dit par exemple dans le Banquet de l’amour, du beau et de l’éternité est exemplaire de la philosophie platonicienne. Mais à vrai dire, malgré la démarche initiatique exposée dans ce dialogue, l’initiation à la philosophie platonicienne ne se réalise pas par étapes. Il suffit d’avoir été une fois bien conduit dans la lecture d’un dialogue pour y être complètement initié. Platon parle de telle manière que chacun l’entend comme il le peut.
Il arrive donc dans un bon nombre de grands textes qu’au terme du dialogue, ou exercice dialectique, Socrate se laisse aller à un long monologue, qui constitue une histoire dont il déclare n’être pas l’auteur, un mythe qu’il rapporte à ceux qui l’écoutent. Le matériel de ce récit ne lui est pas propre, il n’est pas inventé par lui, mais tout au contraire emprunté. La source n’en est toutefois pas dans l’œuvre identifiable et originale d’un auteur connu, comme peut être l’emprunt d’un argument à un prédécesseur. Elle n’est pas non plus dans une œuvre anonyme. Socrate affirme parler par ouï-dire (Phédon, 61d). cf.IP- Il déclare à plusieurs reprises se rapporter à une antique tradition (63c, 67c, 70c). C’est ce qu’on dit (107d), ce que dit tout le monde depuis toujours et partout, des contes de bonne femme, des histoires à dormir debout. La source de son mythe n’est autre que la tradition populaire.
Le jeu de Platon sur un matériel mythologique qui lui est antérieur est parfaitement clair : loin de le balayer d’un rationaliste revers de manche, il l’investit et lui confère un sens nouveau, proprement philosophique. Si peu crédibles en effet que soient ces récits, ils ont cependant en commun avec les arguments des philosophes d’être porteurs d’un sens. Celui-ci n’est pas manifeste dans la tradition populaire. Elle ne sait pas ce qu’elle dit, mais elle dit fort bien quelque chose qui mérite d’être entendu. Il faut donc interpréter ce qu’elle dit afin d’en découvrir le sens. Ce travail est proprement philosophique, comme est philosophique celui de donner tout son sens à une croyance religieuse, à une œuvre d’art et finalement à toute pratique humaine. Il est vrai que Platon ne livre pas à son lecteur la clé des mythes qu’il rapporte : il lui en laisse l’interprétation. Tout au plus le met-il sur la voie par quelques remarques disséminées dans le récit. Il est patent que Socrate renonce à justifier son propre propos, voire qu’il fait tout ce qu’il faut afin de le discréditer : " un homme intelligent ne prendra pas au pied de la lettre ce que j’ai raconté " (114d), cf.Texte- cf.IP- dit-il en achevant son monologue et en fixant en quelques lignes l’orientation qu’il invite ses auditeurs à donner à leur interprétation. Il appartient au lecteur de faire son propre salut.
Il ne faudrait pas croire que Platon applique à tout dialogue un seul et même modèle, où Socrate et son interlocuteur principal échangeraient des répliques jusqu’au moment où enfin le premier clorait la discussion en se lançant dans un récit fabuleux. Ce peut être le cas de Gorgias, ou de la République, mais Phèdre est déjà différent en ce que le mythe principal y est intercalé dans le dialogue. Le Banquet est une suite de discours, dont le dernier est en même temps la réintroduction du dialogue à travers l’indication mythique d’un entretien avec une représentante de la tradition mythologique. Phédon inverse complètement les proportions. Les pages qui l’achèvent ont une situation particulière : elles ne sont pas plus un mythe que les pages qui les précèdent, mais pas moins non plus, car cette œuvre presque toute entière est un mythe ; presque toute entière elle est à interpréter. Même si leur exactitude autobiographique reste à établir, dans Phédon seuls les propos de Socrate rapportant sa formation philosophique peuvent être pris au pied de la lettre (96a-101e). cf.IP- Le rapport entre la part dialectique et part mythique ou métaphorique dans les dialogues est incroyablement varié.
Par comparaison aux autres, dans ce dernier dialogue le rapport est inversé entre le propos mythique et un propos qui d’ailleurs n’est pas tant dialectique que discursif. Mythe dans le mythe, tel est donc le statut de ses avant-dernières pages (107d-114c). Ce qui les distingue du contexte global dans lequel elles s’inscrivent, ce n’est pas leur contenu, ni manifeste ni latent. Les mêmes croyances populaires s’y trouvent exprimées : celles de l’immortalité de l’âme, du jugement au-delà de la mort, de la récompense et du châtiment, celle enfin de la réincarnation. La différence entre ces ultimes pages et les précédentes tient seulement à ce que Socrate ne s’y donne plus la peine d’argumenter. Comment le pourrait-il d’ailleurs lorsqu’il décrit les régions souterraines de la terre, fable proprement géographique, qui n’est là que pour envelopper un sens éthique. " C’est le moment de raconter une histoire " (110b), dit-il en passant de la géographie la plus vague à la description des détails. Il ne peut davantage pratiquer le dialogue au sujet des creux de la terre, des fleuves du Tartare, ni du sommet de la mer, qu’il ne le pourrait relativement aux régions supérieures de ce monde. Il n’y a aucun assentiment à attendre de la raison des interlocuteurs sur une fable.
L’avertissement a été lancé presque dès la première page : " Platon, je crois, était malade " (59b). cf.IP- Celui qui écrit était absent de cet entretien. La totalité des commentaires n’entendent cette remarque que sur le plan biographique. Je comprends qu’ils s’émerveillent de l’absence du disciple aux yeux de la postérité le plus remarquable dans cette rencontre ultime du maître et de ses amis. L’auteur du dialogue a-t-il cependant besoin de se donner une excuse ? Nul ne lui en demande, parce que nul ne connaîtrait son absence s’il n’en disait rien. Sa raison de signaler qu’il n’assistait pas son maître a un fondement autrement plus important que l’exactitude biographique. Celle-ci est sans portée, car il n’est présent à aucun des entretiens qu’il met en scène : il n’assiste pas à la discussion de Parménide, et son excuse n’est pas qu’il était malade, mais qu’il n’était pas né, ni à celle de Théétète, ni à celle de Phèdre, de Gorgias ou du Sophiste… Qu’il n’y était pas, cela est toujours vrai et cela se voit au seul fait qu’il ne s’attribue jamais aucune part du dialogue. Mais s’il n’est pas parmi les interlocuteurs, la philosophie qui s’y exprime est toute entière la sienne. Et ici, tandis que personne ne lui demande rien, il se fait porter malade ! La revendication de son absence est une manière de dire que les propos, dans le style où il les rapporte, ne portent pas sa marque, qu’ils n’engagent pas sa responsabilité philosophique.
Qu’on ne se méprenne pourtant pas sur cette distance : elle ne signifie pas qu’il faille distinguer le platonisme du socratisme. Il n’y a d’ailleurs dans cette œuvre pas plus que dans les autres de garantie de l’exactitude des mots rapportés, ni de l’authenticité des thèses exprimées par l’illustre condamné. Phédon est bien une œuvre de Platon, ce n’est pas un pensum imposé par la fidélité ou la piété, par le supposé " devoir de mémoire ". La courte phrase relevée ci-dessus est le premier et très clair avertissement donné par lui que son texte ne doit pas être entendu platement, mais tout entier métaphoriquement. De la première page à la dernière c’est un mythe, qui exige interprétation. Certes plus loin sera formulé expressément un mythe (107d et suivantes). Mais entre ces ultimes pages et toute la discussion qui la précède on ne trouvera aucune rupture, aucun saut destiné à faire le passage de ce qui est, ou susceptible d’être, exprimé par le moyen du dialogue à ce qui ne l’est pas. Au début de l’entretien Socrate affirme fabuler (61e), plusieurs fois (63c, 64a, 67b) il affirme modestement avoir espoir de trouver quelque chose au-delà de la mort. Platon fait savoir à mots couverts que son propos ne relève pas de la connaissance, mais seulement de l’opinion.
Aussi, tandis qu’il faut dans Phèdre ou dans Gorgias distinguer entre ce qui est dialectique et ce qui est mythique, presque tout dans Phédon est-il mythique. Lorsque Platon fait dire à Socrate qu’il a une croyance (66b), cf.IP- cela signifie qu’il énonce une proposition dont il ne peut pas rendre raison, dont il n’a aucune intention de rendre raison et par conséquent une proposition que la philosophie n’a pas lieu de retenir. Où voit-on en effet que le philosophe tienne l’opinion pour respectable ? Dans la République ? dans Théétète ? dans le Sophiste ? Pourtant si le philosophe ne doit accorder aucune place à l’opinion, il ne lui est pas indifférent que le commun des hommes, qui ne philosophe pas, ait certaines opinions plutôt que d’autres. Et puisque le commun des hommes est incapable de comprendre que chacun porte le poids de ses actes, il faut le persuader qu’il y a au-delà de la mort une survie de l’âme qui permet de la châtier ou de la récompenser en raison de ses actes. Comme dans toute son œuvre les mythes en général, c’est à l’exposé d’une religion naturelle qu’est employée la plus grande partie de Phédon.
Une seconde fonction du mythe apparaît avec un certain éclat dans une situation assez particulière, quoique cependant sa portée la dépasse. " En quoi ce mythe nous concerne-t-il ? " demande Socrate à Théétète après lui avoir fourni une étrange explication de la science. La doctrine discutée, à savoir " la doctrine secrète " des héraclitéens (cf. infra : La succession d’Ephèse), est présentée comme un mythe (Théétète, 155e-156a). Platon y va loin au-delà de l’affirmation vulgaire que le vin, qui paraît doux à l’un, paraît amer à l’autre. Cependant, parce qu’effectivement il est impossible, au moins au ~IVe siècle, de donner de ce phénomène une explication rigoureusement exprimée, elle prend inévitablement l’apparence d’un récit en quelque sorte généalogique, où il est question, sinon de mâle et de femelle, en tout cas d’union et d’enfantement, de rejetons et de familles. Les sensibles et les sensations sont les enfants du corps qui agit et de celui qui pâtit. Une manière métaphorique de parler se substitue au discours impossible.
Cependant ce n’est pas le goût de la métaphore qui conduit à s’en servir, ni la volonté de maintenir une croyance populaire comme un écran devant une philosophie, mais bel et bien l’impossibilité de s’exprimer en toute rigueur, faute de disposer des outils conceptuels qu’aucune science, ni physique ni biologique, n’a encore élaborés à cette époque. Le mot mythe s’impose dans ce contexte tout autant que dans d’autres, où il est plus classiquement reconnu. Une contrainte épistémologique empêche le style dialectique de se déployer et ne laisse pas d’autre alternative que l’expression métaphorique.
Ce qui précède peut mener à comprendre une troisième fonction, la plus lourde de sens, qui appartient encore au mythe, comme lorsqu’il est employé par exemple à propos de l’attelage ailé. Au début de son récit mythique du cortège des âmes Socrate donne (Phèdre, 246a et suivantes) cf.Texte- cf.IP- la justification de son style mythologique. Il avait commencé son discours d’une tout autre manière. Il avait énoncé son idée fondamentale, à savoir que ce n’est pas la raison qui vaut mieux que le délire, mais au contraire que le délire est le signe d’une inspiration divine et que c’est de lui que viennent les plus grands des biens. Il avait ensuite distingué trois genres de délires. Enfin il avait établi de manière démonstrative l’immortalité de l’âme. Il procède donc à ce moment (246a) à une rupture de style et il s’en justifie : s’exprimer d’une manière dialectique au sujet de la nature de l’âme dépasse les moyens humains. Il appartiendrait aux dieux seuls de le faire. La contrainte cette fois n’est plus d’ordre épistémologique, mais dialectique.
Quant à ce qui est possible à un homme relativement à ce qu’est l’âme, dit-il, ce ne peut être que d’en donner une image. C’est par conséquent ce qu’il va se résoudre à faire. Il invoque donc la faiblesse de l’intelligence humaine. Néanmoins il reste à s’entendre sur ce que cela signifie. Car renvoyer aux dieux ce que les hommes ne peuvent pas faire, c’est ne rien dire. Si ce renvoi a un sens, ce n’est pas de désigner au-dessus de hommes une intelligence supérieure à celle des hommes, qui serait capable de l’exposé dont les hommes sont incapables. En philosophe Platon entend ne laisser aucune place à la théologie. Mais il désigne au-dessus du domaine du dialogue une zone dans laquelle il faut pour se mouvoir un autre moyen que le dialogue. Or si cela est nécessaire, ce n’est pas parce qu’il y aurait là un autre objet, dont la nature autre exigerait un moyen autre, mais parce qu’il s’agit de connaître à ce niveau le fondement de l’exercice de l’intelligence dans le dialogue et que ce fondement ne peut pas être trouvé en cet exercice même. On peut bien se servir des idées lorsqu’il s’agit de connaître les choses, mais on ne peut plus se servir d’idées lorsqu’il s’agit de connaître la source des idées.
Ainsi par exemple on use de l’idée du beau lorsqu’il s’agit de connaître les beaux corps, puisque si tel corps est beau, c’est par sa participation de l’idée du beau, sans laquelle il ne serait pas beau. On peut en outre déterminer ce qu’est le beau en en posant une définition, en en envisageant éventuellement plusieurs genres, en montrant les relations qui les unissent entre eux et les divisent (cf. 265e-266c). Mais ce n’est plus ce dont il s’agit au moment où commence le mythe. Ce qu’on fait ici n’est plus expliquer tel objet, qui par exemple est beau, mais expliquer comment il est possible d’expliquer que, par exemple, il est beau. Ce n’est ni par incapacité, bien sûr, ni par goût d’artiste que Platon choisit alors le mythe. Il substitue au dialogue un conte de bonne femme, parce que le dialogue atteint sa limite. L’exposé philosophique se fait nécessairement mythologique, parce qu’il ne s’agit plus de mettre en œuvre l’intelligence, mais de rendre compte de sa mise en œuvre. Ici on a besoin d’images. Tout simplement il n’appartient pas à l’intelligence de prouver la valeur de l’intelligence.
Qu’elle soit la valeur, cela ne s’établit pas dans une preuve, mais dans un choix. Si l’on fait, à l’opposé, le choix de la démesure, par exemple du nazisme et du sadisme, il n’y a plus de pensée, et plus rien ne peut prouver que le nazi et le sadique ont tort. Ils se contrediraient d’ailleurs en cherchant par le moyen de l’intelligence à établir qu’ils constituent une valeur, ils feraient appel à ce qui nie qu’ils puissent avoir une valeur. C’est pourquoi ils doivent s’en garder soigneusement : la négation de la valeur de l’intelligence est leur seul discours possible, vite remplacé par le revolver. Quel que soit le choix, il faut sortir du dialogue. Car dans l’exercice de l’intelligence il y a à la fois la relativité à l’objet qu’elle pense et le dépassement de tout objet et de toute relativité. L’affirmation de l’intelligence en tant que principe exige non plus une pensée mais un acte.
Telle est la fonction du mythe, tel qu’il apparaît dans les dialogues de Platon. Voilà pourquoi aussi Socrate déclare qu’on ne saurait le traiter légèrement, tout incroyable qu’il paraisse. Qu’il faille le croire ne signifie pas qu’il faille l’entendre au pied de la lettre, comme font ceux qui ne philosophent pas ; mais qu’il y a un moment où il n’appartient plus à la discussion d’établir ce sur quoi repose tout le reste. Il faut bien un acte pour poser qu’on ne laissera pas le champ libre à la négation de l’intelligence. Je prête à Platon plus que je ne devrais ? On est, me semble-t-il, devant une alternative simple. Ou bien on estime que Platon partage les croyances sur lesquelles s’appuie son texte, qu’il prend au sérieux l’eschatologie et la cosmologie théologiques ; dans ce cas le mythe platonicien échappe à la philosophie, il lui est étranger, comme une inclusion dans le diamant. Ou bien on fait le pari que ce récit appartient à la philosophie et alors on ne peut le prendre au pied de la lettre, ce n’est plus qu’une métaphore qu’il faut interpréter. Quand bien même il serait mal fondé relativement à la psychologie de l’auteur, même si la vérité historique contraignait d’admettre qu’il eût des croyances, supposition à vrai dire ridicule, le pari de l’intelligibilité philosophique est devant le texte la seule attitude qui soit productrice de sens.
C’est pourquoi je relève avec le plus vif intérêt que les mythes les plus connus ne sont pas interprétés jusqu’au bout, que le maximum de sens ne leur est pas donné dans les commentaires qui en sont faits traditionnellement. Pourtant, dès lors que personne ne prétend les entendre au pied de la lettre, tout simplement parce qu’ils sortiraient ainsi du domaine de la philosophie, il faut reconnaître au lecteur à leur sujet une totale liberté d’interprétation. Or entre deux lectures quelconques qui en sont faites, il n’est pas vrai que la plus traditionnelle soit la plus féconde. Pense-t-on, par exemple, que le cortège des dieux dans Phèdre, qu’aucun philosophe, bien entendu, ne reçoit tel quel, au lieu de renvoyer à je ne sais quelles notions primitives, idées innées, ou concepts purs a priori, autorise bien davantage par sa lettre une interprétation selon laquelle l’expérience actuelle est informée par des éléments de nature intellectuelle, qui ne sont cependant issus de nulle part ailleurs que de l’expérience antérieure, dans la mesure et pour la part où elle exprime seulement les conditions les plus générales de l’existence ? Les interprétations idéalistes et théologiques de la philosophie platonicienne, pour vénérables qu’elles soient, ne sont pas les plus autorisées. L’interprétation la plus autorisée est celle qui produit le plus de sens.
Schéma arithmétique de l’allégorie
La volonté de maintenir comme un voile entre la philosophie et les lecteurs naïfs, ou l’impossibilité de trouver dans le matériel rationnel de l’époque les outils conceptuels nécessaires pour justifier pleinement une doctrine difficile, ou l’impératif de la question ultime du fondement de l’intelligibilité constituent les motivations de l’abandon du dialogue à un certain moment de son avancement et de son remplacement par le récit mythique. Les motivations du mythe n’expliquent pas le recours à l’allégorie.
Ce qui distingue du récit d’Er à la fin de la République, de celui de la fin de Gorgias, de celui situé quasi à la fin de Phédon, de celui situé dans le milieu de Phèdre, etc. l’allégorie telle qu’elle apparaît dans le récit de l’enfantement (Théétète), dans le récit de la Caverne (République), etc. c’est que l’interprétation de ces derniers n’est pas abandonnée au lecteur par celui qui les formule, ni d’aucune manière par l’auteur. Il ne laisse pas au lecteur la tâche philosophique de construire un équivalent discursif de l’image. Il ne lui laisse pas davantage la possibilité de la prendre au pied de la lettre, c’est-à-dire de la croire comme un croyant prend au premier degré le récit religieux du Jugement dernier, du paradis et de l’enfer, dans Phédon, par exemple. Ce simple constat donne une raison philosophique suffisante de distinguer du mythe un autre genre de récit métaphorique. L’usage le définit sans inconvénient une allégorie. L’échange des questions et des réponses est très souvent interrompu par des allégories. L’auteur mêle à sa pratique du dialogue des images qu’il donne pour telles.
Dans la République (359c-360d) et dans la bouche de Glaucon la fable de Gygès est une allégorie ; dans le même dialogue au moment de la description des mauvais gouvernements la fable des frelons (552c-e et 564b-565c) est une allégorie ; dans Phédon la fable de l’éther (111a-b) est une allégorie ; dans Théétète (148e-151a) la fable de l’enfantement est une allégorie. Dans tous les cas que je viens d’indiquer l’image est donnée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour une image. Aucune possibilité n’est laissée au lecteur de l’entendre au premier degré, puisqu’elle est aussitôt interprétée par celui qui vient de la forger. Il la traduit terme à terme, il en donne le sens de manière discursive. Par exemple Gygès est l’homme qui est juste, non par la conviction que la justice fait le bonheur, mais seulement par défaut du moyen de commettre impunément l’injustice. Sa bague au chaton magique est le moyen de l’impunité. Malgré l’apparence initiale d’un récit historique se rapportant à un pays déterminé, à une époque déterminée et à un homme entrant dans des rapports déterminés avec d’autres hommes connus (Crésus et sa lignée), on ne peut croire qu’il a existé vraiment un tel homme et une telle bague. A aucun moment il n’est possible à aucun lecteur de prendre le récit allégorique au pied de la lettre.
Cependant la philosophie de Platon ne serait pas ce qu’elle est, si son auteur allait jusqu’au bout de sa pensée. Il se refuse à achever sa philosophie en doctrine close une fois pour toutes, susceptible d’être pieusement récitée par des prosélytes (cf. Lettre VII, 341c). Son but très singulier, sans autre exemple dans l’histoire de la philosophie, est de contraindre son lecteur à assumer la responsabilité de former une philosophie, qui est à la fois la sienne et celle du maître. L’allégorie ne serait pas spécifiquement platonicienne, si la traduction de l’image, généreusement livrée par son auteur, ne masquait pas ici ou là des lacunes béantes ouvertes à l’investigation du lecteur soupçonneux.
L’exploration des silences de l’allégorie exige un outil arithmétique, cependant d’une grande simplicité. Il est absolument indispensable à qui veut comprendre le fonctionnement de l’allégorie chez Platon. D’une manière générale une allégorie est la comparaison d’un terme qu’on veut éclairer avec un autre qui est donné pour son image plus claire. L’image est explicitée et il est expressément indiqué de quoi elle est l’image. Dans ce cas, le plus simple, les deux termes sont étrangers l’un à l’autre. C’est ainsi que pour commencer le soleil est présenté dans la République comme l’image du bien (508c). Ils sont aussi hétérogènes que peuvent l’être l’idée de justice et la dame aux yeux bandés, équipée d’une balance et d’un glaive. Evidemment l’allégorie a d’autant plus de sens que ses deux termes sont plus riches et décomposables en éléments qui correspondent les uns aux autres, les détails de l’image devenant alors significatifs, trait pour trait, des détails de l’autre terme. Les deux termes de l’allégorie peuvent faire l’objet d’une description très complexe.
Ainsi voit-on dans Théétète (149b-151d) cf.IP- les diverses interventions de la sage-femme devenir les images respectives des divers rôles de Socrate accoucheur des esprits : il reconnaît le jeune homme porteur d’une idée, il aiguise ou endort l’ardeur de sa recherche, il le soumet à un régime intellectuel afin qu’il soit capable de la développer ou il la fait avorter, il l’aide à la formuler, il l’examine afin de décider si elle est viable, il l’anéantit sans pitié si elle ne l’est pas, il envoie le jeune homme recueillir les germes d’autres idées chez les maîtres qui peuvent les lui apporter. On peut dire alors que non seulement Socrate (a) est à Théétète (b) ce que sa mère Phénarète (c) est à une femme enceinte (d), mais que le philosophe (a) reconnaît le jeune homme porteur d’une idée (e) comme la sage-femme (c) reconnaît la jeune femme porteuse d’un enfant (f), que la prescription d’un bon maître (g) est à l’un (b) ce que l’eugénisme (h) est à l’autre (d), etc. Bref, des rapports exactement déterminés existent entre les différents termes de l’allégorie et se répètent identiques.
Donc : a/b = c/d ; a/e = c/f ; g/b = h/d ; de telle sorte que si l’un des termes était oublié, négligé, masqué dans l’énumération, il serait aisé de le calculer. Trois de ces termes étant connus, il est en effet possible aisément de déterminer le quatrième. Ainsi par exemple Platon n’écrit-il pas que le rôle de la sage-femme est de tuer les nouveaux nés qui seraient difformes ; mais connaissant les trois autres termes, le philosophe (a), la sage-femme (c) et le meurtre de l’idée non viable (i), il est impossible de manquer le quatrième. On sait que si le rapport a/i est égal au rapport c/x, alors ax = ci et par conséquent x = ci/a. C.q.f.d. ! Il y a dans l’allégorie la trace d’un raisonnement arithmétique. Le lecteur doit se servir du calcul arithmétique afin de rétablir les éléments manquants.
Non seulement Platon est mathématicien comme tout le monde le sait, mais il utilise constamment ce procédé de la proportion afin de se faire comprendre : ce que la gymnastique est au corps l’action législative l’est à l’âme ; ce que la médecine est au premier l’action judiciaire l’est à la seconde (Gorgias, 465b). cf.IP- Non seulement deux de ces termes sont métaphoriques par rapport aux deux autres, mais les quatre pris ensemble ont leur propre et globale métaphore dans la série : maquillage, sophistique, cuisine, rhétorique. Il s’agit dans ce texte de déterminer ce qu’est la rhétorique… Comme il advient ici, le calcul peut se faire dans un rapport entre quatre termes.
Il peut se faire aussi que le terme moyen soit commun aux deux rapports et, l’un des extrêmes étant connu, il est tout aussi facile de calculer l’autre. Par exemple si x/y = y/z, x = y²/z. Dans ce cas comme dans le précédent il s’agit toujours de trouver le quatrième terme proportionnel. On trouve également dans l’œuvre de Platon plusieurs exemples de rapport entre trois termes : " Ce que sont pour nos besoins l’eau et la mer, l’air l’est là-haut, et ce qu’est pour nous l’air, l’éther l’est pour les hommes d’en haut ". Si la question est de savoir ce qu’est l’éther, on peut répondre qu’il est à l’air ce que l’air est à l’eau. En outre ces trois termes sont collectivement l’allégorie de trois autres, car ce n’est évidemment pas de l’éther que Socrate veut proposer l’étude à ses amis, au moment où il va boire la ciguë. Il veut dire que l’âme a son milieu propre, distinct de celui du corps, comme celui du corps des hommes est distinct de celui des poissons (Phédon, 111a-b). cf.IP- Cette image est très proche de celle de la République, où il advient aussi que le rapport s’établit entre trois termes.
Il s’agit dans ce dernier texte de comparer l’intelligible et le visible ou, pour parler plus exactement, de comparer leurs maîtres respectifs : le bien et le soleil. De ces deux termes le premier est évacué de l’image, afin que justement le second puisse devenir son image. Il faut alors introduire dans l’image un troisième terme, qui puisse être l’image du second, puisque celui-ci de ce fait a besoin d’un substitut : le feu. Le sens de l’allégorie de la Caverne lui est donné par le glissement auquel Socrate demande (République, 517b) cf.Texte- cf.IP- d’en soumettre les termes, afin de revenir à l’image précédente du soleil fils du bien. Le travail d’interprétation consiste à faire glisser l’ensemble feu / soleil sur l’ensemble soleil / bien. Par exemple le rapport du feu (a) aux ombres qu’il projette (b) peut être dit du soleil (c) aux ombres qu’il projette (d). Et le glissement opéré par l’interprétation impose que le même rapport soit dit du bien (e) aux idées des prétendues sciences (f). Ainsi a/b = c/d = e/f, etc. Puisque tout ce qui est dit du feu peut être transposé au soleil, tout ce qui est dit du soleil doit être transposé au bien.
La discussion, qui vise à donner du bien dans le domaine intelligible une image dans le domaine sensible, inclinerait le lecteur inattentif à séparer les deux domaines, à admettre que l’un puisse exister indépendamment de l’autre. On rencontre dans ce contexte précis une fonction particulière de l’allégorie, qui ne se retrouve pas généralement toutes les fois que Socrate recourt à ce procédé d’exposition. Lorsque dans Théétète il explique au jeune géomètre que sa fonction est d’aider les esprits à accoucher de leurs idées, comme celle de sa mère était d’aider les femmes à accoucher de leurs enfants, la fonction de l’allégorie n’est que de donner de l’activité socratique une image dont elle est complètement indépendante. Socrate, on peut le parier sans risque, n’a jamais prétendu aider une femme à mettre au monde son enfant. Il n’est pas nécessaire au philosophe de passer par l’art de la sage-femme pour parvenir au sien.
Or dans l’allégorie du soleil fils du bien les choses sont tout différentes, car ce qui y fait image et ce dont elle fait image, ne sont pas séparables. Le visible est l’image de l’intelligible, mais nul ne peut se situer dans l’intelligible sans être en même temps dans le visible. Il n’y a pas deux mondes ; on n’a pas le droit de dire qu’il y en ait deux, sauf par abstraction. Cette allégorie prépare deux autres allégories, qui lui succèdent immédiatement dans le texte de la République, celle de la ligne (509c-511e) et celle de la Caverne (514a-519c). On retrouve dans les trois allégories enchaînées l’étroite coordination entre l’image et ce dont elle est l’image, entre le signifiant et le signifié.
La plaisanterie de Glaucon (509c) cf.IP-, permet une courte pause dans un exposé déjà difficile, quoique imagé, et qui doit devenir encore plus ardu. Socrate dans ce moment de détente déclare avoir négligé beaucoup de choses dans sa fable du soleil fils du bien. Effectivement celle-ci n’autorisait qu’une distinction trop simple entre le domaine des visibles et celui des intelligibles. Sa métaphore change de sens : ce n’est plus une simple fiction dans laquelle le soleil fournit une image du bien. Le soleil n’est pas qu’une image, car son existence est à présent prise en compte et il est avec le bien dans un certain rapport ; plus largement les visibles ne sont pas qu’une image, car leur existence est à présent prise en compte et ils sont avec les intelligibles dans un certain rapport. On passe donc d’une simple métaphore à un exposé très théorique, dans lequel les deux termes de la métaphore sont également pris en considération, parce qu’ils sont réels l’un et l’autre.
Les sensibles, quoiqu’ils ne cessent pas de l’être, ne sont plus uniquement l’image des intelligibles, car les uns et les autres sont également connaissables. Le lecteur doit prendre en compte à la fois la distinction de deux ordres de connaissables, et l’articulation entre eux qui fait des uns l’image des autres. Or relativement à l’une et à l’autre de ces préoccupations la fable précédente a été largement insuffisante. Elle n’a indiqué ni toutes les distinctions qu’il faut établir dans les degrés de la connaissance, ni les rapports précis dans lesquels ces degrés entrent entre eux. Il y a non pas deux mais quatre degrés, séparés en deux classes, dont l’une est à l’autre ce que dans chacune un terme est à l’autre. Au-delà de la distinction entre les visibles et les intelligibles s’opère à l’intérieur de chacune de ces deux catégories une autre distinction.
Un tel énoncé est trop abstrait pour une idée finalement simple, et afin de donner une figure claire à son propos, Socrate ne craint pas de s’engager dans une deuxième allégorie, celle de la ligne. A travers elle commence à se mettre en place une théorie très globale de la connaissance. Celle-ci est diversifiée en quatre opérations de l’intelligence, exposées de la moins claire à la plus claire, donc aussi de la plus trompeuse à la plus véridique. Cependant ces opérations ne sont pas seulement distinguées les unes des autres. Elles ne sont pas simplement juxtaposées les unes auprès des autres sur la figure de la ligne ; elles sont aussi mises entre elles dans des rapports précis. Qui veut comprendre la pensée de l’auteur doit aller au-delà de la simple succession des opérations, de la plus obscure à la plus claire. Il doit aussi partager la ligne en quatre segments, dont les longueurs respectives sont strictement déterminées dans un rapport arithmétique simple, qui les affecte toutefois de manière relativement complexe. Le rapport entre le sensible et l’intelligible est égal au rapport qui dans l’un et dans l’autre existe entre les deux sections qui le composent.
Or les relations entre les opérations de l’intelligence ne sont pas ainsi exactement déterminées pour seulement laisser entendre que " nul n’entre ici, s’il n’est géomètre " ; l’arithmétique n’est qu’un instrument au service d’une théorie philosophique. Celle-ci n’établit pas seulement des distinctions entre des degrés de la connaissance, mais par la relation arithmétique qu’elle établit entre eux elle veut indiquer aussi comment est possible le mouvement qui va du plus bas au plus élevé. Le but du philosophe n’est pas seulement descriptif, il est aussi psychagogique : il ne peut pas se satisfaire de décrire comment l’ignorant est dans l’ignorance, il veut aussi montrer le chemin qui permet de l’en sortir. La constance du rapport est l’image de l’identité constante du retour réflexif qui autorise l’ascension.
Mais on n’est pas encore au terme des mutations de l’image. L’exposé initié avec l’allégorie du fils du bien, poursuivi avec celle de la ligne, subit une nouvelle transformation avec celle de la Caverne. Dans ce texte la réponse donnée par Socrate à ses amis, qui l’interrogeaient sur la nature du bien, encore qu’elle ne soit qu’une nouvelle image, atteint enfin toute l’ampleur désirable d’une théorie de la connaissance. Il n’avait d’abord été question que d’un royaume donnant l’image d’un autre, l’un dominé par le bien, l’autre par le soleil, aux fonctions comparables : les deux souverains éclairant et nourrissant leurs sujets. Mais de la première allégorie à la seconde, puis à la troisième le propos gagne en précision.
Car dans le second temps les deux royaumes ont été reconnus tous les deux réels et analysés en termes gnoséologiques, distinguant en quelque sorte quatre provinces, en même temps que leurs maîtres respectifs étaient négligés, ne faisant plus même l’objet d’une simple mention. Enfin, avec le troisième temps de la Caverne, non seulement on retrouve les deux rois, mais à travers tout un récit initiatique comme d’une aventure vécue, de nombreuses précisions sont fournies sur chacune des provinces que visite et traverse l’initié. Le manque de la première allégorie est maintenant comblé, puisque non seulement le soleil est l’image du bien, mais le feu est l’image du soleil. Par ailleurs les termes qui manquaient à la seconde, concernant les souverains, sont restitués. Avec la troisième image les éléments nécessaires à une théorie de la connaissance sont enfin tous en place. Que les termes de l’allégorie soient tous mis en rapport ne signifie pas pour autant que ces rapports soient tous explicites.
Il arrive ailleurs que Platon attire l’attention du lecteur sur les disjonctions de l’image et de sa traduction. Dans l’allégorie de l’enfantement (Théétète) il accorde à l’accoucheur deux rôles qui, reconnaît-il, n’appartiennent pas à la sage-femme : il le fait d’une part entremetteur et d’autre part tueur d’avortons. Supposer ces fonctions à la sage-femme ne relève pourtant pas du non-sens : les pratiques eugéniques, quoi qu’on puisse en penser, n’appartiennent pas à la science-fiction. Cependant dans le cas le plus intéressant Socrate ne désigne pas les lacunes de son image. Remarque-t-on dans la République que tous les termes relatifs au feu et au monde de la caverne ne sont pas traduits et ne reçoivent pas explicitement un équivalent relatif au soleil et au monde extérieur, c’est-à-dire en fait relatif au bien et à l’intelligible ? Fait-on attention que dans la caverne ce sont des hommes qui portent les simulacres d’objets dont les ombres sont vues des prisonniers ?
Oui sans doute, lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qui se passe à l’intérieur de la caverne. Mais alors que l’auteur fait expressément du monde inférieur un double du monde supérieur, on oublie que ces hommes de l’intérieur doivent être le double d’autres hommes, eux situés à l’extérieur, et des manipulations desquels les vrais objets, c’est-à-dire les idées, sont l’expression. Cette remarque ouvre la voie à une réflexion que je crois loin d’être stérile en ce qu’elle donne des idées une explication au lieu de leur donner un statut : elles ne trouvent leur fondement que dans l’activité des hommes. Il faudra y revenir plus loin (cf. infra : La pratique matérielle). En attendant je pose la question : les lacunes de l’allégorie dans le texte doivent-elles être attribuées à une inadéquation du signifiant au signifié ? à une distraction de l’auteur ?
Personne ne peut sérieusement retenir la seconde hypothèse. Quant à la première je ne m’en satisfais pas davantage. Tout, absolument tout de ce qui est dit relativement au feu, peut être transposé relativement au soleil, et tout, absolument tout a du sens relativement au bien. Je soutiens d’ores et déjà que dans le contexte de la philosophie platonicienne, afin que le lecteur achève, s’il se donne le travail d’en prendre l’initiative, la conception d’une philosophie, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est audacieuse, délibérément Platon ne développe l’allégorie que de manière lacunaire.
Le récit de Phédon montre en ses premières pages l’illustre condamné refusant de se plier à la consigne de ne point parler (63e). cf.Texte- cf.IP- Il eût été dommage pour le lecteur en effet qu’il s’y soumît. C’est à ce moment qu’il s’engage dans le très long plaidoyer où il se justifie de son attitude devant la mort. Le premier temps de son propos apparaît comme un véritable réquisitoire, une attaque impitoyable du corps et de tout ce qui en relève. Le corps y est entendu comme le fauteur d’apparences. Pour commencer cependant, le caractère métaphorique qu’il convient d’attribuer à la recherche de la mort est suffisamment signifié par l’affirmation que le philosophe en fait son unique occupation (63e-64a). Venant après une discussion préliminaire, dans laquelle il a expressément écarté le suicide (61b-63d), cet énoncé ne peut être entendu platement, et la mort dont il est question dans Phédon est la métaphore d’autre chose.
Les termes de sa proposition méritent d’être analysés. Les verbes de la langue grecque ne désignent pas un passage brutal, dont on est si peu maître qu’il est excessif de l’appeler un acte, mais plutôt un processus qu’il faut évidemment maîtriser afin de le mener à son terme. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de mourir, mais de quelque chose de plus complexe et de moins aisé à déterminer que le fait de décéder. Il s’agit à la fois de l’acte par lequel on s’approche du décès et de l’état qui en est la conséquence. Cependant Socrate n’y met nul pathos : l’affaire n’est pas de se supporter de plus en plus laid, de plus en plus malade, de plus en plus impotent, etc. Elle est autrement plus positive puisqu’elle est de vivre comme il faut vivre, c’est-à-dire d’accroître toujours davantage en soi une sorte de perfection, jusqu’au moment où on l’atteint. Contrairement au décès, la mort dont il parle engage la responsabilité de l’homme, qui n’en est plus seulement l’objet, mais en devient le sujet. Cette mort-là n’est rien d’autre que la vie. Faut-il vivre en voyou ou en sage ? Quelle vie faut-il vivre, telle est bien en effet la première et plus fondamentale question de la philosophie.
La séparation de l’âme et du corps, qui fait l’objet des explications du philosophe, n’est pas un rejet ou une exclusion des plaisirs qui sont liés au corps, mais très exactement leur tempérance. Il serait inexact de prétendre qu’est philosophe celui qui ne ressent plus les plaisirs du corps. Plus rigoureusement il n’y prend pas " une part plus grande qu’il n’est nécessaire " (64d-e). L’affranchissement de l’âme par rapport au corps n’est véritablement éthique que parce qu’il est la condition de la connaissance et que rien d’autre que celle-ci ne place les hommes au-dessus des bêtes. C’est pourquoi l’idée du mépris du philosophe à l’égard des prétendus plaisirs de l’orgie débouche sur celle que la mort, en tant qu’elle est l’image de la maîtrise de l’âme sur le corps, signifie encore l’intelligence et la possession de la vérité (65a). Dans Phédon s’initie une théorie de la connaissance, dont la première proposition est la condamnation de l’empirisme.
Dans son interprétation il faut se garder du même excès que précédemment : ce n’est pas parce que les sens sont fauteurs d’illusions qu’il faut les rejeter sans appel en tant que moyens d’investigation. La connaissance ne peut en vérité se passer de leur témoignage : une âme sans corps ne connaîtrait rien, parce que rien ne lui serait donné à connaître. Mais il faut que le témoignage du corps soit critiqué et qu’il fasse l’objet d’un jugement. Le propos de Socrate n’écarte donc pas l’idée que la connaissance procède des informations données par les sens, car les hommes ne disposent pas d’une autre source, mais il écarte le maintien de l’âme au niveau des apparences. En toute matière en effet l’élévation de la connaissance au niveau de la vérité exige le dépassement des apparences. Il est toujours bon de sortir de sa caverne. Or afin de s’élever au-dessus des points de vue, d’où les informations sont trop limitées, c’est à l’intelligence qu’on en appelle nécessairement (65c). Cette démarche irrite évidemment le vulgaire et il faut être philosophe pour soupçonner par principe le témoignage des sens. Ce qui piège les hommes, ce n’est pas tant leurs sens que l’étroitesse de la caverne dans laquelle, sans le savoir, ils se tiennent.
Socrate critiquait les sens en tenant les idées pour la seule réalité. Faute d’avoir accompli cette réforme intellectuelle, le vulgaire s’estime assuré de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Ce faisant, il rêve sa vie : qu’il dorme ou qu’il veille, il prend pour réel ce qui n’existe pas, il prend pour l’objet ce qui n’en est qu’une image ressemblante. Les choses visibles, les choses sensibles en général ne sont que des imitations de la réalité. Le vulgaire ne voit qu’elles, c’est-à-dire qu’à la place de la justice qui existe en soi il ne voit que les choses justes, sans pour autant être capable de comprendre en quoi elles sont justes. Dira-t-on que peu importe l’exercice intellectuel qui cherche à atteindre les idées, qu’il est superflu et qu’on peut sans inconvénient l’abandonner aux coupeurs de cheveux en quatre ? Mais aux opinions que se fait le vulgaire de la justice et des choses justes, la vie apporte des contradictions, que Socrate se fait un devoir de mettre en exergue.
On peut estimer qu’il soit juste d’agir comme l’ont toujours fait les anciens, ce qui est assimiler la justice à la coutume. Mais lorsque changent les conditions matérielles d’existence et qu’on rencontre des situations inconnues de la coutume, il faut bien s’élever jusqu’à l’idée de justice pour fixer ce qu’il y a lieu de faire. L’accident qui survient à celui qui s’écrase une main en déplaçant une grosse pierre avec ses seules forces ne met en cause que sa propre responsabilité ; tandis que l’accident qui survient à celui qui s’écrase une main en déplaçant la même pierre avec une machine met en cause la responsabilité du propriétaire de la machine. Il peut arriver aussi qu’une coutume s’oppose à une autre : si des musulmans convaincus croient suffisant d’expliquer l’excision de leur petite fille par leur coutume, leur présence dans la communauté française leur demande de s’élever à une autre conception du juste que celle qu’ils ont héritée de leurs Anciens. Ceux qui tiennent pour juste ce qu’ils ont toujours vu tenir pour juste, vivent dans le rêve, et seuls sont dans la réalité les hommes capables de s’élever jusqu’à l’idée du juste.
Les premiers ne forment qu’une opinion, les seconds seuls forment un jugement ou connaissance ; les uns opinent tandis que les autres jugent. Ce sont là deux sortes de pensées. Il ne suffit pas cependant que le philosophe les distingue l’une de l’autre, il faut aussi qu’il puisse répondre au vulgaire qui ne manque pas de se fâcher, lorsqu’on lui dit qu’il ne fait qu’opiner au lieu de juger ou connaître. Il ne veut pas admettre en effet que la sorte de pensée qui est la sienne ne soit rien, et il a d’ailleurs raison de ne pas vouloir la tenir pour néant : il faut donc la situer avec exactitude par rapport au jugement ou connaissance. Et pour commencer il faut bien admettre que celui qui opine connaît quelque chose et non pas rien, car le rien, le non-être n’est aucunement connaissable. On ne peut pas connaître le non-être, on peut seulement connaître plus ou moins ce qui appartient à l’être.
Sans doute, dans son enfance, l’homme est-il ignorant de tout, et petit à petit devient-il détenteur d’opinions de plus en plus nombreuses. A mesure que son expérience s’étend, s’il se soucie quelque peu de résoudre ses contradictions, il lui faut constituer des connaissances. Mais ceci ne se fait pas en décidant purement et simplement de substituer celles-ci à celles-là. Il y faut tout un cheminement, dont l’allégorie de la Caverne donne une description précise. L’une des leçons qu’on peut tirer de ce texte fameux, et que pourtant l’on néglige trop souvent de formuler, est que nul ne naît ailleurs que dans la caverne. Le jugement ou connaissance doit assurément rompre avec l’opinion par une sorte de révolution audacieuse, mais il a en elle son point de départ.
C’est une première raison d’affirmer que l’opinion ne porte pas sur le non-être. Cette sorte de pensée qu’est l’opinion se rapporte donc à quelque chose qui est. Mais en même temps qu’on l’admet, il faut reconnaître aussi qu’elle ne se rapporte pas à l’être, car elle est autre chose que le jugement ou connaissance. La connaissance est la pensée de l’être. De quoi l’opinion peut-elle être la pensée ? " Il y a des choses qui sont et ne sont pas, elles sont un intermédiaire entre l’être et le non-être " (République, 477a). L’allusion renvoie à ce qui devient, qui a génération et corruption, autrement dit qui naît et meurt, qui se distingue de l’être pur, de l’être en soi qui jamais ne naît ni ne meurt. Ainsi par exemple par rapport à la beauté de la jeune fille, qui est éphémère, il y a un beau en soi qui est éternel. Tandis que la connaissance ou la science a pour objet le beau éternel, l’opinion a pour objet le beau qui naît et qui meurt.
Socrate propose à Glaucon d’établir une distinction. Ce passage (477b-478d) cf.IP- doit être lu avec prudence, parce que les tournures du grec autorisent l’élision des substantifs, que ne permet pas le français élégant. Les traducteurs auraient l’impression de parler petit nègre s’ils traduisaient littéralement ce qu’écrit l’auteur. Ils se résignent donc bon gré mal gré à introduire dans ses phrases les substantifs qui leur semblent y manquer. C’est ainsi qu’apparaissent dans leurs versions les mots faculté (faculté d’opiner, faculté de juger), objet (de ces facultés) et effet (de ces facultés), où Platon désigne seulement une certaine " puissance ", " ce sur quoi " elle s’exerce, et " ce que " elle produit sur lui. Les tournures grecques semblent grossières ou maladroites, mais en réalité c’est tout le contraire : la traduction française alourdit la pensée du philosophe et la fausse.
Car il n’y a dans la philosophie de Platon ni faculté de juger, ni faculté d’opiner ; ni un objet qui serait l’être, un second le non-être et un troisième l’intermédiaire entre l’être et de le non-être ; ni un effet qui serait la connaissance ou l’opinion. Le prétendu objet et le prétendu effet n’ayant de sens que relativement à la prétendue faculté, la seule chose qu’il convienne de discuter est de savoir s’il y a des facultés. Platon n’emploie le mot puissance qu’afin de dire que c’est un fait qu’on opine ou qu’on juge, et qu’il est le produit d’un acte de l’intelligence. Son substantif, beaucoup plus général et beaucoup plus imprécis du même coup que le mot faculté, exprime seulement un constat et nullement une doctrine : il y a des actes d’opinion et des actes de jugement. On ne trouve dans la République ni dans les autres dialogues aucune doctrine des facultés.
Ce n’est pas une lacune, mais un choix philosophique étroitement cohérent avec la formule : " ce qui est totalement, est totalement connaissable " (477a). A l’opposé, une doctrine qui affirme que l’homme a telle faculté, non seulement doit lui reconnaître autant de facultés qu’il est capable d’actes différents et par là est conduite à en accumuler un nombre absurde, mais elle oppose forcément aux facultés qu’elle lui reconnaît, celles qu’elle ne lui reconnaît pas et réserve à des êtres supérieurs. Rien n’est plus éloigné de la pensée de Platon qu’une doctrine des facultés.
L’opinion, en tant qu’elle en est le plus bas degré de la connaissance, ne saurait en aucune façon être tenue pour vraie : ce niveau de la connaissance, quelle apparence qu’il puisse donner de la vérité, lui est cependant complètement étranger. Ceci est établi dans Théétète par une discussion d’où ressort la métaphore du colombier (197b-199c), cf.Texte- cf.IP- qui en est la dernière étape. Elle exprime l’idée que si l’opinion vraie était la science, elle ne pourrait cependant l’être que par hasard ; en conséquence, pour savoir qu’elle dispose d’une opinion vraie l’âme aurait besoin d’un autre savoir que la science. Si l’opinion était le savoir, pour savoir qu’on sait, il faudrait un autre savoir que le savoir.
On ne pourrait définir la science comme l’opinion vraie (et j’ajoute relativement à la troisième hypothèse de ce dialogue : fût-elle accompagnée de raison) qu’à la condition que l’opinion vraie fût accompagnée de quelque chose qui n’est pas elle, et qui constitue le jugement que jette l’âme sur ce qu’elle affirme ou nie. La métaphore du colombier, en disant qu’il ne suffit pas que les colombes soient dans le colombier, mais qu’il faut en outre qu’elles y soient prises, ou capturées une deuxième fois, signifie que dans l’âme il n’y a de connaissance que si celle-ci fait simultanément l’objet d’un jugement, c’est-à-dire d’un acte par lequel elle est approuvée ou rejetée. Or cet acte de jugement pas plus qu’il n’est dans la sensation, n’appartient à l’opinion (fût elle accompagnée de raison).
Puisque les opinions ne sont que des ombres, puisqu’elles sont, dans la terminologie de Platon, le produit de l’imagination, la question de savoir de quoi elles sont les ombres, comment celles-ci sont projetées, et par qui, sera posée avec profit. L’allégorie de la Caverne (République, 514a et suivantes) cf.Texte- cf.IP- est explicite à ce propos : les ombres appartiennent à des objets, instruments de toutes sortes, et effigies à la ressemblance des plantes, des animaux et des hommes. Il n’y a dans tout cela rien qui soit un produit de la nature, mais tout y est produit de l’art humain ; ce sont des faux, dont les originaux sont ailleurs. Or ces objets " fabriqués " sont manipulés par des hommes, dont les prisonniers ne voient pas les ombres, mais entendent la voix, réverbérée en écho par le mur du fond de la caverne, si bien qu’ils l’attribuent aux ombres des choses. Il y a des hommes pour former et manipuler les opinions des autres.
Il est admirable que la description d’un feu situé loin derrière les spectateurs, avec dans l’intervalle les objets imités dont ceux-ci voient les ombres, puisse correspondre à une projection cinématographique. Dans le fond de la caverne les prisonniers assistent à une séance de cinéma. Ils sont immobilisés par la fascination qu’exerce sur eux l’écran et ne quittent pas des yeux le spectacle qu’il leur offre. Ça n’est d’ailleurs pas volontiers qu’ils s’extraient de leurs fauteuils et ils résisteraient de toutes leurs forces à celui qui prétendrait les sortir de la salle obscure au milieu de la séance. S’ils se retournaient, ils verraient la lumière briller dans le fond de la salle, ils verraient s’intercaler entre elle et eux le ruban fabriqué de la pellicule, dont l’écran ne montre que l’ombre portée. Bien qu’ils sachent que le film est une fiction, ils collaborent pourtant à leur propre illusion.
Ils verraient aussi le projectionniste qui, quoique placé près du projecteur, ne projette pas d’ombre propre sur l’écran. Assis à leur place, les yeux fixés sur l’écran, les spectateurs voient projetée devant eux par le projecteur l’image de tout ce qui est derrière eux, sauf celle de l’auteur de leur illusion. Celui-ci, qui en sait davantage qu’eux et suffisamment pour les manipuler, n’a pourtant de connaissances que celles qu’il est possible d’avoir dans la caverne. Son savoir n’est pas encore une science, mais tout au plus un savoir empirique, aussi large qu’on voudra mais sans profondeur. Platon le nomme la croyance. Il est " instruit " par l’expérience, c’est-à-dire qu’il a la crédulité d’imaginer supérieure sa connaissance, et il abuse cyniquement de ceux qui en ont moins que lui. Le manipulateur vit à l’aise dans le monde de la Cité et il y règne.
Il est le démagogue, le politicien qui intoxique les naïfs. Certes il peut passer pour savant auprès de ceux qu’on vient de détacher et de tourner de force vers le fond de la caverne, où brille le feu qui les éblouit, car ils ne voient plus rien, ils marchent à tâtons et sont absolument incapables de répondre aux questions qu’on leur pose. Le simple citoyen lorsqu’il commence à vouloir se déniaiser, à s’instruire de la politique, trouve que c’est bien compliqué, beaucoup plus qu’il ne s’y attendait, et constate à regret qu’il a perdu le peu de lumières qu’il croyait avoir. Il peut se douter qu’avant de s’élever de l’imagination à ce degré de connaissance, qui n’est pourtant encore que la croyance, il était dans l’erreur. Mais le citoyen qui aperçoit ses erreurs ne se doute pas encore pour autant que ses erreurs ne devaient rien ni à sa spontanéité, ni au hasard.
Il lui faudra encore un temps pour récupérer de son éblouissement, pour distinguer tout à fait les réalités, et pour comprendre que lorsqu’il croyait les " indigènes " paresseux, c’était parce qu’on le lui faisait croire ; il croyait que la hausse des salaires entraînait celle des prix, parce qu’on le lui faisait croire ; et de la même manière il croyait à la fixité des espèces et à la rotation du soleil autour de la terre, parce qu’on les lui faisait croire. Ses pensées ne relevaient pas d’un savoir, mais d’une imagination, et celle-ci n’était pas même la sienne, elle n’avait aucune originalité, elle lui était dictée dans les mêmes termes qu’à tout le monde. Ce qu’il croyait ses chères pensées personnelles n’était que de l’idéologie commune, le fruit d’une propagande. A mainte reprise les dialogues mettent Socrate aux prises avec les dangereux manipulateurs. Les politiciens sont assurément gens d’expérience : plus ils en ont, plus ils sont habiles et plus ils l’emportent sur leurs rivaux. Ils en ont toujours assez pour tromper le citoyen naïf et pour tirer profit de son innocence. Cependant leur savoir n’est que cuistrerie. L’intelligence qui se déploie dans la vie politicienne, quoique réelle, n’est qu’une pâle image de la véritable intelligence.
L’opinion étant disqualifiée, la recherche du savoir se tourne légitimement vers les disciplines intellectuelles aujourd’hui nommées sciences. Platon les inscrit dans le cours des études nécessaires aux magistrats qui gouverneront la Cité. Si l’arithmétique est la plus abstraite de toutes, parce que les nombres servent à dénombrer toutes choses sans exception, et qu’elle est de ce fait la plus apte à éveiller l’intelligence, les études scientifiques en général font appel à l’œil de l’âme et contribuent à son détournement du visible vers l’intelligible. Après l’arithmétique viennent la géométrie et la stéréométrie (géométrie dans l’espace), toutes deux toujours très abstraites, et enfin l’astronomie et l’harmonie avec lesquelles on touche quelque chose de relativement plus concret, puisque ces sciences ont pour objet le mouvement, l’une dans le domaine du visible et l’autre dans celui de l’audible. L’astronomie n’est pas pour Platon à proprement parler la science des astres, mais celle des rapports entre les objets qui se meuvent. La notion de mouvement étant très vaste, irréductible à la seule translation, il ne me paraît pas excessif de comprendre sous le nom d’astronomie, non pas la propédeutique à toutes les sciences de la nature, mais plus exactement leur embryon. Toutefois les sciences de la nature n’intéressent pas le philosophe en tant que connaissances de tel et tel types d’objets, ni visibles ni audibles, mais uniquement en tant qu’exercice de la pensée qui établit des rapports.
L’exposé relatif à l’astronomie ayant été d’abord interrompu par un retour en arrière, Glaucon tente de corriger l’éloge malvenu qu’il en avait d’abord prononcé (République, 527d). cf.IP- Il avait cru pouvoir l’interpréter dans un sens utilitariste, il a maintenant compris que la véritable utilité de l’astronomie n’est pas dans les applications qu’on en peut tirer, fussent-elles militaires, mais dans le détournement de l’âme vers le haut. Seulement il interprète cette réorientation de manière erronée et ridicule : parce que le ciel est au-dessus de sa tête et que le soleil, la lune et les étoiles sont dans le ciel (529a), l’âme serait par eux tirée vers le haut. Mais on le comprend facilement, si le mérite de l’astronomie était de montrer le ciel, ce ne serait pas l’œil de l’âme, mais seulement celui du corps qui serait détourné.
Tourner le regard de l’œil du corps vers les choses du ciel peut avoir un résultat diamétralement opposé à celui que recherche l’éducation. Il y a une manière de considérer les astres qui abaisse les regards vers le bas, c’est-à-dire qui abaisse l’âme en lui faisant rebrousser chemin vers l’opinion. Quoique de manière implicite, Socrate vise l’astrologie et reprend vertement : il ne suffit pas pour élever l’âme que les yeux du corps soient tournés vers le haut, il ne suffit pas d’avoir au-dessus de soi le ciel comme un plafond et de s’engouer de ses images. Il ne suffit pas pour être savant de se mettre sur le dos.
La bonne manière de se servir du ciel est d’y lire des rapports mathématiques, elle est de prendre les corps célestes comme l’image visible des idées invisibles. Ce qu’on voit dans le ciel, si beau qu’il soit, est bien inférieur à ce qu’on en peut comprendre. Ce que sont en réalité la vitesse et la lenteur des mouvements planétaires ne peut être compris que par l’intelligence et la démonstration. Le déplacement de Vénus dans le ciel ou celui de Jupiter sont indécelables si l’on ne les recherche pas plusieurs nuits de suite. On peut les dire lents. Cependant si l’on constate qu’ils reviennent à la même place après quelques mois ou quelques années, et que dans l’intervalle ils ont parcouru le ciel entier, on peut les dire au contraire rapides. Mais l’une et l’autre de ces appréciations sont très superficielles. La réalité des mouvements planétaires ne peut être déterminée que par la démonstration.
C’est elle qui établira " le vrai nombre " qui permet de le définir, comme un rapport entre la distance parcourue et le temps utilisé à la parcourir. C’est elle qui établira " la vraie figure " orbitale, qu’elle soit un cercle divin, une ellipse parfaite, ou une ellipse pâtissant de quelques perturbations. Par la démonstration encore on établira si les rapports existant entre les temps que durent les diverses révolutions planétaires sont aussi simples et harmonieux que le croyaient les Anciens, ou s’ils sont liés aux distances respectives qui séparent les planètes de leurs foyers, que ce soit la terre ou le soleil. L’esprit mathématicien de Platon aurait été très excité par les découvertes ultérieures, qui lui sont malheureusement demeurées inconnues.
Qu’il s’agisse de la mobilité de la terre, de l’orbite des planètes, voire de l’éloignement des étoiles, toutes les idées qui ont troublé la représentation que les Anciens se faisaient du ciel sont propres à renforcer son sentiment qu’il appartient à l’intelligence de déceler derrière le visible des mouvements, dont l’intelligibilité ne s’établit que dans des rapports extrêmement complexes. L’astronomie, et avec elle l’ensemble de la connaissance de la nature, n’est donc qu’un appendice des mathématiques. Leur objet essentiel n’est pas d’apporter aux hommes une connaissance de la nature. Même si rien ne peut conduire à mépriser celle-ci, ce n’est cependant pas d’elle qu’ont besoin les futurs hommes d’Etat pour se préparer à assumer leurs fonctions. Il y a dans les enquêtes sur la nature quelque chose de bien plus important que leur objet, qui est de pousser au développement de ce qui est intelligent par nature dans l’âme humaine.
