La République
Yves Dorion
XXI leçons sur le dialogue de Platon
(mise à jour le 24/02/11
mise en ligne des textes traduits)
le texte grec et
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Philippe Remacle
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" De l'Etat " ou " du civisme " ?
Leçon introductive
On peut rêver, non sans quelque naïveté,
d’un Etat qui aurait reconnu la valeur et l’intérêt pour lui de l’action socratique
quotidienne, qui aux dires de l’Etat existant « corrompt la jeunesse
et manque à la piété due aux dieux ». Ce n’est pas de cette manière qu’est
introduite dans la République la question de la justice dans l’Etat, qui ne
s’inscrit pas dans la recherche d’un monde meilleur. Sollicité d’aller plus au fond
après une trop rapide réfutation (344d-354c) de Thrasymaque, Socrate propose
d’examiner la justice telle qu’elle est écrite en caractères plus gros sur un tableau
plus grand. Il ne faut donc tenter de définir ce qu’est une Cité juste que parce que
cet examen est plus facile que l’autre.
Que l’Etat donne à voir en grand ce que l’homme ne donne à voir qu’en
petit, c’est une chose ; c’en est une autre de décider entre les deux
lequel est l’original et lequel la copie. La voie suivie par le dialogue,
du premier au second, peut donner à croire que l’un est l’original imité par le
second ; mais si le miroir est grossissant, nul ne prétend pour autant
que les objets réels soient ses reflets. Toute la suite de l’entretien relève
au contraire de l’hypothèse que l’homme préexiste à l’Etat, lequel est conçu sur son modèle.
Afin de bien comprendre cet effet de grossissement, il est intéressant de se souvenir que Platon ne nomme pas autrement que politique l'art qui doit rendre l'âme juste : comme la médecine est celui qui se rapporte au corps, " l'art qui se rapporte à l'âme je l'appelle la politique ", écrit-il dans Gorgias (464b). Il n'y a en effet d'homme sage, courageux, tempérant et finalement juste que dans ses rapports avec les autres hommes. L’homme ne devient un être éthique que dans la Cité et ce qui est relatif à celle-ci est, par définition, politique. Ainsi il n'y a pas de problèmes plus essentiellement politiques que ceux de l'éthique. Bien que les vertus restent celles de l’homme, l’Etat les reflète par un effet de miroir. Cette relation est explicitement indiquée par l’auteur à plusieurs reprises (435e-436a, 462d, 472c). La démocratie ne fait certes pas que tous les hommes répondent au modèle démocratique. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que le philosophe condamné n’est contraint à boire la ciguë que parce qu’il se distingue manifestement de ce modèle ! Tout au contraire les hommes licencieux font la démocratie. La justice dans l’Etat n’est donc nullement l’original dont la justice dans l’homme serait la copie, quoique la seconde non seulement ne soit ici connue qu’à travers la première, et n'ait même de sens qu'en l'Etat. La politique de Platon n'est pas de faire un Etat libre afin de libérer les hommes, elle est inversement d'éduquer les citoyens pour en faire des hommes libres vivant dans un Etat libre. Centrale et cuisante au moment où il écrit, la question ne l'est pas moins aujourd'hui. L’exposé qui va aboutir à la définition de la justice dans l’Etat traverse deux courtes phases de transition avant de suivre son cours. Chacune donne à l’Etat dont elle parle un statut particulier et provisoire. Trois discours épistémologiquement différents les uns des autres se succèdent donc pour le décrire. Il y a d’abord une très brève phase (369b-372c) de type naturaliste. Par nature les hommes ont besoin les uns des autres, car ils ne sont individuellement ni assez forts pour se suffire à eux-mêmes, ni capables d’effectuer toutes les opérations nécessaires à ce but. Il leur faut donc s’associer, à la fois afin d’unir leurs forces et afin de bénéficier mutuellement les uns des capacités des autres. Dans ce contexte intervient une première division du travail, allant jusqu’à l’apparition des marchands et des travailleurs mercenaires, qui garantit à tous la nourriture, le logement et le vêtement. L’examen de ce que pourrait être la justice dans cet Etat-là, qui est sain, est interrompu par l’exclamation de Glaucon : « c’est avec du pain sec que tu fais banqueter ces gens-là » (372c). La Cité juste, dans la mesure où elle serait identifiable à la Cité primitive, doit être abandonnée là sans retour.
La deuxième phase est encore plus brève (372c-374d). Le réalisme oblige à reconnaître que l’Etat précité n’existe plus, que d’autres besoins se sont ajoutés aux premiers, que la division du travail a fait apparaître d’autres métiers en grand nombre : outre les poètes et tous les artistes, sur le rôle desquels la discussion va se développer plus loin, apparaissent les gardiens parce que comme toutes les autres leur tâche doit être assumée à temps plein. Ce point est d’une importance décisive parce que c’est avec lui que se fait le passage d’une division du travail entre égaux (le potier, le tisserand, l’agriculteur, etc.) à une autre division, qui n’est plus seulement celle du travail, mais celle des castes, aussi mutuellement complémentaires que politiquement inégales. Fondé sur une sorte de réalisme cynique qui accepte la corruption, ce deuxième propos éloigne d’autant de la Cité juste, en même temps cependant qu’il en prépare le retour, puisqu’il ouvre la question de l’éducation desdits gardiens, sur laquelle le raisonnement de Socrate ne relève plus de la résignation à l’inévitable.
Dès lors qu’il aborde cette dernière, Socrate entame la troisième phase de son exposé, qui est cette fois de type normatif. Il ne s’agit plus de décrire une origine comme un paradis perdu, ni un développement historique regrettable bien que porteur de la caste des gardiens : il s’agit maintenant de faire œuvre de législateur. Et en effet, à un moment où déjà la discussion s’est engagée fort loin sur le rôle des poètes (399d), Socrate s’en donnant une vue rétrospective s’aperçoit, « nom d’un chien ! », que sa législation a « purgé la Cité de tout ce qui se rencontrait en elle de corruption ». Tout au long de cette ultime phase, qui s’étend au moins jusqu’à la fin (543e) du plan d’éducation des magistrats (choisis parmi les gardiens), voire jusqu’au moment (608b) où s’achève la seconde discussion sur les artistes, à de multiples reprises il détermine la fonction de son propos en ces termes : « la Cité que nous fondons ». Une telle expression pourrait suggérer un rapprochement avec l’Utopie. Et cependant il y a dans la démarche de l’auteur quelque chose qui la rend radicalement différente de l’élaboration d’un plan idéal. Il ne cherche en effet nullement à se représenter les hommes autrement qu’ils ne sont pour les inscrire dans une société belle et juste. Tout au contraire, ce n’est sur aucune autre base que leur corruption qu’il estime pouvoir fonder de nouveaux développements de l’Etat qui pourront remédier à leur injustice. Cela suffirait à situer sa Cité loin de l'idéal !
Le but que poursuit le dialogue est de montrer quelles sont les conditions auxquelles est suspendu le bonheur de chacun. La valeur des propos qui touchent à la Cité n’est que celle d’un jeu : ce sera affirmé expressément, avec une mise en scène suffisante pour qu’on le retienne (536c). Comme Socrate semble vouloir le dire à ses deux interlocuteurs, Platon semble vouloir dire à son lecteur : poussons la division du travail jusqu’au terme de sa logique, dégageons des autres la caste des gardiens, voyons par quelle sorte d’éducation nous pouvons la produire, qui n’est assurément pas celle dont ont besoin les travailleurs mercenaires, et voici que nous apparaîtra l’homme juste et heureux. Il est d'abord le citoyen, c'est à dire que contrairement à Thrasymaque, loin de rêver faire son bonheur sur les ruines de celui des autres, il a envers lui-même une haute exigence éthique. "Politeia" est un titre traduit à contresens, qui ne désigne pas l'Etat mais le civisme.
A de multiples reprises la nécessité de se soumettre au principe de la division du travail est réaffirmée dans l’entretien. Cependant elle l’est de deux manières différentes. Le lecteur la trouve d’une part lorsqu’il faut justifier que chacun n’a qu’une seule tâche à remplir et que toute tâche nouvelle implique un acteur nouveau (394e, 397e, 433a, 453b). L’argument qui fonde cette spécialisation ne serait pas désavoué par Taylor : « faut-il que chacun accomplisse une seule tâche pour tous ou qu’il accomplisse pour lui seul toutes les tâches qui lui sont nécessaires » (369e-370a) ? Voici la réponse : primo la nature n’a pas donné à tous les mêmes dispositions ; secundo la production est supérieure en quantité et en qualité lorsque chacun ne fait qu’une chose. La division du travail se rencontre d’autre part lorsqu’il faut mettre en relief l’unité quasi biologique, la cohésion quasi animale de la Cité (423d, 433d-e, 434c, 435b, 444d, 519e). A l’occasion de l’interpellation d’Adimante : « tu ne rends pas tes guerriers fort heureux » (419a), Socrate se livre à un long plaidoyer expliquant qu'un individu n’est pas plus séparable du corps social que les yeux de la statue ne le sont de son corps tout entier. Le lecteur le moins attentif comprend aisément quelle absurdité il y aurait à vouloir donner aux yeux de la statue le rouge le plus éclatant, sous le prétexte que les yeux sont la plus belle partie du corps et que le rouge est la plus belle des couleurs. Il n’est pas légitime de vouloir traiter séparément des différentes castes de l’Etat.
Mais la comparaison l'aurait tout autant établi si, au lieu de renvoyer aux membres d’une statue, les parties de l’Etat avaient renvoyé aux membres d’un corps vivant. Le fondateur de la Cité n’est-il pas comparable au créateur du corps vivant ? Y a-t-il moins de divinité dans celui qui fonde un Etat que dans celui qui modèle un homme ? Ce qui fait question dans le plaidoyer de Socrate, ce ne sont pas les rapports qui sont déterminés par lui de telle sorte que celui du législateur à la Cité vaut celui du sculpteur à la statue. La surprise vient des termes qui sont choisis pour être mis en relation les uns avec les autres. La question est donc : pourquoi le législateur n’est-il pas comparé avec le démiurge qui modèle l’homme ? La réponse s’impose : l’occupation à laquelle les trois interlocuteurs sont en train de se livrer n’est pas de légiférer pour une vraie Cité, mais seulement pour une image de Cité, comme le sculpteur ne sculpte pas un vrai homme, mais seulement une image d’homme. L’image de l’Etat juste donnée par la République ne doit pas être prise pour un Etat juste. Comme le dit Magritte : « Ceci n’est pas une pipe » ! Si la Cité devait être un Etat, celui-ci devrait être assimilé à une ruche. L’image longtemps implicite s’avoue après l’allégorie de la Caverne (520b) et se déploie dans l’examen des gouvernements dégénérés (552c, 564bc). Mais les inquiétudes et les protestations sont hors sujet, car ceci n’est pas un Etat. C’est une image d’Etat, destinée à faire comprendre non ce qu’est l’Etat, mais ce qu’est l’homme, sa justice et son bonheur. La statue comprise comme imitation permet de se faire une certaine idée de l’homme ; il en va de même de la prétendue Cité. Par ailleurs Platon combat trop clairement les politiciens qui méprisent l’homme (cf. Gorgias), pour que puisse être fondée l’accusation de les rejoindre.
On ne saurait traiter de manière satisfaisante la question de l’objet de ce dialogue sans évoquer les trois vagues dans lesquelles Socrate hésite à se lancer. Il est interrompu (449b) dans l’exposé qui doit le conduire à énumérer les différentes sortes d’Etats vicieux, qu’il ne pourra reprendre que beaucoup plus tard (543c). Tous se liguent pour obtenir de lui des éclaircissements sur la communauté des gardiens. La question du réalisme de sa Cité est alors posée par Platon lui-même. « J’ai peur que mon discours semble n'être que l'expression d’un vœu » (450d). Ce n’est pas le seul moment du dialogue où il exprime une crainte de cette nature (cf. 456c, 471c-e, 540d), bien que ce soit celui où il s’en explique le plus clairement. Plus donc que les propositions qu’il va avancer, il faut examiner le statut qu’il leur donne. A Glaucon qui se porte garant de la bienveillance des auditeurs, Socrate réplique paradoxalement que c’est bien ce qui l’inquiète ! Ce serait incompréhensible, si l’auteur ne chargeait en cet endroit son porte-parole d’exposer très synthétiquement ce qu’est la philosophie. Elle ne consiste pas à exposer une doctrine, dont la vérité serait mise hors de doute et pourrait être acquise de celui qui la détient par ses auditeurs attentifs (cf. l’allégorie de l’accouchement des idées dans Théétète, ou encore dans le Banquet la réponse à Agathon, qui demande à connaître les pensées qui arrêtaient Socrate) ; elle est un discours qui se défie de lui-même dans la recherche d’une réponse. Par conséquent ce que redoute Socrate – ce que redoute Platon – ce n’est nullement que ses auditeurs – ses lecteurs – ne le croient pas, mais tout au contraire qu’ils le croient. « Nous avons loisir et nous fabulons » (376d). Tout ce qui se rapporte à « la Cité que nous fondons » est un mythe, destiné à faire produire par l’intelligence du lecteur le rapport de la justice avec le bonheur. Quel est-il ? Nul autre que celui qui, toute référence à l’Etat étant abandonnée, sera suggéré beaucoup plus loin par l'image du périplasme, enveloppe unique dans laquelle doivent cohabiter un homme, un lion et un monstre polycéphale (588b-590a).
Le même but n’aurait-il pas pu être atteint sans embarras, en faisant l’économie des trois dangereuses vagues ? Il y a dans ce livre un jeu de miroirs assez complexe pour que le lecteur perde de vue quel en est l’objet réel et quel est son reflet. Si pertinentes que puissent être à l’occasion les propositions avancées au sujet de l'Etat (tout spécialement sur les risques du gouvernement démocratique ou sur la place des femmes dans la société), en fait jamais l’Etat n’est l’objet de ce dialogue. Le seul objectif, qu’il poursuit avec une constance sans défaut, est d’établir la nécessité de l’unité de l’homme lui-même pour faire sa justice et son bonheur, sous un commandement qui ne peut être que celui de sa tête, même s'il ne doit pour autant ignorer ni les exigences de son cœur ni celles de son ventre. Cette unité seule profite à tous ses membres ou à tous ses organes, parce qu’elle n’est pas monolithique mais en quelque sorte harmonique. Afin donc d’éclairer l’unité de l’homme juste, telle que le mal infligé à l’un de ses organes soit le mal de tout l’organisme et que tout l’organisme réagisse solidairement contre lui, il faut forger en tant que patron un Etat qui n’existe pas. « L’Etat le mieux gouverné est celui qui se rapproche le plus du modèle de l’individu » (462d). Il va donc avoir une tête pour assumer la fonction de commandement, un cœur pour étendre son territoire et le défendre, et un ventre pour y assumer le rôle des producteurs et échangeurs mercenaires. Cette tripartition est clairement justifiée dans le bref passage où est mis en scène le personnage de Léonce (439e-440a).
Ce rapide épisode est en outre stimulant à un second titre, car c’est un moment où redouble le jeu de miroirs. Alors en effet c’est bien évidemment la connaissance de l’homme qui sert à établir la fiction de Cité, qui à son tour doit permettre de comprendre l’homme ! Ceci amène à examiner comment est construit le dialogue. C'est un ensemble symétrique organisé en miroirs autour de l’axe central que constitue la question de la formation du philosophe. Il commence par la recherche du rapport entre la justice et le bonheur, et jusqu’aux interventions des deux frères il porte directement sur cette question. Par contre au début de la réponse qu'il leur adresse, Socrate décide de poursuivre l’examen en le considérant à travers un premier miroir et de construire le reflet, ou en l’occurrence la statue de l’homme, dans une fiction d’Etat. Ensuite au sein de cette étude de l’image, qui pourrait être prise pour la Cité, est retrouvé directement l’homme dans la question de l’éducation des magistrats qui vont gouverner celle-ci, car il n’est pas possible que le chef ne soit qu’une tête : la statue de l’homme ne saurait être amputée et réduite à un buste ; elle est nécessairement en pied. Dès qu’ils entreprennent de l’élever les interlocuteurs sortent par conséquent de la description de l’Etat, puisque s’ils y restaient, il leur suffirait de donner une tête à celui qui le gouverne. Le lecteur est donc invité à passer dans un second miroir, qui fait face au précédent, lorsqu’il pénètre dans la question de l’éducation du magistrat. Son retour, par une voie détournée, à un examen direct de la question initiale, se poursuit jusqu’à la fin de la description du programme d’éducation du philosophe. Il sait à cet instant ce qu’est l’homme juste, bien que ne lui soit pas encore expressément expliqué son bonheur. Alors il est conduit à sortir du reflet de reflet pour retourner au reflet simple avec l’analyse des mauvais gouvernements, c’est à dire des différentes variantes d’hommes disharmonieux et malheureux. Et enfin il abandonne tout miroir pour reprendre une vue directe de l’objet avec les dernières pages du dialogue qui établissent le bonheur du juste, celui de Socrate devant la mort infamante.
Ce plan simple est quelque peu masqué par des éclats disséminés de miroirs fragmentaires, tels que l’histoire de Léonce que je viens de mentionner, qui appartient d’ailleurs à un éclat plus vaste, où la justice dans l’homme est rapidement déduite de la justice dans l’Etat (434d-445c), ou bien celui, fragmenté en quatre morceaux, qui fait le portrait des hommes vicieux liés aux gouvernements vicieux. Mais il suffit à déterminer le statut de l’idée de corps social chez Platon. L’Etat peut-il être comparé à un organisme ? Une réponse positive légitimerait évidemment la coordination de castes entre lesquelles existerait une division du travail, qui ne concernerait pas seulement l’activité économique, qui s’étendrait à l’activité politique. La société serait une ruche. Mais encore une fois ce n’est qu’un mythe ; car il faudrait s’en tenir au seul niveau des apparences, que je me suis efforcé de dissiper, pour estimer que dans la République Platon parle de l’Etat.
Plan du dialogue
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1- Ethique et politique dans la République
Leçon I (République, 343b-344c)
Tu t'imagines que les
bergers et les bouviers se proposent le bien de leurs moutons et
de leurs bœufs, et les engraissent et les soignent en vue d'autre
chose que le bien de leurs maîtres et le leur propre. Et de
même tu crois que ceux qui ont le pouvoir dans les Etats,
qui l'exercent vraiment, tiennent ceux sur lesquels ils l'exercent
pour autre chose que des moutons et que, jour et nuit, ils pensent
à autre chose qu'à tirer d'eux un profit. Tu sais si
peu du juste et de la justice, de l'injuste et de l'injustice, que
tu ignores que la justice et le juste font le bien de l'autre,
celui du plus fort, qui est au pouvoir, et le mal de celui qui lui
obéit et le sert ; que l'injustice fait le contraire
et qu'elle exerce le pouvoir sur les simples et les justes ;
que les sujets travaillent au bien et au bonheur du plus fort en
le servant, mais pas au leur. Vois donc, ô très
simple Socrate, que partout l'homme juste est soumis à
l'injuste. (...) (trad. Dorion) |
Dans une première intervention, Thrasymaque avait déjà fourni une définition de la justice. Il avait déclaré : " je soutiens, moi, que la justice n'est autre chose que l'intérêt du plus fort " (338c). Cela était clair, mais faute d'oser afficher le plus grand cynisme, dans la discussion qui avait suivi il n'avait pu empêcher Socrate de le réfuter en quelques répliques. C'est pourquoi il reprend maintenant la parole, pour un nouvel exposé, et il s'exprime de la manière la plus agressive. D'une part, mais ce n'est qu'un symbole, il injurie méchamment Socrate en le traitant de morveux (koruzônta, 343a), d'autre part, et sur le fond, il développe ouvertement la thèse qu'il s'était précédemment contenté, par un excès de prudence, de laisser entendre. Il ne cherche plus à finasser en produisant une définition faisant de la justice une vertu qui serait acceptable par lui en même temps que susceptible d'être reconnue par les autres : il se fait carrément le défenseur de l'injustice. Comme celle-ci est évidemment réprimée par la morale, par la religion et par la loi, il est tout naturellement conduit à donner pour illustration de sa thèse celui qui peut exercer l'injustice sans avoir à craindre aucune répression. A l'encontre du médecin ou de tout autre praticien (dèmiourgos) d'un art (tekhnè) quelconque, dont l'intervention a toujours pour but l'intérêt d'autrui, par exemple la santé du malade, l'homme d'Etat ne rechercherait dans le gouvernement que son propre et seul intérêt, à savoir satisfaire ses désirs et ceux de ses amis, et en même temps accabler ses ennemis. Il n'exercerait pas le pouvoir dans le but d'établir la justice, dont il n'aurait que faire ; mais dans la poursuite de son propre bien il réussirait d'autant mieux qu'il serait capable de plus d'injustice. Ainsi ce discours, le premier que l'on rencontre dans la République, place d'emblée la question qui va être débattue à la fois sur le plan de la morale personnelle et sur le plan politique. Il ouvre la voie à la proposition que fera plus loin (368c) Socrate, de prendre la justice dans l'Etat pour modèle de la justice dans l'homme. L'éloquent Thrasymaque part d'une métaphore, qui doit être traditionnelle depuis longtemps parmi les Grecs, puisqu'on la trouve déjà chez Homère, qui désigne souvent Agamemnon comme " le pasteur des peuples ", et largement répandue dans le bassin méditerranéen, puisqu'on la retrouve dans la bouche de Jésus : il est " le bon pasteur ", celui qui veille si attentivement sur son troupeau qu'il prend un soin particulier de la moindre de ses brebis (Luc, XV, 4-7). Ce n'est assurément pas dans un sens évangélique que la métaphore est utilisée ici. Le pasteur n'est pas celui qui plante là quatre-vingt-dix-neuf brebis qui sont dans le droit chemin, pour ramener la centième qui s'est égarée ; il est celui qui tond les brebis, qui les trait, et qui pour finir les égorge un jour de méchoui. Entre le gouvernant et le gouverné la distance est creusée, certes comme entre un Dieu et des bêtes, mais ce n'est plus un Dieu bienveillant, c'est un Dieu comme le conçoit, aux dires du philosophe juif d'Alexandrie Philon, l'empereur Caligula de triste mémoire. Ceux qui gouvernent commandent dans leur propre intérêt, non dans celui de leurs sujets. Le profit qu'ils peuvent tirer de leur pouvoir n'est nullement un bénéfice secondaire, quelque chose qui n'occuperait leurs pensées qu'accessoirement, de temps à autre ou en arrière plan ; c'est au contraire ce qui les guide nuit et jour. Même si le berger engraisse et soigne son troupeau, il faudrait avoir l'innocence de l'agneau qui vient de naître pour croire que la santé du troupeau est le bien du troupeau, ou que le bien du troupeau est autre chose que l'avantage du berger. Entre l'injustice, qui consiste à se faire du bien soi-même, et la justice, qui est un bien fait à autrui, aliéné à autrui (allotrios), la seconde ne peut être préférée que par celui qui peut avoir à redouter le châtiment d'une autorité supérieure ; mais l'autorité supérieure n'ayant par définition à en redouter aucune autre, ne peut choisir que la première. Le rapport entre celui qui commande et celui qui obéit est tel que ce dernier sert l'intérêt et le bonheur de l'autre, et que celui qui commande le fait pour lui-même, pour son intérêt et pour son bonheur propres, au détriment de celui qui obéit. L'usage qui est fait de la métaphore pastorale privilégie la tyrannie ou le despotisme comme modèle de tout pouvoir. La pensée de Thrasymaque est que les autres formes d'exercice de commandement politique, celles qui respectent la loi comme la monarchie, l'aristocratie et, sous réserve d'un examen plus approfondi, la démocratie sont des formes trop timides, dans lesquelles le chef n'ose pas rechercher son propre bonheur, ou en est incapable. Ainsi de manière sous-jacente à la question de la justice c'est celle du bonheur qui se trouve posée : en effet celui qui n'a plus de châtiment à redouter se pose à lui-même correctement la question du bonheur. Il ne s'agit alors plus de savoir si des puissances supérieures donnent récompense au juste, mais si la justice fait le bonheur. Sur ce point la philosophie platonicienne comme la philosophie spinoziste se distinguent de la théologie et de Kant. Il ressort du discours du sophiste que la justice ou l'injustice n'ont pas de valeur considérées en elles-mêmes, mais seulement en tant qu'elles constituent un moyen d'atteindre le bonheur. C'est lui qui constitue une valeur, sans doute même la seule valeur, et toute autre chose est rapportée à ce but et mesurée à son efficacité pour l'atteindre. C'est bien là ce qu'il faudra discuter, et Socrate n'y manquera pas : entre autres passages le mythe d'Er, tout à la fin du dialogue, établira que c'est le juste qui est heureux et que l'injuste est malheureux. Il évoquera la figure bien connue du héros de l'Odyssée, Ulysse le plus rusé de tous les Grecs mais aussi le plus injuste qui, au moment de se réincarner, instruit par l'expérience, décide de changer de vie. Toutefois la présente page est encore bien loin de cet aboutissement. Afin de prouver la validité du principe qu'il vient d'énoncer, Thrasymaque invite son interlocuteur à regarder autour de lui. Car, morveux qu'il est, ou comme il est qualifié maintenant : très simple (euèthestate), il croit qu'on fait ce qu'on dit et ne voit pas ce qu'on fait réellement. Il prend au sérieux les leçons de morale dont savent se moquer même les enfants en nourrice. " Entre ce qu'on dit et ce qu'on fait, il y a un monde ; et c'est dans ce monde-là que vivait Thrasymaque ", et que tout aussi bien vit tout un chacun ... sauf Socrate. C'est à Prévert que j'emprunte ce mot. Il suffit d'ouvrir les yeux pour se rendre compte que partout l'homme juste " a le dessous " (elatton ekhei) sur l'homme injuste. Car ils ne sont pas l'un et l'autre simplement juxtaposés, voisins, indépendants, mais ils entrent dans un rapport qui est par essence conflictuel, où ce qu'a l'un n'est pas seulement ce que l'autre n'a pas, mais ce qu'il a pris à l'autre. En termes de profit, ce qu'a l'un n'est pas seulement ce qui manque à l'autre, mais ce qu'il a gagné sur lui. L'intérêt, l'avantage, le bénéfice ou le profit de l'un ne s'obtient qu'au détriment de l'autre. Bien sûr l'expérience donnera raison mille fois à Thrasymaque. Je dirai même qu'elle donnera nécessairement tort à Socrate. Ce type de rapports, dans lesquels il est question de faire du profit, est par essence injuste. C'est tout à fait en vain qu'on chercherait un seul cas dans lequel le juste " a le dessus " sur l'injuste. Ce n'est donc pas seulement l'expérience qui se prononce en faveur de la thèse soutenue par le sophiste. Elle est exprimée dans des termes qui la rendent logiquement imbattable. Et certes, s'il ne s'agissait que de savoir lequel profite de l'autre, il serait incontestable que c'est l'injuste qui profite du juste. On aura toujours beau jeu de faire remarquer que dans les affaires, par exemple dans un contrat quelconque, malgré la réciprocité qu'impose en principe un rapport contractuel, le juste profitera moins que l'injuste, parce que ce dernier s'arrangera toujours pour flouer l'autre. Que fasse faillite une société cotée en bourse, on trouvera toujours que les petits actionnaires sont ruinés, mais que d'autres sortent de la crise enrichis. Les petits actionnaires sont des gens bien naïfs, qui se croient très malins en plaçant leur argent dans une affaire apparemment prospère, afin de s'enrichir sans se fatiguer. Ils ne se doutent pas que la règle de la bourse, c'est que l'argent pour être ici doit d'abord n'être plus là. Cela implique un rapport de forces, dans lequel ils seront toujours floués par les plus gros. Il n'y a par ailleurs rien d'étonnant à ce que la même leçon puisse être tirée de la participation du juste et de l'injuste aux affaires publiques. Les affaires de l'Etat sont en effet traitées par les hommes injustes comme leurs affaires privées. Point n'est besoin d'attendre la France du XXe et du XXIe siècles pour découvrir que ce ne sont pas les plus riches qui payent le plus d'impôts et que les grandes fortunes sont épargnées ; ni pour s'apercevoir que la corruption règne dans les plus hautes sphères de l'Etat, à des fins qui sont toujours finalement d'enrichissement personnel, même si le détournement de l'argent public passe par les caisses d'un parti politique : car celui-ci ne sert à rien d'autre qu'à accroître la puissance, c'est-à-dire finalement la richesse, de ses dirigeants. Il faudrait la virtù de Cincinnatus pour sortir de l'exercice du pouvoir politique le plus absolu aussi pauvre qu'on y est entré. Si ces mœurs sont celles de Rome au ~Ve siècle, au ~Ve siècle ce ne sont déjà plus celles d'Athènes. Les politiciens contemporains de Socrate n'ont rien à envier aux nôtres : ils savent déjà monnayer leurs services, placer leurs enfants, favoriser leurs amis, et faire tout le contraire pour leurs ennemis, c'est-à-dire tous ceux qui sont leurs rivaux actuellement ou potentiellement. Comme on ne s'empare que de ce dont on empêche les autres de s'emparer, la neutralité est interdite. C'est bien le cas de dire : " qui n'est pas avec moi est contre moi ". La société, telle qu'elle est conçue par Thrasymaque, n'est rien d'autre qu'un panier de crabes. Il est tout à fait certain que l'examen impartial des faits, tant il y a 2500 ans qu'aujourd'hui, établit plus que suffisamment la réalité de ces rapports entre les gros et les petits. Mais est-ce bien là le fond de la question ? Que les hommes, et singulièrement les puissants, soient assez intéressés, assez sots et assez méchants pour tenir cette conduite, que même ils y réussissent à devenir riches, ne prouve pas encore qu'ils fassent par là leur propre bonheur. Mais le brutal rhéteur de Chalcédoine (cf. 328b) a prévu mon objection et il a préparé de quoi y répondre. Quelques injustices commises par-ci par-là, sont bien insuffisantes à faire le bonheur du politicien démocrate. Celui-ci a de bien trop nombreux concurrents, et parmi ceux-ci des ennemis bien trop redoutables, pour pouvoir être toujours gagnant et pour être assuré de rester dans l'impunité. La simple crainte du châtiment, au cas où un adversaire adresserait à un journal le dossier qu'il n'a pas manqué de constituer sur lui, suffit à gâter son bonheur. C'est pourquoi le seul politicien qu'il faille prendre en exemple et en modèle, c'est celui qui pousse l'injustice jusqu'à son comble, jusqu'à son terme le plus extrême (tèn teleôtatèn adikian elthès). L'injustice qui garantit le bonheur, c'est celle qui est parvenue au sommet de la puissance politique, qui s'exerce sans aucune rivalité capable de la menacer, sans aucune crainte d'un châtiment qui ne peut descendre de nulle part. C'est celle qui s'exerce ouvertement et cyniquement, à qui ses victimes, comble de jouissance, sont obligées de témoigner leur reconnaissance et leur gratitude. L'injustice qui garantit le bonheur, c'est celle qui commet les crimes les plus abominables, non quelques misérables détournements de fonds ou abus de biens publics, encore qu'elle ne les néglige pas ; mais de beaux et bons pillages, viols et assassinats, non en petit nombre, mais en quantité illimitée. C'est celle qui commet la violence la plus extrême sans reconnaître rien de sacré : ni parents, ni patrie, ni dieux. Dans cette page, ni dans aucune autre de la République, Platon ne nomme un seul tyran auquel pourrait renvoyer l'allusion. Dans Gorgias il place dans la bouche de Polos (470d - 471d) le nom d'Archélaos. Mais il n'est pas nécessaire de renvoyer à ce lointain tyran de Macédoine le lecteur d'aujourd'hui, qui ne manque pas de références. Il peut penser à tous ces sinistres empereurs qui ont succédé à César. Néron fit assassiner son proche parent Britannicus, puis sa propre mère Agrippine. Il incendia Rome et accusa de ce crime les Chrétiens qu'il en profita pour persécuter. Il s'appropria de manière non moins expéditive les fortunes des familles sénatoriales pour couvrir ses dépenses somptuaires. Ce ne sont encore là que les plus visibles de ses crimes. L'historien Suétone rapporte encore dans le détail ce qu'il appelle " son libertinage, sa