Par ces enquêtes on va du sensible à l’intelligible. L’allégorie de la Caverne fournit à leur sujet de premières indications (République, 510c-511a). cf.IP- Les mathématiciens procèdent à des démonstrations. Celles-ci sont déductives, elles vont des propositions initiales à leurs conséquences selon des règles qui les légitiment. La validité des conséquences repose donc en dernière analyse sur celle de la proposition initiale. Mais la proposition initiale, par laquelle se fait la démonstration de toute autre, reste nécessairement indémontrée. Elle est une hypothèse, qui n’est jamais rapportée au principe anhypothétique. Les hypothèses telles que le pair et l’impair pour l’arithmétique, mais on peut y rajouter toutes les sortes de nombres, entiers, fractionnaires, négatifs, irrationnels, etc. et les hypothèses telles que le triangle ou le cercle, etc. pour la géométrie sont posées comme évidentes à tous (510c). Or si tous les acceptent, la raison en est qu’ils croient les voir dans les objets que produisent soit la nature, soit les arts humains. Ils voient le cercle dans la lune, dans la pupille de l’œil ; ils voient le pair dans les deux yeux, les deux oreilles, les deux bras, etc. Les figures et les nombres sont tenus pour allant de soi.
Assurément l’attitude des mathématiciens n’est pas celle du vulgaire, car alors qu’ils se servent de leurs doigts pour compter, ou du triangle tracé sur le sol avec un bâton pour établir que la somme de ses angles est égale à deux droits, ils ne veulent cependant voir dans leurs doigts ou dans la figure tracée qu’une image grossière, qui peut être très inexacte et à la limite complètement fausse, des vrais nombres et des vraies figures. Ils les tiennnent pour des ombres ou des reflets, c’est-à-dire pour des images du vrai pair ou du vrai cercle, etc. qui ne sont que des idées. C’est signaler légitimement leur abstraction. Il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’abstractions elles ont nécessairement leur origine dans le concret. On ne peut les séparer de lui, cela les positionne ici au premier niveau du royaume de l’intelligible. Les mathématiques restent hypothétiques. L’affirmation ne manque pas de fermeté, et il est plus aisé de la soutenir aujourd’hui que dans l’Antiquité.
Si Platon ne parle que des mathématiques, il en parle de telle manière que sont avec elles concernées toutes les sciences. Il est très remarquable que la définition qu’il donne des mathématiques soit en fait exactement celle qui classiquement est reconnue aux sciences de la nature, dont on s’accorde à dire qu’elles sont " hypothético-déductives ". On entend par là qu’elles s’exposent dans un discours déductif, allant des principes à leurs conséquences, tandis que ceux-là ne sont jamais que les hypothèses les plus générales qu’on puisse énoncer à un moment donné de l’histoire des sciences. Newton déduit fort bien toutes sortes de choses, comme par exemple les marées, de la loi de la gravitation universelle, qui est la meilleure hypothèse qu’on puisse former au début du XVIIIe siècle ; mais au début du XXe Einstein formule une nouvelle hypothèse. Les théories qui se substituent les unes aux autres reposent sur des hypothèses toujours plus larges, sans jamais pouvoir cesser d’être hypothétiques.
Mais les sciences de la nature ne sont pas seules dans la visée de Platon ; l’insuffisance de la raison, qui procède par démonstration, est également dénoncée. On voit dans Phèdre que contrairement au discours de Lysias qui ne prenait pas même soin de définir son objet, celui de Phèdre par la bouche de Socrate (237a-241d) cf.IP- se soumet à des règles très rationnelles. L’essence de l’amour y est déterminée, elle est opposée à l’essence d’un autre principe d’action, ses conséquences sont examinées avec soin, méthodiquement, sur l’âme, sur le corps, dans les relations familiales et sociales et finalement elles sont étudiées aussi bien quand il cesse que tandis qu’il dure. Cet examen systématique doit être opposé à la pauvre accumulation du discours de Lysias. Celui-ci ne connaît qu’une seule coordination entre les idées, l’entassement, au moyen de chevilles comme : " autre chose " ou " il y a plus ". Par rapport à la rhétorique, qui n’est qu’un fatras de mots ou d’idées, le discours prononcé par Socrate au nom de Phèdre serait un modèle de rationalité.
Pourtant il n’est " qu’une niaiserie ", il ne dit " rien de sain ni de vrai " (242e-243a). cf.IP- Bien qu’on ait affaire cette fois à un exposé très rationnel, que l’exigence de raison y ait été satisfaite, parce qu’une argumentation soutient et légitime le choix de préférer celui qui n’est pas amoureux, le philosophe ne peut pourtant s’en déclarer satisfait, parce qu’en fait de vérité il n’a que celle d’un calcul. Sa sagesse est celle d’un comptable. C’est dans cette exacte mesure qu’il lui manque quelque chose de divin. Car chez les dieux on se moque des additions et des soustractions, on n’est pas misérabiliste. Ainsi au-delà de la raison calculatrice, qui ne peut atteindre la vérité, il y a autre chose qu’elle, en quoi se situe la philosophie, ou qui est la philosophie.
Les enquêtes sur la nature ne sont qu’une étape, à laquelle il ne faut pas s’attarder, Phédon le dit fortement. Une rupture dans le ton et dans la forme du dialogue marque le passage qui s’ouvre sur la question de la génération et de la corruption (95e et suivantes). cf.Texte- cf.IP- Il ne s’agit plus d’un dialogue : c’est une conférence et une confidence, donnée pour un récit autobiographique, qui est faite par le seul Socrate, aux propositions de qui son interlocuteur n’a plus à donner son assentiment, mais seulement une écoute passionnée. Sa première partie est consacré à la physique, entendue dans le sens le plus large d’enquête sur les choses de la nature, mais non pas sur la nature des choses. Dans son appétit de savoir, Socrate a lu tous les livres portant sur cette question et n’en a retiré que des déceptions. Ces pages établissent premièrement l’incapacité de la physique de lui donner une réponse satisfaisante. La recherche sur les causes n’explique pas tout, elle n’explique pas l’essentiel, elle l’explique si peu qu’il est ridicule de nommer cause ce qu’elle désigne de ce nom. La vraie cause est ailleurs. Les sciences de la nature sont inaptes à toucher la cause ultime, parce qu’elles invoquent des causes extérieures à l’intelligence.
La recherche des causes lui paraissait supérieure à tout autre savoir. Jeune étudiant, il se posait évidemment des questions sur la génération, celle des animaux par exemple, et la corruption de toute chose. Cependant est tout à fait étrange la place qu’il accordait à côté de la précédente à une autre question, celle de l’intelligence : le problème qui vraisemblablement le préoccupait bien davantage que tous les autres, était celui de la génération de l’intelligence. A mesure cependant qu’il apprenait, il désapprenait ! Lorsqu’on s’en tient à des explications des choses par les choses, on fait surgir des problèmes insolubles. Ainsi l’un des aspects du devenir, ou de la génération en même temps que de la corruption, est-il la croissance. Socrate va au plus simple : la cause du deux. Mais le plus simple est aussi le plus abstrait, ce qui à la fois désubstantifie les choses dont on parle et rend plus évidente la nécessaire intervention de l’intelligence. Plus clairement que la cause pour laquelle au lieu d’un homme on a maintenant deux hommes, plus clairement encore que la cause pour laquelle un homme qui a grandi, a grandi de la tête, la cause du deux ne peut être trouvée dans aucune opération relevant de l’ordre de la nature physique.
Ajouter ou retrancher, rapprocher et séparer sont des opérations physiques. Qu’on prenne deux unités : aucune d’entre elles n’est deux. On ne produit le deux qu’en les rapprochant ; mais est-ce celle à laquelle l’autre a été ajoutée, ou bien celle qui a été ajoutée à l’autre, qui est devenue deux ? La question est d’autant plus troublante que le procédé du rapprochement des unités, qui semble bien produire le deux, peut sans inconvénient être remplacé par son contraire, la séparation, qui produit le deux tout aussi bien. Renversant, n’est-ce pas ? Si l’on en reste à ce niveau des opérations physiques, ou de leur abstraction mathématique, on ne pourra rien comprendre à ces choses. Les enquêtes sur la nature ne tiennent pas leurs promesses.
C’est encore plus manifeste lorsque Socrate en vient à la cause pour laquelle il est en prison (98c-d). Pourquoi est-il en ce moment, où il converse avec ses amis, assis en cette geôle ? Deux sortes d’explications sont possibles. La première, à la manière des physiciens, consiste à invoquer une mécanique physiologique : les os, les muscles, la peau entretiennent entre eux certains rapports, l’action des uns sur les autres fait qu’il est assis ici. Et effectivement de tout phénomène qui survient il est possible de dire les conditions matérielles dans lesquelles il se produit. Or l’intelligibilité d’une telle doctrine s’arrête là. En invoquant pourtant exactement les mêmes conditions on pourrait expliquer aussi légitimement que Socrate est assis bien ailleurs que dans la prison d’Athènes et qu’il tient à ses amis de tout autres discours. Les mêmes os et les mêmes muscles permettaient qu’il fût libre et qu’il tînt un propos qui se moquât des lois d’Athènes. C’est pourquoi la philosophie demande une tout autre sorte d’explication.
La vraie raison pour laquelle il est dans sa geôle est que les Athéniens ont jugé meilleur de le condamner et que lui a jugé meilleur de subir sa condamnation ; et la vraie raison pour laquelle il tient ces discours est une certaine idée qu’il a du juste et du beau. L’intelligibilité ne se réduit pas à faire comprendre seulement les conditions sans lesquelles le phénomène ne serait pas possible, elle doit plus au fond être celle du choix, par lequel ce phénomène est préféré à d’autres également possibles. Suis-je capable de rendre compte de ce qui est, de le justifier ? Y a-t-il surtout une justification de mes propres actes en ce sens qu’ils entretiennent avec mon intelligence un rapport tel, qu’elle s’y reconnaît ? Ce n’est rien de moins que mon intelligence, qui est en jeu.
Mon intelligence ne se reconnaît pas dans la fuite hors de la prison athénienne, elle ne se reconnaît pas dans un discours autorisant le reniement des lois de la cité. La question de l’intelligibilité n’est donc pas seulement celle de la découverte de certaines relations dans les choses, elle est plus profondément encore celle de l’identification de leur ordre à ma propre intelligence. L’ordre qui ne serait pas assimilable à mon intelligence ne serait pas un ordre. Il ne serait que le résultat d’une volonté extérieure. Or, si supérieure soit-elle, elle ne fait pas mon compte. Peut-être est-ce l’exemple du deux qui à ce propos montre le mieux l’exigence et la souveraineté de l’intelligence. Le deux n’est deux ni par rapprochement des unités, ni par séparation de celle-ci. Il ne l’est que par le choix, par la décision souveraine de l’intelligence. Si un dieu transcendant était l’auteur des mathématiques, alors je pourrais recevoir la révélation que le deux est le produit soit du rapprochement soit de la séparation. Mais une telle révélation ne m’est pas donnée, et tant mieux. L’ordre ne relève pas des choses, il n’est pas dans les choses, il n’est pas des choses ; il est de moi, de mon intelligence.
Il faut par conséquent ne pas confondre deux sortes de causes. Il y a celles qui font l’objet de la physique et plus largement de toute étude rigoureuse du réel, aujourd’hui appelée scientifique, qui constituent les conditions sous lesquelles se produit un phénomène déterminé. Et il y a celles qui relèvent du choix de l’intelligence, qui constituent les véritables causes de ce qui survient. Platon procède à ce sujet à un déplacement du sens du mot cause : " il est extravagant d’appeler causes ces choses de la physique " (99a). Il est vrai que sans elles n’aurait lieu aucune action. Sans les rapports dans lesquels entrent les os et les muscles jamais il ne serait possible de se tenir assis en prison ni de s’enfuir à Mégare ou en Béotie. Mais il ne faut pas confondre la condition avec la cause.
Aussi bien la cause pour laquelle je reste dans ma geôle en me soumettant à la loi, que celle pour laquelle de un plus un je fais deux, est le choix de mon intelligence en leur faveur. Il y a dans ce choix une force divine parce que c’est de lui que dépend la valeur de toute chose, c’est lui qui décrète le bien. Il n’y a donc pas de bien transcendant à l’intelligence, elle est la force qui porte tout. Le problème se pose sans doute de ne pas verser dans le relativisme. Sa solution est dans la ferme assurance que mon discours peut être accepté de tous comme de ma propre intelligence. Ce n’est pas une pétition de principe, le dialogue en est la vérification effective. En excluant toute transcendance Platon expose le noyau d’une philosophie, qui fait du choix fondateur de chacun la source de tout bien.
La réponse à la question du fondement de la connaissance ne peut être empiriste, loin s’en faut. Si une telle réponse était satisfaisante, il ne serait aucun besoin de l’exprimer dans un mythe, commme le fait Platon dans Phèdre ou dans Phédon. Il suffirait d’admettre, comme faisait son contemporain Démocrite, que des images des objets, simulacres, s’inscrivent dans les sens, que de là par le canal des nerfs elles atteignent le cerveau, lequel, comme chacun l’imagine bien, transforme les molécules en idées ! Platon méprise ce genre d’explications, comme le montre la lecture de Théétète (201e et 206b). cf.Texte- cf.IP- La discussion de l’atomisme n’exige pas d’autre argument que le rejet de l’empirisme. Mais elle a l’intérêt de conduire la réflexion vers ce qu’on nomme l’être, que Platon appelle plus souvent le devenir, ce qui a génération et corruption, autrement dit le sensible. Dans sa réponse à Théétète qui s’est opportunément souvenu d’une définition de la science ouïe d’un inconnu, Socrate lui propose, après celle de Protagoras une nouvelle prosopopée, par laquelle cette fois il fait parler cet inconnu (Théétète, 201e-202c). Bien qu’aucun nom ne soit cité, simplement parce qu’il n’est pas digne de l’être, la notion d’élément, qui joue dans ce passage un rôle central, autorise à le penser : le philosophe veut abattre la doctrine atomiste.
La prétention de ne vouloir parler que des lettres et des syllabes est trop lourdement insistante pour être aussi innocente qu’elle s’en donne l’air, et il faut l’entendre par antiphrase. En demandant comment il se pourrait que des éléments dont il est impossible de rendre raison, puissent rendre raison de leurs composés, l’attaque s’en prend à toute philosophie qui considère pouvoir expliquer les choses par leur dépendance d’un élément premier, lequel ne dépendant de rien ne peut par conséquent non plus être expliqué par rien. Ou bien les composés sont de même nature que leurs éléments, et dans ce cas on ne voit pas comment le composé serait plus connaissable que ses éléments inconnaissables ; ou bien les composés ne sont pas de même nature que leurs éléments, ils constituent une certaine forme unique douée de sa propre unité formelle, et on ne voit ni comment ils pourraient en être formés ni par suite comment ces nouveaux éléments pourraient être plus connaissables que les autres. Aucun des deux termes de l’alternative n’autorise à penser que les composés soient intelligibles si les éléments ne le sont pas d’abord.
La supposition d’éléments ultimes, jusqu’auxquels il faudrait remonter pour comprendre toute chose, et au-delà desquels au contraire il serait impossible d’aller, qui donc seraient inintelligibles, est particulièrement absurde. Socrate ne semble s’y arrêter un bref instant que par amitié pour son jeune interlocuteur. Lorsqu’il l’écarte enfin, c’est sans précaution oratoire et sans aucun égard pour son auteur : " qui viendra nous l’affirmer ne dit que plaisanteries " (206b). Si les Physiciens de Milet remontent en quelque sorte d’un pas dans la recherche de l’élément en n’en reconnaissant plus qu’un seul, les trois autres lui étant réductibles, les Atomistes régressent d’un pas de plus. Les Atomistes cherchent l’élémentaire, non plus dans l’un quelconque des quatre prétendus éléments, mais dans quelque chose qui leur est antérieur et sous-jacent, l’atome indivisible.
Du point de vue des enquêtes sur la nature on peut admirer le mouvement de pensée qui dans sa grande abstraction a l’audace d’avancer, pour une raison de principe, une hypothèse qu’il n’a cependant aucun moyen de vérifier. Il n’en demeure pas moins que du point de vue de la philosophie il ne change rien. L’atomisme, comme la doctrine des Physiciens, veut trouver dans les choses l’explication ultime de la connaissance qu’en prennent les hommes. Par là, qu’il le veuille ou non, il projette la pensée dans les choses. Or, et c’est la raison de l’examen de cette doctrine dans Théétète, l’intelligibilité, ou le sens, n’est pas donnée par les choses, mais par une démarche de l’intelligence.
Rien n’est proprement atomique. Si Démocrite devance d’une vingtaine de siècles les chimistes du XIXe qui imaginent des atomes indivisibles, afin d’expliquer les rapports quantitatifs dans lesquels les corps chimiques entrent en réaction les uns avec les autres, Platon devance d’autant les physiciens de la même époque, qui refusent que l’atome soit indivisible et ceux du XXe qui n’admettent l’existence de l’atome que par cette raison qu’ils sont parvenus à le diviser, qu’il ne leur apparaît plus comme élémentaire, bref parce que l’atome au sens moderne du mot n’est pas atomique au sens étymologique. Platon prévoit donc la nécessaire régression d’un moins élémentaire à un plus élémentaire, à l’infini, dans la recherche du terme ultime d’une explication, dès lors que celle-ci serait recherchée dans les choses. Si l’on veut en sortir, il n’y a pas lieu de proclamer que dans la régression il faudrait bien s’arrêter, comme le prétend Aristote lorsqu’il affirme la nécessité de reconnaître l’existence d’un moteur non mû, convertissant ainsi tout naturellement son empirisme en théologie. Il faut seulement sortir des choses sensibles et reconnaître le rôle éminemment actif de l’intelligence dans la connaissance.
La doctrine atomiste fait l’objet d’un autre entretien, où elle est présentée dans deux versions successives, dont la première (Sophiste, 246a-b) cf.Texte- cf.IP- est intraitable, tellement excessive qu’elle se refuse à la discussion. Ses tenants n’entendent pas raison ; il est impossible d’obtenir d’eux qu’ils répondent au questionnement socratique. Non seulement ils pensent que toutes choses sont " nées de la terre ", y compris eux nécessairement mais, chose assez amusante, leur comportement intellectuel est l’expression de cette origine : ils ont la tête dure et refusent obstinément la discussion. L’expression qu’ils donnent à leur théorie a toute la subtilité et la flexibilité du caillou. L’Etranger d’Elée rappelle que n’existe pour eux que ce qui peut être " étreint par les mains " (246a et 247c). Ce qui est tangible exclut ce qui est concevable. Evidemment les idées, les âmes ou les dieux, toutes choses qui semblent au contraire tenir au ciel et à l’invisible, ne peuvent être étreintes par les mains et par conséquent n’existent pas. Du moins n’existent-elles pas pour cette doctrine de la même manière qu’elles existent pour les autres philosophies. L’atomisme exclut de l’être toutes choses dont " le chêne et le roc " ne peuvent donner l’image.
L’être n’appartiendrait donc qu’à ce qui est palpable et sensible ; et ce qui est palpable et sensible est solide et dur. Cela n’exclut pas pour autant de l’existence quelque chose comme l’air, dont les hommes ont été longs à soupçonner l’existence, pas plus que ça n’exclut celle de l’eau, quoique les poissons ne la soupçonnent vraisemblablement pas. La dureté et la solidité ne se mesurent pas aux sensations qu’on peut en avoir, mais à leur pérennité. Cela n’exclut donc pas davantage l’existence de ce qui est tangible en droit, sensible potentiellement d’une manière quelconque, et que pourtant la grossièreté des sens humains ne permet pas d’étreindre. Il peut bien y avoir des corps que les organes humains n’appréhendent pas, et généralement cela est vrai des corps trop petits ou trop fins pour être sentis ; mais il ne pourrait rien y avoir en dehors des corps. Exister et être un corps seraient deux notions identiques. Autrement dit, tout serait atomes. Dans le Sophiste pas plus qu’ailleurs Platon ne consent à nommer un auteur, que l’époque et le lieu lui permettaient pourtant de connaître en personne. L’anonymat de l’atomiste n’a pas d’autre cause que son refus du dialogue, qui soustrait à la philosophie une pensée qui n’est par conséquent plus qu’une opinion butée.
Mais l’affirmation à laquelle se tiennent lui et ses disciples sans rien vouloir entendre, l’affirmation que tout est matière, n’est pas encore une pensée s’ils sont incapables d’en rendre raison. Aussi pour la discuter faut-il en imaginer une expression plus loquace (246e-247e). Le philosophe des dialogues doit résoudre un problème qui pour n’être pas absolument inouï, ne se rencontre qu’en peu d’autres circonstances : le refus de parler de Calliclès et celui de Philèbe. Il faut que Théétète, à la sollicitation de l’Etranger d’Elée, tente à la place des atomistes et pour leur compte de répondre aux questions et donne son assentiment à des propositions, qu’ils rejetteraient cependant avec mépris. Il est donc vrai dans cette occasion que le dialogue va exceptionnellement leur attribuer des pensées qu’ils n’ont pas, mais c’est afin de faire, autant que possible, de leur silence une pensée. Ainsi contrairement à ce qu’on peut généralement redouter, le procédé consistant à leur attribuer des propos qu’ils ne tiennent pas, ne vise pas dans ce contexte à affaiblir pour la facilité d’une polémique la thèse discutée ; son but se situe bien en amont d’une semblable mesquinerie, puisqu’il est de la soumettre avec magnanimité à la discussion, qui seule peut éventuellement en faire une pensée. Supposant donc pour le bien de la discussion les partisans de Démocrite devenus réceptifs aux questions, le répondant les incarne et leur prête sa voix.
Un animal mortel existe-t-il ? La question ne présente pas la moindre difficulté, les atomistes étant à ce sujet plus à l’aise que tout autre. Un objet quelconque, et en particulier un animal comme n’importe quel autre être, étant un composé, sa mort n’est pas une destruction absolue, elle est seulement la dispersion des atomes qui le composaient. Une organisation particulière est défaite par la mort, il s’y substitue une autre. Ce vivant ayant cessé de vivre, les atomes qui le composaient vont être utilisés dans d’autres combinaisons. Mais ce n’est pas sur ces changements que l’Etranger d’Elée veut engager la réflexion. Ce qui l’intéresse n’est pas n’importe quel changement, mais d’abord celui qui fait un animal. L’animal en effet, contrairement au chêne et à bien plus forte raison contrairement au roc, est capable de se mouvoir. Il dispose en lui d’une certaine puissance, qui lui permet des mouvements autonomes. Ce principe est appelé l’âme, dans une acception large, qui n’évoque encore pas la pensée, mais seulement la vie, ce qu’on appelle mythologiquement le souffle vital. L’âme existe-t-elle ? Ainsi entendue son existence ne fait pas de difficulté pour les atomistes, puisqu’il leur est possible de n’y voir qu’une certaine combinaison d’atomes. Quoiqu’ils ne soient pas les mêmes qui forment les quatre éléments ou qui forment les corps, même plus subtils, les atomes de l’âme sont toujours des atomes.
Mais voici bien autre chose. Pour leur part les hommes ne sont pas des chiens, on attend d’eux qu’ils assument la responsabilité de leurs actes, car relativement à eux l’idée de justice a un sens. Les philosophes atomistes acceptent-ils cette proposition ? Ici les réponses formulées par le jeune géomètre tendent à s’éloigner de leur silence obstiné. Une âme juste ou injuste n’est plus seulement un principe de mouvement, car la justice n’est pas un mouvement, elle ne s’analyse pas comme une fonction des coordonnées spatiales et temporelles. Mais personne ne peut pour autant dire que la justice ne soit rien, ni que la sagesse ne soit rien. Or une âme n’est juste que par une cause qui la rend juste, à savoir par la possession par elle et la présence en elle de la justice. Les atomistes peuvent-ils accepter de considérer que la justice existe ? Ils peuvent reconnaître qu’elle est quelque chose précisément dans la mesure où, commençant à être ou bien inversement cessant d’être, elle entre dans des relations causales, dans une sorte de déterminisme qui lui donne son existence ou qui la lui retire. Ainsi les vertus de justice, de sagesse, etc. tout comme les vices qui leur sont contraires ont une existence, de même que l’âme qui est à leur principe. Mais en quoi consiste l’existence des vertus ?
Maintenant qu’ils doivent répondre à cette question, on aperçoit pleinement ce qui les met en difficulté : peuvent-ils persister à déclarer conformément à leurs principes que la justice, la sagesse, etc., qui existent de l’aveu de Théétète s’exprimant honnêtement pour leur compte, du même coup sont choses palpables ou sensibles d’une quelconque manière ? Y a-t-il un sens à déclarer que la justice est corporelle ? Peut-être derrière leur refus hautain de s’expliquer à ce sujet faut-il entendre une identique réponse positive ; peut-être Démocrite personnellement l’affirmerait-il. Mais n’écoutant que sa propre raison Théétète reconnaît que la justice, etc., malgré leur existence ne sont pas choses corporelles. On arrive en effet à ce point précis où le discours atomiste échappe à la raison, dans l’exacte mesure où il se refuse au dialogue.
Si c’était Démocrite qui se trouvait en face de l’Etranger d’Elée, peut-être maintiendrait-il la matérialité, au sens d’une réalité corporelle, de la justice et des autres vertus, bien qu’il soit totalement impossible d’éclaircir ce qu’il entendrait par là. Oserait-il soutenir que le processus par lequel l’âme devient juste est comparable à celui par lequel le corps devient fort ? Soutiendrait-il que de la même manière que le corps devient fort en consommant certains aliments, l’âme devient juste en consommant des aliments qui, pour être d’une autre sorte, plus subtile afin de lui être propres, n’en seraient pas moins faits d’atomes ? Car si l’âme est chose matérielle, si la justice est chose matérielle, le processus par lequel l’âme devient juste est semblable à une réaction chimique. La digestion étant une affaire de molécules, il faudrait que prendre possession de la justice et l’avoir présente en soi fût aussi affaire de molécules. Démocrite et ses amis ne sont pas allés jusqu’à soutenir ouvertement une idée absurde, ils ont préféré s’en tenir à un méprisant silence.
Devant la vanité des enquêtes sur la nature, d’autres tournent leurs espoirs vers la théologie. Platon a consacré un bref dialogue au portrait du théologien. Du nom de l’interlocuteur de Socrate, cette œuvre est titrée Euthyphron. cf.Texte- cf.IP- Le prêtre qui est ainsi nommé propose successivement quatre définitions de la piété. La première (5d) est qu’elle consiste à poursuivre le coupable. Cela pose la question de savoir à quoi on connaît la loi. La deuxième définition (6e) précise qu’elle consiste à faire ce qui agrée aux dieux. Mais il est connu que ce qui plaît à l’un ne plaît pas à l’autre. La troisième définition (9e) rectifie donc : est pieux ce qui est approuvé de tous les dieux. Loin d’éclaircir la question cette référence l’obscurcit, car l’incorrigible questionneur demande au naïf (10a) " si ce qui est pieux est approuvé des dieux parce qu’il est pieux, ou s’il est pieux parce qu’il est approuvé des dieux ? " Je ne m’arrête pas davantage à cette question, qui constitue une pomme de discorde parmi les théologiens et les philosophes qui commettent la faute de leur concéder une compétence. Les uns comptent Descartes en leurs rangs, les autres Leibniz. Ce n’est donc pas une mince question qui contraint Euthyphron à battre en retraite et à proposer en dernier lieu (12e) que la piété est la partie de la justice qui concerne les soins dus aux dieux. Dans la discussion de cette quatrième définition, avec une ironie décapante, Socrate résume la pensée de son interlocuteur (14e) : " c’est une science de sacrifices et de priêres, une science des demandes et des présents à faire aux dieux, une technique commerciale réglant les échanges entre les dieux et les hommes ". Elle a pour objet de tourner la volonté des dieux vers ce qui agrée aux hommes et de la détourner de ce qui leur déplaît ou leur nuit (en adressant réciproquement aux dieux ce qui leur agrée). Elle fait des hommes le nombril de Jupiter ! Nécessairement il suit de là que tout ce qui tend à déplacer l’homme de cette avantageuse position est tenu pour impie et fanatiquement combattu pour attentat à l’anthropocentrisme et à l’anthropomorphisme. Si hypocrite que pût être l’accusation d’impiété, Socrate n’avait pas manqué de s’y exposer joyeusement.
Ce qui précède n’est encore que badinage. Que Platon ne cède aucun terrain à la théologie, cela se découvre encore aisément à l’étude de ce passage de Phédon, où Socrate est saisi d’enthousiasme à la découverte d’Anaxagore (97b-98b). cf.Texte- cf.IP- Ce sentiment lui vient de ce que le philosophe de Clazomènes ne renvoie pas à la nature l’explication de la nature. Contrairement aux Physiciens de Milet, il ne charge ni l’eau, ni l’air, ni aucun élément d’expliquer ce que sont les choses. La seule cause de tout est l’esprit. " De quelle façon tout doit être et de quelle façon tout a été et n’est pas maintenant, de quelle façon tout est, c’est l’esprit qui l’a mis en ordre " (Fragment 12). Très exactement l’esprit n’est pas cause de l’existence des choses, il n’est cause que de l’ordre dans lequel elles sont. Avant son intervention les choses sont déjà, mais elles ne sont qu’un chaos. Si l’on pense que cette doctrine se veut l’antithèse de celle des Physiciens, il faut cependant remarquer que pas davantage qu’elle, elle n’imagine une création. L’idée de création est étrangère à la pensée grecque et, on le voit ici, même les philosophes les moins matérialistes font de la matière une substance indépendante de l’esprit.
Le rôle de l’esprit d’Anaxagore n’est pas différent de celui des démiurges. " Toutes choses étaient infinies en nombre (…) Et tant que les choses étaient ensemble aucune ne pouvait être distinguée " (Fragment 1). " Lorsque l’esprit commença à mouvoir les choses, il y eut une séparation dans tout ce qui se trouvait en mouvement ; et dans la mesure où l’esprit le mit en mouvement, tout fut séparé " (Fragment 13). " Le pouvoir de l’esprit s’exerce sur la révolution toute entière et c’est lui qui a donné l’impulsion à cette révolution (…) Elle a opéré la séparation selon laquelle se distinguent du léger le lourd, du froid le chaud, du sombre le clair et de l’humide le sec " (Fragment 12). D’un mythe des origines, comme on en rencontre chez un peuple primitif quelconque, au récit du Yahwiste (Genèse, II, 4-25), de celui-ci au récit de l’Elohiste (Genèse, I et II, 1-3), de ce dernier à une doctrine philosophique telle que celle d’Anaxagore, il y a une élaboration progressive allant vers une abstraction toujours plus grande. Toutefois du premier à la dernière une chose demeure : l’intervention démiurgique, même non créatrice, est transcendante. Car même si les agents en gardent quelquefois une apparence bien terrestre, ils sont cependant antérieurs à chacun d’entre les hommes d’aujourd’hui. Les hommes ne peuvent qu’accepter l’ordre mis par les démiurges dans le confus, le mélangé, qui précédait leur intervention décisive.
Par cette raison Socrate perd très vite son enthousiasme pour le livre d’Anaxagore. L’esprit ordonnateur qu’il attend ne saurait être transcendant. Ce n’est pas à l’esprit originaire et supérieur qu’il appartient de comprendre ses choix, c’est à Socrate. Le philosophe n’est encore pas rassuré sur l’ordre des choses quand on lui a dit que l’esprit sait ce qu’il fait : il veut comprendre pourquoi les choses sont ce qu’elles sont et, entre autres, pourquoi le deux est deux. Cette volonté est profondément blasphématoire : elle demande des comptes à dieu. Que le choix de dieu soit intelligible à lui-même, grand bien lui fasse ! mais ce qui m’importe c’est qu’il soit intelligible à moi. Or, pour que cela soit possible, il n’y a pas deux solutions, il faut qu’il n’y ait pas d’autre dieu que ma propre intelligence. En somme il y a entre Anaxagore et Socrate un profond malentendu sur l’esprit. Tandis que le premier entend par ce vocable un être transcendant à la manière du Verbe de l’Elohiste, le second n’en désigne que sa propre intelligence. Le philosophe cherche la cause intelligible à son intelligence.
Il cherche la cause par laquelle est ce qui justement est le meilleur. Il ne faut pas se méprendre sur ce qu’il entend par ce mot. Le meilleur ne fait pas référence à une quelconque hiérarchie, laquelle serait forcément contestable, à moins de faire l’objet d’une révélation, que justement Socrate refuse Le meilleur qui ne peut aucunement être distingué de ce qui justement est, la perfection qui ne peut être distinguée de l’être (98a), ne peut être que l’intelligible. S’il est meilleur que la terre soit ronde, qu’elle soit au centre du monde, que le soleil et les planètes effectuent autour d’elle des révolutions circulaires, ce n’est par aucune autre raison que le fait que je puisse comprendre cet ordre et nul autre mieux que lui. Mais à son propos Anaxagore ne satisfait évidemment pas la curiosité de son lecteur. Après avoir invoqué l’esprit pour mettre de l’ordre dans le chaos primitif, il l’oublie et retourne aux explications qui caractérisent les Physiciens. " Adieu merveilleux espoir ". Cette doctrine ne peut pas davantage que la philosophie des Physiciens rendre compte de la formation du deux, ni à partir des unités ni à partir de l’unité seule. La philosophie d’Anaxagore est impuissante à donner du sens à l’ordre.
La théologie n’est pas plus intelligible que les enquêtes sur la nature des philosophes de Milet. Où est le salut ? Si l’on pouvait admettre que le rôle de la raison fût de découvrir la vérité, tout irait bien, il n’y aurait pas de difficulté à établir la relation de la raison et de la vérité. La raison serait alors une sorte d’instrument comme sont les yeux, et de la même façon que ceux-ci découvrent ce qui est et leur est donné, celle-là verrait l’être qui lui est offert. La vérité serait alors la traduction, le reflet de cet être dans des expressions verbales. La raison ne serait pas la raison si ce qu’elle découvre n’était pas la vérité. Réciproquement la vérité ne serait pas la vérité si elle n’était pas ce que découvre la raison. Mais le rationalisme repose sur des fondements douteux.
Il admet en effet que la vérité préexiste à l’exercice de la raison, que celle-ci pourrait être mise en sommeil comme la belle-au-bois-dormant sans que cela ôte quoi que ce soit à l’existence de celle-là, qui de toute façon l’attend à son réveil comme fait le prince-charmant. Or la relation entre la raison et la vérité est d’une tout autre nature. Faute de le comprendre et faute de courage intellectuel devant la moindre difficulté, on devient sceptique et l’on admet la maxime stupide : " à chacun sa vérité ". Car effectivement les hommes, quoique tous raisonnables, ne sont pourtant pas d’accord sur la vérité. La plupart croient que pour sauver la notion de vérité il faut admettre qu’elle est intangible, sacrée, divine. Et les voilà partis à la recherche de la Révélation.
L’orientation de Platon est tout autre. Elle suppose une interprétation complexe de la connaissance : que la notion de vérité soit contradictoire avec celle de raison, cela n’appartient pas à n’importe quelle philosophie. Si quelque chose dans celle-ci est divinisé, ce n’est assurément pas la vérité, ni l’être. L’allégorie de la Caverne ne dit pas que ce qui brille au-dessus de tout le monde intelligible soit le vrai ou l’idée du vrai. Ce qui brille au-delà de toute chose, c’est l’idée du bien, c’est-à-dire l’intelligence. La vérité est un produit de l’intelligence. Si l’on ne conçoit pas que la vérité est une construction de l’intelligence, la notion perd alors toute signification. Il est possible de le comprendre par l’analyse de la critique de la première hypothèse proposée dans Théétète. cf.Texte- cf.IP- La science ne peut pas résider dans la sensation parce qu’il y a dans la sensation autre chose qu’elle-même. Il se manifeste dans l’activité la moins élevée de la connaissance une intervention qui releve du plus élevé, sans quoi il n’y aurait pas la moindre activité ni par conséquent pas la moindre connaissance.
De la même manière il n’y a d’activité et par suite de connaissance par la raison, que parce qu’il intervient dans la raison démonstrative autre chose qu’elle même, qui relève de plus élevé qu’elle. Il faut enfin parvenir au plus élevé, qui n’est tel que parce qu’il ne lui manque rien, que parce qu’enfin il est indépendant. A ce niveau se noue le rapport non plus entre les idées et les choses, mais entre les idées et l’intelligence. Ainsi la vérité n’est-elle pas dans l’adéquation de la connaissance à l’être, mais dans un certain rapport de la connaissance à l’intelligence. Or ce rapport n’est pas plus celui de la raison qu’il ne peut être celui de l’opinion, parce que la connaissance qu’il autorise n’est pas à tout instant animée par la conscience que c’est de lui et non des choses qu’émanent les idées. La réduction de la connaissance à la raison ferait de l’intelligence une chose.
Quel est le rapport de la connaissance à l’intelligence, dans lequel consiste la vérité ? Il est tel que l’intelligence y est enfin consciente de sa totale responsabilité dans la représentation qu’elle se fait des choses. C’est le libre exercice de la pensée. Si cet exercice est libre, il ne peut justement pas consister à penser n’importe quoi ni n’importe comment. Il n’y a pas de liberté de l’esprit, et il n’y a pas de vérité de ses propositions, à prétendre par exemple que la somme des angles du triangle fasse autre chose que deux droits. Mais cette proposition n’est une vérité qu’à la condition que l’esprit qui la proclame soit conscient qu’elle est hypothétique et qu’il a en l’occurrence fait l’hypothèse d’un espace ramené au cas particulier le plus simple, assimilable à une portion de plan. Autrement dit l’esprit ne parvient au niveau de la connaissance anhypothétique qu’à la condition qu’il se donne la liberté de faire le choix de cette hypothèse plutôt que d’une autre. Lorsqu’au contraire il n’y a pas de choix, mais que l’hypothèse est imposée à l’esprit par son manque de conscience de soi, alors si conforme à l’être que semble sa proposition, elle n’a pas de vérité. La vérité n’est pas dans la proposition qui serait conforme à l’être, mais dans la liberté de l’intelligence qui assume sa responsabilité dans le choix d’une doctrine.
La perspective platonicienne déplace également la notion de raison par rapport au sens que lui donnent d’autres philosophies. Ce ne peut pas être une faculté, elle ne peut pas appartenir par nature à l’espèce humaine et elle ne peut pas être identique en tous les hommes. Cette sorte d’instrument que Descartes croit donné à tous, qui s’en serviraient les uns mieux que les autres parce que plus méthodiquement, grâce auquel ils pourraient découvrir ce qui est et qui leur est donné, comme la main est un autre outil donné à tous, grâce auquel s’ils ne sont pas trop maladroits ils peuvent prendre ce qui leur est présenté, est rigoureusement étranger à la philosophie de Platon. Car une telle interprétation pose le problème de la provenance de l’instrument : il est un don de la nature à l’être le plus capable de s’en servir, dit Aristote, un don de dieu, disent plus ouvertement les partisans de la création. Mais surtout quiconque examine sans préjugés l’histoire des activités humaines de connaissance fait un constat qui devrait troubler les partisans de la faculté. Le rationalisme n’explique pas que l’usage qui est fait de la raison puisse se transformer d’une époque à l’autre.
Ainsi, et ce n’est pas un exemple anodin parmi mille autres qui le vaudraient, la raison s’est fixé pour tâche pendant des milliers d’années de classer les êtres, de les distinguer, en donnant à chacun une place et en mettant à chaque place un être. L’éléatisme exprime obstinément ce dessein. Mais l’exercice de la raison, s’il se fixe aveuglément sur le principe d’identité, n’y trouve plus qu’une entrave, dont il doit s’émanciper. Alors la lutte des contraires devient son principe fondamental. Héraclite tentait de le mettre en œuvre en tant qu’explication de la génération et de la corruption. Son anticipation était si hardie que Parménide ne pouvait la comprendre, ni Platon en publier ouvertement la valeur, quoi qu’il sût magistralement en user (cf. infra : La succession d’Ephèse). Depuis lors, sans craindre de ruiner les classifications si laborieusement établies, l’économie politique, le transformisme biologique ou la physique atomique, bref les nouvelles expressions de la raison se fixent pour objectif de comprendre comment peut se faire tout changement dans lequel l’un devient l’autre.
Cependant les idées, dans la stricte mesure où elles sont les outils de la raison, ne sont que des images d’idées, elles ne sont pas encore l’expression de l’intelligence. J’ai fait remarquer (cf. supra : Les lacunes de l’allégorie) que dans l’allégorie de la Caverne tous les termes relatifs au feu et au monde inférieur ne recevaient pas explicitement un équivalent relatif au soleil et au monde extérieur, c’est-à-dire relatif au bien et à l’intelligible. J’ai pris le parti d’affirmer que tous les termes de l’allégorie pouvaient être transposés. Le moment est venu de le montrer.
N’est-ce pas cependant un trop périlleux exercice que de transférer vers le royaume de l’intelligible les porteurs d’objets du royaume du visible ? N’est-il pas outrecuidant de prétendre faire parler Platon quand il ne dit rien ? Singulièrement n’est-ce pas aller au-delà de toutes les audaces autorisées à l’exégèse que de prétendre que les idées scientifiques, au sens moderne du mot science, sont produites par les hommes dans leur pratique professionnelle, parce qu’elle est en prise sur la matière ? A-t-on le droit d’expliquer que tandis que les opinions, idées illusoires, idéologiques, des politiciens sont engendrées par des hommes dénués de prise sur la matière, au contraire les idées scientifiques sont le fruit de l’application de l’intelligence au travail, par lequel les hommes adaptent les conditions naturelles d’existence à leurs besoins sans cesse croissants ?
De deux choses l’une : ou bien Platon ne sait pas ce qu’il dit et il se rencontre dans son allégorie des éléments insignifiants, ou bien il faut reconnaître en lui un maître de la philosophie et tous ses propos ont du sens. J'ai d'autant moins de scrupules à rejeter la première hypothèse que ce qui n’est pas explicitement écrit en un certain passage, en l’occurrence celui de l’allégorie, peut fort bien être dit ailleurs et, si les éléments nécessaires à la formation d’une doctrine complète ne sont pas rassemblés par lui dans la même page, il peut fort bien les donner dispersés dans le même dialogue. Dans Théétète il va jusqu’à faire conclure à Socrate que l’entretien n’a pas permis de définir la science, non celle des physiciens, mais la sienne, alors qu’il l’a déterminée, mais sans dire qu’il le faisait, dans l’allégorie de l’enfantement. Les lecteurs d'Edgar Poë apprécieront : La réponse de Platon reste invisible, bien qu’exposée à la vue de chacun dans le morceau le plus remarqué du livre.
En l’occurrence il est possible de trouver explicitement formulé dans une autre page de la République l’élément qui n’est qu’implicite dans l’allégorie de la Caverne. Au moment où il reprend la discussion sur la poésie, où il va la condamner une seconde fois en tant qu’imitation d’une imitation, Socrate dit exactement ce qui manque dans l’allégorie. Il blâme l’art en général, celui du peintre autant que celui du poète, en tant que produit de l’imagination, premier degré du savoir. Il distingue trois connaissances du même objet, premièrement celle qui apparaît dans l’œuvre de l’artiste, deuxièmement celle que tous appellent réelle, de l’artisan qui le fabrique, et troisièmement celle de l’homme qui en a l’usage. La première est une imitation de la deuxième, qui est une imitation de la troisième. Il demande qui connaît le mieux l’objet : " c’est une nécessité absolue que celui qui se sert d’une chose soit le plus expérimenté " (République, 601d). cf.Texte- cf.IP- Le meilleur connaisseur de l’objet n’est ni Homère, qui pourtant en parle si bien, ni celui qui le fabrique, mais celui qui l’utilise.
La théorie platonicienne de la connaissance me semble parfaitement claire : de simples opinions, fort documentées pourtant, sont complaisamment exhibées au peuple naïf par les politiciens qui n’exercent aucune action sur la matière, et par la faute desquels tout le monde pourrait bien finir par perdre contact avec les réalités ; mais des images d’idées (ombres d’idées, reflets d’idées) sont produites par les hommes de métier, tels que les artisans fabricants ; lesquels enfin se soumettent au contrôle de la réalité, c’est-à-dire à la sanction d’une clientèle qui veut faire de la marchandise un usage qui réponde à son attente. Pourquoi alors les idées que produisent les hommes qui se servent des objets ne sont-elles pas encore les vraies idées ? Sans doute elles sont confirmées par l’expérience, largement et plus que cela. Mais ce ne sont encore que des hypothèses. L’auteur évoque l’idée du lit (596b) : on croit que les hommes par nature veulent des lits doux et moelleux, jusqu’à ce qu’on rencontre par exemple les Bantous, qui les veulent durs mais élastiques. Les idées issues de la pratique sont encore relatives à certaines conditions historiques, qui passent pour naturelles et nécessaires aussi longtemps qu’on n’en a pas aperçu la relativité.
Platon désigne expressément comme des hypothèses les idées des géomètres (510c). cf.IP- Je ne suggère pas qu’il ait eu le moindre soupçon d’une géométrie non-euclidienne, qui permette de penser plus commodément que la géométrie euclidienne la pratique de la navigation sur la surface sphérique de la terre. Mais j’admire comment sa doctrine de la connaissance, contrairement à quelques autres pourtant postérieures de beaucoup, est apte à rendre compte des révolutions scientifiques. Une théorie scientifique est pour elle une hypothèse ; une hypothèse n’est sérieuse que pour autant qu’elle puisse passer pour une évidence ; elle cesse de l’être lorsque s’impose une autre évidence. Les idées mathématiques, mais avec elles aussi bien les idées de toutes les sciences, au-delà des seules sciences de la nature, ne sont pas les vraies idées. Dans les sciences la vérité des idées n’est que relative.
Je ne dis pas subjective, ce qui n’a aucun sens. Est subjective une affirmation qui relève d’une position particulière, avec une vue particulière, et des intérêts particuliers, contredite par un autre intérêt, fondé sur une autre vue, fondée sur une autre position. Mais la position du navigateur méditerranéen est commune à tous les navigateurs méditerranéens, et elle impose à tous la même vue d’un trajet de A en B dans une direction unique et nécessaire avec un retour de B en A par demi-tour. Elle est pourtant relative aux dimensions de la Méditerranée, qui autorisent à la tenir pour une portion de plan. D’autres positions feront sortir de cette vue, parce qu’elles imposeront d’autres pratiques. Les idées appelées scientifiques n’ont leur justification que dans une position ; elles ne peuvent être que relatives comme l’est celle-ci. Les idées scientifiques ne sont pas les vraies idées, mais seulement leurs images.
Le Sophiste revient sur cette question. Ce n’est pas mépriser la jeunesse que d’attirer son attention et celle de tous sur la facilité avec laquelle les vieux cyniques peuvent abuser de sa crédulité. Or le mal n’a pas de meilleur remède que l’expérience, qui initialement fait défaut. C’est en se frottant à l’existence que les jeunes, devenus moins naïfs, rejettent les opinions qui leur avaient été persuadées par les démagogues. Ils découvrent petit ce qui leur avait été dit grand, difficile ce qui leur avait été dit facile, ils renversent du tout au tout leurs idées. " Les fantômes du discours sont complètement renversés par les activités survenues dans les travaux " (234e). cf.Texte- cf.IP-
Qu’est-ce à dire ? sinon qu’on entretient d’autant plus d’illusions qu’on est davantage coupé de toute activité matérielle, qu’on constitue une proie d’autant plus facile pour les charlatans qu’on est davantage à l’écart de la manipulation des choses ; et qu’inversement c’est la pratique matérielle qui dissout les illusions, qui disperse les reflets trompeurs. Peut-on exprimer mieux une philosophie selon laquelle la source des idées, loin de se trouver là-haut dans un ciel intelligible, est en bas dans la vie matérielle des hommes ? Les idées ne sont pas séparées, elles ne constituent pas un monde à part, parce que quand bien même elle seules peuvent interpréter l’unique monde qui soit réel, elles en sont pourtant issues.
Tout matérialisme n’est pas rejeton de l’atomisme : pourvu qu’il n’en reprenne pas l’interprétation réductrice de la connaissance, qu’il reconnaisse le rôle actif de l’intelligence dans sa construction, qu’il mesure l’abîme qui sépare l’origine certes matérielle des idées, de l’intelligence qui les met en œuvre, il constitue une philosophie irréprochable. Il peut reconnaître que les idées ne sont pas encore l’intelligence, que celle-ci est autre chose que celles-là et leur est irréductible. Il peut admettre que la vraie idée, au contraire de l’image donnée d’elle par les enquêtes sur la nature, a sa justification dans son rapport à l’intelligence. Fondée sur l’intelligence elle n’a pas une réalité objective autre que celle de son image, puisque celle-ci peut en être l’image, mais elle a une réalité formelle toute différente, puisque celui qui la pense, la pense expressément et consciemment comme fruit de son intelligence. On demandera à juste titre s’il faut encore appeler matérialiste une telle philosophie. Mais je suis sûr que le nom d’idéalisme ne peut aucunement lui convenir. A mon tour je demande de quel nom appeler une philosophie qui trouve la source des images d’idées, je ne dis pas dans les sens, je ne dis pas dans la matière, mais dans l’activité matérielle des hommes matériels ?
Rejetant les explications tant des théologiens que des naturalistes, disqualifiant leurs étiologies respectives (Phédon, 96a-99d), cf.Texte- cf.IP- Socrate ne peut faire autrement que de proposer à ses amis sa propre conception des vraies causes, par lesquelles les choses sont ce qu’elles sont. Très exactement il s’agit de rendre compte de ce qu’elles sont, et non plus de ce qu’elles deviennent. Faisant le point sur son propre parcours Socrate déclare s’être résolu à abandonner l’étude des choses soumises au devenir, afin de rechercher la vérité des êtres dans les discours. La présentation qu’il fait de ce renversement est quelque peu provocatrice : le moins clairvoyant des hommes épris de vérité sait bien qu’il faut se détourner des discours pour aller aux choses. L’expérience prime sur les opinions quelles qu’elles soient, y compris celles des plus hautes autorités. Cependant bien qu’il ne soit pas question de régresser vers les opinions admises, les idées reçues, les doctrines autorisées, ce que Socrate abandonne n’est rien d’autre que l’expérience, au sens empirique du terme.
Le discours n’est rien de moins que l’usage de l’intelligence. Rechercher dans les discours la vérité des choses, c’est user de son intelligence et non plus de ses sens pour atteindre les vraies causes. Dans le processus de la connaissance deux sortes de moyens peuvent être mis en concurrence. Il y a d’une part les sens et d’autre part l’intelligence. S’il est exclu de mettre l’intelligence au service des sens, il ne l’est pas de mettre les seconds au service de la première. Il faut poser comme fondement de la connaissance le discours le plus solide, il faut en faire la pierre d’achoppement de toute autre proposition, et n’admettre que celle qui pourra s’accorder avec lui. Socrate prend pour départ de sa philosophie qu’il y a un beau en soi et par soi, et pareillement un juste, un grand, etc. Telle est la sorte de causalité qu’il veut mettre en évidence contre les physiciens et les métaphysiciens. Autrement dit toute chose belle est belle par l’idée du beau, etc. ou bien encore l’idée du beau est cause qu’est belle toute chose belle.
Il lui faut expliquer la fonction étiologique des idées. S’il admet un autre genre de causalité, ce n’est pourtant absolument pas pour le substituer au précédent, lequel serait de ce fait totalement abandonné. En réalité il veut faire comprendre que les enquêtes sur la nature ne sont pas la science, parce qu’elles ne répondent pas aux questions ultimes, que pose la constitution d’un savoir. La connaissance dite scientifique ne peut pas être contestée dans ses explications, au sens où on tiendrait celles-ci pour fausses. Il n’y a pas lieu de lui reprocher des erreurs supposées. Le faire n’ouvrirait en effet pas la voie à une autre sorte de causalité, et les physiciens savent suffisamment se reprocher à eux-mêmes leurs erreurs lorsqu’ils en commettent. L’objectif n’est pas de fonder une meilleure théorie physique.
Il est d’interroger toute théorie, toute doctrine, ou encore toute sagesse sur sa propre intelligibilité. D’où la tient-elle, pour autant qu’elle en ait une ? La recherche sur la nature ignore ce qui la fonde. Elle ne renferme pas le principe de son intelligibilité. Les vraies causes que recherche Socrate ne sont pas destinées à expliquer la génération et la corruption ; elles n’ont à dire ni pourquoi les choses cessent d’être ce qu’elles étaient, ni pourquoi elles se transforment en ce qu’elles n’étaient pas ; elles ne sont pas les causes efficientes, qui inévitablement sont l’effet d’une autre cause, amorçant ainsi une régression à l’infini ; elles ne sont pas les causes au sens déterministe, telles qu’elles seront conçues dans la physique galiléenne. La notion de cause reçoit de Socrate un usage dont elle sera ultérieurement détournée.
Il procède à un renversement de la notion de cause, telle qu’il la trouve dans la pensée des Physiciens de Milet : l’ordre dans lequel elle trouve son emploi n’est plus celui de la nature, et la science qui fait de l’essence des choses son objet n’est plus la science au sens que le mot a aujourd’hui, puisqu’il ne peut s’agir que de la philosophie. Elle est un principe explicatif intellectuel, qui ne se situe pas dans un enchaînement, mais qui a une valeur absolue. Elle n’a pas pour fonction de rendre compte de l’existence, mais d’établir l’intelligibilité ou le sens. Elle est constitutive de l’essence des choses. Que signifie que l’idée est la cause d’une chose, que l’idée du beau est la cause de la chose belle ? " Toute chose belle prend part à l’idée du beau ", de ce partage elle tire sa beauté. Tout discours qui prétendrait expliquer le beau par la couleur, la forme ou toute autre considération relevant d’une propriété dans la chose, est d’avance disqualifié.
Il n’appartient qu’au jugement d’appeler belles certaines choses plutôt que d’autres. C’est lui qui attribue le beau, c’est-à-dire une idée, à ce qui n’est pas une idée mais une chose sensible. Il attribue une idée, laquelle ne naît ni ne meurt, à quelque chose qui subit génération et corruption. Par cette intervention la chose est reconnue détenir en elle une sorte de présence de l’idée, ou être dans une sorte de communion, avec elle. Comment est-il possible que du sensible se trouve dans un tel rapport d’intimité avec de l’intelligible ? Platon exprime généralement cette difficulté par l’emploi du verbe partager, que l’on traduit en ce cas, ô goût de l’abstraction, par participer : la chose belle participe, dit-on, de l’idée du beau. S’il hésite entre présence de l’idée et communion avec l’idée, s’il ajoute qu’en effet entre les deux expressions il ne prend pas fermement parti, ce n’est pas par vaine coquetterie. La prétendue participation peut en effet être entendue de deux façons.
Il fait entrevoir par là toute la complexité que dissimule la rassurante formule (Phédon, 100d) : " le Beau est ce qui rend belles toutes les belles choses ; (…) en m’attachant à ce principe j’estime ne plus risquer de faux pas " (cf. infra : Séparation et partage). En disant que le Beau est ce par quoi sont belles toutes les choses belles, Socrate évite le faux pas des Physiciens et théologiens, il désigne l’activité de l’âme qui, à une réalité indéterminée, applique une détermination. Il montre que l’âme est le moteur actif de la connaissance, autrement dit qu’elle est l’intelligence.
Le faux pas, qui risque bien de faire chuter toute l’entreprise de la connaissance, si l’on ne porte pas son attention vers l’activité de l’intelligence, vient de croire qu’on peut voir dans la chose ce qui la distingue d’une autre chose. Mais les choses ne se distinguent par elles-mêmes pas les unes des autres. C’est toujours l’intelligence qui les distingue et les identifie. Plus grand, plus petit, etc. sont des relations et, en tant que telles, elles ne peuvent être que posées par l’intelligence et non constatées comme si elles appartenaient aux choses. Les relations ne sont pas dans les choses, elles ne sont pas des choses : elles sont intelligibles, elles appartiennent à l’intelligence. Une chose quelconque ne subit le passage de l’indéterminé au déterminé que sous l’action de l’intelligence. Une chose ne peut par exemple être belle de son propre et seul fait ; elle le devient, dès lors que l’intelligence l’a ainsi déterminée. L’intelligence, moteur de l’intelligibilité, est la cause de ce qui devient intelligible.
Résumant rapidement la théorie des idées Socrate indique qu’il prend pour fondement de la connaissance le discours qui lui semble le plus solide (100a). Il ne faut pas se méprendre sur le sens de ce propos. A supposer par exemple qu’on déclare belle une certaine chose, il ne faudrait pas la sacraliser à ce point qu’on en ferait une représentation intouchable du beau. Il ne saurait y avoir d’autre beau que le beau. Par conséquent le discours qui tient pour belle une certaine chose ne saurait être tenu pour sacré. La subsomption de la chose à l’idée du beau ne saurait être tenue que pour hypothétique et aucun attachement à l’hypothèse ne peut être obligé. Il appartient à l’intelligence, qui un moment a défini la chose comme belle, de remettre en cause à un autre moment cette définition et éventuellement de lui refuser cette même qualité. Il ne saurait s’agir d’un caprice : l’intelligence n’est pas la concupiscence. Cependant parce que les idées ne sont pas dans les choses, la détermination des choses ne consiste pas à y déceler des qualités.
Par conséquent il n’y a pas de raison de se sentir contraint par une prétendue découverte. L’intelligence produit des idées et choisit de les projeter ou non sur les choses, selon que l’expérience en devient plus cohérente ou non. L’élargissement de l’expérience permet de persévérer dans le même discours ou au contraire l’interdit, selon que l’établissement de nouveaux faits permet encore ou ne permet plus de le tenir pour cohérent. L’expérience est alors entendue dans une acception qui suppose l’âme active dans la connaissance. La cause reconnue par Socrate, sans entrer dans la considération du devenir, explique premièrement pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Cette sorte de causalité est celle seule qui leur confère leur intelligibilité.