lubricité, sa prodigalité, sa cupidité et sa cruauté " (Vies des douze Césars, Livre VI, §§ 26-38). Il est vrai qu'il fut assez maladroit pour perdre le pouvoir et pour n'échapper à l'assassinat que par le suicide. Pourtant la thèse de Thrasymaque n'exige pas qu'on mesure son bonheur à sa triste fin, mais à ses crimes. Sur ce critère il faudrait donc le déclarer heureux. Bien plus proche de nous le XXe siècle fournit lui aussi son lot de tyrans, despotes et autres dictateurs fauteurs de massacres, de déportations et de génocides. Plus ils s'engageaient dans la voie du crime à grande échelle, moins l'opposition se faisait entendre, et plus ils étaient portés aux nues, objets d'un culte fanatique, quasi divinisés. Ah ! Si Thrasymaque avait pu voir ça ! Il aurait envié le bonheur de celui qui mettait à feu et à sang l'Europe entière, qui réduisait cent millions d'hommes à l'esclavage, qui en exterminait méthodiquement, scientifiquement, plusieurs millions d'autres, et qui était acclamé comme une idole par des centaines de milliers de jeunes hommes et femmes, beaux, sains, propres et surtout de sang pur ! Par-delà cet anachronisme, ce qui est loué ici, c'est pourtant bien le nazisme ou le stalinisme. Pas seulement par l'auteur du discours, mais, comme il le dit lui-même, par tous ceux qui, quoique connaissant le crime d'autant mieux qu'ils en sont les victimes, par son ampleur même sont privés du moyen de le condamner, comme par tous ses spectateurs, qui préféreraient assurément le commettre eux-mêmes plutôt que le subir. Or c'est bien là tout ce qui fonde la différence des jugements portés sur l'injustice : selon qu'on parle de la commettre ou de la subir on la fait blanche ou noire. Ceux qui font des reproches (oneidizontes) à l'injustice le font non parce qu'ils ont peur de la commettre, mais parce qu'ils ont peur de la subir. Autrement dit, si l'on pouvait être assuré d'être toujours le plus fort, de n'avoir rien à craindre de l'injustice des autres, on ne manquerait pas de leur faire sentir la sienne. Chacun dans le secret de sa conscience s'interroge : vais-je être assez fort pour faire subir aux autres ma propre injustice, ou serai-je au contraire assez faible pour subir la leur ? Sur cette simple question deux sortes d'hommes se séparent : d'un côté les natures les plus fortes, les plus libres, les plus souveraines (despotikôteron) et de l'autre celles qui opposent leurs misérables vices à ces belles qualités. Comme le dira peu après Aristote (Politique, I, 1254b), parmi les hommes les uns sont faits pour commander, les autres sont faits pour obéir. Si l'on pouvait en effet légitimement établir une telle distinction, si l'on pouvait sans aucune analyse des causes qui les placent dans telle ou telle situation, dominante ou dominée, prétendre qu'ils n'en méritent aucune autre que celle qu'ils occupent, on serait fondé à dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, où ceux qui écrasent les autres méritent de les écraser et ceux qui sont écrasés méritent de l'être. S'il y avait des maîtres congénitaux et des esclaves congénitaux, on ne pourrait que se féliciter de l'écrasement de ceux-ci par ceux-là. C'est ce qu'admet implicitement Thrasymaque. Le jugement qui condamne l'injustice n'est rien d'autre que le soupir exprimé d'une poitrine qu'écrase un pied vainqueur. Il n'a aucune valeur, il n'enferme aucune vérité. Car si celui qui le formule changeait de position, il dirait tout autre chose : il rirait. Son rire ne viendrait pas cependant de ce qu'il entendrait le stupide soupir, car il ne l'entendrait même pas ; il viendrait de ce qu'il exercerait sereinement son injustice, qui ferait son bonheur. Néron rit quand soupirent et expirent les Chrétiens dans l'arène. Il s'empare de sa lyre et chante (Je n'examine pas si le rapport des historiens latins n'est pas un peu suspect). Une chose est particulièrement troublante dans ce discours : il disqualifie d'avance celui qui le contredit. Car il ne manque évidemment pas de voix pour blâmer la monstruosité des crimes nazis ou staliniens. Mais si ce ne sont que celles de leurs victimes, rien ne garantit que les mêmes contradicteurs, s'ils venaient à s'emparer du pouvoir, ne pratiqueraient pas les mêmes exactions. Ne voit-on pas un gouvernement conduit par les victimes du nazisme, ou par leurs descendants immédiats, pratiquer à l'égard d'un autre peuple des méthodes indiscutablement criminelles ? C'est bien par la force brutale, sans autres justifications que celles de sa propagande, elle-même aussi mensongère que celle des nazis, qu'il bombarde les villages, qu'il assassine les présumés fauteurs de troubles, qu'il expulse et affame les populations civiles, etc. Ces méthodes sont celles du terrorisme d'Etat. Et quiconque ose s'élever contre elles, faire entendre une protestation polie, est à son tour accusé de nazisme par ce gouvernement. Il est très difficile d'opposer à Thrasymaque une critique au-dessus de tout soupçon. |
Leçon II (République, 358e-360d)
Commettre l'injustice est, dit-on, un bien, selon la nature, comme la souffrir est un mal. Mais il y a beaucoup plus de mal à la souffrir que de bien à la commettre. Tour à tour on commit et on souffrit l'injustice ; on goûta de l'un et de l'autre. A la fin ceux qui ne pouvaient ni opprimer ni échapper à l'oppression jugèrent qu'il était de l'intérêt commun de s'accorder pour ne se faire désormais aucune injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions. On appela légitime et juste ce qui fut ordonné par la loi. Telle est l'origine et l'essence de la justice : elle tient le milieu entre le plus grand bien qui est le pouvoir d'opprimer avec impunité, et le plus grand mal qui est l'impuissance à se venger de l'oppression. Dans cette position intermédiaire, la justice n'est pas aimée comme un bien en elle-même, mais l'impuissance où l'on est de commettre l'injustice la fait respecter. Car celui qui peut la commettre et qui est vraiment homme n'a garde de s'assujettir à une pareille convention, ce serait folie de sa part. Voilà, Socrate, la nature de la justice, et l'origine qu'on lui donne. Mais veux-tu mieux voir encore qu'on ne l'embrasse que malgré soi, dans l'impuissance de la violer ? Faisons une supposition. Donnons à l'homme de bien et au méchant le pouvoir illimité de tout faire. Suivons-les ensuite, et voyons où la passion les conduira l'un et l'autre. Bientôt nous surprendrons l'homme de bien s'engageant dans la même route que le méchant, entraîné comme lui par le désir d'avoir sans cesse davantage, désir dont toute nature poursuit l'accomplissement comme un bien, mais que la loi réprime et réduit par la force au respect de l'égalité. Le meilleur moyen de leur donner le pouvoir dont je parle, c'est de leur prêter le privilège merveilleux qu'eut, dit-on, Gygès, l'aïeul du Lydien. (trad. Cousin) |
Socrate a réfuté son premier interlocuteur en quelques dizaines de répliques. Si ce travail a été vite fait, il n'a toutefois pas été bien fait. C'est en tout cas le sentiment de ceux qui entrent à présent dans le dialogue : Glaucon et Adimante, fils d'Ariston (cf. 368a), c'est-à-dire frères de Platon. A travers eux il me semble que l'auteur se met lui-même en scène. Les jeunes gens apparaissent en effet comme des disciples bien douées, attentifs et fins, mais aussi exigeants. Si généreux que soit leur naturel, si disposés qu'ils soient à adopter et soutenir la philosophie de leur maître, ils n'entendent cependant pas être payés de mots. Ils vont donc reprendre à leur compte le point de vue des cyniques, lui donner une nouvelle expression, dégager ce qui fait le fond de la question, afin de contraindre Socrate à développer sa philosophie. C'est ici le premier des deux qui prend la parole. Enchaînant sur la conclusion de Thrasymaque, il énonce cette proposition centrale que la seule chose qui soit recherchée dans la justice et qui soit symétriquement rejetée dans l'injustice, c'est l'apparence. Il faut distinguer l'être et le paraître. Paraître injuste, personne le veut ; mais être juste, personne le veut non plus. Ce que tous veulent, c'est être injustes et paraître justes. L'histoire de Gygès et de sa bague magique qui le rend invisible, est une merveilleuse allégorie : l'homme invisible dans l'injustice n'en a évidemment plus l'apparence. Il lui suffit de redevenir visible dans l'intervalle de ses forfaits pour avoir au contraire l'apparence de la justice. Elle assigne clairement au porte-parole de l'auteur la tâche qui lui revient. Il doit établir quel est l'être, l'essence, de la justice et quel est celui de l'injustice, afin de montrer lequel est désirable. Achevant le travail le second frère va en développer plus loin les apparences respectives, afin de les écarter une fois pour toutes. La question est donc de savoir s'il existe un seul homme qui puisse accepter, et mieux encore revendiquer l'être de la justice et y persévérer, quand bien même il serait revêtu de l'apparence de l'injustice. Glaucon reprend d'abord l'idée qu'un homme véritablement homme, c'est-à-dire doué d'un naturel fort, libre et souverain, jamais ne ferait d'autre choix que celui de l'injustice. Car c'est le choix de la nature. Mais à celui-ci s'oppose le choix de ceux qui ont été mal dotés par la nature. Qu'accepte l'injustice celui qui est capable d'en profiter, cela va de soi ; il va de soi tout autant que la refusent ceux qui ne peuvent que la subir. Ceux-ci ont inventé la loi, car faute de pouvoir atteindre le plus grand bien, qui est de commettre l'injustice et d'en jouir, ils ont voulu au moins éviter le plus grand mal, qui est de la subir. Si l'injustice a mauvaise réputation, ce n'est donc pas du fait de la nature, mais c'est du fait de la loi. La nature ne connaît au fond ni justice ni injustice : elle connaît des hommes bien doués, capables de développer leurs dons, et d'autres mal doués, incapables de s'affirmer. Les premiers connaissent le meilleur des sorts, les autres ont le pire. Ceux-ci cherchent évidemment à éviter ce qui les attend. A défaut d'obtenir le meilleur, ils vont au moins chercher à se situer dans le milieu (metaxu, en mesô). Ce sont les hommes d'un naturel faible, subissant l'injustice des autres sans être capables de s'en venger, qui ont convenu de ne pas s'infliger les uns aux autres l'injustice, afin de ne pas la subir les uns des autres. On ne peut s'étonner que ce discours rappelle celui que Platon fait tenir au prétendu Calliclès dans son Gorgias. L'enjeu des deux dialogues est le même : il s'agit dans un cas comme dans l'autre d'établir que l'homme juste, même injustement accusé, condamné et exécuté est plus heureux que son bourreau. Par contre le rapprochement avec Nietzsche, par-delà une vingtaine de siècles, a de quoi surprendre davantage. " On veut faire passer la faiblesse pour du mérite (...), et l'impuissance qui ne relève pas l'outrage pour de la bonté (...) ; ne pas pouvoir se venger s'appelle ne pas vouloir se venger " (Généalogie de la morale, première dissertation, § 14). Chez un auteur comme chez l'autre c'est bien la capacité de rendre coup pour coup, et d'en donner plus qu'on n'en reçoit, qui constitue le critère sur lequel se distinguent deux races d'hommes. Chez le premier comme chez le second l'incapable est à l'origine d'une supercherie. Ce qu'il n'a pas la force de faire, afin de ne pas le subir, il prétend l'interdire. Dans le propos rapporté par Glaucon et dans celui de Calliclès (Gorgias, 482c-484c et 491e-492c) c'est la loi qui apparaît comme l'instrument par lequel est produite la mutation. Dans le texte de Nietzsche c'est le christianisme qui est mis en accusation et qui est déclaré source de la loi. Et certes les sophistes grecs ne pouvaient pas imaginer de rendre la religion polythéiste coupable de tendresse envers les hommes. A cette nuance près le parallèle est lumineux. Il contribue en retour à faire bien comprendre l'enjeu de la discussion que relance le frère de l'auteur. Ce n'est rien de moins que la valeur de la loi, celle des institutions politiques. Cela met en cause le sens de l'obéissance : est-elle basse soumission à un arbitraire ignoble, ou revendication consciente d'un ordre qui mérite de régner ? Ce deuxième discours rencontré dans la République porte comme le précédent la question de la justice sur le terrain de l'Etat en même temps que sur celui de l'individu. Et l'allégorie qui suit confirme cette ambivalence. Bien que l'histoire racontée ici soit celle d'un berger, elle ne poursuit pas l'exploitation de la veine pastorale qui avait été engagée par Thrasymaque lorsqu'il comparaît le rapport des gouvernants et des gouvernés à celui des bergers et des moutons. Il s'agit seulement d'un homme de très modeste extraction, de très modeste condition, qui par un hasard inouï, c'est-à-dire sans y avoir aucun mérite, fait la découverte d'une bague magique dont il se sert pour s'emparer injustement du pouvoir, fondant ainsi la dynastie de l'illustrissime Crésus (~VIe siècle). Ce qui est dit du tremblement de terre, de la faille ouverte dans le sol, du cheval d'airain, du géant mort et nu ne me paraît pas avoir d'autre sens que de souligner qu'il fallait une suite extraordinaire de coïncidences extraordinaires pour qu'un homme de rien fît une découverte d'une telle conséquence. Je ne crois pas devoir y insister. Toujours est-il que le nommé Gygès s'empare d'une manière pas trop criminelle d'une bague dont il découvre, encore par hasard, qu'elle lui assure un pouvoir magique. Il la fait tourner autour de son doigt et s'aperçoit que selon que le chaton en est placé vers l'extérieur ou l'intérieur il est lui-même visible ou invisible. L'homme invisible va-t-il user de sa puissance surnaturelle pour le bien ou pour le mal ? Dans les scénarios ordinairement proposés aux débiles il en use pour rétablir la justice mise à mal par les méchants. Mais n'être pas vu des méchants que vous voulez châtier est peu jouissif par rapport à n'être pas vu des autorités qui devraient vous châtier. S'emparer de tous les biens qu'on désire sans y avoir droit, ôter de sa route ceux qui peuvent faire obstacle à ce dessein, reste une chimère aussi longtemps qu'on risque d'être vu dans le crime. Mais avec la bague dont parle Glaucon le risque n'existe plus. C'est pourquoi son berger renouvelle un fragment de l'histoire des Atrides. Ce qui est dit ici : " il se rendit au palais, séduisit la reine, et avec son aide attaqua et tua le roi, puis s'empara du trône ", convient parfaitement pour décrire la carrière d'Egisthe, qui a profité de l'absence d'Agamemnon pour séduire la reine Clytemnestre, et qui avec l'aide de celle-ci a assassiné le roi à son retour (cf. Eschyle, Agamemnon). Moins chanceux que Gygès les amants diaboliques seront assassinés à leur tour par Oreste (cf. Eschyle, les Choéphores). Cette tragédie est naturellement très connue de Platon qui y fait ici implicitement référence. D'ailleurs, quand bien même le très justement célèbre tragique grec n'aurait rien écrit à ce sujet, le désir de baiser la reine n'aurait pas été moins présent dans l'imaginaire populaire, avec celui de prendre la place du roi. Or a défaut d'être nécessaire pour réaliser le premier vœu, le meurtre est nécessaire au second. Ce qui retient les sujets ordinaires de baiser la reine et de prendre la place du roi, c'est qu'ils vont être vus assassinant celui-ci. Gygès tournant le chaton de sa bague vers l'intérieur de la main pénètre dans le palais sans se faire voir et tue le roi sans se faire voir. Or ce n'est pas pour attirer le blâme sur ce maudit berger de Lydie qu'est inventé ce récit. Glaucon veut en venir à une question bien plus inquiétante. A supposer qu'il existe deux bagues de cette nature, mettons en une au doigt de l'homme juste, plaçons l'autre à celui de l'injuste. Le juste est-il juste parce qu'il n'a pas eu l'occasion d'être injuste ? (Cf. la distribution des sorts à la fin de la République). Ou bien le juste est-il juste parce qu'il trouve que la désobéissance à la loi est trop cher payée ? Ou parce qu'il a peur d'agir, comme l'en accuse Thrasymaque ? Quoi qu'il en soit, mis en possession de la bague il n'est plus retenu par rien de ce que je viens d'indiquer. Pour résister à la tentation de commettre les crimes d'Egisthe et quelques autres de moindre importance, il lui faudrait savoir quelles sont les natures respectives de la justice et de l'injustice. Il lui faudrait comprendre qu'en elle-même l'injustice est un trouble de l'âme, et qu'en elle-même la justice est une harmonie de l'âme ; que la première fait le malheur de l'homme et la seconde son bonheur. C'est ce que Socrate va devoir expliquer dans les centaines de pages qui suivent. Faute d'une explication à ce sujet, on sera saisi de vertige à l'idée de se rendre invisible. Ceux qui sont invisibles, par excellence ce sont les dieux. Les dieux sont parmi nous et nous ne les voyons pas. Les plus subtils d'entre nous devinent parfois que celui qui leur parle n'est pas le simple soldat ou le mendiant qu'il a l'air d'être. Ainsi dans l'Iliade (chant XIII) le lecteur voit-il le dieu Poséidon exciter les Grecs au combat, les haranguer pour leur rendre courage. Mais celui que voient les yeux des Grecs et qu'entendent leurs oreilles, c'est Chalcas leur devin ; et c'est en ce dernier que dans sa sagesse Ajax fils de Télamon le premier reconnaît Poséidon. De même dans l'Odyssée (chant XIII) Ulysse après avoir été déposé à terre dans son sommeil, sans savoir où il est, est renseigné et mis en joie par la déesse Athéna qui lui assure qu'il a touché Ithaque. Mais il a reconnu la déesse sous l'aspect d'un jeune berger. Les dieux d'Homère à la fois apparaissent et n'apparaissent pas : s'ils paraissent, ça n'est pas sous un aspect de Dieu, comme font les ridicules Olympiens d'Ingres et des peintres pompiers du dix-neuvième siècle, mais parce qu'ils sont reconnus, interprétés comme dieux sous l'apparence d'un personnage quelconque. Celui-ci est un instant habité par le dieu ; il n'est pas le dieu : il est possédé du dieu. Cet instant passé, il retourne à sa simple humanité, il est rendu à son état civil de devin ou de berger. Quant aux dieux ils ont aussi vite fait de se rendre invisibles que de se rendre visibles. Ils interviennent ici ou là dans les affaires humaines sans que leur venue ni leur départ s'enchaîne dans une série déterministe de causes et d'effets. Sans tambour ni trompette, ils surgissent quand on ne les attend pas. Sans laisser aucune traînée visible, ils s'en vont tout aussi soudainement. Apparaître et disparaître à son gré c'est quasi rompre les relations déterministes, c'est intervenir miraculeusement. Aussi celui qui serait doté de la fameuse bague serait comme dieu, quasi dieu, parmi les hommes, (en tois anthrôpois isotheon, 360c) : il serait tout-puissant. Aucune différence ne séparerait ce qu'il veut de ce qu'il peut, aucune limite ne viendrait s'imposer à ses actes pour les tenir en deçà de ses intentions. Comment l'homme juste supposé détenteur de la bague en même temps que l'injuste pourrait-il résister à une perspective aussi merveilleuse ? N'est-ce pas incontestablement un bien et un bonheur que de pouvoir ce qu'on veut ? Désirant baiser la reine, il la baiserait. Désirant tuer le roi, il le tuerait. S'il s'en abstenait, ceux qui connaissent son pouvoir le plaindraient, car c'est manifestement un malheur que de ne pas faire ce qu'on peut faire. C'est même le malheur. Rester dans ses actes en deçà de sa puissance, accepter une limite à l'expression de sa nature, c'est en effet, dans un sens aussi bien platonicien que spinoziste, perdre à la fois la liberté et le bonheur. C'est pourquoi les explications que devra donner Socrate à ses interlocuteurs ne viseront pas à leur faire concéder des renoncements à leur puissance, mais à leur faire reconnaître qu'il y a plus de puissance dans la justice que dans l'injustice. Glaucon a déjà compris que c'est dans la manifestation de toutes ses potentialités qu'on est heureux. Mais il n'a pas encore compris que l'injustice est une impuissance. C'est pourquoi il déclare qu'on plaindrait comme un malheureux celui qui s'abstiendrait de baiser la reine et de tuer le roi. Entre les propos d'initiés et les déclarations publiques il y aurait cependant une contradiction. On entretiendrait évidemment la masse des hommes dans le respect de la vertu : il faut les leurrer pour n'avoir rien à redouter d'eux. Ce qui est indiqué ici n'est pas une simple petite malice. Car si l'on comprend que quiconque connaîtrait l'existence de la bague magique tiendrait nécessairement deux discours contradictoires, l'un in petto et l'autre urbi et orbi, cela suffit à ôter tout crédit aux discours publics : ceux qui sont effectivement tenus et qu'on entend partout pour appeler les hommes au respect de la justice. Un soupçon d'hypocrisie pèse sur eux, qui ne pourra être levé que lorsque Socrate aura expliqué que l'injuste est malheureux. C'est ce que lui demande Glaucon dans la fin de son intervention (360e-362c). Si l'injustice est une impuissance, cette vérité doit être établie même dans le cas le plus favorable à l'injuste, c'est-à-dire dans l'injustice triomphante. Si la justice au contraire est une puissance, cette vérité doit être établie même dans le cas le plus défavorable à l'homme juste, c'est-à-dire dans la justice bafouée. Car ce n'est pas en fonction des circonstances extérieures, favorables ou défavorables, qu'il faut apprécier si l'injustice en elle-même fait le malheur de l'injuste et si la justice en elle-même fait le bonheur de l'homme juste. Il faut comparer l'injuste et l'homme juste au sommet de leurs arts respectifs, donc lorsque les apparences dissimulent leur réalité et les font prendre pour le contraire de ce qu'ils sont, c'est à dire l'un pour l'autre : l'injuste pour l'homme juste et réciproquement celui-ci pour celui-là. Si l'on veut établir que l'injuste est malheureux du fait même de son injustice, il faut se le représenter épargné par le jugement des hommes comme par le jugement des dieux. Si l'on veut établir que l'homme juste est heureux du fait même de sa justice, il faut se le représenter accablé par le jugement des hommes comme par le jugement des dieux. Adimante, dans son propre discours (362e-367c) s'emploiera largement à montrer qu'on peut fausser tant le jugement des dieux que celui des hommes. Ces dieux-là sont en effet ceux de la mythologie païenne, telle qu'elle est exposée par les grands poètes Hésiode et Homère. C'est d'ailleurs exactement pour cette raison que plus loin (377a-392a) Socrate prononcera contre ces derniers une première condamnation. Il ne faut pas laisser aux poètes le droit de dire que les dieux sont injustes, ni même tolèrent l'injustice des hommes. Il serait dangereux de laisser aux hommes simples cette croyance. C'est donc parce que les poètes sont les porte-parole d'une déplorable déviation de la religion naturelle qu'il faut les censurer. Lorsque les philosophes se préoccupent de l'organisation de la cité, comme le fait ici Platon, comme le feront à leur tour Machiavel, Spinoza et Rousseau, ils conçoivent une religion naturelle destinée à assurer aux hommes qui ne se conduisent pas sous la loi de la raison une conduite pourtant conforme aux exigences de la raison. Les philosophes sont d'accord entre eux sur les quelques dogmes simples qu'il faut leur donner à croire. Il est évident qu'au premier rang de ceux-ci il y a celui de la justice divine. Mais le dialogue entre Socrate et ses amis, précisément en tant que dialogue (dialegesthai), est constitutif de la raison. Il peut exposer ce qu'il faut donner à croire aux naïfs, mais il n'a pas à y croire. Aussi Glaucon a-t-il parfaitement raison de demander que la comparaison se fasse entre le sort de l'homme injuste béni des hommes et des dieux et celui de l'homme juste maudit des hommes et des dieux. Il est d'ailleurs remarquable que ce dernier sort soit exactement celui de Socrate. Platon y revient partout dans ses œuvres, parce que ce fut un choc pour lui, et que ce choc est le point de départ de sa philosophie. La description donnée : " qu'il passe pour le plus scélérat des hommes (...) Qu'il reste inébranlable jusqu'à la mort " (361cd), n'est pas une simple coïncidence, c'est une allusion délibérée. Socrate injustement accusé, injustement condamné, injustement exécuté est plus heureux que ses injustes bourreaux. Plus que le scandale de l'injustice du régime démocratique capable de condamner l'homme le plus juste, est fondatrice de la philosophie platonicienne la constance, la fermeté du condamné : maudit des hommes, car il est reconnu coupable de corrompre la jeunesse, maudit des dieux, car il est reconnu coupable d'impiété, il est cependant heureux. C'est poser dans toute sa force la question du bonheur. Il n'est pas accordé comme une grâce par les puissances supérieures, à celui qui s'est humblement soumis à leur loi inintelligible. C'est au contraire par reconnaissance intelligente de la loi qu'il y obéit librement. Socrate disposait des conditions matérielles qui lui auraient permis de ne pas s'y soumettre et il a pourtant obéi. Non à une décision dictée à lui par de contingentes circonstances historiques, mais aux exigences de sa raison. |
Leçon III (République, 488a-e)
Représente-toi ce genre de faits sur un navire ou plusieurs. Le pilote est le plus grand et le plus fort de tous sur le navire ; mais il est un peu sourd, un peu myope, et il a des connaissances en navigation aussi courtes que sa vue. Les marins se battent entre eux pour le gouvernail : chacun estime qu'il lui revient de gouverner, n'en ayant jamais étudié l'art, et ne pouvant prouver quand ni avec quel instructeur il l'a étudié. Ils prétendent même que cela ne relève pas de l'instruction, et ils sont prêts à couper en morceaux qui oserait dire que cela demande une instruction. Toujours ils serrent de près le pilote, et le conjurent, faisant tout pour cela, de leur abandonner la barre ; et si eux n'y parviennent pas, mais d'autres, ils les mettent à mort ou les jettent hors du navire. Ayant drogué ou saoulé le légitime pilote, ils le mettent aux fers. Maîtres à bord, ils s'emparent de la cargaison, ils boivent, ils gueuletonnent et naviguent comme ils peuvent. Ils louent et nomment capitaine ou amiral qui a participé à la mutinerie en trompant ou en brutalisant le pilote ; ils blâment et nomment bon à rien qui n'y a pas participé. Ils ne s'aperçoivent même pas qu'il est nécessaire au vrai pilote de connaître l'année astronomique, ses périodes, le ciel, les étoiles, les vents, et tout ce qui concerne son art, pour être en mesure d'exercer l'autorité sur un navire. Comment tenir la barre, tant quand les autres en sont d'accord que quand ils ne le sont pas, il n' y a aucun art ni aucune expérience, pensent-ils, susceptible de l'enseigner, pas davantage que le pilotage. (trad. Dorion) |
L'Etat qui a conduit au supplice le plus juste de tous les hommes n'est nul autre que l'Etat démocratique. Qui donc le dirige ? Voici une très belle allégorie : elle est destinée à faire comprendre pour quelle raison les hommes qui pourraient être les plus utiles à l'Etat y sont au contraire les plus méprisés. Ils le sont tellement que la proposition de leur confier le gouvernement déchaîne le rire. Loin de leur reconnaître une aptitude quelconque, on critique leur totale inutilité. Il y a dans l'Etat une méconnaissance absolue des règles nécessaires au gouvernement ; plus encore l'idée même qu'il puisse exister de telles règles est vivement rejetée. Ceux qui obtiennent un rôle dirigeant ne sont que des cuistres, qui se battent entre eux pour obtenir et pour conserver le pouvoir. Mais aussi, et c'est sans doute sur ce point qu'il y a le plus à dire, il se livrent à de basses manœuvres de séduction afin d'obtenir les faveurs du souverain à qui il appartient de choisir ses serviteurs. Le tableau pourrait convenir à toutes les sortes d'Etat, à qui qu'appartienne l'autorité souveraine : à un seul, à quelques uns ou à tous. Mais comme finalement rien ne peut ôter au peuple le droit de décider du gouvernement, l'allégorie est une image de la démocratie. Toutefois il faut comprendre que ce n'est pas elle qui est mise en accusation, parce que sous le même chef d'accusation tomberaient aussi bien l'aristocratie ou la monarchie. Est désignée comme un vice de l'Etat, qui peut se retrouver dans tous les régimes, cette vile pratique de la flatterie, par laquelle les gouvernants, se moquant complètement des réalités et des nécessités politiques, jouent des opinions populaires pour accéder au pouvoir ou s'y maintenir. Autrement dit Platon vise très exactement la démagogie. L'inoxydable image du navire et de son gouvernail, de son équipage et de sa cargaison, de son patron et de son pilote devient une grille de lecture permettant de comprendre ce que sont les politiciens d'aujourd'hui comme ceux d'hier. On la retrouve identique dans le Politique, 298a-299e. Socrate déclare procéder comme font les peintres avec les chimères : ils assemblent des parties prises à des animaux divers pour en faire un nouveau, produit de leur art et ignoré de la nature. Entre autres animaux fabuleux la chimère proprement dite a la tête et le poitrail d'un lion, le ventre d'une chèvre, l'arrière train d'un serpent et en outre elle crache des flammes. Elle est le produit monstrueux de l'accouplement monstrueux de deux être déjà monstrueux : Typhon et Echidna. Par l'imagination Socrate rassemble sur un unique vaisseau ou sur une flotte tout un équipage avec un patron plus grand et plus fort que lui. C'est en cela qu'on semble être dans la chimère : un individu est à lui seul plus grand et plus fort que tous les autres rassemblés. Il est l'image du peuple, qui est effectivement plus nombreux que tout le personnel politique réuni, et qui le réduirait aisément au silence et à l'obéissance, s'il s'avisait qu'il le peut. Mais ce patron a mauvaise vue, mauvaise ouïe, ses sens l'informent mal : sans être tout à fait aveugle ni tout à fait sourd, il ne sent pas venir les dangers. Il découvre toujours trop tard l'aspect menaçant des nuages ou le bruit du ressac sur les récifs. D'ailleurs quand bien même il les percevrait mieux, il ne saurait pas pour autant quoi faire. Car l'art de la navigation lui est bien étranger : il ne sait pas quelle conduite il doit tenir dans les situations périlleuses. Bref au-delà de la navigation en eaux calmes, où même un enfant tiendrait le gouvernail, il est incapable de mener son navire. C'est pourquoi il cherche à en confier la barre à plus avisé que lui. Ceux à qui il s'adresse dans ce but n'ont pas la même modestie. Quoiqu'ils ne soient pas plus instruits que lui, ils revendiquent hautement le droit de s'emparer du gouvernail et de piloter le navire. Ils n'ont pas fait l'école de la marine, ils ne s'en cachent même pas ; ils prétendent en effet effrontément que le pilotage ne s'apprend pas. Ce n'est pas un art au sens où la médecine est un art, qui exige des études ; mais ce serait un art au sens où l'on dit de quelqu'un avec une certaine admiration qu'il a l'art de se sortir des mauvais pas : on constate seulement que plusieurs fois il s'en est sorti, on lui suppose une habileté, quoique celle-ci relève davantage de l'intuition que de l'apprentissage. Si l'on en croit les membres de l'équipage, il faudrait donc admettre que l'art du pilote est une sorte d'adresse instinctive. En quelque sorte on naîtrait pilote. On affirme être doué pour cela par la nature. Mutuellement on dénie aux autres d'être suffisamment doués. Chacun des matelots dispute aux autres le gouvernail comme s'il était le seul qui fût apte à le tenir. C'est la foire d'empoigne. On se bat, on se tend des pièges, on s'entretue. Pendant ce temps où va le navire ? Mais il ne suffit pas d'éliminer les concurrents, il faut encore être choisi par le patron. Il est donc l'objet d'une cour assidue et pressante, tous veulent lui plaire, tous le flattent. Ils ne s'embarrassent certes pas de lui expliquer ce qu'est le trajet à parcourir, quel est l'état du navire, quelles sont les prévisions météorologiques, etc. Mais ils lui disent, chacun de son côté, qu'ils sont le seul à pouvoir le mener à bon port, que sous leur commandement la cargaison parviendra à destination, et qu'il s'enrichira. Avec ses compères le soi-disant pilote qui a réussi à séduire le patron, à recevoir de lui la charge de tenir le gouvernail, emploie son temps à tout autre chose que conduire le navire. Il cherche à endormir le patron, usant pour cela de tous les artifices à sa portée comme l'alcool, l'opium, le haschisch, etc. Quand il est bien hébété, alors ce curieux équipage s'empare de la cargaison, fait la fête, mange et boit tout ce qui est dans les soutes et cesse définitivement de penser à la navigation. Pendant ce temps où va le navire ? Ces drôles de marins doivent pourtant se donner l'apparence d'être de véritables marins. C'est pourquoi ils se décernent entre eux des titres, des brevets, des récompenses. Leurs critères d'attribution ne doivent évidemment rien à la navigation : chacun ne reconnaît comme bon que celui qui l'aide soit à vaincre ses rivaux soit à séduire et endormir le patron. Inversement, chacun déclare mauvais marin, pilote incapable, celui qui lui est inutile relativement à ce but. De ce point de vue le plus inutile est celui qui emploie son temps à étudier les saisons, le ciel, les astres et les vents, ainsi que tout ce qui peut être utile dans la conduite d'un navire. Celui qui étudie la météorologie, celui qui acquiert la connaissance du comportement d'un navire dans les éléments, ne se soucie évidemment pas de plaire au patron. Et réciproquement celui qui ne se soucie que de plaire au patron se moque bien de la météorologie et du comportement du navire dans les vagues et les vents. Le véritable pilote non seulement n'aura pas le commandement du navire, mais il sera même le plus méprisé de tous les hommes. Pendant ce temps où va le navire ? La fable est transparente : " je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'examiner l'image à fond pour comprendre qu'elle est celle de l'Etat " (489a). Il n'est pas inintéressant néanmoins d'en dégager quelques aspects : les rapports des politiciens avec la science politique, leurs rapports entre eux, leurs rapports avec le vrai politique, les rapports de tous avec le peuple. Il ne manquera certainement pas de bons esprits pour déclarer que la critique formulée par Platon à l'encontre des politiciens est aujourd'hui dépassée. Est-il possible aujourd'hui de leur reprocher de n'avoir aucune science politique et de se moquer même de la possibilité d'une telle science ? Il existe, diront-ils, des instituts d'études politiques, une école nationale d'administration et sans doute encore quelques autres nobles institutions républicaines, qui préparent à l'exercice de leurs tâches les élites politiques de demain. On ne trouvera donc plus aucun politicien pour déclarer que la politique n'est pas une science ou pour refuser de l'apprendre. Je ne pense pas cependant qu'une telle remarque suffise à renvoyer l'allégorie et toute la philosophie politique de Platon au musée des antiquités. Car une fois qu'on l'a faite, la question reste cependant entière de savoir si ce qu'on enseigne dans les écoles politiques correspond à ce qu'en attend Platon. Or le programme d'éducation du magistrat qui doit gouverner la Cité est très longuement explicité au-delà du présent passage, de la page 502d à la page 534e. Il n'est pas besoin de connaître à fond le programme des études de Sciences-Po pour saisir combien celui-ci diffère de celui-là. D'une part il est aisé de se rendre compte que la place qui est faite dans celui-ci à ces études préparatoires qui doivent tourner l'esprit de l'homme d'Etat vers l'abstraction, c'est-à-dire les mathématiques, s'y trouve réduite à néant. Si les politiciens d'aujourd'hui peuvent savoir quelque chose de l'arithmétique et de la géométrie, ce n'est que par un brumeux souvenir de leurs études secondaires, pendant lesquelles ces sciences auront pu n'être considérées que de très loin. Bien sûr les politiciens protesteront que l'art de gouverner la Cité n'a aucun besoin de divisions à décimales ni de triangles rectangles. Mais ça n'est justement pas l'avis de l'auteur. Il considère au contraire indispensable de faire subir à l'esprit une sorte d'ascèse, qui le détourne des considérations empiriques, qui le soustraie aux apparences, et qui le convertisse aux essences. Faute de quoi lorsqu'il aborde les questions proprement politiques, il se laisse abuser, leurrer par ce qu'il voit et ce qu'il entend. Les mathématiques, même les plus simples, ont cette éminente qualité de détourner l'esprit du témoignage des sens. Le géomètre ne se règle pas sur ce que ses yeux lui font voir pour déterminer les rapports qui existent par exemple entre les angles du triangle. S'il reconnaît leur somme égale à deux droits, ça n'est pas pour l'avoir lue sur un rapporteur, mais c'est pour l'avoir établie de manière théorique. Il y a là une première différence essentielle entre les deux programmes d'études. D'autre part, et c'est encore beaucoup plus important, celui que conçoit Platon s'achève et s'épanouit dans la pratique du dialogue, dite dialectique, c'est-à-dire dans la philosophie. Si les philosophes doivent être rois, ou si les rois doivent être philosophes, la raison en est que le gouvernement de la Cité exige des esprits qui ne s'arrêtent pas à mi-chemin dans leur recherche des essences. Il doivent passer, comme il est dit plus loin, de la considération de l'hypothétique à celle de l'anhypothétique. Brièvement, tandis que le mathématicien raisonne à partir de définitions qu'il s'est arbitrairement données, en se moquant d'ailleurs ouvertement de savoir si elles répondent à des objets réels, le philosophe se donne pour objet par exemple la justice, comme c'est le cas dans ce dialogue, dont il ne peut parler arbitrairement. Ses interlocuteurs l'attendent arc-boutés sur le réel et ne manquent pas de rejeter son discours s'il s'en montre insouciant. Mais aller au réel sans être passé par les mathématiques, et y aller en ayant fait le détour par les mathématiques, ce n'est ni prendre le même chemin, ni se rendre au même but. Dans le premier cas se sont les apparences sensibles qui sont prises pour le réel, dans le second ce qui est tenu pour réel ce sont les essences. Sans qu'il soit nécessaire d'expliquer ici ce qu'est la dialectique, on trouve là une seconde différence essentielle entre ce qu'on appelle aujourd'hui des études politiques et les connaissances qui sont nécessaires au philosophe roi. Les hommes d'Etat d'aujourd'hui veulent-ils être philosophes ? Il est inutile de procéder à une longue enquête pour répondre à cette question. La réponse est à coup sûr négative. Cela suffit à légitimer pleinement ce trait de l'allégorie qui montre les politiques nier le besoin d'apprendre l'art de gouverner. Cette négation explique d'ailleurs ce que sont en réalité les rapports des politiciens entre eux, leurs rapports avec le vrai politique et leurs rapports avec le peuple. A qui est habitué à la vie politique démocratique, française par exemple, il paraît tout naturel que les rapports entre les politiciens soient de rivalité. Il y a deux équipes concurrentes, ou davantage, et elles n'ont de cesse de se critiquer, de s'accuser, de se condamner mutuellement, d'en appeler au peuple l'une contre l'autre. Celle qui exerce le pouvoir ne cherche pas tant le salut commun, c'est-à-dire celui de l'Etat, que le sien propre, qui exige la perte de son adversaire ; celle qui est dans l'opposition ne cherche qu'à retrouver le pouvoir, ce qui exige la perte de son adversaire et non le salut commun. L'allégorie du navire et du gouvernail a cet avantage de faire sauter aux yeux l'absurdité d'un tel système. Où va le navire lorsque l'équipage est scindé en deux fractions rivales, qui se guettent l'une l'autre, qui se tendent des pièges, qui ne cherchent qu'à s'arracher le gouvernail ? Il n'est pas besoin d'une longue vue pour s'apercevoir qu'il dérive vers les récifs. On serait tenté de répondre que ces moments de lutte intestine ne sont que de brèves crises qui n'interrompent que très provisoirement le cours de la navigation. Pourtant chacun sait bien qu'il ne se passe guère d'année sans que des élections ne remettent en jeu la domination d'une fraction sur tel ou tel organe de l'appareil d'Etat. Il serait donc plus vraisemblable de dire que le cours normal de la navigation constitue une brève période qui n'interrompt que très provisoirement la crise permanente. La pire des choses dans une telle constitution est qu'aucun homme politique, aucun homme qui a l'ambition de gérer les affaires de l'Etat ne saurait s'abstenir de s'agréger à l'une de ces sectes qui se disputent le pouvoir. Aucun politicien ordinaire ne peut plus émettre un seul jugement vrai, par lequel il apprécierait sereinement et librement le rapport existant entre la décision prise par le gouvernement et la nature du problème qui lui est posé. Il n'a qu'une alternative : s'il appartient à la secte au pouvoir il bénit la décision ; s'il appartient à la secte d'opposition il la maudit. A entendre maudire aujourd'hui la même bouche qui bénissait hier la même décision, on se dit il y a quelque chose d'indécent dans l'activité politicienne. Mais le fond de l'abîme est dans les rapports des politiciens avec le peuple. Ils ne sont pas séparables de ceux qu'ils ont entre eux. Car dans la lutte intestine c'est à l'arbitrage du peuple que l'une et l'autre fractions font appel. C'est à son jugement qu'elles se soumettent. C'est la loi de la démocratie ! serait-on tenté de dire. Mais se soumettre au jugement de qui que ce soit est évidemment autre chose que se soumettre " aux rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ", comme dirait Montesquieu. Le jugement populaire est-il fondé sur une connaissance de la nature des choses ? Les fractions qui attendent du peuple leur élection en jugent manifestement tout autrement. Elles le tiennent pour sourd et aveugle, dénué de toutes les connaissances nécessaires au bon gouvernement. Elles se conduisent à son égard comme avec un grand enfant, ou un gros animal (cf. 493ad), qu'il faut caresser dans le sens du poil pour obtenir de lui les faveurs qu'elles en attentent. Elles règlent leur conduite politique sur son vote supposé, et non sur la nature des choses. Elles consultent donc anxieusement les sondages d'opinion, les cotes de popularité des uns et des autres pour déterminer dans quel sens elles orientent leur action. Cela les conduit tout naturellement à éviter de se prononcer nettement sur les questions les plus difficiles et à préconiser les solutions apparemment les plus faciles. La démagogie ne concerne pas seulement le plus populiste des partis politiques, elle appartient à tous, parce qu'elle est inscrite dans la nature du système qui fait des hommes politiques des hommes de parti avant d'en faire des hommes d'Etat. La démagogie commence lorsqu'on se soucie de l'image qu'ont dans l'opinion soi-même et ses rivaux, avant de se soucier de l'ordre des choses (kosmos) et des lois implacables qui en découlent. Il n'est pas nécessaire pour être un démagogue de proposer la lune à ceux qui sont démunis, ni de désigner à leur vindicte un bouc émissaire responsable de tous leurs maux ; il suffit pour cela de ne pas dire la vérité, lorsqu'on redoute qu'elle fasse perdre des voix dans les élections ou des points dans les sondages. Inversement le vrai politique est celui qui se moque non seulement des sondages, mais aussi des élections. Il n'est pas seulement indifférent à l'opinion mal fondée qu'on a de lui et de ses concurrents, il l'est également à l'exercice du pouvoir. Etre élu et réélu ne lui importe guère. Il ne conçoit pas son rôle comme l'appropriation d'une place à la tête de l'Etat. Il ne rivalise pas avec les politiciens. Il n'est pas même en concurrence avec eux. Certes eux le craignent, mais lui ne se soucie pas d'eux. " Il n'est pas dans l'ordre que le pilote prie les matelots de se mettre sous son commandement, ni que les sages aillent aux portes des riches " (489b). Le philosophe, tel Socrate, a son idée sur l'exercice du gouvernement ; il a son idée de la juste décision que doit prendre l'assemblée. Il ne se prive pas de la dire : il suffit pour l'entendre de ne pas se boucher les oreilles. Il est vrai qu'à l'entendre certains ont envie de se boucher les oreilles, parce qu'il n'hésite pas à se prononcer contre tous les autres. Il combat les propositions injustes, quand bien même il est sûr de n'être pas compris. Il ne craint pas d'aller à contre-courant. Il ne craint pas de soutenir la paix quand tous veulent la guerre. Aussi n'est-il pas pris seulement pour un rêveur, un bavard et un incapable, mais pour un homme dangereux et nuisible. En raison même de sa capacité d'empêcher que ne soient prises les mauvaises décisions, ou du moins qu'elles ne soient prises avec bonne conscience, les démagogues lui font procès. Sans doute leur intention n'est-elle pas de le mettre à mort. Ils se seraient bien contentés de l'exiler dans quelque cité étrangère, où les mots sortis de sa bouche auraient retenti loin des oreilles athéniennes. Mais ce résultat eût été le fruit d'un compromis. Il eût supposé une peur de Socrate devant les conséquences de ses propres actes, et pour tout dire une compromission avec la démagogie. |
Leçon IV (République, 557b-558c)
- A mon avis, la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques. Le plus souvent ces charges sont tirées au sort. (trad. Baccou+Dorion) |
Après avoir achevé le tableau de l'éducation des magistrats suprêmes de la Cité, les philosophes, Socrate reprend l'exposé interrompu des diverses sortes d'Etats, des formes corrompues de l'exercice du pouvoir. Parmi celles-ci il procède à la description de la démocratie. Ce régime politique est caractérisé par la plus grande liberté. Mais loin que cette caractéristique puisse être tenue pour une qualité, il faut y reconnaître un vice ; loin d'être une cause de louange, c'est une cause de blâme ; loin de la faire désirer, elle la fait rejeter. Car ce mot signifie dans ce contexte la possibilité concrète obtenue par chacun de faire ce qui lui plaît, en n'écoutant que sa propre fantaisie : celle de désobéir à la loi, et même celle de commander aux autres contre la loi. La perversion qui lui appartient est particulièrement lourde. En effet si dans l'ordre des mauvais gouvernements elle se situe parmi les autres, après la timocratie et l'oligarchie, en même temps qu'avant la tyrannie, son crime n'en est pas moins le pire de tous, puisqu'il constitue un défi à la loi des dieux autant qu'un défi à la loi des hommes, un défi "theois kai anthrôpois", pourrait-on dire en plagiant d'autres dialogues. Il faut d'abord reconnaître quelle est l'origine de la démocratie. Elle est issue d'une révolte des pauvres, excédés par le régime oligarchique. La profonde injustice de celui-ci leur est devenue insupportable : il est vrai que l'argent ne peut longtemps tenir lieu de vertu. Pour remédier aux maux dont ils ont été victimes, les pauvres se débarrassent des riches, assassinant ceux qu'ils prennent dans leur premier moment de fureur, envoyant les autres achever leurs jours au-delà des frontières. Comme ils n'ont plus de critère permettant de fonder une distribution des pouvoirs, comme ce ne peut plus être ni l'honneur de la timocratie, ni l'argent de l'oligarchie, c'est en les tirant au sort qu'ils désignent leurs magistrats. Le sort jouait effectivement un grand rôle dans l'attribution des fonctions politiques même les plus élevées des cités antiques. Cela peut paraître étrange. Il faut cependant remarquer deux choses. La première est qu'il reste une trace de cette institution dans les constitutions démocratiques modernes. En effet les jurés de la Cour d'assises sont désignés par le sort sur une liste des citoyens fournie par l'administration des impôts. Outre l'aspect censitaire de cette sélection, on y voit clairement l'intervention du hasard. Mais il faut encore s'interroger pour préciser quelle différence sépare le tirage au sort de l'élection. Et cela pose deux questions : qui est tiré au sort, et qui le tire au sort ? Concernant la première question, il est patent que si en théorie le tirage au sort peut éventuellement désigner absolument n'importe qui, dans la pratique le tirage intervient entre des noms qui ne sont pas plus nombreux que les candidats déclarés. Dès lors que la vie politique a rendu enviable une fonction administrative, certains font savoir directement ou indirectement, officiellement ou officieusement, qu'ils y sont candidats. Par suite c'est entre eux seuls que le sort prononce son arrêt. Relativement à la seconde question, il faut avouer que dès lors qu'il y a des candidats déclarés, ils ont aussi des partisans, et que le sort n'est plus admissible que sous la figure de l'élection, par laquelle se prononcent non seulement les partisans des uns et des autres, mais tous ceux qui pourraient éventuellement le devenir. En fin de compte le hasard est la décision qui sort des urnes et qu'il est effectivement malaisé de connaître à l'avance. On sait que si l'élection avait lieu quelques jours plus tôt ou plus tard son résultat ne serait pas le même. D'ailleurs quand bien même les citoyens auraient un choix arrêté, invariable d'un jour à l'autre, la volonté du plus grand nombre d'entre eux de se porter vers tel candidat plutôt que vers tel autre relève de facteurs tellement impondérables et globalement si peu politiques, qu'on peut bien dire que le scrutin joue exactement le rôle du hasard. De quelle manière que les bulletins ou les boules aient été déposés dans l'urne ou la boîte, par la main d'un seul prenant au hasard, ou par la main du grand nombre prenant à son gré, il faut bien pour finir qu'on scrute, c'est-à-dire qu'on fouille, qu'on recherche ce qui est issu d'autre chose que de la volonté personnelle des scrutateurs. Au fond il n'y aurait de raison de révoquer la définition que donne Platon de la démocratie que si elle avait, lui permettant de choisir entre les candidats, un critère analogue à celui de l'aristocratie (la qualité), de la timocratie (le rang), ou de l'oligarchie (la fortune). C'est dire qu'aux yeux de l'auteur la discussion est close, qui a pu avoir pour objet de savoir si les politiciens de la démocratie sont des hommes compétents. Ils ne sont pas choisis en fonction de leur connaissance de la chose politique, mais en fonction de leurs promesses. Par ailleurs, s'il est vrai que la naissance de la démocratie fait passer de la minorité au plus grand nombre l'exercice du droit politique, le nombre de ceux qui y participent est en soi assez indifférent à Platon. D'une part en effet la meilleure République est indifféremment monarchie ou aristocratie ; d'autre part la forme qui succède à la démocratie est un retour à l'exercice du pouvoir par un seul. Les formes ne sont pas ordonnées par lui selon la croissance ou la décroissance du nombre de ceux qui exercent le pouvoir. C'est pourquoi l'affirmation que la démocratie est issue de l'oligarchie n'est pas une hypothèse directement opposable à celle qu'expose Polybe dans le Livre VI de ses Histoires. D'ailleurs les deux ne sont pas totalement incompatibles, puisque pour l'une comme pour l'autre la démocratie sort de l'oligarchie ; pour l'une comme pour l'autre la démocratie engendre la tyrannie : car dans l'analyse platonicienne la démocratie est ce qu'est l'anarchie dans l'analyse polybienne. Seulement pour l'auteur du IIe siècle av. J.-C. (202-120) il y a un cycle des régimes politiques partant de ceux où commande un seul (la monarchie dégénérant en tyrannie), se poursuivant avec ceux où commandent plusieurs (l'aristocratie dégénérant en oligarchie), s'achevant avec ceux où tous commandent (la démocratie dégénérant en anarchie) et reprenant par le début, sans fin. Pour son prédécesseur il semble d'abord n'y avoir qu'une évolution linéaire de la monarchie à la tyrannie. Pourtant si le propos de Socrate a un sens, il exprime justement la volonté de restaurer l'aristocratie ou la monarchie, en tant que seul bon gouvernement, à partir de la situation existante. Or cette dernière n'est rien d'autre que la démocratie dégénérant en tyrannie. La ligne a été parcourue du début jusqu'à la fin et il s'agit de la reprendre au début. Qu'est-ce d'autre que de refermer un cercle ? Assurément l'auteur pense pouvoir le bloquer sur la position la meilleure. Cependant l'idée du cycle est au moins implicite. Une autre différence entre les deux philosophes est que pour le plus ancien le meilleur des régimes politiques est compris dans le cycle, tandis que pour son cadet il est en dehors de celui-ci. Il ne faut cependant pas exagérer l'importance de ce qui les distingue, puisque dans un cas comme dans l'autre il faudra bien de la sagesse au législateur qui voudra faire entrer la justice dans la société. Les origines de la démocratie ayant été établies, il convient ensuite de déterminer son essence. La définition qui en est donnée peut paraître simple, dans la mesure où elle est entièrement centrée autour de la notion de liberté, et cependant elle articule trois idées qui ne sont pas absolument indissociables l'une de l'autre. Dire que la démocratie est une forme de République qui assure aux hommes la liberté peut certainement suffire à la distinguer de tous les autres mauvais gouvernements. Il n'y a de liberté, j'entends pour la majorité du peuple, ni dans la timocratie, ni dans l'oligarchie, ni encore moins dans la tyrannie. Cela signifie que dans tous ces régimes un petit groupe d'hommes, voire un seul, impose sa volonté aux autres qui lui sont soumis. Il est vrai qu'on ne trouve pas dans la démocratie cette minorité capable d'imposer sa loi ni par l'autorité que lui donne sa compétence, ni par la peur, ni par la force. De ce point de vue la démocratie se distingue des autres formes de la République. Mais affirmer qu'aucune minorité ne l'emporte sur les autres, cela signifie aussi qu'il n'y règne aucune loi applicable universellement. Les définitions qu'on donne ordinairement de la démocratie reposent sur l'hypothèse que le peuple est un tout, qu'il commande en corps et qu'il obéit en corps. Or le réalisme politique contraint de reconnaître que dans la démocratie, telle qu'elle est observable à Athènes dans l'Antiquité en même temps sans doute que dans bien d'autres endroits et à bien d'autres époques, l'unité du corps politique est une fiction. Ce qui existe et qu'on peut y observer, c'est un pullulement d'unités autarciques, qui s'ignorent les unes les autres et bien plus encore ignorent l'ensemble. Cette réalité empirique impose de réviser la notion de liberté à laquelle répond la démocratie. Il ne suffit pas de la définir par la négation de la soumission à une autorité qui serait celle de l'étranger ou d'une fraction à laquelle on n'appartient pas. Ce serait encore reconnaître la soumission à une loi. Il faut la définir par la négation de la soumission à toute autorité et à toute loi. En fait dans la démocratie il n'y a plus ni autorité ni loi. C'est pourquoi il faut dire que la liberté qui règne est celle de la parole (parrèsia) et de l'action (exousia, 557a). C'est un régime politique dans lequel non le peuple mais chacun dit ce qu'il veut, et dans lequel non le peuple mais chacun fait ce qu'il veut. Tel est le contenu réel de la liberté, telle qu'elle est conçue dans la démocratie. Il faut encore préciser ce qu'il en est du droit de dire ce qu'on pense. Le tableau qui est donné ici n'autorise pas à croire que la liberté de pensée, qui y est désignée et critiquée, soit le droit de prendre la parole dans une assemblée délibérative afin d'y faire entendre son opinion. Cette liberté de parole, ce franc-parler est absolument nécessaire à des institutions saines, dès lors qu'elles mettent en place un Conseil (à Athènes : la boulè), que celui-ci soit représentatif d'une fraction aristocratique, timocratique, oligarchique ou du peuple tout entier. L'alternative est claire : ou bien le Conseil n'est que la voix de son maître et son rôle est purement décoratif, ou bien son rôle est délibératif et alors s'y expriment nécessairement des voix discordantes. La délibération suppose la contradiction. Lorsque je délibère si je vais me marier, je ne délibère que parce que j'ai des raisons qui me poussent les unes en faveur du mariage, les autres contre lui. Or ce n'est pas la délibération qui est critiquée par l'auteur. La juste République dont il est partisan peut être aristocratique : cela implique alors un Conseil qui délibère, c'est-à-dire qui décide au terme d'un débat contradictoire. Ce qui fait l'objet de sa vigoureuse caricature, c'est la parole qui tient pour nulle la délibération faite en bonne et due forme. Il tient quant à lui pour inacceptable qu'on parle comme si la délibération n'avait pas eu lieu, comme s'il n'existait aucun Conseil, comme s'il n'y avait pas de lois. En elle-même cette parole-là porte atteinte à la sûreté de l'Etat. Mais c'est encore plus évident de la licence prise par chacun d'agir à sa guise. Il ne s'agit pas de la liberté qui appartient à tous de réaliser leur projet, d'atteindre leur but en utilisant les moyens que leur reconnaît la loi. Lorsque je veux m'installer dans une maison, je peux l'acheter ou la louer ou même l'occuper à titre gracieux ; mais la loi ne me permet pas de m'y installer manu militari en mettant dehors au besoin ceux qui s'y trouvent avant moi. La loi m'impose les voies par lesquelles je peux obtenir ce que je veux, en même temps qu'elle garantit les voies par lesquelles les autres peuvent également obtenir ce qu'ils veulent. Leur sûreté est la mienne. Il n'y a plus aucune sûreté pour personne si tous, ou même seulement quelques uns, s'accordent à eux-mêmes le pouvoir de faire ce qui leur plaît suivant leur propre fantaisie. Or c'est ce qui arrive, je suis navré de devoir le reconnaître, dans ce qui est ordinairement nommé démocratie. Sans doute bien peu y ont-ils le cynisme de déclarer ouvertement qu'ils se moquent de la loi, que leur volonté passe avant celle de la majorité, ou que la nature a fait d'eux des maîtres tandis qu'elle a fait des autres des esclaves. Mais il est pourtant bien vrai que toutes sortes de gens déclarent que la loi est injuste, se posent en redresseurs de torts et font entrave à l'application de la loi, voire appliquent une autre loi que la loi. Des groupes de pression défendant diverses causes, ayant échoué à faire admettre leur point de vue par l'assemblée délibérative, décident de l'imposer par la force. Sans doute faut-il reconnaître à chacun le droit de conserver son opinion lorsque la délibération l'a rendue minoritaire et a tranché contre elle. Mais la juste République ne peut pas admettre qu'après la délibération chacun agisse à sa guise. Les partisans d'une autre loi peuvent certes parfaitement poursuivre le débat en employant tous les moyens que la loi leur reconnaît : la pétition, la manifestation, voire la grève. Il leur revient de convaincre par ces moyens ceux qui ont un autre avis. Au contraire user de la force pour faire obstacle à la loi, c'est prétendre avoir raison seul contre les autres, c'est les mépriser. Non seulement c'est une offense à autrui que ne peut tolérer la juste République, mais c'est aussi un trouble psychiatrique. Lorsque les opposants au transport d'une certaine marchandise arraisonnent des navires par la force d'une flottille privée, lorsque les opposants à la pratique d'une certaine intervention chirurgicale envahissent le bloc opératoire par la force d'une milice privée, etc., on est dans ce qu'un homme politique illustre du XXe siècle appelait la chienlit. En outre lorsque le gouvernement laisse faire ces actions illégales sans les réprimer, animé par le souci démagogique de ne pas perdre des voix qui pourraient lui faire défaut au prochain scrutin, la perte de l'Etat n'est pas loin. Il n'y a plus de constitution. Chacun suit la sienne. La constitution est aussi variée qu'un vêtement d'Arlequin. C'est un bazar (pantopôlion) de constitutions. En termes platoniciens, la transformation de la démocratie en tyrannie est en bonne voie. Par là peut se comprendre le respect socratique de la loi. Comme on le voit dans Criton, le philosophe condamné à mort avait la possibilité matérielle de s'évader de sa prison et de se soustraire à la peine capitale. Il eût paisiblement vécu dans un exil que ses amis eussent fait doré. Mais c'eût été contribuer à accroître le désordre, à banaliser la désobéissance, à promouvoir la tyrannie. C'eût été assurément divin (thespesios) et jouissif (èdus) pour tout autre que Socrate ; mais c'était pour lui politiquement criminel. C'est ce que signifie la fameuse prosopopée des lois. Le philosophe, pas seulement Socrate mais tout philosophe, et c'est par là qu'il est digne d'exercer le pouvoir, est respectueux de la loi. ça n'est pas par pusillanimité qu'il se refuse à la transgresser, mais parce que toute désobéissance est porteuse de la ruine de l'Etat. Ce qu'on a le droit de faire et ce qu'on n'a pas le droit de faire ne peuvent être définis que dans une délibération du souverain, lui-même défini par la constitution. Nul ne peut légitimement se substituer à celui-ci. Transgresser la loi au seul prétexte qu'on veut le bien du peuple (eunous einai tô plèthei, 558bc), y compris malgré lui, c'est toujours l'excuse des despotes : ils savent mieux que le peuple ce qui est bon pour lui ! Le malheur de la démocratie est que ceux qui sont capables d'y commander, d'y exercer le pouvoir, n'y sont pas contraints et réciproquement ceux qui en sont incapables n'en sont pas écartés. Le second point paraît certes scandaleux. Qu'un homme d'Etat sous le coup d'une condamnation se maintienne dans l'exercice de ses fonctions, ou profite de ses fonctions pour retarder, voire empêcher sa condamnation, ce sont des mœurs politiques qu'on s'accorde à trouver méprisables. Mais on tient par contre le premier point pour une chose normale. Il faudrait pourtant se poser la question de savoir comment on écartera les corrompus du pouvoir si l'on n'obtient pas d'une manière ou d'une autre que l'exercent ceux qui en sont dignes. Cette question est à rapprocher du propos énoncé page 489a : " il n'est pas dans l'ordre que le (vrai) pilote prie les matelots de se mettre sous son commandement ". C'est l'indication claire que, puisque le philosophe jamais ne fera la demande d'exercer le pouvoir, il faut la lui faire. Pour que soit instaurée la juste République il faut obtenir que les philosophes gouvernent, ou que ceux qui gouvernent deviennent philosophes. Ceci peut se comprendre bien quand on a examiné à fond l'éducation des magistrats (502c-534e). Le passage s'achève sur une déclaration elliptique (558c) : " ce plaisant gouvernement est sans principe et inconstant, partageant également l'égalité à ceux qui sont égaux et à ceux qui sont inégaux " (èdeia politeia kai anarkhos kai poikilè, isotèta tina omoiôs isois te kai anisois dianemousa). Même si sa place n'est ni la première ni la dernière dans l'ordre des gouvernements corrompus, il n'en a pas moins droit à une attention toute particulière, étant la forme de la Cité où vit l'auteur. Sans doute celui-ci pense-t-il être à la croisée des chemins, en cet endroit où la Cité peut dégénérer en tyrannie ou se régénérer en juste République. Sa définition n'est nullement ironique : elle exprime un avertissement solennel. L'ordre de la nature (kosmos) ne permet pas de traiter d'égale manière ce qui est inégal. C'est une idée de géomètre, clairement exprimée dans Gorgias (508a), qu'il y a une nécessité qui attribue non le même à toute chose, mais à chaque chose selon son essence. En s'imaginant rompre cette nécessité la démocratie, ou plus exactement l'anarchie, ne peut que s'attribuer à elle-même ce qu'elle mérite, à savoir sa dissolution, sa chute dans la tyrannie. |
Leçon V (République, 563e-566a)
- Le même mal, répondis-je, qui, s'étant développé dans l'oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d'ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l'esclavage. Car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu'ailleurs. (trad. Baccou+Dorion) |