La même causalité explique en outre que l’âme est immortelle. L’argument qui autorise à ne pas regretter la vie, est que les choses sont ce qu’elles sont en raison de la présence en elles de l’idée. Si l’on y prête suffisamment attention, si l’on se défait des préjugés touchant l’âme, tout est dit. Ainsi la vraie raison pour laquelle il faut reconnaître que l’âme est immortelle, est qu’elle est le principe par lequel sont premièrement formées les idées du beau en soi et par soi, du grand en soi et par soi, etc. et deuxièmement rapportées à celles-ci les choses qui de ce seul fait vont être dites belles, grandes, etc. L’âme ne peut subir la mort, puisqu’elle n’est rien de sensible, rien de susceptible d’être affecté de génération et de corruption, et qu’elle est au contraire ce par quoi le sensible est identifié, ce par quoi sont produites et ordonnées les idées auxquelles est rapporté le sensible. Elle est le principe de l’intelligible. L’âme n’est pas une idée, mais elle est ce qui à la fois fonde les idées et les lie entre elles et aux choses.
L’âme n’est pas de l’ordre du sensible, elle est de l’ordre de l’intelligible. Cependant elle ne se réduit pas à être un intelligible parmi les autres, elle n’est pas une idée parmi les idées, elle en est le principe. Le mot immortel dit encore très mal ce qu’elle est. Bien sûr tandis que le corps est mortel, elle ne l’est pas. Mais le lexique est bien faible pour dire ce qu’elle est en réalité. Car à proprement parler l’âme ne vit pas, elle n’est pas de l’ordre de la vie, parce qu’elle est l’intelligence. La mort ne la touche pas, parce qu’elle ne vit pas, et elle ne naît pas plus qu’elle ne meurt. L’affirmation d’un prolongement de la vie de l’âme après celle du corps n’a aucun sens.
Qu’est l’activité de l’intelligence ? La discussion de Théétète montre que la perception est plus complexe qu’on ne le croit et qu’elle implique une activité de l’âme, dans laquelle on ne peut reconnaître qu’un jugement. Socrate pose une question dont la portée est définitive, car en établissant une distinction cf.Texte- cf.IP- entre " ce par quoi " et " ce au moyen de quoi " (184c) on voit, touche, etc., elle permet de rompre le consensus implicite qui permet à la thèse de Protagoras de faire illusion. Il faut s’entendre sur ce que c’est que voir, toucher. Or il apparaît à Théétète, dès que la question pertinente lui est posée, qu’il y a dans la science quelque chose qui ne doit rien à la sensation, car ce que je vois, touche, je le vois, le touche, effectivement " au moyen " des yeux, des mains, mais pas du tout " par " eux. Il y a quelque chose que l’on voit, touche, et cependant on ne le peut pas du tout voir " par " les yeux, toucher " par " les mains. Cela prouve que ce que l’on croit voir, toucher, " par " eux n’est vu, touché, en fait que " à leur moyen ". Autrement dit il n’y aurait pas de perception visuelle, tactile, si n’intervenait en celle-ci un acte de l’âme, qui consiste à juger.
C’est " par " un jugement, quoique " au moyen " des yeux, des mains ou d’un quelconque autre sens pris pour truchement, qu’est déterminée une sensation, c’est-à-dire qu’elle devient une perception proprement dite. Il est d’ailleurs complètement impossible que ce moment de détermination n’existe pas. Si n’intervient aucun jugement, il n’y a pas de sensation : je ne peux pas dire que je suis le siège d’une sensation de sec ou de chaud, de froid ou d’humide. Quelle est l’autre main ou l’autre épiderme par lequel je sentirais que ma main ou mon épiderme est le siège de ces sensations ? Supposer " les sensations assises en nous comme dans des chevaux de bois " (184d), c’est inévitablement requérir d’autres organes pour les y sentir. Cette jolie métaphore veut dire certes d’une part que les sensations sont mises en l’âme " par les yeux et par les oreilles " (184b) et que, comme le disent les philosophes empiristes à la suite d’Aristote, " il n’y a rien dans l’âme qui n’ait d’abord été dans les sens ".
Mais d’autre part elle dit aussi que la perception ne peut sortir de ce remplissage sans une initiative de l’intelligence, un acte de jugement, qui est indispensable à la formation d’une connaissance. La manière dont est établie l’intervention du jugement dans la perception (184e et suivantes) exige un examen attentif. En premier lieu chacun des sens est attribué au corps. " Ce au moyen de quoi " on perçoit, ce au moyen de quoi s’exercent la vue, le toucher, etc. est un organe du corps. L’affirmation relève de l’évidence ; aussi est-il intéressant de s’interroger sur la négation qui lui est implicitement jointe. Au corps n’appartient pas " ce par quoi " on perçoit, qui n’appartient en effet qu’à l’intelligence, qui n’est rien d’autre que son jugement.
La question portant sur l’attribution des sens au corps a donc une grande portée, puisque de la réponse qui lui est faite dépend l’orientation donnée à la théorie de la perception. Si, par extraordinaire, Théétète déclarait qu’à l’âme doivent être attribuées la vue, le toucher, etc. il engagerait par là infailliblement une doctrine, qui restreindrait le rôle de l’âme dans la perception à une simple réceptivité. Au contraire, en faisant la réponse qu’on peut lire, confirmant la distinction de " ce par quoi " et de " ce au moyen de quoi ", il rend possible de reconnaître à l’âme dans la perception une intervention active.
On ne perçoit pas sans attribuer au sensible un certain nombre de déterminations, dont la première est nécessairement celle de l’être. Or les perceptions auxquelles est attribué l’être, peuvent parvenir par le canal de deux sens différents et par conséquent l’être ne peut être connu ni par l’un ni par l’autre des deux sens. Il ne le peut davantage par aucun autre. Alors que chaque qualité est perçue au moyen d’un certain sens, qui est son instrument, Socrate demande au jeune homme quel est l’instrument qui permet de percevoir ce qui est commun à tous les sensibles. Quel est l’organe qui sert d’instrument à l’âme dans la perception de l’être et des autres communs ? Ou encore, puisque de l’objet de chaque sens on peut dire qu’il est, et lui attribuer quelques autres déterminations communes, quel est le sens, commun à tous les sens, " au moyen duquel " l’âme perçoit l’être et les autres déterminations communes ? Le caractère commun à plusieurs sensibles, qui appartient à plusieurs perceptions, est saisi par la pensée, il est conçu et non perçu.
Bien que la question lui fût posée dans des termes qui induisent l’idée qu’à cette fin l’âme se sert d’un certain organe, la réponse de Théétète écarte cette hypothèse, épargnant à son questionneur un long détour, et va directement au but : pour concevoir les communs l’âme ne se sert de rien d’autre que d’elle-même, il n’existe et il n’est besoin d’aucun organe pour cette fin. La réponse ravit Socrate. A présent, sous le seul vocable de communs, Théétète repère l’être et le non-être, la ressemblance et la dissemblance, l’identité et la différence, l’unité et le nombre, ainsi que le pair et l’impair. Quoiqu’il aille ici du général au particulier et non l’inverse, comme c’était le cas au début de l’entretien à propos des puissances (147d-148b), parce que le jeune géomètre a reconnu la fonction des communs, il prouve ici la même capacité d’abstraction qu’à propos des puissances. Il a compris qu’une pluralité se trouve subsumée sous l’unité d’une forme.
Il a identifié " les communs ", les idées les plus communes qui se puissent énoncer au sujet de n’importe quoi, qui est perçu ou susceptible de l’être. Ces communs ne désignent pas des choses. L’être ou le non-être dont il est question n’existent pas à part, pas davantage que les autres idées. Elles n’existent que comme des déterminations attribuables aux choses qui existent et qui sont sensibles, mais des déterminations qui, contrairement au chaud et au froid, au sec et à l’humide, peuvent être attribuées à tout sensible sans exception. Il faut bien en effet qu’un sensible quelconque soit existe soit n’existe pas, il faut qu’il soit ou bien semblable ou bien dissemblable de tel autre, en même temps qu’il est différent de l’autre il est nécessairement identique à soi, chacun constitue une unité et pourtant simultanément il constitue avec les autres une pluralité. Les communs vont par paire et si l’on ne peut attribuer l’un il faut attribuer l’autre, ils forment des alternatives. Plus cependant que leur rang de communs, on retient de ces idées que " l’âme s’efforce de les atteindre par elle seule et sans intermédiaire " (186a). cf.IP- En tant que forme l’idée n’appartient qu’à l’âme.
Si les hommes ont été comme les bêtes dotés par la nature d’une sensibilité, qui fournit leur âme en impressions d’origine corporelle, ils ont aussi, et eux seuls, la capacité de produire des raisonnements. Le mot de Platon évoque moins des chaînes de raisons que des opérations synthétiques rassemblant le fruit d’une expérience. Fondées sur une longue pratique et un enseignement, elles n’ont rien de naturel, elles rapportent les sensations à ces concepts dont il vient d’être question. Tout particulièrement elles ont à décider de l’être de ce dont il y a sensation. On atteint la vérité quand on atteint l’être d’une chose ; tandis que si l’on tient, comme le fait Protagoras par un choix très délibéré et très conséquent, que toutes les impressions se valent, c’est-à-dire si la sensation du malade est aussi vraie que celle de l’homme bien portant, il n’est possible de concevoir aucune vérité.
Certaines sensations sont seulement plus agréables que d’autres. On se tient alors au niveau des apparences. La sensation " n’atteint donc point l’être (...) ni la science " (186e). Cette dernière ne réside que " dans l’acte par lequel l’âme s’applique seule et par elle-même à l’étude des êtres " (187a). La science est un acte, et l’injure faite par Protagoras à l’esprit est de le tenir pour passif. Une question reste cependant en suspens : y a-t-il quelque chose qui puisse garantir l’acte de juger de la subjectivité à laquelle la sensation est incapable d’échapper ? Y a-t-il quelque chose qui lui garantisse d’échapper à la subordination au plaisir ? La lucidité de l’acte de juger n’est rendue possible que par le souvenir (cf. infra : La renaissance des idées).
Mais avant de discuter du rôle du souvenir, il faut d’abord examiner comment les choses prendraient part aux idées, comment l’intelligence procèderait pour faire partager aux choses ses idées. Il n’y a pas pour Platon de question de la participation. Elle ne se poserait à lui que s’il séparait l’idée et la situait dans un monde intelligible autonome. Or sous peine d’absurdité il faut s’en garder, montre-t-il dans Parménide, cf.Texte- cf.IP- le dialogue dont l’Eléate est titulaire. L’alternative s’impose en effet sans aucune échappatoire de renoncer soit à l’existence des idées, soit à leur séparation. Je résume les difficultés qui se posent si l’on sépare l’idée. Soit on en fait une chose dont le degré de réalité serait au fond le même que celui des objets, soit on en fait une chose qui se situerait au-dessus des objets, mais néanmoins chose. Il y a deux façons de séparer l’idée.
Pour la clarté je parlerai de quatre hypothèses. Dans la première et la quatrième Socrate et Parménide optent pour la première solution, dans la deuxième et la troisième ils choisissent la seconde solution. A partir de quoi, puisqu’il leur faut ensuite relier l’idée à la chose, ils trouvent deux moyens d’établir cette relation qu’est le partage. L’un est la subsomption, l’autre est l’imitation. Avec la première et la troisième hypothèses Parménide et Socrate prennent le premier moyen, tandis qu’avec la deuxième et la quatrième hypothèses ils préférent le second. Or de la même façon qu’on ne voit pas comment concevoir l’idée autrement que dans cette alternative d’être au-delà ou parmi les choses, on ne voit pas non plus comment il pourrait y avoir partage autrement que par subsomption ou par imitation. Pour autant que chaque vue sur le statut de l’idée se combine à chaque vue sur le partage, les hypothèses sont épuisées. L’idée est conçue par la première comme un voile étendu sur les individus, par la deuxième comme un caractère commun, par la troisième comme une pensée se produisant dans l’âme et par la quatrième comme un modèle dont les choses seraient des copies. Or, comme le démontre l’Eléate, aucune des quatre hypothèses ne réussit à relier l’idée à l’objet, il n’y a aucun moyen d’y parvenir. Il faudrait renoncer à relier les idées aux objets.
Mais on ne le peut. Parménide, je veux dire la créature de Platon dans son dialogue, explique ce que cela signifierait. Pour lors il y aurait deux mondes, un monde des idées et un monde des choses, et ces deux mondes seraient si bien deux qu’ils n’auraient pas moyen de n’en faire qu’un, qu’il serait impossible de passer de l’un à l’autre, de concevoir quoi que ce soit de commun aux deux. Il est absurde de penser qu’étant dans l’un on pourrait soupçonner l’existence de l’autre. En effet l’idée du maître n’a rapport qu’à l’idée de l’esclave, comme le maître n’a rapport qu’à l’esclave. Mais l’esclave n’est pas esclave de l’idée du maître, ni le maître maître de l’idée d’esclave. S’il y a une science en soi elle connaît l’idée du maître et l’idée de l’esclave, tandis que la science que peuvent avoir les hommes ne connaît que le maître et l’esclave. Telles sont les conséquences de la séparation des idées (133b-134e). Ainsi de même que les hommes ne connaissent pas l’autre monde, celui des idées, dieu qui connaît les idées ne connaît pas le monde des hommes. L’affirmation absurde de l’existence de deux mondes est la suite de la thèse de séparation des idées.
La séparation est une conception erronée de l’idée, parce qu’elle en ferait un être à part et par là une chose. Soit immanente soit transcendante, il serait également, et pour les mêmes raisons, impossible à l’idée de rejoindre l’objet (131a-133a). La jonction serait impossible parce qu’il faudrait établir le lien de l’objet à l’idée comme d’objet à objet, ce qui évidemment n’a pas de sens. Or précisément il n’y aurait deux mondes que parce qu’il y aurait deux objets. Qu’on renonce à séparer l’idée on ne trouve plus qu’un seul monde. Il faut donc exclure la séparation de l’idée, puisque strictement comprise elle ferait de l’idée une chose, soit parmi ses objets soit au-dessus d’eux. Il faut exclure le partage tant sous l’espèce d’une subsomption que sous celle d’une imitation. " Tu vois donc Socrate, aurait conclu Parménide, en quelles difficultés on s’engage à poser ainsi à part sous le nom d’idées des réalités subsistantes en soi " (133a). La " séparation " et la " participation " des idées, sont deux formules également creuses.
D’une autre manière, allégorique cette fois, le texte de la République cf.Texte- donne au même problème la même réponse. Il n’y a pas d’indépendance du soleil par rapport au bien, c’est-à-dire du sensible par rapport à l’intelligible. Platon le manifeste avec netteté et fermeté en faisant de celui-là, non seulement l’image, mais le fils de celui-ci. Afin qu’on n’entende pas le mot fils dans un vague usage symbolique, il précise que le bien l’a engendré semblable à lui. Certes un fils est semblable à son père, plus que qui que ce soit d’autre, mais surtout, parce que ceci explique cela, il est engendré par lui, produit par lui, issu de lui. Le soleil n’est donc pas seulement l’image dans le monde visible de ce qu’est le bien dans le monde intelligible, il en est aussi le produit. En d’autres termes le bien n’est pas seulement cause de l’intelligible, il est cause aussi, quoique d’une autre manière, du sensible dans un monde unique.
Dire que le bien est à l’intelligible ce que le soleil est au sensible, invite à reprendre la métaphore de la vision et à en traduire les termes un à un. L’âme est analogue à l’œil. Comme l’œil est capable de la vue, l’âme est capable de la pensée. Mais comme il ne suffit pas à l’œil pour voir d’être capable de voir, il ne suffit pas à l’âme pour penser d’être capable de penser. Et de la même manière qu’il faut à l’œil pour voir recevoir la lumière du soleil, il faut à l’âme pour penser recevoir du bien la vérité, c’est-à-dire me semble-t-il, de l’intelligence l’intelligibilité. Dans le monde sensible lorsque manque la lumière du soleil, on n’est pas pour autant plongé dans la totale obscurité, on peut souvent disposer du secours des " flambeaux de la nuit ". Les yeux, s’ils ne sont pas devenus totalement incapables d’exercer leur fonction, ont cependant perdu la netteté de la vue. Il faut se représenter que semblablement dans le monde intelligible, lorsque manque la vérité, c’est-à-dire l’intelligibilité venue de l’intelligence, on n’est pas pour autant plongé dans la totale ignorance : là aussi brûlent les " flambeaux de la nuit " (République, 508c). cf.IP- L’âme n’est pas devenue totalement incapable de penser, mais elle a perdu la netteté de sa pensée, elle n’a plus que des opinions. Elle ne saisit plus ce qui est, mais seulement ce qui naît et qui meurt. Dans l’obscurité l’être lui échappe, elle ne tient plus que ce qui devient. Au contraire, éclairée par l’intelligibilité, l’âme forme une pensée vraie, c’est-à-dire une connaissance ou une science.
Comme sont possibles deux usages des yeux, l’un avec, l’autre sans la lumière, sont possibles aussi deux usages de l’âme, l’un avec, l’autre sans l’intelligibilité. Sans lumière ou sans intelligibilité on reste dans la confusion. Mais tandis que généralement celui qui est dans l’obscurité connaît aussi la lumière, est conscient de mal voir, s’efforce de voir plus distinctement et de retourner à la lumière, celui qui est dans l’opinion a rarement le sentiment de ce qu’est une connaissance ou une science ; il est très satisfait de son opinion, il ne s’efforce pas d’atteindre l’intelligibilité. La plupart des hommes sont comme nés dans l’obscurité et en vivent satisfaits.
Ceci nonobstant, Socrate ayant déclaré très semblables au soleil l’œil et la vue, il lui faut parallèlement déclarer très semblables au bien l’âme et la pensée, ou la science. Toutefois s’il est nécessaire de reconnaître l’analogie entre la pensée et le bien, il ne faudrait pas non plus les confondre. Le bien est encore infiniment au-dessus de la pensée, autant que le soleil est infiniment au-dessus de la vue. Si les hommes font du soleil leur divinité suprême, c’est parce qu’ils ne lui attribuent pas seulement la lumière, mais aussi leur nourriture et leur existence. Comme le soleil donne aux visibles, avec la possibilité d’être vus, leur naissance, leur croissance et leur nourriture, le bien donne aux intelligibles non seulement la possibilité d’être connus, mais aussi leur existence et leur essence.
Le parallèle n’est pas possible jusqu’au bout, on le constate, entre le vocabulaire propre aux visibles et celui qui convient aux intelligibles. Une raison de fond s’y oppose : le monde visible est celui de ce qui naît et meurt, celui de la génération et de la corruption, celui du devenir. Les choses visibles ne sont jamais exactement assimilables aux idées, elles n’ont donc pas à proprement parler d’essence. Inversement les idées constitutives du prétendu monde intelligible sont ce qui véritablement est, qui ne naît ni ne meurt. Jusqu’à plus subtile analyse (cf. infra : Idées génératrices et mixage), les idées sont bien la seule chose dont on peut affirmer l’être, précisément parce qu’il est, de manière immobile, conforme à une essence.
Si l’œil fait le parallèle de l’âme, la vue celui de la pensée, la lumière celui de la vérité ou intelligibilité, le soleil celui du bien, il y a pourtant un moment où le parallèle doit être rompu. Or cette rupture, loin d’affaiblir en quoi que ce soit l’allégorie, lui confère au contraire un surcroît de sens. Car elle est précisément signifiée par l’affirmation que le bien n’est pas seulement le père de l’intelligibilité, de la pensée et de l’âme, mais aussi celui du soleil. Assurément si c’est en deux sens différents qu’il est père, dans les deux cas le sens est figuré, car il n’est proprement ni le géniteur du soleil, ni le géniteur de l’intelligibilité. Mais tandis que dans le second cas le bien est cause en tant qu’il explique, dans le premier cas il est cause en tant qu’il produit.
" Par Apollon, quelle divine supériorité ! " La bienveillante plaisanterie de Glaucon ne peut se comprendre vraiment que par référence à l’interprétation du bien implicitement écartée. Celle-ci à vrai dire a été explicitement proposée par l’interlocuteur de Socrate d’abord dans la formulation de sa demande (506b), puis une seconde fois pour la reconnaître fausse (509a) : il s’agit du plaisir. Il est extrêmement important pour Platon de nier que le plaisir soit le critère du bien (cf. infra : La démesure). Quoiqu’il ne pût pas connaître à l’avance tous les déboires que devait subir Epicure pour l’avoir affirmé, il pressentait à l’évidence les accusations qui allaient pleuvoir sur lui. Platon le premier définit le bien autrement que comme ce qui est conforme à la volonté des dieux.
De celle-ci les prêtres se réservent bien sûr l’interprétation. Cela leur confère une position hégémonique tant dans la Grèce et l’Égypte antiques, qu’aujourd’hui. Ce que veulent les dieux personne ne peut le savoir, et pour cause, mais les prêtres feignent d’en avoir reçu la révélation. Le philosophe du Jardin aura payé cher sa franchise. Platon était plus circonspect. Non que, mis en garde par le procès de son maître, sa condamnation et son exécution, il réservât sa pensée afin de la rendre impénétrable aux prêtres. Mais, animé par une raison exclusivement éducative, il se méfie des leçons récitées, pensées mortes dans lesquelles il n’y a plus de philosophie, parce qu’elles ne sont pas le produit de l’intelligence vivante, laquelle n’est autre que le bien. Or, s’il est vrai qu’il n’a rien à voir avec les jouissances vulgaires, parce qu’il laisse à chacun la responsabilité de définir le bien l’exercice de l’intelligence ne va pas sans le plus haut des plaisirs.
Au jour de sa mort Socrate situe le point de départ de l’exposé qu’il donne de la doctrine des idées tout autrement qu’il ne le fait dans la République. Il le place dans une anodine définition du souvenir : le souvenir renvoie à un moment antérieur, où l’on a connu son objet. Il y a souvenir lorsque la connaissance ne s’immerge pas toute entière dans le moment présent, lorsqu’on sait à nouveau ce qu’on avait déjà su. Cela implique encore que dans l’intervalle ce qui est connu n’appartient plus à la connaissance, autrement dit est oublié. Fallait-il consacrer ne serait-ce que ces quelques lignes (Phédon, 72c) cf.Texte- à un énoncé purement métalinguistique ? Y avait-il lieu de régler un problème de lexique ? Si tel était le seul rôle de ce passage, il serait bien peu justifié, car un enfant de quatre ans dirait aussi bien. Par contre, pourvu qu’on y fasse suffisamment attention, il apparaît qu’il remplit un autre rôle, tout à fait décisif pour la compréhension de la philosophie platonicienne. A travers cette définition en effet Platon cadre très précisément le sens de la discussion qui suit.
Les traductions de Platon exhibent en bonne place les mots réminiscence, ressouvenir ou remémoration. Certes ils peuvent signifier en français le souvenir d’une chose fort ancienne, et il est vrai par définition que personne ne peut rien trouver de plus ancien que ce qui est antérieur à sa naissance. Certes aussi ils peuvent signifier le retour de ce qui avait été oublié et il est vrai que dans cette philosophie les idées font leur retour après avoir été oubliées. Toutefois je ne sache pas que le mot souvenir soit réservé à l’évocation des faits récents, ni, encore moins, qu’un seul souvenir serait le souvenir de ce qui n’a pas été oublié : il faut que cela ait été oublié au moins un instant pour qu’on parle de souvenir. Il est donc assez évident que les mots réminiscence, ressouvenir ou remémoration ne sont employés dans les traductions et les commentaires qu’afin de ne pas employer le mot souvenir, et dans le but de désigner autre chose que lui, un souvenir qui serait autre chose qu’un souvenir, parce que son objet serait antérieur à la naissance. Ce serait le souvenir de quelque chose qu’on n’aurait pas vécu, qui n’appartiendrait pas à la vie, qui n’aurait pas été donné par elle, mais par autre chose qu’elle. Les commentaires théologiques ou idéalistes de la philosophie de Platon constituent le soi-disant platonisme en faisant des idées une connaissance donnée à l’âme par dieu.
Cependant le mot grec employé par l’auteur ne signifie dans aucun contexte rien d’autre que souvenir. Sa traduction par réminiscence, ressouvenir ou remémoration est donc tendancieuse. Ne serait-ce qu’à titre conservatoire, il serait déjà préférable de le traduire par souvenir. La suite du passage (Phédon 73c et suivantes) cf.IP- fait voir que ce choix est moins plat qu’il n’en a l’air, car il y est question du souvenir et de nulle autre chose. Le sens de la mise au point de Socrate (72e) n’est pas de vérifier que tout le monde sait bien ce qu’est un souvenir, mais de poser ce dont il est question dans ce qui suit, à savoir rien d’autre que le souvenir, car il va examiner son rôle dans la connaissance. Au moment initial de l’exposé socratique il importe de lire le texte comme il est : rien, absolument rien, n’y autorise la traduction à substituer un autre mot au mot souvenir.
Immédiatement après cette définition en effet il affirme que certains savoirs au moins sont des souvenirs. Ils le sont lorsqu’une chose en rappelle une autre par association d’idées, comme d’une lyre à un garçon, qui en est dissemblable évidemment. Les notions de semblable et de dissemblable ne tiennent cependant dans la démonstration qu’un rôle d’intermédiaire. En l’occurrence l’association de deux idées dissemblables, celles par exemple du garçon et de la lyre, semble se faire entre deux termes situés sur le même plan. La lyre peut être vue et elle l’est actuellement, le garçon ne l’est pas mais il peut l’être et l’a été ; la vue de ce qui est vu appelle le souvenir de ce qui ne l’est pas actuellement, pourvu que les deux objets aient entre eux été une fois associés. A qui aime un garçon qui joue de la lyre, la vue de la lyre seule évoquera le garçon absent. Un exemple aussi simple exige qu’on fasse la distinction entre la sensation et un autre savoir, qui n’est pas la sensation.
Sans examiner si cette sensation constitue à elle seule un savoir ou si elle implique déjà, dans la reconnaissance de la nature de l’objet lyre, un savoir venu d’ailleurs, Socrate montre que dans la constitution d’un savoir bien vulgaire intervient quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la sensation. Le souvenir d’une sensation n’est pas une sensation. Non seulement le savoir de la lyre n’est pas le savoir du garçon, mais le savoir de celui-ci est d’une autre nature que le savoir de celle-là. A supposer que le savoir de la lyre se réduise à une sensation, au moins le savoir du garçon est-il de l’ordre de la pensée. A défaut d’expliquer encore que sa fonction supérieure investit sa fonction inférieure, au moins explique-t-il que l’intelligence a deux fonctions distinctes. S’il est bien celui qui contraint à admettre que le savoir est un souvenir, néanmoins ce raisonnement commence par établir que le souvenir est un savoir et qu’à ce titre il est autre chose que la sensation.
Cependant pour approcher le véritable objet de la discussion, qui est l’analyse du processus de la connaissance, il faut aller plus loin que ces choses dont l’une évoque l’autre. C’est à quoi est utile d’abord la remarque, apparemment anodine elle aussi, que le savoir est un souvenir, notamment lorsque le temps et l’inattention sont causes qu’on avait oublié le second objet auquel fait penser le premier. Il ne s’agit manifestement plus du processus d’association. Assurément Socrate a en vue les idées, oubliées parce qu’on ne les pense qu’à l’occasion des sensations et d’ailleurs sans s’en rendre compte. La métaphore du portrait est une nouvelle étape intermédiaire. La chose est le portrait de son idée et il y a de la seconde à la première le même rapport que de la chose à son imitation en peinture.
Parlant en apparence de l’évocation en image d’une chose quelconque, Socrate parle en réalité de l’évocation d’une idée par la chose quelconque qui en est l’image. Dans ce contexte prend son sens le distinguo entre le point de départ semblable et le point de départ dissemblable du souvenir. Une chose est toujours dissemblable d’une autre chose, même si elle l’évoque, comme la lyre évoque le garçon. Par contre le portrait est dans une certaine mesure semblable à l’original et, c’est tout ce qui importe en vérité à la discussion, la chose sensible est dans une certaine mesure semblable à son idée. La ressemblance est celle de la copie ou de l’imitation à son modèle. Les idées sont une sorte de patron d’après lequel sont faites les choses. La question de savoir s’il manque quelque chose à l’objet donné dans sa ressemblance avec l’objet dont il évoque le souvenir (74a) ne se comprend à son tour que si l’on voit que, en cet endroit déjà, le texte parle des idées auxquelles ressemblent les objets.
Il y a des idées, qui rendent possible la connaissance de toutes les choses dont elles sont les idées. Cela est vrai de toutes comme de celle de l’égal en soi, dont on tire la connaissance des choses qui sont égales. Si l’on remarque en effet entre deux bouts de bois une égalité de taille, entre deux pierres une égalité de poids, etc. on conçoit aussi que ces égalités constatées ne sont telles que par leur ressemblance à une égalité qui ne se constate pas, mais qui est le modèle de toute égalité constatée, l’idée de l’égal, ou égal en soi. Il est décisif de comprendre quel rapport existe entre les égalités perçues et l’égal en soi : ou bien l’idée est une abstraction, ou bien elle est une forme. Lorsque Socrate obtient de son interlocuteur la reconnaissance qu’elle est quelque chose et non pas rien, ils sont en accord sur la thèse selon laquelle l’idée n’est pas une abstraction.
L’abstraction est l’opération de l’esprit, et aussi par suite le résultat de cette opération, qui sépare, qui isole, ce qui pourtant n’existe pas à part. Ainsi l’abstraction produit une notion générale, que l’on substitue à un ensemble de cas tenus pour semblables entre eux. On peut se former une notion d’arbre à partir du chêne, du hêtre, du saule, etc. L’arbre est une abstraction produite par rejet de ce qui fait la particularité du chêne, celle du hêtre, celle du saule, etc. C’est une idée appauvrie. Il n’y aurait aucun sens à prétendre que l’idée de l’égal en soi est obtenue à partir d’un tel processus, parce que pour reconnaître l’égalité des deux bouts de bois ou l’égalité des deux pierres, il faut déjà antérieurement connaître l’égal en soi. Cette idée n’est donc pas une abstraction, mais une forme.
Aussi faut-il ne pas se méprendre lorsque Socrate déclare que la connaissance en est tirée des choses égales (74b), ou plus loin que c’est de celles-ci qu’on est conduit à la connaissance de celle-là (74c) : ce point de départ est une occasion (sans doute très nécessaire) et non une source de la connaissance. Toute la différence de l’abstraction et de la forme est celle qui oppose une idée qui tire son origine des sensations, qui par conséquent est entièrement inutile à la connaissance, sauf en ce qu’elle est un commode résumé des sensations, à une idée qui préexiste aux sensations et permet de les identifier. Sur cette alternative s’opposent une philosophie empiriste et une philosophie qui accorde à l’intelligence une activité. Comment l’information des données des sens est-elle possible ? C’est justement l’objet de la doctrine du souvenir que de répondre à cette question.
La philosophie platonicienne n’est pas réductible à un rationalisme, entendu comme une doctrine dans laquelle l’intelligence produirait souverainement ses idées. La sensation est l’occasion du souvenir d’une connaissance antérieure. Cela signifie simultanément deux choses. Avant de sentir il faut certes connaître les idées. Toutefois on ne saurait pas qu’on les connaît, on ne les formerait pas, si la sensation ne venait en fournir l’occasion. Tout autant que sur l’affirmation de l’antériorité logique de l’idée, il faut insister sur celle de la nécessité de la sensation dans la formation de l’idée. Que peut bien signifier en effet qu’on a une idée tant que cette idée n’a pas occasion de se manifester ? L’antériorité de l’idée sur la sensation est une hypothèse nécessaire afin de rendre compte de l’information de la sensation par l’idée.
Elle ne peut cependant littéralement être entendue comme l’existence de l’idée antérieurement à toute sensation. Mais peut-on, sans contradiction avec la reconnaissance de la nécessaire information du sensible par l’idée, refuser l’existence de l’idée antérieurement à toute sensation ? Afin de résoudre ce dilemne, le recours à la notion de souvenir s’avère pertinente. Le souvenir ne renvoie cependant à rien d’autre qu’à ce qui a été antérieurement vécu. N’a de souvenir de Syracuse que celui qui y a antérieurement séjourné. Quelle insatisfaction qu’on en ait, le souvenir ne peut se rapporter à strictement rien du tout avant la vie. C’est dans la vie qu’il faut chercher ce dont le souvenir est la trace.
Si " avant de commencer à voir, à entendre, à sentir de toute autre manière " ces égalités sensibles entre deux morceaux de bois ou entre deux pierres, " nous avons dû acquérir de quelque façon une connaissance de l’égal en soi, ou de ce qu’il est réellement ", il n’est nullement interdit de penser que cette idée qui informe l’expérience présente, loin d’être une abstraction, est le produit d’un travail de l’intelligence sur ses expériences antérieures. Ce n’est pas en fixant l’œil ou la main sur le sensible qu’on découvrirait dans le sensible des idées, telles que celle de l’égal, qui le dépassent. Pourtant à ce n’est qu’à l’occasion du sensible présent qu’on produit cette idée. L’idée est le produit d’un acte opéré par l’intelligence sur les sensibles antérieurement rencontrés.
On ne peut dire se souvenir de l’égal, du grand, du beau, du juste, etc., quoique pourtant ces idées n’aient jamais été antérieurement reçues, que parce qu’elles sont le résultat d’une activité de l’intelligence sur l’antérieurement reçu. La notion de souvenir est la clé inventée par le philosophe afin de résoudre la contradiction entre d’une part la nécessité d’admettre une information du sensible par l’intelligible et d’autre part l’impossibilité d’en trouver la source autre part que dans la vie de l’intelligence qui connaît. Il lui faut à la fois en finir avec l’empirisme et éviter de verser dans la théologie.
Dans la seconde moitié seulement de l’exposé de la doctrine des idées, que donne Socrate le jour de sa mort à ses interlocuteurs, est employée une notion essentielle qui, il faut le remarquer, en était jusque là absente : celle de la naissance (Phédon, 75b). cf.Texte- cf.IP- La naissance est le moment unique qui sépare la vie de l’âme dans un corps de la vie de l’âme sans corps. Avoir un corps au lieu de n’en pas avoir, user des sens au lieu de n’en pas user, telle est la différence entre la vie après la naissance et la situation avant elle. C’est sur cette notion plus que sur aucune autre que croient pouvoir se fonder les commentaires qui prétendent reconnaître dans la philosophie platonicienne une doctrine plus ou moins théologique, proche de celles des notions primitives (Descartes), des idées innées (Leibniz) ou des concepts purs (Kant). Qu’on y fasse cependant attention : " avant la naissance " ne renvoie aucunement à la prise en charge d’un patrimoine divin, mais à une autre vie, toute semblable à la présente.
A celui qui n’est pas né il est impossible d’user des sens. Il ne peut encore avoir ni vue, ni ouïe, ni aucun autre organe par lequel il pourrait acquérir des sensations, tout simplement parce qu’il n’a pas de corps. La sensation commence à la naissance, avec l’entrée de l’âme dans un corps. C’est dire que du corps et de la sensation viennent des éléments nécessaires à la connaissance, qui n’appartiennent pas à l’intelligence, qui ne sont pas issus d’elle, sur lesquels elle doit intervenir, afin de constituer ce qui sera vraiment une connaissance. Mais réciproquement, afin que l’intelligence puisse opérer sur eux, il faut bien qu’elle dispose déjà de ses propres outils. Dans ce propos de nature mythologique, la notion de naissance joue donc le rôle très précieux de permettre la distinction entre ce qui est la matière de la connaissance et ce qui en est la forme.
Dans Hippias (300d et suivantes) cf.Texte- Socrate remarque que le deux n’appartient à aucun des objets qui sont deux, ni à l’un ni à l’autre. Et cependant on ne peut non plus l’attribuer à la paire. Ce n’est pas la paire qui est deux, puisque la paire n’existe pas, elle n’est pas autre chose que le deux. Comment faut-il faire pour que le deux appartienne aux objets qui sont deux ? Car il faut bien qu’il leur appartienne, puisque si je dis qu’ils sont deux, c’est parce que j’entends qu’ils ne sont ni trois ni quatre. Deux est le nombre exact qui seul exprime ce qu’ils sont ensemble. Par là est mise en évidence rien de moins que la distance entre le sensible et l’intelligible, entre les apparences données par la sensation et la réalité des idées.
Cependant la discussion de Phédon contraint la réflexion à aller plus loin. Car, comme si l’auteur voulait mettre sa thèse à l’épreuve, il propose deux interprétations possibles de la théorie du souvenir (Phédon, 76a). Tandis que l’une veut que ce ne soit que postérieurement à la naissance que se fasse le souvenir des idées, et c’est bien ainsi que je comprends Platon, l’autre voudrait que la connaissance des idées soit possédée dès la naissance et qu’elle ne soit jamais perdue de toute la vie. L’alternative est la suivante : dans le premier cas les sensations sont l’occasion donnée à l’intelligence de mettre en œuvre les idées, tandis que dans le second les idées ne cessent jamais d’être présentes à l’intelligence. A sa propre philosophie, qui implique que les idées ne peuvent produire de connaissance d’aucune autre manière qu’en ordonnant le sensible, le philosophe oppose une doctrine selon laquelle l’intelligence n’aurait pas besoin de l’occasion de la sensation pour penser les idées, et cela aurait pour conséquence qu’elles constitueraient déjà un savoir, même en l’absence de sensations. Quoique peut-être dans une variante modérée elle puisse admettre qu’elles resteraient engourdies sans le rapport aux sensations, la doctrine pseudoplatonicienne voit dans les idées un savoir qui ne devrait absolument rien aux sensations.
Un tel savoir est appelé notions primitives par l’un, idées innées par l’autre, ou concepts purs par un troisième. La question se pose pourtant de comprendre comment il est venu à l’esprit. Là-dessus les serviteurs de la théologie ont une réponse toute prête : c’est le créateur qui le place en l’âme. Platon n’est pas de cette école. Il y oppose sa philosophie en faisant jouer à la naissance un rôle décisif dans la connaissance. Il combat donc explicitement la traduction théologique de sa doctrine, telle que la commettront de célèbres auteurs. Les idées ne tombent pas du ciel ; elles ne peuvent donc être définies comme des notions primitives, des idées innées, ni des concepts purs. La science est un souvenir, cela implique un oubli. La science est la reconstruction du sensible après un épuisement de l’esprit dans la sensation, et cette restructuration se fait par des instruments issus de l’expérience antérieure.
Le rapport entre les choses égales, telles que les morceaux de bois ou les pierres, et l’égal en soi n’est pas seulement de l’apparence à la réalité. Si tel était le cas, les choses égales ne serviraient strictement à rien dans le processus de la connaissance ; il faudrait simplement en détourner l’attention. Tel est le postulat que s’accordent les commentaires idéalistes, qui prétendent qu’il y a deux mondes superposés, celui du sensible et celui de l’intelligible. Ils condamnent par suite les esprits qui restent dans le sensible et ne l’abandonnent pas pour se réfugier dans l’intelligible. Mais le philosophe, quant à lui, signifie à son lecteur que la fonction des idées dans la connaissance n’est pas de lui fournir sa matière, mais de la former en informant les sensations.
Lorsqu’on dit que les idées sont la réalité en soi, cela ne peut par suite signifier dans la philosophie platonicienne qu’une seule chose, à savoir que les idées sont l’instrument par lequel sont lues et interprétées les apparences sensibles, sans la prise en compte desquelles il n’y aurait pas de connaissance. Celle-ci exige donc d’une part des données sensibles et d’autre part leur mise en forme. La qualification et aussi bien la quantification des choses en effet ne vont pas de soi, et lorsque l’empiriste croit se comprendre, il ignore en réalité les abîmes d’obscurités et de confusions que recouvre son évidence. Car si l’on croyait avec lui que les qualités sont dans les choses, comme elles ont l’apparence d’y être, si l’on croyait que la sensation livre la réalité et pas seulement l’apparence des choses, on serait plongé dans des contradictions d’où il serait impossible de se sortir. La conséquence de l’empirisme n’est pas moindre que de rendre inintelligible la rationalisation du réel.
La naissance dont parle le philosophe, dans ce dialogue tout entier assimilable à un vaste mythe, n’est pas la venue à la vie d’un être qui jusque là en aurait été absent, mais celle d’un être qui au contraire n’y a été rien de moins qu’indéfiniment présent. Le patrimoine avec lequel il revient à la vie n’est pas issu d’un héritage divin, mais plutôt d’un auto-héritage, par lequel il reçoit d’une main ce qu’il se donne de l’autre. S’il y a lieu à un moment quelconque, dans la traduction, d’employer un préfixe qui indique la répétition, cela est légitime devant la notion de naissance bien plus que devant celle de souvenir. Les notions empiriques renaissent en effet sous une autre forme, celle des idées. Cette transformation est le produit de la vie de l’intelligence, de son activité, qui change la nature de l’expérience. Renaissance plutôt que réminiscence, tel est le centre de la doctrine platonicienne de la connaissance.
Les explications qui précèdent engagent à établir le rapport de la théorie du souvenir avec celle de l’enfantement des idées, académiquement nommée maïeutique. Curieusement dans Phédon ce ne sont pas ses interlocuteurs qui ont une doctrine sur laquelle Socrate les interroge, mais ce sont eux au contraire qui l’interrogent sur ce qu’ils croient être sa doctrine, car s’il est vrai que dans l’entretien c’est Socrate qui pose les questions, ce n’est sur rien d’autre que ce qu’il est censé penser. Pour masquée qu’elle soit, l’inversion des rôles n’en est pas moins réelle. Semble-t-il ! Car au fond ce n’est pas plus la doctrine de Socrate qui est examinée ici, que ce n’est le cas dans les autres dialogues. Un mythe est exposé, où le sens des mots : souvenir, oubli, naissance, mort, est déterminé de manière à la fois conventionnelle et cryptée. Une lecture vulgaire en est possible, qui le prend au pied de la lettre. Mais on peut aussi l’entendre philosophiquement. En quelque sorte le rôle socratique est redoublé : il est tenu d’abord par le porte-parole qui interroge ouvertement, et ensuite par l’auteur qui interroge muettement. Ce n’est pas un dialogue à clé, car le philosophe y somme son lecteur de savoir ce qu’il dit.
Que pensé-je donc moi, lecteur, de cette proposition selon laquelle les âmes disposent de l’intelligence avant d’être capables de sensation ? Je ne suis pas pour autant sommé d’énoncer à ce sujet un sentiment subjectif. Au même titre que les personnages du dialogue je suis fermement invité à chercher sur quoi la pensée peut produire un accord. Comment puis-je soutenir que je dispose de l’intelligence avant la sensation ? L’exercice de l’accouchement, tout autant à l’égard du lecteur qu’à l’égard de l’interlocuteur, suppose en lui des idées élevées au-dessus des circonstances empiriques. A l’ordre du jour de Phédon est inscrite la question : y a-t-il dans l’esprit de chacun des idées élevées au-dessus des circonstances empiriques ? Dans le cas où la réponse serait négative, évidemment tout serait ruiné. Au contraire s’il apparaît que les sensations impliquent des idées auxquelles elles sont rapportées, alors sont fondées du même coup la prétendue doctrine de Socrate, sa pratique d’accouchement et la pratique de l’auteur écrivant le dialogue.
Encore faut-il ne pas se méprendre sur la prétendue doctrine de Socrate. Or elle est fort à propos résumée à la fin de l’exposé par son interlocuteur. J’attire l’attention sur le propos de Simmias (Phédon, 76e-77a). cf.Texte- cf.IP- Le répondant de l’accoucheur, l’accouché, exprime toujours l’accord entre les interlocuteurs. Il reconnaît les bases, proposées par le questionneur, sur lesquelles la raison peut se fonder. Or ici il prend la peine d’aller au-delà du simple " oui, certes, assurément, tu as raison Socrate ", etc. à travers lesquels dans le dialogue platonicien se formule l’accord. Exceptionnellement, bien que le fait ne soit pas sans autre exemple (cf. infra : Rupture avec Elée), il reprend avec exactitude ce qui vient d’être acquis. Insolite, cette intervention mérite l’attention du lecteur. Ce qui a été acquis par la discussion, disent l’un et l’autre discuteurs, c’est une égale nécessité d’admettre l’existence des idées et celle de l’âme antérieurement à la naissance. Si ce propos a un sens, c’est d’établir que la seule et unique portée de l’affirmation de l’existence de l’âme antérieurement à la naissance est la reconnaissance de la réalité en soi de l’égal avant toute égalité dans les choses.
C’est une invitation fermement répétée à évacuer de la doctrine de la renaissance de l’âme toute la charge affective, qu’on est ordinairement tenté d’y mettre pour une raison mythologique ou théologique. L’âme dont il est question dans tout le dialogue, ne consiste pas dans une espèce d’ombre de la vie, d’où seul le corps serait exclu, où au contraire subsisteraient qualités intellectuelles et affections particulières d’un être particulier. Il ne peut s’agir que du principe de la pensée, de l’intelligence, qui par son action ordonne et interprète les sensations, lesquelles ont évidemment besoin du corps. Platon ne laisse donc pas subsister la moindre équivoque sur sa philosophie. La seule chose que Socrate reconnaisse à l’âme de posséder avant la naissance est l’intelligence (76c).
La conclusion qui s’impose dès lors est la suivante : tout ce passage sur le souvenir, contrairement à l’apparence qu’il a souhaité en donner, par laquelle se laissent séduire les commentaires idéalistes, constitue un exposé de sa théorie de la connaissance, dont le résultat essentiel est d’établir l’irréductibilité de l’intelligence à ses idées. En effet non seulement l’intelligence est seule capable de mettre de l’ordre dans le divers, le multiple et le contradictoire empirique, mais alors que les idées qui dans cette tâche constituent ses outils sont issues de la sensation, celle-ci ne peut pourtant pas telle quelle être utilisée par elle. C’est de cela et de rien d’autre qu’il est question dans l’exposé (73c-77a). La sensation n’engendre l’idée que dans la mesure où elle fait l’objet d’une renaissance dans l’intelligence.
J’exprime la distinction, que nécessite la philosophie platonicienne, entre ce que sont les notions issues directement de l’expérience et celles qui n’en sont issues que par la médiation de l’activité de l’intelligence, en l’occurrence l’acte de se souvenir, dans l’alternative de l’empirique et du surempirique. Le premier qualificatif exprime bien entendu le statut de l’idée telle qu’elle est imprimée dans l’esprit par la sensation, fût-ce au terme d’un processus d’abstraction, par lequel elle est généralisée. Le second se rapporte au contraire au nouveau statut, qui lui est conféré par un travail de l’intelligence, dans lequel elle devient la forme qui interprète la sensation. Cette forme ou idée est capable de produire des énoncés vrais. Mais elle n’est ni une connaissance, ni encore moins une vérité. La différence, entre une doctrine idéaliste et la doctrine platonicienne de la renaissance, tient en ceci que la première imagine que le dieu créateur dispose en l’âme de ses créatures des vérités premières, tandis que le philosophe ne déploie son mythe du souvenir, qu’afin de rendre compte de la complexité du rapport entre l’intelligence et l’expérience : l’expérience, bien qu’elle soit la source des idées, est cependant dépassée par elles.
Dès lors qu’est définie comme un souvenir la connaissance des idées, il ne suffit pas de dire comment cette connaissance revient à l’esprit, mais il faut aussi se demander comment cette connaissance, toute connaissance qu’elle est, a pu être perdue. En d’autres termes il faut chercher à comprendre si dans ce contexte la notion d’oubli ne signifie pas quelque chose. L’acquisition antérieure est perdue en naissant ; c’est ce qui ressort du propos de Socrate. Evidemment la notion d’oubli est corrélative de la notion de souvenir. On se souvient de ce qu’on avait oublié : cela veut dire qu’on n’y pensait plus, qu’on y pensait si peu qu’on avait fini par ne plus savoir qu’on l’avait connu et qu’on devenait souvent incapable de s’en souvenir. Mais dire cela n’apprend rien à personne et d’autant moins que ce, dont il s’agit d’expliquer l’oubli, est une idée. Si la notion d’oubli peut présenter un intérêt philosophique, il doit être ailleurs. On ne sortira de la perplexité qu’en examinant le rapport de l’oubli avec la circonstance dans laquelle il survient : la prétendue naissance.
C’est cette naissance-là qui est responsable du fait qu’on ne dispose plus de la connaissance de l’idée. Or loin d’être la venue au monde d’un être qui jusque là n’y aurait pas été, elle est la venue au monde d’un être qui au contraire y a sans cesse été présent. La notion de naissance, dans ce propos métaphorique, marque donc en premier lieu l’enterrement ou l’engloutissement de l’intelligence sous des quantités d’informations d’origine sensorielle, qui lui masquent les idées. Cette notion a pour fonction d’opérer dans la connaissance la discrimination entre les sensations, qui en sont la matière, et les idées, qui en sont la forme. L’oubli, par conséquent et en première analyse, est l’absence de cette distinction ou l’ensevelissement de l’intelligence dans le divers, le multiple et le contradictoire. Tel est l’état dans lequel gît ou retombe l’esprit trop peu philosophe et à mi-chemin entre ce que doit être une intelligence humaine et ce que sont les bêtes. Chacun à sa manière, différents mythes communément prétendus eschatologiques, tels que celui de Phèdre (en particulier 248c-249b), et dans Phédon la bonne farce de la métempsychose (80e-82b), amènent cette première idée : l’oubli exprime dans ce contexte la soumission de l’intelligence aux apparences.
Le mythe de Phèdre (246a et suivantes) cf.Texte- cf.IP- apporte cependant sur les causes de l’oubli un éclairage plus précis, qui tend à en changer le sens et l’alourdir. Si les hommes au cours de leur vie terrestre ont quelque vague notion de l’essence des choses, explique-t-il, c’est parce qu’avant de tomber dans un corps terreux et mortel leur âme a participé au cortège des dieux et a pu contempler les idées au-delà de la voûte du ciel. L’âme est constituée d’un attelage, l’un des chevaux a été mal dressé et il est difficile au cocher de le maîtriser. Préoccupé qu’il est par les difficultés de la conduite, il n’a guère le loisir de regarder le spectacle qui s’offre pourtant à ses yeux, lorsqu’il parvient sur la voûte du ciel. Certes ce qui est dit des embarras dus au mauvais cheval a son importance, puisqu’il détermine une faiblesse en quelque sorte congénitale comme cause de l’impuissance de l’âme à suivre le cortège des dieux. Mais une telle faiblesse étant attribuée à toutes, elle n’explique pas encore que les unes malgré cela aient vu plus d’idées que les autres.
Car, comme il est dit plus loin (249e-250a), toutes n’ont pas vu autant d’idées éternelles. Sur ce point l’indication d’une rivalité entre les cochers est précieuse. La route du ciel est comme celles de la terre, sa largeur est insuffisante pour le trafic de pointe. Elle ressemble aux portes de la capitale un dimanche soir. Piétinements et bousculades ont ici pour conséquence le froissement des ailes de l’âme. Il faudrait donc aux cochers essayer de se placer avant les autres, s’ils veulent avancer, sans pour autant réussir par là à se donner plus de chances de contempler les essences. Aussi beaucoup rentrent-ils de cette escapade sans avoir rien vu, épuisés et voués à ne se repaître que d’opinions. Dans ces préoccupations trop humaines ils perdent précisément toute chance d’accéder aux idées. Le sens de la philosophie platonicienne est donc parfaitement clair. Si l’on convient que l’incapacité d’ordonner les sensations sous les idées appartient à l’expérience empirique, alors réciproquement il faut reconnaître dans la science un souvenir.
Cette question est discutée de façon énigmatique par un passage de Théétète (197b-200d). cf.Texte- cf.IP- " Un homme qui sait, demande Socrate à son interlocuteur, peut-il rendre raison de ce qu’il sait ? " A quoi l’autre répond sans hésiter qu’il le peut. Car on ne sait par exemple pas les mathématiques sans savoir qu’on sait les mathématiques. Cela semble parfaitement clair. Pourtant, le contestant, Socrate forge l’image du colombier. Il y a des idées qu’on possède sans pour autant les avoir, comme il y a dans le colombier des colombes qu’on possède sans pour autant les avoir. Dans le colombier elles ne sont plus dans la nature, et cependant elles ne sont pas encore non plus dans la main du maître. La science implique non seulement qu’on possède les idées, mais aussi qu’on les ait. Or justement à la naissance on les possède sans les avoir et, par conséquent, on n’a pas encore la science. Le statut des idées dans cette circonstance de la naissance est tout à fait remarquable : on les connaît sans cependant connaître qu’on les connaît.
Mais c’est un exemple célèbre entre tous qui permet d’établir le rôle du souvenir dans la connaissance. Cependant il est plus riche, plus lourd de sens que ne le croient les commentaires. Le fait est que l’enfant interrogé dans Ménon (82b-85b) cf.Texte- sait quelque chose sans pour autant savoir qu’il le sait. C’est bien là ce qui est étonnant et contradictoire dans le processus de la connaissance. Peut-on savoir quelque chose et en même temps l’ignorer, peut-on le savoir et en même temps ignorer qu’on le sait ? L’enfant aurait été bien étonné si on lui avait dit pour commencer qu’il savait les mathématiques, il aurait bien plutôt protesté qu’il ne les savait pas. Pourtant à la fin de son interrogatoire il apparaît qu’il sait les mathématiques, sans que pour autant Socrate les lui ait enseignées. Le philosophe demandait en effet à son interlocuteur de bien surveiller qu’il ne soufflât pas à l’enfant ses réponses. Il demande à cet enfant de résoudre le problème du côté du carré de surface double d’un carré de côté égal à 2. A cette fin il doit se " souvenir " de la construction du second carré sur la diagonale du premier. Il fait en vain plusieurs tentatives. Qu’avait-il cependant proprement oublié ? Sans doute avait-il oublié, bien qu’il le sût, que 8 n’est ni 4 x 4, ni 3 x 3, parce que 4 x 4 = 16 et 3 x 3 = 9, et que par suite ni 4, ni 3 ne peuvent être la longueur recherchée. Il avait de même oublié ce que sont la surface et la diagonale d’un carré, bien qu’il le sût aussi. Mais l’effet de l’oubli, ce par quoi il se manifeste, ne se limite pas à l’effacement d’une connaissance pourtant acquise.
Il y a en outre un travail de l’oubli, et l’on en voit le produit, lorsque cet enfant construit l’idée recherchée, soit √8, en montrant que la diagonale du carré unitaire est la longueur du carré de surface double. Il s’en " souvient ", sans qu’il soit besoin de le lui suggérer. Il ne l’avait pourtant jamais su et par conséquent ne pouvait en garder la mémoire. Cette connaissance ne peut donc avoir été proprement oubliée de lui. Au contraire son acquisition, qui est nouvelle, est le produit de l’oubli. L’idée recherchée lui vient du fait de sa confrontation avec des objets matériels, dans ce cas une figure tracée sur le sable pour l’aider. Elle lui " vient sous " l’oubli de ce qu’il avait su, elle lui " souvient ". Une maturation s’est faite dans ses notions, qui est le produit d’un travail sur le donné de l’expérience, qui en fait une idée. A la fois il sait les mathématiques et ne les sait pas ; il les sait sans savoir qu’il les sait. C’est d’un fonds inconnu de lui, quoique présent en lui, que l’enfant tire ses idées. Sans doute ; mais à cette première observation assez commune il faut encore ajouter une seconde moins facile : le progrès de la pensée ne consiste par définition pas à retrouver ce qui était oublié, mais à oublier ce qui a été reçu, afin d’élaborer une pensée et non plus une opinion. Il vient un souvenir, qui ne consiste cependant dans le retour d’aucune mémoire.
Une doctrine idéaliste, outre qu’elle met l’intelligence à genoux, a du même coup l’immense avantage d’épargner à ses partisans une difficile analyse, dans laquelle au contraire s’aventure, autant qu’il le peut, Platon. Il le fait dans un mythe qu’on aurait grand tort de ne pas consulter, sous prétexte que le dialogue dans lequel il est inséré semble devoir s’occuper peu d’une doctrine de la connaissance. La fable du Politique est d’ailleurs fort complexe. Après les considérations cosmologiques qui constituaient la première facette du mythe, et avant un tiers temps proprement politique, un deuxième moment à visée anthropologique expose, de manière relativement circonstanciée, ce qu’était la vie des hommes sous le règne de Kronos, par opposition à ce qu’elle est sous le règne de Zeus. Un bouleversement est survenu, provoqué par une alternance dans le sens de rotation du cosmos ; du même coup s’est opérée une inversion totale du mouvement propre à la vie, et pas seulement à celle des hommes. A ce moment (270c-272d) cf.Texte- cf.IP- le propos rejoint la mythologie, dont il s’était fort éloigné dans les explications précédentes. La fable philosophique retrouve des récits traditionnels, bien connus à l’époque, en leur conférant toutefois une signification et une portée tout à fait nouvelles.
Un tel bouleversement devrait nécessairement produire dans les êtres vivants le chambardement le plus profond et le plus complet. Sa première conséquence serait très certainement la disparition du plus grand nombre des individus. Parmi les hommes bien peu survivraient. Quelle peut être la portée de cette remarque ? Sous le règne de Kronos le temps ne s’arrête pas davantage que sous celui de Zeus. Les rapports que l’un et l’autre entretiennent avec le temps sont tout à fait semblables. Dans ce mythe en effet le temps reste une idée extrêmement abstraite. Elle est réduite à l’expression de la succession des années et, à une échelle plus petite, de celle des jours. A l’exception du sens direct ou rétrograde dans lequel il progresse, rien ne distingue le temps de Kronos de celui de Zeus. Dans l’un et l’autre cas il s’écoule du fait d’une fatalité aveugle, qui n’est que subie par les hommes. Le récit de l’Etranger n’expose donc pas le désir de l’éternelle jeunesse, ni d’un retour passager vers elle. Il ne le peut pas, faute d’outils propres à cette tâche, et son sens est ailleurs. Il est permis de penser que le bouleversement du sens de la rotation ne vise expressément qu’à nier la possibilité de conserver dans un temps la mémoire de l’autre.