Le pouvoir de faire ce qu'on a l'envie de faire (exousia) est à l'origine de la ruine de la démocratie et de sa mutation en tyrannie. Cette affirmation ne pourrait pas se comprendre sans une analyse sociologique. En soi il n'est pas évident que ce qu'on a l'envie de faire soit injuste. La démocratie me donne la possibilité d'aller au cinéma si j'en ai envie, de pratiquer la natation si j'en ai envie, de faire connaître mon opposition dans la rue si j'en ai envie. Si l'on pense que d'autres formes de gouvernement peuvent subordonner ces droits à toutes sortes de conditions, voire les nier totalement, on s'estimera heureux de vivre dans un Etat qui autorise la satisfaction de ces envies très raisonnables et nullement injustes. Mais si l'on examine de quoi est faite une société démocratique, on s'aperçoit qu'elle donne nécessairement naissance à des envies injustes. Car il s'y trouve inévitablement une sorte d'hommes très nuisibles. Leur existence même est une maladie de la société. Leur activité en effet est à l'origine de sa mutation et de sa ruine. Or ils ne se distinguent pas par une nature différente de celle des autres, mais par une certaine place qu'ils y occupent, qui détermine leur rôle. Une société saine, une juste République fait tout ce qu'il faut pour éviter cette maladie, ou pour l'éradiquer. Le mal (nosèma) est d'abord défini comme un excès (agan). Une loi de la nature, qu'on pourrait nommer celle du retour de balancier, fait que l'excès dans un sens entraîne une vive réaction dans l'autre. Cela se voit partout, dans l'ordre des époques, dans l'ordre végétal, dans l'ordre animal aussi. Par exemple après une longue période de sécheresse lorsque la pluie survient, c'est une précipitation torrentielle qui inonde tout et qui dévaste tout. Ou bien, puisqu'il est question de maladie, c'est proprement à la vie du corps que renvoie cette image. Il n'est pas rare qu'à une période d'abattement physique succède une autre, qui est de surexcitation. Celle-ci n'est pas moins pathologique que celui-là. Parmi mille exemples possibles, je relève cette notation de Jorge Luis Borgès : " A l'espoir éperdu succéda, comme il est naturel, une dépression excessive " (la Bibliothèque de Babel). Cela semble donc être un phénomène très universel que d'un excès on tombe dans l'autre. Les gouvernements n'y échappent pas. On ne peut donc être surpris que d'un excès de licence (exousia) on tombe dans un excès de servitude, dans l'esclavage le plus total et le plus sauvage. L'histoire des révolutions populaires nous l'atteste avec évidence : après une période de joie, de fête, d'émancipation des mœurs, vient celle de la répression, de la dictature et de la terreur. On peut donc tenir pour naturel que la tyrannie prenne naissance dans la démocratie et nulle part ailleurs. Cependant malgré l'assentiment de son interlocuteur Socrate ne tient pas encore son explication pour satisfaisante. Il ne peut se contenter de mettre en évidence l'existence d'une maladie, il lui faut en examiner la nature (poion nosèma). Montrer qu'il existe une peste ou un choléra, qui périodiquement ravage les sociétés humaines, c'est bien ; en analyser la nature, afin d'y porter remède, c'est mieux. En l'occurence le mal réside dans l'existence au sein de la République d'une sorte d'hommes paresseux et dépensiers (to tôn argôn te kai dapanèrôn andrôn genos, 564b). Ce n'est pas leur nature qui les a faits ainsi, c'est le développement de la société, ou sa dégénérescence pour adopter plus étroitement le point de vue de l'auteur, qui la fait passer de la juste République monarchique ou aristocratique à la timocratie, puis de celle-ci à l'oligarchie et à la démocratie. En suivant cette pente on passe d'une organisation sociale juste, qui donne à chacun sa place et l'y maintient, à une autre organisation, qui accorde des privilèges sur la base de la compétence militaire ou sur celle de la richesse. Alors des hommes qui ne peuvent être choisis sur l'un ou l'autre de ces critères commencent à former une plèbe ou une racaille. Ce mal apparaissant avec l'oligarchie, Socrate en a déjà parlé lorsqu'il a décrit celle-ci (552ce). Il développait à ce moment-là l'allégorie apicultrice davantage qu'il ne le fait à présent : elle se formait sur les termes de frelons, de cellules, d'aiguillon, qu'on retrouve ici, mais aussi sur celui de ruche, qui n'est pas réemployé et qui reste implicite. La République est comparée à une ruche dans laquelle vivent des abeilles utiles, les unes ouvrières, les autres gardiennes, mais aussi des éléments inutiles, les frelons, d'autant plus nuisibles qu'ils se retournent contre la ruche. Eux-mêmes sont de deux sortes. Socrate s'écarte quelque peu du modèle naturel : les uns ont un aiguillon les autres non. Ceux-ci sont l'image des mendiants, ceux-là l'image des malfaiteurs (kakourgoi), tels que cambrioleurs, détrousseurs, pillards, etc. c'est-à-dire manifestement des gens qui vivent aux dépens des autres, à savoir des abeilles productrices de miel. L'aiguillon c'est le courage (andreia) qui manque aux premiers, qu'on trouve aux seconds. Le trouble qu'ils introduisent dans la ruche est semblable à celui qu'on voit produire dans un corps par les symptômes de l'inflammation et de l'écoulement (catarrhe, flux, etc.). Plus clairement ces malandrins et ces bons à rien irritent la ruche sociale et la vident de sa richesse. Socrate introduit maintenant dans l'allégorie un terme nouveau, l'apiculteur représentant symbolique du législateur, qui se donne relativement aux frelons la même tâche que le médecin relativement à l'inflammation et à l'écoulement : les faire disparaître par une action soit préventive, soit curative. Cette racaille existe aussi bien dans l'oligarchie que dans la démocratie, mais elle est beaucoup plus redoutable dans cette dernière forme d'Etat, puisque c'est à elle qu'y revient le pouvoir. Tandis que dans la première forme d'Etat elle est écartée de tout pouvoir et maintenue sous la domination des riches, dans celle-ci elle s'empare de toutes les affaires. Ses membres selon leur courage, selon qu'ils ont ou non un aiguillon, jouent dans la démocratie un rôle plus ou moins actif. Ceux qui piquent sont ceux qui parlent et qui agissent, tandis que les autres les secondent en empêchant de se faire entendre celui qui aurait une opinion différente. Etrange tableau ? Très familier au contraire à celui qui observe les mœurs politiques d'aujourd'hui. Pour qu'il s'éclaire il suffit de penser que les malfaiteurs dont il parle ne sont pas à proprement parler ces cambrioleurs, détrousseurs et pillards, qui manquent d'envergure et qui échouent en prison. Ce sont des rapaces de haut vol, qui pratiquent le détournement de fonds publics, le recel de détournement de fonds, le délit d'initié, le favoritisme dans l'attribution des marchés, etc. C'est une poignée de gens peu nombreuse, mais autour de laquelle vit une nombreuse claque qui en reçoit les miettes et en retour lui assure un indispensable appui. Dans le Conseil et en dehors de lui parlent et agissent des gens dont le souci est de s'emparer du maximum de richesse : leur but est d'obtenir des crédits et des marchés. Afin d'y parvenir ils ont dans le Conseil ou en dehors de lui des tribuns qui sont capables d'emmener d'autres voix pour soutenir la leur et d'emporter les décisions qui leur sont favorables (conseillers écoutés, éditorialistes d'un grand périodique, titulaires d'une rubrique spécialisée, présents souvent en même temps dans la presse écrite et audiovisuelle, tous idéologues). On trouve par exemple dans le Conseil ou en dehors de lui un marchand d'avions, d'automobiles, de pétrole ou de systèmes électroniques, etc. qui a besoin que soient inscrites au budget de l'Etat des dépenses qui puissent tomber dans ses recettes, pourvu qu'il puisse aussi se faire attribuer le marché. La République, son gouvernement même, ne sont plus que les instruments grâce auxquels il accroît son butin. Mais il faut qu'autour de lui, ou des tribuns qui parlent pour lui, existent aussi ces nombreux relais, porte-voix, amplificateurs, incapables de jouer le rôle du tribun, mais tout à fait capables de soutenir avec lui la demande du marchand, et de faire taire ceux qui font un autre choix (journalistes de moindre envergure, membres de second rang des diverses assemblées). Les premiers sont les frelons qui piquent, les seconds sont ceux qui bombinent (bombei). Toutes choses sont administrées par eux en démocratie (panta dioikeitai). Ils constituent la première fraction de la République, celle des parasites, qui ne produisent rien et qui se nourrissent de l'activité des autres. Il faut donc que d'autres, qui constituent la seconde fraction de la République, aient une activité qui engendre des richesses. Ils produisent le miel (564d) que leur volent les parasites. Qui sont ces riches ? Pour comprendre la pensée de Platon et ne pas se tromper sur leur compte, il faut être attentif que ce ne sont pas les frelons dont on vient parler. Ils sont à l'opposé les abeilles de cette fable, où toute chose a son image, sauf eux. Il n'y a pas lieu de s'étonner que la fable soit incomplète, c'est un fait très fréquent dans les dialogues platoniciens. L'auteur laisse en blanc un certain terme, afin que le lecteur produise de lui-même l'effort intellectuel de le reconstituer. C'est très facile ici, puisqu'il a été question de frelons, d'aiguillons, de cellules, de ruche, et même d'apiculteur. Il faut bien quelqu'un pour produire le miel, et ce ne peut être que l'abeille, qui est le centre et la raison même d'exister de la ruche. D'ailleurs si l'on pense à la juste République, les abeilles sont de deux sortes comme il est bien naturel : les ouvrières et les gardiennes. Quel que soit leur rôle, elles sont utiles, fécondes, productrices, tandis que les frelons sont nuisibles. S'emparant du miel produit par les abeilles, les frelons peuvent très bien devenir plus riches de miel que les abeilles elles-mêmes. Les plus riches des abeilles (plousiôtatoi) sont surtout riches d'activité, de productivité. Leur richesse n'est pas l'étalage arrogant des biens matériels, de l'or et de l'argent, dont s'enorgueillissent les parasites. Le lecteur a d'ailleurs déjà été prévenu que les riches ne sont pas ceux qui ont de l'or, mais ceux qui conduisent bien leur vie et qui sont intelligents (521a). S'il est vrai que tout le monde cherche à faire des affaires (khrèmatizomenôn pantôn), ce n'est cependant pas l'argent en lui-même qui intéresse les plus riches. La façon dont ils sont définis (564e) mérite la plus grande attention : ils sont par nature les plus ordonnés (kosmiôtatoi). Le qualificatif ne désigne pas le fait qu'ils rangent bien leurs affaires, qu'ils ne les perdent pas, qu'ils savent les retrouver, que toutes choses sont chez eux à leur place. Cette acception n'ouvre aucune perspective à la philosophie politique. L'ordre qu'ils respectent ne consiste pas à donner une place à chaque chose. Il est l'expression d'une loi de la nature, dont ils sont conscients plus que tous les autres. Il implique une nécessité enchaînant des effets à une cause. On ne saurait produire la cause sans en engendrer les effets. On ne saurait obtenir les effets sans en engendrer d'abord la cause. Il ne s'agit pourtant pas seulement du déterminisme qui règne dans la nature physique. Il s'agit en même temps et davantage d'une justice immanente qui lie aux actes leur sanction éthique. Les hommes les plus ordonnés sont ceux qui respectent la justice. Ils s'opposent aux corrompus. Dans ce cas précis ceux qui parmi les hommes sont les plus justes, sont de ce fait même ceux qui produisent le plus de richesse, parce que la corruption qui est stérile, ne produit rien. Les plus riches ne sont pas ceux qui disposent du plus de richesse, puisque les parasites vont la leur prendre, mais ceux qui en produisent le plus. Autrement dit ce sont ceux dont le travail est le plus qualifié. Il y a en outre dans la société des travailleurs sans qualification, qui en constituent la troisième fraction. Ce sont eux qui forment le peuple (dèmos). Qui est le peuple qui gouverne dans la démocratie ? Ce ne sont pas ceux dont le travail est qualifié, peu nombreux, incapables de constituer une majorité. Le peuple c'est ceux qui travaillent de leurs mains. Ils sont les plus nombreux et, puisque la puissance en démocratie réside dans le nombre, ils sont de ce fait même les plus puissants. Toutefois leur puissance est subordonnée à une condition. Le nombre ne fait la puissance qu'à la condition qu'il s'unisse (otanper athroisthè). Dans la vie politique ce qui fait l'existence et la puissance c'est l'assemblée, le Conseil. Ce qui n'a pas voix au Conseil (au Chapitre, dit-on dans les abbayes) est nul et inexistant. Or justement le peuple ne voit pas quel intérêt il aurait à se rendre à l'assemblée, à participer au Conseil. Il ne produit pas assez de richesse pour risquer qu'on la lui prenne ; occupé qu'il est à la produire, il n'a pas le temps de voler les autres. Il n'est conduit à s'intéresser aux affaires politiques que parce qu'il est manipulé par les parasites. Ces derniers ont intérêt à le faire entrer dans l'arène. Ils lui font miroiter la promesse d'obtenir plus de miel, s'il contraint les riches à partager le leur. Il ne lui disent évidemment pas qu'ils se réservent la plus grosse part du butin. L'idée du partage (dianemèsis) est un leurre. Le peuple voit évidemment que les plus riches ont plus de richesses que lui. Il s'imagine que si elles étaient partagées, lui-même deviendrait plus riche. C'est ce que lui proposent les frelons. Il se laisse séduire par la proposition et il fait entendre à l'assemblée la volonté majoritaire du partage. Par là est engagée une lutte des moins riches contre les plus riches. Mais le seul résultat tangible de celle-ci sera l'enrichissement des frelons. On peut bien dire avec Platon que c'est le résultat de tous les chambardements. Les périodes de désordre et de danger ne sont traversés sans dommage que par les parasites qui les ont commanditées. Les conséquences de cette entrée du peuple dans l'activité politique ne réservent aucune surprise. Les riches résistent aux décisions par lesquelles on prétend les spolier. Ils se défendent par la parole (legontes) et par les actes (prattontes). Quoiqu'ils ne cherchent nullement à remettre en cause la démocratie, on les en accuse. On dit que puisqu'ils ne veulent pas se soumettre à la loi démocratique, ils veulent restaurer l'oligarchie par laquelle ils assureraient à leur minorité la domination sur le peuple. Le débat s'envenime. Les accusations réciproques se font plus méchantes. Pour sauvegarder leur richesse il ne reste bientôt plus de choix aux riches, qui ne souhaitaient pas l'oligarchie, que de comploter le retour de l'oligarchie. Ainsi sous la piqûre des plus enragés des parasites, des hommes qui étaient de très honnêtes démocrates, deviennent des adversaires de la démocratie. L'auteur semble le regretter amèrement. Sans doute reconnaît-il les siens, ses proches et ses amis, dans cette classe d'hommes féconds détournés de la justice par l'injustice qui leur est faite. Il faudrait en effet être bien plus philosophe que ne le sont ces travailleurs qualifiés pour persévérer dans l'amour d'une démocratie qui les trahit. Les poursuites (eisaggeliai), les condamnations (kriseis), les luttes (agônes) se multiplient et s'amplifient. Dans cette guerre intestine le peuple se choisit un chef. Sa force se dissiperait en vain si elle s'exerçait de manière dispersée. Il faut la rassembler, afin de pouvoir l'appliquer tout entière en un endroit donné. Le chef qui est d'abord un président devient un tyran ; de berger il devient loup. Pour se maintenir à son rang il lui faut écarter ses rivaux. Jusque-là on croit lire dans ces phrases non seulement l'histoire d'Athènes, mais aussi bien celle de Rome plusieurs siècles à l'avance. C'est déjà étonnant de lucidité. Les désordres qui survenaient dans les cités antiques après une période de croissance plus ou moins longue consistaient en effet dans l'affrontement entre un parti populaire et un parti oligarchique. C'est le parti populaire pour s'opposer aux oligarques qui mettait en place un tyran. Marius ou César, quoiqu'ils ne soient pas eux-mêmes issus du peuple, sont choisis par lui pour le protéger de l'arrogance de la caste sénatoriale. Mais l'aboutissement de cette histoire n'est autre que la mise en place de la dictature, implicite ou explicite. Au-delà du moment où le peuple porte au pouvoir son " sauveur suprême ", la description se poursuit dans des termes qui semblent relever de la prophétie, tellement ils correspondent aux événements vécus dans les révolutions populaires de l'époque moderne : " Par des accusations calomnieuses il traîne devant les tribunaux les hommes de son pays, il goûte le sang de ses proches qu'il exile et qu'il tue ". On croirait le portrait de Robespierre ou de Staline ! Quant à la promesse " de l'abolition des dettes et de la réforme agraire ", elle constitue à chaque époque et dans tous les pays le fond du programme économique des révolutionnaires. Quelle conception de la révolution transparaît dans ce passage ? C'est un chambardement politique qui se fait dans la violence et qui agit sur la forme du gouvernement. Il s'agit dans cet exemple de substituer à la démocratie soit un régime oligarchique soit une tyrannie. La cause de ce changement n'est pas dans la préférence des uns pour le gouvernement d'un seul, des seconds pour celui du petit nombre et des autres pour celui de tous. Derrière ces apparences numériques Platon distingue des intérêts économiques opposés. La plus grande richesse est aux mains du petit nombre, le plus grand nombre est inversement dans la pauvreté. Mais cette distinction ne renvoie pas à un irréductible conflit d'intérêts, conséquence de l'exploitation de ceux-ci par ceux-là. Ceux-ci ne sont pas contraints de travailler sur les moyens de production qui appartiendraient à ceux-là. Les uns sont autonomes relativement aux autres et réciproquement ; mais les uns emploient dans leur travail une force, la leur propre, plus qualifiée que celle des autres : c'est la seule raison pour laquelle ils deviennent plus riches. Il n'y a donc pas d'exploitation du peuple par les oligarques. Pourtant la notion d'exploitation ou de profit n'est pas ici sans portée. Les exploiteurs sont les parasites, profiteurs qui savent tirer la substance de la richesse, où qu'elle soit produite. Ce n'est pas si mal vu : le profit financier est réalisé par des gens qui ne prennent même pas le risque de diriger une entreprise industrielle ou commerciale. Platon nous livre une analyse de la société réalisée sans les concepts de l'économie politique : classes sociales, luttes de classes, capital, travail, profit, salaire, moyens de production, force de travail, etc. Pourvu cependant qu'on sache redresser une interprétation superficielle et hâtive de ses concepts de frelons, de riches et de peuple, on en découvre la pertinence. |
Leçon VI (République, 519c-521b)
- C’est donc à nous, fondateurs de l'Etat, d’obliger les hommes d’élite de se tourner vers cette science, que nous avons reconnue tout à l’heure comme la plus sublime de toutes, de monter le chemin que nous avons dit vers la région supérieure pour y contempler le bien en lui-même. Mais lorsque parvenus à cette élévation, ils auront contemplé le bien pendant le temps convenable, gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd’hui. (trad. Cousin+Dorion) |
A diverses reprises depuis la page 471c, il a été indiqué que le rôle des magistrats suprêmes de la République ne pouvait être assumé que par les philosophes. Cette proposition, si scandaleuse que Socrate a longtemps hésité à la formuler, ne peut être pleinement justifiée que dans le contexte de l'allégorie de la Caverne. C'est seulement quand on a compris quel est le long cheminement de la connaissance, et quel détour il implique relativement à la vie politique telle qu'elle se pratique partout, qu'on peut admettre que la fonction la plus éminente de la Cité revienne aux philosophes. Cependant s'il y a de la difficulté à en faire reconnaître la légitimité par le commun des hommes et par les politiques ordinaires, cette proposition rencontre encore une opposition de la part des philosophes eux-mêmes. Ils n'ont en effet aucune envie de s'occuper des affaires de la République, c'est-à-dire de redescendre dans la Caverne. Il faudra donc exercer sur eux une contrainte pour obtenir qu'ils gouvernent et abandonnent, ne serait-ce que provisoirement, leurs spéculations pures. Leur résistance à cette promotion politique ne constitue pourtant nullement une gêne et encore moins un obstacle : elle est en fait l'indice du bon gouvernement. La Cité n'est bien gouvernée que par ceux qui n'en ont pas envie. Dans l'entretien qu'ils ont sur la question de la justice Socrate et ses interlocuteurs s'assignent virtuellement le même rôle que Lycurgue : ils sont le législateur qui fonde un Etat, le père de la Cité, à qui revient de l'organiser tout entière et particulièrement de dire qui doit en occuper les fonctions suprêmes. Celui qui gouvernera devra avoir accompli le cours entier des connaissances et être parvenu à la plus élevée de toutes, c'est-à-dire à celle du bien. Il devra avoir " vu " le bien. Mais le législateur ne lui permettra pas de rester dans cette contemplation, il le contraindra de redescendre de celle-ci jusqu'aux affaires d'Etat. Adimante proteste (519d) qu'il y a là une atteinte à la fois aux droits et au bonheur de cet homme supérieur : il ne serait pas libre de déterminer par lui-même son genre d'existence, et par voie de conséquence il ne pourrait être heureux. Cette critique perd de vue la distinction essentielle entre ce que d'autres appelleraient l'état civil et l'état de nature. Il est vrai qu'à l'état de nature chacun ne dépend que de lui-même et n'a donc de comptes à rendre à personne, qu'il décide seul de ce qui est bon pour lui et que par conséquent nul ne peut légitimement le contraindre à faire ce qu'il n'a pas envie de faire. Il en va cependant tout autrement à l'état civil : là les hommes dépendent mutuellement les uns des autres, ils ne peuvent plus décider de leur existence par eux seuls, le bonheur de l'un ne saurait être recherché sans considération du bonheur de l'autre. Le même interlocuteur a déjà commis la même erreur au moment où a été décrite la vie des gardiens et où ils ont été exclus du droit de propriété (419a). Le législateur substitue l'être de la Cité à l'être individuel, son but est la justice et le bonheur de celle-là et non de celui-ci. Par conséquent il lui importe peu que celui qui dirige la Cité ne jouisse pas du sort qui serait le plus heureux pour lui, pourvu que cette contrainte assure la justice et le bonheur de tous. Il ne peut pas accepter que la République ne se soucie du bonheur que d'une catégorie de la population, qui ne se réaliserait qu'au détriment de celui des autres. Il tient les hommes pour les organes d'un ensemble qui les dépasse : comme un médecin tiendrait pour absurde la recherche de la santé d'un organe isolé, et a fortiori si elle devait se conquérir au détriment des autres organes, le législateur considère les relations qui existent entre les hommes, ce que doit être la fonction de chacun dans l'ensemble, ce qu'il apporte aux autres dans son exercice, afin de déterminer ce qui est bon, utile est juste. Il découle de là que le sort du philosophe ne saurait être considéré en lui-même, mais seulement dans son rapport à la juste République. En tant qu'organe de celle-ci il doit veiller au bonheur commun. Une telle idée pourrait ouvrir une polémique : faut-il privilégier le bonheur de l'individu ou celui de l'Etat ? Faire le premier choix c'est revendiquer l'état de nature, où chacun n'a à prendre en considération que son propre sort, et c'est exclure l'existence même de l'Etat. Si l'on prétendait la maintenir, ce serait dans le but d'une grossière manipulation qui en ferait l'instrument de la domination de quelques-uns sur tous les autres. Faut-il alors revendiquer le bonheur de l'Etat ? Subordonner l'intérêt individuel à l'intérêt commun, c'est bien ce qu'on attend de l'état civil. Encore faut-il que la satisfaction de l'intérêt commun donne un avantage à tous et non pas seulement à quelques-uns, car on se trouverait alors en fait dans la même situation qu'on vient de dénoncer. Le bonheur de l'Etat est un leurre, qui dissimule celui qu'obtiennent quelques-uns au détriment de tous les autres. Faudrait-il donc refuser l'alternative et exiger à la fois le bonheur de l'individu et celui de l'Etat ? Cette demande ne peut cesser d'être absurde que si l'on établit quelle coordination les lie l'un à l'autre. Aucune relation n'est concevable qui permettrait de passer du bonheur de l'individu à celui de l'Etat. Mais il ne suffit pas de dire que la relation recherchée est celle qui fait passer du bonheur de l'Etat à celui de l'individu. Il faut aussi montrer qu'en subordonnant le second au premier on le rend très supérieur à ce qu'il serait en dehors de lui. Platon n'a pas conçu l'opposition de l'état civil à l'état de nature. On ne saurait le lui reprocher, l'état de nature étant tenu, d'abord par ceux qui le conçoivent, pour une fiction. Ce dialogue, et en général l'œuvre de l'auteur, procède donc autrement pour établir que la recherche du bonheur individuel laisse le plus grand nombre des hommes dans une situation plus malheureuse que celle où les place la recherche du bonheur commun. Son procédé est l'allégorie de la bague de Gygès : si elle existait, c'est l'état civil lui-même qui serait aboli en même temps que s'effondrerait le respect de la loi. Peut-être devrait-on cependant encore se demander si l'entrave qu'il oppose au bonheur d'un seul, en l'occurrence le philosophe contraint de gouverner, ne justifie pas la condamnation de l'Etat. Celui à qui l'on demande de se sacrifier pour les autres n'est-il pas suffisamment fondé par la considération de son bonheur personnel à refuser de se soumettre ? Si l'on suppose les hommes dans un état d'indépendance réciproque, le plus grand nombre a-t-il le droit d'exiger d'un seul qu'il renonce à son bonheur pour celui des autres ? Si cette considération n'a pas de sens relativement à un état de nature que l'auteur ne conçoit pas, elle en a un relativement aux formes d'Etat qui existent en réalité. Elle en a un en particulier relativement à l'Etat athénien, où ont vécu Socrate et Platon, qui ne prenait nullement en charge la formation philosophique. Il n'y avait pas d'enseignement de la philosophie : le philosophe se formait seul, à sa propre initiative et avec ses seules forces, ou bien il prenait des leçons auprès d'un autre philosophe disposé à l'instruire. C'est d'ailleurs dans le but de combler une lacune de l'éducation donnée dans les écoles que Platon va fonder l'Académie, et que d'autres ensuite vont fonder le Lycée, le Portique ou le Jardin. L'Etat serait malvenu de demander à un philosophe qui s'est formé par lui-même, ou dans une école d'initiative privée, de renoncer à la vie qu'il a choisie, c'est-à-dire à la vie spéculative où il est heureux, pour s'occuper de la République et du bien commun. Il n'a aucun titre à exiger cela de lui. Qu'est-ce qui fonde l'auteur à exiger du philosophe qu'il devienne le magistrat suprême ? L'Etat dont il parle n'est pas celui qui existe à Athènes ni ailleurs. C'est celui dont Socrate, Glaucon et Adimante sont le législateur. Il mène les meilleurs esprits au plus haut niveau de l'éducation, jusqu'à la contemplation du bien. Il assure la formation philosophique et il est donc fondé en retour à exiger de ceux qui l'ont reçue qu'ils assument la magistrature suprême. En cet endroit (520b) contrairement à quelques autres, la métaphore de la ruche (smènos) est explicite : la République est comme un essaim, le philosophe est nourri et éduqué par l'essaim, comme il y a une reine dans la ruche il doit devenir le roi de cette République. Il a une dette à l'égard de la communauté, il est juste qu'il la rembourse. Il ne faut d'ailleurs pas surestimer le désagrément que cela peut lui coûter. Sans doute le passage de la spéculation pure à la direction des affaires de l'Etat peut-il exiger une période d'adaptation, comme le passage de la lumière à l'obscurité. Il est vrai qu'il manquera quelque temps de l'habitude nécessaire pour gérer ce genre d'affaires, mais une fois qu'il y sera habitué il s'y montrera mille fois plus clairvoyant que ceux qui n'auront pas fait le détour philosophique. Il a sur eux la supériorité d'avoir " vu " ce que sont en vérité le beau, le juste et le bien. Aussi après un éblouissement très passager se dirigera-t-il mieux que quiconque dans les questions politiques. L'opposition de la lumière à l'obscurité, étroitement liée à l'allégorie de la Caverne, explique deux sortes d'aveuglements. D'une part est ébloui celui qui est conduit hors de la Caverne et qui pour la première fois est mené à la lumière du jour. Ce n'est pas cet aveuglement qui est ici considéré. Mais d'autre part est ébloui aussi celui qui redescend de la lumière du jour à l'obscurité de la Caverne. Il y a une brève période durant laquelle tout est noir pour lui. Cependant très vite ses yeux s'habituent et il redevient capable de voir comme tout le monde. Mieux que tout le monde en vérité, car ayant fait le détour il sait de quels objets réels ceux qu'il voit maintenant sont l'imitation. Tandis que ceux qui ne sont jamais sortis ne voient que des ombres et se battent pour des ombres, il sait ce que sont les réalités qui produisent celles-ci. Tandis que les politiciens de la Caverne se disputent le commandement, comme s'il était un grand bien, le philosophe revenu aux affaires politiques sait que ce n'est pas le pouvoir qui est un bien, mais la justice. Les politiciens veulent être élus et réélus ; dans ce but ils font des promesses qu'ils n'ont ni l'intention ni la possibilité de tenir, ils changent de programme politique selon les indications que leur donnent les sondages d'opinion, ils tournent avec le vent afin de se maintenir au pouvoir. Celui qui a fait le long détour de la philosophie n'a pas ce comportement. Son refus du pouvoir n'est peut-être pas cependant aussi évident que le prétend Platon. Nul n'est prophète en son pays, il est vrai, et l'Athénien peut bien bouder le pouvoir à Athènes sans prouver pour autant qu'il le refuserait à Syracuse. Il s'est rendu trois fois dans cette cité sicilienne avec l'espoir assez mal fondé d'y jouer un rôle législateur. Il faut reconnaître la haute conscience qu'il avait de la responsabilité politique du philosophe ; c'est elle qui le conduisait à proposer ses services aux Syracusains, alors même qu'il n'avait envers eux aucune dette à payer. Les liens d'amitié qu'il entretenait dans cette ville lui représentaient comme possible un rôle de conseiller. Cette illusion a failli lui coûter la vie. Dans les pages 471c-502c Socrate a montré pour quelle raison on faisait au philosophe une mauvaise réputation, pourquoi on le tenait pour incapable de jouer un quelconque rôle politique. Qu'il n'en soit pas incapable ne fait pas encore qu'il en ait envie. Se représenter que Syracuse a besoin de lui et décider de se mettre au service des Syracusains sont deux choses différentes. Le philosophe peut résister à l'appel en privilégiant son bonheur personnel. C'est justement pourquoi il faudra aller le chercher, exercer sur lui une pression pour lui faire accepter la mission qu'il refuse. Non seulement le philosophe doit se soumettre à la violence qui lui est faite, mais la Cité doit l'exercer. Si elle ne le fait pas, le pouvoir sera saisi par ceux qui en sont les moins dignes. Il y a comme une équation entre le désir de saisir le pouvoir et le bonheur qu'il donne à la Cité. Plus grand est le désir d'un homme d'exercer le commandement dans la République, plus faible est sa capacité de l'assumer dans la justice. Inversement plus faible son désir, plus grande sa capacité. Le désir de s'accaparer la magistrature suprême est un indice ; il n'est pas seulement variable d'un homme à l'autre, d'un Etat l'autre, il est l'indice du niveau des connaissances acquises, nécessaires dans l'art de gouverner. Le bon gouvernement a besoin du long détour jusqu'à la philosophie et à l'idée du bien. Ceux qui l'ont fait ne nourrissent aucune ambition politique, ils trouvent dans les connaissances et dans la philosophie elle-même une occupation propre à les rendre heureux. Réciproquement ceux qui ne l'ont pas fait ne soupçonnent pas même quel bonheur on peut y trouver, ils restent attachés aux biens matériels les plus grossiers et c'est la raison pour laquelle ils veulent exercer le pouvoir. Si la République le leur donne, ils l'exercent de la manière qui a été préconisée cyniquement par Thrasymaque, à savoir pour leur propre profit en favorisant leurs amis et en défavorisant leurs ennemis. Confiée à de telles mains la Cité retombe de l'état civil à l'état de nature. La vie politique s'y trouve rabaissée au niveau des luttes intestines, où des fractions, des clans, des partis rivaux les uns des autres, représentatifs d'intérêts très particuliers, tentent d'accaparer le pouvoir, de s'en écarter mutuellement, pour piller plus à leur aise les caisses de l'Etat. " Le nivellement commencé par 1789 et repris en 1830 a préparé la louche domination de la bourgeoisie, et lui a livré la France " (Balzac, les Paysans, chapitre IX : de la médiocratie). " L'ère de la médiocrité commence... Tout est moins grossier, mais tout est plus vulgaire " (Amiel). Plus un homme recherche avec passion la magistrature suprême, ou une autre, plus on est fondé à le soupçonner de corruption. L'élection, tant qu'elle est fondée sur le principe de la libre candidature, est un très mauvais procédé lorsqu'une Cité doit choisir ses magistrats. On se flatte aujourd'hui un peu partout et en particulier dans les institutions internationales de ne reconnaître le résultat des élections qu'à la condition que celles-ci soient libres. Certes des élections libres sont préférables à une mascarade d'où sont écartées à l'avance certaines candidatures, où celles qui sont retenues ne sont que les candidatures officielles, où à défaut de pouvoir dissuader certaines personnes de faire acte de candidature on empêche leurs partisans de choisir le bulletin de vote à leur nom, où encore on bourre les urnes avant ou après le scrutin afin de fausser l'expression de la volonté populaire. Toutes ces malhonnêtetés ont eu cours dans notre pays, quelques unes y ont cours aujourd'hui encore comme dans beaucoup d'autres. Sans doute est-ce une belle victoire de la morale d'y mettre fin quand elles ont encore lieu. Mais un scrutin moralement propre n'est pas encore un scrutin politiquement propre. A supposer qu'il existe un pays, dans lequel les deux candidats qui peuvent espérer l'emporter finalement l'un sur l'autre au second tour de l'élection présidentielle auraient pour thème de campagne électorale, le premier : " le pays en grand " et le second : " présider autrement ", sans doute la morale n'a-t-elle rien à y redire, mais on ne peut en dire autant de la politique. Le premier slogan n'est que l'indication d'une ambition nationale si vague que n'importe qui peut s'y retrouver ; le second n'échappe au vide total qu'en laissant entendre une différence avec la présidence précédente, en se gardant toutefois prudemment de dire laquelle. Or ce n'est pas un exemple de fiction, il y a bien un pays où l'on a vu ça environ 2400 ans après que Platon ait écrit son livre. Qu'il soit possible aux politiciens qui briguent avec le plus de vraisemblance la magistrature suprême de faire campagne sous de tels slogans dans un pays qui n'est ni de petite importance, ni néophyte en matière de démocratie, c'est une telle honte politique qu'on peut comprendre que plus de 30 % des citoyens refusent de participer au vote, et qu'une proportion égale choisisse d'apporter son suffrage à des candidats dont elle ne partage pas les idées, mais qui ont au moins l'honnêteté élémentaire de les dire. Si après avoir écarté l'un des deux le corps électoral porte l'autre à la présidence, ce n'est que parce qu'il en faut bien un. Dans le pays que je viens de décrire les élections sont libres : est-ce suffisant pour se réjouir de vivre en démocratie ? Est-ce une raison de se réjouir d'une procédure de désignation des magistrats fondée sur la déclaration de candidature ? Comme par ailleurs la désignation d'en haut et l'élimination des rivaux ne sont pas non plus des procédés politiquement recommandables, la seule alternative est la désignation d'en bas, c'est-à-dire l'appel fait par le peuple à celui qu'il juge le plus digne d'exercer la magistrature. Cela se pratique très bien à l'échelon le plus proche, ce qui ne veut pas dire le plus négligeable, de la vie politique. Il n'est pas rare dans les villages que personne ne soit spontanément candidat à la fonction de maire, parce qu'il n'y a pas de commune mesure entre le temps qu'il faut y consacrer et les avantages qu'elle donne. Ce qui arrive alors c'est que, discutant entre eux, les citoyens finissent par se tourner vers la personne qui leur semble la plus apte à défendre le bien public, la sollicitent, la soumettent à une amicale pression, pour qu'elle en accepte la charge. Là se trouve réalisée la situation que décrit Platon : d'une part ce ne sont pas des gens affamés de richesses personnelles qui viennent aux affaires publiques, car il n'y a rien à gagner à la gestion de celles-ci ; d'autre part ceux qui en reçoivent le mandat peuvent regretter qu'on ne les ait pas laissés dans leur condition privée, meilleure pour eux que le pouvoir. Parce que ceux qui doivent y commander ont une raison de fuir le pouvoir, on a le moyen d'une collectivité bien gouvernée. L'élection formelle ne fait dans ce cas que sanctionner une candidature proposée d'en bas. On peut conclure de là qu'il est assurément nécessaire que les magistrats soient désignés par élection, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de faire s'exprimer la volonté populaire, mais que ça n'est pas suffisant. Il faut en outre que les termes du choix sur lequel la volonté populaire est amenée à se prononcer aient été posés eux aussi par le peuple. Telle qu'elle fonctionne réellement, la démocratie est loin de cette exigence. |