L’hypothèse vaut tout autant pour le passage du sens direct au sens rétrograde que pour le cas inverse ; il n’y a donc pas lieu de s’arrêter à la nature particulière de la vie qui succède à l’autre. Autrement dit sous le règne de Zeus les hommes, presque tous, sont inconscients d’un règne de Kronos qui lui est antérieur, et réciproquement inconscients sous le règne de Kronos d’un règne de Zeus qui lui est antérieur. Bien entendu cette ignorance ne prend toute sa portée que relativement à nous, qui aurions avantage à savoir, mais qui ne savons pas, que le cours de la vie a d’abord été inverse. Le mythe n’expose pas tant la constatation que nous manque une information, qu’un modèle explicatif du processus de la connaissance.
L’idée la plus importante de cette partie du mythe, sur laquelle bien entendu Platon passe avec l’extrême légèreté qui caractérise les temps forts de sa philosophie, est que ce qui advenait à l’âme sous le règne de Kronos était semblable à ce qui advenait au corps. On souhaiterait retrouver comment cette précieuse indication est développée ; on le chercherait bien en vain, car elle ne l’est pas. Comme Platon ne rapporte les récits mythologiques que dans l’exacte mesure où ils lui conviennent, qu’il s’en écarte quand il en a besoin, qu’il en abandonne un trait quand il ne lui convient pas, on peut être sûr que l’indication donnée au sujet de l’âme a la plus grande valeur. Si elle n’est pas développée par l’Etranger, c’est parce que l’auteur réserve à son lecteur le soin de le faire. Il n’y a rien de surprenant à cela, puisque cette tâche est tout à fait facile. Un parallèle est établi entre le corps et l’âme, de telle sorte que les mêmes rapports qui sont mentionnés dans le premier cas s’imposent aussi dans le second.
Ce qui advient au corps est en quelque manière l’allégorie de ce qui advient à l’âme. On retrouve ici ce qu’on rencontre généralement dans les allégories platoniciennes, à savoir qu’elles sont délibérément lacunaires. Dans la République l’allégorie de la caverne n’est pas entièrement développée, dans Théétète celle de l’accouchement ne l’est pas davantage. Dans le cas présent, mise à part l’identité de l’objet dont l’allégorie est la représentation symbolique, à savoir l’âme, le lecteur reçoit la tâche de tout dire. Elle se réduit d’ailleurs à une seule chose : le lecteur doit transposer à l’âme ce qui est dit du corps.
Or ce qui a été dit de celui-ci, c’est d’abord qu’au lieu de donner le spectacle d’un vieillissement graduel, il se mit à progresser à l’envers vers un regain de jeunesse et de fraîcheur, et que ce processus régressif se poursuivit jusqu’à l’état du nourrisson. Si le corps du nourrisson est frais et rose, s’il est sans poils et sans rides, c’est là l’image de son âme. Il faut donc comprendre que sous le règne de Kronos les âmes régressent vers l’innocence, qu’elles perdent leurs vices et leurs vertus aussi, qu’elles sont sans connaissance et sans souvenir. Mais elles ont pourtant forcément eu connaissance et souvenir, pour en être ensuite progressivement déchargées. L’allégorie du Politique est féconde en ce qu’elle met implicitement l’accent sur l’oubli.
Les souvenirs sont oubliés et les connaissances sont oubliées. Si l’on s’en tient là, il est vrai qu’on ne fait qu’énoncer une lapalissade quasi tautologique. Mais si l’on remet cette indication dans la perspective de la succession des rotations en sens direct et en sens rétrograde, cela ne veut pas seulement dire que les oublis alternent avec les souvenirs et avec les connaissances, mais que l’oubli explique le souvenir et la connaissance, parce qu’il en est la condition. Le mythe du Politique est l’explication de quelque chose dans le processus de la connaissance et du souvenir.
En poursuivant l’analyse, on voit que la théorie qui apparaît discrètement sur ce premier point trouve une confirmation. Car le parallèle allégorique se poursuit nécessairement dans la réplique suivante et il apporte une seconde idée. Dans ce temps-là, dit l’Etranger, les corps ne naissaient pas du rapport de procréation entre les vivants, mais ils sortaient du sein de la terre. Si rien n’indique expressément que cette notation doive être transposée du corps à l’âme, il y a pourtant une insistance particulière de l’auteur à son sujet. D’une part elle est présentée comme la conséquence logique de la précédente, car si l’on a admis la régression du vieillard à l’enfant, il faut évidemment du même coup admettre que les vivants naissent des morts enterrés. D’autre part elle a pour elle, affirme le philosophe, la garantie de la tradition " à laquelle beaucoup aujourd’hui refusent injustement d’accorder foi " (271b). Faudrait-il tenir le mythe pour plus incroyable sur ce point que sur le précédent ?
Peut-être, mais l’insistance a sans doute un objet plus caché que celui qu’elle désigne ouvertement. L’idée sous-jacente est que la connaissance et le souvenir naissent eux aussi de la mort, en l’occurrence de l’âme morte. Est-elle inintelligible ? On peut en saisir la portée par la négation qu'elle implique : la connaissance et le souvenir ne naissent pas du rapport de procréation entre les vivants, mais ils sortent du sein de l’âme seule. Si, comme on l’a fait pour la précédente, on rapporte cette idée à l’alternance de l’ère de Kronos avec celle de Zeus, cela veut dire qu’il y a dans la connaissance et le souvenir une part qui ne doit rien à la procréation d’un esprit dans un autre, c’est-à-dire à l’éducation. Il existe des idées qui ne sont pas reçues, mais autochtones.
Il y a des idées qui naissent dans l’âme du fait de l’âme elle-même. Cela ne peut pas signifier que l’âme avant la naissance serait déjà porteuse d’un petit patrimoine divin. Je ne reviens pas à l’hypothèse que j’ai ci-dessus rejetée. Mais le mythe désigne l’existence d’un travail de l’oubli, lequel ne consiste pas à effacer ou à dissoudre ce que la vie, c’est-à-dire l’expérience, avait permis d’acquérir, mais à soumettre l’acquis à un traitement tel qu’il en subit une mutation, par où il perd sa nature simplement empirique et devient, pour reprendre le terme que j’ai ci-dessus employé, surempirique. L’oubli condamne à mourir ce que l’expérience passée a de particulier, afin que puisse naître une forme, utile à l’information de l’expérience qui s’ouvre. Le rôle dévolu à l’oubli par ce dialogue se trouve donc totalement inversé relativement à celui que lui reconnaissaient d’autres textes platoniciens. Ce n’est pas que le philosophe ait changé d’avis et qu’il faudrait tenir pour nul et non avenu ce qu’il a écrit dans Phèdre ou dans Phédon ; c’est plutôt qu’il lui a donné un prolongement tout à fait nouveau et inattendu. L’oubli est la puissance positive qui produit les idées.
Plus explicitement le texte mieux connu de la fin de la République détermine la fonction positive de l’oubli dans la connaissance. Er, porte-parole des dieux, rapporte que les âmes ne sont réincarnées qu’après avoir été contraintes à l’oubli. La condition humaine est oubli. Le dernier épisode du récit (en particulier 617d-621b) cf.Texte- cf.IP- conduit les âmes toutes ensemble à travers une plaine désertique, où elles doivent marcher sous la brûlure du soleil dans une chaleur sans air. Au soir enfin elles arrivent au bord d’un fleuve pour y camper ; elles se précipitent pour en boire l’eau. Or cette plaine désertique, que traverse la route de la vie, est le Léthé, dont le nom signifie l’oubli ; et ces eaux sont celles de l’Amèlès, « fleuve dont aucun vase ne peut retenir les eaux », dont le nom signifie l’insouciance. Ayant bu, elles s’endorment et pendant leur sommeil sont projetées dans une nouvelle existence. De l’une à l’autre vie il n’y a nulle mémoire, mais au contraire l’insouciance. Le rôle déterminant dans la production des idées n’appartient par suite pas à la mémoire, mais à l’oubli. Il en est le moteur. Une expérience est oubliée, qui renaîtra autrement pour donner forme aux expériences suivantes. Perdue de la conscience, elle y est pourtant présente et agit sur elle, elle l’informe. Oubliée et cependant souvenue, tel est le statut que la philosophie platonicienne confère dans le savoir à l’expérience.
Rompre avec les hypothèses, afin de s’élever à la vraie science, ne peut être le fait que de l’opération de l’intelligence que représente la deuxième section du royaume de l’intelligible, dont la nature est exposée dans la République (511a-511d). cf.Texte- cf.IP- De la même manière que le précédent degré de la connaissance s’appuyait sur les choses visibles, qu’il tenait pour des images, celui-ci à son tour tient les hypothèses pour des points d’appui lui permettant d’atteindre l’anhypothétique. Le mot, sans être fréquent en grec, y est toutefois moins bizarre qu’en français, et désigne ce qui ne relève plus de l’hypothèse. La pensée, parce qu’elle se meut par la seule force du dialogue, peut s’élever jusqu’au principe de tout. Elle veut cette fois y rattacher toutes les idées et, ce faisant, voyager de l’une à l’autre sans jamais quitter le terrain des idées. Le quatrième degré du savoir est la science que constitue, en tant que tel, le dialogue (511c).
Le dialogue platonicien est la réalisation, placée sous les yeux du lecteur, de la véritable science que recherche dans Théétète Socrate avec le jeune géomètre en feignant de ne pas la trouver. Il passe d’une idée à une autre, sans jamais sortir du royaume des idées, et en rapportant toute idée à son principe anhypothétique. La pensée dans cet exercice ne rapporte pas une idée à une référence qu’elle s’est à soi-même accordée, mais elle demande à l’interlocuteur s’il peut la lui accorder. Elle n’est plus l’accord d’une pensée subjective avec elle-même, mais celui d’une pensée avec une autre. Par là n’est exprimé rien de moins que l’exigence de l’universalité, garante de l’intelligibilité ou, dans les termes de Platon, l’exigence de la vérité. Ce que les commentaires pédantesques nomment la dialectique n’est jamais que l’art du dialogue.
Il est vrai que c’est une très grande chose. La raison pour laquelle Platon écrit sa philosophie sous la forme du dialogue n’est pas anecdotique, mais philosophique, puisque lui seul autorise l’intelligibilité. L’anhypothétique, le principe au-delà duquel il n’y a plus rien, le bien qui justifie tout, est l’intelligence. Il n’est pas la pensée de celui-ci, ni la pensée de celui-là, avec leurs imperfections, leurs complicités, leurs compromis, leurs tolérances. Le bien est la pensée universalisable, d’une intelligibilité sans ombre, d’un sens transparent, parce qu’elle ne se tolère à elle-même, aucun compromis, aucune complicité, aucune imperfection.
Dans la caverne le prisonnier détaché et retourné découvre les vrais objets dont il n’avait jusque-là aperçu que les ombres, et peut regarder le feu qui les projette devant ceux qui sont encore dans les chaînes et les carcans. De façon analogue, celui qui est amené dans le monde extérieur après n’avoir pensé que les ombres et les reflets des idées, s’en détourne et lance l’œil de son âme vers les vraies idées, dont les précédentes sont les images, et enfin vers le bien qui en est la source. Comme il a déjà demandé à Socrate de définir le bien, Glaucon lui demande de définir la nature de ce degré le plus élevé du savoir, en quoi consiste la connaissance des vraies idées et du bien. De ce savoir le nom d’abord pose problème.
Le degré supérieur de la connaissance n’est jamais directement nommé par Platon. La première mention qui en est faite ne désigne que celui qui en est capable : celui qui dispose de ce savoir est discuteur (531e, 534b) et son savoir est qualifié de la même façon (534e). cf.Texte- cf.IP- Sa pratique, telle qu’elle s’exerce, n’est désignée que par la tournure verbale : le discuter (532a, deux fois, et beaucoup d’autres passages ; cf. la science du discuter, 511c), ou exceptionnellement comme marche en discussion (532b), ou encore recherche en discussion (533c). En tant que puissance appartenant à l’esprit, elle est nommée puissance de discuter (532d, 533a). Sous une forme substantivée, comme on dit la science, le savoir ou la philosophie, " la dialectique " est une invention des traductions. Les commentaires parlent lourdement de la dialectique platonicienne, laissant planer sur ce substantif un épais mystère. Et pour cause ! Il n’y a pas d’autre dialectique platonicienne que le dialogue platonicien.
A quoi servirait la définition du plus haut degré du savoir si, loin d’être mis en œuvre à tout instant par le philosophe, il était renvoyé par lui dans un inaccessible ciel des idées ? Il faut choisir : ou bien le plus haut degré du savoir est une chose, certes difficile autant que belle, mais praticable, et c’est lui que Platon accomplit en chaque page de son œuvre ; ou bien on ne le voit nulle part mettre en pratique la vraie science dont il fait l’éloge, et ce n’est qu’une cuistrerie. Je ne mentionne que pour la forme cette dernière hypothèse. Tout l’art de discuter consistant dans le dialogue, je n’emploie que ce dernier mot pour désigner la science suprême.
L’auteur cependant n’entretient-il pas le mystère à son sujet ? La réponse que fait Socrate à son interlocuteur semble dilatoire : " tu ne pourrais plus m’accompagner " (532e-533a). Mais pour la comprendre correctement, il faut penser à ce qu’implique sa pratique, qui n’a rien de mystérieux, puisqu’on ne cesse de la voir à l’œuvre. Socrate, même si l’on peut penser qu’il sait où il va, a cependant besoin de son interlocuteur pour soumettre sa propre intelligence à l’exigence d’intelligibilité d’une intelligence universelle, tandis que son interlocuteur le suit, certes autant qu’il le peut, mais tient un rôle passif, qui n’implique pas la formation de l’idée, et qui par voie de conséquence n’a pas le même rapport à l’intelligence universelle. Or il n’y a pas d’autre bien que celle-ci. Pourvu qu’elle s’élève au-dessus des hypothèses, c’est-à-dire qu’elle puisse s’accorder l’idée qu’elle produit sous la plus intraitable exigence de sens, l’intelligence est le soleil des idées, elle les éclaire et les nourrit. Le dialogue est la science suprême, parce qu’il dépasse l’hypothétique pour s’élever jusqu’au principe qui permet seul d’assurer les conclusions.
Platon ne dit jamais rien nulle part de ce principe, sinon qu’il est le bien, le soleil des idées. Le lecteur est-il pour autant condamné à se perdre en conjectures à son sujet ? Il ne peut pourtant nourrir le moindre doute à son égard. Le principe anhypothétique ne peut évidemment être de même nature que les principes hypothétiques. C’est-à-dire qu’il ne peut nullement être une idée. Le cercle est une idée, la parallèle est une idée, l’atome est une idée, la gravitation universelle est une idée, etc. On pourra autant de fois qu’on le voudra substituer une idée à une autre, on n’atteindra pour autant jamais une idée anhypothétique parce que toutes les idées par définition sont hypothétiques. A l’idée d’une parallèle passant par un point, on peut substituer l’idée de deux parallèles à la même droite ; à l’idée d’une gravitation qui s’exerce instantanément, on peut substituer l’idée d’une gravitation qui se propage à la vitesse finie de la lumière ; etc. On n’est passé par là que d’une hypothèse à une autre. La dernière est, il est vrai, plus large que la précédente ; mais on ne peut avoir la naïveté de croire qu’elle exprime une vérité absolue. La précédente se substituait déjà à une autre, qui etc. : celle qui est aujourd’hui admise ne connaîtra pas un autre sort. Il n’y a d’anhypothétique que l’intelligence elle-même, qui produit les idées.
C’est le fait ultime, à l’évidence duquel il faut se rendre. Il y a de l’intelligence (comme le disait Anaxagore, cf. Phédon, 97b) cf.IP- et c’est elle qui est cause de toutes choses et de leur ordre. Qu’il y ait de l’être et non pas rien, c’est encore trop peu dire : il y a de l’intelligence, c’est-à-dire quelque chose qui anime l’être, qui lui donne sens. La philosophie de Platon s’oppose à toutes celles qui excluent de l’être le mouvement, et qui par suite situent l’origine de celui-ci dans un transcendant, qui le lui apporte de l’extérieur. L’allégorie de la Caverne, quant à elle, et tout ce qui lui fait suite jusqu’à ce passage qui définit le dialogue en tant que science suprême, situe le bien dans l’être, puisque le feu est dans la caverne et par analogie avec lui le soleil dans les objets réels : il est déclaré visible autant que ce qu’il rend visible. De la même façon l’intelligence est dans les idées, quoiqu’elle soit irréductible à toute idée.
Le bien, principe de toute idée, est l’intelligence. Encore faut-il comprendre qu’il ne s’agit pas de celle de X. ou de Y., éventuellement malfaisante (cf. République, 519a), mais de l’intelligence qui entretient à l’égard de ses propres idées l’exigence inébranlable de leur intelligibilité ou de leur sens, celle qui s’exprime dans le dialogue. Chaque homme, y compris le philosophe, avec son intelligence personnelle ne réalise qu’assez imparfaitement cette intelligence universelle. En même temps cependant chaque homme, et le philosophe plus que tout autre, en ressent la nécessité. L’exigence d’intelligibilité est ce par quoi une intelligence singulière s’élève à l’intelligence universelle, c’est-à-dire au bien.
Le rôle de l’interrogateur dépasse celui de l’accompagnateur (en grec : acolyte), qui dans le dialogue lui apporte réponse. La raison pour laquelle Socrate en réponse à sa demande d’éclaircissement sur la science suprême, et à travers eux Platon à son lecteur, lui dit qu’il ne l’accompagnerait pas, n’est pas du tout l’expression d’un doute sur son intelligence, mais une raison philosophique de fond : il faudrait qu’ils échangent leurs places respectives, que le répondant devienne le questionneur, que le lecteur devînt Platon lui-même. " Prends la place et joue mon rôle, si tu veux savoir ce qu’est la science suprême ", semble dire celui-ci à celui-là. Mais ça n’est pas pour l’écarter, pour le dissuader de le faire car, sans lui demander s’il le veut bien, sans lui demander si ça lui fait mal, l’auteur installe son lecteur dans la position qui exige de lui qu’il philosophe.
Par quelle voie le dialogue s’élève-t-il vers l’intelligence universelle ? Après avoir montré ce qu’il y avait de mauvais dans le discours de Lysias, Socrate prend du recul par rapport à ses propres discours et examine ce qui en fait la supériorité (Phèdre, 265b-266c). cf.Texte- cf.IP- Il y décèle deux procédés à l’œuvre. Il ne s’agit pas de techniques oratoires comme celles qui seront décrites plus loin (266d-267a). Ses procédés en effet visent à déterminer avec exactitude l’objet du discours. En outre, s’ils sont deux, ils ne sont pourtant pas indépendants l’un de l’autre. Il n’y a pas ici deux ficelles que l’orateur expérimenté donnerait à ses élèves. La philosophie n’est pas au niveau de la routine. Ce sont deux éléments complémentaires l’un de l’autre, en ce sens que l’un sans l’autre ils seraient vains. Afin que le propos ne soit pas simplement rhétorique, mais susceptible de délivrer une connaissance, il faut faire face à une exigence. Dans leur unité profonde les deux procédés de Phèdre expriment l’exigence à laquelle le dialogue doit satisfaire.
Dans ce but il faut donc d’une part établir ce qui fait l’unité d’une multiplicité et d’autre part parcourir ce qui fait la multiplicité d’une unité. Par exemple, puisqu’il était question de l’amour, il faut montrer ce qui constitue l’unité de l’amour au-delà des amours diverses constatées empiriquement, les unes jalouses, les autres généreuses ou ombrageuses, etc. et il faut aussi montrer comment cette unité se divise par exemple en démence pathologique et démence divine. On ne peut prétendre distinguer les divisions naturelles d’un objet, dont on n’a pas compris l’unité ; on ne peut pas davantage s’assurer qu’on en a bien saisi l’unité, tant qu’on n’a pas été capable de faire le tour de ses variétés. Le lien existant entre ces deux démarches est organique.
Socrate nomme, ici aussi, discuteurs (266c) ceux qui sont capables de cette double opération. Si le plus grand nombre des interlocuteurs des dialogues platoniciens sont incapables de déterminer la forme unique, il arrive pourtant que Socrate rencontre son alter ego. Il a cette chance avec Théétète. Bon mathématicien, celui-ci est parvenu à une forme unique, une idée, des nombres irrationnels. Il les définit des puissances, parce que ce sont des nombres non commensurables aux entiers, des nombres dont le produit par eux-mêmes engendre un nombre tel que 2 ou 3, qui ne peut être le produit d’un entier par lui-même. Il les oppose aux longueurs, racines dont le carré constitue un nombre plan équilatéral et peut effectivement être représenté par une figure carrée, dont le côté est un entier naturel. Il distingue donc des nombres carrés et des nombres rectangulaires. Sont carrés ceux qui constituent le produit d’un naturel par lui-même, rectangulaires ceux qui constituent le produit de deux nombres inégaux. " Tu as su comprendre leur pluralité sous l’unité d’une forme " (Théétète, 148d), et Socrate lui en demande autant pour la science. Est discuteur celui qui sait ramener la pluralité à l’unité.
Répondant pour sa part à cette exigence dans le discours que Phèdre l’invitait à produire et qu’il proférait en son nom, il y a donné une définition de l’amour : c’est un désir inné, motivé par la recherche du plaisir (Phèdre, 237d). cf.IP- Que cette définition fût bonne ou mauvaise, et en fait elle était détestable, elle avait le mérite de montrer clairement de quoi parlait ce discours et d’assurer sa cohérence. Même si la définition était critiquable, en particulier en ce qu’elle supposait que l’amour fût inné, car alors il ne faudrait plus se permettre d’appeler de ce nom l’amour philosophique dont il est question dans le second discours, elle situait le premier discours de Socrate très au-dessus de celui de Lysias, car on ne savait pas de quoi ce dernier voulait parler. Ainsi que le montre Gorgias, en particulier dans la discussion avec Gorgias en personne (453a-455a), la philosophie ne cherche pas à séduire, à persuader, mais à convaincre, ce qui est tout à fait autre chose. La philosophie se distingue donc de la sophistique en ceci qu’elle sait de quoi elle parle, et qu’elle le rend manifeste aux auditeurs de son discours.
Afin de savoir de quoi l’on parle il ne suffit pourtant pas d’en donner une définition. Savoir rapporter les différents cas empiriquement rencontrés sous une seule et même formule est une chose nécessaire, mais savoir à partir de cette unité distinguer, non plus les cas, mais les espèces naturelles, en est une autre. Si ce procédé a un sens, il ne revient pas simplement de l’unité à la multiplicité après être précédemment allé dans l’autre sens de la multiplicité à l’unité. Il serait tout à fait vain de revenir au point de départ. S’il faut d’abord aller vers l’unité, puis ensuite s’en éloigner, c’est parce que cette démarche permet de passer du niveau empirique, c’est-à-dire de celui des apparences, à celui de la nature des choses. Les " façons de méchant dépeceur " (Phèdre, 265e) sont celles qui consistent à élever les distinctions faites par un esprit non averti, sur la simple base de ses rencontres, en distinctions réelles. Tel est le problème des classifications, lesquelles d’ailleurs opèrent souvent, comme Socrate le suggère ici, de manière dichotomique. Alors ce qui se trouve en réalité uni, va être écartelé en différents lots ; et inversement ce qui est en réalité distinct, va se trouver uni.
Sur la question de l’amour, si l’on considère comme un tout les deux discours successifs de Socrate, celui qu’il prononce pour le compte de Phèdre et sa palinodie obligée, on peut dire qu’après avoir distingué l’existence d’une forme unique qui est celle du délire, il procède à une dichotomie, séparant deux espèces de délires naturellement différentes. Il oppose le délire pathologique et le délire d’inspiration divine. Poursuivant l’application de ce procédé, dans le premier discours, partant de la définition que je rappelais ci-dessus, qui ne tenait compte que de la forme pathologique du délire, il en fait un désir despotique, dont il examine, selon des articulations naturelles, quelles conséquences il doit nécessairement avoir pour l’âme, pour le corps, pour les relations familiales et sociales de l’aimé, etc. Puis dans le second discours, partant au contraire de la seule considération du délire divin, il en distingue quatre formes, et discernant ce qui fait la supériorité de celui qui est inspiré par Eros, il montre la nécessaire bienveillance de l’amoureux et comment il faut qu’il transforme l’amour charnel en amour philosophique. Une comparaison avec le corps humain, qui est symétrique, jointe à une opposition de nature morale entre le mal et le bien, l’amène à distinguer un délire gauche et un délire droit. Sur cette base il oppose un amour gauche et un amour droit. Ces espèces naturelles ne pourraient être découvertes par un procédé empirique.
Tels sont les deux procédés mis en œuvre par le discours philosophique, qui suffisent à le distinguer du discours sophistique. Le premier est un procédé de rassemblement, le second un procédé de division. L’un sans l’autre, on le conçoit, est privé de sens. Pratiquer la division sur une autre base que celle de l’unité essentielle de ce dont on parle serait inévitablement en rester à des distinctions empiriques, et inversement en rester à l’unité de la forme serait être incapable de rentrer dans la réalité. Sur cette nécessaire complémentarité des deux procédés Philèbe donne des informations montrant que leur but est de déterminer des quantités précises (16d-e). cf.Texte- cf.IP- Cependant quelle que soit leur complémentarité, c’est sur le premier des deux qu’insiste Socrate, lorsqu’il déclare être à l’égard de ceux qui en sont capables comme un chien sur une piste. Quant au second il le laisse de côté. Il est vrai qu’il est une opération particulièrement hasardeuse : comment peut-on être certain que la dichotomie est bien menée, qu’elle est menée aussi loin qu’il le faudrait, qu’elle ne néglige rien ? Contre des philosophies qui se croient capables d’achever des séries pleines, les mésaventures de la pensée classificatoire, dont Platon n’a rien connu, témoignent que ces questions sont sans réponse.
Cette page permet-elle de de se faire une idée suffisante de la science du dialogue ? A vrai dire la conception qui en transpire à cet endroit est plutôt celle des conditions préalables, sans lesquelles elle est impossible. Consiste-t-elle en rassemblements et divisions ? Si tel était le cas, il faudrait convenir qu’elle ne consiste qu’en définitions et classifications. Or par rapport à l’arithmétique et à la géométrie, par rapport à l’astronomie du temps de Platon, et pourquoi pas ? par rapport à l’harmonie, exalter la classification paraît bien dérisoire. Ces savoirs en effet, contrairement à ceux qui ont pour objet des classifications, ont atteint dès le Ve siècle athénien un statut scientifique. Le programme des études que Platon fixe aux futurs dirigeants de sa Cité, dans la République, fait de ce qui est connu sous le nom de sciences une propédeutique au dialogue. On ne peut donc sérieusement prétendre que les procédés de rassemblement et de division constituent la dialectique.
La formule de l’auteur est d’ailleurs très restrictive : elle fait de la capacité de définir (de rassembler le multiple sous une forme unique) la condition nécessaire pour être reconnu discuteur. Le contexte indique en outre que le discuteur doit être compris comme celui qui est opposé au rhéteur. Il me semble donc que Socrate ne fait ici rien de plus que reprendre ce qu’il disait plus haut (Phèdre, 237c), à savoir que faute de fournir une définition de l’objet de son discours, le sophiste n’est en accord ni avec les autres ni avec lui-même. Dans ce contexte la marche dialectique doit être entendue seulement comme le savoir véritable en opposition à l’opinion qui ne saisit que des apparences.
Un autre texte pourtant insiste encore sur ces exercices. Au terme du Sophiste, comme si elle en avait été le véritable but, est fournie une définition complète du sophiste. Elle est élaborée dans un processus de divisions, de dichotomies successives, chaque terme d’une alternative pouvant à son tour faire l’objet d’une nouvelle distinction. En pratique cependant seul un des deux termes est choisi pour être divisé, tandis que l’autre est abandonné. On peut aisément se le représenter de manière schématique par un arbre dont le tronc se diviserait en deux branches, dont l’une se diviserait à son tour en deux autres, dont l’une etc. Ainsi rend-on visibles les dichotomies auxquelles on a effectivement accordé un rôle, et marque-t-on la place des autres tout en les négligeant. Telle est la pratique du dialogue ci-dessus évoquée. Elle est dialectique en ce sens où le dialogue, procédant pas à pas et recueillant sur toute proposition l’assentiment des deux interlocuteurs, les fait maîtres de leur propre pensée, tandis que l’éristique assommant de contradictions celui qui énonce un savoir, l’en défait.
Son avantage déclaré est de permettre toutes les distinctions nécessaires, autrement dit de s’opposer, dès lors que le débat porte sur eux, à la confusion de deux termes quelconques, qui fait prendre l’un pour l’autre, et par là engendre des erreurs qu’il est toujours malaisé de déceler. La dernière ligne du Sophiste récapitule l’ensemble du processus de division, qui aboutit à sa définition claire et distincte. Dialoguer c’est distinguer.
Or distinguer à son tour s’entend de deux manières. C’est d’abord pratiquer une recherche, qui consiste à procéder par dichotomies successives jusqu’à parvenir à l’objet visé, susceptible d’être repéré comme un terme bien à sa place dans une classification, qui en donne une à chaque chose. Mais distinguer en même temps que c’est séparer ce qu’il ne faut absolument pas confondre, est aussi lier sous une idée unique ce qui est déployé à travers une pluralité d’idées séparées (Sophiste, 253d). cf.Texte- cf.IP- En ce premier sens distinguer c’est classer, et cette opération est parfaitement possible sous le principe d’identité imposé par l’éléatisme. Cependant la classification ne constitue pas une fin.
Elle est le moyen de distinguer entre les idées les associations possibles et impossibles. En ce second sens distinguer devient établir relativement à chaque idée les rapports qu’elle entretient avec les autres. Par exemple les idées de mouvement et de repos se repoussent mutuellement sans jamais pouvoir se rencontrer sur aucun terrain commun, tandis qu’à l’opposé les idées de l’être et de l’autre sont capables de se lier absolument à toutes. L’exercice du dialogue n’a donc pas seulement pour but de classer chaque idée à sa place, mais il a aussi celui de les mixer. La tâche du mixage ne peut être menée que contre le principe d’identité.
Il faut à Platon une philosophie qui autorise la construction d’une connaissance, d’un savoir constitué de propositions vraies, et telle est la raison pour laquelle l’Etranger d’Elée est chargé de préciser qu’il existe des règles, selon lesquelles se font certains mixages entre les idées, tandis que d’autres ne se font pas. La notion de mélange autoriserait à mêler n’importe quoi avec n’importe quoi. Parce que tout ne saurait indistinctement se mêler à tout, je parle de mixage. Y aurait-il une suspension du non-être dans l’être ? Parce que c’est impossible, il est préférable de retenir la notion de mixage, qui suppose des compositions, possibles dans la mesure où elles se soumettent à des règles, impossibles si elles ne s’y soumettent pas.
A la poursuite du sophiste, les deux interlocuteurs ont été amenés à distinguer les plus grandes d’entre toutes les idées. Au premier rang d’entre elles ils trouvent celle de l’être, sans laquelle assurément il n’y aurait ni discours, ni pensée. Mais il n’y en aurait pas davantage, si avec elle ne se rencontraient quelques autres, parmi lesquelles joue un rôle capital l’idée de l’autre. Car les idées ne restent pas séparées les unes des autres, elles se mêlent les unes aux autres, formant ainsi toutes sortes de mixtes, par lesquels il devient possible de penser les êtres dans toute leur diversité et toute leur complexité. Cependant si les idées se mêlent les unes aux autres, toutes ne se mêlent pas pour autant à toutes.
Si c’était le cas, le dialogue ne pourrait pas sortir de la confusion et il n’y aurait pas de pensée. C’est donc la tâche suprême du dialogue et de la pensée que d’établir quels mixtes sont possibles, quelles sont les idées qu’il est possible de mixer et quelles sont celles qu’il n’est pas possible de mixer. Cette tâche est l’objet de la plus grande des sciences, qui n’est autre que la philosophie. Le philosophe a pour fonction de procéder au dialogue qui distingue les idées les unes des autres et les conditions dans lesquelles leur mixage est légitime. Le lecteur est donc vivement éclairé : par nature le dialogue n’est pas tant un échange de répliques entre deux interlocuteurs que l’exercice du pouvoir contrôlé et maîtrisé de séparer et de mixer les idées.
Dans la discussion de l’éléatisme le Sophiste doit renoncer à la thèse de l’immobilité de l’être (cf. infra : Rupture avec Elée). A côté de cette idée en surgissent de ce fait deux autres, celles du mouvement et du repos. Ainsi contrairement à ce que prétendait Parménide, l’être est tantôt mobile et tantôt immobile. Avant que l’apparition de deux autres grandes idées, celles du même et de l’autre, ne rende possible une infinité de mixages, les trois premières appellent déjà la question de la légitimité des mixages. L’être se meut et ne se meut pas ; dans quelles conditions fait-il l’un plutôt que l’autre ? On ne peut en effet en rester à l’assertion qu’il fait et l’un et l’autre, car si l’on ne précise pas que dans les rapports où il fait l’un, il ne fait pas l’autre, on ne fera qu’énoncer un propos contradictoire. Il faut distinguer dans quels cas l’être est mobile et dans quels cas il est immobile. Car s’il est tantôt l’un tantôt l’autre, l’alternative ne saurait constituer le terme ultime du savoir. Il est de la nature de l’intelligence d’entrer dans une quête infinie d’intelligibilité : elle a cette exigence de sens, ou elle n’est pas.
Ou bien donc on renonce au savoir, ou bien on cherche à déterminer quelles idées s’harmonisent les unes avec les autres (253b) et lesquelles ne peuvent se lier les unes aux autres. En ne disposant encore que des trois premières idées on peut établir que celle de l’être s’harmonise avec chacune des deux autres, mais qu’en revanche ces deux dernières ne peuvent être liées l’une à l’autre. Tout être est soit en mouvement soit au repos, mais celui qui est en mouvement ne saurait être au repos, ni réciproquement. Allant au-delà de ce qui est établi à ce moment précis de la discussion, l’Etranger d’Elée fait entrevoir qu’il y a des idées qui rendent possible ou impossible la combinaison des autres, les liant dans le premier cas, les divisant dans l’autre. Parmi les idées, certaines sont causes de liaison, les autres de division.
La suite va établir que les idées d’être et d’autre, les plus générales de toutes, sont les opérateurs grâce auxquels les combinaisons sont reconnues possibles ou impossibles. L’idée d’autre apparaît du fait que le repos et le mouvement sont, et que le premier est irréductible au second et réciproquement : l’un est l’autre du second et réciproquement. En même temps chacun reste identique à soi-même, il est donc le même que lui-même. Avec les idées du même et de l’autre, on arrive à cinq idées très générales. Ces idées, les plus grandes de toutes, suffisent à établir les relations indispensables à l’exercice de la puissance de distinguer.
Le savoir qui a pour objet la possibilité et l’impossibilité de combiner toutes les idées, est le plus grand de tous les savoirs. Il est le plus grand, parce qu’il est nécessaire au-delà de tous les autres savoirs plus particuliers, afin de leur fournir des bases sans lesquelles ils seraient voués à l’erreur. Je considère à titre d’exemple l’astronomie dans l’état où elle se trouvait à l’époque de l’auteur. Elle a besoin des trois premières idées, afin de lier entre elles les planètes par exemple, comme de séparer celles-ci des étoiles. Elle use aussi de l’opposition du mouvement et du repos. Sur ce critère elle distingue deux sortes de corps célestes : d’une part ceux qui sont fixes et ceux qui sont apparemment mobiles. Elle emprunte donc à un autre savoir les cinq grandes idées, qui ont un usage qui déborde largement celui qu’elle peut en faire, comme celui que peut en faire l’harmonie ou n’importe quelle science particulière. Ces idées font l’objet d’une autre science, différente des précédentes par sa plus grande généralité.
Si la science des rapports de convenance et de disconvenance dans la nature visible peut être nommée l’astronomie, y compris si ses principes doivent descendre du ciel pour être appliqués également sur la terre ; si la science des rapports de convenance et de disconvenance dans la nature audible peut être nommée l’harmonie ; la science la plus grande doit porter elle aussi un nom : lequel ? Si ce n’est pas encore un nom, la première détermination qui lui est reconnue par l’Etranger d’Elée est celle de " science des (hommes) libres " (253c). Cette affirmation constitue bien autre chose qu’une grâce accordée au passage à l’aimable famille des philosophes. L’homme libre est celui dont l’intelligence est libre.
L’homme libre n’est pas celui que les circonstances ont fait propriétaire d’un ou plusieurs esclaves. La liberté politique est une chose enviable, mais c’est aussi une chose reçue en l’absence de tout mérite, et qui peut inversement être perdue, quel que soit le mérite. Platon, que les Syracusains ont vendu comme esclave, est bien placé pour reconnaître la liberté ailleurs que dans l’absence de chaînes et plus généralement de contraintes. La liberté est acquise par un travail personnel, celui de l’intelligence, qui s’exerce en ce cas sans limite aucune.
Idées génératrices et mixage
"Les idées se mixent les unes avec les autres " (Sophiste, 259a). cf.Texte- cf.IP- L’être, le mouvement et le repos, le même et l’autre sont " les plus grandes " de toutes. La première raison en est qu’elles sont très communes. Je préciserai ci-dessous (cf. infra : Origine des idées génératrices) le processus qui est à leur origine, qui n’a rien à voir avec l’abstraction. Leur " grandeur " tient à l’étendue des rapports qu’elles entretiennent avec les choses. La première d’entre elles, l’idée d’être, est la plus commune de toutes, puisqu’elle peut être rapportée à tout ce qui existe, quelle que soit la signification qu’on veut donner à l’existence. En même temps cependant que l’idée d’être est communissime, ce qui ne fait pas d’elle encore une idée d’une nature différente des autres, elle est pourtant autre chose.
Les autres grandes idées qui sont retenues, celles du mouvement et du repos, celles du même et de l’autre sont déclarées être. Pas seulement les idées à vrai dire, mais aussi ce dont elles sont les idées : le mouvement et le repos sont, le même et l’autre sont. On se demandera comment sont le même et l’autre. Assurément ils n’ont pas une existence tangible, palpable, susceptible d’être perçue par un sens quelconque. Mais ce ne sont pas non plus des mots vides de sens : il y a dans les choses, et pas seulement dans l’imagination, de l’identité et de l’altérité. Elles s’y trouvent exactement au même titre que le mouvement et le repos. Il n’y a pas une chose parmi les autres qui serait le mouvement, ni une seconde qui serait le repos, mais il y a dans les choses du mouvement et du repos.
Ces quatre idées expriment des relations qui existent entre les choses ; et même des relations qui existent entre toutes les choses. Toute chose qui existe doit nécessairement être soit en mouvement soit en repos relativement à une référence quelconque ; toute chose qui existe doit nécessairement être soit la même soit une autre qu’une référence quelconque : si la référence est elle-même ou une semblable, elle est la même ; si la référence est une autre, elle est autre. Donc le mouvement et le repos, le même et l’autre sont. Ils sont en deux sens, puisque d’une part ils ont une existence absolue, car il y a du mouvement et du repos, il y a de l’identité et de l’altérité ; et d’autre part une chose quelconque soit se meut soit est immobile, et cette chose soit est la même soit est une autre : ces idées peuvent être prédiquées d’une chose ou d’une autre.
Le rôle de l’être parmi les cinq grandes idées est unique, non pas parce qu’il serait la plus abstraite de toutes, mais parce que son caractère absolument commun en fait un opérateur qui permet de lier entre elles toutes les idées, si nombreuses qu’elles soient, et d’abord les quatre autres grandes. C’est une seconde raison de le tenir pour une idée plus grande que les quatre autres. Soient les idées X., Y., Z. etc. renvoyant à des choses quelconques, les relations a, b, c etc. peuvent en être dites, ou ne le peuvent pas : X. est a, mais n’est pas b ; Y. est b, mais n’est pas c ; Z. est c, mais n’est pas a. L’opérateur logique permet d’affirmer ou de nier un attribut d’un sujet. Ce que je viens de dire de l’unicité et de la spécificité de l’idée d’être, suffit à établir que, contrairement à ce qu’implique la métaphore d’un ciel des idées, celles-ci ne sont pas séparées les unes des autres.
Il n’est pas question ici de distinguer dans un ciel intelligible l’idée du beau, la plus brillante de toutes, effectivement séparée de celles de justice, de tempérance ou de sagesse, etc. avec lesquelles elle n’aurait rien à voir. Les idées les plus grandes ont entre elles à voir. Elles se mixent les unes aux autres. Toutes ne se mixent cependant pas à toutes. Il importe que la sagesse, vertu qui appartient à la tête, reste distincte du courage, qui appartient au cœur, et de la tempérance, qui appartient au ventre. Il importe que la justice, qui constitue un mixage déterminé entre ces trois vertus, reste distincte de toutes. Si toutes se mixaient à toutes, régnerait dans les idées la plus grande confusion, tout deviendrait impensable.
Un mixage est possible entre l’idée d’être et toutes les autres. De même toute idée se mixe à celle de l’autre, par la simple raison que toute idée est autre que n’importe quelle autre. L’être et l’autre se combinent universellement à toutes les idées. On ne peut pas en dire autant du même, aucune idée n’étant la même que les autres, elle n’a pour même qu’elle-même. Le même et l’autre se repoussent donc mutuellement. Le mouvement et le repos eux aussi se repoussent mutuellement : une chose quelconque est soit en mouvement soit au repos, jamais les deux. L’Etranger d’Elée en tire le sens de l’idée de non-être. Si l’être et l’autre se lient d’abord entre eux, l’autre est, mais l’autre n’est pas pour autant l’être : il est autre que l’être. Par cette raison évidente l’autre est le non-être.
Si l’être se lie à l’autre, il est autre par définition, donc autre que n’importe quelle autre idée : il est d’abord autre que l’autre, il est aussi autre que le semblable, que le mouvement, que le repos, etc. Il n’est aucune chose prise à part, il n’est pas l’autre, il n’est pas le semblable, il n’est pas le mouvement, il n’est pas le repos : " des milliers et des milliers de fois l’être n’est pas ". Il n’est pas davantage la somme de tous les autres sauf lui. Ainsi peut-on dire de tous les autres qu’ils ne sont pas. Mais comme l’être se mixe à tous, en même temps qu’ils ne sont pas, ils sont. Ces contradictions (259b) ne sont pas de simples confusions. C’est sous certains rapports déterminés qu’un autre que l’être est, et c’est sous certains rapports déterminés qu’il n’est pas. Sous certains rapports déterminés le même est autre, sous certains rapports déterminés l’autre est le même. Afin qu’on puisse échapper à la confusion, il faut une science suprême qui règle ces rapports (cf. 253b-254b).
L’Etranger d’Elée porte à l’éléatisme un coup terrible, car la philosophie du père n’est accusée de rien de moins que de se condamner au silence. Vaticiner sur le refrain : " l’être est, le non-être n’est pas ", c’est se condamner à poursuivre indéfiniment : A est A, A n’est pas Ã, etc. ou encore le blanc est le blanc et n’est pas le noir, réciproquement le noir est le noir et n’est pas le blanc, etc. Par là on peut bien distinguer les uns des autres les innombrables objets possibles d’un discours, mais on ne peut pas faire un discours. L’éléatisme n’est capable de produire qu’une classification : le chien n’est pas le chat, l’âne n’est pas le boeuf, etc. Encore celle-ci n’est elle pas rationnelle ; elle accumule les distinctions, écartant éventuellement ce qu’il faudrait rapprocher, rapprochant ce qu’il faudrait écarter. Ainsi classait-on les animaux selon leur milieu ou leur mode de locomotion, ceux qui volent dans l’air, ceux qui marchent sur terre, ceux qui nagent dans l’eau. On l’a su depuis, une classification peut masquer des distinctions plus réelles. Le principe de l’éléatisme anéantit toute pensée.
Platon n’a pas une vue prémonitoire de la classification zoologique de la fin du XVIIIe siècle, mais il formule l’exigence de la philosophie et tout simplement celle de la pensée. Penser n’est pas isoler chaque chose de tout le reste, penser c’est lier. Afin que la pensée soit possible, il est nécessaire de combiner, d’embrasser, d’accoupler (259e) les idées. Il se sert ici du même mot qu’il utilise dans le Banquet pour désigner les rapports du mâle et de la femelle. Engendrant un être neuf, ce rapport est bien autre chose qu’un mélange. La pensée ne consiste pas à aligner des mots les uns derrière les autres, mais à faire entrer les idées dans des relations, telles qu’elles produisent quelque chose de neuf. L’éléatisme, frustrant la pensée de la possibilité d’établir de telles relations, doit disparaître en tant qu’ennemi de la pensée.
Origine des idées génératrices
Au niveau des " idées les plus grandes de toutes ", c’est-à-dire celui de la plus haute communauté ou du plus large partage, l’intelligence parvient enfin à sa libération totale. Le savoir anhypothétique ne prend plus en considération le rapport des idées avec leur objet, mais leur rapport avec l’intelligence qui les forme. Il faut ici considérer attentivement comment ont été produites les cinq idées génératrices. Le procédé par lequel est produite l’idée d’être échappe largement au Sophiste, dans la mesure où elle est importée directement de l’éléatisme.
Il convient donc de se reporter pour commencer au poème de Parménide afin de mener à bien l’examen. Or aucun doute n’est permis à ce sujet. " Eloigne ta pensée de cette voie de recherche et ne laisse pas l’habitude aux multiples expériences te forcer à jeter sur cette route une vue aveugle, une ouïe sourde et des mots insensés. C’est par la raison que tu dois trancher les problèmes innombrables que je t’ai soumis " (de la Nature, fragment 7). Le texte de l’Eléate distingue nettement deux sources de connaissance, dont la première est dans les sens et la seconde dans la pensée. Quelle que soit leur acuité apparente, les sens ne donnent pas d’information fiable. On ne peut fonder aucune connaissance assurée sur des renseignements qui ont en eux leur origine. Il faut trouver ailleurs que dans les sens le fondement d’une connaissance vraie. La doctrine empiriste, telle qu’elle peut se rencontrer par exemple chez Protagoras, est sans recours et sans appel condamnée, tant par Platon que par Parménide.
L’autre source de connaissance est dans la pensée. C’est elle justement qui produit l’idée d’être. Car celle-ci n’est pas l’abstraction qu’on pourrait forger en négligeant les particularités des différents êtres, pour ne retenir d’eux que ce qu’ils ont en commun. Dans son poème Parménide fait apparaître l’idée d’être dans une déclaration solennelle de la divinité, qui ne s’embarrasse pas de donner ses raisons. Platon par contre donne les siennes : " je pose comme définition des êtres qu’ils ne sont autre chose que puissance " (247e). cf.Texte- cf.IP- Cette définition, qui ne peut être attribuée ni à Parménide ni à aucun philosophe éléate, ne procède pour autant d’aucune recherche empirique. Aucune constatation effectuée sur les choses d’une part, d’autre part sur les idées, ne permet de retenir la puissance comme un caractère qui les unirait au-delà de tout ce qui les distingue, voire les oppose. Il faut au contraire primo faire le pari qu’il y a quelque chose de commun à ce qui relève de la matière et à ce qui relève de l’idée, secundo décider envers et contre toute constatation empirique que c’est la puissance qui leur est commune. L’idée de puissance apparaît bien comme le moyen de réaliser l’unité d’une expérience multiple, confuse et contradictoire.
Mais le procédé qui l’engendre n’a rien à voir avec une sorte de comparaison, qui écarterait ce que les termes ne partagent pas et ne retiendrait que ce qui leur est commun. L’idée d’être dans son infinie généralité est issue de la nécessité pour la pensée de s’opposer à quelque chose d’irréductible à elle, qui constitue son objet. On dirait la matière, si la pensée ne se prenait elle-même pour objet. Cette idée n’est donc pas une abstraction, elle n’est pas issue d’un processus empirique d’élimination.
Quant aux idées de mouvement et de repos, elles naissent de la discussion de l’être des Eléates et de la reconnaissance de la nécessité de rendre l’être connaissable : entre la pensée et l’être il y a action et passion, donc forcément autre chose que le repos, à savoir le mouvement (248a-249d). cf.IP- L’entrée en scène de ces deux idées ne doit manifestement rien à une sorte d’examen circulaire de l’être, qui demanderait, on ne sait pourquoi, quels sont les différents états dans lesquels il est susceptible de se manifester. La distinction du repos et du mouvement ne s’impose à la constatation certainement pas plus que celle du chaud et du froid, ou bien celle du sec et de l’humide. Seul celui qui a une raison, très spéculative, de distinguer le repos et le mouvement est capable de les apercevoir dans des données sensorielles chaotiques. Autrement dit les plus grandes des idées ne peuvent être le résultat d’un processus d’abstraction.
Il en va encore ainsi des idées du même et de l’autre. Car, une fois admises les trois premières, c’est encore quelque chose qui échappe à la constatation empirique que la déclaration selon laquelle chacune est identique à elle-même en même temps qu’elle est différente des deux autres. Il faut que Platon ressente très fortement la nécessité de faire jouer à l’altérité le rôle décisif de permettre la pensée du non-être, pour découvrir la possibilité de passer de trois idées à cinq. Aucun processus d’abstraction ne permet de trier dans la masse du divers sensible les idées du même et de l’autre. Il est donc permis de dire en conclusion de cet examen de l’origine des cinq idées, qu’elles ne sont pas issues du rapport empirique avec les choses matérielles, si décantée, si appauvrie, si décharnée que soit l’image qu’on s’en fait. C’est pourquoi il est encore légitime d’affirmer que les idées génératrices ne constituent pas un savoir hypothétique, mais un savoir anhypothétique.
Afin de sortir sa propre philosophie de l’impasse d’une doctrine des éléments, Platon place dans la bouche de l’Etranger d’Elée la formule qui détermine les êtres : ils ne sont rien d’autre que des puissances (Sophiste, 247e). Il s’agit d’une puissance d’agir ou de pâtir, donc une puissance de rapport avec d’autres êtres, une puissance de devenir, dans ce rapport, autre que ce qu’on était auparavant. Il n’y a pas d’être séparé, pas d’être atomique, il n’y a que des êtres relationnels, des êtres qui n’existent que dans le rapport et par le rapport. Un être qui entrerait avec les autres en rapport, et qui serait pourtant définissable indépendamment de celui-ci, ne serait pas vraiment en rapport, il serait un atome : ça n’existe pas. Si parmi les choses les unes valent mieux que les autres, la justice par exemple mieux que l’injustice, la raison en est que l’être est dans le rapport, et le rapport dans l’être. Par suite certains rapports donnent à l’être plus d’harmonie, davantage de valeur.
Aucun être n’est fermé sur soi, sphérique comme l’être de Parménide, sur quoi tout pourrait glisser sans y laisser de traces, s’il n’était pas déjà tout. Platon semble vouloir signifier cette leçon, d’abord implicitement dans le dialogue où il fait intervenir Parménide en personne. L’Eléate y soutient alternativement deux séries d’arguments, les uns représentant sa propre thèse, les autres l’antithèse (Parménide, 137c et suivantes). cf.Texte- cf.IP- La différence de l’une à l’autre réside simplement dans l’acceptation ou le refus de l’appartenance de l’être à l’un. Quant à lui, Parménide la refuse et affirme simplement " l’un est un ", puis supposant que sa théorie n’est pas soutenable, il essaiera " l’un est ", ce qui en est tout le contraire. En somme il s’agit dans le premier cas d’affirmer la séparation des idées et dans le second de la nier. Mais s’agit-il, et en quel sens, de la séparation des idées entre elles ou de leur séparation avec les choses ? L’idée de l’être, à laquelle doit se lier celle de l’un, ou dont elle doit se séparer, est tout à fait particulière. Est-elle même une idée ?
Quand on dit que l’un est un, puis que l’un est, on ne nie ou n’affirme pas simplement la liaison d’une idée à une autre, leur participation l’une à l’autre ; on examine ce qui suit de la séparation de cette idée d’avec le monde ou de son existence dans le monde des choses. La relation avec les autres idées (le tout et les parties, la limite, le droit et le courbe, l’en soi ou l’en autre que soi, le mouvement et le repos, l’identité et la différence, la ressemblance et la dissemblance, l’égalité et l’inégalité, puis enfin le temps) n’est qu’une conséquence de sa non existence ou de son existence, de sa séparation ou de sa relation aux choses. La relation de l’un aux autres idées suit de sa relation à l’être.
Mais il ne faut pas croire que les arguments qui dérivent de " l’un est " vont donner la solution vainement cherchée auparavant par Parménide. Si l’on croit que la séparation de l’idée était une erreur, et que son association à l’être met dans la voie du vrai, il n’en est pourtant rien, puisque cette association n’est pas une relation établie de l’un à l’autre, mais une pure et simple identité. Pour être totalement fidèle à son illustre devancier, Platon dit bien que l’être ici considéré n’est que l’être de l’un, sans que l’être soit identique à l’un (142b), et qu’il signifie seulement la participation de l’un à l’être, et non pas que l’être et l’un sont une seule et même chose. Cependant il n’en reste pas moins vrai que l’être ici considéré est bien l’être de l’un et qu’en ce sens on ne peut pas faire la différence entre cet être et l’un. Donc à la fin l’un est l’être, se distinguant ainsi de l’un du premier argument, et il n’y a rien de sibyllin à ce que l’un se découvre multiple.
Si dans la série d’arguments qui découlent de la thèse que l’un est un, on aboutit à dire que l’un n’est pas ; avec l’antithèse que l’un est, on finit par reconnaître que l’un n’est pas un. C’est dire qu’il faut choisir entre l’idée et sa propre existence : on ne peut à la fois avoir l’idée et son existence, l’une exclut l’autre et réciproquement. Il en irait ainsi avec n’importe quelle idée, car l’idée de l’un est prise en symbole de l’unité de l’idée. Dès qu’une idée participe à l’être elle perd son unité, c’est-à-dire qu’elle se perd en tant qu’idée. L’idée de l’un est l’exemple privilégié pour le faire comprendre. Il n’y a qu’une alternative : soit refuser l’être à l’idée, soit la dissoudre dans l’être. Dans le premier cas on sait déjà toutes les difficultés qui vont suivre, puisque ce sont celles de la séparation, dans le second cas on peut les deviner, puisqu’on est allé d’un seul coup aux antipodes de la première position ; aussi les difficultés vont-elles être inversées et la solution va-t-elle encore rester hors de portée. En résumé : si l’un est un, l’un n’est rien ; et si l’un est, on peut tout en dire.
La discussion suspendue dans Parménide est reprise dans le Sophiste. Alors que les deux protagonistes de ce dialogue ont accumulé quelques définitions du sophiste et sont en train d’approcher de celle qu’il conviendra de retenir, se présente à eux une difficulté, dont le franchissement va exiger ce qui peut apparaître au premier abord comme une trop longue digression (Sophiste, 236d-264b), mais qui constitue le véritable objet de la discussion. Le sophiste, s’apprête-t-on en effet à déclarer, est un faussaire. Mais autant cette définition peut sembler claire à qui ne veut pas couper les cheveux en quatre, autant il est cependant difficile de définir un faux. " Paraître et sembler sans être, dire quelque chose sans pour autant dire vrai, sont des formulations pleines de difficulté " (236e). Très exactement le problème est de dire quel est le statut du faux relativement à l’être et au non-être.
Celle-ci touche aussi bien le discours erroné ou mensonger, un faux dans l’ordre du discours, que l’apparence ou l’image, un faux dans l’ordre des choses. Car le discours non seulement lie entre eux deux mots, mais il lie entre eux deux mots qui représentent deux choses : il n’a donc de vérité que si les deux choses sont liées dans la réalité. Dans tous les cas admettre qu’existe le faux suppose qu’on admette le non-être. Une apparence est et n’est pas : elle est bien quelque chose en même temps qu’elle n’est pas ce qu’elle paraît être. De la même manière une erreur est et n’est pas : elle est bien l’attribution d’un prédicat à un sujet, mais elle ne peut légitimement affirmer celui-là de celui-ci. Par conséquent énoncer du sophiste une définition qui en fait un faussaire, c’est admettre le non-être et prétendre le penser.
C’est tenter cela qu’a déclaré impossible Parménide, dont l’Etranger d’Elée, au début de ce dialogue, est donné pour un disciple. Se plaçant en effet au point de vue de son maître, il montre (236d-241c) cf.Texte- cf.IP- qu’il est tout à fait impossible de penser le sophiste ou comme il le dit, que celui-ci s’est " enfoncé dans un refuge inextricable ". Les interlocuteurs sont condamnés à rentrer bredouilles. A moins qu’on ne change de point de vue, la chasse au sophiste doit s’achever par un échec.
Celui qui joue le rôle, ordinairement dévolu à Socrate, d’accoucheur des idées, explique à Théétète pourquoi il est impossible de parler du non-être. Primo le non-être ne peut être attribué à aucun être (237c) : cela est évident puisque ce serait une pure contradiction. Secundo il ne peut pas davantage être attribué à un " quelque chose " (237d) qui, s’il n’est pas chimérique, n’est rien d’autre qu’un être. Tertio parler du non-être c’est ne rien dire, puisque c’est proférer des mots qui ne désignent rien, et ce n’est pas même dire (237e), car dire c’est forcément attribuer un prédicat à un sujet. Quarto le non-être ne peut être dit ni singulier ni pluriel : il ne saurait avoir de nombre, et par suite dire " le non-être " est illégitime. Il découle de là qu’il ne peut être ni pensé ni exprimé (238c). Toutes ces négations sont absolument conformes à l’enseignement de Parménide.
Elles reprennent avec fidélité ce qu’il a écrit dans son poème de la Nature. Après la citation explicite (237a) du Fragment 7 (de l’édition Voilquin), vient (238c) un pastiche des Fragments 4 et 5 : " On ne peut saisir par l’esprit le non-être, puisqu’il est hors de notre portée ; on ne peut pas non plus l’exprimer par des paroles ; car c’est la même chose que penser et être ". Or s’il est impossible de parler du non-être, il est du même coup impossible de dire quoi que ce soit d’un faussaire. En effet parler de lui comme faiseur de non-êtres, c’est donner à ceux-ci le nombre, et encore l’expression et la réalité, que leur refuse Parménide. Tenter de réfuter le sophiste, c’est encore lui accorder l’être que précisément on veut lui refuser ; c’est se placer soi, et non lui, dans la contradiction.
C’est se montrer incapable de conclure la lutte dans laquelle on s’est engagé contre lui. L’Etranger d’Elée déclare battu son propre discours. Lorsqu’il se retourne vers le jeune géomètre, lui demandant de prendre sa place (" cherchons en toi "), cette démarche implique l’enfantement des idées chez celui-ci et l’abandon de la doctrine éléate, elle implique le recours à la pratique socratique contre la doctrine parménidienne. Car ce qui est en échec dans la chasse au sophiste, ce n’est pas un homme qui aurait été incapable produire les bons raisonnements, comme un chasseur peut éventuellement être incapable d’abattre sa proie. Le naufrage est celui de la doctrine parménidienne, et ses principes doivent être mis en cause.
Pourtant ce qui a été dit de l’impossibilité de vaincre le sophiste en se tenant à l’hypothèse éléate est encore trop imprécis et la discussion gagnera en clarté à entrer dans le détail : il faut parler de ces non-êtres spécifiques qu’on accuse le sophiste de produire, c’est-à-dire les images, les fantômes, les apparences. " Qu’appellerons-nous images ? " (239d). La réponse est lourde de sens : " ce sont les reflets formés dans les eaux et les miroirs, et ceux qui sont peints ou gravés ". Cette terminologie est bien connue du lecteur de la République ; les premiers types d’images sont ceux que le prisonnier détaché et mené hors de la caverne contemple avant de pouvoir tourner ses regards vers les vraies choses dont ils sont le fantôme, et les seconds sont ceux que produisent les artistes, copies de copies, donc doublement fausses. Cette double référence, au même dialogue, montre l’ambiguïté du statut de l’image. Celui qui la fixe peut être enfermé dans l’ignorance et abusé, s’il ne sait pas qu’elle n’est qu’une copie. Cela conduit à condamner l’image, tant s’il s’agit du reflet que s’il s’agit du trompe-l’œil.
Cependant l’image est aussi, dans un processus éducatif, le terme allégorique par lequel il faut passer pour atteindre le réel. Alors comme étape d’un mouvement qui conduit à celui-ci, comme chaînon nécessaire, sa valeur doit être reconnue. Le sophiste, cela est bien certain, ne dévoile pas l’identité de copies, et encore moins de copies fallacieuses, qui appartient aux images qu’il produit. Contrairement à l’éducateur qui mène son élève du plus bas vers le plus haut, dans un mouvement intellectuel où l’image d’abord tenue pour réelle est ensuite identifiée comme double, le sophiste le tient au niveau des images, les lui faisant prendre pour le réel. Cela va de soi. Mais il est plus difficile d’apercevoir que l’opposition des deux hommes, celle des deux projets, suppose aussi l’opposition de deux conceptions de l’être. Tandis que le projet éducatif suppose un être en mouvement, un être tel qu’en lui soit possible un changement vers le mieux, au contraire le projet sophistique est lié au relativisme bien connu de Protagoras : " l’homme est la mesure de toute chose ", tel qu’il est exprimé dans Théétète. Le projet sophistique suppose un être dans lequel tout se vaut.
Car justement parce qu’il est relativiste, au sens où Protagoras ne rapporte la sensation qu’à celui qui la sent, le sophiste refuse d’admettre que l’image est le reflet ou la copie d’un modèle, auquel elle est relative et dont la réalité se trouve en elle dégradée. Alors que l’image est définie par Théétète " un second objet semblable au vrai et copié sur lui " (240a), le sophiste veut seulement savoir si l’on va accorder la réalité à l’image. Il ne reconnaît pas produire par son discours une réfraction, une déviation de la vérité au mensonge. Il s’en tient à cette alternative simplissime : l’image existe-t-elle, oui ou non ? Si Théétète répond qu’elle n’existe pas, il se prive par là de la possibilité d’accuser le sophiste d’être un faiseur d’images ; s’il répond au contraire qu’elle existe, le sophiste déclare tranquillement que, dans son rôle de faiseur de choses qui existent, il ne peut être mis en accusation. Les images cessant pour lui d’être relatives à un modèle, elles ne seraient pas une réalité dégradée, il n’y aurait pas de réalités plus élevées que d’autres ; il s’en trouverait seulement de plus avantageuses.
Le jeune géomètre tente de se tirer de la difficulté : il ne peut évidemment pas accorder à la copie la même réalité qu’à original. Est-elle pour autant sans réalité ? " Un être qui n’est pas réel peut cependant ne pas réellement constituer un non-être " ; et " la ressemblance peut réellement être ce qui n’est pas réellement un non-être ". En répondant au sophiste il contredit ses prémisses éléates, il " entrelace l’être au non-être ", contre sa propre hypothèse il a admis l’être du non-être.
La discussion de l’erreur (240c-241b), est un autre piège. Elle part à nouveau de la thèse parménidienne que le non-être ne peut être pensé. Pourtant proférer une erreur, ou simplement la concevoir, n’est possible qu’à la condition de recevoir dans sa pensée le non-être à la place de l’être. Si l’erreur consiste à concevoir des non-êtres comme étant, ou inversement des êtres comme n’étant pas, cette définition qui semble aller de soi est pourtant incompatible avec les solennelles mises en garde de l’éléatisme. Le sophiste a le droit de rire : son adversaire ne sait pas ce qu’il dit, puisque parti de la doctrine parménidienne il arrive à sa négation.
L’Etranger d’Elée prend acte qu’elle n’est pas en mesure d’opposer un barrage aux entreprises des Protagoras et autres Gorgias. La situation est philosophiquement dramatique. Dans cette défaite face au relativisme, il y a l’impossibilité de penser quoi que ce soit sous le nom de " vérité ". Si chacun a sa vérité, comme on se plait niaisement à le répéter, quel que soit l’emploi que l’on fait du mot vérité, il est vide de tout sens, parce que cette locution ne se distingue pas de l’autre : " à chacun ses goûts ". Tout est alors permis, jusqu’au plus extrême mépris de l’homme, celui du sadisme et du nazisme. Or autant on peut et doit admettre qu’en matière de couleur, d’odeur et de saveur il soit absurde de fixer une référence absolue, ni une hiérarchie, autant il faut reconnaître que la disparition de toute norme du discours vrai est éthiquement catastrophique.
Le problème de ce dialogue est de savoir à quelles conditions une philosophie est capable de s’élever au-dessus de la sophistique. Il n’y a pas de réponse ailleurs que dans le rejet de l’être immobile des Eléates. Contrairement à l’apparence délibérément produite et entretenue par Platon, l’objet de son livre n’est pas le sophiste, question vite réglée, mais le philosophe, problème bien plus délicat et dont la solution exige une rupture avec la doctrine éléate. Indirectement objet de Parménide, où le vieux maître fait, dans un propos d’une surabondance paradoxale, la démonstration de sa condamnation au silence, la réfutation de l’éléatisme est le seul objet du Sophiste.
Théétète formule la conclusion de la discussion sur l’image et l’erreur (Sophiste, 241b). Car il ne se satisfait pas d’exprimer son accord dans une formule plus ou moins lapidaire telle que " oui, c’est évident, tu as raison, etc. ", mais il va au-devant des désirs de son interlocuteur et exprime l’idée capitale. En traquant le sophiste, lui-même et l’Etranger d’Elée se sont contredits. Cette proposition constitue l’amorce du tournant décisif du dialogue. Il est rare que Platon fasse sortir l’accouché de son rôle strictement conçu, limité à l’expression d’un accord qu’il lui est impossible de refuser à ce qui vient d’être dit par l’accoucheur. Chaque fois qu’elle intervient cette transgression joue dans l’intelligence du texte un rôle majeur. Dans Phédon (76e-77a, cf. supra : Intelligence et expérience) c’est Simmias qui exprime le résultat de la discussion. Ici comme là l’accouché reçoit le rôle de saborder une thèse bien connue, à laquelle est donné un assentiment quasi-unanime. Le résultat de la discussion qui précède est dramatique, car s’il est entendu qu’il faut faire la guerre à la sophistique, avec les armes de la philosophie éléate on est assuré de la perdre.
La philosophie tourne ici sur un de ses pivots les plus élevés, d’où le choix d’un cap peut la faire passer de la victoire à la défaite et inversement. Il importe particulièrement au philosophe qui fait du dialogue l’essence de la philosophie, que le virage ne soit pris qu’avec la participation consciente et active de l’accouché. Théétète s’engage donc dans la condamnation de la philosophie éléate : " l’affirmation qu’il y a du faux dans les opinions et dans les discours nous contraint d’assembler l’être au non-être ". Dans la philosophie de Platon ce moment est solennel. Ce passage du Sophiste, cf.Texte- cf.IP- et singulièrement cette formule fortement confirmée par plusieurs autres, " ne me regarde pas comme un parricide " (241d), reçoit une tonalité très remarquable.
Je ne peux trouver d’autre terme de comparaison que la mort de Socrate dans Phédon. Dans les deux situations s’accomplit une mise à mort, un meurtre légal. Dans le cas de la mort de Socrate sa légalité lui vient de ce qu’elle est une décision de justice en application de la loi qui punit les crimes imputés au coupable. Dans le cas présent elle tient sa légalité de l’exigence d’intelligibilité que pose l’intelligence : il lui faut se donner les moyens de donner sens à l’image et à l’erreur. Toutefois le parricide évoqué ici n’est, bien entendu, que métaphorique. Il ne s’agit de condamner qu’une philosophie. C’est pourtant ce qui justifie la solennité du moment.
A considérer sereinement les choses, sa mise en scène contraste avec celle des derniers instants de Socrate, dont Platon fait tout pour désamorcer l’émotion. Rien n’est plus étranger à son dessein que de faire du pathos avec cet événement. On ne trouve aucun drame dans le dialogue qui le rapporte. La sérénité du condamné est constante dans Phédon et il déploie jusqu’au dernier moment une joyeuse ironie sur son propre sort. Ici au contraire la mise en scène donne une épaisseur dramatique à un épisode qui non seulement n’est pourtant qu’une fiction, mais en outre n’est que la conclusion d’une discussion purement philosophique. Il ne serait pas injuste de dire, tant les termes et les enjeux du débat peuvent paraître éloignés, que si Platon n’avait placé dans la bouche de son interprète ce mot de parricide, la plupart des lecteurs ne se rendraient compte de rien.
Mais au ~IVe siècle son enjeu est énorme : la philosophie parménidienne peut passer pour être le seul rempart de la pensée contre la confusion : " non, jamais une pensée vigoureuse n’admettra que le non-être soit " (de la Nature, fragment 8). En outre la pensée à l’oeuvre dans toute la première partie du dialogue, lors de la recherche d’une définition par la méthode de la dichotomie, est issue de cette philosophie. Les distinctions sont clairement établies entre les différents termes, comme par exemple l’art de production et l’art d’acquisition, dans celui-ci l’échange et la capture, dans cette dernière la lutte et la chasse, etc. Chacun de ces termes est opposable à un autre avec lequel on n’a pas le droit de le confondre. A chaque genre ou à chaque espèce appartient une identité, qui n’appartient pas à l’autre. Penser c’est d’abord distinguer. De l’Antiquité au XVIIIe siècle il n’y a pas de tâche plus urgente que de distinguer l’un de l’autre. Pourtant, afin de saisir la nature des choses, et dans ce cas précis la nature de l’image et de l’erreur, Platon n’en ressent pas moins de manière très pressante l’insuffisance de la classification. Il est nécessaire de mettre en oeuvre une raison plus complexe et plus subtile que celle de l'éléatisme.
Il n’est pas le premier des Grecs à éprouver ce besoin, mais il est certain qu’il n’y a pas été éveillé par Socrate, et telle est la première raison pour laquelle ce n’est pas celui-ci qui mène le présent dialogue. Car conformément peut-être à une vérité historique, il lui fait exprimer dans Théétète (184a) le jugement qu’il y a chez Parménide " des profondeurs absolument sublimes ". Il n’aurait donc pas été juste de placer dans sa bouche la condamnation de ce philosophe. Une seconde raison pour laquelle il est préférable de la mettre dans celle d’un interlocuteur lui-même éléate, c’est qu’il importe qu’elle soit prononcée par un connaisseur de la philosophie condamnée. Qu’elle soit rejetée par un de ses adversaires, ne prouverait évidemment rien. Il importe au plus haut point que la critique vienne d’un horizon, d’où ne se sera manifestée contre elle aucune mauvaise foi. C’est pourquoi l’Etranger vient d’Elée. C’est pourquoi il a abondamment usé des dichotomies dans le début du dialogue. Ce n’est pas n’importe quel meurtre qu’il accomplit, il a conscience d’être parricide, un criminel particulièrement odieux. Son anonymat couvre-t-il une fiction ou une identité qu’il faut protéger ? Les deux à la fois : il ne désigne personne d’autre que l’auteur. Ici Platon rompt avec ses propres antécédents éléatiques, qui sont une part de l’héritage socratique.
A l’énoncé du principe cher aux " amis des idées " (Sophiste, 246b-c) cf.IP- le lecteur pourrait se demander si Platon n’est pas en train de présenter sa propre philosophie. L’affirmation que l’idée intelligible et incorporelle constitue l’être, et corollairement que ce n’est pas l’être mais seulement le devenir qui appartient aux corps, est en effet un poncif du platonisme. Or, on le voit ici mieux qu’ailleurs, Platon ironise sur cette interprétation du rôle des idées. C’est pour les idéalistes qu’il existe deux mondes, ce n’est pas pour lui. Qu’est-ce que connaître ? Les tenants du platonisme imaginent que dans le monde intelligible l’âme contemple les idées. C’est une version édulcorée ou intellectualisée de l’imagerie théologique, qui fait de l’âme dans l’au-delà la contemplatrice du dieu éternel, de ses armées célestes et de tous les bienheureux. Mais connaître est-il réductible à contempler, fût-ce contempler les idées ? Le prétendre ne serait pas seulement admettre un ciel des idées, mais ce serait faire de la connaissance quelque chose d’inintelligible et par suite inintelligent. Une hypothèse, dont aucune philosophie digne de ce nom ne peut faire l’économie, est de poser que la connaissance est un acte. Or pour les Eléates l’être n’est pas plus actif que passif, parce qu’il ne saurait être en relation avec quoi que ce soit. Peut-on l’admettre avec eux ? Ce serait encore plus scandaleux que de prétendre avec les atomistes les plus durs que l’idée de justice n’est rien, parce qu’elle n’est pas faite d’atomes. Prétendre que " l’être, dénué d’intelligence, immobile et sacré, reste sans mouvement " est philosophiquement ruineux.
L’Etranger d’Elée pose la question qui bouleverse le bel équilibre du corps, qui a quelque chose de commun avec le devenir, et de l’âme, qui a quelque chose de commun avec l’être : qu’est-ce qu’avoir quelque chose de commun ? La question est de savoir non ce qu’il y a de commun à ceci et cela, mais ce que c’est qu’être commun. L’être des atomes et l’être des idées ont ceci de commun qu’ils sont des puissances et qu’entre les uns, d’une part, comme entre les autres, d’autre part, il y a des rapports qui font un agent et un patient. Sur le premier plan, celui du devenir, la philosophie éléate n’y voit bien sûr pas malice, car elle peut reconnaître que le devenir est un rapport d’agent à patient, résultant de la puissance qu’éveille la rencontre mutuelle (248b). Mais le problème de l’Eléate vient de ce qu’il ne peut admettre que l’être soit lui aussi un rapport.
Et son refus va de soi : si l’être est autre chose que le devenir, il ne peut répondre à la même définition. C’est donc contre elle qu’il est affirmé que l’âme, qui a quelque chose de commun avec l’être, est agent de la connaissance et lui patient. Agent et patient entretiennent les uns avec les autres des rapports de puissance. c’est-à-dire que de leur rapport peut naître quelque chose de nouveau. En l’occurrence ce nouveau intervient aussi bien chez l’un que chez l’autre. Dans ce rapport l’agent cesse d’être identique à soi tout autant que le patient.
La théorie héraclitéenne de la perception énoncée dans Théétète (156a-157c) l’explique aussi clairement qu’il était possible dans l’Antiquité (cf. infra : La succession d’Ephèse). Elle ne concerne que la sensation, mais elle en dit ce qu’il faut dire par ailleurs du savoir, dont se préoccupe le Sophiste. Or le même mot, puissance, sert dans ce dialogue à donner la définition de l’être et dans l’autre à donner celle de ces nombres non commensurables aux nombres naturels, mais capables de produire des carrés naturels. Cela ne peut pas être un effet du hasard que deux textes placent le même mot dans la bouche du même interlocuteur.
Dans deux contextes différents l’usage du mot est exactement semblable. Le nombre n’est pas réductible au nombre naturel : il se trouve derrière le nombre naturel un nombre, qui n’est pas naturel et qui cependant est en puissance de nombre naturel, capable de produire un nombre naturel. L’être n’est pas réductible à ce qui est : il se trouve derrière ce qui est quelque chose qui n’est pas et qui cependant est en puissance d’être, capable de produire de l’être. Une seule et même définition de la puissance est à l’oeuvre dans les deux dialogues. Il faut par suite reconnaître que l’être ne consiste pas tant dans les idées immobiles que dans la " puissance " de rapport entre elles, qui fait selon les cas les unes agents et les autres patients ou l’inverse.
Mais puisque c’est l’âme qui fait que l’homme a quelque chose de commun avec l’être, la question devient alors de savoir comment l’âme peut jouer son rôle. Son affaire est de connaître. L’Etranger d’Elée ne demande pas à Théétète d’expliquer comment l’âme aime ou hait, s’irrite, s’apitoie ou ambitionne : il n’y a que les pensées, qui rentrent sous l’explication générale qu’ils sont en train de rechercher. Il ne lui demande pas non plus comment l’âme survit au-delà de la mort du corps. La seule question est donc de déterminer ce qu’est penser. Penser est-il penser l’être ou est-ce autre chose ? La connaissance est un rapport de l’âme à l’être, faute de quoi la pensée n’est au mieux qu’une opinion. Que se passe-t-il dans ce rapport de l’âme à l’être ? Les Eléates, pour rester fidèles à leurs prémisses, doivent inévitablement refuser d’y voir un rapport d’agent à patient. S’ils l’accordaient, " ils se contrediraient " (248d). cf.IP-
Les interlocuteurs du dialogue reconnaissent quant à eux, qu’afin que la pensée soit possible, afin que la connaissance soit possible, il faut la concevoir comme un rapport de puissance entre un agent et un patient, et donc admettre en l’être la possibilité d’être patient en ce cas précis de la connaissance, comme il est agent dans d’autres. L’Etranger d’Elée montre qu’il n’y a de connaissance que dans un être qui n’est pas unique et immobile. Ainsi l’éléatisme est-il la doctrine effrayante (249a), autrement dit monstrueuse, qui nierait la possibilité de l’intelligence dans l’être. Parménide, parce qu’il n’assumait pas l’idée que l’être fût stupide, ne refusait pas l’intelligence à l’être ; mais il ne voyait pas qu’il fût monstrueux de lui refuser l’activité, qui pourtant appartient à l’intelligence. La discussion de l’éléatisme s’achève avec le rétablissement du mouvement dans l’être. La connaissance exige agent et patient, elle exige moteur et mu, l’intelligence y agit et fait subir son action à l’être. L’être ne saurait être le fantôme solennel et sacré du poème parménidien.
L’être, le mouvement et le repos, le même et l’autre sont donc cinq. Mais cinq quoi ? Ils ne sont pas des éléments, qui existeraient séparément les uns des autres sous une forme matérielle. Il n’est pas possible de les rencontrer dans la nature comme on y trouve des rochers et des chênes, ou bien la terre, l’eau, l’air et le feu, ou potentiellement les atomes. Ils ne sont pas davantage des idées, qui existeraient à part les unes des autres dans un prétendu ciel des idées, ou monde intelligible. Ils sont les cinq termes initiaux de tout discours. Ils doivent garantir que s’y accomplissent à la fois deux tâches inséparables, dont l’une est de s’appliquer aux choses et l’autre d’en dire la vérité. Il y a certes des règles du discours vrai, mais dès lors qu’on tient compte de la complexité des choses, ce sont ces dernières qui les imposent. Telle est la raison pour laquelle ces cinq termes ne peuvent pas rester séparés les uns des autres, mais doivent entre eux nécessairement se mixer. Ils ne sont pas des icônes chacune dans sa niche, intouchable et pure, ils sont des termes qui rentrent en composition entre eux et avec les autres. Encore faut-il ajouter, afin de ne pas tomber dans la confusion, que celle-ci a des règles. Le dépassement par la philosophie de la pensée classificatoire ne saurait se faire au bénéfice de la sophistique.
L’Etranger d’Elée et son interlocuteur ne transgressent pas seulement l’interdit édicté par Parménide, ils s’avancent en outre beaucoup dans la construction d’une philosophie différente (249d-258c). cf.Texte- cf.IP- Il ne font pas seulement l’aveu que les non-êtres sont, ils établissent de premiers rapports, très généraux, entre l’être et le non-être, ou plus exactement ils reconnaisent avec la divisibilité de l’être l’altérité de ses fractions, et par conséquent autant de non-êtres. Le non-être n’est donc pas le contraire de l’être, mais seulement l’autre de cette fraction de l’être actuellement prise en considération. Ainsi le blanc a-t-il pour non-être le noir, le juste pour non-être l’injuste, etc. Mais le noir appartient à l’être autant que le blanc, l’injuste autant que le juste, etc. Le blanc est autant le non-être du noir que le noir du blanc ; le juste est autant le non-être de l’injuste que l’injuste celui du juste, etc.
Cependant l’autre de l’être pris dans sa plus haute abstraction, le non-être, n’a aucune espèce d’être. Il n’y a aucun sens à proclamer que le non-être en général est. S’il y a un autre du blanc, un autre du juste, de l’être en général par contre il n’y a pas d’autre. Ainsi tandis que la proposition que le non-être est n’a aucun sens, celle que les non-êtres sont a du sens. La clé de cette distinction est dans la notion de l’autre. Elle a du sens relativement aux êtres, elle n’en a pas relativement à l’être. Ainsi se fait la lumière sur l’idée du non-être (258d). Dans la construction d’une alternative à la philosophie éléate le couple de l’être et de l’autre joue le rôle le plus décisif. Encore faut-il comprendre qu’il s’agit plus exactement du couple que forme chaque être avec son propre autre. Le mouvement est, le mouvement est autre que le repos, le repos est le non-être du mouvement. Le non-être n’a pas d’autre sens que celui-ci.
Que Platon accorde un sens à la notion de non-être ne peut donc d’aucune manière signifier son ralliement à une sophistique issue par dégénérescence de l’héraclitéisme mal compris, dérivant vers le relativisme de Protagoras. L’Eléate s’en prenait dans son poème à ce qu’il désignait comme la voie de l’opinion : " l’autre voie c’est : l’être n’est pas et nécessairement le non-être est ". Dire cela, comme il en accuse l’opinion, ne présente strictement aucun intérêt ; c’est seulement donner aux mots un sens contraire à celui que leur donne l’usage, comme si l’on disait que le jour est obscur et la nuit claire. Cette interversion n’est qu’un jeu puéril, qui consiste à désigner les contraires mutuellement l’un du nom de l’autre. Je doute que l’opinion y trouve son compte. Parménide guerroyait contre les moulins à vent.
En outre et plus au fond, il n’est pas vrai que la proposition " le non-être est " suive nécessairement de la proposition " l’être n’est pas ". La seule chose qui ait pu être dite avec quelque vraisemblance, c’est la négation " l’être n’est pas ". Elle exprime en effet de manière approximative et insuffisante la constatation du changement, du devenir, qui interdit de croire à l’immobilité de l’être, à l’identité de l’être avec lui-même et elle cherche le moyen de le dire aussi clairement et distinctement que possible. Mais on ne peut se contenter de cette formule, puisqu’elle fige à son tour l’être dans le non-être au lieu de le mettre en mouvement. C’est pourquoi Héraclite la lie immédiatement à son contraire : " l’être est et n’est pas ". L’affirmation comme la négation, chacune prise à part, est fausse. Il n’est vrai ni que l’être soit, ni qu’il ne soit pas. Par conséquent si une proposition doit suivre la négation " l’être n’est pas ", ce n’est nullement l’affirmation " le non-être est ", mais celle qui, prise à part, serait parfaitement parménidienne : " l’être est ". Ce qui est vrai c’est l’affirmation et la négation prises ensemble.
Héraclite déclare : " nous descendons et nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve ; nous sommes et nous ne sommes pas " (fragment 49a, édition Voilquin). Eu égard à ce qu’ont établi les sciences vingt-cinq siècles plus tard, c’est plutôt bien trouvé. Il faut réduire abusivement sa philosophie au relativisme pour n’y trouver qu’un mobilisme, fût-il universel. Le sens de la simple négation " nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve " n’est pas proprement philosophique. La constatation du temps qui passe et qui ne revient pas, le symbole du fleuve dont les eaux ne remontent jamais de l’embouchure à la source, ne font pas une philosophie. Que le temps perdu ne se rattrape jamais, cela peut faire un lieu commun ou éventuellement un poème, mais ça n’est pas ce que veut dire le philosophe d’Ephèse. Certes les eaux du fleuve ne sont pas aujourd’hui celles d’hier, ses rives l’une creusée par la force du courant tandis que l’autre est élargie par le dépôt des alluvions, ne demeurent pas identiques. Et cependant d’un point de vue plus élevé il y a bien un bassin fluvial qui demeure identique, au moins aussi longtemps que demeure la ligne de crêtes qui le définit. Entre le flux et la permanence il n’y a pas d’alternative, il faut choisir les deux.
Autre exemple : des cellules qui me constituaient autrefois aucune peut-être ne subsiste aujourd’hui ; sur la durée d’une vie je n’ai pas de permanence. Et cependant les cellules nouvelles reproduisent le patrimoine génétique des précédentes et, malgré le vieillissement de mes traits et de mon corps tout entier, ceux qui m’ont connu autrefois peuvent me reconnaître aujourd’hui. Sur la durée d’une vie il n’y a pas que le flux. Ce qui est vrai ce n’est ni que je suis, ni que je ne suis pas. L’affirmation prise à part est fausse, la négation prise à part est fausse. Ce qui est vrai c’est qu’à la fois je suis et ne suis pas. Que Shakespeare s’en arrange comme il voudra, ce n’est pas une alternative et il n’y a pas là matière à tragédie.
Platon se montre admirablement capable de donner de l’héraclitéisme une interprétation éblouissante. Elle fait l’objet du discours " ésotérique " que Socrate sussure à l’oreille du jeune géomètre. Dès le moment où il l’amorce (Théétète, 155e), cf.Texte- cf.IP- il substitue une définition de l’être à une autre : l’être n’est pas dans ce qu’on peut à pleines mains étreindre comme le prétendent les atomistes, il est dans les actions, dans les genèses ; il n’est pas dans le stable, l’immobile ou le fixe, mais dans le mouvement. Cette définition n’est pas dans ce contexte destinée à contraster avec la thèse des idées purement intelligibles, mais avec celle qui réduirait le sensible à la chose isolée, qui le chosifierait. L’héraclitéisme impose une idée très difficile. On ne voit pas ce que peut signifier dans le contexte gnoséologique de l’Antiquité grecque l’idée du rapport de l’agir et du pâtir. Comment un homme de ce temps pourrait-il en effet expliquer de quelle manière précise un corps agit et l’autre subit, de quelle manière précise surgissent de leur rencontre d’un côté des sensibles et de l’autre des sensations ? L’affirmation du caractère mutuel des approches et des frictions, d’où sortent les rejetons, engage une aventure philosophique.
S’il est possible de conférer à cette théorie un contenu précis, il ne faut pas se satisfaire de la remarque que chacun a des sensations différentes de celles des autres, ni que celles qu’il reçoit à un moment déterminé sont différentes de celles qu’il reçoit à un autre moment. Si l’on ne veut pas se condamner au relativisme, il faut aller plus loin. Que le vin paraisse amer plutôt que doux (159c-e), n’est plus seulement l’objet d’un constat quasi scandaleux, mais celui d’une explication de nature scientifique, biochimique en l’occurrence, qui détermine très précisément comment s’édifient dans l’organisme des molécules complexes. Dans cette perspective l’être ne réside pas dans une substance mais dans un rapport. Aucune chose n’est ce qu’elle est en vertu d’une essence éternelle, mais en fonction des relations dans lesquelles elle entre avec les autres. Malgré l’impossibilité de donner, avec les moyens de son temps, à cette théorie le développement et la pertinence nécessaires à sa bonne intelligence, il est beau que Platon ait accordé à sa discussion une place non négligeable. Le philosophe tente d’anticiper l’explication scientifique.
Est-ce littéralement qu’il entend vitesse et lenteur dans les mouvements qui produisent sensibles et sensations ? Assurément non. Essayant de faire précise autant que possible la description qu’il donne de ce que serait la science selon la doctrine de Héraclite, il emploie les termes lent et rapide afin de tenter de concevoir comment des rapports déterminés produisent des résultats déterminés. Ainsi dans leur rapport l’œil qui voit et l’objet vu engendrent deux rejetons jumeaux : la sensation d’une part et de l’autre la qualité sentie. La métaphore généalogique touche d’ailleurs à sa limite, car les géniteurs ne survivent pas à l’engendrement de leurs rejetons. Non qu’ils meurent, mais ils sont transformés par cet acte, par ce rapport de génération. L’œil se remplit de la vision et devient voyant, l’objet vu se remplit de blancheur et devient blanc. En même temps qu’on comprend que la sensation et la qualité sont des abstractions, on saisit encore que l’œil qui ne verrait pas, ou que l’objet qui ne serait pas vu, ne sont rien, autrement dit que l’œil immuablement identique à lui-même et l’objet immuablement identique à lui-même, tels qu’ils seraient dans une essence éternelle, qui n’entreraient en relation avec rien ni donc l’un avec l’autre, sont indéterminables. Moins encore, ils ne sont rien, absolument rien. Ce sont les rapports dans lesquels elle entre, qui font que chaque chose est ce qu’elle est ou, pour mieux dire, devient ce qu’elle devient, sans pouvoir jamais être, au sens où l’être serait immuable, bien qu’elle ne puisse pour autant se confondre avec une autre. Ce qu’il est, rien ne l’est en soi et par soi.
Il est très remarquable que Platon, qui ne peut tirer d’appui ni de la théorie transformiste, ni de la physique atomique, ni de l’économie politique, puisse néanmoins s’exprimer si clairement. La capacité qu’il démontre de saisir l’héraclitéisme ou de lui donner un sens est absolument admirable, et après son explication on se prend à douter qu’un philosophe antique puisse encore légitimement qualifier Héraclite d’obscur. On voit très bien en particulier que la distinction de l’agent et du patient ne saurait conduire à figer les choses en deux catégories, les unes étant toujours les auteurs des mouvements et les autres toujours les subissant. De même on ne saurait croire que la " chose " susceptible de sensation n’est susceptible d’aucune qualité, ni que réciproquement la " chose " susceptible de qualité est incapable de sensation. C’est seulement dans le rapport avec une chose déterminée que telle est agent, qui avec une autre au contraire est patient.
L’exposé s’achève par la formulation de ses conséquences les plus abstraites. Il n’y a pas d’être. Le langage masque la réalité. Les façons habituelles de parler, auxquelles en fait personne jamais ne peut se soustraire, ne peuvent pas rendre compte de ce qui fait les choses, à savoir le devenir mu par les conflits. Même le simple mot " chose " est trompeur. Mais on ne dispose pas d’un vocable meilleur. On peut s’efforcer de dire que les choses ne sont pas substantielles, qu’elles ne disposent pas d’une essence éternelle, qu’elles ne demeurent pas identiques, etc. Ces expressions restent cependant critiquables en ce qu’elles emploient toujours le mot chose, qui à lui seul signifie le contraire de ce qu’on cherche alors à dire. En réalité il n’y a pas de chose, pas d’objet. Il n’y a pas davantage de sujet. La fixité ne peut davantage être légitimement recherchée de ce côté plus que de l’autre. Prétendre à la permanence de ce qui sent ou de ce qui pense, derrière " ses " sensations ou " ses " pensées, est une imposture.
Et c’est encore le verbe être qui pose problème. Non seulement ce n’est pas " je " qui suis, mais je ne " suis " pas même. Bien sûr aux substantifs on peut substituer les verbes sous leur forme de participe, et plus précisément de ce participe moyen qui se rencontre en grec et dont le français est dépourvu. Mais ce n’est qu’un pauvre subterfuge, puisque ce participe a un sujet, si implicite soit-il. L’" en train de " devenir, ou de se faire (action constructive), de se détruire ou de s’altérer (action destructive) a beau se garder de l’être en se faisant ou en se défaisant, il n’en demeure pas moins un quelque chose. La difficulté de penser la philosophie d’Ephèse, si grande qu’elle soit, est assumée par Platon. Cette doctrine n’est " secrète " que pour autant qu’elle est trop difficile pour être entendue de tous. Elle répond à une définition de la dialectique autre que celle que met en œuvre le dialogue en tant que tel. Très proche de celle de Marx, elle exprime le mouvement qui est dans les choses. De sorte que, si la dialectique est premièrement le dialogue, en un sens qui est propre à Platon, elle est aussi secondement théorie du rapport, en un autre sens devenu plus familier.
Armée de la dialectique éphésienne, la philosophie est capable de repousser la sophistique. Celle-ci se refuse à satisfaire les besoins de la psychagogie (cf. supra : Psychagogie), plutôt que d’adapter au point de départ de chacun le cheminement de l’argumentation, elle préfère rechercher un plus court chemin pour atteindre d’un seul coup la persuasion des trente mille Athéniens libres, ou plus exactement de la partie mâle et majeure d’entre eux, qui ont voie délibérative dans les affaires de la Cité. Avec trente millions d’électeurs son problème est le même. Cependant quand on s’adresse de la même manière à des milliers ou à des centaines de gens, pour revenir à des chiffres qui évoquent plus qu’une autre la vie politique d’Athènes, on n’a plus aucun souci de la vérité. La vérité n’est pas bonne à dire, la vérité ne permet pas de se faire applaudir.
Par conséquent quel que soit le chemin qu’il faudrait prendre, quelle longueur qu’il aurait s’il fallait permettre à toutes ces âmes d’atteindre la vérité, on la délaisse. Les lacets, les raidillons, les sentiers raboteux, les routes longues et difficiles, on laisse ça aux besogneux comme Socrate. Car il y a un boulevard qui s’ouvre devant les ambitieux, démagogues par profession, celui de la vraisemblance ! c’est là qu’on les rencontre, bien que le vraisemblable ne soit en fait rien d’autre que l’erreur grossière, l’expression de l’ignorance et du préjugé. " Boulevard de la vraisemblance ", est l’adresse commune des politiciens.
Comment ces sophistes s’y prennent-ils pour disposer les hommes et en particulier les jeunes gens, ceux qui désirent apprendre, à l’opinion qu’ils sont plus savants que tous les autres sur toutes les questions (Sophiste, 233b) ? cf.IP- Comme il existe une technique du peintre, qui peut aller jusqu’à donner l’illusion d’une réalité, il existe pareillement une technique du sophiste, qui peut aller jusqu’à donner l’illusion du savoir. Il dispose d’un art du discours par lequel il mystifie (234c) ses auditeurs, les faisant croire à la réalité de ce qui n’est qu’un reflet : il les abreuve ses auditeurs d’un flot de paroles, qui n’appelle en rien leur réflexion. Le politicien ensorcelle par les oreilles, il paralyse la pensée.
Platon donne par ailleurs des exemples de rhétorique : le discours rapporté de Lysias dans Phèdre, le discours de Agathon explicitement imité de Gorgias dans le Banquet. On y trouve une jactance insipide, plate et creuse qui, faisait cependant forte impression sur les anciens Grecs. Si les exigences du discours moderne ne permettent plus de la prendre au sérieux, peut-être est-ce parce que la critique de Platon justement lui a tordu le cou. Quoi qu’il en soit, la rhétorique consistant en monologues aussi longs que possible est l’exact opposé de la pratique philosophique du dialogue platonicien.
A maintes reprises Platon met Socrate aux prises avec ces dangereux manipulateurs. C’est tout particulièrement le cas dans Gorgias, où il doit affronter successivement Gorgias, puis Polos et enfin Calliclès pour arriver à montrer ce qu’ont derrière la tête ces politiciens sans scrupules. De même, mais cette fois hors de leur présence, ils sont mis à leur avantage dans ce passage de Théétète où est évoquée la figure de Protagoras. Ces gens-là, tous les sophistes et les rhéteurs qui leur sont semblables, se pressent dans les assemblées, y prononcent des discours, cherchent à incliner les décisions dans un sens plutôt que dans l’autre. Sans pourtant avoir de lumières suffisantes sur les questions débattues, les discoureurs ont un sens aigu de leur intérêt ou de celui du maître pour le compte duquel ils parlent.
Ils exercent deux sortes d’influences, l’une sur la Cité en la poussant à des pensées et des actes qu’elle n’aurait pas eus sans eux, ce qui les fait apparaître comme de grands hommes ; la seconde, en raison de la première, sur les jeunes gens qui se pressent pour entendre leurs leçons, d’ailleurs payantes, dans l’espoir de les égaler et de leur succéder. Protagoras s’explique par la bouche de Socrate (Théétète, 166a-168c). cf.Texte- cf.IP- Le sophiste et le rhéteur interviennent sur les âmes assiégées d’opinions malfaisantes et, par leurs discours, en changent la disposition, ce qui produit en elles des opinions bienfaisantes. Le sophiste, prétend-il, est un éducateur. Il lui est confié un jeune homme, qu’il a la charge d’élever. Point ici d’arithmétique, de géométrie, de stéréométrie, d’astronomie, ni d’harmonie et moins encore de discussion dialoguée. Il ne s’agit pas de retournement de l’âme : seuls des naïfs impénitents pourraient vouloir rechercher une vérité. L’éducation ne viserait pas le vrai, mais le bienfaisant. Elle ne viserait pas à détourner l’âme de la connaissance sensible vers la connaissance intelligible, mais seulement à changer d’opinion sur tel sensible particulier. Pour ce faire elle devrait seulement inverser la disposition de l’âme. Aux mains du sophiste, l’éducation entreprendrait de donner au jeune homme les opinions qui lui feront du bien.
Ce que le sophiste entreprend sur le jeune homme individuellement, le rhéteur le fait sur la cité collectivement. L’un produit des discours privés, l’autre des discours publics. Mais la fonction de ce dernier est semblable à celle de l’autre, ils doivent inverser les opinions et substituer celles qui sont bienfaisantes à celles qui ne le sont pas. Comme le dit le langage familier : à ceux qui voient la vie en noir le politicien doit la faire voir en rose. Il ne s’agit pas bien entendu de changer les choses. Pour se fixer un tel but encore faudrait-il se soucier de la vérité, penser l’être au-delà des apparences. Non, il s’agit seulement d’intervenir sur la disposition de l’âme, donc de lui faire accepter ce que d’abord elle refuse. L’opposition faite ailleurs entre persuader et convaincre (dans Gorgias) prend ici tout son sens. Le rhéteur n’a pas de raisons à fournir pour changer l’opinion de ceux qui l’écoutent, car, dit-il, " toutes choses qui leur semblent justes et belles leur sont telles " (Théétète, 167b). La raison n’est pas l’affaire du rhéteur, qui cherche seulement à produire des impressions.
Socrate trouve dans Phèdre (260b-d) une image bien choisie, une brève allégorie pour faire sombrer dans le ridicule l’hypothèse d’un art de communiquer qui opérerait dans le mépris le plus insouciant de la vérité. Il imagine vendre à Phèdre sous le nom de cheval ce qui n’est qu’un âne. Naturellement Phèdre n’a plus aucune admiration pour ce discours. Mais le jeune homme représente ici le peuple, Socrate le politicien, tandis que l’âne et le cheval représentent deux politiques opposées. La première est inspirée par la démagogie et aboutit à des désillusions, car il vient forcément un temps où les discours sont rattrapés par les faits. La seconde est moins séduisante, assurément plus exigeante, mais c’est aussi la seule qui autorise des espoirs raisonnables. La vie politique d’Athènes en est loin. Elle est telle que Platon ne se donne certes pas pour un partisan de la démocratie. Dans la classification des régimes politiques il place la démocratie juste avant la tyrannie, et l’accuse ipso facto de lui ouvrir la voie (cf. République).
Néanmoins, si l’on s’efforce de ne pas se laisser abuser par les mots, on peut juger qu’il ne combat pas tant la démocratie que la démagogie. C’est bien de cette dernière que relève la polémique oratoire. Les caractéristiques qu’il en donne ne sont pas sans évoquer ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler des débats politiques, dont le trait principal est que personne n’y écoute personne, du moins avec l’intention de le comprendre, mais seulement avec celle de provoquer sa " chute ". Un grand progrès de la démocratie consisterait à leur substituer la méthode interrogative, " la meilleure à poursuivre pour qui a du sens " (Théétète, 167d). Tandis que la polémique n’a que faire du sens, qu’il lui suffit d’" abattre l’adversaire aussi souvent qu’elle le peut ", qu’elle s’inscrit dans une sorte de guerre et détermine l’interlocuteur comme un adversaire, pour ne pas dire un ennemi, au contraire la méthode interrogative ne traite pas plus en ennemis Calliclès ou Thrasymaque que Théétète ou Phèdre. Elle les traite en porteurs d’un sens qu’il peut être bon et salutaire à chacun de s’accaparer et qu’il est en tout cas politiquement utile d’examiner. Si le débat démocratique ne consiste pas avant tout à prétendre imposer sa propre conviction, si l’on attend de lui au contraire qu’il soit éclairant et qu’on en sorte doté de plus de " sens " qu’on en avait en y entrant, et s’il y va du salut de ceux qui y participent, la discussion socratique, qui accouche les idées, est le modèle du débat.
Contre le mépris de la raison, cf.IP- Socrate diagnostique que ce ne sont pas les raisonnements qui errent, mais la tête des relativistes. Ils projettent sur les raisonnements (sur les discours) ce dont ils souffrent eux seuls. L’incompétence, l’inaptitude à atteindre la vérité, n’appartient pas aux discours, mais aux hommes seuls, parce qu’ils ne mènent pas l’existence digne de l’homme. Il faut opposer deux sortes de vies ; l’une fait obstacle à la découverte de la vérité, tandis que l’autre la permet. Ce sont bien deux manières d’être et non deux manières de raisonner qui sont opposées. c’est-à-dire qu’entre elles le choix ne relève pas de la raison, mais de l’éthique. User ou non de la raison, cela n’est pas l’effet d’un choix de la raison. Il y a une vie saine et une vie malsaine. La vie saine de la philosophie s’oppose à la vie malsaine de la démagogie.
Aimer la vérité et prendre le dessus sur son interlocuteur, tels sont les deux objectifs inconciliables que poursuivent les deux sortes de vies. Il y a deux voies possibles pour répondre à une question quelconque. La première est de procéder à un sondage d’opinion et de se rallier à la majorité de ceux qui auront été consultés et qui auront émis un jugement. En particulier par paresse et par peur d’être seul de son avis et d’être ridiculisé, il se peut qu’on n’ose pas former sa propre pensée et qu’on se range à celle du plus grand nombre. On reconnaît sans peine la manière de gouverner dont usent les lâches et les salauds aussi bien dans l’Antiquité qu’aujourd’hui.
Elle porte un nom : la démagogie. C’est la consultation sans la discussion. Je veux dire non la discussion de gens de bonne compagnie médiatique, tous d’accord comme larrons en foire pour abuser le peuple, y compris lorsqu’ils se livrent entre eux aux attaques personnelles les plus basses ; mais le débat de fond, sans concession, en vue d’examiner les fondements de chacune des solutions envisageables. Le questionnement inlassable du dialogue platonicien vise à dissiper les apparences et à faire surgir, autant qu’il est possible, l’essence de la chose examinée. Il ne demande rien d’autre à l’interlocuteur du philosophe que de dire s’il est contraint ou non par sa raison à donner son accord à la proposition exprimée. Car cette consultation de l’universelle raison, présente en la personne de l’interlocuteur, est seule capable de dépasser les apparences et d’atteindre les vérités pour leur donner un fondement. Consulter la raison de l’interlocuteur est bien autre chose que de régler sa conduite sur les enquêtes d’opinion.
Précisément parce qu’il ne joue pas le jeu des politiciens, Socrate est envoyé par eux à la mort. La question de la rhétorique ne touche pas seulement à l’usage privé que chacun fait de sa raison, elle renvoie nécessairement à un usage public, où est mis en jeu le rapport du peuple avec les politiciens (Gorgias, 464b-465c). cf.IP- Le citoyen Socrate ne se laisse pas faire par les hommes d’Etat athéniens. Il engage ses amis, et tous ceux qui l’écoutent à l’occasion, à examiner plus à fond les questions qui leur sont soumises. Dans cette entreprise il se peut que le jugement qu’ils auront dans un premier temps proféré soit ensuite dénoncé. Peu importe : ils n’ont aucun besoin d’avoir toujours raison. " Bien aise d’être réfuté ", Socrate estime être gagnant lorsqu’on lui montre qu’il s’est trompé. Persévérer dans l’erreur pour sauver la face, c’est se priver de la vérité et du savoir, c’est renoncer à toute connaissance. Fuir la remise en question, c’est renoncer aux instruments nécessaires pour guider sa vie, c’est échouer à être heureux.
Socrate se livre à une plaisanterie sur l’attitude de Calliclès. Refusant d’assumer la suite de la discussion, le démagogue refuse le châtiment, l’objet dont on parle et dont on dit que c’est un bien. Mais c’est beaucoup plus qu’une plaisanterie (505c). La remarque touche au fond l’essence de la philosophie. Certes il n’est pas glorieux d’être mis en difficulté dans la discussion, de ne trouver rien d’autre pour échapper à une conclusion nécessaire que de se contredire, de devoir finalement admettre ce qu’on refusait obstinément. Calliclès est battu, et quoiqu’il ne soit pas content du tout, en vain on chercherait sur son corps des blessures, des plaies, des hématomes. Les coups ne sont des coups que métaphoriquement. Cependant c’est bien une raclée que prend le démagogue.
Calliclès ne sera en outre condamné ni à une peine d’amende, ni à la prison, ni à la mort, pour avoir finalement reconnu ce que d’abord il niait. Ce châtiment n’est pas ajouté à la faute par une autorité qui pourrait aussi bien décider d’une autre peine (emprisonnement stérile ou travaux d’intérêt commun ?), ou à laquelle on pourrait tenter de se soustraire. Il ne relève pas d’une justice institutionnelle avec ce que ses lois pourraient comporter de relatif ; il ne relève pas davantage d’une justice transcendante, divine, dont la valeur pourrait être tenue pour incontestable, mais qui resterait un artifice extérieur. Il n’y a strictement rien d’arbitraire ni d’aléatoire dans le lien entre la faute et le châtiment.
Le châtiment dont parle Socrate relève d’une justice immanente : chacun porte les conséquences de ses propres actes, et plus exactement dans ce cas chacun assume le sens de ses propres paroles. On ne peut impunément prétendre que le bien et le plaisir soient une seule et même chose, ni déclarer qu’il est plus beau de commettre l’injustice que la subir, ou que l’intempérance vaut mieux que la tempérance. Qu’on le veuille ou non, on assume le sens de ses propos. Il peut n’y avoir personne pour faire remarquer où ils conduisent ; il peut n’y avoir pas de Socrate pour questionner celui qui fait ces déclarations ; mais ce qu’on a dit, on l’a dit : on ne peut à la fois dire et ne pas dire une certaine chose. Si on ne l’a pas pensée on va la penser, c’est le rôle qu'assume Socrate d’examiner les paroles et de juger si l’on peut en faire des pensées.
Dans leurs paroles Polos et Calliclès font l’éloge du crime. L’obsession produite sur eux par Archélaos (Gorgias, 471a-c) cf.Texte- cf.IP- est très forte. Cet homme ne se contente pas de petits crimes vulgaires, à la portée, en quelque sorte, du commun des mortels. Il tue son oncle, son cousin, son demi-frère, qui plus est ses bienfaiteurs, il aurait aussi bien tué père et mère si le destin avait arrêté que ce fussent eux qui s’opposassent à son accès au pouvoir. Non seulement son crime est impuni, mais il le demeure, bien qu’il soit connu de tous. Ce n’est pas seulement une situation de fait, mais compte tenu de la puissance acquise par l’assassin on lui fait bonne figure, on le salue, on lui baise les pieds… et on le remercie d’avoir commis tous ces meurtres, quand bien même on en est victime ou parent des victimes. Lorsque Calliclès s’écrie sincèrement : " ne vois-tu pas que l’imitateur du tyran pourra, s’il lui plaît, faire périr l’homme qui se refuse à cette imitation, et lui enlever tous ses biens ! " (511a), cf.IP- on peut penser à la réalité historique de l’Europe dans les années 30 et 40 du XXe siècle. Elle a été au-delà de ces crimes antiques. Les crimes contre l’humanité sont bien le comble de la puissance telle que se la figurent les disciples de Gorgias.
Il n’est pas possible d’avancer dans une question si lourde de conséquences sans prendre le recul nécessaire à la vision d’un tableau d’ensemble. Socrate s’emploie à une comparaison qui n’est à vrai dire pas désavantageuse pour la rhétorique, mais qui permet de la remettre à sa place (511d). La discussion ne va pas prendre pour objet l’action des mauvais politiques, mais celle des bons ! Il faut donc retenir que le pilote est bon, en pleine possession de son art, puisqu’il sauve les passagers et la cargaison qui lui ont été confiés. Il est estimable exactement au même titre que le politicien, puisqu’il assure la survie des corps et des biens. Malgré ce haut mérite, le capitaine de navire ne demande à ceux qu’il sauve de la mort certaine qu’un salaire fort modeste. Deux oboles pour une navigation de cabotage, deux drachmes pour un trajet de haute mer, c’est bien moins que ce que demande Gorgias pour une navigation dont les périls sont identiques. On n’y saurait risquer plus que ses biens et sa vie. Le pilote est-il trop modeste ou Gorgias pas assez ?
Il n’est pourtant pas trop modeste : ce qu’il sauvegarde n’est pas le plus grand bien. Relativement au plus grand bien le pilote n’a rien apporté à ses passagers, il les a débarqués tels qu’il les avait embarqués, parce que son art ne s’étend pas jusqu’à la sauvegarde de l’essentiel, qui est la justice. La seule question qui doive être posée pourtant est de savoir si l’on fait bien de sauver de la mort celui dont l’âme est corrompue par l’injustice. Plutôt que de le sauver de la mer, comme fait le marin, ou des tribunaux, comme fait la rhétorique, il vaudrait mieux le leur livrer. " Le méchant n’a aucun avantage à vivre, puisqu’il ne peut vivre que malheureux ". On ne peut mieux dire que le châtiment de l’injustice n’est pas dans l’au-delà mais bien ici-bas.
A la vraie vie s’oppose absolument et sans milieu possible la mauvaise qui, sur le plan politique ne peut se nommer autrement que communication ou démagogie (513b). Le tyran exerce sur tous la même pression. En perpétrant ses crimes sur quelques uns, qu’ils soient pris au hasard ou choisis selon un certain critère, c’est tous sans exception qu’il pousse à la complicité. La question de savoir s’il faut faire comme tout le monde est absolument indiscernable de la question de savoir s’il faut imiter le tyran. Peut-on sérieusement prétendre que la démagogie a une chance de conduire à une République vertueuse ? La démagogie ne peut engendrer que le nazisme.
L’éloquent Thrasymaque part d’une métaphore (République, 343b), cf.Texte- cf.IP- qui fait du gouvernant celui qui tond les brebis, les trait, et pour finir les égorge un jour de méchoui. Entre le gouvernant et le gouverné la distance est creusée, comme entre un dieu et des bêtes. Celui qui gouverne commande dans son propre intérêt, non dans celui de ses sujets. Le profit qu’il peut tirer de son pouvoir n’est pas un bénéfice secondaire, quelque chose qui n’occuperait ses pensées qu’accessoirement, de temps à autre ou en arrière plan ; c’est au contraire ce qui le guide nuit et jour. A croire le sophiste, même si le berger engraisse et soigne son troupeau, il faudrait avoir l’innocence de l’agneau qui vient de naître pour croire que le bien du troupeau serait autre chose que l’avantage du berger.
Entre l’injustice, qui consiste à se faire du bien, et la justice, qui est un bien fait à autrui, un bien aliéné à autrui, la seconde ne peut être préférée que par celui qui peut avoir à redouter le châtiment d’une autorité supérieure ; mais l’autorité supérieure n’ayant par définition à en redouter aucune autre, ne peut choisir que la première. Le rapport entre celui qui commande et celui qui obéit est tel que ce dernier sert l’intérêt et le bonheur de l’autre, et que celui qui commande le fait pour lui-même, dans son intérêt et pour son bonheur propres, au détriment de celui qui obéit. Il n’y a pas de " bon pasteur ". L’usage de la métaphore pastorale privilégie la tyrannie comme modèle de tout pouvoir.
La pensée de Thrasymaque est que les autres formes de commandement politique, qui respectent la loi, sont des formes trop timides, dans lesquelles le chef n’ose pas rechercher son propre bonheur, ou en est incapable. Ainsi de manière sous-jacente à la question de la justice c’est celle du bonheur qui se trouve posée : en effet celui qui n’a plus de châtiment à redouter se pose correctement la question du bonheur. Il ne s’agit alors plus de savoir si des puissances supérieures donnent récompense au juste, mais si la justice fait le bonheur. Il ressort du discours du sophiste que, considérées en elles-mêmes, la justice ou l’injustice n’ont pas de valeur, mais n’en ont qu’en tant qu’elles constituent un moyen d’atteindre le bonheur. Celui-ci constitue une valeur, la seule valeur, et toute autre chose est rapportée à ce but et mesurée à son efficacité pour l’atteindre. Selon ce cynique, la capacité de rendre coup pour coup, et d’en donner plus qu’il n’en reçoit, distinguerait l’homme digne de gouverner.
Cette vérité serait masquée, parce que l’incapable serait à l’origine d’une supercherie. Ce qu’il n’a pas la force de faire, afin de ne pas le subir, il prétendrait l’interdire. Dans le propos rapporté par Glaucon (République, 358e-359b) cf.Texte- cf.IP- et dans celui de Calliclès (Gorgias, 482c-484c) cf.Texte- cf.IP- (et 491e-492c) cf.IP- la loi apparaît comme l’instrument par lequel serait produite la mutation des valeurs. Cela met en cause le sens de l’obéissance : est-elle basse soumission à un arbitraire ignoble, ou revendication consciente d’un ordre qui mérite de régner ? Comme s’opposent la loi et la nature, s’opposeraient deux sortes d’hommes. Les uns seraient avilis par les paroles et les gestes charlatanesques des maîtres qui les prennent en bas âge et leur font croire que c’est l’égalité qui est juste et belle. Leur éducation les dénaturerait. Dans leur petite enfance, tels que la nature les a faits, ils sont comme de jeunes lions, prêts à user des griffes et des dents pour s’emparer de ce qui leur plaît, disposés à déchiqueter leur proie. Aux dires de l’impudent, tout un dressage inhiberait le bon naturel des hommes, les empêcherait d’oser ce que la nature leur dicte, en ferait des animaux pusillanimes et domestiques.
Cependant l’éducation n’agirait dans le sens de l’avilissement que parce qu’elle serait l’instrument de la loi, celle qui commande l’égalité, la loi démocratique. Les Calliclès se croient d’une espèce supérieure à celle des autres hommes et supérieure à la loi. A côté des lionceaux couchés sous le fouet, ils seraient l'autre sorte d'hommes, ceux qui rugissent, secouent la crinière, donnent un coup de griffe au dompteur et le dévorent. Les bavardages et les gesticulations moralisateurs sont sans effet sur eux : ils seraient les âmes bien nées et bien douées, qui ne laissent pas entraver leur belle harmonie par une infantile soumission à la loi. Mais l’insoumission à la loi n’est pas seulement la soustraction à une autorité illégitime ; c’est aussi forcément l’exploitation des médiocres.
Le cynisme dont Calliclès fait preuve n’avait peut-être pas d’exemple chez les Grecs il y a vingt-cinq siècles. Mais il est facilement identifiable. Une doctrine qui établit une hiérarchie entre deux sortes d’hommes, qui les distingue sur le critère de la force et de la faiblesse, qui légifère sur les moyens de la domination (y compris par le meurtre) des uns sur les autres, qui planifie l’extermination des intellectuels, ne relève pas d’une hypothèse d’école. Au XXe siècle l’Europe et le monde ont connu l’exercice du pouvoir par des gens qui proclamaient ces idées et qui ne craignaient pas de les mettre en pratique. Il ne me paraît pas abusif de définir Gorgias comme une œuvre toute entière tournée contre le nazisme. Calliclès est l’exposant de cette politique qui ne reconnaît ni à tous les hommes la même valeur, ni à tel ou tel d’entre eux la compétence qu’il a acquise par la formation et le travail. Il est le représentant d’une caste qui s’autoproclame l’élite de l’humanité, qui se recrute selon le principe de la cooptation. Cette caste se coopte sur la base d’une veulerie, d’une bassesse et d’une ignominie sans limite, parce qu’elle ne connaît d’autre loi que la violence.
Platon n’avait pas vu l’arrivée au pouvoir des plus sombres brutes. Il ne connaissait pas les camps de concentration et d’extermination. Il n’a jamais entendu parler d’holocauste, d’anéantissement d’un groupe qui n’a commis d’autre crime que d’avoir produit une culture déterminée. Pourtant il ne lit pas l’avenir dans les étoiles. Il fait bien mieux : il lit les risques inhérents à la pratique des politiciens qui lui sont contemporains. Il voit Polos dans Gorgias, et Calliclès dans Polos. On a tort de croire innocente une pratique qui prétend organiser des discours de façon à persuader par des moyens indépendants de la recherche de la vérité. La communication contient le mépris du vrai, du bien et du juste.