Leçon VII (République, 588b-590a)
- On disait, ce me semble, que l'injustice était avantageuse au parfait scélérat pourvu qu'il passât pour juste. N'est-ce pas ainsi qu'on s'est exprimé ? (trad. Cousin+Dorion) |
L'injuste n'est pas malheureux parce que la loi le punit, ni parce qu'il a mauvaise réputation. Si la première de ces deux hypothèses était la bonne, il lui suffirait de l'impunité pour être heureux. Si c'était la seconde, il lui suffirait de la dissimulation. C'est d'ailleurs pour lui garantir l'une et l'autre successivement, plus exactement Thrasymaque pour assurer au méchant l'impunité que donne la mainmise sur la loi, puis les deux frères Adimante et Glaucon pour lui conserver la réputation que confère la dissimulation, qu'ils ont choisi d'examiner la méchanceté du tyran. Ayant fait le détour par l'Etat, Socrate a examiné successivement l'homme dans toutes les constitutions, et il parvient maintenant à sa conclusion que le tyran est le plus malheureux de tous. Le méchant est malheureux du fait même de sa méchanceté. Pour faire entendre cette vérité il s'appuie sur une allégorie, donnant pour image de l'homme une peau de forme humaine à l'intérieur de laquelle seraient enfermés pêle-mêle un monstre polycéphale, un lion et un homme. Le problème que pose le bonheur est très exactement celui de la cohabitation de ces trois éléments dans la même peau, le périplase : quels rapports faut-il établir entre eux pour que règne l'amitié ? La réponse est complexe. Il faut assurément que l'homme intérieur gouverne, mais d'une part cela n'est possible qu'avec l'alliance du lion et d'autre part cela ne doit pas se faire en écrasant aveuglément le monstre polycéphale. Le lecteur doit d'ailleurs se souvenir que si la République est une image grossie de l'homme, réciproquement l'homme dont il est maintenant question est aussi une image de la République. Il serait fâcheux que dans celle-ci on reconnût pour justes des rapports qui écraseraient aveuglément l'une des fractions de la société, en l'occurence celle des ouvriers. Dans la peau d'apparence humaine, le périplase (588d), la signification de l'homme intérieur et celle du lion ne présentent pas de difficulté. L'une comme l'autre sont données d'un seul mot : l'homme est l'homme, le lion est le lion. On pourrait toutefois se demander si, comme la peau de forme humaine, l'homme intérieur n'enfermerait pas lui aussi à son tour trois éléments semblables. Et comme dans les poupées russes, à l'intérieur de celui de ces éléments qui serait un petit homme, il faudrait à nouveau trouver etc. Fort heureusement cette complication est épargnée, puisque la partie de la nature humaine symbolisée par l'homme est à la fin du passage (589d) qualifiée de divine. Ainsi ce qu'on trouve dans la grande peau c'est un monstre, un lion et un dieu. La partie divine ayant pour mission de prendre le commandement de la peau toute entière, comme le philosophe a pour mission de prendre le commandement de la Cité toute entière, l'homme intérieur est l'image de l'intelligence. Puisqu'au lion est attribué le rôle d'auxiliaire de l'homme, comme au gardien celui d'auxiliaire du philosophe, il est l'image du courage. Enfin le polycéphale est celle des désirs, tempérants ou intempérants selon qu'ils sont gouvernés ou pas. A ce dernier élément est due la complexité de l'allégorie. Sa description initiale (588c) fait apparaître plusieurs traits. Le premier est celui d'une forme inconstante (idea thèriou poikilou), le second est celui de la multiplicité de ses têtes (polukefalou), le troisième oppose des têtes de monstres apprivoisés (èmerôn thèriôn kefalas) à des têtes de monstres sauvages (agriôn), le quatrième indique une substitution cyclique (kuklô) des unes aux autres, et enfin le cinquième lui donne la force de tirer de lui-même (ex autou) toutes ses têtes successives. Tout cela est dit en trois lignes : l'exégèse, quoique nécessaire, en est donc aventureuse. Néanmoins dans la mesure où le lecteur avance dans la lecture du dialogue, son interprétation se trouve de mieux en mieux guidée. Je vais m'y risquer sans forcément séparer les traits les uns des autres et en commençant par la fin. Leur assemblage est un travail aussi fantastique que terrifiant (deinou plastou to ergon, 588c). A côté de lui en effet le travail du docteur Frankenstein ne paraît briller ni par l'imagination ni par sa capacité d'épouvante. Le célèbre personnage de Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1817) rassemble des membres et des organes épars, originaires de cadavres divers quoique tous humains, qu'il coud les uns aux autres. Il lui faut faire un homme avec des débris. Mais au-delà de cette première différence avec le travail que Socrate demande à son interlocuteur, il en est une seconde beaucoup plus importante, parce qu'elle porte sur un point où se séparent et s'opposent deux courants philosophiques. Afin d'insuffler la vie à sa créature, le brave Docteur doit en appeler à la puissance de l'électricité. Le monstre polycéphale dont parle le texte platonicien n'a nul besoin de cette intervention extérieure pour s'animer : il tire sa vie de sa propre énergie, il prend une tête puis une autre de son propre mouvement. La question sur laquelle s'affrontent les deux thèses illustrées ici est de savoir si le mouvement appartient à la matière ou s'il lui est apporté de l'extérieur. Le roman, suivi des illustrations cinématographiques qui en ont été données, opte pour la vieille thèse théologique qui exige l'intervention divine pour donner à la matière le mouvement qui n'est pas à elle. Ainsi voit-on au début du livre de la Genèse (II, 7) le Créateur souffler dans les narines d'Adam " une haleine de vie " ; et de même dans la mythologie grecque Prométhée voler aux dieux le feu pour l'apporter aux hommes, qui ne l'avaient pas. Tout à l'opposé la description du monstre aux têtes changeantes fait le choix d'une énergie interne à la nature, inséparable de la matière elle-même, distinguée de celle-ci par pure abstraction. C'est ce choix théorique qui donne au désir son statut de force interne à l'homme, qui le pousse sans aucune cause extérieure à se réaliser dans ses actes. Cette thèse est abondamment développée dans le Banquet où le désir porte le nom d'Erôs. Il y a donc dans la matière constitutive de l'homme le mobile et le moteur de son mouvement. Ce qui peut terrifier dans la nature du désir, c'est le renouvellement incessant de ses formes et de son énergie. Il est insatiable, parce que sitôt atteint le but qu'il s'était d'abord donné, il s'en fixe un autre. On a maintes fois remarqué en effet que le désir est incapable de déterminer clairement ce qui lui manque. C'est d'ailleurs le grief que lui font les moralistes et l'une des fortes raisons pour lesquelles ils le condamnent. Mais quelle portée réelle a ce grief ? Déterminer clairement ce qui manque suppose qu'on sache si bien ce qu'il est, qu'il ne manque pas autant qu'on le croit. C'est par essence que l'objet du désir est indéterminable, et non pas parce que les hommes seraient aveugles sur eux-mêmes et incapables de le déterminer. L'objet du désir est nécessairement obscur, nécessairement inconstant, parce que ce n'est pas sa nature qui le rend digne d'être désiré, mais c'est au contraire cette force motrice de l'homme, qu'est le désir, qui le porte inlassablement d'un objet vers un autre. L'indétermination de son objet fait non l'impuissance mais la puissance du désir et celle de l'homme. Un homme capable de fixer l'objet de son désir, comme les moralistes prétendent qu'il doit être, et comme ils prétendent être eux-mêmes ! n'est qu'une abjecte fiction. Il est vrai que cette force peut le conduire au malheur, c'est ce que signifient les monstres à tête sauvage, mais aussi au bonheur comme l'indiquent les têtes apprivoisées. En tant que force qui meut l'homme aussi bien vers l'un que vers l'autre, le désir est en deçà du bien et du mal. Le désir devient un mal s'il s'investit dans la haine, un bien si c'est dans l'amour. Il n'appartient qu'à l'intelligence de l'orienter vers le second plutôt que vers la première, vers ses formes apprivoisées plutôt que vers ses formes sauvages. En elles-mêmes les unes sont autant que les autres représentatives du désir. Les distinguer selon qu'elles peuvent mener vers le bonheur ou vers le malheur, c'est les rapporter à un critère qui leur est extérieur, celui de l'intelligence. Celle-ci aura les plus grandes difficultés à imposer son choix, car en tant que formes internes à la grande peau le monstre polycéphale et le lion sont plus grands que l'homme. La victoire de ce dernier sur le premier ne peut être obtenue qu'avec la participation du second. Par ailleurs elle ne saurait être l'anéantissement total des désirs, c'est plutôt la victoire des désirs apprivoisés sur les sauvages. L'allégorie est une image dont le sens est immédiatement dévoilé dans l'interprétation qui lui en est donnée. Socrate se charge donc lui-même d'en tirer la leçon. Il résume d'abord le plaidoyer pour l'injustice dans les termes de l'allégorie, puis il agit de même avec le plaidoyer en faveur de la justice. Un discours tel que celui de Thrasymaque affirme donc implicitement qu'il est utile à l'homme d'assurer en lui-même la domination du monstre polycéphale sur l'homme intérieur, de soigner, de nourrir et de fortifier le premier au détriment du second, de lui permettre de le battre. Mais l'homme intérieur quoique battu ne s'avoue jamais vaincu, il n'accepte jamais le joug que prétendent lui imposer les désirs et de là vient que dans la peau la bagarre ne cesse jamais. Le lion avili, devenu singe (pithèkon, 590b), a beau se liguer avec le monstre, l'homme intérieur ne se rend pas. L'accord, l'harmonie ou la paix sont impossibles dans ces conditions. Les explications de Socrate constituent dans leur ensemble un discours opposable au précédent, qui est à son tour traduit dans les termes de l'allégorie. Selon lui ce qui est utile à l'homme en tant que grande peau, c'est de fournir à l'homme intérieur, autrement dit à la partie divine, les moyens de l'emporter sur le monstre, c'est-à-dire lui apporter l'aide du courage. Cependant cela ne signifie pas que les désirs doivent être anéantis, que la victoire sur eux ouvre une vie qui en serait délivrée. La philosophie platonicienne n'est pas cette pâle doctrine, que désigne le nom de platonisme, qui voudrait que l'homme méprise ses désirs et tout ce qui appartient à son corps. On s'aperçoit à la lecture de ce passage qu'elle ne vise nullement à faire taire les désirs. Son objectif est l'amitié entre l'homme intérieur, le lion et aussi le monstre polycéphale. Il ne saurait y avoir d'amitié avec ce qu'on a vaincu et tué. Mais il y a bien au contraire amitié entre les trois éléments situés à l'intérieur de la peau (fila allèlois, 589b). Une nouvelle image explicite d'ailleurs cette idée : le polycéphale est le nourrisson (thrèmmatos) de l'homme intérieur. Privé d'intelligence il peut croître n'importe comment, devenir soit totalement sauvage, soit totalement apprivoisé. Il est comme un tout petit enfant dont il ne faut pas abandonner l'éducation au hasard, mais à qui il faut patiemment apporter tous ses soins. L'intelligence doit veiller sur son pupille avec l'aide du courage, comme un paysan veille sur ses cultures : il arrose et engraisse les blés, les maïs ou les fourrages ; il arrache et brûle les mauvaises herbes. Parmi les désirs il y en a de tout à fait sauvages, tandis que les autres peuvent être apprivoisés, cultivés. Il faut faire croître ceux-ci, et non pas les éliminer. Si quelque chose doit être éliminé, il ne peut s'agir des désirs dans leur ensemble, mais seulement de cette sorte de désirs que condamne l'intelligence. Si elle prend appui sur le courage, elle peut effectivement obtenir ce résultat et créer l'amitié, l'accord, l'harmonie entre les désirs qu'elle élève d'une part, entre ceux-ci et elle-même d'autre part. Au lieu de la guerre intestine on a alors la justice dans l'homme. Le mérite de cette allégorie, comme en général de toutes les allégories platoniciennes, est d'être immédiatement assimilable par le lecteur. Ce beau résultat n'a rien de miraculeux : l'allégorie n'est assimilable que parce qu'elle-même assimile des traditions populaires bien installées dans tous les esprits. Socrate fait remarquer qu'on fonde usuellement la distinction du beau et du laid, entendus moralement, sur la soumission dans le premier cas de la partie bestiale à la partie divine de la nature humaine, et de celle-ci à celle-là dans l'autre. L'idée est tellement vulgaire qu'elle a traversé les siècles et qu'elle est exprimée sans modification notable par un auteur tel que Pascal par exemple, lorsqu'il déclare : " qui veut faire l'ange fait la bête " (Pensées, 358). On peut sans doute discuter de l'interprétation qu'il convient de donner à cette pensée ; mais quelle qu'elle soit, il demeure que cet auteur lui-même porteur de la tradition chrétienne voit dans la nature humaine une part bestiale et une part angélique. Il me paraît même très soutenable que, si celui qui veut s'élever à l'ange risque de retomber à la bête, c'est parce qu'il aura condamné l'ensemble de ses désirs au lieu de faire le tri parmi eux entre ceux qui peuvent être cultivés et ceux qui ne le peuvent pas. Les images de Platon, ses allégories ou ses mythes, sont la reprise, la réélaboration de vieilles histoires qui font partie du patrimoine commun des Grecs, même des peuples méditerranéens, voire de l'humanité. Sa philosophie ne consiste pas à rejeter en vrac les croyances, en tant que productions déraisonnables de l'esprit, œuvres d'une imagination déréglée, mais à dégager d'elles un sens universalisable, et par-là philosophique. L'injustice est un comportement absurde. Celui qui la commet, ou celui qui la vante se trompe sans le vouloir. Socrate se plaît à le répéter : " nul n'est méchant volontairement ". Si l'on n'y regarde pas d'assez près, il peut sembler avantageux de s'emparer injustement des biens d'autrui. Mais si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que c'est livrer la part divine de soi-même à sa part bestiale. C'est livrer ce qu'on a de meilleur à ce qu'on a de pire, et même à une puissance non seulement méchante mais étrangère. C'est prostituer son enfant, comme on voit que le font effectivement de pauvres gens du tiers-monde, réduits à la misère par le néocolonialisme, voire ceux du " quart monde ", rejetés par le libéralisme triomphant. C'est ce qu'exprime encore la fable d'Eriphyle, dont on trouve la trace chez Homère dans l'Odyssée, chant XI, et dans les Sept contre Thèbes d'Eschyle. Amphiaros, sachant qu'il devait périr au siège de Thèbes, car il était devin, s'était caché du chef de l'expédition, Etéocle. Mais celui-ci, par le don d'un collier de diamants, fit dire à sa femme où était sa cachette. Je n'ai trouvé nulle part aucune mention de ce qu'avait pu être la réaction de la nommée Eriphyle lorsqu'on vint lui apprendre la mort de son époux sous les murs de la ville, et je crains que les deux textes que je viens de mentionner se contentent de la donner pour une fieffée salope. Qu'il se range à l'avis de ses prédécesseurs ou qu'il en donne une analyse originale, en tout cas Platon établit un lien entre son acte de trahison et le malheur. Une telle traîtresse ne peut pas être heureuse, car elle a en elle-même ouvert les vannes au flot des désirs sauvages qui balaient définitivement son intelligence. Dans les quelques pages qui suivent et qui achèvent l'explication du malheur nécessaire de l'homme tyrannique, on trouve une rapide indication du rôle de l'éducation (590c-591a). D'un même mouvement Socrate rassemble explicitement ou implicitement plusieurs choses : une réponse au discours de Thrasymaque, l'idée de l'obéissance des travailleurs manuels aux magistrats de la Cité, la première condamnation qu'il portait contre la poésie, tout en faisant voir sur quoi peut et doit jouer l'éducation. Le commandement exercé dans la Cité n'a pas pour but, comme le prétendait le sophiste, de donner des avantages à ceux qui gouvernent au détriment de ceux qui sont gouvernés, mais tout au contraire il se fait au bénéfice de ceux qui obéissent. Deux cas différents peuvent néanmoins se présenter : ou bien ceux qui sont soumis au commandement sont définitivement incapables de se gouverner eux-mêmes, ou bien ils ne le sont que provisoirement. Il y a entre les deux cas quelque chose de commun : il va falloir de l'extérieur suppléer à ce qui leur manque à l'intérieur. Dans la peau à forme humaine l'homme intérieur n'a pas pu s'appuyer sur le lion, il est débordé par le polycéphale. Si on l'abandonne à elle-même cette pauvre forme humaine va être injuste et malheureuse. Le rôle de l'Etat est de ne pas laisser faire ça. Il va être le tuteur de ces hommes qui, comme on dit, se tiennent mal. Tel est le rôle de tout gouvernement. Mais par ailleurs entre les deux cas se fait jour une nécessaire distinction. A l'usage de ceux qui manquent d'intelligence il faut établir une loi qui les détourne de mal agir. Et comme en dernier ressort la seule chose qui puisse les retenir de commettre des délits ou des crimes est la crainte des dieux, il faut écarter d'eux les livres des poètes, parce qu'ils leur montrent des dieux semblables à eux, corruptibles, méchants et injustes. En lieu et place de cette mythologie païenne il faut édifier une religion compatible avec l'intelligence, dans cette mesure où elle dicte aux sots ce que leur intelligence suggère suffisamment aux autres. Par contre à l'égard de ces derniers, ceux dont l'intelligence est en voie de formation, c'est-à-dire des enfants, le rôle de l'Etat est tout autre, puisqu'il est de les éduquer. Sa mission est de former leur intelligence, de cultiver, de soigner avec amour ce qu'il y a de meilleur en eux, à savoir tout à la fois les désirs apprivoisés ou apprivoisables, le courage et l'intelligence. L'Etat ne leur donne un gardien que dans le but de pouvoir le leur enlever ; il ne leur ôte la liberté en les plaçant sous un maître que pour pouvoir la leur rendre. S'il n'y avait pas en chacun le désir comme force de projection dans la vie, le projet éducatif n'aurait aucune chance de réussir. |
Introduction à la doctrine de la foi
Leçon VIII (République, 608c-611a)
- Cependant nous n’avons pas encore parlé des plus grandes récompenses proposées à la vertu. (trad. Cousin+Dorion) |
Le dialogue sur la justice ne saurait s'achever sans revenir à la question écartée au départ par Adimante et Glaucon de la récompense du juste et du châtiment de l'injuste. Les deux frères de l'auteur voulaient savoir si en soi la justice donne le bonheur et si en soi l'injustice fait le malheur. Cela est acquis par l'étude qui a été faite des différentes sortes d'âme, de l'aristocratique à la despotique. A quoi bon rajouter que de surcroît un prix est accordé à la justice et une peine à l'injustice ? Il serait impossible de le comprendre correctement, si l'on ne marquait précisément comment est réintroduite cette question. Elle s'enchaîne directement à la condamnation renouvelée de la poésie. Les poètes disent ce qu'il ne faut pas dire, du moins pas à tout le monde ; à l'opposé il y a ce qu'il faut dire, du moins devant tout le monde. Après l'entretien réservé aux philosophes, qui énonce des vérités si difficiles à concevoir qu'elles ne pourront être admises par tous, il faut tenir un autre discours intelligible à tous. C'est donc dans ce contexte qu'intervient la démonstration de l'immortalité de l'âme, et c'est sous cette hypothèse qu'il faut en interpréter le sens et la portée. Socrate prétend assurément établir que l'âme ne peut mourir : c'est un postulat indispensable à quiconque veut terroriser les méchants potentiels. S'ils disposent de la bague qui rend leurs crimes invisibles aux hommes, il faut qu'ils croient que rien ne saurait les dissimuler aux dieux, qui redressent après la mort le désordre qui est possible avant. Les dogmes de la religion naturelle font donc l'objet du nouvel exposé. Dans l'intervalle qui sépare la démonstration du malheur de l'âme tyrannique de celle de l'immortalité de l'âme, a été reprise la discussion de la place de la poésie dans la Cité (595a-608b). Une nouvelle critique lui a été adressée, non moins dure que la précédente (376c-412b), plus acérée au contraire, puisque tout le développement de l'allégorie de la Caverne autorise à en dénoncer le travail d'imagination comme une entrave à celui de l'intelligence. La poésie est présentée comme l'image d'une image de la réalité. Elle n'est pas seulement en effet une imitation des choses sensibles, mais celles-ci étant elles-mêmes une imitation des choses intelligibles, elle est de ce fait une imitation au second degré, et d'autant plus éloignée de la réalité. Les poètes ne savent pas ce qu'ils disent, leur œuvre ne se situe pas au niveau du savoir mais à celui de l'opinion. Elle peut être écoutée sans dommage par le philosophe législateur, qui en perçoit à la fois tout le charme et toute la fausseté. Mais il ne peut pas accepter de la laisser entendre au premier venu, qui en subirait le charme sans en soupçonner la fausseté. C'est donc une tâche de salut public que de placer le poète sous la censure de la juste République. Si l'épopée, la tragédie, la comédie et avec elles la peinture, la sculpture, etc. sont coupables de dire ou de montrer des choses qu'elles ne peuvent évidemment pas justifier, puisqu'elles sont fausses, il faut maintenant réciproquement énoncer ce qui doit être cru de la part de cette catégorie d'hommes, immensément nombreux, incapables de s'élever de l'opinion au savoir. Parce qu'ils en sont incapables, ils ne comprendront pas ce qui a été établi par le dialogue tout entier de Socrate avec ses interlocuteurs, à savoir que l'injustice porte en elle-même son propre châtiment et que la justice trouve en elle-même sa propre récompense. A défaut de cette intelligence il faut qu'ils aient la croyance en un châtiment et une récompense externes. Ceux-ci pourraient être assurés par l'institution humaine des tribunaux de justice. Cependant, les juges étant susceptibles d'être trompés ou corrompus, les malfaiteurs peuvent toujours espérer échapper au châtiment et les hommes de bien peuvent toujours redouter de ne pas recevoir leur dû. C'est pourquoi il faut imaginer à leur usage un juge omniscient et incorruptible. Celui-ci n'intervenant évidemment pas, et pour cause, sous nos yeux, il faut imaginer son action au-delà de la mort. Tel est l'objectif poursuivi par la démonstration de l'immortalité de l'âme : elle rend possible et redoutable l'intervention du " Père fouettard ", qui sera plus dignement nommé le Juge suprême. Les termes dans lesquels s'exprime le philosophe ne sont néanmoins pas univoques. Il les choisit de telle façon qu'ils puissent être entendus et admis à la fois du vulgaire et des esprits supérieurs. C'est-à-dire qu'ils peuvent être compris de deux manières : tandis que le vulgaire ne manquera pas de croire qu'il y a en lui une substance qui continue de vivre au-delà de la mort de son corps, les esprits supérieurs entendront une certaine sorte d'activité, qui relève d'autre chose que du corps et qui pour cette raison n'est aucunement affectée par les accidents corporels. Platon relève la gageure de tenir un langage à double sens, le second restant insoupçonné des hommes qui n'élèvent pas leur esprit de l'opinion jusqu'à la philosophie. Glaucon entre dans le jeu de son interlocuteur : ce qui a été dit déjà de la justice dans l'individu (434d-444a), la définissant comme une harmonie de l'âme, en faisait déjà un bien suprêmement désirable. Aussi est-ce avec ironie qu'il déclare inconcevable (amèkhanon, 608c) la grandeur des biens dont ils vont maintenant parler. C'est le mot propre : elle ne peut être en effet conçue, il faut l'imaginer ! Sérieux comme un pape Socrate enchaîne qu'il ne saurait y avoir aucune grandeur, rien de grand dans un temps petit et que tout le temps qui va de l'enfant au vieillard est petit relativement au tout (pros panta, 608c). Faut-il qu'un être immortel prenne le plus grand soin de ce temps petit et aucun du tout ? La simple et abstraite comparaison des temps conduit à la réponse logique : il y aurait là quelque chose d'absurde. Mais Glaucon reconnaît qu'il ne voit pas où l'on veut le conduire avec cette idée d'un tout du temps, plus grand que l'intervalle qui sépare l'enfance de la vieillesse. Si l'on pense que ce brillant jeune homme est un élève de Socrate, quasi un double de l'auteur lui-même qui se met en scène à travers son frère, qu'il a montré dès le départ avec sa fable de Gygès une exigence philosophique de haut niveau, il faut conclure que son ignorance de la doctrine de l'immortalité de l'âme est le signe indubitable qu'elle n'appartient pas à la philosophie platonicienne. Ce qui est proprement philosophique c'est la doctrine selon laquelle l'injuste est malheureux du fait de son injustice même et le juste heureux du fait même de sa justice. Telle est la raison profonde de l'étonnement du disciple : il entend proférer ici une thèse non seulement nouvelle, mais inutile. Il comprend toutefois que si elle est inutile philosophiquement, elle est utile politiquement : elle a un rôle à jouer auprès du vulgaire. C'est pourquoi il continue à se prêter au jeu et, lorsque son maître déclare qu'il n'est pas dur (ouden khalepon, 608d) de la démontrer, il réclame le plaisir d'écouter ce qui n'est pas dur ! Les deux compères s'amusent visiblement, l'un disant à l'autre : " tu n'as qu'à écouter ", le second reprenant : " tu n'as qu'à parler ". Ce qui suit peut obtenir immédiatement l'assentiment du disciple, qui se retrouve en terrain connu : la définition remarquable du bien et du mal est profondément philosophique. De deux choses l'une en effet, il faut choisir soit de déterminer intelligiblement l'essence du bien et celle du mal, soit de s'en remettre à la volonté des dieux, en prétendant bon ce qui y est conforme et mauvais ce qui y est non conforme. Dans ce dernier cas on renonce à comprendre le bien et le mal, parce que ce qui fonde la volonté des dieux est inintelligible ; on est dans la théologie et non pas dans la philosophie. C'est par exemple ce qui arrive avec la doctrine exposée par Descartes dans sa Lettre du 15/04/1630 à Mersenne et dans ses Réponses aux sixièmes objections (point 6, Pléiade, page 535) : si Dieu avait voulu que le bien fût mal et que le mal fût bien, il l'aurait fait. L'entendement humain est entièrement dépassé par ce choix. Il n'en va pas du tout de même dans la philosophie de Platon, où l'entendement, qu'il soit humain ou divin, déclare bien ce qu'il conçoit être bien, mal ce qu'il conçoit être mal. Dans ce cas rien est inintelligible, il y a seulement des choses qui sont si difficiles à comprendre qu'il ne faut pas s'attendre à ce qu'elles soient comprises du vulgaire. Mais entre philosophes on peut s'entendre sur la définition du bien et du mal : c'est ce que font ici Socrate et Glaucon. Comment peut-on avoir l'intelligence du bien et du mal, lorsqu'on décide de se passer de l'arrêt des dieux ? Il n'y a pas deux réponses : le critère du bien et du mal ne peut se trouver que dans l'homme lui-même. Il y a d'un côté ce qui le corrompt (apolluon) et le détruit (diaftheiron) ; il y a de l'autre ce qui le sauve (sôzon) et le secourt (ôfeloun). Spinoza distinguera pour sa part ce qui accroît et ce qui décroît son être. De ce point de vue ce qui sauve l'un détruit l'autre : le loup se sauve en détruisant l'agneau. Ce qui est bien pour l'un ne l'est pas pour l'autre. Cela ne signifie pas que le relativisme ait raison, mais que c'est dans sa nature qu'est inscrite pour chaque chose ce qui est bon pour elle. La nature des agneaux n'est pas celle des loups. Ce qui est bon pour ceux-ci, c'est de manger ceux-là ; mais ce qui est bon pour les agneaux, c'est de n'être