Si on lui donne libre cours rien ne peut l’empêcher de dériver jusqu’aux crimes contre l’humanité. On voit alors ce que signifie l’hostilité du philosophe à la démocratie. Il repousse assurément le partage du pouvoir par tous. Cependant la raison n’en est pas qu’il serait favorable à la domination d’une caste sur une autre. Platon refuse comme absolument dangereuse la participation au pouvoir de ceux qui n’ont reçu ni de leur éducation ni de leur propre travail la compétence nécessaire pour juger des choses politiques.
La démocratie ouvre la carrière aux démagogues. La pertinence de l’analyse platonicienne est telle qu’elle distingue le fruit dans le germe. Même si elle ne s’est portée à aucun excès relevant du crime contre l’humanité, l’action politique de Périclès est condamnée, parce qu’au lieu de rechercher la vérité elle flatte les demandes populaires. Il est très remarquable que le nazisme se soit installé démocratiquement. Si l’on croit qu’il est le contraire de la démocratie on trouvera là un mystère, alors que la source du nazisme est l’absence d’une discussion exigeante dans la pratique démocratique.
Calliclès est d’ailleurs d’autant plus dangereux qu’il manifeste un courage et une intelligence, qu’il tourne contre la médiocrité. Qui ne serait tenté de se sentir en communion avec quelqu’un qui exècre la sottise et la lâcheté ? Platon ne disant les choses qu’à peine ce qu’il faut pour être quelquefois deviné, peu comprennent son jugement sur la politique athénienne, et son engagement constant contre les sophistes. Ce n’est pas seulement Gorgias, c’est toute l’œuvre du philosophe qui tente de sauver la liberté de la Cité.
L’Etat qui conduit au supplice le plus juste des hommes, Socrate, n’est autre que l’Etat démocratique. Qui donc le dirige ? Pour quelle raison les hommes qui pourraient être les plus utiles à l’Etat y sont-ils au contraire les plus méprisés ? Il y a dans l’Etat une méconnaissance absolue des règles nécessaires au gouvernement ; plus encore : l’idée qu’il puisse exister de telles règles est vivement rejetée. Ceux qui obtiennent un rôle dirigeant sont des cuistres, qui se battent entre eux pour obtenir et pour conserver le pouvoir. En outre, et c’est sur ce point qu’il y a le plus à dire, il se livrent à de basses manœuvres de séduction afin d’obtenir les faveurs du peuple souverain, à qui il appartient de choisir ses serviteurs. Cependant le tableau de cette dérision pourrait convenir à toutes les sortes d’Etat, à qui qu’appartienne l’autorité souveraine : à un seul, à quelques uns ou à tous.
Sous le même chef d’accusation tomberaient aussi bien l’aristocratie ou la monarchie, mais comme finalement rien ne peut ôter au peuple le droit de décider du gouvernement, l’allégorie du vaisseau fou (République, 488a-e) cf.Texte- cf.IP- (et aussi Politique, 298a-299e) cf.Texte- cf.IP- est une image de la démocratie, plus que des autres Etats. Elle désigne comme un vice de l’Etat cette vile pratique de la flatterie, par laquelle les gouvernants, se moquant des réalités et des nécessités politiques, jouent des opinions populaires pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. Avec son navire et son gouvernail, son équipage et sa cargaison, son patron et son pilote, l’inusable image devient une grille de lecture pour comprendre ce que sont les politiciens aujourd’hui comme hier.
La fable est transparente. Il n’est pas inintéressant néanmoins d’en dégager les rapports des politiciens avec la science politique, leurs rapports entre eux, leurs rapports avec le vrai politique, et les rapports de tous avec le peuple. Il ne manquera pas de bons esprits pour déclarer que la critique formulée par Platon à l’encontre des politiciens est aujourd’hui dépassée. Est-il possible aujourd’hui, demanderont-ils, de leur reprocher de n’avoir aucune science politique et de se moquer de la possibilité d’une telle science ? Il existe, feront-ils remarquer, des instituts d’études politiques, une école nationale d’administration et encore quelques autres nobles institutions républicaines, qui préparent à l’exercice de leurs tâches les élites politiques de demain. On ne trouvera plus aucun politicien pour déclarer que la politique n’est pas une science, ni pour refuser de l’apprendre.
Cette observation ne suffit cependant pas à renvoyer l’allégorie et la critique platonicienne au musée des antiquités. Car une fois énoncée, elle laisse entière la question de savoir si ce qu’on enseigne dans les écoles politiques correspond à ce qu’en attend Platon. Or le programme d’éducation du magistrat qui doit gouverner la Cité est très longuement et précisément explicité par lui (République, 502d - 534e). Il n’est pas besoin de connaître à fond le programme des études de sciences politiques pour saisir combien celui-ci diffère de celui-là. La place qui est faite dans celui-ci aux études préparatoires qui doivent tourner l’esprit de l’homme d’Etat vers les idées, c’est-à-dire les mathématiques, s’y trouve réduite à néant. Plus inquiétant encore, la pratique du dialogue, c’est-à-dire la philosophie, ne trouve aucune place dans les études politiques.
Cette lacune explique ce que sont en réalité les rapports des politiciens entre eux, avec le vrai politique et avec le peuple. A qui est habitué à la vie politique démocratique il paraît tout naturel que les rapports entre les politiciens soient de rivalité. Il y a deux équipes concurrentes et elles n’ont de cesse de se critiquer, de s’accuser, de se condamner mutuellement, d’en appeler au peuple l’une contre l’autre. La pire des choses dans une telle constitution est qu’aucun homme politique, aucun homme qui a l’ambition de gérer les affaires de l’Etat ne saurait s’abstenir de s’agréger à l’une des sectes qui se disputent le pouvoir. Aucun politicien ordinaire ne peut plus émettre un seul vrai jugement, par lequel il apprécierait sereinement et librement, en conscience, le rapport existant entre la décision prise par le gouvernement et la nature du problème qui lui est posé. Lorsque le politicien juge librement, cela détonne tellement qu’on en conclut qu’il a mis fin à sa carrière et à toute ambition personnelle.
Le fond de l’abîme est atteint dans les rapports des politiciens avec le peuple. Dans leur lutte intestine l’une et l’autre fractions font appel à l’arbitrage du peuple : elles se soumettent à son jugement. C’est la loi de la démocratie ! serait-on tenté de dire. Mais se soumettre au jugement de qui que ce soit est évidemment autre chose que se soumettre " aux rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ", pour parler commme Montesquieu. Elles règlent leur conduite politique sur le vote supposé des électeurs, et non sur la nature des choses. Elles consultent anxieusement les sondages d’opinion, les cotes de popularité des uns et des autres pour déterminer dans quel sens orienter leur action. Les fractions évitent de se prononcer nettement sur les questions les plus difficiles et préconisent les solutions apparemment les plus faciles.
La démagogie ne concerne pas seulement le plus populiste des partis politiques ; elle appartient à tous, parce qu’elle est inscrite dans la nature d’un système qui fait des hommes politiques des hommes de parti avant d’en faire des hommes d’Etat. La démagogie commence lorsqu’on se soucie de l’image qu’ont dans l’opinion soi-même et ses rivaux, avant de se soucier de l’ordre des choses et des nécessités qui en découlent. Il n’est pas nécessaire de proposer la lune à ceux qui sont démunis, ni de désigner à leur vindicte un bouc émissaire responsable de tous leurs maux : il suffit pour être démagogue de ne pas dire la vérité, lorsqu’on redoute d’y perdre des voix aux élections ou des points dans les sondages.
Le vrai politique non seulement se moque des sondages, mais ne se fait pas une priorité du résultat des élections. Il ne craint pas d’aller à contre-courant. Il n’est pas seulement indifférent à l’opinion mal fondée qu’on a de lui et de ses concurrents, il l’est également à l’exercice du pouvoir. " Il n’est pas dans l’ordre que le pilote prie les matelots de se mettre sous son commandement, ni que les sages aillent aux portes des riches " (489b). Etre élu et réélu n’est pas ce qui importe au vrai politique.
Montrer qu’il existe une peste ou un choléra, qui périodiquement ravage les sociétés humaines et corrompt leurs institutions, c’est bien ; en analyser la nature, afin d’y porter remède, c’est mieux. En l’occurrence le mal réside dans l’existence au sein de la République d’une sorte d’hommes paresseux et dépensiers. Ce n’est pas leur nature qui les a ainsi faits, c’est le développement de la société, ou sa dégénérescence. La République est comparée à une ruche (564b-e) cf.IP- dans laquelle vivent des abeilles utiles, les unes ouvrières, les autres gardiennes, mais aussi des éléments inutiles, les frelons, d’autant plus nuisibles qu’ils se tournent contre la ruche. Des frelons, les uns ont un aiguillon, les autres non. Les nuisibles dans la République sont de deux sortes.
Ceux-ci sont les mendiants, ceux-là les malfaiteurs, tels que cambrioleurs, détrousseurs, pillards, etc., qui vivent aux dépens des abeilles productrices de miel. L’aiguillon est le courage qui manque aux premiers, et qu’on trouve aux seconds. Le trouble qu’ils introduisent dans la ruche est semblable à celui qu’on voit produire dans un corps par les symptômes de l’inflammation et du catarrhe. Plus clairement, ces malandrins et ces bons à rien irritent la ruche sociale et la vident de sa richesse. L’apiculteur, représentant symbolique du législateur, se donne relativement aux frelons la même tâche que le médecin relativement à l’inflammation et au catarrhe. Il faut faire disparaître les nuisibles par une action soit préventive, soit curative.
Etrange tableau ? Très familier au contraire à qui observe les mœurs politiques. Pour qu’il s’éclaire il suffit de penser que les malfaiteurs ne sont pas à proprement parler ces cambrioleurs, détrousseurs et pillards, qui manquent d’envergure et qui échouent en prison, mais des rapaces de haut vol, qui pratiquent le détournement et le recel de fonds publics, le délit d’initié, l’entente et le favoritisme dans l’attribution des marchés, etc. C’est une poignée de gens peu nombreuse, mais autour de laquelle vit une claque, qui les applaudit, en reçoit les miettes et en retour lui assure un indispensable appui. Les malfaiteurs, qui se nourrissent de l’activité des autres, constituent la première fraction de la République. En démocratie toutes choses sont administrées par les parasites.
Il faut donc que la seconde fraction de la République, ait une activité qui engendre des richesses. Elle produit le miel (564d) que lui volent les parasites. Dans cette fable toute chose a son image, sauf elle. Il n’y a pas lieu de s’étonner que la fable soit incomplète, chose très fréquente dans le dialogue platonicien qui laisse en blanc un certain terme, afin que le lecteur doive se charger de le reconstituer. C’est très facile ici, puisqu’il a été question de frelons, d’aiguillons, de cellules, de ruche, et même d’apiculteur. Il faut bien quelqu’un pour produire le miel, et ce ne peut être que l’abeille, qui est le centre et la raison d’exister de la ruche. D’ailleurs les abeilles sont de deux sortes comme il est bien naturel : les ouvrières et les gardiennes. Dans l’un ou l’autre rôles elles sont utiles, fécondes, productrices. Les hommes les plus productifs sont ceux qui respectent l’ordre et la justice. Ils produisent le plus de richesse, parce que la corruption, qui est stérile, ne produit rien. Les plus riches, compris comme ceux qui produisent le plus de richesse, ne sont pas pour autant ceux qui en disposent, puisque les parasites la leur volent. Leur respect de l’ordre est l’expression d’une loi de la nature, dont ils sont conscients plus que quiconque. Une justice immanente lie aux actes leur sanction éthique. La seconde fraction de la République est celle du petit nombre des justes, dont le travail est aussi le plus qualifié.
Il y a en outre dans la société des travailleurs sans qualification : ils forment le peuple. Qui gouverne dans la démocratie ? Non ceux dont le travail est qualifié, peu nombreux, qui ne peuvent constituer une majorité, mais ceux qui ne travaillent que de leurs mains, qui sont les plus nombreux et, puisque la puissance en démocratie réside dans le nombre, de ce fait les plus puissants. Les prolétaires constituent la troisième fraction, majoritaire, de la République
Derrière ces apparences numériques Platon distingue des intérêts économiques opposés. La plus grande richesse sort des mains du petit nombre, le plus grand nombre est inversement dans la pauvreté. Mais cette distinction ne renvoie pas à un irréductible conflit d’intérêts, qui serait la conséquence de l’exploitation de ceux-ci par ceux-là. Ceux-ci ne sont pas contraints de travailler sur les moyens de production qui appartiendraient à ceux-là, car les uns sont autonomes relativement aux autres et réciproquement ; mais les uns emploient dans leur travail une force, la leur propre, plus qualifiée que celle des autres : c’est la seule raison pour laquelle ils produisent plus de richesse. Il n’y a pas d’exploitation des prolétaires par la minorité qualifiée.
Pourtant la notion d’exploitation ou de profit n’est pas sans portée. Les exploiteurs sont les parasites, profiteurs qui savent tirer la substance de la richesse, où qu’elle soit produite. Ce n’est pas si mal vu : le profit financier est réalisé par des gens qui ne prennent pas le risque de diriger une entreprise industrielle ou commerciale. Pourvu qu’on sache redresser une interprétation superficielle et hâtive de l’image de ruche, de frelons, etc., on lui découvre une forte pertinence. Sans les concepts de l’économie politique : classes sociales, luttes de classes, capital, travail, profit, salaire, moyens de production, force de travail, etc. Platon livre pourtant au lecteur une analyse de classe de la société.
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Dire que la démocratie est une forme de République qui assure aux hommes la liberté peut suffire à la distinguer de tous les autres mauvais gouvernements. Il n’y a de liberté pour la majorité du peuple, ni dans la timocratie, ni dans l’oligarchie, et moins encore dans la tyrannie. Dans tous ces régimes un petit groupe d’hommes, voire un seul, impose sa volonté aux autres qui lui sont soumis. Il est vrai qu’on ne trouve dans la démocratie de minorité capable d’imposer sa loi ni par sa compétence, ni par la peur, ni par la force. Mais affirmer qu’aucune minorité ne l’emporte sur les autres, signifie aussi qu’il n’y règne aucune loi applicable universellement. Les définitions de la démocratie reposent sur l’hypothèse que le peuple est un et indivisible, qu’il commande en corps et qu’il obéit en corps. Mais le simple constat de la réalité politique contraint de reconnaître, tant à Athènes que dans bien d’autres endroits et à bien d’autres époques, un pullulement d’unités autarciques, qui s’ignorent les unes les autres et bien plus encore ignorent le corps. L’unité du corps politique dans la démocratie est une fiction.
Cette réalité empirique impose de réviser la notion de liberté à laquelle répond la démocratie. Il ne suffit pas de la définir par la négation de la soumission à l’autorité d’une fraction à laquelle on n’appartient pas, car ce serait encore reconnaître l’obéissance à une loi ! Or elle est la négation de la soumission à toute autorité et à toute loi. En fait dans la démocratie il n’y a plus ni autorité ni loi : la liberté qui y règne est celle de la parole et de l’action (557a). Dans ce régime politique, non le peuple, mais chacun dit ce qu’il veut ; et non le peuple, mais chacun fait ce qu’il veut. Tel est le contenu réel de sa liberté. Il faut encore préciser ce qu’il en est du droit de dire ce qu’on pense. Le tableau qui est donné dans le passage où Socrate l’analyse (557a-558c), cf.IP- n’autorise pas à croire que la liberté de pensée, qui y est désignée et critiquée, soit le droit de prendre la parole dans une assemblée délibérative. Ce n’est pas le droit de faire entendre son opinion que critique le philosophe, mais la licence de passer outre la loi.
La liberté de parole, le franc-parler est absolument nécessaire à des institutions saines, dès lors qu’elles mettent en place un Conseil, que celui-ci soit représentatif d’une fraction aristocratique, timocratique, oligarchique ou du peuple tout entier. L’alternative est simple : ou bien le Conseil n’est que la voix de son maître et son rôle est purement décoratif, ou bien son rôle est délibératif, et nécessairement s’y expriment des voix discordantes. La délibération suppose la contradiction. Socrate, qui ne se prive pas d’apporter la contradiction, ne critique évidemment pas la délibération, mais à l’opposé la parole qui tient pour nulle la délibération faite en bonne et due forme. Il déclare inacceptable qu’on parle comme si la délibération n’avait pas eu lieu, comme s’il n’existait aucun Conseil, comme s’il n’y avait pas de lois. La délibération prise, il s'y soumet, fût-elle celle qui le condamne à la mort. En son principe même la parole qui ignore la délibération porte atteinte à la sûreté de l’Etat.
C’est encore plus évident de la licence prise par chacun d’agir à sa guise. Il ne s’agit pas de critiquer la liberté qui appartient à tous de réaliser leur projet, d’atteindre leur but en utilisant les moyens que leur reconnaît la loi. La loi impose à chacun les voies par lesquelles il peut obtenir ce qu’il veut, en même temps qu’elle garantit les voies par lesquelles les autres peuvent également obtenir ce qu’ils veulent. La sûreté de tous est celle de chacun. A l’inverse il n’y a plus aucune sûreté pour personne si tous, ou seulement quelques uns, s’accordent le pouvoir de faire ce qui leur plaît suivant leur propre fantaisie. Or des groupes de pression défendant diverses causes, ayant échoué à faire admettre leur point de vue par l’assemblée délibérative, décident de l’imposer par la force. Sans doute faut-il reconnaître à chacun le droit de conserver son opinion lorsque la délibération l’a rendue minoritaire et a tranché contre elle, mais la République ne peut pas admettre qu’après la décision commune chacun agisse à sa guise.
Les partisans d’une autre loi peuvent parfaitement poursuivre le débat en employant tous les moyens que la loi leur reconnaît. Il leur revient de convaincre par ces moyens ceux qui ont un autre avis. Au contraire user de la force pour faire obstacle à la loi, prétendre avoir raison seul contre les autres, c’est les mépriser. En outre lorsque le gouvernement laisse faire ces actions illégales sans les réprimer, animé par le souci démagogique de ne pas perdre des voix qui pourraient lui faire défaut au prochain scrutin, la perte de l’Etat n’est pas loin. Il n’y a plus de constitution : chacun suit la sienne. La transformation de la démocratie en tyrannie est en bonne voie.
Par là peut se comprendre le respect socratique de la loi. Comme on le voit dans Criton, le philosophe condamné à mort avait la possibilité matérielle de s’évader de sa prison et de se soustraire à la peine capitale. Il eût paisiblement vécu dans un exil que ses amis eussent fait doré. Mais c’eût été contribuer à accroître le désordre, à banaliser la désobéissance, à promouvoir la tyrannie. Ce programme eût été enchanteur et plaisant pour tout autre que Socrate ; mais il était pour lui politiquement criminel. La fameuse prosopopée des lois (Criton, 50a-54d) cf.Texte- cf.IP- le signifie nettement. Transgresser la loi au seul prétexte qu’on veut le bien du peuple (République, 558b-c), y compris malgré lui, c’est toujours l’excuse des tyrans : ils savent mieux que le peuple ce qui est bon pour lui ! Le malheur de la démocratie est que ceux qui sont capables d’y exercer le pouvoir, n’y sont pas contraints et que réciproquement les incapables n’en sont pas écartés. On n’écartera pas les corrompus du pouvoir, si l’on n’obtient pas que l’exercent ceux qui en sont dignes. L’équation est d’une simplicité extrême : tant qu’on ne contraint pas à exercer le pouvoir ceux qui n’en veulent pas, il est exercé par ceux qui en veulent !
Qu’est-ce qui fonde l’exigence de faire du philosophe le magistrat suprême ? L’Etat dont parle Socrate avec Glaucon et Adimante, dont ils sont le législateur, mène les meilleurs esprits au plus haut niveau de l’éducation, jusqu’à la contemplation du bien. Il assure la formation philosophique et il est fondé en retour à exiger de ceux qui l’ont reçue qu’ils assument la magistrature suprême. La République est comme un essaim, le philosophe est nourri et éduqué par l’essaim ; comme il y a une reine dans la ruche, il doit devenir le roi de cette République (520b). cf.Texte- cf.IP- Le philosophe a une dette à l’égard de la communauté, il est juste qu’il la rembourse.
Cependant que le philosophe soit capable de gouverner ne fait pas encore qu’il en ait envie. Il faudra le rechercher, exercer sur lui une pression pour lui faire accepter la mission qu’il refuse. Non seulement il doit se soumettre à la pression, mais la Cité doit l’exercer. Si elle ne le fait pas, le pouvoir sera saisi par ceux qui en sont indignes. Il y a une relation entre le désir de pouvoir et le bonheur donné à la Cité. Plus grand est le désir d’un homme d’exercer le commandement dans la République, plus faible est sa capacité de l’assumer dans la justice, et inversement. Le désir de s’accaparer la magistrature suprême est l’indice du niveau des connaissances acquises, nécessaires dans l’art de gouverner : il lui est inversement proportionnel. Plus un homme recherche avec passion la magistrature suprême, plus on est fondé à le soupçonner de corruption.
La liberté des élections autorise-t-elle à se réjouir de vivre en démocratie ? Peut-on se satisfaire d’une procédure de désignation des magistrats fondée sur la déclaration de candidature ? S’il est reconnu que la désignation d’en haut et l’élimination des rivaux ne sont politiquement pas recommandables, la seule alternative est la désignation d’en bas, c’est-à-dire l’appel fait par le peuple à celui qu’il juge le plus digne d’exercer la magistrature. Cela se pratique très bien à l’échelon le plus proche, ce qui ne veut pas dire le plus négligeable, de la vie politique. Il n’est pas rare dans les villages que personne ne soit spontanément candidat à la fonction de maire, parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre le temps qu’il faut y consacrer avec les risques qu’on y court et les avantages qu’elle donne. Il arrive alors que, discutant entre eux, les citoyens finissent par se tourner vers la personne qui leur semble la plus apte à défendre le bien public et la sollicitent. Le peuple soumet à une cordiale pression celui qui en est capable, afin qu’il accepte la charge des affaires communes.
Là se trouve réalisée la situation que décrit Platon : d’une part ce ne sont pas des corrompus, affamés de richesses personnelles, qui viennent aux affaires publiques, car il n’y a rien à gagner à la gestion de celles-ci ; d’autre part ceux qui en reçoivent le mandat peuvent regretter qu’on ne les ait pas laissés dans leur condition privée, meilleure pour eux que le pouvoir. Parce que ceux qui doivent y commander ont une raison de fuir le pouvoir, on a le moyen d’une collectivité bien gouvernée. L’élection formelle ne fait dans ce cas que sanctionner une candidature proposée d’en bas. On peut conclure de là que, s’il est bien nécessaire que les magistrats soient désignés par élection, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen d’exprimer la volonté populaire, ce n’est pas suffisant pour faire une démocratie. Une vraie démocratie exige en outre que les termes du choix, sur lequel la volonté populaire est amenée à se prononcer, aient été posés eux aussi par le peuple.
Telle qu’elle fonctionne jusqu’à ce jour, tient-elle compte de cette exigence ? Est-ce seulement pour les Grecs de l’Antiquité qu’écrivait Platon ?
Le juste est-il juste parce qu’il n’a pas eu l’occasion d’être injuste ? L’homme digne de gouverner est-il seulement celui qui n’a pas eu l’occasion de la corruption ? A la fin de la République le mythe d’Er montre une âme, à qui les règles d’un Etat bien policé n’avaient pas donné cette possibilité, faire avec avidité le choix d’une vie de tyran. Ou bien le juste est-il juste parce qu’il trouve que la désobéissance à la loi est trop cher payée ? La crainte de se faire prendre lui tient alors lieu de vertu. Ou bien est-il juste parce qu’il a peur de la transgression et qu’il manque, comme l’en accuse Thrasymaque, de l’audace nécessaire pour braver les lois ? Il faut se demander si l’adhésion des meilleurs à la justice n’est pas due à autre chose que la reconnaissance de sa valeur. Glaucon invente une expérience cruciale qui permettra de décider s’il y a au monde un seul juste qui aime la justice pour elle-même (République, 359c-360d). cf.Texte- cf.IP-
Si elle était extrinsèque, quelle que fût la raison qui le retenait, mis en possession de la bague de Gygès le juste n’est plus retenu par rien. Pour résister à la tentation de commettre les crimes d’Archélaos et quelques autres de moindre importance, il lui faut maintenant connaître les natures respectives de la justice et de l’injustice, car faute de les distinguer, il sera saisi de vertige à l’idée de s’assurer l’impunité. Il lui faut comprendre qu’en elle-même l’injustice est un trouble de l’âme, et qu’intrinsèquement la justice est l’harmonie de l’âme. Dans les centaines de pages qui suivent cette parabole, Socrate explique que l’injustice est le malheur de l’homme et la justice son bonheur.
Si l’injustice est impuissance, cette vérité doit être établie y compris dans le cas le plus favorable à l’injuste, celui de l’injuste triomphant. Si à l’inverse la justice est puissance, cette vérité doit être établie y compris dans le cas le plus défavorable au juste, celui du juste bafoué. Car ce n’est pas en fonction des circonstances extérieures, favorables ou défavorables, qu'on peut apprécier si l’injustice en elle-même fait le malheur de l’injuste et si la justice en elle-même fait le bonheur de l’homme juste. Il faut donc comparer l’injuste et l’homme juste au sommet de leurs arts respectifs, lorsque les apparences dissimulent leur réalité et les font prendre pour le contraire de ce qu’ils sont, c’est-à-dire l’un pour l’autre. Il faut juger du sort de l’injuste pris pour l’homme juste et de celui-ci réciproquement pris pour celui-là.
Afin d’établir que l’injuste est malheureux du fait de son injustice, il faut le représenter épargné par le jugement des hommes comme par celui des dieux. Afin d’établir que l’homme juste est heureux du fait de sa justice, il faut le représenter accablé par le jugement des hommes comme par celui des dieux. Adimante, dans son propre discours (362e-367c), s’emploie largement à montrer qu’on peut fausser le jugement des dieux aussi bien que celui des hommes. Ces dieux-là sont en effet ceux de la mythologie païenne, telle qu’elle est exposée par Hésiode et Homère. Aussi faut-il que la comparaison se fasse entre le sort de l’homme injuste béni des dieux comme des hommes et celui de l’homme juste maudit des dieux comme des hommes.
Ces exigences définissent exactement le sort de Socrate : maudit des hommes, car il est reconnu coupable de corrompre la jeunesse, maudit des dieux, car il est reconnu coupable d’impiété, il est cependant heureux. Dire qu’il choisit son sort plutôt que de se renier, pose dans toute sa force la question du bonheur, car c’est démontrer que celui-ci n’est pas accordé comme une grâce par les puissances supérieures à l’homme humblement soumis à leur loi inintelligible. Alors qu’il disposait des conditions matérielles qui lui eussent permis de ne pas se soumettre, il obéit librement par intelligence de la loi (Cf. Criton). Dans le bonheur de Socrate condamné, et non dans la condamnation du juste, est le scandale de ~399, fondateur de toute philosophie.
La conduite du philosophe est justifiée à plusieurs reprises dans les dialogues. Dans Gorgias, Phédon ou la République, Socrate conclut l’entretien par un récit emprunté aux bonnes femmes, qui prétendent à l’existence d’un au-delà de la mort, dans lequel sont jugés et rétribués les hommes, de telle sorte que les méchants qui auraient échappé à la justice des hommes soient enfin châtiés, et que les innocents qui auraient injustement souffert soient enfin récompensés. L’histoire rapportée consiste en peu de choses, elle exprime les croyances que prétend vraies une philosophie servante de la théologie. Ces récits, quoique sous une apparence irrationnelle, formulent pourtant une idée très importante, exprimée de cette manière où elle est reconnaissable par chacun. Tout le monde en effet n’est pas philosophe, il y a bien des gens qui ont plus d’imagination que de raison. Il faut les persuader, à défaut de les convaincre. Seulement ce n’est pas à eux que s’adresse le philosophe ; ils ne liront pas la première ligne de ses dialogues. La raison pour laquelle personnellement Platon emploie un mythe de l’au-delà, est de placer son lecteur devant la responsabilité intellectuelle de le traduire.
Socrate, enrichissant quelque peu la mince trame fournie par la tradition, en tire une conception visant à établir comment il faut comprendre la mort (Gorgias, 524b). cf.Texte- cf.IP- Il y a en effet différentes sortes d’âmes. Comme il y a de grands corps et de petits, il y a de grandes âmes et de petites. Sans doute de ces qualités de naissance l’homme n’est pas responsable et on ne saurait ni le louer ni le blâmer. Mais ce qui intéresse le juge, c’est ce que l’homme a fait de son âme. Qu’elle soit petite ou grande, cela ne détermine encore pas si sa conduite est vertueuse ou criminelle. Ce qui s’affirme à travers le récit, c’est l’existence de l’âme. Autrement dit, qu’il y ait ou non un juge immortel, la valeur de l’homme ne se mesure pas sur l’apparence, c’est-à-dire sur son corps tel qu’il est revêtu, éventuellement, de beaux habits, de riches parures et d’admirables bijoux, qui lui valent de son vivant la considération des vivants. Pourquoi la justice a-t-elle un bandeau sur les yeux (526b) ? sinon pour montrer qu’un homme a la valeur que lui donnent ses actes, et savent la mesurer tous ceux qui sont capables de prononcer un jugement éthique.
Est éthique le jugement libre qui ne se laisse pas asservir aux apparences, qui n’est pas courtisan. Or chacun en est capable. Y compris le criminel le plus endurci, Archélaos par exemple, porte sur lui-même le jugement qui convient et pour cette raison se donne une apparence propre à réunir autour de lui des courtisans. Il s’imagine peut-être balancer la réalité par l’apparence, mais il ne croit pas son apparence significative de sa valeur. Il existe une majorité de gens prête à s’y soumettre, parce qu’il y a une majorité, sinon de criminels, au moins de courtisans. Le maître flatte le courtisan, comme celui-ci le flatte. Mais cette belle et avantageuse façade se lézarde dès qu’un homme se lève et prononce un jugement libre. Socrate, refusant de se coucher devant la démagogie, ébranle tellement le monde des communicants, Gorgias et tous les autres, que les démagogues réunis vont l’éliminer. La mort du récit mythique est une image. En tant que séparation de l’âme d’avec le corps, l’au-delà de la mort est l’affirmation que, envers et contre toute démagogie, la valeur de l’homme est accessible au jugement libre.
La fin de Phédon montre que l’âme n’est pas un autre moi que le corps, qu’elle est purement et simplement la valeur de ses actes. Socrate tance gentiment son ami Criton, qui s’était porté garant devant les juges que le prisonnier ne s’évaderait pas. Il peut maintenant au contraire avoir l’ironique assurance de son évasion : " je n’y serai plus " (Phédon, 115d), cf.IP- dit le prisonnier en parlant de son corps mort. L’âme assume la conduite du corps, elle assume le respect de la loi et l’obéissance au jugement, mais elle n’a plus aucune conduite à assumer dès que le corps est mort. Ce qui peut lui advenir, enterrement, incinération ou abandon aux corbeaux, ne la touche en rien. Dans ce corps, qui sera d’ici quelques instants refroidi et raidi par l’effet de la ciguë, il y aura tout ce qu’on voudra sauf Socrate. Ce qu’on peut en faire se fera sans lui et lui est indifférent. L’âme n’est pas de l’ordre du mortel et il importe de le dire et de le faire savoir. Car, si tel était le cas, tout serait permis. C’est être indigne de l’intelligence dont on est porteur que de se conduire de manière vicieuse ou corrompue.
La mort qu’évoquent les mythes platoniciens est si peu le terme de la vie que les âmes n’y sont pas seulement jugées, mais que le jugement y a une fonction d’amendement. Il ne faut donc pas être naïf sur ce que peuvent signifier la récompense et le châtiment (Gorgias, 524e). cf.Texte- Les juges par leurs arrêts instaurent un ordre qui n’a ni commencement ni fin. Ils mesurent l’exacte valeur d’une âme et celle-ci reçoit, du fait de l’égalité géométrique (508a, cf. infra : Egalité géométrique), ce qu’elle mérite exactement. Il n’y a pas deux mondes, l’un dans lequel le crime serait impuni et le criminel heureux, l’autre dans lequel enfin tout s’inverserait.
Non seulement une telle interprétation serait contraire à la philosophie développée durant tout l’entretien avec Polos et avec Calliclès, mais la lettre du récit rapporté par Socrate l’interdit aussi. J’attire l’attention sur les termes dans lesquels s’énonce le mythe. Le châtiment a pour fonction d’amender et le criminel et celui qui en a l’exemple. Les juges ne condamnent pas les méchants pour venger la justice. Il n’y recherchent aucune compensation. Ils n’ont pas pour rôle d’ôter un bonheur à celui qui ne le méritait pas et de le plonger dans le malheur à la fois parce que ce serait ce qu’il méritait et parce qu’il devrait payer le bonheur immérité. Il n’ont pas non plus pour objectif de lui faire subir ce qu’il a fait subir aux autres. Le mythe platonicien est loin de la loi du talion.
Le châtiment est ce qui rend meilleur le méchant qui le subit. Or ce méchant n’aurait nullement à s’amender, ni les autres, s’ils n’étaient en vie ! L’au-delà de la mort dont il est ici question, n’est pas l’au-delà des mythologies. Il ne se situe pas dans un après, mais dans un arrière plan intelligible, dans le sens où c’est derrière les apparences que se trouve la réalité. Même si la plupart des hommes vivent au ras des apparences, ils savent néanmoins qu’il y a quelque chose derrière elles, qui n’est rien d’autre que la réalité, c’est-à-dire la seule chose qui compte. Plus que Minos, Eaque et Rhadamante c’est toujours l’homme qui juge l’homme. Les dieux et le séjour des morts ne sont là que pour la solennité du décor, le philosophe ne parle que de la vie des hommes.
Selon le mythe de la République (614b et suivantes) cf.Texte- cf.IP- le jugement n’est pas seulement signifié à l’âme jugée, il est rendu public. Chacun peut savoir quelles félicités ou quelles atrocités sont réservées à une âme quelconque : elle porte son verdict inscrit sur un écriteau. Dans le paradis ou l’enfer des mythologies ne se trouve rien de semblable ; chaque âme est pour soi au paradis ou en enfer, sans instruction à communiquer aux autres et dans cette tradition le verdict est ramené à son expression la plus simple : paradis ou enfer pour l’éternité, donc sans indication de durée. A l’inverse dans le message que suggère Platon l’éventail des verdicts possibles, non quant à leur durée qui est toujours de mille ans, mais quant à leur charge de joies ou de souffrances, a pour rôle de faire connaître le sort de l’autre. Chaque âme, dès qu’elle est jugée, doit porter accrochée à son cou la pancarte qui fait savoir publiquement ce que ses actes lui ont mérité. Le jugement enseigne la justice aux justiciables et en appelle l’amendement.
Qu’un jugement soit porté devant soi et l’autre derrière est doublement significatif. D’une part c’est devant, sur la poitrine, que se portent les signes du mérite, tels que les décorations qu’on arbore au revers du costume ou en travers de la veste. A l’inverse c’est dans son dos que l’enfant qui a mal travaillé, qui a été indiscipliné ou qui a commis une faute quelconque mais grave, porte la pancarte de la honte. L’honneur qui est accordé dans le premier cas permet de faire société, de s’intégrer dans la communauté, d’être reconnu des autres hommes ; tandis que le déshonneur infligé dans le second bannit de la communauté. Sur ce plan l’image est violente : le crime exclut.
Mais elle montre encore que celui qui a mérité récompense voit la décision qui le concerne, tandis que celui qui a mérité châtiment ne la voit pas. Le second ne sait quelle sanction il a méritée qu’une fois que les juges se sont prononcés, à la différence de l’autre qui le savait avant. La distinction entre la pancarte devant et la pancarte derrière signifie que les bonnes actions sont commises en toute conscience de leur portée éthique et que les mauvaises au contraire sont commises sans cette conscience. Le sens de cette image est dans l’illustrissime formule : " nul n’est méchant volontairement " (Gorgias, 509a). Celui qui est conscient que sa justice fait son bonheur agit justement ; celui qui agit injustement le fait par inconscience que son injustice fait son malheur.
Ces deux détails, minimes indications dans le texte, sont cependant de la plus longue porée. Quel sens en effet pourrait-il y avoir à opposer d’une part celui qui est reçu dans la communauté à celui qui en est exclu, d’autre part celui qui est conscient de la sanction de ses actes à celui qui en est inconscient, si le mythe parlait, comme il en a l’apparence, d’une autre vie après la mort du corps ? Significativement la tradition chrétienne, parce qu’elle ne parle que d’une autre vie après la mort du corps, c’est-à-dire parce que sa portée se veut véritablement eschatologique, ignore ces oppositions. Significativement, pour la même raison, les félicités ou les atrocités n’y ont aucune charge déterminée et mesurée selon les actes, mais sont distribuées, sans autre précision, pour l’éternité. Ces distinctions trouvent leur sens au contraire si l’on réfléchit que, derrière une apparence eschatologique, l’objet du récit rapporté par Er n’est pas la vie au-delà de la mort, mais au contraire la vie d’aujourd’hui.
Les verdicts du mythe platonicien sont déclarés différents les uns des autres, parce qu’ils sont exactement proportionnés au mérite et au démérite de l’homme qui est jugé. La nature des récompenses et celle des châtiments est néanmoins livrée à l’imagination du lecteur : " les nombreux détails de leur récit demanderaient beaucoup de temps " (République, 615a). Moyennant quoi l’auteur passe à " l’essentiel ", à savoir premièrement que chaque crime est puni et deuxièmement qu’il est puni dix fois. Il n’est donc pas question pour la philosophie d’une sanction en bloc, qui compenserait globalement par une atrocité éternelle les félicités connues dans la vie ici-bas par les criminels, car aucun crime n’est susceptible d’apporter une quelconque félicité. Il n’est pas question par suite de rétablir tardivement un ordre bafoué par la félicité des criminels en les envoyant, après coup, en enfer pour l’éternité, car l’ordre ne saurait être bafoué : le crime implique en lui-même l’atrocité, comme la vertu implique en elle-même la félicité.
Si chaque acte est récompensé ou puni au décuple et si, une vie humaine valant cent ans, le voyage souterrain dure mille ans, c’est afin de distinguer sa valeur éthique de sa simple matérialité. Par exemple un meurtre est matériellement l’acte de mettre fin à une vie, quel qu’en soit le moyen, de dissoudre les liens organiques qui existaient entre les très nombreux atomes constituant le vivant. Considéré de ce seul point de vue, comme il l’est par les sadiques et les nazis, cet acte n’est vraiment rien. Il n’a de poids que si l’on prend en considération sa signification éthique. En l’occurrence le total mépris d’autrui signifie la totale abjection de celui qui l’exprime. Le mythe établit métaphoriquement un rapport de un à dix entre la matérialité de l’acte et sa valeur éthique, pour avertir que toute indélicatesse, qu’on s’autorise en se disant qu’elle est sans importance, tout délit dont on s’excuse en se disant qu’il n’est pas mortel, et a fortiori tout crime juge celui qui le commet.
Entre la punition de l’indélicatesse la plus bénigne et celle du crime le plus abominable ce n’est pas la durée qui est différente, c’est l’intensité des douleurs qui la constituent. Les souffrances subies dans le meurtre par son auteur sont bien plus horribles que celles qui sanctionnent une grivèlerie. Les méfaits sont tous expiés dans le délai de mille ans, parce que le châtiment n’attend pas, il n’est pas renvoyé à l’au-delà. Il est dans l’acte. La grivèlerie enferme en elle une souffrance éthique, qui vaut dix fois sa matérialité ; et le meurtre enferme en lui une souffrance éthique bien supérieure, qui vaut dix fois sa propre matérialité. Symétriquement les bonnes actions enferment en elles leurs jouissances. Puisque la punition et la récompense ne viennent pas après l’acte, mais sont impliqués en lui, il est d’autant plus facile de comprendre qu’elles ne sont pas éternelles, mais à temps. Afin de s’en amender, on revient du châtiment ou de la récompense mérités par les actes commis.
Dans un style moins mythique, quoique cependant métaphorique, Platon explique pourquoi le méchant est malheureux du fait de sa méchanceté. Il donne pour image de l’homme une peau, elle-même de forme humaine, à l’intérieur de laquelle seraient enfermés pêle-mêle un monstre polycéphale, un lion et un homme (République, 588b-590a). cf.Texte- cf.IP- Afin qu’existe la justice, il faut assurément que l’homme intérieur gouverne, mais cela n’est possible ni sans l’alliance du lion ni dans l’écrasement aveugle du monstre polycéphale. Afin qu’existe la justice, rapport entre les vertus, doivent être déterminés les rapports qu’il faut établir pour que règne l’amitié entre les occupants de la peau.
Thrasymaque affirme implicitement qu’il est utile à l’homme d’assurer en lui-même la domination du monstre polycéphale sur l’homme intérieur, de soigner, de nourrir et de fortifier le premier au détriment du second, de lui permettre de le battre. Mais l’homme intérieur, quoique battu, ne s’avoue jamais vaincu, il n’accepte pas le joug que prétendent lui imposer les désirs et de là vient que dans la peau la bagarre ne cesse jamais. Le lion avili, devenu singe, a beau se liguer avec le monstre, l’homme intérieur ne se rend à eux pas plus que Socrate ne se rend aux démagogues. L’accord, l’harmonie ou la paix sont impossibles dans l’abjection. Afin qu’il devienne meilleur, il est utile à l’homme en tant que grande peau, de fournir à l’homme intérieur, à sa partie divine, les moyens de l’emporter sur le monstre, c’est-à-dire lui apporter l’aide du courage. Cela ne signifie pas que les désirs doivent être anéantis, que la victoire sur eux ouvre une vie qui en serait totalement délivrée. La philosophie platonicienne n’est pas cette pâle doctrine, que très abusivement désigne hélas le nom de platonisme, qui voudrait que l’homme méprise ses désirs et tout ce qui appartient à son corps. La lecture de ce passage montre que l’exigence éthique ne vise pas à faire taire les désirs, mais à leur mesurer la place.
Son objectif est l’amitié entre l’homme intérieur, le lion et aussi le monstre polycéphale. Le polycéphale est " le nourrisson " (589b) de l’homme intérieur. Privé d’intelligence il peut croître n’importe comment, devenir soit totalement sauvage, soit totalement apprivoisé. Il est comme un tout petit enfant dont il ne faut pas abandonner l’éducation au hasard, mais à qui il faut patiemment apporter tous ses soins. L’intelligence doit veiller sur son pupille avec l’aide du courage. Parmi les désirs il y en a de tout à fait sauvages, tandis que les autres peuvent être apprivoisés, cultivés. Il faut faire croître ceux-ci, et non les éliminer. Si quelque chose doit être éliminé, il ne peut s’agir des désirs dans leur ensemble, mais seulement de cette sorte de désirs que condamne l’intelligence. Prenant appui sur le courage, celle-ci peut effectivement obtenir ce résultat et créer l’amitié, l’accord, l’harmonie entre les désirs qu’elle élève d’abord, entre ceux-ci et elle en outre. Au lieu de la guerre intestine, les soins apportés au polycéphale mettent la justice dans l’homme.
L’injustice est donc un comportement absurde. Celui qui la commet, ou celui qui la vante se trompe sans le vouloir. Parce qu’il n’y regarde pas d’assez près, il peut lui sembler avantageux de s’emparer injustement des biens d’autrui. Mais c’est livrer la part divine de soi à sa part bestiale. C’est livrer ce qu’on a de meilleur à ce qu’on a de pire, et à une puissance non seulement méchante mais étrangère. C’est aussi renoncer à l’éducation de la part désirante, nourrisson de l’intelligence. L’injuste prostitue son enfant (589e).
Le plaidoyer prêté par Platon à Socrate au jour de sa mort est bien connu. Son sens l’est moins. La séparation de l’âme et du corps n’est pas un rejet ou une exclusion des plaisirs qui sont liés au corps, mais leur tempérance. Il y a " une nécessité majeure " (Phédon, 67a) cf.Texte- cf.IP- de prendre part au plaisir de manger et de boire, comme d’ailleurs à ceux de l’amour et à tous les plaisirs du corps en général. Refuser de manger et de boire, actions qui procurent indiscutablement du plaisir, serait tout simplement se suicider. Il n’y aurait en cela pas moins de faute qu’à se pendre ou se poignarder. Les plaisirs de l’amour sont au moins liés à la procréation et il y aurait autant de faute à ruiner la survie de l’espèce que la sienne propre. L’interprétation qui fait du platonisme une doctrine de l’abstinence, un ascétisme austère est abusive. Platon n’est pas le fourrier du christianisme, surtout dans sa version paulinienne ou augustinienne. Parce qu’elle est la pensée intelligible et pas une foi, la philosophie ne peut tout simplement pas exiger de la vraie vie qu’elle soit vide du plaisir des sens.
Elle est en droit par contre et en devoir d’exiger d’elle qu’elle ne se fourvoie pas dans une fausse hiérarchie des valeurs, donnant libre cours à la gloutonnerie et à la luxure. L’enjeu du choix philosophique en effet n’est pas de préserver une sorte de virginité, absurde dans le contexte où entre la philosophie platonicienne, mais d’une manière plus réaliste, plus vigoureuse et plus simple de préserver l’ordre ou l’harmonie, et donc d’y soumettre les activités du corps. Il ne peut être question de nier celui-ci, mais il faut exercer sur lui une maîtrise. Il appartient à un homme véritable de déterminer dans quelles limites il doit donner satisfaction à son corps, ou plus précisément dans quelles limites une satisfaction du corps est une satisfaction de l’homme. Un plaisir, une jouissance, une volupté ne sont tels que pour autant que l’intelligence y participe, c’est-à-dire pour autant qu’elle dirige le corps dans leur recherche. Parce que cela ne laisserait place à la reconnaissance d’aucune nécessité majeure, l’objectif de l’amoureux de la sagesse ne saurait être de s’évader de son corps, mais il est de le placer sous le commandement de l’intelligence.
Allégoriquement la mort représente une perfection que la vie ne peut jamais atteindre, à laquelle elle est condamnée à tendre toujours. L’adhésion de l’intelligence au vrai, la possession par elle de l’essence des choses, suppose la domination des conditions subjectives de son existence. Quel effort qu’elle fasse pour y parvenir, l’objectivité est hors de sa portée, parce qu’elle ne pourrait être atteinte qu’à partir de ce qui constituerait une condition sans conditions, une situation sans singularité. Autrement dit il n’y a d’objectivité que dans la mort. Mort on n’a plus sur les choses une vue à partir d’un point déterminé d’où elle se prend, mais enfin une vue sans point de vue : on n’y voit de fait tout simplement plus rien.
Cela est si vrai que Socrate, loin de s’attarder sur la béatitude du mort, ne parle à ses amis assemblés pour l’aider à mourir, quoique ce soit plutôt lui qui les aide à supporter sa mort, que de la tâche qui revient au vivant de se rapprocher tendanciellement autant que possible de cette totale objectivité qu’il ne peut pas atteindre. Il est d’autant plus important qu’il s’y efforce, qu’il n’y a pas d’au-delà, qu’il n’y a pas de vie de l’intelligence après la mort du corps, qu’il n’y a pas de paradis des philosophes et que par conséquent c’est en cette unique vie ou jamais que sera satisfait l’amour du vrai. En tenant au seul domaine de la nécessité majeure le commerce qu’il entretient avec son corps, il revient au vivant de s’efforcer à chaque instant de s’élever d’une plus grande subjectivité à une moins grande.
Il s’en approche dans une purification, qui n’est ni mortification ni macération, qui n’exige ni jeûne ni flagellation, qui n’est pas une ascèse. La seule discipline nécessaire est celle qui rend possible le dépassement des apparences. La métaphore du clou désigne expressément l’objet de l’exercice de la mort (Phédon, 81a). cf.IP- Le plaisir et la peine clouent l’âme au corps et font de ce que ressent le corps le critère du vrai (83d). S’exercer à mourir n’est rien d’autre que soustraire les jugements de l’âme à l’influence qu’exercent sur elle les plaisirs et les peines. Mais manger, boire et faire l’amour ne faussent pas le jugement. Quels jugements droits auraient pu avoir chance d’être formés une seule fois, si tel était le cas ? A quel mort vivant, à quelle ombre dégagée des besoins naturels à son corps d’homme, l’humanité est-elle redevable d’un seul jugement droit ? L’âme s’exerce à mourir dans l’exacte mesure où elle se délivre des illusions des sens.
L’adversaire contre lequel est tournée la réflexion est l’empirisme, et le remède à l’empirisme ne peut pas être la mort au sens vulgaire du terme, ce ne peut pas être la séparation de l’âme d’avec le corps, prise au pied de la lettre. Puisque le plaisir et la peine confèrent aux points de vue du vivant la plus grande subjectivité, il convient qu’il se donne une hygiène de vie par laquelle il ramènera les contingences de l’existence au plus bas niveau possible d’interférence avec sa recherche du vrai. Celui qui se livre aux orgies, qui est soumis aux honneurs et aux richesses, qui dans sa pratique quotidienne se compromet avec les apparences, est évidemment mal préparé à les critiquer. La purification est un exercice intellectuel consistant en la critique des informations provenant des sens, qui ne sont que des apparences. Le mal suprême est la croyance que l’objet du plaisir, le sensible, est vrai (83c). Il n’est pas la lâcheté ni l’intempérance, mais l’opinion et, pire encore, la sottise. Le courage et la tempérance sont des vertus subordonnées, secondes. La vertu suprême, à laquelle sont subordonnées les autres, ne peut être que l’intelligence.
La théorie platonicienne de la renaissance a une portée éthique dans la mesure où elle désigne l’intelligence comme la première des vertus. L’intelligence, qui fait de l’homme autre chose qu’un animal, a seule une valeur éthique, du même coup qu’intellectuelle. Seule l’intelligence, qui sait pourquoi il faut refuser l’injustice, peut fonder une éthique, car elle fonde une conduite qui n’est pas juste et tempérante seulement par habitude. L’éthique n’est pas d’un ordre autre que celui de l’intelligence, de la connaissance. Il n’y a d’éthique que dans le choix fait par l’intelligence de s’élever au-dessus des apparences et de saisir les choses dans leur réalité. De ce choix découlent à la fois l’intelligibilité du monde et les vertus de courage, de tempérance et de justice. Choisir l’intelligibilité du monde et choisir la vertu, c’est la même chose. Car le vice est obligé de construire tout un discours captieux qui ne l’autorise qu’en lui donnant l’apparence de la vertu. Ce faisant, comme le montrent les discussions âpres engagées par Socrate avec Polos et Calliclès (Gorgias), ou plus sereines avec Adimante et Glaucon (République), le vice renonce à l’intelligibilité du monde.
Quelle plus belle occasion que la mort de son maître Platon pourrait-il trouver de développer cette éthique ? La dernière journée de Socrate devient emblématique, non en vérité du goût du philosophe pour la mort, mais de son goût pour la vraie vie. Aucune autre circonstance ne peut mieux servir d’étalon auquel mesurer et ce que doit être la vie et si elle a effectivement été bien menée. Au moment de mourir chacun est capable d’estimer les choses à leur juste prix et de se demander s’il a toujours bien reconnu la vraie échelle des valeurs. Les hommes imaginent volontiers qu’à ce moment-là ils ont des comptes à rendre, qu’en réalité ils ne doivent qu’à eux seuls. Le lecteur attentif remarquera que dans la formule : " ce qui n’est pas permis " (Phédon, 67b), l’autorité à laquelle les comptes sont à rendre n’est désignée que de manière indirecte, impersonnelle, par son seul arrêt.
Qui autorise ? et qui interdit ? Il y a une justice immanente : un esprit impur ne peut pas atteindre la pure essence des choses, tout simplement cela est géométriquement impossible (cf. infra : Egalité géométrique). L’objet de la connaissance et son sujet sont si strictement liés l’un à l’autre, que si l’un est impur l’autre l’est aussi. Il en va de la connaissance tout autrement que de la possession. Des mains impures peuvent bien se porter sur un objet quelconque sans aucun droit de le toucher. Mais la différence entre ce qui relève du corps et ce qui relève de l’intelligence est en ceci qu’il est tout à fait impossible que le vrai tombe en la possession de l’intelligence qui ne l’a pas mérité par sa purification. Il n’y a pas de viol du vrai.
L’hygiène de vie, sans faire l’objet dans les dialogues d’un exposé complet, en est cependant une préoccupation récurrente. Chacun sait d’expérience que le corps peut être sain comme ne pas l’être. Au sens où l’on dit qu’est un art une pratique qui vise un certain but et qui se conforme à des règles déterminées, il y a un art qui assure la santé du corps (Gorgias, 464b-c). cf.Texte- cf.IP- Son ensemble ne porte pas de nom, mais il est constitué de deux branches, qui sont l’une et l’autre bien connues. L’une agit préventivement, la gymnastique, l’autre thérapeutiquement, la médecine. Non seulement chacun peut convenir qu’un corps est sain ou non, mais il admet sans difficulté que sa santé exige de le conduire d’une certaine manière. Il faut par exemple lui donner de l’exercice, l’alimenter sans excès, lui faire respirer un air pur et choses semblables que Platon nomme gymnastique. Comme culture physique elle est associée à une culture intellectuelle (République, 411e), nommée musique en tant que commerce des muses. Le gymnase et le stade, comme le théâtre, sont les lieux de rencontre des hommes libres.
L’entretien de Théétète se déroule dans un tel décor. La pratique régulière, quoique modérée, de la course, de la lutte ou du javelot, en même temps que la consommation de nourritures frugales mais équilibrées, garantit la santé du corps. Il est vrai que des accidents peuvent survenir et qu’il faut aussi remédier après coup à la mauvaise santé du corps. Soit par le mépris des pratiques indiquées ci-dessus, soit par une cause accidentelle quelconque, il arrive qu’il faille rendre la santé au corps en mauvais état. S’il n’a pas été convenablement conduit, il faut le soigner. Celui qui n’a pas pris d’exercice ou celui qui a mal mangé (trop, trop peu, pas bien ou de mauvais aliments) n’est pas condamné pour autant à la maladie. Il a encore la possibilité d’en sortir. La médecine avec ses potions amères et ses interventions douloureuses vise cet objectif. Sur le plan corporel ces deux arts contribuent complémentairement à la santé. Ce qui n’a pas été obtenu préventivement peut être retrouvé thérapeutiquement.
Accorde-t-on cependant assez d’attention au sens de l’intempérance ? Il est juste de blâmer ceux qui n’osent pas manifester avec force leur volonté d’intempérance par la seule raison qu’ils manquent des qualités élémentaires d’intelligence et de courage nécessaires à sa manifestation ; et il est juste de féliciter au contraire ceux qui l’osent parce qu’ils ne manquent pas de ces qualités. Calliclès prend à titre d’illustration un fils de roi (Gorgias, 492b). cf.IP- Du fait de sa naissance sa situation devient la pierre de touche à laquelle se mesurent les susdites qualités. Toutes les difficultés objectives qui pourraient effectivement constituer pour d’autres un obstacle infranchissable sont annulées pour lui. Un ordinaire fils du peuple est excusable de ne pas oser l’intempérance et le crime, parce qu’il va avoir bien du mal à les dissimuler et à échapper à la police. Au fils du roi rien n’est plus facile que d’agir impunément. S’il n’ose pas l’intempérance, ce ne peut être que parce qu’il a une nature médiocre. " La vraie vie c’est la jouissance, l’intempérance et la liberté ". En elles, prétend le cynique, consisteraient et la vertu et le bonheur.
Afin de juger ces allégations, Socrate propose l’image des deux tonneaux. Il y aurait deux sortes d’hommes distinctes, comme deux sortes de tonneaux, les uns en bon état et les autres percés. Les premiers sont bien remplis, quasi une fois pour toutes, les autres doivent être abreuvés nuit et jour pour être maintenus à niveau (493d-e). Les hommes tempérants sont comparables aux premiers, les intempérants aux autres. Ceux-là ne sont-ils pas plus heureux que ceux-ci ? Calliclès avait par anticipation déjà répondu qu’à ce compte on pourrait aussi bien déclarer heureux les pierres et les morts (492e). Mais Socrate lui oppose alors que l’existence qu’il préconise est celle d’un pluvier (494b). Cet échassier a chez les Grecs la réputation de goinfrerie, dévolue dans notre langue au glouton. La comparaison ne trouble pas l’adepte de l’intempérance. Il assume la représentation selon laquelle le bonheur consiste à éprouver tous les désirs, à être capable de les satisfaire et à s’en donner le plaisir (494c). L’assumera-t-il jusqu’au bout ? Soutiendra-t-il qu’il est bon de faire passer un maximum de choses par ses muqueuses ?
L’insatiabilité de l’excellent migrateur est après tout très avouable : il ne vit pas pour manger, il mange pour vivre. Cependant la thèse de Calliclès n’est pas la nécessité majeure de faire face aux besoins de l’existence, mais la recherche de plaisirs gratuits. D’où la substitution à l’exemple du pluvier de celui du galeux, qui se gratte furieusement à cause de la démangeaison, mais en éprouve du plaisir. Faut-il dire du galeux qu’il mène la vie la meilleure et qu’il est heureux ? Quoique moins assuré de sa réponse le partisan de l’intempérance ose encore l’avouer. Sa franchise, déjà mise à rude épreuve, va-t-elle encore pouvoir proclamer hautement ce qui suit ? Une seconde substitution amène à lui demander s’il préconise la vie contre nature du débauché (494e). Que le lecteur ne s’y trompe pas, la transition par le grattage donne à cet exemple une signification précise : faut-il reconnaître bonne l’existence de celui qui se fait sodomiser le plus possible parce que le frottement lui fait du bien ? L’impudent démagogue n’avoue pas une existence abjecte.
La discussion sur le plaisir, telle qu’elle se poursuit dans Philèbe, cf.Texte- cf.IP- ne saurait épargner l’examen de certaines conduites, bien faites pour choquer la pudeur. Car on ne saurait défendre le plaisir contre l’intelligence, revendiquer l’identification du plaisir au bien, pour s’en tenir au genre des plaisirs avouables, de ceux qu’on admet chez tout le monde, pourvu seulement que ce soit entre quatre murs. On ne défend pas la primauté du plaisir pour s’arrêter en chemin, devant les bornes placées en son travers par les législateurs et les moralistes. Le plaisir auquel aspire Philèbe n’est ni celui que prend le bon père de famille auprès de sa femme et de ses enfants, ni même celui auquel on s’adonne dans les parties " fines " des parvenus. La thèse de cet audacieux jeune homme n’aurait pas de sens, s’il se satisfaisait des plaisirs admis par les autorités civiles ou religieuses, par la législation ou la coutume.
Les plaisirs du ventre sont de deux sortes. La réponse que lui fait Socrate ne s’attarde pas sur les plaisirs de la table. Que pourrait-il en dire, qu’on n’en dirait à toute époque et en tout lieu ? Chacun sait bien distinguer relativement à eux où commence l’abus et reconnaît le moment où le plaisir se retourne en son contraire, ne laissant plus que douleur. Peut-être arrive-t-il à beaucoup de n’en distinguer la limite qu’après coup, un peu tard, lorsqu’elle est franchie. Néanmoins ceux qui se sont rendus malades ne soutiennent pas être dans des plaisirs plus vifs, ni que tel était l’objet de leur désir. Beaucoup jouent sur la limite sans savoir rester en deçà, mais aucun de ceux qui versent au-delà ne s’abuse sur elle. Si quelque audacieux, la tête dans le seau, voulait prétendre, entre deux haut-le-cœur, qu’il éprouve une jouissance inconnue des autres, il ferait rire.
En va-t-il de même de l’autre sorte de plaisirs ici évoquée, qui appartiennent aussi au ventre, mais se prennent au lit ? Manifestement non ; car ici les malades prétendent convaincre les autres qu’ils connaissent des délices supérieures, inconnues de ceux qui n’osent pas la transgression. C’est sur celles-ci que ce dialogue vise à porter un jugement. L’interlocuteur éponyme, d’ailleurs rendu muet par une partie non transcrite de la discussion, et son porte-parole, Protarque, prétendent qu’il n’y a pas d’autre bien que le plaisir. Ces hédonistes soutiennent qu’il est bien de s’affranchir de toute mesure.
Qu’est-ce que la démesure ? On ne peut comprendre ce que Platon, et avec lui sans doute l’ensemble de la civilisation grecque, entendent par là, si l’on ne distingue pas la démesure du crime. Un crime, si abominable soit-il, ne relève pas encore pour autant de la démesure. Il y a assurément quantité de gens qui recherchent leur plaisir en dehors de ce qui est permis par la loi ou par la morale. Leur transgression relève certes de l’intempérance, mais, même plus qu’occasionnelle, elle ne relève pas encore de la démesure. On s’en est déjà aperçu, lorsque le répondant du dialogue sort du rôle modeste qui lui est normalement imparti, cela signifie quelque chose. Or c’est Protarque, et non Socrate, qui relève qu’il y a des plaisirs qui rendent fou.
En l’occurrence sa remarque conduit à établir un distinguo entre d’une part l’intensité du plaisir et de l’autre sa variété et sa qualité. Cela est parfaitement compris et assimilé des deux interlocuteurs, et au-delà d’eux de tous les présents. Il n’est possible à personne de nier que le nombre, la variété et la qualité des plaisirs appartiennent à l’homme sain, tandis que leur excessive intensité ou leur violence appartiennent au malade. Celui qui verse dans la démesure est possédé de son plaisir à en crier (45e), il le déclare inimaginable (46e), il assure jouir à en mourir (47b) et, on peut en être assuré, il le tient pour divin. Cette description, pour allusive qu’elle soit, est cependant assez parlante pour évoquer Sade. Ses débauchés sans vergogne trouvent sans aucun doute dans ce texte platonicien le schéma de leurs plaidoyers. Il est facile de comprendre que Philèbe ne parle pas d’autre chose que des plaisirs de Sodome.
Jouir de l’excitation d’une zone sensible insolite, en user sans frein et sans limite, se donner l’impression d’être une sorte de pionnier, d’aventurier, voire de martyr de l’érotisme, aller jusqu’au vertige en imaginant défier l’ordre divin, telle est la démesure dans le domaine érotique. La démesure ne commence qu’avec la remise en cause de ce qu’on peut nommer, au choix, ordre divin ou cosmos. Si abominable soit-il, un crime n’entre dans la catégorie de la démesure qu’avec l’intention d’offenser les dieux. C’est relativement à elle que Platon écrit ici que le plus intense plaisir naît du vice (45e). Son examen reste cependant allusif et en appelle au même « galeux » (46a) que dans Gorgias (cf. supra : L’intempérance). Le « frottement qui guérit en apaisant l’excitation de l’épiderme », les frictions ou grattages du galeux sont l’image de la plus basse dépravation.
Il y a dans le plaisir du vice un mélange indivisible avec la souffrance, car les bornes du plaisir sain n’y sont passées qu’à cause de l’inflation du désir, elle-même due à la souffrance (45a-c). Le plaisir ne peut donc pas être confondu avec le bien, qui est dans « un certain ordre incorporel, maître parfait d’un corps animé » (64b), cf.IP- déterminé par l’intelligence, qui fixe à toute chose une mesure, dans laquelle elle se mixe à elle. Rien en effet n’existe à part, mais comme élément d’un mixte, gouverné soit bien, soit mal. L’ordre cosmique est dans des rapports, dans une loi qui s’impose tant à l’homme qu’au monde lui-même.
« Privé de mesure et de proportion, le mixte corrompt ses éléments et se corrompt tout le premier » (64d). Il importe en particulier que l’homme comme mixte soit bien gouverné, que les rapports entre sa tête et son ventre soient réglés de telle sorte que le second ne mette pas en cause la domination de la première. Il appartient à l’intelligence d’établir avec le plaisir un rapport, par lequel elle en fait un plaisir vrai et le transforme. Il est « profitable » (63c) au plaisir de s’associer à l’intelligence, parce qu’elle le connaît (63c). L’inverse est démesure, ou au moins intempérance. Celui qui n’est animé que par la recherche du plaisir, qui n’est autre que le méchant, ne peut être heureux.
Si l’argumentation de Platon en faveur de la tempérance était fondée sur la croyance que deux sortes de vies ici-bas obtiennent deux sortes de vies au-delà, félicité pour l’une, châtiments pour l’autre, l’examen des vertus (Phédon, 68b-69c) cf.Texte- cf.IP- n’y ajouterait rien : il suffirait de distinguer la vie philosophique de la recherche des plaisirs pour dire que la première sera récompensée et l’autre punie. Si par contre il n’est question de récompense et de punition ni au-delà ni maintenant, il devient nécessaire d’examiner ce qu’est la vertu, de reconnaître qu’obtenue par contrainte elle n’est pas la vertu et que par conséquent elle ne peut être heureuse. Parce qu’elle vise à montrer que le bonheur est dans la vertu, l’analyse a besoin d’examiner la nature de la vertu. Davantage : en même temps et indissolublement Platon vise à montrer l’absence de valeur éthique de la doctrine qui exige la vertu pour autoriser le bonheur.
Celle-ci fait de la vertu une marchandise, du bonheur une autre marchandise, parce qu’elle réduit la vie éthique à un marchandage. Une doctrine pour laquelle il y a un au-delà, n’a de raison d’exister que pour donner au Père Fouettard le temps nécessaire à frapper les êtres désobéissants. Le temps d’ici-bas étant impropre à cette œuvre salutaire, si l’on en juge par le nombre des crapules qui meurent dans leur lit, il faudrait donc au-delà un supplément de temps pour rétablir l’ordre. A ceux qui sont tentés par le vice la théologie vise à faire éprouver, à l’idée de ce qui les attend, une peur telle qu’ils y renoncent.
Mais obtenir une vertu par un vice, une chose par son contraire, est une tentative aussi vaine qu’absurde. Les croyances populaires, sur lesquelles s’appuient les doctrines que critique Platon, ne voient à la vertu d’autre raison que de constituer le passeport dont chacun a besoin après la mort pour faire partie des élus. Elles sont incapables de concevoir que la vertu soit autre chose qu’un ennuyeux pensum, arbitrairement imposé par une autorité aussi inintelligible que supérieure pour ouvrir le droit au bonheur. Cela seul exige d’opposer la vraie vertu à la fausse, et dire ce qu’est vraiment la vertu. L’objectif poursuivi par la discussion est de dénoncer le marchandage. Elle oppose donc au courage obtenu par la peur le courage vrai, à la tempérance obtenue par intempérance la tempérance vraie. Toute doctrine pour laquelle il y a un au-delà est contraire à l’éthique. Ignorante de la nature de la vertu, elle se contente de son ombre et la rémunère de l’ombre de la félicité.
Un vice n’y est battu que par un autre vice. C’est par un calcul, non pas du tout par grandeur d’âme qu’est écarté ce qui en soi est un mal. La suggestion de Platon est encore plus dérangeante dans la mesure où derrière le masque d’une vertu apparaît non seulement un vice quelconque, mais celui qui est l’opposé de cette vertu. " C’est la crainte de maux plus grands qui détermine ceux des hommes qui ont du courage à affronter la mort " (68d). Autrement dit leur courage n’est qu’un masque derrière lequel il faut deviner la lâcheté. Mais ce n’est pas pour parler des passions et de la petitesse des mobiles humains que l’auteur rédige ces pages. Son souci n’est pas de psychologie, mais d’éthique. La réflexion éthique exige qu’on aille jusqu’au fondement de la vertu.
A supposer que le tempérant ne dissimule aucune intempérance, cette conduite peut-elle avoir encore une valeur éthique si elle est dictée par la crainte des dieux ? Si le courageux n’est pas poussé en avant par la peur d’un danger plus redoutable dans son dos, mais par celle d’un sort encore pire aux enfers, sa conduite est-elle plus éthique ? Un acte dont le moteur n’est pas la vertu, n’a aucune valeur aux yeux de Socrate, ni à ceux de qui que ce soit. Dénoncer ses faux semblants n’est pas parler contre la vertu ; bien au contraire, c’est lui rendre service. Il faut donc proclamer haut et fort que lâcher les plaisirs de ce monde, ceux qui sont tenus pour tels, par crainte de déplaisirs dans les enfers, ou par espoir de plaisirs supérieurs au paradis, n’est pas une conduite digne d’un homme.
Ce n’est d’ailleurs que lâcher la proie pour l’ombre. Il faut le dire non pour prêcher l’intempérance, mais au contraire pour prêcher la vraie tempérance. Le problème le plus aigu n’est pas celui du vrai courage, car personne ne doute qu’il soit une vraie vertu. Les hommes ne se trompent pas plus à son sujet qu’à celui de l’intelligence, car ils honorent l’une et l’autre. Mais il n’en va pas ainsi de la tempérance. Elle ne manque pas d’adversaires, parce que la tempérance prêchée par les prêtres de toutes les religions, tant juive et chrétienne que païennes, n’est qu’une vertu en trompe-l’œil (69b).
Le faux courage, la fausse tempérance, la fausse justice sont de fausses monnaies qui s’échangent les unes contre les autres. Mais les vraies vertus ne s’échangent ni contre les fausses, ni entre elles. Elles ne sont vraies que parce qu’elles sont rapportées à l’intelligence. Une seule valeur peut constituer l’étalon auquel elles se mesurent, l’intelligence seule vraie monnaie (69a), dans laquelle se payent les vertus vraies. Ce rapport entre la vertu et l’intelligence est étonnant. Faut-il être intelligent, pour être vertueux ? Où irait le monde si ce devait être le cas ! La vertu n’est pas réservée aux gens intelligents et cependant l’intelligence n’est pas une vertu parmi d’autres, mais la condition nécessaire à la vertu vraie.
Sans elle le courage, la tempérance, la justice, etc. ne sont que sottises. Ces comportements ne sont pas à blâmer en tant que tels, et contre eux il n’y aurait rien à dire, si souvent leurs conséquences n’étaient regrettables ; il n’y a pas davantage lieu de les louer. Courage, tempérance et justice sans intelligence sont obtus, parce que, même extérieurement irréprochables, ils sont au fond déterminés par le préjugé d’un commandement, auquel il faudrait se soumettre, quoiqu’on ne le comprenne pas. Parmi les moins détestables, soumis cependant au commandement d’un " Sauveur ", en dernier ressort comme tout autre le préjugé chrétien est l’expression de la peur d’un châtiment après la mort, dans une réalité d’un autre ordre que la vie présente.
Au-delà d’une conception simpliste, erronée et dangereuse, la vertu vraie est le produit d’une purification, c’est-à-dire l’aboutissement d’un processus par lequel on s’élève autant qu’on le peut au-dessus des conditions subjectives de son existence, on s’efforce de dépasser les préjugés, les apparences, et les contradictions du sensible. L’intelligence est le moyen de cette purification. Si la vertu n’était pas dans une conduite déterminée par l’intelligence, le courage, la justice, la tempérance ne seraient que des sottises et Calliclès aurait raison. Il ne serait plus possible de fixer aucune limite au-delà de laquelle commenceraient les excès. Rien ne pourrait plus s’opposer au nazisme et au sadisme. Si l’intelligence ne guidait la vertu, la voie serait ouverte au total mépris de l’autre.
L’alternative est nette : ou l’on croit sottement que ce qui est interdit est interdit par un arrêt des dieux, et alors tout est permis parce qu’il n’y a pas de dieux ; ou l’on demande à l’intelligence de fixer ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ce qui est exigé et ce qui ne l’est pas, et alors est instauré un ordre intelligible, un cosmos. Ce mot, employé par Platon (cf. Gorgias, 506e) introduit deux choses. Il désigne d’une part entre les hommes une harmonie et d’autre part le bonheur en chacun de ceux qui se sont purifiés, qui se sont efforcés de devenir vertueux. Nul ne peut être heureux s’il est juste, tempérant ou courageux par peur du commandement. Mais est heureux celui qui est vertueux par intelligence.
Délire
Le philosophe, dans l’imagination du vulgaire, revêt de multiples apparences, alternativement celles du politique, du sophiste, d’un homme en plein délire (Sophiste, 216d). cf.IP- Les deux premiers noms sont repris (217a) pour désigner des espèces distinctes, tandis qu’au troisième est substitué celui du philosophe. Est-ce à dire qu’au même titre que le sophiste est sophiste, que le politique est politique, le philosophe est délirant ? Contrairement à ce que peut croire celui qui aborde la lecture de Platon et qui attend de la philosophie qu’elle plaide pour la raison, une telle supposition ne saurait être exclue. Le philosophe n’est pas forcément en délire, mais il y a dans son activité un aspect qui relève du délire.
C’est ce que montre expressément Phèdre (243e-245c), cf.Texte- cf.IP- où Socrate plaide pour le délire et argumente afin de distinguer des autres le délire d’origine divine, qui manifeste la possession du délirant par un dieu. Sans doute tous les délires ne sont-ils pas d’inspiration divine et faut-il distinguer entre eux ceux qui ne sont que folie et démesure. Mais une fois remise à sa place chaque sorte de délire, il n’en reste pas moins que plusieurs attestent de la possession des hommes par les dieux. Un délire, singulièrement, témoigne de la possession par Eros.
Le discours de Lysias, prétendant tout entier qu’il faut préférer celui qui n’aime pas à celui qui aime, se fondait sur un seul argument : celui qui aime ne se possède pas, il déraisonne, c’est pourquoi toutes sortes d’inconvénients, de dommages et de torts peuvent découler de son commerce, tandis que celui qui n’aime pas est maître de soi, il est aujourd’hui devant ses calculs comme il le sera demain, aussi froid qu’il faut l’être. Socrate ne disconvient pas de cette différence qui oppose celui qui se possède à celui qui ne se possède pas. Au contraire dans son premier discours, où il parle au nom de Phèdre, le philosophe va jusqu’au bout de la distinction entre qui aime et qui n’aime pas, et pour commencer la rend explicite. Cependant ce n’est que dans son second discours que, conservant l’idée de la possession, il la valorise. Celui qui a perdu la maîtrise de soi est tombé sous la possession d’un autre maître ; c’est ce qu’exprime le mot délire. L’auteur joue sur une croyance qu'on trouve active dans le mot possédé. Elle fait du dément le jouet d’un diable et, y compris sous le vocable apparemment plus neutre et plus technique d’aliéné, elle affirme son appartenance à autre que soi. Si l’on écarte le délire diabolique, il reste à l’opposé une inspiration divine. Alors celui qui est saisi de cette inspiration s’élève au-dessus de lui-même et au-dessus de la raison. Celui qui est possédé par Eros accède par le délire à un ordre supérieur, dont il inscrit la loi dans le monde d’ici-bas.
Le philosophe Socrate reconnaît un ordre supérieur à celui de la raison. Certes la nature attribuée à cette inspiration peut laisser perplexe : faut-il y reconnaître une intervention surnaturelle ? Cependant le qualificatif de divin ne vise à rien d’autre qu’affirmer la supériorité du délire sur la raison, qui est mesure et tempérance et qu’il ne faut donc pas confondre avec la sagesse comme le montre la fin du dialogue (278d), où Socrate justifie, sinon invente le mot philosophe. Ce texte est écrit pour mettre en lumière les limites de la raison et son rapport à quelque chose qui la dépasse et qu’il appelle l’amour. Le délire amoureux, parce qu’il renverse la raison, est un don des dieux aux hommes, moyen de leur suprême bonheur.
Le beau
Qu’est-ce qui saisit le philosophe et l’entraîne à sortir de lui-même ? Ici se situe le rôle du beau. Le beau est éclatant, beaucoup plus que n’importe quelle autre idée. Celle de la justice par exemple, ou celle de la tempérance, il faut le reconnaître, sont si obscures qu’on a beaucoup de mal à les identifier. Mais l’idée du beau est tellement resplendissante que personne ne peut manquer de la reconnaître dans les objets avec lesquels elle a du rapport. De fait on ne peut nier qu’il soit à chacun plus aisé d’identifier le beau que d’identifier le juste ou le tempérant. Ainsi l’idée de beau est ce par quoi se décèle la beauté de ce qui, sans être tout à fait beau, est cependant beau en quelque manière. Si la beauté a sur toutes les autres idées le privilège d’une splendeur infiniment plus grande, il n’est pas vrai cependant que tout le monde réagisse à son égard de la même manière. La philosophie est une forme particulière de l’amour du beau, qui consiste à vouloir accéder aux idées et à vouloir aussi y faire accéder le titulaire d’un beau corps (Phèdre, 252c-253c). cf.IP-
L’amour d’un beau corps est la première étape d’un parcours initiatique. Cependant ce n’est pas tant vers le singulier que ce premier pas oriente le jeune homme, que vers l’attachement en tant que tel. Celui-ci ne peut commencer que par l’attachement au plus concret, qui est à la fois corporel et singulier. La première étape du parcours consiste donc à donner à l’amour non pas tant un objet qu’une forme, par laquelle il puisse s’élever vers l’universel. Le butinage sensuel qui conduit de l’une à l’autre laisse informe l’amour et lui ôte toute chance de parvenir à l’universel. Qu’est-ce qu’aimer un seul corps ? Si l’on s’en rapporte à la conduite de Socrate, telle qu’elle est dévoilée aux buveurs par Alcibiade (Banquet, 217a-219e), cf.Texte- cf.IP- quand bien même des caresses sexuelles appuyées ne constitueraient pas un crime, c’est d’une autre manière que doit se manifester l’amour du beau corps. L’amant prononce relativement au beau corps de beaux discours (210a). cf.IP-
Toutefois ce qui compte ici ce n’est pas tant de faire de l’objet de sa flamme un éloge qui peut aisément verser dans le ridicule, que de commencer à faire usage de sa pensée. La pensée ou discours ne se déploie pas d’elle-même, parce qu’elle serait une " faculté " de l’homme. Il faut quelque chose qui lui donne le branle. Aussi le discours, quoique assurément il dise de belles choses du bel objet, n’est-il pas beau pour cette raison. Ce qui fait sa beauté n’est pas ce qui fait la beauté de son objet. En tant que discours il commence à s’élever au-dessus de la vaine conversation de table ou de salon, et se construit, s’ordonne en vue d’aller jusqu’à l’essence des choses dont il parle et de convaincre. La pensée ne se constitue que poussée par l’amour. Elle n’en est pas un gain secondaire, elle est le seul objet de l’initiation.
Avec l’amour d’un beau corps commence quelque chose qu’il faut mener plus loin. L’étape suivante passe à l’amour de tous les beaux corps. En vérité le mouvement amorcé est irrépressible, inexorable. Dès qu’il est initié, il ne peut plus s’interrompre avant d’être allé à son terme. Le goût de l’idée du beau (210b) ne peut pas davantage se satisfaire dans une collection de beaux corps que dans un seul. Il n’y aurait en effet aucun sens à tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps et à ne pas prendre conscience que ce qu’on aime est alors une idée. Au-delà de la beauté du corps il y a celle de l’âme. De celle-ci celle-là est plus ou moins l’indice. Parmi les activités où chacun s’investit il y en a qui en soi sont indéfendables : la débauche, le vol, le meurtre, la trahison ne peuvent être le fait d’une belle âme. Si à l’inverse d’autres sont défendables, elles ne sont pas pour autant à elles seules la preuve de la belle âme. S’occuper de la cité est sans doute une bonne chose, cependant tous ceux qui s’en occupent ne sont pas de ce seul fait de belles âmes.
S’investir de la belle manière dans l’action politique implique de se refuser la facilité de la démagogie, d’aller quand il le faut contre l’opinion, de prendre des décisions qui font mal, comme un remède fait mal. Ce qui fait la beauté de l’action politique c’est d’y prononcer des discours qui rendront les jeunes meilleurs (210c), autrement dit de pratiquer une éducation qui élève les âmes de ce qui est bas, le profit par exemple, vers le juste. Un homme d’Etat digne de ce nom est un éducateur. Son action n’est pas orientée par la quête des suffrages d’élection en réélection. Il accepte la perte éventuelle du pouvoir pour prix de sa fermeté sur les principes d’une politique saine, s’il arrive qu’elle soit mal comprise. Mais le vrai homme d’Etat fait d’abord tout pour faire bien comprendre sa politique, à cela visent ses discours.
Au-delà des savoirs il y a un savoir (210d) qui est le terme final et le but de l’initiation. L’idée du beau anime l’intelligence, lui donne le désir et la force de s’élever au-dessus des apparences. Aussi faut-il finalement reconnaître que ce qui est beau par soi seul (211c) n’est rien d’autre que l’intelligence. Les produits de l’intelligence sont beaux, mais leur source unique est plus belle encore. Le philosophe, qui remonte des savoirs, si beaux qu’il soient, à la source de tous les savoirs, possède la vertu réelle ; il est parvenu à la source de toutes les vertus. Il faut aimer l’intelligence : c’est la seule chose qu’il faille aimer pour elle-même ; et parce que les hommes en sont porteurs, il faut les aimer eux aussi. Si elle ne se reconnaît pas dans les autres hommes, elle retombe au niveau de la sophistique, qui est celui du mépris. L’universalité de l’intelligence est une requête de l’intelligence elle-même.
Avec une préoccupation toute voisine de celle de Phèdre, le Banquet cf.Texte- expose non seulement que l’amour est la possession de soi par un dieu, mais qu’il pousse à se dépasser et à créer quelque chose de neuf (206b-e), et finalement que l’amour et la philosophie sont une seule et même chose (208c-209e). Il faut être poussé à sortir de soi, afin de chercher à faire se produire la manifestation éclatante de l’intelligence dans un autre que soi, afin de faire enfanter à la belle âme des idées dont elle est porteuse. La philosophie est délirante dans la mesure où elle est éducation de l’autre.
Au début de son intervention, à ce qui vient d’être apprécié comme un chef d’œuvre de rhétorique Socrate répond en posant une question faussement niaise : l’amour est-il amour de quelque chose ? Agathon a parlé (194e-197e) cf.IP- comme si l’amour était hors du jeu amoureux une entité à part, dont l’essence serait refermée sur elle-même et identique à elle-même, quelles que soient ses relations. Faire de l’amour un dieu implique en effet cette conséquence. L’amour n’est cependant l’amour que parce qu’il désire autre chose. L’amour est en soi relation comme la paternité est une relation et comme la fraternité est une relation. L’amour est désir de l’objet qu’il ne possède pas. Le désir de ce qu’on n’a pas, ou de ce qu’on n’est pas, est pour la première fois dans le banquet mis en lumière par l’intervention nullement négligeable d’Eryximaque (185e-188e). cf.IP- Un premier sommet du concours de discours est atteint par le médecin, après lequel le dialogue redescend. Quoique son propos suive la piste ouverte par l’orateur précédent, il le fait avec une idée toute nouvelle, qui est précisément celle de l’altérité du désir et de son objet. La science des phénomènes d’amour a pour fonction d’accorder les contraires.
On peut trouver à s’étonner que Socrate ne dise ensuite rien pour lui rendre grâces dans son propre discours. Il y a là comme un point aveugle du dialogue. Si l’on pense que Platon n’était pas obligé de donner la parole à cet interlocuteur, de qui d’ailleurs on ne sait rien et qui a toutes chances d’être imaginaire, cela devient un signe. Les idées importantes chez cet auteur ne sont jamais mises en évidence. Qu’en est-il par contre de l’altérité de l’amant et de l’aimé dans le discours du buveur suivant ? Aristophane reconnaît bien dans le désir un manque, mais ne dit pas clairement de quoi il peut être l’absence : est-ce du semblable ou du dissemblable ? Cela ne paraît d’abord pas être décidé. Que l’idée de la moitié ait été transposée avec grand succès du rapport homosexuel au rapport hétérosexuel devrait donner à penser.
La moitié est l’être privilégié qui dispose au fond de la même identité que soi. C’est l’âme sœur, celle qui a des aspirations identiques, qui est tellement la même que soi qu’entre elle et soi la compréhension est immédiate. Ce qui est alors attendu de sa rencontre, ce n’est pas qu’elle ouvre des horizons nouveaux, surtout pas qu’elle pose des problèmes, mais au contraire qu’elle entretienne l’identité. Dans sa moitié Narcisse s’aime lui-même. De ce point de vue ce qui manque, dont l’amour est le désir, serait pourtant possédé par lui. De la fable d’Aristophane, qui ne va pas sans incohérence, il est totalement erroné de faire un mythe platonicien.
Pourtant ce n’est pas parce que l’autre serait reconnu autre qu’il devrait être aimé. C’est au contraire parce que l’amour est radicalement le choix de ce qui n’est pas soi, que l’autre peut lui donner une identité. Etant par nature relation, désir de posséder ce qui manque, l’amour peut-il être amour d’un objet déterminé ? Si l’on renverse, comme le fait Socrate, l’ordre de la relation à l’objet, si l’on ne définit plus la relation par son objet, mais au contraire l’objet par la relation, il en dérive nécessairement que l’objet ne peut en être réellement identifié. L’objet de l’amour est indéterminable, en tout cas comme objet. La raison n’en est pas que les hommes, affectés d’un quelconque aveuglement sur eux-mêmes, seraient incapables de savoir ce qu’ils veulent. La philosophie ne permet pas davantage à quelques esprits supérieurs d’arrêter et de fixer l’objet de leurs désirs.
C’est très nécessairement que l’objet de l’amour est obscur, parce que loin que ce soit l’objet qui détermine l’amour, c’est l’amour qui détermine son objet. On dit que l’amour est aveugle : cela est plus vrai qu’on ne croit, et surtout meilleur qu’on ne croit. L’amour ne se dirige pas à coup sûr, comme on se dirige vers une cible déterminée. Bien qu’il ne soit pas incapable de voir l’objet sur lequel il pose les yeux et qu’il le voie fort bien, il ne peut cependant savoir par quoi et dans quelle mesure l’objet sur lequel il pose les yeux peut satisfaire son aspiration. L’amour en tant qu’aspiration ne se définit pas par l’objet qu’il vise, mais par l’élan hors de soi.
Le rôle accordé au désir dans la nature de l’amour est hautement significatif d’une orientation philosophique. Il est l’indice que Platon poursuit le chemin du philosophe d’Ephèse. Parce qu’il ne subordonne pas le désir à l’objet beau, mais l’objet beau au désir, le philosophe cesse de penser l’amour et toutes choses en termes de substances pour les penser en termes de rapports.
L’amour, loin de léviter dans les sphères inaccessibles du surnaturel où le relègue Agathon, est l’entremetteur qui permet aux hommes de passer de ce qu’ils sont à ce qu’ils doivent être. Certains perdent leur temps à morigéner les hommes en leur disant qu’ils doivent faire ceci ou être cela. Mais ces moralistes leur donnent-ils le moyen d’y parvenir ? La philosophie de Platon, à l’opposé de ces doctrines, est une éthique. Non seulement l’amour est le moyen par lequel les hommes peuvent s’élever au-dessus de leur nature, mais en tant que tel il est présent et leur est accessible dans leur propre nature, dans les contradictions qui habitent la nature. La solution des problèmes posés par celle-ci ne vient pas d’en haut envoyée par les dieux, elle progresse et se construit dans le mouvement de la nature. Le désir est, dans la nature elle-même, le moteur de tout progrès dans la nature.
Il faut comprendre de manière dynamique l’amour, qui est aussi la philosophie. L’existence ne se résume pas à des objets juxtaposés à des distances plus ou moins grandes, elle n’est pas assimilable à des relations telles que A est A, que A n’est pas Ã, etc., c’est-à-dire des relations pensables sous le principe d’identité. Sans le dire dans ce dialogue, mais très vigoureusement, Platon rejette l’éléatisme. La philosophie de Parménide dérive en effet inexorablement vers celle de Zénon. Elle est essentiellement incapable de comprendre le mouvement, c’est-à-dire l’existence. Socrate reprend une idée antérieurement énoncée par Eryximaque (188c-d). cf.Texte- cf.IP- Selon le discours du joyeux buveur, la divination, au-dessus de la vulgaire raison, est nécessaire afin de distinguer le juste et le pieux.
L’idée mérite réflexion. Une science, au sens où l’on entend aujourd’hui ce mot, peut bien répondre objectivement à la question de savoir si la somme des angles du triangle est toujours égale à deux droits ; s’il est vrai que le soleil tourne autour de la terre ; si la satisfaction des revendications populaires en termes de salaires ou de qualité de vie est un agent inflationniste, etc. Existe-t-il un savoir qui soit en mesure de déterminer non plus ce qui est, mais ce qui doit être ?
Il n’existe aucune science susceptible de déterminer s’il est juste et pieux de rendre coup pour coup, comme le veut la loi du talion, ou s’il est meilleur de tendre la joue gauche lorsqu’on a été souffleté sur la droite, comme le demande Jésus. La justice ou la piété est ce qu’il faut faire exister. Contrairement à ce qui est, elle n’est ni ne peut être objet de ce qu’on appelle communément une science. Au-delà de cette constatation s’ouvrent deux voies. L’une est celle des religions. Elle consiste à prétendre que ce qui dépasse l’entendement relève de la révélation, que les règles que les hommes ne peuvent par eux seuls élaborer, sont reçues de dieu. Mais un esprit est libre dans la mesure où il refuse de remettre les principes éthiques à l’autorité bien terrestre des théologiens.
L’autre voie est celle des philosophes. Le discours d’Eryximaque a planté quelques jalons dans la direction de cette philosophie, où l’identité de l’être avec lui-même fait place au désir de l’être, qui le porte au-delà de lui-même. Sur le plan de l’existence la plus commune, celui de l’homme le plus vulgaire, l’amour est l’expression de ce désir. Mais sur un plan plus élevé la philosophie joue ce même rôle. L’amour est l’expression la plus commune de la force propre à la nature, dont la forme la plus vigoureuse est la philosophie. Ils sont à des degrés divers le moteur qui permet de passer d’une choses à l’autre, d’un état à l’autre, du moins d’être au plus d’être. Platon réinvente la philosophie d’Héraclite, le premier à avoir tenté de penser le mouvement, c’est-à-dire l’être, comme un rapport entre A et Ã, entre l’un et l’autre, entre l’identique et le différent. Eryximaque l’a rappelé, il a voulu le penser comme l’affrontement des contraires et sa résolution (187a-b). cf.IP- L’harmonie, l’être, est un mouvement, produit de forces opposées.
L’amour est philosophe : cette affirmation éclaire le beau et son rapport au bien. Il est ce qui meut vers le bien. Entre les deux vocables la différence ne se ramène pas à la part d’apparence sensible qui entre respectivement dans l’un et dans l’autre. La part d’apparence sensible qui rentre dans le beau en fait le passeur, par lequel le bien devient accessible. Toute la démarche de Socrate dans le discours de la prétendue Diotime vise à faire passer ses interlocuteurs du désir du beau, qui de l’aveu de tous peut revêtir une forme grossière, et singulièrement une forme pédérastique, au désir du bien. Le bien n’est rien de moins que l’objet de l’amour. L’amour ne vise pas à atteindre ceci ou cela, il ne vise qu’à l’accroissement d’être.
Le beau conduit vers le bien, sans confusion des termes, parce qu’il n’y a pas d’autre valeur que l’objet du désir, qu’elle est unique, qu’elle est l’accroissement de l’être, et que selon les circonstances, elle prend l’apparence sensible du beau ou au contraire se débarrassant de toute apparence se dévoile alors comme le bien, c’est-à-dire l’intelligence. L’étroitesse du lien entre le beau et le bien est le signe du renversement du rapport entre l’amour et son objet. Il n’y a pas premièrement les objets aimables, qui seraient cause deuxièmement de l’amour qu’on a pour eux ; il y a d’abord l’amour, qui est cause ensuite que son objet est bon. Ce n’est pas la valeur des choses qui fait qu’on les aime, c’est l’amour qui fait la valeur des choses vers lesquelles il se tourne.
Création
Après avoir établi que l’amour est un médiateur, après avoir reconnu du même coup sa nature éminemment philosophique, Socrate discute la question de savoir en quel sens il s’approprie le beau. La compréhension de cette idée se heurte à un obstacle évident. La volonté de possession risque d’être entendue dans un sens platement égoïste. Par là l’amour ferait l’objet d’un contresens. Il serait une sorte de rapacité, par laquelle on chercherait seulement à s’emparer de ce qui n’est pas à soi. Conçu de cette manière puérile, l’amour s’empare de ce qui lui plaît, le retient, en prive les autres, le prive de son choix et de sa liberté, se l’annexe (cf. Phèdre, les discours de Lysias et de Socrate au nom de Phèdre). Rien n’est plus triste que cette sorte d’amour, qui met en prison son objet.
Déjà lorsque la traduction parle de possession, le texte platonicien ne dit qu’" être ou devenir à soi " (Banquet, 204d, 204e, 205a, 205e, 206a). cf.IP- Sauf exception (205a), lorsque la traduction met un substantif, le texte original emploie seulement un verbe accompagné du pronom réfléchi. Il n’y a pas lieu de reprocher à la traduction d’employer un substantif : les tournures du grec ne peuvent être rendues en français sans renoncer à l’élégance. Mais en l’occurrence l’emploi d’un substantif en lieu et place d’un verbe, qu’on le veuille ou non, induit un malentendu contre lequel doit prémunir le commentaire. Au désir de l’acte il tend à substituer le désir de la chose ; à l’être il substitue l’avoir. La traduction remplace une philosophie toute de subtilité par une doctrine grossière.
Se mettre en mouvement vers ce qui n’est pas soi, tendre à s’élever au-dessus de ce qu’on est, est manifestement tout à fait autre chose que s’accaparer. Il s’agit ici d’atteindre un but. Celui que l’amour transporte du moins vers le plus, du bas vers le haut, de la médiocrité vers l’excellence, rentre en possession de ce qu’il n’avait pas. Il rentre en possession du beau et du bien, de cette sorte de beau et de bien dont la possession par l’un ne prive l’autre de rien. C’est une possession en un sens très spécial puisque ce n’est pas un accaparement. En ce sens, si quelqu’un veut que finisse par être à lui ce qui n’est pas encore à lui, c’est pour devenir meilleur. On ne saurait imaginer de but plus opposé à l’accaparement : l’amour est aussi désintéressé que celui-ci est intéressé.
Le rapprochement opéré dans ce passage entre l’amour et la création n’est pas circonstanciel. Car c’est la nature elle-même qui est création. Le rôle de passeur, permettant de s’élever de l’inférieur au supérieur, attribué jusqu’ici à l’amour stricto sensu, s’applique aussi à d’autres activités, lesquelles de ce simple fait doivent être reconnues comme amour lato sensu. La nature de l’amour n’est pas reconnue pour ce qu’elle est dans toutes ses formes, il n’est clairement identifié comme tel que dans l’aspiration qui porte un être humain vers l’autre, telle qu’elle a été décrite dans tous les discours qui ont précédé celui de Socrate. L’amour n’est reconnu qu’en tant que désir de s’unir à une autre personne. Mais la signification du mot doit être étendue bien plus largement, elle doit permettre de comprendre tout acte de transport vers le bien. Platon donne au mot amour une signification qui ne lui est pas vulgairement reconnue. Parce qu’on pourrait être tenté de lui faire reproche de confusion, il répond que la mésaventure qui survient au mot amour, survient tout autant au mot création. L’acte d’amour est acte de création, et réciproquement.
Ne pas voir ce lien serait rester aveugle à ce qui se produit tant dans la création que dans l’amour. Créer n’est pas tant déposer en dehors de soi quelque chose qui n’y était pas, ni déposer à l’extérieur quelque chose qui était intérieur, que se produire soi-même, devenir autre, supérieur à ce qu’on était. Le créateur n’enrichit pas tant la communauté destinataire, ni la personne dédicataire de son œuvre, que sa propre personnalité. L’artiste qui peint, qui compose ou qui écrit ne se répand pas au dehors comme une outre qui se vide, il se construit, il se crée. Il faut en finir avec le poncif puéril qui veut qu’un artiste délivre au public ébahi tout un monde intérieur. Un artiste n’est pas quelqu’un qui se déboutonne, car si tel était le cas il n’intéresserait que les voyeurs. Réalisant son œuvre l’artiste, ou l’ouvrier, passe d’un être moindre à un être plus grand et plus élevé. De la même façon l’amoureux ne produit rien en dehors de lui, en se portant vers l’objet de son désir il devient supérieur à ce qu’il était. L’acte de l’amour et l’acte de la création sont profondément identiques.
Tout désir du bien et du bonheur est amour. Mais ce n’est pas en se subordonnant à un but déterminé extérieurement et antérieurement à lui que le désir en recevrait une légitimation et serait, en ce cas exclusivement, nommé amour. Le désir ne saurait être subordonné à un but, à un objet, fût-il nommé le bien ou le bonheur. Dans ce qu’il a d’amoureux, dans ce qu’il a de créateur, le désir élève son objet au niveau du bien et du bonheur. En tant que tel il se déploie dans n’importe quelle activité, qu’elle soit financière, sportive, ou intellectuelle (Banquet, 205d). Pourvu qu’on le comprenne bien, l’amour est partout. Car dans la mesure où l’on dirige ses affaires, où l’on donne du mouvement et de l’habileté à son corps, où l’on livre son esprit à une activité intellectuelle, se déploie la force de l’amour, fils de la pauvreté et de l’expédient. Il ne s’attache pas à ce qui est sien, mais recherche, loin de l’identité avec soi, le dépassement de soi. L’analyse de Platon écarte de la vie le narcissisme illustré par Aristophane. cf.Texte- cf.IP-
Le discours de ce poète est peut-être amusant, mais son sens est philosophiquement condamnable. Que les deux moitiés séparées soient hétérosexuelles ou homosexuelles, cela ne fait cependant pas grande différence. Car dans tous les cas ce qui est recherché, selon sa fable, c’est l’identique, le semblable, le reflet de soi. Cela est contraire à l’essence de l’amour, qui en fait une projection vers l’altérité, vers la différence, vers l’infini. L’amour tel qu’il est défini par Aristophane, est le désir conçu par Narcisse pour son propre reflet. Son histoire est celle du repli de la vie sur soi, du renoncement à toute projection, de la mort. L’amour en réalité ne saurait être la recherche de l’âme sœur, qui est une sorte de suicide. La moquerie adressée par le poète comique à Pausanias et Agathon, pédérastes exclusifs et efféminés, est insuffisante et superficielle. Il sont certes hors de la norme sociale grecque, mais il faut critiquer aussi le narcissisme de celle-ci qui autorise, voire qui commande, la recherche des garçons par les hommes mûrs. La conduite pédérastique est condamnable dans ce qu’elle a de narcissique.
Ici se présente l’occasion de dire quelques mots du rôle qui revient à la pédérastie dans les textes de Platon. La société grecque était profondément misogyne, les femmes n’y tenaient aucun rôle politique, elles constituaient une sous-humanité au même titre que les esclaves : Aristote place les unes et les autres au rang d’outils animés. Seules accédaient à la culture quelques unes d’entre elles, les hétaïres telles qu’Aspasie, la maîtresse de Périclès. Ceci explique non seulement que la pédérastie ait été aussi bien portée chez les Grecs, mais aussi que s’agissant d’élever une âme vers les idées, qui est le problème que discutent le Banquet ou Phèdre, il ne puisse s’agir que de celle d’un garçon. Mais si son corps a du charme, parce qu’il est l’image terrestre du beau, c’est néanmoins un acte vil et bas que d’entretenir avec lui un commerce sexuel. L’amour philosophique des garçons n’est pas un amour sexuel. Socrate, aux dires d’Alcibiade, qui le regrette manifestement (Banquet, 217a-219e), trompe ses attentes. Sans doute le philosophe tombe sous le charme de la beauté, mais il l’aime, comme on dit depuis, platoniquement.
Pour lui les garçons ne sont pas des objets sexuels. Dans ces conditions la question de savoir ce qu’est l’amour, forcément tourné vers les garçons, trouve ici une réponse inattendue : c’est une éducation, ou, pour prendre le vocable plus spécifiquement platonicien de Phèdre, une psychagogie qui vise à instruire et élever une belle âme, afin de la rendre effectivement porteuse de tout ce dont elle est potentiellement capable (cf. supra : Psychagogie). Le goût des garçons devient le goût d’une âme en devenir, qu’il faut conduire à sa maturité complète, c’est-à-dire jusqu’à la philosophie. Platon cherche à transformer la pédérastie de ses contemporains en pédagogie. C’est d’ailleurs dans ce seul contexte qu’il convient de parler d’amour platonique, car par contre s’abstenir de rapports avec les femmes n’a aucun sens.
La présumée discussion de la prétendue Diotime avec Socrate parvient à une définition, qui " dit tout simplement que les hommes aiment ce qui est bon " (Banquet, 206a). Comme il arrive en d’autres occasions dans les textes platoniciens, le caractère parfaitement anodin de cette définition agit sur le lecteur averti comme un signal. En l’occurrence si l’on admettait que cette phrase constituât une définition de l’amour, elle ne ferait qu’exprimer une opinion parfaitement vulgaire. Mais tout change si l’on considère qu’il s’agit au contraire d’une définition du bien. Il n’est pas le référent auquel se mesure l’amour, mais inversement l’amour constitue le référent auquel se mesure le bien. En outre elle est développée, prolongée, précisée par les quelques échanges qui la suivent. La définition du bien contient d’abord la confirmation sans équivoque que le bien est l’objet de l’amour et ensuite l’affirmation qu’il est voulu pour toujours.
L’amour, dont le bien est l’objet, est donc déterminé de la manière suivante : primo il est désir de possession. Cette possession a déjà fait l’objet d’une discussion : elle ne constitue pas une possession égoïste, mais elle est transformation de soi vers une réalité d’ordre supérieur. Ce désir, qui constitue le référent relativement au auquel se définit le bien, n’est pas désir de tel objet, il est désir de dépassement de soi. Secundo il est l’objet non d’un désir éphémère, mais au contraire constant, perpétuel, sans aucun terme. Il n’est pas le désir d’un instant, d’un égarement passager, d’une passion circonstancielle, il est l’expression de la vie. Si donc Diotime affirme que l’amour se rapporte à la possession perpétuelle de ce qui est bon, il faut entendre qu’ il ne faut nommer bon que l’objet du désir de possession perpétuelle.
La question se pose à présent de déterminer quelle sorte d’activité permet à l’amour d’obtenir que lui appartienne toujours ce qui est beau. La réponse ne peut surprendre que si l’on n’a pas compris ce qu’est la possession. Un enfantement en effet n’est pas un accaparement, par contre il est bien une création. Parce que l’amour a été ainsi défini précédemment, tout homme doit être reconnu fécond. Dans l’espèce humaine la fécondité n’est pas le propre des femmes. L’homme, seul parmi tous les êtres vivants, a encore une fécondité selon l’âme. Lorsqu’il atteint un certain âge, déclare la prétendue Diotime, cf.IP- il est impatient de procréer, il se sait fécond, et ressent le besoin de l’enfantement. Il faut alors qu’il donne le jour à un être nouveau, issu de lui. C’est évidemment le cas dans la reproduction, lorsque la femelle ensemencée par le mâle va mettre bas un petit. Mais l’enfantement est un concept bien plus large que celui de la naissance entendue au sens biologique.
Il ne se résume pas dans l’accouchement par lequel une femme donne le jour à un enfant. Si la vie se transmet, se reproduit par l’accouplement du mâle avec la femelle, par la fécondation de celle-ci par celui-là, l’enfantement est pourtant une notion si vaste que la vie tout entière est enfantement. Il y a donc enfantement de la part de celui qui se livre à une activité quelconque, qu’elle soit économique, gymnastique ou intellectuelle (cf. supra : Désir de l’altérité). Or cela n’appartient pas à la femelle, mais au mâle. Cette différence n’est pas de nature, mais de culture, les femmes étant reléguées, il y a 2500 ans, dans les fonctions subalternes (cf. supra : ibidem). La fécondité de l’homme ne peut consister qu’en une seule chose, produire des idées.
En outre quelle que soit la fécondité de l’individu, tant celle des hommes que celle des femmes, l’enfantement ne se fait pas sans une aide. Aux femmes il faut celle de la sage-femme. Socrate le sait mieux que tout autre, puisque sa mère exerçait cette noble profession. Or si personne avant lui ne s’est avisé que l’enfantement selon l’âme exigeait, lui aussi, une intervention extérieure, Socrate, digne fils de sa mère, s’est assigné la mission d’aider les âmes à mettre bas. C’est à cette activité qu’on le voit se livrer au moment où il interroge sans ménagement son hôte, comme dans les autres dialogues lorsqu’il soumet à la question son interlocuteur. Socrate produit ce travail sur les idées qui lui sont proposées. Le Banquet ne fait qu’en apparence exception à cette règle, puisque Socrate, bien qu’il doive renoncer à interroger Agathon, se dédouble et pose les questions en tant que Diotime, tandis qu’il y répond en tant que jeune Socrate à la place d’Agathon. La présumée prêtresse exerce son art d’accoucheuse avec la même amitié intraitable que Socrate à l’égard de Théétète et des autres.
Plutôt qu’avec la même amitié, il serait juste de dire avec le même amour, car sur ce point le Banquet apporte quelque chose qui ne se rencontre pas dans Théétète, où il n’est pas dit que l’accoucheur aime l’accouché. Par contre s’y trouve déjà l’idée que l’enfantement se fait dans le beau. L’activité de Socrate, celle qui le rend célèbre, l’accouchement, telle qu’elle est définie dans Théétète, est créatrice au plus haut point. Elle est du même coup un acte d’amour au plus haut point. Lorsque Socrate essaye de faire sortir de l’esprit de Théétète une idée neuve, en l’occurrence une définition de la science, il n’est pas douteux qu’il suive avec une attention amoureuse, pour ne pas dire érotique, la progression de cet enfantement chez son jeune interlocuteur. C’est un enfantement dans le beau. Cela est dit expressément puisque, à celui qui a été déclaré laid avant de lui avoir été présenté, Socrate déclare : " Tu es beau Théétète " (Théétète, 185e). La beauté dont il est paré n’est pas celle du corps, mais celle de l’âme. Par un acte d’amour Socrate enfante dans la beauté intellectuelle de Théétète une idée de la science.
Donc avec la particularité de se préoccuper du caractère amoureux, érotique de la relation qui intervient dans l’acte d’éducation, le Banquet explique que l’être fécond, porteur d’une idée, d’un savoir, cherche à le déposer dans un être non pas quelconque, mais forcément beau. La divinité du beau décide à la fois que ce qui sera produit sera beau et que c’est à cet instant qu’on a le désir de le produire. Pourquoi cet instant ? La raison en est toute simple : en cet instant se présente, aux sens de celui qui se sent fécond, un être beau, porteur en puissance de beaux et bons enfants. Il sait que ses enfants ne peuvent être ni beaux ni bons, s’il ne les procrée dans un être lui-même doté de ces qualités. Seule la possession du bel objet libère l’être fécond de la souffrance d’enfantement. On ne peut plus se méprendre sur la possession, il ne s’agit pas de posséder le bel objet comme l’avare sa cassette, car cette manière de posséder n’enfante rien ; elle est stérile.
Posséder le bel objet est très exactement se mettre avec lui dans un rapport de procréation. S’agissant pour un homme de procréer dans une femme, on voit sans difficulté de quoi il s’agit. S’agissant pour un homme de procréer dans un homme, une précision s’impose, qui pourtant va de soi : on n’est pas dans le domaine des relations sexuelles. Les relations en jeu sont purement intellectuelles. Un homme aperçoit un garçon en qui il reconnaît une certaine forme de beauté. C’est la beauté de l’intelligence, laquelle peut s’annoncer dans une beauté physique, sans que cela soit pour autant nécessaire (Théétète n’est pas Alcibiade). La reconnaissant, il conçoit le désir d’enfanter dans la belle intelligence une idée nouvelle. La relation d’éducation n’est rien d’autre.
Celui qui sait va enfanter dans la tête de celui qui ne sait pas, pourvu que celle-ci soit reconnue par lui apte à l’enfantement. Le maître n’est pas seulement celui qui est capable de faire naître dans la tête de l’enfant bien doué les savoirs qui y manquaient, il est aussi celui qui en a le désir. Il n’est pas comme un épicier somnolant derrière son comptoir, attendant le chaland qui voudra bien demander sa marchandise. Il n’est pas davantage comparable au commis voyageur proposant sa marchandise à qui n’en ressent pourtant aucun manque. L’acte d’éducation ne relève ni d’une attente passive de la demande, ni d’une offre proposée aveuglément. Le maître ne peut ni enfanter ailleurs que dans la beauté, ni ne pas enfanter.
Ne pas enfanter est impossible, parce que c’est une souffrance. Dans Théétète le jeune homme est en souffrance. Compte tenu de la mutation que subit l’image entre les deux dialogues, ces douleurs ne sont pas dans le Banquet celles de l’élève, mais celles du maître. Le maître sait-il ou non ? Il doit accoucher d’un savoir dans l’élève, mais il n’est pas dit pour autant qu’il sache avant cet enfantement. Car après tout, s’il savait, on pourrait se demander pourquoi il n’accouche pas seul de l’enfant dont il est porteur. Pourquoi faudrait-il qu’il accouche dans la beauté ? Platon ne parle pas de la publication d’un savoir par celui qui sait auprès de celui qui ne sait pas, il parle de l’acte d’éducation par lequel le maître rend son élève capable d’élaborer un savoir. Que le maître soit porteur ou non d’un savoir, cela n’importe pas. Par contre il est de la plus extrême importance qu’il soit capable de faire naître le savoir chez son élève. On a déjà eu l’occasion de le comprendre, le rôle de l’élève, loin de recevoir tout fait le savoir venu d’ailleurs, est de le produire, de l’élaborer.
Que le bien soit le bien parce qu’il est désiré, ne dispense pas d’examiner ce qu’est l’objet visé par le désir. Il n’est rien de moins que l’éternité. Il ne se résume à aucune chose donnée dans une existence, aucune qui ait commencement et fin, alors qu’on ne peut trouver autour de soi que ces choses qui ont commencement et fin. En d’autres termes, l’être ne se résume à aucun être. Aussi arrive-t-il qu’à la recherche de l’être, c’est-à-dire de l’éternité, on passe sans trêve d’un être à un autre être, sans jamais pouvoir trouver satisfaction. Comment le pourrait-on, alors que l’objet du désir ne se trouve ni dans cet être particulier ni dans cet autre, mais seulement dans l’être ? Ce que vise le désir n’est donc pas un objet singulier, ni argent, ni place, ni même bonheur, mais l’éternité.
On l’a constaté mille fois : l’objet sur lequel se focalise le désir ne le retient qu’aussi longtemps qu’il n’est pas possédé. Dès qu’il est possédé, il n’a plus de charme et un autre objet à son tour focalise le désir. Le séducteur impénitent n’aime pas les femmes, beaucoup l’ont dit, il aime la séduction. Mais pourquoi la séduction ? Rien ne lui déplaît davantage que de s’endormir sur ses lauriers. Il lui faut perpétuellement se projeter plus loin. Pourtant l’immortalité ne lui convient pas. Conquérir au-delà de celle-ci une autre, et puis encore une autre indéfiniment, n’a aucun sens. Il lui faut franchir d’un bond l’abîme qui sépare la condition mortelle, l’être contingent, le devenir, de l’être absolu, l’éternité, qui ne se mesure ni en années ni en siècles. Le désir vise ce qui ne se mesure pas du tout, ce qui est au-delà de toute mesure.
Le mot éternité ne se rencontre pas dans le vocabulaire du Banquet. cf.Texte- cf.IP- Ce mot pourtant doit traduire diverses expressions qui y sont employées. Platon tourne autour du but pour forger, avec le lexique dont il dispose, une notion nouvelle. Il est bien obligé de partir de la notion de mortalité. En opposant à ce qui est mortel ce qui ne l’est pas, il emploie un vocable usuel qu’on traduit vulgairement par immortel. La notion nouvelle n’est pas pour autant celle que l’usage nomme l’immortalité, quelque chose qui se poursuivrait au-delà de la mort. Ce dont parle le Banquet n’a aucun rapport, même de négation, avec la mort, parce qu’il est d’un autre ordre.
Un autre vocable, qui signifie toujours, est utilisé dans le même passage. Il y est employé avec le verbe être (cf. 206e, 207a, 207d, 208a). Il s’agit donc d’être toujours. Cela désigne ce dont l’être n’est pas borné par la mort, ce qui est au-delà d’elle, non parce qu’il dure après elle, mais parce qu’il est sans rapport avec elle. L’être qui est toujours, est l’être éternel. Même si c’est sa propre destruction par la mort qui est pour lui cause d’angoisse, même s’il ne peut la vaincre que dans ce qui est engendré de lui, quels que soient les avatars de l’être mortel, il ne saurait se contenter de jouer les prolongations, si longues soient-elles.
L’objet de l’amour est de passer d’une existence contingente à une existence absolue, de s’inscrire dans l’ordre cosmique. Cependant la nature mortelle ne le peut pas véritablement, comme si elle s’installait dans l’éternité ; elle ne peut que tendre vers ce but, s’efforcer de l’atteindre, car elle n’est pas divine. L’âme en effet ne demeure pas plus identique à elle-même que ne fait le corps. Tout ce qui peut la caractériser, c’est-à-dire ses mœurs, ses opinions, ses désirs, ses plaisirs, ses peines, ses peurs, etc. passe aussi sans cesse du non-être à l’être et de l’être au non-être (207e). Nul ne craint d’affirmer qu’il est psychiquement le même, inchangé, identique, alors qu’il éprouve un désir qu’il ne connaissait pas, qu’il cesse d’éprouver une peur qui lui était familière, etc. Il n’y a là nulle inconséquence de sa part, car il ne peut pas non plus se contenter de dire qu’il a changé, qu’il est devenu un autre, puisqu’il est vrai aussi qu’en lui demeure quelque chose qui lui permet de se reconnaître et qui permet aux autres de le reconnaître. Ce qui est vrai ce n’est donc ni qu’il est le même, ni qu’il n’est pas le même. Tant l’affirmation que la négation de l’identité ne sont que des vérités partielles, donc sont des incongruités. La vérité est plus complexe, à la fois il est et il n’est pas le même. Tout être mortel est à la fois identique et autre, soi et autre que soi.
Cette idée héraclitéenne n’est encore qu’une transition. Platon lie de manière tout à fait intime à sa propre philosophie le jeu de l’identité et de la différence. Comme il le dit, " il y a encore bien plus déroutant que tout ce qui précède " (207e). Il retrouve dans le processus du savoir le mouvement de ce qui est passé de l’être au non-être ou du non-être à l’être. A chaque instant il y naît quelque chose et il y meurt quelque chose. Savoir, ça n’est pas disposer d’une idée installée dans sa tête. Savoir c’est faire vivre une idée. Cela implique de la faire naître au moment précis où l’on en a besoin, de la réinvestir totalement de son intelligence. Et réciproquement à mesure que la préoccupation de l’intelligence passe d’une idée à l’autre, elle se désinvestit des précédentes. Elle ne les voue à rien de moins qu’à l’oubli, pendant qu’un souvenir tout neuf est produit par son nouvel investissement. Former une idée, quand bien même on l’aurait déjà formée dix fois, n’est autre chose que la faire passer de l’oubli au souvenir. Certes, il ne manque pas de mots morts sur les lèvres des hommes. Mais les oreilles qui les entendent savent aussi distinguer des formules toutes faites les mots qui sont dits en y pensant. On le sait bien maintenant, une pensée n’est vive que recréée. Savoir, c’est se souvenir, parce que tout savoir exige sa reconstruction.
Comme il appartient au corps d’avoir telle et telle caractéristiques physiques, de les transmettre avec ses gènes et de procréer un enfant, il appartient à l’esprit d’avoir intelligence et vertu et de transmettre son patrimoine par un certain type de relation, évidemment non sexuelle, à qui est capable de le recevoir et le faire fructifier. " Celui dont l’âme est féconde se met en quête de la beauté dans laquelle il lui sera possible de procréer, (...) il se sent à son égard plein de tendresse (...) au contact du bel objet et en sa compagnie il enfante ce dont il était depuis longtemps fécond, etc. " (209b-c). Parmi toutes les vertus dont l’âme est féconde, Socrate distingue particulièrement la sagesse ou la justice. Les pères les plus dignes d’être honorés, qui ont gagné le plus de titres à l’immortalité, sont ceux dont l’œuvre est dans l’organisation des cités et des administrations (209a). Parmi toutes les créations l’organisation d’une institution quelconque et a fortiori une grande et belle législation donnée à une cité, sont celles qui méritent le plus de reconnaissance et dans lesquelles le créateur s’accomplit le plus. L’éternité est atteinte par le législateur : elle est dans le rôle d’éducateur exercé au profit de la communauté.