pas mangés par des loups. Il n'y a là aucun relativisme tel que celui de Protagoras dans Théétète (166d), la nature des uns n'étant pas celle des autres. Par contre entre des êtres qui partagent la même nature, entre deux hommes par exemple, ce qui peut être bon pour l'un ne saurait être mauvais pour l'autre. La nature partagée par eux, l'essence qui leur est commune, rend intelligible ce qui leur est bon et ce qui leur est mauvais. La nature des yeux est de voir, ce qui est bon pour eux c'est la vue, et ce qui est mauvais la cécité. Ce qui est mauvais pour le blé c'est la nielle, pour le bois la pourriture, pour le fer la rouille, etc. et en général pour les corps la maladie. La nature détermine pour chaque être ce qui le corrompt et le détruit, qu'on peut appeler son mal, sa maladie (ponèria, 609a). Il n'y a que son mal qui puisse le corrompre et le détruire ; réciproquement ce qui est mauvais pour les autres êtres est impuissant contre lui. La cécité ne fait rien au fer, ni la rouille à l'œil. Une chose quelconque ne peut pâtir que de ce seul mal qui est le sien propre. Jusqu'à ce point l'exposé est absolument conforme à la philosophie développée dans le Banquet. Mais au-delà le propos est mené dans une autre direction. La distinction de ce qui est bon pour l'un et de ce qui est bon pour l'autre joue comme un aiguillage, qui l'oriente vers la distinction de ce qui peut détruire le corps et de ce qui peut détruire l'âme. Ce qui peut détruire le corps ne peut pas détruire l'âme. La réciproque serait vraie, mais elle est sans intérêt : le but poursuivi et d'établir qu'il n'y a aucune maladie du corps qui puisse porter atteinte à l'âme, et que par ailleurs les maladies propres à l'âme peuvent sans doute la diminuer, mais non la perdre tout à fait. La conséquence qu'il convient d'en tirer est l'immortalité de l'âme. Cela devient donc la question essentielle d'examiner quel effet produisent dans l'âme les maux qui l'affectent. Il en a été question plus haut dans le dialogue : ce sont les vices afférents à chacune des parties de l'homme, ainsi que celui qui est relatif à l'équilibre du tout. La partie de l'homme symbolisée par le polycéphale a pour vice l'intempérance, celle qui a pour image le lion la lâcheté, celle qui est représentée par l'homme intérieur ou le dieu l'ignorance. Le vice de la peau qui englobe ces trois parties n'est autre que l'injustice. Est-ce que ces maladies de l'âme ne produisent pas sur elle le même effet que produisent sur le corps ses propres maux ? De même que la rouille ruine le fer et la putréfaction le bois, la peste ou le choléra ruinent le corps. Si cette première comparaison est valable, il faut reconnaître avec Glaucon (609d) qu'on ne peut en dire autant de l'âme. Ses maux ne peuvent nullement (oudamos) la corrompre ni la détruire. C'est le point capital de la doctrine destinée aux non philosophes. Les maladies de l'âme ne sont pas mortelles ; elles lui nuisent gravement, mais elles ne la font pas disparaître. Si l'intempérance, la lâcheté, l'ignorance ou l'injustice pouvaient causer la mort de l'âme, on pourrait du même coup trouver des corps sains sans âme, on rencontrerait des hommes dont l'être serait réduit à leur seul corps, et qui auraient perdu leur âme du fait de leur injustice par exemple. Mais cela n'est pas, car il n'y a pas de symétrie dans la relation de l'âme et du corps. Le corps ne peut vivre privé de l'âme, tandis que privée du corps celle-ci le peut très bien. Cette différence s'explique par la persistance d'une ambiguïté dans la notion d'âme, qui n'est pas seulement le siège des vertus et des vices, mais aussi le moteur du corps, ce qui l'" anime ". Cette idée n'est pas platonicienne, mais peu importe puisque ce propos n'est pas destiné aux philosophes. La vie du corps est la preuve suffisante de la vie de l'âme. Par ailleurs on n'a jamais vu tomber malade ni encore moins tomber raide mort même le criminel le plus abominable. Dans leur box du tribunal de Nuremberg les plus grands fauteurs des crimes nazis contre l'humanité sont en parfaite santé : il faudra qu'à l'occasion de la pilule de cyanure ou à celle de la corde passée à leur cou un mal funeste s'empare de leur corps pour déterminer leur mort. La notion de cause occasionnelle a pour destination d'écarter l'éventualité d'une mort de l'âme avec le corps : l'âme ne peut mourir ni du fait de ses propres maux, ni du fait de ceux du corps. En effet les maux du corps ne sont nullement l'occasion d'une destruction de l'âme, car si l'on voit bien comment le cyanure ou la corde sont dans le corps l'occasion d'un mal propre au corps, on ne voit pas comment celui-ci pourrait à son tour être l'occasion d'un mal propre à l'âme, tel que l'injustice ou tout autre vice, dont on a déjà dit qu'ils ne sont pas mortels. Ce n'est pas parce que je souffrirais d'une maladie, même aussi dure que la peste ou le choléra, que je deviendrais plus ignorant, plus lâche, plus intempérant ou plus injuste. Ce n'est pas non plus parce que mon corps meurt, même dépecé dans un horrible assassinat, réduit en petits morceaux aussi nombreux qu'on voudra, que mon âme en est affectée. Le mal de l'âme est autre que le mal du corps et de celui-ci à celui-là il n'existe aucun lien de causalité. La cause de la mort de l'homme injuste n'est pas son injustice, mais le châtiment que la République a décidé de lui infliger : dans l'échelle des peines relatives aux différents crimes elle a décidé que tel ou tel serait sanctionné non plus par la prison mais par la peine capitale. Socrate accusé de corrompre la jeunesse et d'être impie à l'égard des dieux est condamné à boire la ciguë. Tenu pour un criminel, il meurt du châtiment des criminels. Ses disciples en pleurs croient évidemment à la mort de son corps, mais ils les a consolés en les faisant adhérer à la thèse de l'immortalité de l'âme : elle n'est pas détruite par le supplice du corps. Cette croyance leur permet d'imaginer la félicité dont jouit l'âme du juste malgré sa scandaleuse exécution (cf. Phédon). Mais dans le présent entretien il ne s'agit pas de se consoler de la mort de l'homme vertueux en se le représentant dans un improbable paradis, il est question tout au contraire de consoler les victimes du crime en les autorisant à croire que leurs bourreaux souffrent les mille maux de l'enfer. Glaucon crache le morceau : " ouk pandeinon faneitai è adikia, l'injustice ne paraîtrait pas terrible " (610d). La thèse de l'immortalité de l'âme est une fable destinée à créer une apparence, laquelle justifie à son tour une doctrine, qui philosophiquement est justifiée d'une tout autre manière. Il faut créer l'apparence de la condamnation de l'injuste à l'enfer, comme cela était montré partout dans les cathédrales et dans les églises les plus modestes. La fable platonicienne est érigée en monnaie sonnante et trébuchante par la doctrine chrétienne. Si le criminel potentiel n'y croyait pas, s'il était au contraire autorisé à croire que son âme est mortelle, rien ne le détournerait du crime. Le chaton de la bague de Gygès tourné vers sa paume, il commettrait impunément toutes les injustices possibles. Et tant pis s'il devait y avoir un raté dans la magie, tant pis s'il devait se faire prendre un jour, le supplice de son corps, si raffinés que soient les bourreaux, ne serait après toutes les innombrables ripailles et débauches qu'un mauvais moment à passer : au-delà de lui la mort ne serait que le néant dans lequel nul ne souffre, parce que le néant ne saurait infliger aucun supplice : ce qui n'est rien ne produit rien. Voilà donc ce qu'il faut dire pour détourner de l'injustice ceux qui ont la tête trop faible pour résister à la tentation avec leurs propres forces. Toutefois ce dialogue est bien sec : il convient de modeler plus artistiquement la fable. Puisqu'à ce sujet les poètes sont pris en défaut, il est nécessaire de se substituer à eux et de forger un récit capable de renforcer les justes dans leur choix de la justice et de détourner les injustes du choix de l'injustice. Les poètes épiques, ni les tragiques et encore moins les comiques ne disent ce qu'il faut faire croire. Platon se met à l'ouvrage à leur place et compose le mythe d'Er comme une doctrine de la foi, un ensemble dogmatique auquel doivent adhérer les esprits vulgaires afin de se conduire comme s'ils avaient compris que l'injustice est la ruine de l'âme. Ce mythe est donc un poème substitutif, compatible avec la religion naturelle. |
La nécessité ne fait pas crédit
Leçon IX (République, 614b-616b)
Ce n’est point le récit d’Alcinoüs que je vais vous rapporter, mais celui d’un homme de cœur, Er l’Arménien, originaire de Pamphylie. Il avait été tué dans une bataille. Dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà défigurés de ceux qui étaient tombés avec lui, le sien fut trouvé sain et entier. On le porta chez lui pour faire ses funérailles et le douzième jour, lorsqu’il était sur le bûcher, il revécut et raconta ce qu’il avait vu dans l’autre vie. (trad. Cousin+Dorion) |
A travers le récit attribué au prétendu Er, dont évidemment on ne sait rien, c'est comme une révélation qui est faite ici au lecteur, puisque le narrateur affirme faire aux hommes son rapport à la demande des dieux. Les dieux voulaient, affirme-t-il, que les hommes sussent ce qui va suivre. Par le moyen de leurs seuls sens, leur vue, leur ouïe, etc. les hommes sont dans l'impossibilité totale d'atteindre ce qui se passe après qu'ils aient perdu la vue, l'ouïe, etc. et au-delà d'elles ce qui n'est ni visible, ni audible, etc. Les dieux emploient donc un moyen exceptionnel, surnaturel, pour leur faire savoir ce qu'ils ne peuvent nullement découvrir par eux-mêmes. Il n'y a rien d'étonnant à ce que l'auteur joue au prophète, puisqu'il ne se sent pas seulement la mission d'expliquer philosophiquement pourquoi il faut être juste, mais aussi celle d'imposer à ceux qui ne les peuvent reconnaître par eux-mêmes les lois auxquelles les hommes doivent soumettre leur conduite. Quel est l'objet de ce prétendu témoignage ? Il est complexe, et j'en distingue d'abord cette première partie, dans laquelle il rapporte premièrement qu'il y a une vie des âmes au-delà de la mort du corps, et deuxièmement que cette vie compense soit par des félicités merveilleuses, soit par des châtiments effroyables les actions commises dans le monde. Il témoigne d'une justice divine inflexible et à laquelle rien n'échappe. Contrairement au simple dialogue qui la précède, cette fable est susceptible d'être racontée et satisfait le besoin de contraindre au respect de la loi et de la justice ceux qui n'auraient pas l'intelligence de s'y soumettre parce qu'ils en comprennent le fondement. Platon cependant ne fait le prophète qu'en y mettant la prudence sans égale de n'entendre les dieux qu'à travers un truchement : il n'affirme pas que c'était à lui que les dieux ont parlé, mais seulement qu'il recueille le message de celui à qui les dieux ont parlé. Je ne vois que Aaron non qui se soit donné, mais à qui ait été imposé le même recul : il n'était que l'interprète de Moïse, lui-même interprète de Yahweh (Exode, IV, 10-16). C'est ainsi que Socrate n'est que l'interprète d'Er, lui-même interprète des Juges infernaux. L'usage d'un truchement doit cependant ici être compris autrement que dans la Torah. Il est pour l'auteur le moyen de signaler la nature métaphorique du récit qui va suivre. Ce n'est pas Platon qui parle, ce n'est pas Socrate qui parle, et ce n'est pas même Er qui parle, puisqu'il ne fait que rapporter ce dont on lui a demandé de donner témoignage. Ce texte et avec lui tout ce qui le suit jusqu'à la fin de la République est donc une image. L'auteur mêle très souvent des images à sa pratique du dialogue. L'échange des questions et des réponses est souvent interrompu par des allégories. La fable de Gygès est une allégorie ; le récit de la Caverne est une allégorie ; dans Théétète le récit, par lequel Socrate développe sur le modèle du métier de la sage-femme en quoi consiste la fonction d'accoucheur des esprits, est une allégorie. Dans les trois cas que je viens d'indiquer l'image est donnée pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une image. Aucune possibilité n'est laissée au lecteur de l'entendre au premier degré, puisqu'elle est aussitôt interprétée par celui qui vient de la forger. Il la traduit terme à terme, il en donne le sens de manière discursive. Par exemple Gygès est l'homme qui est juste, non par la conviction que la justice fait le bonheur, mais seulement par défaut du moyen de commettre impunément l'injustice. Sa bague au chaton magique est le moyen de l'impunité. A aucun moment il n'est possible à aucun lecteur de prendre ce récit au pied de la lettre et de croire qu'il existe vraiment un tel homme et une telle bague, malgré l'apparence initiale d'un récit historique se rapportant à un pays déterminé, à une époque déterminée et à un homme entrant dans des rapports déterminés avec d'autres hommes connus (Crésus et sa lignée). Mais l'image donnée par le récit d'Er n'est pas du même genre. Elle appartient à un autre ensemble de récits, illustré à de multiples reprises dans les autres œuvres de l'auteur, la plupart du temps, quoique pas toujours, à la fin de ses dialogues. On trouve à la fin de Gorgias, quasi à la fin de Phédon, mais dans le milieu de Phèdre d'autres exemplaires de cet ensemble. Ce qui distingue ces récits de l'allégorie, c'est que l'interprétation n'en est pas donnée par celui qui les formule, ni par aucun autre intervenant du dialogue, ni d'aucune manière par l'auteur. Ce dernier laisse au lecteur le soin, la tâche philosophique d'en construire par lui-même un équivalent discursif. Il lui laisse même la possibilité de le prendre pied de la lettre, c'est-à-dire de le croire comme un croyant prend au premier degré le récit religieux du Jugement dernier, du paradis et de l'enfer. Ce genre de récit doit donc être distingué de l'allégorie et il faut le définir un mythe. Comme les autres, le présent mythe en tant qu'objet philosophique est de manipulation délicate, puisque Platon somme son lecteur de le comprendre en refusant pourtant de le guider. Cette attitude est typiquement platonicienne. La philosophie de Platon ne serait pas ce qu'elle est, si l'auteur allait lui-même jusqu'au bout de sa pensée. Il se refuse à achever sa philosophie en doctrine close une fois pour toutes, susceptible d'être pieusement récitée par des prosélytes (cf. Lettre VII, 341c). Son dessein n'est pas de donner à des disciples une philosophie finie, qu'ils ne pourraient plus tenir que pour un objet extérieur à leur pensée. Son but très singulier, sans autre exemple dans l'histoire de la philosophie, est au contraire de contraindre son lecteur à assumer la responsabilité de former par lui-même une philosophie, qui est à la fois la sienne et celle du maître. Le bref mythe de Teuth, à l'extrême fin de Phèdre, est l'expression la plus transparente de cette volonté. Le premier élément du mythe de la République est l'elliptique description d'un lieu où sont conduits les morts. Er en effet était mort avec beaucoup d'autres dans une bataille. On était près de porter son corps sur le bûcher pour le brûler, lorsqu'il revint à la vie. Il raconta donc qu'avec celles des autres morts son âme avait été conduite à un endroit où siègent des Juges, identifiés par un autre dialogue à Minos, Eaque et Rhadamante, fils de Zeus. Ce lieu n'est pas de ceux que connaissent les hommes : "topon daimonion", il est divin. Il dépasse l'imagination, et c'est évidemment ce qui dispense Er d'en dire plus qu'il ne le fait. Il indique seulement que les Juges se tiennent entre des portes, les unes à leur droite ouvrant sur les routes du ciel, les autres à leur gauche ouvrant sur les routes du monde souterrain. De part et d'autre elles sont deux, une entrée et une sortie. Les Juges ordonnent au juste d'emprunter l'entrée de droite, aux injustes celle de gauche. Même si l'on ne retrouve pas ici exactement les termes de la mythologie chrétienne, l'interprétation de ce début est fort aisée à quiconque a été bercé des fables du christianisme : les âmes sont jugées et selon leurs mérites envoyées vers les récompenses ou vers les châtiments. Le lieu des récompenses est céleste, celui des châtiments souterrain. Dès la plus haute Antiquité le haut et le bas, comme la droite et la gauche, ont reçu une valeur morale et ont été opposés en tant que lieu du bien et lieu du mal. Même si les Enfers des Grecs sont à la fois le lieu du châtiment et celui de la récompense, on y distingue néanmoins un haut à droite et un bas à gauche, le premier comme le lieu des félicités, le second comme le lieu des atrocités. Ainsi le Jugement des dieux, ou le Jugement porté au nom des dieux par leurs fonctionnaires, associe à la bonne conduite le bonheur et à la mauvaise le malheur. Le second élément rapporté par Er n'est pas susceptible d'être rapporté par le lecteur moderne à quelque chose de familier, il n'a pas d'équivalent dans les récits du christianisme. Le Jugement n'est pas seulement signifié à l'âme jugée, il est rendu public. Chacun peut savoir quelles félicités ou quelles atrocités sont réservées à une âme quelconque : elle porte son verdict inscrit sur un écriteau. Il n'y a rien de semblable dans le paradis ou l'enfer des Chrétiens. Il n'est dit nulle part dans la tradition biblique qu'une âme du paradis puisse savoir à combien de félicités est vouée une autre, ni qu'une âme de l'enfer puisse savoir à combien d'atrocités est vouée une autre. Par les peintures et les sculptures figurant le Jugement dernier le vivant peut savoir que l'âme du paradis est dans les félicités, celle de l'enfer dans les atrocités, qu'il se trouve en enfer des hommes qui ont été puissants en ce monde, rois et évêques ; mais il ne voit pas que ces âmes, où qu'elles se trouvent, puissent connaître le verdict des autres. Chacune est pour soi au paradis ou en enfer, sans instruction à communiquer aux autres. Il est vrai que dans cette tradition le verdict est ramené à son expression la plus simple : paradis ou enfer pour l'éternité, donc sans indication de durée. A l'inverse dans le message que veut suggérer Platon l'intérêt de connaître le sort de l'autre tient à l'ouverture de l'éventail des verdicts possibles, non quant à leur durée qui est toujours de mille ans, mais quant à leur charge de joies ou de souffrances. Chaque âme dès qu'elle est jugée doit porter accrochée à son cou la pancarte qui fait savoir publiquement ce que ses actes lui ont mérité. Que l'une soit portée devant et l'autre derrière est doublement significatif. D'une part c'est devant, sur la poitrine, que se portent les signes du mérite tels que les décorations : on arbore au revers de son costume les insignes de la Légion d'honneur ou des Palmes académiques, et à son cou le grand collier, la grand-croix de l'ordre de Saint-Louis, ou de Saint-Michel. A l'inverse c'est dans son dos que l'enfant qui a mal travaillé, qui a été indiscipliné ou qui a commis une faute quelconque mais grave porte la pancarte de la honte. Cela signifie que l'honneur qui est accordé dans le premier cas permet de faire société, de s'intégrer dans la communauté, d'être reconnu des autres hommes ; tandis que le déshonneur infligé dans le second exclut de la communauté. Sur ce plan déjà l'image est violente. Mais d'autre part elle signifie encore que celui qui a mérité des félicités voit lui-même la décision qui le concerne, tandis que celui qui a mérité des atrocités ne la voit pas. Le second ne sait pourtant pas moins que le premier quelle sanction il a méritée. Toutefois s'il le sait une fois que les Juges se sont prononcés, à la différence de l'autre il ne le savait pas avant. Cette distinction entre la pancarte devant et la pancarte derrière veut donc dire encore que les bonnes actions sont commises en toute conscience de leur portée éthique et que les mauvaises au contraire sont commises sans cette conscience. On peut énoncer le sens de cette image dans la formule illustrissime : " nul n'est méchant volontairement " (Gorgias, 509a). Celui qui est conscient que la justice fait son bonheur agit justement ; celui qui à l'opposé agit injustement le fait parce qu'il n'est pas conscient que l'injustice fait son malheur. Ces deux détails, minimes indications dans le texte, sont cependant pour l'interprète de la plus haute importance. Quel sens en effet peut-il y avoir à opposer d'une part celui qui est reçu dans la communauté à celui qui en est exclu, d'autre part celui qui est conscient de la portée de ses actes à celui qui en est inconscient, si le mythe parle, comme il en a l'apparence, d'une autre vie après la mort du corps ? Ces distinctions ne trouvent leur sens que si l'on réfléchit que, derrière une apparence eschatologique, l'objet du récit rapporté par Er n'est nullement la vie au-delà, mais au contraire la vie d'aujourd'hui. Significativement la tradition chrétienne, parce qu'elle ne parle que d'une autre vie après la mort du corps, c'est à dire parce que son sens est véritablement eschatologique, ignore ces oppositions. Significativement, pour la même raison, les félicités ou les atrocités n'y ont aucune charge déterminée et variable selon les cas, mais sont données sans autre précision pour l'éternité. Les verdicts du mythe platonicien au contraire sont déclarés différents les uns des autres, parce qu'ils sont exactement proportionnés au mérite et au démérite de l'homme qui est jugé. La nature des récompenses et celle des châtiments est cependant livrée à l'imagination du lecteur, car Platon n'en dit rigoureusement rien : " les nombreux détails de leur récit demanderaient beaucoup de temps " (615a). Moyennant quoi il passe à " l'essentiel ", à savoir premièrement que chaque crime est puni et deuxièmement qu'il est puni dix fois. Il n'est donc pas question pour la philosophie d'une sanction en bloc, qui compenserait globalement par une atrocité éternelle les félicités connues dans la vie ici-bas par les criminels, car aucun crime n'est susceptible d'apporter une quelconque félicité. Il n'est pas question par suite de rétablir tardivement un ordre bafoué par la félicité des criminels en les envoyant après coup en enfer pour l'éternité, car l'ordre ne saurait aucunement être bafoué : le crime implique en lui-même l'atrocité, comme le bienfait implique en lui-même la félicité. Si chaque acte est récompensé ou puni au décuple et si, une vie humaine valant cent ans, le voyage souterrain dure mille ans, c'est afin de souligner sa valeur éthique, afin de la distinguer de sa simple matérialité. Par exemple un meurtre est matériellement l'acte de mettre fin à une vie, quel qu'en soit le moyen, de dissoudre les liens organiques qui existaient entre les très nombreux atomes constituant le vivant. Si on le considère de ce seul point de vue, comme font les personnages sadiens, ce n'est vraiment rien. Cet acte n'a de poids que si l'on prend en considération sa signification éthique. En l'occurrence le total mépris d'autrui qu'il représente pèse lourd, parce qu'il signifie la totale abjection de celui qui le commet. Platon établit symboliquement un rapport de un à dix entre la matérialité de l'acte et sa valeur éthique, pour avertir que toute indélicatesse, qu'on s'autorise en se disant qu'elle est sans importance, tout délit dont on s'excuse en se disant qu'il n'est pas mortel, et a fortiori tout crime classe celui qui le commet. Entre la punition de l'indélicatesse la plus bénigne et celle du crime le plus abominable ce n'est pas la durée qui est différente, c'est l'intensité des douleurs qui la constituent. Les souffrances subies dans le meurtre sont évidemment bien plus horribles que celles qui sanctionnent une grivèlerie. Les méfaits sont tous expiés dans le délai de mille ans, parce que le châtiment n'attend pas, il n'est pas renvoyé à l'au-delà. Il serait encore inexact de dire qu'il suit immédiatement l'acte, car en réalité il est dans l'acte lui-même. La grivèlerie enferme en elle-même une souffrance éthique, qui vaut dix fois sa matérialité ; et le meurtre enferme en lui-même une souffrance éthique bien supérieure, qui vaut dix fois sa propre matérialité. Symétriquement les bonnes actions enferment en elles-mêmes leurs récompenses. Puisque la punition et la récompense ne viennent pas après l'acte, mais sont impliqués en lui, il est d'autant plus facile de comprendre qu'elles ne sont pas éternelles mais à temps. Ainsi y a-t-il un retour de l'enfer ou un retour du paradis, après qu'on ait reçu le châtiment ou la récompense méritée par les actes commis. Issues d'en haut ou d'en bas, rentrant par la porte voisine de celle par où elles étaient parties, les âmes se rassemblent dans une vaste prairie. Elles échangent entre elles leurs informations : celles du haut racontent le haut et écoutent les récits d'en bas, et réciproquement. On ne vit pas sans apprendre peu ou prou que chaque acte renferme en lui-même sa sanction, sans être capable de concevoir que malgré le grand sacrifice qu'il imposait, un acte bon a été source d'une grande joie ; que malgré le bénéfice qu'on en tirait, un acte mauvais a été source d'une grande douleur. Le rassemblement dans la prairie n'est que le prélude à un nouveau départ, qui sera conté par la fin du mythe. Mais avant cela il convient de préciser une chose. Ayant connu l'enfer ou le paradis, les âmes en sortent. L'histoire d'Ardiée cependant montre que toutes ne sortent pas de l'enfer. Toutes ne sont pas promises à un nouveau départ. Cela ne signifie pas qu'elles mourraient de leurs abominables forfaits, mais qu'il y a des crimes tellement énormes qu'on ne peut plus espérer aucun amendement de leur auteur, tellement endurci qu'il ne peut même plus s'avouer qu'il est le plus malheureux des hommes, ni souhaiter sortir de cette condition. Il y a des crimes inexpiables. Le dénommé Ardiée-le-grand, grand sans doute par l'atrocité de sa tyrannie, entre autres cruelles méchancetés avait tué son père et son frère aîné. Il est l'image classique du tyran, qui tue ceux qui le séparent du trône, fussent-ils (et ils ne peuvent être que) ses plus proches parents. Entre tous les meurtres le parricide est le plus abominable, et d'autant plus qu'il est répété sur autant de membres de la famille qu'il en faut tuer pour accéder au pouvoir. En dehors de la fable et dans les temps modernes, Richard III (tel en tout cas que le montre Shakespeare) en est un trop illustre exemple. " Il ne saurait venir ici " (615d), dit-on dans la prairie, car celui qui a commis des crimes d'une telle nature est irrécupérable. A tous les autres, à chaque instant, une nouvelle chance est offerte de faire un nouveau choix. Ils peuvent changer de vie, c'est-à-dire se réformer et choisir une vie de bienfaits plutôt qu'une vie de méfaits. Mais Ardiée, comme Tantale, Sisyphe ou Ixion, dont Platon utilise les noms dans un autre dialogue, ont dépassé toute mesure ; leurs excès (hubris) rompent l'ordre même de la nature, son équilibre. La description de ce qui leur arrive, lorsqu'ils tentent une sortie vers la prairie, est le passage du mythe qui évoque le plus l'enfer des Chrétiens : ils sont saisis et emportés par des sauvages tout de feu, qui les jettent à terre, les écorchent, et les déchirent pour finalement les précipiter dans le Tartare, lieu le plus bas des Enfers, où les dieux jettent leurs ennemis vaincus. On croirait voir le Jugement dernier du tympan de Conques ou les Damnés en enfer peints par Signorelli à la chapelle San Brizio d'Orvieto. Comme le Chrétien était saisi d'effroi à la vue de ces images, ceux qui assistent au supplice d'Ardiée en tirent une leçon, qui guidera leur conduite à l'avenir. Il en va encore de même pour le lecteur naïf, qui prend au premier degré le mythe par lequel Platon clôt son œuvre. |
Leçon X (République, 617d-621b)
Aussitôt que les âmes étaient arrivées, il leur avait fallu se présenter devant Lakhèsis. Et d’abord un porte-parole les avait fait ranger par ordre l’une auprès de l’autre ; ensuite ayant pris sur les genoux de Lakhèsis les tickets numérotés et les différentes conditions humaines, il était monté sur une estrade élevée et avait parlé ainsi : (trad. Cousin+Dorion) |