L’éducation outre le rapport intellectuel du maître avec l’élève, implique encore entre eux un rapport affectif : c’est une difficile question que de savoir le maîtriser. L’interprétation de ce rapport affectif comme rapport sexuel constitue une dérive de l’éducation. L’acte d’éducation est un acte d’amour ; mais cela n’autorise pas à en faire un acte sexuel. Depuis très longtemps on appelle platonique l’amour dénué de relation sexuelle. Reconnaître à Platon la paternité de cette conduite n’a de sens que si on la rapporte expressément à l’éducation. Le parallèle entre le désir sexuel et le désir d’éduquer montre que la réalisation de soi, qui passe vulgairement par la procréation d’enfants de chair et de sang, passe cependant encore mieux par la procréation dans l’acte d’éducation d’un autre homme libre, voire dans l’acte législateur d’une cité libre. Ce n’est pas le hasard, ni davantage une décision arbitraire qui pousse l’homme ou la femme dont l’esprit est fécond vers d’autres hommes et femmes qui peuvent, pensent-ils, recevoir et fertiliser leurs idées, leurs lois, leurs valeurs. Ils y sont poussés par un désir. L’assimilation à Eros de l’acte de l’éducateur ne signifie pas qu’il cède à un caprice, mais qu’il se réalise et accède par lui à une plus haute perfection, ou encore se rend éternel.
A en juger par ce qui reste de la notion du bonheur chez les Latins, entre " jouissons de l’instant " et " pour vivre heureux, vivons cachés ", il semble que le bonheur soit toujours petit, à la mesure seulement de préoccupations privées, dans lesquelles il faut se garder de permettre l’interférence des autres et, a fortiori, de la société. L’interprétation en est égoïste. On ne voit pas par quel miracle elle est retenue d’incliner vers le mépris d’autrui. Ou plutôt si, on ne le voit que trop, la médiocrité dénoncée à juste titre par Calliclès retient seule ces âmes d’aller jusqu’à ces jouissances qui instrumentalisent autrui et le détruisent. Se tenant en dehors de la vie publique, on évite de se mettre en confrontation avec ceux qui ont de gros appétits. La médiocrité espère se fondre dans l’obscurité protectrice de l’anonymat.
Ceux qui au contraire se distinguent d’une manière quelconque, du même coup s’exposent à la jalousie, ou simplement au plaisir de prendre de ceux dont la ligne de conduite est de jouir et de " donner plus à leurs amis qu’à leurs ennemis ", comme le disent Calliclès et Thrasymaque. Cette même ligne de conduite peut encore leur suggérer la fantaisie d’écraser quelques êtres inférieurs, voire des catégories entières d’êtres inférieurs. Comme elles sont proclamées telles par des causes qui ne doivent rien à la raison, celui qui se tient à l’écart aurait tort de se croire à l’abri du pillage ou de l’extermination.
Si, selon le principe des médiocres, Socrate fermait sa bouche, il ne s’exposerait pas " à être souffleté injustement, ni à se voir couper les membres ou la bourse " (Gorgias, 508d-e), cf.IP- ni a fortiori à boire la ciguë. Ses contradicteurs dénoncent dans ces injures " le comble de la honte ". Ce l’est si peu que quand bien même on serait ainsi accablé de maux, il n’y aurait encore aucune raison de se sentir honteux, et quand on serait épargné par tous ces maux, il n’y en aurait encore aucune d’être épargné par la honte. La honte est indépendante de ce qu’on subit. Et, lié à elle, indépendant aussi de ce qu’on subit, est le malheur. Archélaos est bien le plus malheureux des hommes, comme Polos l’accorde finalement (507b), et le philosophe, bien qu’" à la merci du premier venu ", est le plus heureux. Le choix de Socrate implique une conception du bonheur toute différente de la prétendue sagesse antique.
Pour la comprendre le chemin le plus droit passe par la notion d’ordre : " le tout c’est l’ordre " (508a). Il y a dans les choses de l’âme comme dans celles du corps des relations qui les lient entre elles, soit qu’elles les associent nécessairement, soit qu’elles les dissocient. Le propos socratique est quelque peu allégorique : " l’égalité, celle de la géométrie, s’impose aux dieux et aux hommes " (508a). cf.Texte- L’injustice et l’intempérance sont le désordre. Leur sort est fixé : souffrances sans fin, condamnation infernale, comme celles des grands coupables de la mythologie, Tantale, Sisyphe… Ils ont rompu l’ordre, ils se sont moqués de lui. Certes Calliclès a plaidé pour l’intempérance et du même mouvement contre l’égalité (483c). L’ordre exige-t-il pour autant de rétablir parmi les hommes l’égalité des droits ? N’y a-t-il d’égalité que celle qui accorde à tous la même chose ? La démocratie, au sens où elle pratique le nivellement et met fin à tout privilège, à toute hiérarchie de castes, est-elle le parangon de l’ordre ?
Si le bonheur pouvait se mesurer en monnaie, il serait juste que chacun en reçoive la même part. Mais ce n’est pas ainsi. L’égalité géométrique se moque de savoir si l’un reçoit plus que l’autre ; la seule chose qu’elle exige est que chacun reçoive ce qu’il mérite. Le rapport de la méchanceté au malheur relève de l’égalité géométrique, c’est-à-dire de cette sorte d’égalité qui ne donne pas à tous la même chose, mais au contraire à chacun selon son mérite. Elle n’est pas non plus si simpliste et si grossière qu’elle se contente d’enregistrer que la part de chacun est égale à ce qu’il a volé, comme le prétendent les plus cyniques. Elle renvoie à une nature des choses, dont on ne peut pas faire qu’elle ne soit pas ce qu’elle est. L’égalité est géométrique, parce qu’elle s’impose sans l’intervention d’aucune volonté, ni humaine ni divine.
La somme des angles du triangle doit nécessairement être égale à deux droits. L’égalité géométrique ne dit pas que tous les triangles doivent être identiques. Si c’était le cas elle énoncerait une exigence abstraite, à laquelle on n’aurait pas tort d’opposer le fait de la différence et de la supériorité des uns sur les autres. Mais si le fait constitue une réponse à l’exigence abstraite, il n’en est pas une à la relation nécessaire. Le rôle de la géométrie est de révéler et de mettre en évidence qu’il y a de la nécessité dans l’ordre des choses. La référence aux dieux (508a) signifie que la nécessité dont il s’agit relève d’un ordre plus haut que le déterminisme, une nécessité seulement humaine : celle de l’intelligence. Les notions d’intelligence, de courage, de tempérance, de justice n’ont aucun sens dans la nature matérielle. Elles n’en ont que pour les hommes. De la même façon que dans l’ordre de la nature il existe des relations nécessaires, il en existe aussi dans l’ordre de l’intelligence. Si élevée qu’elle soit, la nécessité est cosmique, en ce sens où elle est l’expression d’un ordre.
Si Platon ignorait la physique galiléenne, il n’en avait pas moins l’idée que les choses de la nature étaient régies par des lois, dont lui donnait l’image le mouvement circulaire, ou cru tel, des planètes. Parmi les hommes il y a encore d’autres lois, figurées par l’amitié ou l’amour (508a). Si la connotation affective de ces mots a son importance, est plus important encore ce qu’elle implique d’accord, d’harmonie, c’est-à-dire d’obéissance commune à la règle commune. L’amitié en ce sens est le cosmos. Lorsque Socrate déclare que l’homme intempérant ne peut être aimé ni des autres hommes ni des dieux, il a en vue, au-delà de la signification affective qu’il assume bien entendu aussi, qu’un tel homme ne s’intègre pas dans l’ordre spirituel cosmique, et qu’à ce titre, qu’il en soit conscient ou non, qu’il le veuille ou non, il en paye le prix. Bien évidemment il le paye de l’inimitié des autres, dont il n’a cure, mais il le paye aussi de la perte de son propre bonheur. La rançon est aussi spirituelle que l’ordre qui est défié.
Le bonheur perdu ne se mesure pas en problèmes de santé ou d’argent. Il ne se mesure pas en problèmes sentimentaux, car les visages bien fendus d’un sourire intéressé ne manquent pas au méchant. L’intempérant est trop grossier pour être sensible à la différence entre l’amitié ou l’amour librement donnés et ceux que lui obtiennent sa puissance et ses largesses. Cependant la différence n’en est pas moins réelle ; ce qui lui est refusé, dont il ne soupçonne pas l’absence, est de nature spirituelle. Si on l’aime pour son argent ou pour sa puissance, il le sait et méprise ceux qui s’abaissent pour cela ; il jouit de leur bassesse. Mais il ne jouit pas de l’amitié libre et de l’amour libre, dont il prétendra qu’ils n’existent pas, qu’ils ne sont que les chimères des pauvres et des impuissants. Qu’il n’est aimé des hommes ni des dieux signifie que, par la nécessité des relations grossières dans lesquelles il se complaît, l’intempérant se refuse ce qui constitue le vrai et le seul bonheur.
Le rapport du bonheur à la vertu est alors évident. La vertu, qui s’appelle intelligence, courage, tempérance, justice, consiste à inscrire son action délibérément dans les relations nécessaires de l’ordre spirituel des choses ; et le bonheur ne consiste dans rien d’autre que dans la jouissance de cet ordre créé. On ne peut dire sans inexactitude que la vertu donne le bonheur. Car cette affirmation n’exprimerait pas exactement le rapport entre le bonheur et la vertu, elle laisserait planer l’hypothèse qu’il faut au contraire rejeter. Elle permettrait encore en effet de croire que le bonheur est extérieur à la vertu et qu’il lui est ajouté, par l’opération d’on ne sait quelle puissance. Or non seulement rien ne saurait être rajouté de l’extérieur à la vertu, mais rien n’a besoin de lui être rajouté. Le rapport entre le bonheur et la vertu est cosmique. La pratique de la vertu est le bonheur parce qu’elle est la production de ce dont le bonheur est la jouissance.
Sur ce rapport est fondée la hiérarchie des sorts, telle qu’elle est présentée par Socrate. Seul il peut justifier que le premier des sorts, le meilleur, soit de ne pas commettre l’injustice, même si l’on doit la subir, que le second soit d’en être châtié si on la commet et que le troisième, le pire, soit d’être un injuste impuni. L’ordre cosmique exige que le méchant, c’est-à-dire l’intempérant, l’injuste soit redressé. Il le faut pour le méchant lui-même. Il lui est en effet désavantageux d’être méchant. Il ne s’en rend pas compte, comme l’entretien avec Polos le fait assez voir, et c’est pourquoi Socrate dit que " nul n’est méchant volontairement " (509e). Tout le monde n’est pas dès l’origine vertueux. Personne ne l’est ni dès ses débuts ni constamment. Il faut donc que chacun ait à chaque instant une nouvelle chance de s’inscrire dans l’ordre cosmique auquel il a manqué. C’est à quoi vise le châtiment. Cependant pas plus que la récompense de la vertu n’est en dehors de la vertu, le châtiment du vice n’est en dehors du vice. Dans le vice, dans l’intempérance par exemple, l’homme est malheureux. " Le méchant, agissant mal, est misérable " (507c). Il est misérable non parce qu’une autorité supérieure sanctionnerait de cette façon sa méchanceté, mais par et dans sa mauvaise action.
On serait tenté d’objecter que s’il en est ainsi l’hypothèse d’un méchant impuni n’a plus aucun sens. Ce serait négliger la différence entre celui à qui l’on fait prendre conscience de sa méchanceté et de son malheur et celui qui n’en prend pas conscience. Par conséquent le châtiment expliqué par Socrate comme un avantage réside dans la prise de conscience, laquelle se fera d’autant plus facilement qu’y contribuera une intervention extérieure, comme celle par laquelle il châtie Calliclès. Les peines infligées par l’institution de la justice, telles qu’amendes, emprisonnements, sont des marques symboliques, et non des moyens, de la prise de conscience. Si le criminel s’est rendu compte de son erreur, s’il la reconnaît et la publie, comment convaincra-t-il ses victimes et la société toute entière de sa volonté d’amendement ? Comment convaincra-t-on que des regrets sont autre chose que des mots ?
Seules de nouvelles actions, plus vertueuses, auront cet effet. Mais en attendant, l’amende reste une image et une promesse de l’amendement. Quant à l’emprisonnement il est l’image de l’emprisonnement de l’âme dans sa propre méchanceté, et il est quelque peu le renoncement à toute promesse d’amendement. La peine de mort infligée à un coupable est la démission absolue de la société de toute entreprise visant à l’améliorer. Les peines, au sens judiciaire sont des signes sociaux de la foi ou de l’absence de foi dans l’amélioration du criminel ; elles ne sont pas le châtiment. Le châtiment ne peut être que dans la conscience que prend le méchant de la méchanceté de son acte.
La fable hilarante de la métempsychose (Phédon, 81d-82b) cf.Texte- cf.IP- met en lumière la portée éthique de la doctrine de la renaissance des idées. Après la mort, détachées du corps auquel elles ont été jointes, les âmes retrouvent une autre vie, elles sont réincarnées et en outre placées en tel corps qui convient à la vie qu’elles ont menée : elles chutent dans le corps qu’elles méritent. Dans ces rapports est mise en place la notion d’une justice immanente : dans sa vie, et non ailleurs, chacun reçoit exactement ce qu’il mérite. Chacun est payé exactement ce qu’il vaut : aime-t-il les richesses ? il reçoit les richesses ; les honneurs ? il reçoit les honneurs. La conduite philosophique, qui ne cesse d’élaborer des idées en lieu et place des notions empiriques, est propre à élever celui qui la mène vers un sort meilleur que celui du commun : un sort semblable à celui des dieux. L’identité de la vertu et du bonheur est mise en lumière, et symétriquement la relation nécessaire entre le vice et le malheur.
Chacun a ce qu’il veut, on ne l’admet déjà qu’avec quelque peine. Mais ce qu’il veut est aussi ce qu’il mérite. Or personne ne peut comprendre cela, s’il ne comprend en même temps qu’il n’y a pas de récompense, ni au-delà ni ici-bas, mais que chaque vie est ce qu’elle est, que rien ne peut faire qu’elle soit autre chose que ce qu’elle est, parce qu’il y a une nécessité dans l’ordre des choses et que par suite rien ne peut faire que le méchant soit heureux ni que l’homme sage soit malheureux. L’homme juste n’est pas un chasseur de prime, qui ne serait juste qu’afin d’être heureux, pour percevoir le bonheur en rançon. Il est juste parce qu’il est juste d’être juste. Dans la justice il est heureux. Le sage injustement accusé, injustement condamné, injustement exécuté est moins affecté par sa mort que ne le seront par la leur les riches et les importants qui ont obtenu la sienne. Pour le dire très rigoureusement, il n’en est pas affecté. Car le bonheur n’est dans une récompense accordée en prime à la vertu ni avant la mort ni après. Le bonheur est dans la vertu. Inversement l’injustice se paie d’une punition qui vient si peu s’ajouter à elle que les naïfs, qui sont d’autant plus naïfs qu’ils se croient plus habiles, ne la voient pas : c’est leur vie propre, à laquelle personne d’autre qu’eux ne les a condamnés. Dans leur vie, inévitablement, les méchants se condamnent à se frotter aux méchants.
Le philosophe, c’est-à-dire celui qui pratique la vertu, à commencer par la vertu d’intelligence, y trouve le bonheur, tandis que l’homme vicieux est la cause de son propre malheur. Si l’on considère sa réciproque, et spécialement que celui qui est dans le malheur l’a bien mérité, la leçon peut paraître dure. On ne peut la comprendre qu’en dépassant quelques apparences. La fable platonicienne n’est pas seulement un réemploi de la fable de la réincarnation. Elle invente pour le plaisir du lecteur la réincarnation au mérite ! La mort est un avancement : idée comique. Après avoir passé un à un les grades de la carrière militaire ou administrative, il reste à franchir le dernier grade : l’excellence du vivant est le mort. Mais ce n’est pas seulement pour rire une minute que le philosophe suggère cette proposition. L’idée a un sens : le sort de l’âme est relatif à la vie qu’elle mène. Réciproquement la vie que mène une âme est déterminante dans le sort qui est le sien. Or non seulement il y a de l’avancement pour celles qui pratiquent la vertu, mais réciproquement il y a une dégradation pour celles qui s’abîment dans le vice. Le corps dans lequel s’incarne l’âme sanctionne la vie qu’elle a menée. Il en est l’indice visible. L’idée sera reprise par Aristote, il n’y a pas d’autre bonheur pour l’homme que dans la perfection de la forme humaine.
Est-ce à dire que tous les sots sont condamnés au malheur ? Il y a fort heureusement moins de malheureux qu’il n’y a de sots. Car toutes sortes de gens, les braves gens, privés de l’intelligence qui fait choisir la vertu en connaissance de cause, se refusent néanmoins à l’intempérance et à l’injustice. Ils mènent une vie qui, à défaut d’atteindre à la perfection proprement humaine, se montre pourtant sociale et civique. Ce qui les garde dans la vertu n’est cependant pas l’intelligence ou la philosophie ; ils sont donc au-dessous de l’homme. Toutefois le philosophe ne veut manifester aucun mépris à leur égard et c’est la raison pour laquelle il leur reconnaît une réincarnation en… hommes, ou braves gens. Mais ils ne sont hommes que dans la faible mesure où rien dans leur pratique ne s’oppose à la vie en communauté. Le bonheur des braves gens ne saurait être le bonheur suprêmement humain.
Le mythe d’Er (République, fin), cf.Texte- cf.IP- dont la première partie retrouve celui de Gorgias, n’est pas seulement destiné à affirmer le lien entre la justice et le bonheur, entre l’injustice et le malheur. Il n’a pas seulement pour bénéfice secondaire de substituer à l’intelligence de l’homme qui se conduit par lui-même et choisit de lui-même le bien, la peur d’une autorité qui contraigne le sot à la même conduite. Il a en outre pour rôle de placer chacun devant la responsabilité renouvelée de tout instant (je ne reviens pas ici sur la fonction de ce mythe dans la théorie des idées, cf. supra : Richesse de l’oubli). Sous l’apparence d’une détermination des événements de la vie par un choix antérieur à la vie, il avertit le lecteur que c’est à chaque instant qu’il se choisit lui-même. Non seulement dans ses malheurs comme dans ses bonheurs il n’a pas davantage d’imprécations à adresser à d’imaginaires puissances supérieures que de grâces à leur rendre, mais il peut tout changer tout de suite, s’il le veut. Chacun est maître de son destin.
Après qu’elles aient subi, rapporte Er, les mille ans de récompense ou de châtiment qu’elles avaient mérités, les âmes gagnent joyeusement la prairie pour y camper (614d). Après s’être rassemblées, elles sont emmenées ailleurs, dans un endroit dont la beauté est tout aussi indescriptible que celle du précédent, où elles sont présentées à la vierge Destinée, fille de la Nécessité. Un porte-parole des dieux leur lance un solennel avertissement. Le style de sa proclamation est merveilleusement prophétique. Il déclare littéralement que, de la destinée de chacun " Dieu n’est pas la cause ". Elle n’est arrêtée par le Dieu, rendue par lui nécessaire, qu’après que l’âme l’ait d’abord choisie. Chacun est jugé par ses actes, c’est-à-dire qu’ils font son bonheur ou son malheur.
Ce n’est pas rien, et c’est de bien plus forte conséquence que la seule poursuite de la vie de l’âme au-delà de celle du corps. Les âmes sont " éphémères " (617d) cf.IP- dans cette exacte mesure, où de manière éphémère elles sont liées à une certaine vie. Une doctrine d’espérance est exprimée dans ce mythe, car si le méchant paye le prix de sa méchanceté, il n’est pourtant pas condamné à être méchant. Ce n’est pas au-delà que seront punis des actes méchants éventuellement accumulés jusqu’à être inexpiables. Chaque acte de méchanceté emporte avec lui son propre châtiment. Est éphémère l’acte et avec lui son salaire. La nécessité ne fait pas crédit : sur-le-champ elle présente la note et il faut la payer.
Le cycle dont parle le porte-parole des dieux, doit donc être entendu comme l’ensemble, lié par la nécessité, de l’acte et de son salaire. Il ne dure en réalité ni mille ans ni cent ans. Sa durée est très variable : l’enfant, d’ailleurs en toute justice, a la chance de pouvoir remettre instantanément son compteur à zéro. La petite méchanceté qu’il a commise se dissout quelques instants plus tard dans un gros sanglot, après lequel il est remis à neuf : il est un autre enfant, il n’est plus l’auteur de la petite méchanceté. L’adulte, en toute justice aussi, doit porter plus longtemps le fardeau de ses fautes, et d’autant plus longtemps qu’elles sont plus lourdes.
Sans prétendre superposer exactement la justice institutionnelle et la justice éthique, sans affirmer que les peines infligées par la justice humaine sont exactement proportionnées aux délits ou aux crimes commis, on peut sans inconvénient faire de leur durée l’image de leur gravité éthique. Il est généralement admis que celui qui a purgé sa peine a payé sa dette à la société, qu’il est un nouvel homme et qu’à ce titre on peut maintenant espérer de lui qu’il fasse le choix de l’honnêteté. Il y a des gens qui ont commis des vols, voire un meurtre, à qui il est pourtant juste de faire confiance, une fois passé le temps de la réflexion et du repentir. On trouve ici un argument de principe contre la peine de mort : quel est le crime dont il faudrait croire que son auteur ne pourra jamais assez se repentir ? Chaque instant peut être celui d’un nouveau départ.
On peut admettre l’usage vulgaire du mot destinée, pourvu que soit respectée une condition. Il n’est pas faux de penser en effet que la vie de chacun porte une certaine marque, qui en fait la distinction, la spécificité et la personnalité, par rapport à toute autre. Il n’est donc pas faux d’employer ce mot, pourvu qu’on ne lui demande de désigner qu’un résultat, lui-même provisoire. Si l’on fait aujourd’hui un retour sur soi-même et si l’on établit le bilan de son existence, on peut à juste titre déclarer que sa destinée a été telle ou telle. Ce qui serait inadmissible par contre, serait de prétendre qu’il existe au-dessus de chacun une puissance supérieure qu’on appellerait le destin, qui arrêterait d’une manière indépendante de la volonté de chacun à la fois ses actes et une part de bonheur et de malheur, laquelle n’en serait par suite nécessairement plus le salaire. L’idée d’une puissance fatale qui aurait arrêté depuis toujours que, quoi que l’on fît, il fallait que l’on fût ceci ou cela, est expressément écartée. La déclaration du prophète au nom de la vierge nommée Destinée exclut la fatalité.
Une destinée pourrait à l’instant présent, comme du reste elle le pouvait à tous les instants précédents, basculer vers n’importe quoi d’autre, par la simple raison que l’on en déciderait ainsi. La destinée de chacun est vierge, jusqu’au moment où il en décide lui-même. Elle ne vaut que pour un cycle au-delà duquel chacun peut en changer. Nul n’est condamné à être encore ce qu’il a été. De cycle en cycle on s’instruit, et d’autant mieux que les épreuves sont plus rudes. Celui à qui le malheur a été épargné, parce que les tentations lui ont manqué, ou parce que malgré les tentations la bonne police de la Cité où il a vécu l’a empêché de mal faire, s’est fort peu instruit et risque grandement de tomber dans la méchanceté et dans le malheur, dès que les garde-fous viennent à lui manquer. Mais, de ce fait, il s’instruira. On est soi-même responsable de sa destinée, bien qu’on l’oublie et qu’on vive les événements de sa vie sans la conscience qu’ils sont les conséquences de son choix. L’homme subit sa vie, bien que ses événements ne soient pas imposés de l’extérieur, par des circonstances sur lesquelles il serait sans pouvoir.
Les dernières pages de la République constituent une doctrine de l’existence. En tant que telle, elle ne donne à aucune vilenie le prétexte ni d’un destin marqué à l’avance, ni même seulement des circonstances. Elle est dure, parce qu’elle ne fournit pas d’excuse à l’échec. En même temps cependant elle est porteuse d’espoir, parce qu’elle promet la réussite à celui qui s’en donne les moyens. Il n’est pas condamné à rester ce qu’il est, c’est-à-dire ce que l’ont fait ses choix précédents. Il peut à tout instant par un choix nouveau s’ouvrir une destinée nouvelle. Pas forcément aviateur ou médecin quand il était terrassier ou postier ; mais vertueux et donc heureux quand il était vicieux et donc malheureux. Le cheminement en sens inverse n’est pas concevable, sauf si l’on était vertueux par des causes extérieures, lesquelles sont assimilables à la contrainte qu’un Etat bien policé exerce prudemment sur ses sujets. Mais être vertueux de cette manière ne donne pas le bonheur : celui-ci est toujours issu d’un choix volontaire. Oserai-je le dire ? nul n’est heureux involontairement.
Les âmes ne sauraient donc être classées une fois pour toutes à une place donnée. A chaque instant, c’est-à-dire par chaque action, on peut s’élever ou au contraire déchoir de la place où l’on était. En particulier on ne saurait être voué par une sorte de nécessité à voir les essences éternelles ou inversement à ne pas les voir. Si cela était, disparaîtrait tout mérite chez celui qui les voit, toute culpabilité chez celui qui ne les voit pas, cela ôterait tout sens au rang de philosophe ou au rang de berger. La première partie du décret de l’Inévitable, qui expose les rangs (Phèdre, 248c-e), n’a de sens que par la seconde, qui expose les cycles (249a-b). cf.Texte- cf.IP-
En irait-il ainsi s’il fallait prendre au pied de la lettre toute cette apparente eschatologie ? Si Platon croyait, comme le plus grand nombre de ses contemporains, qu’il existe des dieux tels que ceux de l’Olympe, une divinité du nom de l’Inévitable, que celle-ci est chargée de maintenir chez les mortels l’ordre voulu par ceux-là, il pourrait fort bien se contenter de dire que l’on est philosophe par un arrêt des dieux, que l’on est berger par un arrêt des dieux et que le rôle de l’Inévitable est de remettre à sa place quiconque se prend pour autre chose que ce qu’il est. Il n’y a aucune nécessité organique interne à la mythologie de lier la seconde partie du décret de l’Inévitable à la première et cela reste vrai, y compris si l’on admet que les périodes de mille ans évoquées ici, avec les changements de rang qu’elles autorisent, sont également un héritage de la mythologie. Par contre l’interprétation platonicienne de la mythologie lie les deux parties du décret de la déesse.
Il est nécessaire de distinguer deux cycles au terme de chacun desquels s’accomplit quelque chose de différent. Il y a d’abord un cycle de mille ans au bout duquel, au-delà de sa récompense ou de son châtiment, chaque âme choisit selon sa volonté l’existence qu’elle souhaite avoir ; et il y a ensuite un cycle de dix mille ans à la fin duquel chaque âme, pourvu qu’elle ait au moins une fois connu la forme humaine, retrouve des ailes et est à nouveau appelée à suivre le cortège des dieux. La raison de ces deux cycles n’est pas difficile à comprendre. Il faut distinguer ici d’une part la rémunération de ce qui relève de la responsabilité de chacune et d’autre part une règle qui s’étend indistinctement à tous et qui pour chacun remet son compteur à zéro. Car si l’homme est un animal responsable, il ne peut néanmoins être responsable que de ses choix. Or dans son existence il n’est pas vrai qu’absolument tout relève de ses choix. Il y a aussi, il faut le reconnaître, une part de rencontre. C’est pourquoi la Justice implique non seulement qu’à chacun soit payé son dû, que chaque acte emporte avec lui sa récompense ou son châtiment, mais encore qu’à chacun soit donnée la chance de recommencer, comme si rien n’était déjà fait.
Dans toute destinée il y a d’une part l’effet que produisent sur l’âme ses bonnes actions, mais aussi de l’autre ce que lui apporte ce qui n’est relativement à elle que rencontre. Il est vrai que l’on n’est pour rien dans le cataclysme, dans l’accident, dans la maladie, pas davantage dans le fait de croiser sur son chemin telle et telle personnes. Cependant ce qui inscrit l’existence dans un déterminisme contre lequel on ne peut rien, ne dicte encore ni vertu ni vice, et par conséquent non plus le salaire qui leur est lié en termes de bonheur et de malheur. S’il fallait dans sa vie ne connaître ni cataclysme, ni accident, ni maladie, s’il fallait attendre d’être servi par les circonstances pour être heureux, jamais personne ne serait heureux. On peut se conduire bien et avoir des ennuis de santé, d’argent, d’amour : l’équilibre réalisé en soi par la domination de l’homme intérieur, aidé du lion, sur la bête polycéphale produit bien mieux que l’aptitude au bonheur. Car celui qui le réalise est de ce fait capable de saisir dans les circonstances de rencontre ce dont il peut faire sa félicité. Ce qu’apportent les circonstances, y compris si l’on travaille à les produire, n’a de sens ni d’existence que pour celui qui d’abord se donne ce qui ne dépend que de lui et non d’elles : la tempérance et la justice.
C’est bien une rencontre, relativement à sa vertu, si Socrate est injustement accusé, injustement condamné et injustement exécuté. Il n’a pas eu la chance de trouver dans Athènes des citoyens ni des politiques suffisamment vertueux pour le suivre. Une rencontre opposée, moins probable à vrai dire, eût pu inversement lui faire rencontrer des âmes à la hauteur de la sienne. Mais une telle chance n’est susceptible d’être appréciée que de ce type d’âme. Un intempérant n’a rien à faire de la rencontre d’une âme généreuse. L’âme généreuse qui n’a pas cette chance est cependant capable de s’en consoler. Inversement, s’il relève du mérite de Platon de faire le choix de la philosophie, il le doit aussi à la rencontre de Socrate. Il avait la naissance, les qualités, l’éducation nécessaires pour faire un poète ou un tyran, et il a été mis sur sa voie par une circonstance qui ne relevait pas de son choix. Sans doute est-il peu probable qu’il perde la lucidité qu’il a acquise au contact de son maître. S’il est juste qu’on obtienne tout le bonheur qu’implique la vie qu’on a choisie, on ne l’obtient toutefois pas sans la choisir avec constance.
Celui qui ne réalise pas en soi l’harmonie est du même coup incapable de profiter des occasions, qui se présentent à lui vainement. La santé, l’argent, l’amour ne sont pas des biens pour lui. Il est un puits sans fond qu’il faut remplir sans cesse, un trou béant par lequel il ne faut cesser de faire passer tout ce qu’on peut (cf. supra : L’intempérance). Le mythe de Phèdre signifie que la part de la rencontre dans le bonheur ne peut être bien grande. Mais inversement il faut aussi que la part de la rencontre dans le malheur soit ramenée à néant. C’est pourquoi, sortant des maisons d’arrêt qui sont sous la terre, même si elles ont répété dix fois leur choix ignoble, les pires âmes retrouveront leurs ailes et le cortège des dieux. La dualité du mérite et de la rencontre dans l’existence ne doit pas surprendre. Les idées de juste, de beau, de pieux, etc. n’éclairent assurément l’expérience que de qui prend la peine de les former, mais elles ne sont le produit de rien d’autre que de celle-ci (cf. supra : Le savoir qu’on ne sait pas). La théorie platonicienne du souvenir ne se comprend que si à l’image eschatologique on substitue la notion d’expérience.
Préférer l’intelligence et les vertus est un choix et c’est la seule raison pour laquelle il y a un mérite à le faire. Pourquoi louer l’homme vertueux, si ce n’est pour le choix qu’il a fait ? Le philosophe n’est pas philosophe de naissance ; il ne l’est pas non plus du fait d’un déterminisme ni d’un hasard. Comme les autres, son âme a commencé par être esclave de son corps. Il n’est pas un être hors de l’humanité ; sa condition est la même que celle des autres hommes. Mais son sort est différent du fait de l’exercice de l’intelligence. Il a compris que c’est parce que son âme restait clouée au corps par les plaisirs et les douleurs qu’elle était incapable de s’élever des apparences aux réalités. Mais plus que la culpabilité de chacun, c’est sa responsabilité qu’il faut mettre en évidence : si son emprisonnement n’est que de son fait, sa libération elle aussi ne sera que de son fait. Il n’est besoin d’aucune révélation pour émanciper un esprit et le faire accéder à la connaissance. Si ceux qui pratiquent la vertu sans intelligence sont déjà des hommes, il faut bien que ceux qui la pratiquent avec intelligence soient plus que des hommes. Le sort réservé au philosophe n’est autre que la compagnie des dieux (Phédon, 80e-81a, 82b-c et 84a-b). cf.Texte- cf.IP-
Il faut exprimer cette idée avec davantage de vigueur : le philosophe constitue une espèce divine en tant qu’il est ami du savoir (82c). Le philosophe n’est pas l’élu des dieux, il se fait dieu. Il n’y a pas plus de dieux au-dessus des hommes qu’il n’y a d’au-delà de la mort ; il y a seulement un acte de l’intelligence, qui dans cette seule et unique vie fait de l’homme un dieu. Il ne s’agit pas d’une vague image par laquelle de façon pompeuse serait exaltée, par lui-même, la supériorité du philosophe sur tous les autres hommes, icône sacrée à ses seuls yeux. La notion de dieu dans ce contexte précis ne renvoie à rien de plus, mais rien de moins, que celui qui dispose du savoir, ou du moins qui se préoccupe de savoir, qui aime à accroître ses connaissances. Il n’est pas question ici de genèse, ni de jugement dernier, ni de toute puissance, etc. Il ne faut pas projeter sur le dieu platonicien les attributs métaphysiques ou moraux que les théologiens accordent à leur dieu. Dieu n’est pas un objet, mais un objectif, dont cherche sans relâche à s’approcher celui qui n’est pas exactement sage, mais qui est au moins ami de la sagesse.
Tout au plus bénéficie-t-il d’une rencontre qui sollicite son esprit d’abord engourdi, engoncé dans un corps, de s’affranchir du goût des choses relatives au corps : honneurs, richesses (cf. supra : Responsabilité). Ainsi voit-on dans l’allégorie de la Caverne (République) le prisonnier délivré par une main amie. A son tour en publiant ses dialogues Platon joue le même rôle auprès de son lecteur. Il cherche à le détourner de ce qui change, autrement dit du visible, pour l’orienter vers ce qui est en soi, autrement dit l’intelligible. La connaissance ne s’édifie qu’en abandonnant les données empiriques pour l’essence des choses. L’intelligence se tourne vers l’intelligible et rien ne lui est davantage identique que celui-ci. Aussi lorsque Socrate affirme que se tournant vers ce qui lui est semblable l’âme du philosophe entre dans la compagnie des dieux (Phédon, 81a), il ne choisit ce mot pour aucune autre raison que parce que le divin est l’invisible, c’est-à-dire qu’il est l’intelligible.
L’invisible n’est pas tel pour échapper à l’intelligence, comme il advient dans les philosophies servantes de la théologie, mais tout au contraire pour en être l’objet. En accédant à l’intelligible l’homme, de ce fait, accède au bonheur. La lettre du texte (81a) pourrait laisser penser à une définition qui ferait du bonheur l’ataraxie : ni divagation, ni déraison, ni peurs, ni sauvages amours. Mais le bonheur ne saurait être convenablement défini par l’absence, fût-elle celle des maux de l’humaine condition. Il est le produit d’une activité et en l’occurrence il ne s’agit que de l’activité de l’intelligence. Celle-ci étant la première des vertus et commandant les autres, le bonheur n’est nulle part ailleurs que dans la pratique de la vertu. Telle est l’unique et excellente raison pour laquelle l’âme n’a pas à craindre de la mort de n’être plus rien nulle part. Il n’y a rien à craindre de la mort, non parce qu’il y aurait un au-delà où les bonnes âmes seraient récompensées, mais parce que ce n’est pas dans l’au-delà qu’est le bonheur, il est dans cette seule et unique existence. Sous le rapport du bonheur et du malheur, cette vie est la seule (et pour cause !) qui importe.
Aux êtres intelligents seuls se pose la question du bonheur. Les autres êtres peuvent éventuellement être satisfaits, ce qui se réduit pour la plupart à être repus, mais non heureux, car le bonheur n’appartient qu’à l’intelligence. " Le bonheur est le compagnon " de la connaissance (Phédon, 111c). cf.IP- Il est vain de rechercher le bonheur dans l’abrutissement. On se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux pour son bonheur ignorer beaucoup de choses plutôt que de les savoir. N’eût-il pas mieux valu pour Socrate qu’il ignorât tout ce qu’il explique à ses amis, et qu’il n’eût par conséquent pas à s’attaquer aux démagogues athéniens, qui se sont vengés de lui en le condamnant ? Le choix que fait Ulysse, pas n’importe qui, mais à la fois le plus intelligent des Grecs et celui qui a le plus souffert (République, 620c), le donnerait à croire, n’eût-il pas mieux valu pour lui qu’il vécût la vie d’un obscur particulier étranger aux affaires ?
La réponse à cette question est que le bonheur ne peut être confondu avec les plaisirs, ni le malheur avec les souffrances. On trouve ici la seule raison pour laquelle le juste condamné et supplicié est plus heureux que son bourreau. C’est aussi la raison pour laquelle, si semblables que soient extérieurement la conduite de celui qui se soumet aux histoires de bonnes femmes et celle du philosophe, le premier n’est pas heureux comme le second. Le premier ne croit pas être heureux et il ne l’est pas. S’il l’était et le savait, il n’attendrait pas que lui soit faite une autre justice que celle de l’égalité géométrique. Le second n’a pas besoin d’une autre justice, parce qu’il sait et ressent que chaque acte porte en lui-même sa charge de bonheur ou de malheur. Parce qu’il illustre dignement l’intelligence dont il est porteur, Socrate est juste, et parce qu’il est juste il est entouré d’amis. Il est heureux parce que le bonheur est l’autre face de la justice.
Dès lors qu’on sait que la vertu n’est pas l’ascétisme, il n’y a rien de dissuasif dans cette définition : " la tempérance, la justice, le courage, la liberté, et la vérité " (Phédon, 114e) sont les plaisirs qu’il recherche. C’est leur pratique qui fait le philosophe heureux et qui lui donne des amis. Quant au méchant il convient de dire que c’est plutôt parce qu’il est malheureux, c’est-à-dire injuste, qu’il n’a pas d’amis ; et non parce qu’il n’a pas d’amis qu’il est malheureux. Il y a donc une vérité dans l’idée que l’homme impur n’a pas d’amis, mais ce n’est pas celle qu’on croit. Les amis, l’amour reçu et partagé sont le lot de la justice. Même s’il n’est pas sûr que tous ceux qui pleuraient Socrate au moment où il buvait la ciguë jusqu’au fond du bol fussent tous dignes de son amitié, l’intelligence, parce qu’elle est le principe de la justice, est du même coup celui de l’amitié et de l’amour. L’homme injuste ne reçoit rien des dons de la justice.
Une âme échappe au malheur exactement dans la mesure où elle exprime le principe de l’intelligence. Dans l’exacte mesure aussi où elle s’élève vers lui, une âme d’abord dans les maux avance vers le salut. Le méchant est celui qui subit son sort. Il est malheureux sans comprendre pourquoi. Il ignore que l’égalité géométrique lie indissolublement son malheur à sa méchanceté. S’il le comprenait, il changerait de conduite. Mais il ne sait pas qu’il est la cause de son propre malheur. Il se flatte de faire ou de pouvoir faire le malheur des autres : les spolier, les torturer, les tuer ; mais il fait d’abord et bien plus sûrement le sien. Alors il se tourne vers les dieux et crie à l’injustice. Les dieux ne risquent pas de lui répondre ! A l’inverse " l’âme tempérante et intelligente sait ce qui lui advient " (108a). Elle ne subit pas son sort comme s’il était inintelligible, injustifiable, produit d’un obscur despotisme des dieux. Elle est libre. Le mythe le dit de manière imagée : " Ceux dont la vie aura été reconnue juste seront libérés des geôles intérieures de la terre et s’établiront dans les demeures du dessus de la terre " (114b). Ne pleurez pas, semble dire Socrate à ses amis, je suis libre ! Aussi son âme n’a-t-elle rien à envier à des êtres supérieurs. Il n’y a pas d’êtres supérieurs : la divinité est le statut qu’atteint l’âme tempérante et intelligente.
Si le bonheur n’est pas la récompense de la justice, il en est bien l’enjeu. Car si l’on n’est pas heureux pour avoir cherché à être heureux, ce n’est pourtant bien nulle part ailleurs que dans la justice qu’on est heureux. Socrate, même martyrisé par les politiciens mesquins, est heureux : le juste supplicié est plus heureux que son bourreau. Cette proposition n’a de sens véritable que si elle est bien entendue. Il ne s’agit pas en procédant à une comparaison des malheurs de reconnaître que celui qui est le moins malheureux est encore le juste. Ce n’est pas relativement qu’il est heureux. C’est absolument. L’homme juste est dieu : " l’évasion, dit Socrate, c’est de s’assimiler à dieu dans la mesure du possible " (Théétète, 176b). cf.IP- L’homme juste est dieu parce que la justice est l’autre face du bonheur. L’évasion hors des apparences et hors de la vie politicienne est plus ou moins réussie. Elle l’est dans la mesure des efforts que chacun fait pour y réussir. Mais à supposer qu’il se rencontre un homme vraiment juste, ce ne peut être que le philosophe, celui-ci est tout à fait dieu. Il n’y a pas d’autre critère de la divinité que la justice.
Réciproquement la justice définit dieu. Si l’on attend de la philosophie platonicienne qu’elle se rapproche du judaïsme ou du christianisme, le compte n’y est pas. Son dieu n’est assurément pas créateur. N’est-il pas juge et rémunérateur ? Chacun reçoit exactement ce qu’il mérite, c’est-à-dire ce qu’il veut : l’homme juste est heureux, l’homme injuste est malheureux. Mais le dieu n’a pas à intervenir pour lier le bonheur à la vertu ni le malheur au vice. Le bonheur est la vertu et le malheur le vice. Le dieu n’a pas besoin d’être juge et rémunérateur. Si le juste ne devait agir que par crainte de la réputation qu’auprès de dieu a l’injustice, la justice ne serait qu’un conte de vieille femme (176b). Un tout autre dieu que celui des théologiens apparaît dans les dialogues.
Sa justice n’est pas dans la fonction de juge ; il est juste en un autre sens, car la notion du juste s’élabore dans l’opposition du philosophe au politicien. Il est donc permis et plus que cela, requis de penser que le juste n’est rien d’autre que l’auto-proclamation de l’intelligence dans son exigence d’intelligibilité. Il n’y a d’intelligence que dans un acte par lequel l’intelligence transcende ses propres connaissances. Dans la connaissance la plus basse il y a déjà toute l’intelligence ; on ne peut renoncer à une parcelle de souveraineté de l’intelligence sans perdre toute l’intelligence. Cette leçon éclaire la justice. On tombe entre les mains des politiciens faute de la reconnaissance de cette nécessaire transcendance, que Platon appelle dieu et qui est l’intelligence.
De toutes les questions que se pose la philosophie, celle qui avant toute autre intéresse Platon est celle qui intéresse tout le monde, celle du bonheur. Encore lui faut-il pouvoir y répondre. Quel détour cela exige de lui, qui constitue exactement toute sa philosophie, ce qui précède montre que ce n’est pas peu. Il n’en demeure pas moins que l’objet central donc ultime de sa réflexion est le bonheur. On a dit que son engagement philosophique venait du choc de la mise à mort du Juste par la Cité. C’est moins vrai qu’on ne le croit. Les institutions d’Athènes étant démocratiques, cela donne certes à réfléchir. Pourtant, si c’était là tout le scandale, il ne mesurerait qu’une naïveté politique. Rapportée au seul critère de l’injustice, la mort de Socrate serait la préfiguration de celle de Jésus, et Platon serait son prophète.
Mais le philosophe trouve dans le fait divers de ~399 bien autre chose à méditer, qui lui ouvre une perspective immense, et qui creuse en outre un abîme entre lui et le christianisme. Ce que peut voir tout lecteur de Phédon, pourvu seulement qu’il veuille bien lire ce qui est écrit, c’est que, mis au supplice, Socrate est heureux. Son dernier mot (118a) n'est pas de demander à un dieu d'écarter de lui le calice de ciguë, mais de lui rendre grâce de l'excellence de son remède ! Le bonheur n’est ni le salaire de la justice ni autre chose que la justice elle-même ; l’homme juste n’a besoin d’aucune intercession pour l’obtenir, parce qu’il le trouve dans son activité proprement érotique. Voilà exactement en quoi la mort de Socrate dit fondamentalement autre chose que celle de Jésus. Les doctrines qui nient que cela soit possible, sont conduites à soumettre l’obtention du bonheur à la grâce accordée par une autorité suprême. A moins que, voulant ceci, elles ne soient conduites à cela. Elles quittent le terrain de la philosophie pour se soumettre à la théologie. Rien n’est plus étranger à Platon que le surnaturel. Son exigence d’intelligibilité, son amour du sens, est insaturable.
L’analyse des dialogues de Platon non seulement ne permet de suspendre le
bonheur à aucune grâce, mais elle n’autorise à soutenir aucune des thèses
du prétendu platonisme. Elle montre au contraire que
- la connaissance exige l’établissement et le maintien de la relation de l’intelligence
à la réalité sensible ;
- les idées, même les plus générales, ne sont pas
indépendantes de l’activité matérielle des hommes ;
- la vérité de leur rapport aux choses leur est garantie par leur rapport à
l’intelligence de celui qui les pense ;
- la dialectique est la recherche de l’universalité de l’intelligible à travers l’accord
donné par l’intelligence de l’un à celle de l’autre ;
- le bien est l’intelligence dans la mesure où elle exige d’elle-même une
intelligibilité sans faiblesse ;
- l’amour tient dans l’activité de l’intelligence le rôle indiscutable d’en appeler
à celle de l’autre ;
- les liens que nouent les passions avec la réalité sensible sont le moyen de plaisirs
très légitimes ;
- le bonheur enfin appartient à l’activité intellectuelle, fondamentalement
érotique, de l’homme juste.
La philosophie de Platon n’est pas le prétendu platonisme.
Est-il possible de trouver dans les dictionnaires de philosophie un mot propre à la qualifier ? Mais à quoi bon ? On cherchera en vain : les alternatives consacrées sont également dépassées. Relativement à elle idéalisme ou matérialisme, rationalisme ou empirisme, nominalisme ou réalisme, etc. sont des positions tout aussi grossières, chacune aussi pauvre que son contraire. La raison en est à rechercher dans l’exclusion mutuelle de leurs termes, qui les tue les uns autant que les autres. Si dans la fonction d’enseigne un mot est supérieur aux autres, c’est le mot érotique, qui n’exclut rien, que la mort. La philosophie de Platon est érotique.
Ce mot risque manifestement d’être entendu dans un sens bien plus étroit que celui que lui donne le Banquet et, afin de le soutenir dans sa fonction de définition, je veux retourner à la peinture, qui avait été mon point de départ dans l’introduction. Dans les chambres du Vatican la magnifique fresque de Raphaël, urbinate qui fit son éducation dans le palais ducal, où s’exprimait sous diverses formes l’idéologie résumée dans le studiolo, est mystifiée, au moins dans l’image qu’elle donne de Platon. Cette mystification ne pouvait être ni mieux commanditée par aucune autre autorité, ni mieux située que dans le palais où elle est peinte (cf. storiadellarte.com). Car le philosophe en réalité n’a aucune raison de tourner l’index vers le haut, vers un ciel où rien d’autre ne peut être trouvé que les planètes et les étoiles, qui y effectuent les mouvements admirables de géométrie soigneusement décrits dans Timée ; il n’y a en effet d’autre transcendance que le travail d’une intelligence s’efforçant de dépasser toujours sa propre compréhension des choses pour l’établir dans le dialogue. Il n’y a d’autre transcendance que celle de l’intelligence sur ses idées.
Les idées en effet sont produites par l’intelligence, parce qu’il lui appartient de penser ; rien ne saurait l’empêcher de produire des idées. Penser c’est soumettre l’objet, au sens le plus général, à une information consistant en des idées. Dans un premier temps de l’analyse elles se révèlent indépendantes de l’objet ; tandis que dans un second temps elles se manifestent comme le souvenir de l’expérience qu’on en a eue précédemment. L’homme n’est donc pas doué d’une prétendue faculté de penser, qui ne pourrait lui être donnée que par un créateur ; mais en pensant il produit et ses idées et son aptitude à penser. L’être en effet n’est pas immobile, solennel et sacré, arrondi et refermé sur lui-même, mais il est animé d’un mouvement propre, auquel le contraignent ses oppositions, aussi bien celle du sensible et de la sensation que celle du sec et de l’humide ; un mouvement qui n’est pas subi et impulsé de l’extérieur par un moteur transcendant. Il n’y a dans l’être pas plus de faculté de penser qu’il n’y a de facultés de désirer ou d’imaginer, fictions qui n’appartiennent qu’à une doctrine qui croit la nature immobile. Autant que ses oppositions contraignent l’être à la transformation, elles le déterminent à penser et à créer les moyens de sa pensée.
Le nécessaire combat philosophique de Socrate, pour distinguer de l’apparence mouvante du sensible l’être immobile des idées, a pour but de repousser l’empirisme, le scepticisme et l’utilitarisme, symbolisés avec vraisemblance par le geste de l’Aristote raphaëlesque tendant la main vers la terre. Il ne suffit cependant pas encore à accomplir la tâche du philosophe. Il ne saurait dispenser d’un autre combat tout aussi nécessaire, qui est le rejet de tout idéalisme, fourrier de la théologie, afin cette fois de faire apparaître, non plus dans le sensible mais dans l’être intelligible, le mixage de l’un avec l’autre, de A avec Ã, et donc un être sans cesse en devenir, parce qu’il est travaillé par ses oppositions. Le reflet de l’être dans l’apparence, si mobile qu’elle soit, ne constitue certes pas encore l’intelligence de l’être. Celle-ci ne peut être atteinte que dans un difficile travail. Parce qu’il s’en dispense, Aristote ne peut sortir de l’impasse relativiste qu’en cherchant un ancrage dans une chose à laquelle, par une exception inintelligible, seraient épargnées les conditions propres aux choses. La théologie est l’autre face de l’aristotélisme.
On verrait avec plus de vraisemblance dans la fresque du Vatican le double portrait d’Aristote, parce que le vrai Platon, qui lutte contre les deux faces de cette seule et même doctrine, en est en vérité absent. Il en est absent autant que l’est des dictionnaires le mot qui qualifierait sa philosophie. Le dialogue platonicien n’est autre que le difficile travail de la dialectique, qui implique primo l’assentiment d’une autre intelligence à celle du meneur de l’entretien, seul fondement d’une intelligibilité exigée par l’intelligence : " c’est toi qui le diras, même si ça ne te fait pas plaisir "; secundo que la négation de la négation n’est pas le retour à la simple affirmation du départ, mais la résolution du conflit entre l’affirmation et la négation ; tertio que rien n’est substance et que tout est rapport, selon une règle qu’établit seul l’assentiment des intelligences. Afin de nommer la philosophie de Platon, il n’y a pas de mot plus propre que le dialogue. Me risquerai-je à dire le dialogue érotique ?
Le dialogue est par essence érotique, il est l’expression d’un rapport amoureux. On pourrait s’étonner d’un rapport amoureux qui s’établit par delà les siècles, puisque tel est le cas entre le maître et son disciple volontaire. Mais il est incontestablement érotique, parce que développer l’intelligence de l’autre, tel est exactement l’objet de désir amoureux. Or rien d’autre que le rapport érotique, décrit méticuleusement dans le Banquet, ne pouvait mieux faire comprendre que dans la réalité des choses tout est rapport. C’est la conclusion que par des voies diverses établissent ce dialogue bien évidemment, mais aussi éminemment quelques autres, qu’on peut de ce fait dire les plus grands. La réalité des choses est rapport, montrent Théétète et le Sophiste. Mais aussi la justice, équilibre entre le polycéphale, le lion et l’homme intérieur, est un rapport déterminé. Entre l’acte, dans la matérialité de son résultat externe, et son retentissement sur son propre auteur, qu’on appelle naïvement récompense ou châtiment, le rapport est déterminé. De diverses manières le montrent la République, Phèdre, Phédon. Le bonheur est rapport : égalité géométrique dit Gorgias. Il ne peut se faire que le tyran soit heureux, c’est géométriquement impossible. Egalité géométrique, parce que, par opposition à l’égalité simple qu’on dira arithmétique, cette sorte d’égalité est rapport. Le bonheur n’est pas de faire du mal à ses ennemis, du bien à ses amis (quels amis ?), égalité arithmétique, comme le croient le tyran et ses thuriféraires. Aller au-delà de l’image puérile du bonheur exige de penser hommes et choses autrement que comme des substances.
La tâche n’était pas facile. Entre Charybde et Scylla, entre l’éléatisme stérile de Parménide, qui a tôt fait de verser dans la sophistique de Zénon, et le relativisme de Protagoras où a tôt fait de verser par impuissance la doctrine éphésienne de Héraclite, il a fallu à Platon choisir et tracer la route de la philosophie. Travail de titan et plus encore : travail d’Ulysse ! par la détermination inébranlable et par l’invention inouïe qu’il fallait déployer afin d’entrevoir la direction où s’engager et parcourir le début du chemin. Les idées, d’abord, sont des rapports. La philosophie de Platon est dialectique au sens moderne du terme, parce que dans les idées il y a de la contradiction et du mixage. Cependant ce n’est pas avec la philosophie de Hegel que celle de Platon entretient les relations les plus étroites. S’il y a du mouvement dans les idées, c’est parce que l’intelligence exige des idées d’exprimer la réalité des choses matérielles. La première dialectique, la plus fondamentale, est celle qu’il y a dans les choses. C’est donc parce que les choses ne sont que rapports que les idées à leur tour ne peuvent être que rapports. Ainsi la dialectique à l’oeuvre dans la philosophie de Platon, plus qu’avec la dialectique idéaliste, a de la parenté avec la dialectique matérialiste.
Cependant le foyer sur lequel Platon focalise son regard n’est nullement la matière. Comme on le lit dans Phédon, et pour autant que le propos de Socrate à cet endroit puisse comme je le pense lui être attribué, et comme on le lit très nettement dans la République, ce qui l’intéresse, ce n’est pas la connaissance des choses, mais ce qu’il y a dans la connaissance des choses de stimulant pour l’activité de l’intelligence. Il ne pouvait pas se passionner pour la connaissance de la nature, parce que tout simplement il n’avait pas les moyens de la développer. Il le pouvait encore moins relativement à la société humaine. Il faudra que l’activité humaine se déploie plus de vingt siècles encore pour que deviennent possibles une économie politique, une théorie transformiste, une physique atomique, premières disciplines qui débarrassent la connaissance des substances pour traiter de la réalité comme de rapports. Il suffit d’examiner dans quelle mesure les hommes d’aujourd’hui sont capables d’entendre ce principe pour mesurer combien il était impossible à Platon d’aller au-delà de son affirmation. Son rôle n’est en outre pas de se substituer au physicien, au biologiste ou à l’économiste. Le philosophe ouvre aux futures sciences une route qu’il n’entend pas lui-même parcourir.
Si le champ des sciences est encore fermé au ~IVe siècle athénien, du simple fait du niveau où se situe alors la pratique matérielle des hommes, le champ de la philosophie peut s’ouvrir. Ce qui intéresse Platon c’est le principe même de la pensée dialectique. Le foyer de son activité n’est pas le contenu scientifique (au sens d’aujourd’hui) qu’il faut bien donner autant qu’il est possible au processus de l’éducation, mais la puissance érotique de l’intelligence qui y est à l’oeuvre. L’activité d’accoucheur des esprits, qui fut splendidement illustrée par Socrate, à qui Platon en est redevable, est illustrée par lui aussi, mais d’une autre manière, en l’occurrence par le dialogue. Or si relève d’un intérêt tout intellectuel l’activité de fonder ou de refonder sur des bases dialectiques une économie politique, une biologie ou une physique, celle d’éduquer une intelligence relève pour sa part d’une passion au sens le plus fort du mot. La psychagogie est la passion tout érotique qui a pour objet la formation de l’autre intelligence, celle qui est en face du philosophe, que celui-ci veut ouvrir. Le rôle que jouait Socrate avec un interlocuteur sensiblement présent, Platon le joue avec un lecteur par l’intermédiaire de ses livres si singuliers. Le dialogue engendre l’intelligence du lecteur en disant le moins possible, en laissant le plus important à deviner.
Il n’en va pas autrement lorsque le dialogue s’interrompt pour un mythe ou une allégorie, présentés par Socrate ou éventuellement un autre meneur de jeu. Il ne se poursuit pas moins entre l’auteur du dialogue et son lecteur. Du lecteur comme de l’interlocuteur le texte platonicien, du fait de son style singulier, obtient qu’il se souvienne de ses propres idées, c’est-à-dire qu’il forge les outils intellectuels que permet d’élaborer toute l’expérience antérieure assimilée par son intelligence. La prétendue réminiscence devient le " travail " du lecteur sous la direction de l’auteur, et l’enfantement des idées est le dialogue de celui-ci avec celui-là.
Sa pratique consiste dans l’exercice sans concession, sans préjugé, sans compromission de l’intelligence. Celui qui s’y adonne tend à se rendre éternel, semblable aux dieux en ce qu’il surmonte toute subjectivité. Cette pratique, apparemment intellectuelle, a pourtant un moteur éminemment actif en chaque homme sans exception, à savoir l’amour. La puissance, interne à l’être, à laquelle il s’identifie, parce que l’être n’est rien d’autre que puissance, pousse chaque homme à sortir de ce qu’il est pour s’élever au-dessus de lui-même en faisant éclore chez l’autre ce qu’il y a de meilleur, c’est-à-dire en sollicitant chez lui aussi l’exigence de l’intelligence. Cette relation fait le bonheur de l’un et de l’autre. Socrate conduisant ses amis d’une doctrine médiocre à la philosophie la plus haute, connaît dans cet acte le bonheur, y compris au moment où la Cité lui fait boire la ciguë. Le bonheur du philosophe n’est ni limité, ni conditionnel, ni renvoyé à des jours meilleurs : il est dans l’instant, et il est éternel.
Texte corrigé le 24/01/2009