Le mythe d'Er n'est pas seulement destiné à affirmer le lien entre la justice et le bonheur, entre l'injustice et le malheur. Il n'a pas pour seule fonction de substituer à l'intelligence de l'homme, qui se conduit par lui-même et qui choisit de lui-même le bien, la peur d'une autorité qui contraigne le sot à la même conduite. Il a également pour rôle de placer chacun devant sa responsabilité. Ce qui lui arrive, bonheur ou malheur, est le produit de ses choix. Même si l'on ne peut nier qu'une part de rencontres intervienne dans la vie de chacun pour y faire surgir des événements qui ne peuvent être rattachés directement à ses choix, pour l'essentiel cependant c'est à ceux-ci que se rattache sa destinée, comme les conséquences se rattachent à leur cause. Sous l'apparence d'une détermination des événements de la vie par un choix antérieur à la vie, Platon avertit en réalité son lecteur que c'est à chaque instant qu'il se choisit lui-même, que dans ses malheurs comme dans ses bonheurs il n'a pas davantage d'imprécations à adresser à d'imaginaires puissances supérieures que de grâces à leur rendre. Chacun est maître de son destin, chacun est cause des joies et des peines qu'il en reçoit. On a quitté page 614d les âmes qui gagnaient joyeusement la prairie pour y camper, après qu'elles aient subi les mille ans de récompense ou de châtiment qu'elles avaient mérités. Après s'être rassemblées, elles sont emmenées ailleurs, dans un endroit dont la beauté est tout aussi indescriptible que celle du précédent, où elles sont présentées à la vierge Lakhèsis, la Destinée, fille d'Anagkè, la Nécessité. Un porte-parole des dieux (profètès) leur lance un avertissement solennel. Ses termes sont si clairs et si nets, si beaux aussi, qu'il faut les citer : " Ames éphémères, vous commencez un autre cycle mortel, qui vous conduit de la naissance à la mort. Ce n'est pas votre démon qui vous choisit, c'est vous qui choisissez votre démon. Le premier que le sort aura désigné, le premier choisira sa vie et y sera lié par la nécessité. La vertu est sans maître. Chacun en aura plus ou moins selon qu'il la respecte ou la méprise. La cause en est dans votre choix ; Dieu n'en est pas la cause " (617de). Le style de la proclamation est merveilleusement prophétique : les mêmes mots sont répétés (thnètos/ thanatoforos, daimon, lagkhanô et ses dérivés, dont le nom de Lakhèsis elle-même, timô / atimazô, airèsthô et ses dérivés, aitia / anaitios) et font de cette déclaration une formule sacrée. Elle affirme littéralement que la destinée (lakhèsis) de chacun n'est arrêtée par les dieux, rendue par eux nécessaire, qu'après qu'il l'ait lui-même choisie ; que les vies à choisir impliquent plus ou moins de vertu, que c'est à cela que les âmes doivent être attentives, car ce sont elles qui en portent la responsabilité, non les dieux. Plus précisément les âmes sont appelées éphémères, alors que dans les pages précédentes Socrate prétendait en démontrer l'immortalité : cette contradiction est pour le moins surprenante. Mais on sait comment il faut comprendre l'immortalité de l'âme : elle signifie que nos actes nous jugent, c'est-à-dire font notre bonheur ou notre malheur. Ce n'est pas rien et c'est en tout cas de bien plus forte conséquence que la seule poursuite de la vie de l'âme au-delà de celle du corps. Et l'on peut saisir maintenant que les âmes sont éphémères dans cette exacte mesure où c'est de manière éphémère qu'elles sont liées à une certaine vie. C'est donc une doctrine d'espérance qui est exprimée dans ce mythe, car si le méchant paye le prix de sa méchanceté, il n'est pourtant pas condamné à être méchant. Ce n'est pas au-delà que seront punis des actes méchants éventuellement accumulés jusqu'à être inexpiables. C'est chaque acte de méchanceté qui emporte avec lui son propre châtiment ; la nécessité ne fait pas crédit : c'est sur-le-champ qu'elle présente la note et qu'il faut la payer. Ce qui est éphémère c'est l'acte et avec lui son salaire. Le cycle (periodos) dont parle le porte-parole des dieux, doit être entendu comme l'ensemble, lié par la nécessité, de l'acte et de son salaire. Il ne dure ni mille ans ni cent ans. Sa durée est très variable : l'enfant, d'ailleurs en toute justice, a la chance de pouvoir remettre instantanément son compteur à zéro. La petite méchanceté qu'il commet se dissout quelques instants plus tard dans un gros sanglot, après lequel il est remis à neuf : il est un autre enfant que l'auteur de la petite méchanceté ; celle-ci est pardonnée, c'est à dire à peu près comme si elle n'avait pas été commise. L'adulte, en toute justice aussi, doit porter plus longtemps le fardeau de ses fautes, et d'autant plus longtemps qu'elles sont plus lourdes. Sans prétendre superposer exactement la justice institutionnelle et la justice éthique, sans affirmer que les peines infligées par la justice humaine sont exactement proportionnées à la gravité éthique des délits ou des crimes commis, on peut sans inconvénient reconnaître que leur durée en est l'image. Il est généralement admis que celui qui a purgé sa peine a payé sa dette à la société, c'est-à-dire qu'il est un nouvel homme et qu'à ce titre on peut maintenant espérer de lui qu'il fasse le choix de l'honnêteté. Il y a des gens qui ont commis des vols, et même des gens qui ont commis un meurtre, à qui il est juste de faire confiance, une fois passé le temps de la réflexion et du repentir. Là se trouve d'ailleurs un argument de principe contre la peine de mort : y a-t-il un seul crime dont il faille croire que son auteur ne pourra jamais assez se repentir ? Rien ne s'oppose à ce qu'on admette l'usage vulgaire du mot destinée, pourvu qu'on respecte une condition. Il n'est pas faux de penser en effet que la vie de chacun porte une certaine marque, qui en fait la distinction, la spécificité et la personnalité, par rapport à toute autre. Il n'est donc pas faux d'employer ce mot, pourvu qu'on ne lui demande de désigner qu'un résultat, lui-même provisoire. Si je fais aujourd'hui un retour sur moi-même et si j'établis le bilan de mon existence, je peux déclarer que ma destinée a été telle ou telle : celle d'un professeur de philosophie par exemple. Ce qui serait inadmissible par contre, serait de prétendre qu'il existe au-dessus de chacun de nous une puissance supérieure qu'on appellerait le Destin, qui arrêterait d'une manière complètement indépendante de la volonté de chacun à la fois ses actes et une part de bonheur et de malheur, qui n'en serait par suite évidemment plus le salaire. L'idée d'une puissance fatale qui aurait arrêté depuis toujours que, quoique je fisse, il fallait que je fusse professeur de philosophie, est complètement écartée par la déclaration faite au nom de la vierge nommée Destinée ! Ma destinée pourrait à l'instant présent, comme du reste elle le pouvait à tous les instants précédents, basculer vers celle d'un grand amoureux ou d'un politicien véreux, par la simple raison que j'en déciderais ainsi. La destinée de chacun est vierge, jusqu'au moment où il en décide lui-même. Et la destinée ne vaut que pour un cycle au-delà duquel chacun peut en changer. Nul n'est condamné à être encore ce qu'il a été. De cycle en cycle on s'instruit, et l'on s'instruit d'autant mieux que les épreuves y sont plus dures. Celui à qui le malheur a été épargné parce que les tentations lui ont manqué, ou parce que malgré les tentations la bonne police de la cité où il a vécu l'a empêché de mal faire, s'est sans doute fort peu instruit et risque grandement de tomber dans la méchanceté et dans le malheur, dès que les garde-fou viennent à lui manquer. C'est ce que va montrer le choix de l'âme que le sort avait désignée pour choisir sa vie la première. Dans les opérations auxquelles sont soumises les âmes rassemblées, il faut distinguer deux choses, parce que sur les genoux de la vierge Lakhèsis le porte-parole a pris deux choses. Il a pris d'une part des tickets numérotés, qui fixent l'ordre dans lequel les âmes vont choisir leur destinée. C'est une sorte de tirage au sort qui détermine le rang de chacune dans les opérations, puisque chacune ramasse le ticket que le hasard fait tomber auprès d'elle. Il y a là une part de destinée qui échappe au choix, car il n'est pas totalement indifférent de se voir attribuer un numéro de premier rang plutôt qu'un autre de dernier rang. Choisir d'abord, c'est avoir un choix plus large ; choisir ensuite, c'est ne plus pouvoir choisir les lots qui ont déjà été pris. Si par exemple la vie de roi héréditaire est déjà prise, afin de satisfaire ma tentation de la monarchie je ne peux plus prendre que celle de l'usurpateur qui doit assassiner le roi légitime et ses enfants pour accéder au trône. Il convient toutefois de ne pas surestimer le rôle de cette chance ou malchance, car le porte-parole a pris d'autre part des modèles de vie (tôn biôn paradeigmata, 618a) en quantité beaucoup plus élevée que le nombre des âmes présentes, et il avertit (619b) que même celle qui a un ticket de dernier rang a encore un choix suffisamment large pour obtenir une vie désirable (bios agapètos). On peut donc comprendre qu'au-delà des hasards de rencontre, qui font qu'indépendamment de sa volonté on fait la connaissance de telle et telle personnes, mais pas de telle autre, qu'on se trouve pris dans certaines circonstances plutôt que dans d'autres, au-delà donc d'une part de chance dans la vie, qui ne signifie encore ni vice ni vertu, et par suite ni malheur ni bonheur, il y a la part beaucoup plus importante et décisive de la responsabilité. Si l'âme que son ticket avait appelée à choisir la première, avait vécu dans une cité bien policée, qui ne lui avait pas permis de mettre la main sur la bague magique de Gygès, qui lui avait épargné de succomber à la tentation de commettre le crime, chose qui relève de la rencontre, cela ne lui ôtait pourtant pas la responsabilité de réfléchir sur le bien et sur le mal, sur le rapport nécessaire qu'ils ont respectivement avec le bonheur et le malheur et de se déterminer aussi lucidement que possible dans le choix d'une existence vertueuse plutôt que criminelle. Mais on voit cette âme se jeter aussi imprudemment qu'avidement sur une vie de tyran. Rien ne peut lui ôter la responsabilité d'avoir fait le choix de manger ses propres enfants. C'est une allusion aux personnages mythologiques descendant de Tantale, Atrée (l'ancêtre des Atrides) et son frère Thyeste, à qui leur rivalité pour le trône de Mycènes fait commettre l'un à l'égard de l'autre des atrocités telles que le premier massacre les enfants de l'autre, les met en pièces, les fait bouillir, les sert comme mets à leur père dans un banquet, puis fait comprendre à celui-ci la nature de son repas en lui montrant leurs têtes (cf. Grimal, Dictionnaire de la mythologie). Il y a dans tout choix une nécessité interne qui lie inexorablement à un acte ses conséquences et son salaire éthique. Nul ne peut vouloir la tyrannie sans du même coup obtenir avec elle la corruption, les pillages et les meurtres, ainsi que leur sanction éthique, le malheur. Cette première âme considère, après son choix et trop tard, ce qu'impliquait son lot. Alors elle se frappe la poitrine, s'arrache les cheveux, se roule par terre, verse des larmes amères, accuse tout le monde : la fortune, les démons, etc. sauf elle-même ! Elle a déjà oublié l'avertissement du porte-parole des dieux, qui plaçait chacun devant sa responsabilité. Les autres choisissent ensuite selon le rang que le hasard leur a attribué. Er rapporte à leur sujet plusieurs observations. Beaucoup se laissaient prendre aux apparences, et particulièrement parmi celles qui venaient d'en haut : l'habitude leur avait tenu lieu de vertu, les bonnes lois sous lesquelles elles avait vécu leur avaient évité de mal faire ; mais elles n'avaient aucune philosophie. Les âmes venues d'en bas n'en avaient peut-être pas davantage. Néanmoins il fallait constater que, sachant ce qu'était la souffrance, elles choisissaient avec moins de précipitation. Elles prenaient alors un modèle de vie dicté par l'expérience de leur vie antérieure. Ajax devenait lion, Agamemnon aigle, Thersite singe. Autre héros homérique, Ulysse avait été appelé par le sort à faire son choix le dernier. S'il faut reconnaître que dans son cas on n'a plus tout à fait les mêmes chances de trouver le bonheur par rencontre, comme il est répété page 619e, on n'en manque pourtant pas absolument de le connaître, pourvu qu'on sache faire preuve d'un peu de philosophie. Le héros de l'Odyssée, même si ses ruses sont parfois cruelles, est ordinairement tenu pour sage. Il le prouve ici en prenant longuement le temps de choisir. Le souvenir de toutes les souffrances qu'il a vécues en tant que roi sous les murs de Troie pendant dix ans, puis à travers toute la Méditerranée durant dix autres années, et enfin en retrouvant Ithaque sous le joug des prétendants, le détourne de l'ambition et, parmi les lots encore nombreux qui restent disponibles, il cherche une vie parfaitement obscure de simple quidam, étranger à la politique. La découvrant enfin, elle correspond si pleinement à son vœu qu'il déclare que c'est celle qu'il aurait prise, même s'il avait été appelé à choisir le premier. Lakhèsis, fille de la Nécessité, rend ensuite inéluctable le choix fait par chacun, elle lie chaque âme à son démon. Le dernier épisode du mythe d'Er articule le choix de la vie à la vie elle-même. Les âmes sont conduites toutes ensemble à travers une plaine désertique où elles doivent marcher sous la brûlure du soleil dans une chaleur sans air. Au soir enfin elles arrivent pour y camper au bord d'un fleuve ; elles se précipitent, on l'imagine bien dans l'état où elles sont, pour en boire l'eau. Même celles qui par prudence se refuseraient à en boire y sont obligées. Même si Ulysse se doute d'un coup tordu des dieux, il devra en prendre une certaine quantité. Or cette plaine désertique est le Léthé (Lèthè), ce qui signifie l'oubli, et les eaux de ce fleuve sont celles de l'Amélès (Amèlès), ce qui signifie l'insouciance, " fleuve dont aucun vase ne peut retenir les eaux ". Ayant bu, les âmes s'endorment et au milieu de la nuit sont projetées dans une nouvelle existence. Il faut absolument remarquer que de l'une à l'autre vies dans cet épisode, il n'y a nul souvenir, mais au contraire l'oubli et l'insouciance : voilà de quoi se débarrasser une fois pour toute de certaine interprétation de la " réminiscence " ! Bien qu'étant nous-mêmes responsables de notre destinée, nous l'oublions pourtant et nous vivons les événements de notre vie sans la conscience qu'ils sont les conséquences de notre choix. Nous les subissons, comme s'ils nous étaient imposés de l'extérieur, par des circonstances sur lesquelles nous n'avons aucun pouvoir. Or cela n'est vrai que pour une part, la moins significative de notre vie. Il est vrai que je ne suis pour rien dans le cataclysme, dans l'accident, dans la maladie, pas davantage dans le fait de croiser sur mon chemin telle et telle personnes avec lesquelles je vais connaître de profondes joies. Cependant celle-ci n'est que la part du ticket numéroté, qui inscrit mon existence dans un déterminisme, contre lequel je ne peux rien certes, mais qui ne me dicte encore ni vertu ni vice, et par conséquent non plus le salaire qui leur est lié en termes de bonheur et de malheur. S'il fallait dans sa vie ne connaître ni cataclysme, ni accident, ni maladie pour être heureux, jamais personne ne serait heureux. S'il fallait attendre d'être servi par les circonstances pour être heureux, jamais personne ne serait heureux. Inversement les circonstances peuvent bien servir un homme vicieux, lui épargner la maladie, lui donner un entourage remarquable, il ne sera pas heureux pour autant. Elles peuvent bien réciproquement desservir un homme vertueux, elles ne le condamnent pas pour autant au malheur. S'il est impossible de nier la part de la fortune, de la rencontre dans le bonheur, il faut néanmoins reconnaître qu'il réside pour l'essentiel dans la justice. L'équilibre réalisé en soi par la domination de l'homme intérieur, aidé du lion, sur la bête polycéphale produit au moins l'aptitude au bonheur. Celui qui le réalise est de ce fait capable de saisir dans les circonstances de rencontre ce dont il peut faire sa félicité. Celui qui ne le réalise pas est de ce fait incapable de profiter des occasions qui se présentent à lui vainement. La philosophie exposée dans les dernières pages de la République est une doctrine de l'existence, voire même une doctrine existentialiste. Elle ne donne à aucune vilenie le prétexte ni d'un destin marqué à l'avance, ni même seulement des circonstances. Elle est dure, parce qu'elle ne fournit pas d'excuse à l'échec. En même temps cependant elle est aussi porteuse d'espoir, parce qu'elle promet la réussite à celui qui s'en donne les moyens. Il n'est pas condamné à rester ce qu'il est, c'est à dire ce que l'ont fait ses choix précédents. Il peut à tout instant par un choix nouveau s'ouvrir une destinée nouvelle. Je ne dis pas aviateur ou médecin quand il était terrassier ou postier ; je dis vertueux et donc heureux quand il était vicieux et donc malheureux. Le cheminement en sens inverse n'est pas concevable, sauf si l'on était vertueux par des causes extérieures, lesquelles sont assimilables à la contrainte qu'un Etat bien policé exerce prudemment sur ses sujets. Mais être vertueux de cette manière, cela ne donne pas le bonheur : celui-ci est toujours issu d'un choix volontaire. Si j'ose le dire, " Nul n'est heureux involontairement ". |
2- Science et éducation dans la République
Leçon XI (République, 475e-477b)
- Quels sont alors, selon toi, les vrais philosophes ? (trad. Baccou+Dorion) |
Il faut déterminer avec précision ce qu'est un philosophe, parce que c'est à lui que doit être confiée la tâche d'administrer la Cité. Son choix ne peut être justifié qu'en montrant en quoi il est supérieur à tout autre. La réponse est qu'il vit sa vie éveillé, tandis que les autres la vivent endormis, autrement dit qu'ils la rêvent. L'opposition entre la veille et le rêve est le modèle sur lequel il faut concevoir celle entre la philosophie, en tant qu'elle constitue une connaissance de la vérité, et l'opinion qui ne peut aucunement connaître la vérité. La veille et le rêve pourraient être suffisamment distingués comme le clair et l'obscur, et ils le sont en effet au passage ; mais l'auteur ne se satisfait pas de ce critère, parce qu'il ne s'explique pas par lui-même : le clair et l'obscur ne se déterminent tout à fait qu'en rapport avec l'un et le multiple. La vérité qu'on atteint éveillé est celle de l'idée, qui est une. Le rêve au contraire n'atteint que le multiple, le mélangé, le confus. Les catégories issues de la philosophie de Parménide sont reprises pour introduire la théorie des idées. Cela signifie-t-il pour autant que la philosophie éléate puisse surmonter les difficultés d'une théorie de la connaissance ? Je ne le pense pas. Les pages précédentes ont distingué différents types d'hommes selon l'objet vers lequel les portent leurs désirs. Il y a les amateurs de vin, les amateurs de gloire, les amateurs de spectacles, etc. Les philosophes pourraient être définis comme amateurs de spectacles, mais il ne s'agit dans leur cas que du spectacle de la vérité. La philosophie n'est pas définie comme amour de la sagesse (sofia), mais comme amour de la vérité (alèthès). Ce n'est pas que la première définition soit complètement inadéquate, Platon l'utilise et même l'invente dans d'autres dialogues. Mais ce serait aller trop vite en besogne que de l'adopter ici. En effet la question porte sur l'objet de sa recherche plus que sur son attitude à l'égard de cet objet. Tandis que dans Phèdre, alors qu'il est admis que l'objet de la recherche est la sagesse, Socrate veut modestement faire comprendre qu'il n'est pas celui qui l'a atteinte, mais seulement celui qui est désireux de l'atteindre ; ce passage de la République ayant admis que le philosophe est désireux d'atteindre quelque chose, cherche à déterminer quoi. Les hommes en général aiment autre chose que la vérité, seul le philosophe se donne celle-ci pour objet de sa recherche. La substitution d'une définition à l'autre cependant ne se justifie pas seulement par le contexte ; elle répond aussi à un souci d'aller plus au fond de la question. Le présent passage constitue l'introduction d'une théorie de la connaissance. Or au terme de celle-ci ce qui sera distingué comme le plus haut degré de la connaissance n'aura nullement pour objet une sagesse, c'est-à-dire une doctrine. Car une doctrine est toujours suspendue à une hypothèse, et la connaissance ne s'achève que par un saut au-delà de toute hypothèse. Je n'anticipe pas davantage sur ce qu'apportera la suite de ce dialogue, mais je signale derrière la variation du vocabulaire une variation du but poursuivi ; et par suite un rapport entre celui-ci et le chemin qui est emprunté par la discussion. Son point de départ est dans l'opposition des contraires. Si toute chose est différente d'une autre, si par exemple un chêne est différent d'un hêtre, si un pinson est différent d'un rouge-gorge, les deux premiers n'en restent pas moins deux arbres et les deux autres deux oiseaux. Leurs différences ne sont que relatives. Si l'on est contraint de tenir pour absolue une différence, c'est celle qui existe entre deux contraires, comme le beau et le laid. Le beau est opposé au laid, en eux-mêmes ils sont deux choses différentes. On peut tenir le même langage (o autos logos) à propos des autres contraires tels que le juste et l'injuste, le bon et le mauvais et à propos de toutes les idées (pantôn tôn eidôn peri, 476a). Les idées sont donc un principe de distinction : parce que l'une est opposée à l'autre, elle est ce que n'est pas l'autre. Les idées néanmoins ne vont pas nécessairement par paire : le deux s'oppose au un, mais il s'oppose aussi au trois, au quatre, etc. Le chêne s'oppose au hêtre, mais aussi au bouleau, au peuplier, au charme, au mélèze, etc. Quoi qu'il en soit, si les idées prises en soi sont dans leur pureté, prises au contraire dans les choses elles sont mélangées et chacune apparaît multiple. Le beau apparaît multiple dans les multiples corps où il apparaît, le juste apparaît multiple dans les multiples actions où il apparaît, et ainsi de toutes les autres idées. Dans Hippias Socrate promène son interlocuteur du beau de la belle jeune fille à celui de la belle jument et de la belle marmite. Il demande une définition du beau, une idée du beau qui soit applicable à chacun de ces objets et à tous ceux qui seront qualifiés de la même manière, ce que l'autre est manifestement incapable de concevoir. Le philosophe est celui qui conçoit ce qu'est le beau commun à la belle jeune fille, à la belle jument, à la belle marmite, etc. Les autres, fussent-ils amateurs de spectacles, de concerts, d'expositions de toutes sortes de belles choses, sont incapables de former la connaissance de la nature du beau en soi et de l'aimer. Comme ils sont évidemment les plus nombreux, ils s'imaginent avoir raison. Mais Platon renverse complètement l'opinion que le vulgaire se fait en général du philosophe relativement à lui-même : il s'estime bien éveillé et tient le philosophe pour un rêveur. Cette opinion fonde d'ailleurs la vivacité de la réaction qu'attend Socrate à sa proposition de faire du philosophe le magistrat suprême de la Cité. Mais il n'y a rien d'étonnant à ce que le rêveur se croie éveillé : c'est le propre du rêve de se prendre pour la veille, car le dormeur qui se dit qu'il rêve est sur le point de s'éveiller. Ne plus prendre ses rêves pour la réalité, c'est être sorti du sommeil. Descartes à son tour jouera sur l'impossibilité où se trouve le dormeur de distinguer son rêve de la réalité : " il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil " (Méditations métaphysiques, I), relève-t-il, afin d'étendre systématiquement son doute à l'ensemble des témoignages de ses sens. Le soupçon qu'il puisse être en train de rêver et par conséquent de croire réels des spectacles qui ne le sont pas, quoiqu'ils lui soient donnés à voir ou à entendre, ne reçoit aucune réponse satisfaisante. Il faut être philosophe pour en conclure à la nécessité de soupçonner tout témoignage des sens. C'est ce que faisait déjà à sa manière Socrate en tenant les idées pour la seule réalité. Faute d'avoir accompli cette réforme intellectuelle, le vulgaire s'estime assuré de ce qu'il voit et de ce qu'il entend. Ce faisant il rêve sa vie : qu'il dorme ou qu'il veille, il prend pour réel ce qui n'existe pas, il prend pour l'objet même ce qui n'en est qu'une image ressemblante. Les choses visibles, les choses sensibles en général ne sont que des rêves, c'est-à-dire des imitations de la réalité. Le vulgaire ne voit qu'elles, c'est-à-dire qu'à la place de la justice qui existe en soi il ne voit que les choses justes, sans jamais être capable de comprendre en quoi elles sont justes. Dira-t-on que peu importe l'exercice intellectuel qui cherche à atteindre les idées, qu'il est superflu et qu'on peut sans inconvénient l'abandonner aux coupeurs de cheveux en quatre ? On pourrait légitimement le dire, si la vie n'apportait pas des contradictions aux opinions superficielles que peut se faire le vulgaire de la justice et des choses justes. On peut estimer qu'il soit juste d'agir comme l'ont toujours fait les anciens, ce qui est assimiler la justice à la coutume. Mais lorsque changent les conditions matérielles d'existence et qu'on rencontre des situations inconnues de la coutume, il faut bien s'élever jusqu'à l'idée de justice pour fixer ce qu'il y a lieu de faire. L'accident qui survient par exemple à celui qui s'écrase une main en déplaçant une grosse pierre avec ses seules forces ne met en cause que sa propre responsabilité, tandis que le l'accident qui survient à celui qui s'écrase une main en déplaçant une grosse pierre avec une machine met en cause la responsabilité du propriétaire de la machine. Il peut arriver aussi qu'une coutume s'oppose à une autre coutume : si des gens d'origine étrangère et musulmans convaincus croient suffisant d'expliquer l'excision de leur petite-fille par leur coutume, il est clair qu'on leur demande de s'élever à une autre conception du juste que celle qu'ils ont héritée de leurs anciens. Il est donc manifeste que ceux qui tiennent pour juste ce qu'ils ont vu toujours tenu pour juste vivent dans le rêve et que seuls sont dans la réalité les hommes capables de s'élever jusqu'à l'idée du juste. Les premiers ne forment qu'une opinion (doxa), les seconds seuls forment un jugement ou connaissance (gnômè) ; les uns opinent tandis que les autres jugent. Ce sont là deux sortes de pensée (dianoia). Il ne suffit pas cependant que le philosophe les distingue l'une de l'autre, il faut aussi qu'il puisse répondre au vulgaire qui ne manquera pas de se fâcher lorsqu'on lui dira qu'il ne fait qu'opiner (doxazein) au lieu de juger ou connaître (gignôskein). Socrate recommande ici l'attitude qui est constamment la sienne avec les interlocuteurs qu'il interroge dans l'espoir de démontrer la fausseté de l'oracle qui a fait de lui le plus savant des hommes. Hippias, ou Euthyphron, ou Gorgias ne voudra pas admettre en effet que la sorte de pensée qui est la sienne ne soit rien, et il aura d'ailleurs raison de ne pas vouloir la tenir pour néant : il faudra donc la situer avec exactitude par rapport au jugement ou connaissance. Et pour commencer il faudra bien admettre que celui qui opine connaît quelque chose et non pas rien, car le rien, le non-être n'est aucunement connaissable. On ne peut pas connaître le non-être, on peut seulement connaître plus ou moins ce qui appartient à l'être. Derrière cet énoncé d'apparence relativement anodine il y a en réalité deux principes d'importance. Le premier renvoie au mouvement par lequel se constitue la connaissance : on ne passe pas de l'ignorance totale au savoir absolu. Entre savoir absolument et ignorer totalement il n'y a pas une alternative. Sans doute l'homme est-il dans son enfance ignorant de tout, et petit à petit détenteur d'opinions de plus en plus nombreuses. A mesure que son expérience s'étend, s'il se soucie quelque peu de résoudre ses contradictions, il lui faut constituer des connaissances. Mais ceci ne se fait pas en décidant purement et simplement de substituer celles-ci à celles-là. Il y a tout un cheminement, dont l'allégorie de la Caverne donne une description précise. L'une des leçons qu'on peut tirer de ce texte fameux, et que pourtant l'on néglige trop souvent de formuler, est que nul ne naît ailleurs que dans la Caverne. Il faut en sortir, soit ; mais s'il faut en sortir, ce n'est que parce que on s'y trouve nécessairement d'abord. Le jugement ou connaissance doit assurément rompre avec l'opinion par une sorte de révolution audacieuse, mais il a en elle son point de départ. Telle est la première raison d'affirmer que l'opinion ne porte pas sur le non-être. Le second principe qu'elle exprime est que ce qui est connaissable est réel et réciproquement que ce qui est réel est connaissable. Il n'y a donc rien d'inconnaissable dans le réel. C'est un principe dont la validité n'est pas discutable sur le plan scientifique : on n'entreprend pas de constituer une science de la nature, si l'on pense qu'elle doit avoir une limite infranchissable, qu'elle a des bornes au-delà desquelles commence l'insondable mystère. La connaissance de la nature élabore sans fin des théories, qui rendent compte de plus en plus profondément de l'existence réelle. Cependant tous les philosophes ne seront pas d'accord pour admettre que tout est connaissable dans le réel. Certains d'entre eux, qui sont soumis à la théologie, déclarent qu'il y a un être inconnaissable, dont les qualités sont au-delà de l'intelligence humaine et devant lequel il faut s'humilier. Ils s'imaginent une sorte d'être incomparable aux êtres qui forment l'objet de la connaissance scientifique, qui leur est transcendant, qui ne peut être atteint par les moyens de la connaissance de la nature, ni par aucune sorte de moyens humains. Tel est le point de vue soutenu par Saint Thomas d'Aquin, Maïmonide, Descartes, Kant et beaucoup d'autres. La philosophie de Platon est à l'opposé de cette théologie obscurantiste et l'on trouve dans sa filiation Spinoza, Hegel, Marx et quelques autres. Ce principe est la pierre d'achoppement sur laquelle se séparent deux conceptions du monde. Cette sorte de pensée qu'est l'opinion se rapporte donc à quelque chose qui est et non pas à rien. Mais en même temps qu'on l'admet il faut reconnaître aussi qu'elle ne se rapporte pas à l'être, car elle est autre chose que le jugement ou connaissance. La connaissance est la pensée de l'être, l'ignorance (agnoia) est celle du non-être. De quoi l'opinion peut-elle être la pensée ? Avant de répondre à cette question conviendrait-il d'abord de se poser celle de savoir si l'ignorance doit être rapportée au non-être ? Contre ce qui est affirmé ici, il y aurait lieu de proclamer que l'ignorance n'est pas la pensée du non-être, mais qu'elle est plutôt la non pensée, le défaut de pensée de l'être. Or en vérité cette affirmation n'a pas pour fin de définir ce qu'est l'objet de l'ignorance, mais comme je viens de l'établir ci-dessus d'affirmer la totale capacité qu'a la pensée de connaître l'être. Il arrive souvent dans la philosophie de Platon que le sens d'une affirmation ne se découvre pas directement, mais seulement quand on énonce de quelle négation elle est le contraire. On découvre alors derrière la définition apparente A est B, la proposition plus intéressante B est A. On peut donc maintenant sans tarder davantage en venir à l'objet de l'opinion, qui n'est ni l'être ni le non-être. " Il y a des choses qui sont et ne sont pas, elles sont un intermédiaire entre l'être et le non-être " (477a). Il est prévisible en cet endroit que l'entretien va s'orienter vers l'examen du devenir. Ce qui devient est ce qui a génération et corruption, ce qui naît et meurt, qui se distingue de l'être pur, de l'être en soi qui jamais ne naît ni ne meurt. Ainsi par exemple par rapport à la beauté de la jeune fille, qui apparaît à un certain moment et qui disparaît à un autre, qui est éphémère, il y a un beau en soi qui est éternel. Tandis que la connaissance ou la science (epistèmè) a celui-ci pour objet, l'opinion a pour objet le beau qui naît et qui meurt. Mais, pour l'heure, ça n'est pas dans cette voie que se poursuit le dialogue : il ne précise pas la possibilité d'un quelque chose qui à la fois serait et ne serait pas, qui reste une conjecture. Il ne se donne pas pour but de légitimer l'opinion par le devenir, mais au contraire le devenir par l'opinion. C'est pourquoi Socrate propose à Glaucon d'établir une distinction. Ce qui suit, le passage 477b-478d, doit être lu avec prudence, parce que les tournures du grec autorisent l'élision des substantifs, que ne permet pas le français élégant. Les traducteurs auraient l'impression de parler petit nègre s'ils traduisaient littéralement ce qu'écrit l'auteur. Ils se résignent donc bon gré mal gré à introduire dans ses phrases les substantifs qui leur semblent y manquer. C'est ainsi qu'apparaissent dans leurs versions les mots faculté (faculté d'opiner, faculté de juger), objet (de ces facultés) et effet (de ces facultés), où Platon désigne seulement une certaine force, ou vertu, ou puissance, ou pouvoir (dunamis), ce sur quoi elle s'exerce (ef ô te esti) et ce qu'elle produit sur lui (o apergazetai). En élidant les substantifs la langue grecque semble ne pas pouvoir jouir de la même abstraction que la langue française : les tournures comme "ce sur quoi" ou "ce que" semblent grossières ou maladroites. En réalité c'est tout le contraire : la traduction alourdit la pensée de l'auteur et la fausse. "Tradutore, traditore" ! Il n'y a dans la philosophie de Platon ni faculté de juger, ni faculté d'opiner ; ni un objet qui serait l'être, un second le non-être et un troisième l'intermédiaire entre l'être et de le non-être ; ni même un effet qui serait la connaissance ou l'opinion. Le prétendu objet et le prétendu effet n'ayant de sens que relativement à la prétendue faculté, la seule chose qu'il convienne de discuter est de savoir s'il y a des facultés. Platon n'emploie le mot "dunamis" qu'afin de dire que nous sommes effectivement capables d'opiner ou de juger. Ce substantif beaucoup plus général, et beaucoup plus imprécis du même coup, que le mot faculté exprime seulement un constat et nullement une théorie : nous pouvons opiner et nous pouvons juger. Jamais Platon ne dit que nous avons la faculté d'opiner ni celle de juger, ni que la première produit des opinions et la seconde des jugements, ni que l'objet de l'une est l'être et celui de l'autre l'intermédiaire de l'être du non-être. On ne trouve dans la République aucune théorie des facultés. Ce n'est pas une lacune, c'est un choix philosophique. Lequel ne peut nullement surprendre le lecteur attentif à la formule que j'ai commentée il y a quelques instants : " ce qui est absolument est connaissable absolument ; to men pantelôs on pantelôs gnôston " (477a), avec laquelle il est étroitement cohérent. Une doctrine qui affirme que l'homme a telle faculté est bientôt conduite à affirmer qu'il a également telle autre faculté. Non seulement elle devra lui reconnaître autant de facultés qu'il est capable d'actes différents et elle risque par là d'être conduite à en accumuler un nombre absurde, comme on le voit chez Kant, qui se condamne lui-même dans la Critique du jugement à admettre trois (!) facultés de connaître ; mais elle oppose forcément aux facultés qu'elle lui reconnaît celles qu'elle ne lui reconnaît pas, comme on le voit chez Kant, qui se condamne lui-même à rendre la faculté de connaître subjective, c'est à dire incapable de connaître ce que sont les choses en soi. Dieu merci, rien n'est plus éloigné de la pensée de Platon. |
Leçon XII (République, 478e-480a)
- Il nous reste donc à trouver, ce semble, quelle est cette chose qui participe à la fois de l'être et du non-être, et qui n'est exactement ni l'un ni l'autre. Si nous la découvrons nous l'appellerons à bon droit objet de l'opinion, assignant les extrêmes aux extrêmes, et les intermédiaires aux intermédiaires, n'est-ce pas ? (trad. Baccou+Dorion) |
Comprendre ce qui fait la spécificité et la supériorité de la philosophie exige de procéder à la distinction entre opiner et juger ou connaître. Opiner n'est ni connaître ni ignorer, et c'est pourtant quelque chose que nous pouvons faire. Le passage précédent a rompu l'alternative entre ignorer et connaître. Une seconde rupture doit maintenant être coordonnée à la précédente, celle de l'alternative entre être et non-être. Le jugement ou la connaissance est la pensée de l'être, et l'opinion ne peut pas être la pensée du non-être : il faut que ce soit la pensée d'une alternative à l'être et au non-être. Elle n'est identifiée dans ces pages que de manière allusive et par conséquent la tâche du commentaire est d'éclairer et de développer ce qui n'est qu'implicite. Quelques indices lui permettent de s'orienter et de déterminer ainsi la nature de l'être, celle du devenir et aussi celles de leurs rapports. Socrate considère d'une part que connaître et ignorer sont deux contraires et d'autre part qu'opiner n'est réductible à aucun des deux. Or connaître c'est penser les idées pures : connaître le beau c'est penser le beau en soi, connaître le juste c'est penser le juste en soi, connaître le pieux c'est penser le pieux en soi. Ainsi lorsque que dans Euthyphron on demande au devin ce qui est pieux et que celui-ci répond que la piété consiste à poursuivre le coupable et que c'est précisément ce qu'il est en train de faire, à savoir traîner devant les tribunaux son propre père qui a maltraité un esclave, ce qu'il expose n'est pas la connaissance du pieux. C'est seulement l'exemple d'une action pieuse, ou qu'il prétend telle, et sur la piété de laquelle il y aurait tout lieu de discuter. L'insuffisance de cette première proposition lui ayant été signalée, il en fait une deuxième et déclare que ce qui agrée aux dieux est pieux, tandis que ce qui ne leur agrée pas est impie. Socrate a beau jeu de lui objecter quantité de circonstances rapportées par les poètes où ce qui est agréable à un dieu ne l'est pas à un autre. Euthyphron croit alors se sauver en proposant de déterminer l'action pieuse comme celle qui est approuvée par tous les dieux. Pourtant il ne tient manifestement pas encore par là une idée satisfaisante du pieux en soi, puisqu'il est incapable de décider si ce qui est pieux est approuvé des dieux comme étant pieux, ou bien si cela est pieux parce que les dieux l'approuvent (10a). Il avance alors une quatrième définition, selon laquelle la piété est la partie de la justice qui concerne les soins dus aux dieux. Socrate l'interprète de manière particulièrement réjouissante en déclarant qu'elle constitue donc " une technique commerciale réglant les échanges entre dieux et hommes " (14e). De très mauvaise grâce le devin accepte cette traduction, mais il ne peut en supporter la conséquence, à savoir que les dieux gagnent quelque chose à commercer avec les hommes. Cette affirmation implique qu'il manquerait quelque chose aux dieux et l'on ne peut concevoir rien de plus impie ! Une discussion telle que celle-ci montre à l'évidence la nécessité de passer de la considération des choses pieuses à celle du pieux en soi. On peut dire que tous les dialogues platoniciens sont l'illustration de cette nécessité. Elle légitime présentement l'interpellation du contradicteur imaginaire, qui refuserait qu'il y ait un pieux en soi, un pieux toujours identique à lui-même au-delà des choses pieuses. L'entretien que je viens de rapporter montre de manière éclatante qu'une action pieuse, quelle qu'elle soit, a aussi un côté impie. Il est sans doute pieux de punir les mauvais traitements exercés contre les esclaves, mais il est impie de mettre son propre père en accusation ; il est sans doute pieux de défendre Troie parce que cela plaît à Aphrodite, mais cela est impie parce que cela déplaît à Athéna, etc. Même lorsqu'il croit s'élever à une définition universelle, Euthyphron n'est pas à l'abri d'une contradiction puisque ce qui est pieux parce qu'il plaît à tous les dieux n'est pas nécessairement la même chose que ce qui plaît à tous les dieux parce qu'il est pieux. Il en va de même quant aux soins dus aux dieux, et pour la même raison : puisqu'ils peuvent leur être dus tant parce qu'ils leur plaisent que parce qu'ils sont justes. Si une action pieuse a toujours en même temps quelque côté impie, si une chose belle a toujours en même temps quelque côté laid, il y a donc de la contradiction dans les jugements portés sur les choses. Cette affirmation doit encore être précisée, car il faut en déterminer la portée. C'est en effet une chose de dire que cette contradiction tient au point de vue adopté, et c'en est une autre de dire qu'elle tient à la nature sensible des choses. Hésiter à qualifier de pieuse ou d'impie l'action de poursuivre en justice son père qui a maltraité un esclave, selon qu'on considère dans cette action ce qui est dû à l'esclave et ce qui est dû à son père, cela tient à ce qu'on peut adopter sur elle deux points de vue différents. Dans ces conditions ce qui fait la contradiction, c'est la subjectivité des points de vue. Or l'intention de l'auteur n'est nullement de conduire son lecteur à un quelconque relativisme. Déclarer qu'il n'y a pas de vérité absolue, employer la sotte formule : " à chacun sa vérité ", c'est se situer au niveau de l'opinion, au niveau le plus vulgaire et non à celui de la philosophie. Platon veut établir que la contradiction n'est pas seulement entre ce qu'opine l'un et ce qu'opine l'autre, mais qu'elle est dans la nature des choses en tant qu'elles sont sensibles. Afin de le montrer, après la contradiction du pieux et de l'impie comme du beau et du laid, il en considère d'autres relativement auxquelles on n'a pas coutume de dire que les divergences relèvent d'une question de goût. Il ne parle plus de ce qui pourrait relever d'une estimation subjective, mais de ce qui relève de la mesure : le grand et le petit, le léger et le pesant, la moitié et le double. Cela se détermine par exemple avec un mètre, avec une balance, ou même avec un calcul mathématique. Par conséquent si les jugements divergent à leur sujet, ce n'est plus à cause de la relativité des points de vue. Car ce ne sont plus les apparences qui sont en cause, ce sont les choses elles-mêmes, en tant qu'elles sont sensibles. Je reprends le premier exemple, qui est aussi le plus abstrait des trois, et qui pour cette raison se transpose aisément sur les deux autres. Une quantité donnée est double d'une autre : vingt est double de dix. Mais vingt n'est pas pour autant double en soi : il n'est double que relativement à dix, qu'à la condition de prendre dix pour référence, de le retenir comme terme d'origine du calcul. Cependant dix n'a pas plus de titre à être tenu comme référence que n'importe quel autre nombre. Relativement à un autre terme de comparaison vingt ne sera pas double mais moitié. Si vingt est la moitié de quarante, vingt n'est pas pour autant la moitié en soi. En soi aucune quantité n'est double ni moitié, elle n'est double que relativement à l'une, en même temps qu'elle est moitié relativement à l'autre. L'idée en soi du double est autre chose que vingt, et l'idée en soi de la moitié est autre chose que vingt. A plus forte raison, si l'on passe de la comparaison des quantités abstraites à celle des longueurs ou à celle des masses, le double en soi est autre chose que vingt mètres ou vingt kilos, la moitié en soi autre chose que dix mètres ou dix kilos. A plus forte raison encore l'idée du double est autre chose que vingt kilos de pommes de terre et l'idée de la moitié autre chose que dix mètres de tissu Prince de Galles. Ce qui apparaît dans le propos très allusif de Socrate, c'est la distinction entre l'abstrait et le concret. Plus on entre dans la réalité concrète, plus les idées qui permettent d'en faire l'analyse sont mêlées les unes aux autres, jusqu'à la contradiction. Dans l'analyse d'un acte tel que celui d'Euthyphron, il y a de la soumission aux principes, il y a aussi de l'opportunisme ; il y a de la justice et de la piété, il y a aussi de l'injustice et de l'impiété. Dans un spectacle tel que ceux qu'apprécie l'amateur, qui objecterait qu'il n'a que faire de l'idée de beauté, dans un spectacle comme un film projeté dans une séance de cinéma, il y a des scènes qui sont à la fois belles et laides, des décors qui sont à la fois beaux et laids, des visages et des corps d'acteurs qui sont à la fois beaux et laids, etc. L'harmonie des couleurs, celle des proportions, celle du rythme, etc. ne sont faites que de tensions entre les contraires. Parce que cela est vrai de n'importe quel film, je prends l'exemple d'une œuvre très célèbre, les Temps modernes de Charles Chaplin. C'est une des plus belles réalisations du cinéma de tous les temps, indiscutable. On voudra donc bien me dispenser d'examiner si le film est beau. Mais sa beauté vient-elle de celle du vagabond ? Vient-elle de l'image qu'il donne de l'usine ? Des gestes répétitifs des ouvriers sur la chaîne ? Des écrous qu'il doit serrer ou de l'automate qui lui donne à manger pendant qu'il ne cesse de travailler ? Ou bien celui qui cherche à quoi tient la beauté de ce film doit-il faire abstraction des scènes relatives à l'usine pour la trouver dans les autres ? On peut se poser des questions parfaitement analogues relativement aux scènes de la manifestation des grévistes et de la prison, de la nuit dans le grand magasin ou du service de restauration dans le dancing. Par ailleurs un film ne se réduit pas aux images, il comporte aussi une bande son. En l'occurrence si le film est effectivement sonore, il n'est pas parlant : les paroles proférées par les bouches humaines sont inintelligibles, seules celles qui sortent des machines peuvent être comprises ! Par où que l'on prenne ce film, élément par élément, la beauté de chacun est discutable. Elle l'est tellement qu'on peut le déclarer laid. Dans ce film, ni dans aucun autre, ni dans aucun spectacle l'idée abstraite du beau ne se montre à nu. Dans aucune réalité sensible ne se dévoile dans sa pureté aucune idée, ni celle du bon, ni celle du pieux, ni celle du juste, etc. Aucun acte n'est peut-être jamais ni tout à fait juste ni tout à fait injuste, aucun spectacle n'est peut-être jamais ni tout à fait beau ni tout à fait laid. La réalité sensible, celle qui est vue, entendue, etc. est toujours un mélange du juste et de l'injuste, du beau et du laid, en même temps que de toutes sortes d'autres idées qu'on y décèle plus ou moins aisément. Le sensible est toujours contradictoire. La devinette enfantine, dans le sens du moins que veut lui donner Platon, le manifeste avec éclat : " C'est l'histoire d'un homme qui n'est pas un homme, qui vise et qui ne vise pas, sur une branche qui n'est pas une branche, un oiseau qui n'est pas un oiseau et qui lui lance et ne lui lance pas une pierre qui n'est pas une pierre ". Cette énigme où rien n'est ni n'est pas ce qu'il est, où l'on ne peut dire de rien ni oui ni non, ne serait pas un cas exceptionnel, mais au contraire l'illustration d'une loi universelle de la nature dans laquelle toute chose est à la fois elle-même et son contraire. Pour commencer toute chose est et n'est pas. Toute chose est à la fois sèche et humide, chaude et froide, pour reprendre les qualificatifs ordinairement mis en opposition par la pensée grecque archaïque. C'est donc en application de la règle commune et universelle que l'eunuque est un homme et pas un homme, sa visée une vue d'un œil et pas une vue de l'autre, son jet un lancer et pas un lancer, la chauve-souris un oiseau et pas un oiseau, la pierre ponce une pierre et pas une pierre, le roseau une branche et pas une branche. Tout est et n'est pas. Ceci ne se comprend correctement que dans une philosophie qui est à l'opposé de l'éléatisme, à savoir celle de Héraclite. Car aucun autre que le philosophe d'Ephèse n'a dit : " nous nous baignons et nous ne nous baignons pas deux fois dans le même fleuve ; nous sommes et nous ne sommes pas " (Fragment 49a, édition Voilquin). Il ne s'agit pas de la vague pensée de la mobilité des choses que jamais l'on ne pourrait retrouver identiques, ni du vulgaire sentiment que tout passe et tout trépasse, bref que tout est mortel. A une interprétation aussi peu philosophique suffiraient les propositions négatives : nous ne nous baignons pas et nous ne sommes pas. Ce qui caractérise cette philosophie au contraire c'est de tenir fermement et simultanément les propositions négatives avec les affirmatives. Il n'est pas vrai que nous nous baignions deux fois dans le même fleuve et que nous soyons ; il n'est pas vrai non plus que nous ne nous baignions pas deux fois dans le même fleuve ni que nous ne soyons pas. Ce qui est vrai des choses concrètes ne peut s'énoncer ni dans la simple proposition qui en affirme un attribut déterminé, ni dans celle qui le leur nie. Comme le dit Glaucon : " les choses belles paraissent elles-mêmes forcément laides sous quelque rapport " (479ab), et les choses existantes paraissent elles-mêmes forcément non existantes sous quelque rapport ! Nul autre que Héraclite n'a dit : " le feu vit la mort de la terre et l'air vit la mort du feu ; l'eau vit la mort de l'air et la terre celle de l'eau " (Fragment 76). Il montre par là que même ce que tous les Anciens tenaient pour des éléments, c'est-à-dire pour les réalités indécomposables desquelles sont composées toutes les réalités complexes, innombrables, différentes à la fois entre elles et de ces éléments eux-mêmes, ne sont pas irréductibles l'un à l'autre. L'un vit la mort de l'autre, c'est-à-dire que l'un est à la fois lui-même et l'autre, que l'un dans l'autre à la fois disparaît et paraît, se dissout et se manifeste. Chacun est lui-même et l'autre. Cette philosophie est peut-être moins bien comprise de Glaucon que de son maître, car après l'avoir résumée en indiquant : " On ne peut les concevoir avec certitude ni comme étant, ni comme n'étant pas ", il ajoute maladroitement : " ni comme étant les deux choses à la fois, ni comme n'étant ni l'une ni l'autre " (479c). Cependant il ne suffit pas de constater que Socrate ne le reprend pas en cet endroit pour en conclure qu'il l'approuve, car il précise trois répliques plus loin qu' " il appartient à la puissance qui tient le milieu entre juger et ne pas juger de saisir ce qui erre dans le milieu entre être et ne pas être ; tè metaxu dunamei to metaxu planeton aliskomenon " (479d). Ce qui erre n'est pas ce qui pourrait se tenir constamment à égale distance de l'être et du non-être : d'une telle chose une définition simple et fixe pourrait être donnée, qui constituerait un troisième terme alternatif à l'être et au non-être, comme le bleu est alternatif au jaune et au rouge. Le bleu n'est ni le jaune ni le rouge. Mais au contraire l'existence est à la fois l'être et le non-être. On dit que Platon aurait suivi les leçons de Cratyle, qui aurait lui-même été disciple de Héraclite. Que ce soit par cette filiation ou par toute autre voie, la connaissance et la maîtrise de la philosophie éphésienne est manifeste dans ce passage. Par rapport à l'abstraction le concret est toujours d'une complexité et d'une confusion extraordinaires. C'est à tel point qu'on pourrait avoir la tentation de distinguer et d'opposer le monde des idées, où tout serait simple, net et précis, au monde des choses matérielles, où au contraire tout serait contradictoire et confus. Ce choix n'est pas conforme à la philosophie de Platon, et je ne vois d'ailleurs pas comment on pourrait appeler philosophique une doctrine qui séparerait le monde intelligible du monde sensible. Il n'y a pas deux mondes mais un seul, car la réalité concrète ne s'analyse qu'au moyen des idées les plus abstraites. A ceux qui ne sont capables que de regarder la multitude des belles choses et qui ne voient pas la beauté en soi, ne s'opposent pas ceux qui réciproquement seraient capables de voir la beauté en soi et ne regarderaient pas la multitude des belles choses. Car c'est afin de comprendre la multitude des belles choses, qu'il faut être capable de concevoir l'idée du beau. Et ce n'est en outre qu'en partant du multiple qu'on peut parvenir à l'un. Si l'on s'élève à la connaissance, et si l'on ne s'en tient pas à l'opinion, c'est parce qu'on fait le passage, l'ascension de celle-ci à celle-là. Comme le montrera l'allégorie de la Caverne, on ne sort de la Caverne que parce qu'on en vient, et pour y retourner. En d'autres termes, l'abstraction n'est pas un domaine à part du concret ; elle est un terme auquel on ne s'élève qu'en partant de ce dernier d'une part, et d'autre part dans le seul but de retourner à ce dernier. L'enjeu de ce voyage qui ramène celui qui le fait au point d'où il était parti, est de le transformer d'ami de l'opinion (filodoxos) en ami de la sagesse (filosofos), pour s'attacher à l'être (to on), à ce qui est. Cela ne signifie pas que les amis de l'opinion s'intéressent à des choses qui n'existent pas, mais qu'ils sont incapables de concevoir la vérité de ce qui existe, parce qu'ils n'élèvent pas leur pensée jusqu'aux idées. Il suffit de replacer ce texte dans le dialogue tout entier, dont l'un des buts, explicite bien qu'indirect, est de se forger une doctrine politique claire, pour reconnaître la nécessité du détour par les idées pour le bon gouvernement de la République. Il en va d'ailleurs de même pour le bon gouvernement de soi. L'opinion conduit tout droit à la tyrannie dans la Cité et en soi, parce qu'elle maintient la pensée au niveau de la confusion. Il faut avoir l'esprit confus pour s'imaginer faire son bonheur sur le malheur des autres, tant au niveau public qu'au niveau privé. La philosophie, parce qu'elle démêle l'idée du juste de la confusion de l'existence, guide celle-ci vers le bonheur. Le philosophe n'est pas quelqu'un qui entreprend de faire son bonheur "dans les nuées", ainsi qu'Aristophane en accuse plaisamment Socrate. Il est permis au poète de prendre des licences avec la vérité, et de montrer le philosophe ne se plaisant nulle part ailleurs que suspendu par un panier dans les airs (cf. les Nuées). Mais il faut savoir que Socrate n'a jamais cessé de vivre les deux pieds sur terre dans la République d'Athènes, et d'y mener une lutte politique sans doute fort éloignée de celle que se livraient les fractions, mais d'autant plus soucieuse du bien commun. Ni de la fraction tyrannique, ni de la fraction démocratique, honni de l'une et de l'autre, parce que soucieux du bien public et non de l'intérêt partisan, tel est le philosophe. |
L'intelligence et l'intelligibilité
Leçon XIII (République, 506d-509c)
- Nous serons satisfaits si tu nous expliques la nature du bien comme tu as expliqué celle de la justice, de la tempérance et des autres vertus. (trad. Baccou+Dorion) |
Développant l'idée que les magistrats de la Cité devaient être les philosophes, Socrate a indiqué que leur éducation devait être menée jusqu'à la connaissance du bien. Il est maintenant pressé par Glaucon de s'expliquer au sujet de celui-ci comme il l'a fait de la justice. Il s'exécute par le truchement d'une allégorie, présentant d'abord celui qu'il appelle " le fils du bien ". Il ne lui reste plus ensuite qu'à traduire un à un les éléments de son allégorie pour atteindre le bien lui-même. Il manque toutefois encore quelque chose à ses explications, puisque l'identification la plus précise qu'elles puissent donner du bien est qu'il est le père de son fils ! Le reste est superlatif. D'où le rire de Glaucon : "divine supériorité !". On ne peut pourtant sous-estimer les indications qui sont données ici, car le parallèle entre le visible et l'intelligible nourrit la réflexion du lecteur et l'autorise à identifier suffisamment le bien en ayant à l'égard de sa propre pensée la plus haute des exigences, et d'ailleurs la seule possible, à savoir celle de l'intelligibilité. S'il faut donner au bien un nom plus explicite, je le désignerai volontiers sous celui de l'intelligence. Socrate fait le difficile lorsque ses disciples lui demandent d'achever l'explication du parcours éducatif des plus hauts magistrats de la Cité. Et de fait, si l'on songe que pour être complet à ce sujet il lui faudra encore au-delà de l'allégorie de la Caverne expliquer tout le parcours des sciences (521c-534e), on peut reconnaître qu'au moment où la demande lui est présentée, les conditions d'une réponse complète ne sont pas réunies : " il me paraît trop haut pour que l'élan que nous avons nous porte à présent jusqu'à la conception que je m'en forme " (506e). S'élever jusqu'au bien suppose en effet un long cheminement qui passe par l'arithmétique, la géométrie, la stéréométrie, l'astronomie, l'harmonie pour aboutir enfin dans le dialogue. Cette préparation ne se règle pas en deux mots. Il propose donc une allégorie, une image du bien, afin de satisfaire à la demande sans exiger ni de lui-même ni de ses auditeurs un effort intellectuel insuffisamment préparé. Par ailleurs avant d'entrer dans le vif du sujet il procède à la distinction du visible et de l'intelligible, c'est à dire du concret et de l'abstrait. Le visible est multiple, l'intelligible est unique ; le visible est constitué par exemple de multiples choses belles, tandis que l'intelligible est constitué par l'idée unique du beau. Les choses belles, en aussi grand nombre qu'elles soient, ne sont belles que dans la mesure où elles peuvent être rapportées à l'idée unique du beau. Une chose quelconque n'est dite belle que parce qu'à la question de savoir "ce qu'elle est ; o estin" (507b), on peut dire qu'elle est belle. Ce qu'elle est, en l'occurrence belle, est un attribut qui ne peut lui être retiré. Au contraire beaucoup d'autres choses peuvent lui être retirées, parce que relativement à sa beauté elles ne sont présentes en elle que accidentellement. Si cette chose est en même temps grande plutôt que petite, lourde plutôt que légère, sphérique plutôt que cubique, etc. toutes propriétés visibles, j'en fais abstraction quand j'affirme qu'elle est belle. Elle pourrait être au contraire petite plutôt que grande, etc. sans que cela diminue en rien sa beauté. Sa beauté ne tient qu'au rapport qu'elle a avec l'idée intelligible du beau. Il est vrai que sa grandeur ne tient qu'au rapport qu'elle a avec l'idée intelligible du grand et sa lourdeur avec l'idée du lourd, etc. Mais dans une chose sensible grandeur, lourdeur, cubicité, etc. sont toujours mélangées avec la beauté. La beauté ni aucune autre qualité n'y apparaissent dans leur pureté. C'est bien la raison pour laquelle la connaissance de toute chose, si concrète soit-elle, doit passer par les idées, autrement dit par l'abstraction. Ceci rappelle utilement ce qu'est le rapport du sensible (orômenos) et de l'intelligible (nooumenos). La discussion, parce qu'elle vise à donner du bien dans le domaine intelligible une image dans le domaine sensible, inclinerait le lecteur inattentif à séparer les deux domaines, à admettre que l'un puisse exister indépendamment de l'autre. On rencontre ici une fonction particulière de l'allégorie, qui ne se retrouve pas généralement toutes les fois que Socrate recourt à ce procédé d'exposition. Lorsque le dans Théétète il explique au jeune géomètre que sa fonction est d'aider les esprits à accoucher de leurs idées, comme celle de sa mère était d'aider les femmes à accoucher de leurs enfants, la fonction de l'allégorie n'est que de donner de l'activité socratique une image dont elle est complètement indépendante. Il n'est pas nécessaire au philosophe de passer par l'art de la sage-femme pour parvenir au sien. Socrate, on peut le parier, n'a lui-même jamais aidé une femme à mettre au monde son enfant. Or dans la présente allégorie les choses sont toutes différentes, car ce qui fait image et ce dont elle fait image ne sont pas séparables. Le visible est l'image de l'intelligible, mais nul ne peut se situer dans l'intelligible sans être en même temps dans le visible. Il n'y a pas deux mondes ; on n'a pas le droit de dire qu'il y en ait deux, sauf par abstraction. L'allégorie du soleil fils du bien prépare deux autres allégories, qui lui succèdent immédiatement dans le texte de la République, celle de la ligne (509c-511e) et celle de la Caverne (514a-519c). On y retrouvera l'étroite coordination entre l'image et ce dont elle est l'image. Platon feint de ne pas savoir qu'il en va de la vue comme de toutes les fonctions sensorielles et de l'œil comme de tous les organes des sens. Chaque organe ne peut remplir sa fonction que parce qu'entre lui et ce dont il atteste l'existence et les qualités est passé un signal. Entre la cloche par exemple et l'oreille passe un signal sonore. Il importe peu de savoir si ce signal est constitué de l'émission de particules ou d'un ébranlement ondulatoire. Dans un cas comme dans l'autre la cloche aurait beau être sonore et l'oreille aurait beau être capable de l'audition, faute de signal allant de l'une à l'autre, celle-ci n'entendrait pas celle-là. En ignorant délibérément que cela est vrai de tous les sens, l'auteur d'une part économise les moyens de son allégorie en se dispensant de parler de monde audible, etc. et d'autre part ne fait que rejoindre le sentiment commun qui privilégie la vue sur tous les autres sens et ramène généralement au visible tout le sensible. Ce qui compte dans son explication ce n'est pas la légitimité scientifique d'une distinction entre la vue et les autres sens, mais sa portée symbolique. Donc pour qu'il y ait une vision, s'il faut premièrement un visible et deuxièmement un œil, il faut aussi troisièmement de la lumière. Le même visible et le même œil ont beau être présents l'un à l'autre dans la nuit noire, il n'y a alors aucune vision. " Ce n'est pas une petite idée que l'affirmation que le joint qui joint le sens de la vue et la capacité d'être vu a plus de valeur que les autres joints, à moins que la lumière soit sans valeur " (507e-508a). Si ce joint a plus de valeur que tout autre, la raison en est qu'il a sa source dans le Dieu soleil. La supériorité de celui-ci est reconnue partout, même si elle n'est pas officialisée par la mythologie locale. Celle des Grecs comme quelques autres assignent la première place à un Dieu qui n'est pas assimilable au soleil, tandis qu'elles n'attribuent qu'une place secondaire à celui qui y est officiellement associé : Apollon pour les Grecs. Apollon n'est pas le premier des dieux, il est de la seconde génération des Olympiens, fils de Zeus. Sa subordination à celui-ci ne fait donc aucun doute. Pourtant on ne saurait juger de la divinité du soleil par cette seule référence. Car d'abord Zeus lui-même n'est pas tant dieu de la foudre ni du ciel que de la lumière. Mais plus généralement les hommes de tous les pays et de tous les temps adorent le soleil. La raison en est évidente : sa lumière ne donne rien de moins que la vie. Ainsi ont pensé les Egyptiens, les Incas, etc. et continuent de penser tous les hommes. Les religions d'aujourd'hui, même le christianisme, ne le dissimulent qu'imparfaitement. Le monothéisme, s'il n'adore pas ouvertement le soleil, n'en recouvre l'adoration que d'un voile transparent. La Fête-Dieu, fixée à une date proche du solstice d'été, consiste en une procession où l'on porte solennellement une image du soleil, devant laquelle tous se prosternent. Sans doute Platon, tout comme nous, n'entend-il plus que symboliquement la divinité du soleil, mais son propos trouve dans la mentalité commune un écho retentissant. Le dieu de la lumière est donc forcément le premier de tous les dieux. La lumière est par suite la première de toutes les manifestations divines. La vue n'est pas le soleil, puisqu'elle a besoin de sa lumière ; l'œil n'est pas le soleil, puisqu'il a besoin de sa lumière. Mais cette fonction et cet organe sont évidemment propres à en recevoir la lumière : ils sont très semblables au soleil (èlioeidestatos, 508b). Un dernier trait doit être relevé relativement à lui. Pour qu'il y ait une vision, il faut un visible, un œil et la lumière qui a sa source dans le soleil. Mais celui-ci, qui est cause que tout est visible, et qui est donc irréductible au visible, est pourtant lui-même visible. Sans le soleil qui répand sa lumière sur tous les objets, ceux-ci seraient invisibles à mon œil. Le soleil qui rend visible tous les objets est irréductible à un objet visible. Il est pourtant lui-même visible. Le soleil qui est au-delà du monde visible, qui est lui-même la source de tout le visible, peut être vu par l'œil. Cette remarque ne mériterait pas d'être faite, si sa transposition dans le monde intelligible n'avait pas plus d'importance que dans le monde sensible. Le moment est venu de traduire l'image. Socrate a déclaré à Glaucon et à ses auditeurs qu'il allait leur parler du fils du bien. Il leur en a parlé effectivement, puisque que le fils du bien n'est autre que le soleil. Si l'on veut comprendre ce qu'est le bien, il faut maintenant transposer vers lui tout ce qui a été dit du soleil. Cependant avant d'entrer dans cette démarche, il faut en fixer le sens. Il n'y a d'ailleurs rien à dire là qui puisse surprendre, puisque j'ai indiqué il y a quelques instants comment l'allégorie du bien et du soleil impliquait entre ces deux termes un lien qui fût autre que celui d'une chose à son symbole. Qu'il n'y ait pas d'indépendance du soleil par rapport au bien, c'est à dire du sensible (orômenos) par rapport à l'intelligible (nooumenos), c'est ce que le texte manifeste avec fermeté en faisant de celui-là non seulement l'image mais le fils de celui-ci. Afin qu'on n'entende pas le mot fils dans un vague usage symbolique, l'auteur précise que le bien l'a engendré semblable à lui. Certes un fils est semblable à son père, plus que qui que ce soit d'autre, mais surtout, parce que ceci explique cela, il est engendré par lui, produit par lui, issu de lui. Le soleil n'est donc pas seulement l'image dans le monde visible de ce qu'est le bien dans le monde intelligible, il en est aussi le produit. En d'autres termes le bien n'est pas seulement cause de l'intelligible, il est cause aussi, quoique d'une autre manière, du sensible. Avant la traduction de l'image, le rapport du sensible et de l'intelligible est donc fortement marqué comme autre chose qu'une image. Dire que le bien est à l'intelligible ce que le soleil est au sensible, invite à reprendre la métaphore de la vision et à en traduire les termes un à un. L'âme (psukhè) est analogue à l'œil. Comme l'œil est capable de la vue, l'âme est capable de la pensée (nous). Mais comme il ne suffit pas à l'œil pour voir d'être capable de voir, il ne suffit pas à l'âme pour penser d'être capable de penser. Et de la même manière qu'il faut à l'œil pour voir recevoir la lumière du soleil, il faut à l'âme pour penser recevoir du bien la vérité (alètheia) ou, comme on peut le dire aussi, de l'intelligence l'intelligibilité. Dans le monde sensible lorsque manque la lumière du soleil, on n'est pas pour autant plongé dans la totale obscurité, on peut souvent disposer du secours des " flambeaux de la nuit ". Les yeux, s'ils ne sont pas devenus totalement incapables d'exercer leur fonction, c'est-à-dire la vue, en ont cependant perdu la netteté. Il faut se représenter que semblablement dans le monde intelligible, lorsque manque la vérité c'est à dire l'intelligibilité venue de l'intelligence, on n'est pas pour autant plongé dans la totale ignorance : là aussi brûlent les flambeaux de la nuit. L'âme n'est pas devenue totalement incapable de penser, mais elle a perdu la netteté de sa pensée : elle n'a plus que des opinions. Elle ne saisit plus ce qui est, mais seulement ce qui naît et qui meurt. Dans l'obscurité l'être lui échappe, elle ne tient plus que ce qui devient. Au contraire éclairée par l'intelligibilité, elle est capable de former une pensée vraie, c'est-à-dire une connaissance (gnôsis) ou une science (epistèmè). Comme sont possibles deux usages des yeux, l'un avec, l'autre sans la lumière, sont possibles aussi deux usages de l'âme, l'un avec, l'autre sans l'intelligibilité. Sans lumière ou sans intelligibilité on reste dans la confusion. Mais tandis que généralement celui qui est dans l'obscurité connaît aussi la lumière, est conscient de mal voir, s'efforce de voir plus distinctement et de retourner à la lumière, celui qui est dans l'opinion a rarement le sentiment de ce qu'est une connaissance ou une science, il est très satisfait de son opinion, il ne s'efforce pas d'atteindre l'intelligibilité. La plupart des hommes sont comme nés dans l'obscurité et en vivent satisfaits. Le lecteur voit poindre ici l'allégorie de la Caverne. Socrate ayant précédemment déclaré très semblables au soleil l'œil et la vue, il lui faut parallèlement déclarer très semblables au bien l'âme et la pensée, ou la science. Toutefois s'il est nécessaire de reconnaître l'analogie entre la pensée et le bien, il ne faudrait pas non plus les confondre. Le bien est encore infiniment au-dessus de la pensée, autant que le soleil était infiniment au-dessus de la vue. Si les hommes font du soleil leur divinité suprême c'est parce qu'ils ne lui attribuent pas seulement la lumière, mais aussi leur nourriture et leur existence même. La Fête-Dieu, à laquelle je faisais référence il y a quelques instants, est en même temps la fête du pain : au milieu du soleil d'or exhibé solennellement par la procession est visible une hostie, c'est-à-dire une tranche de pain très pur, sans levain. Le soleil est père du blé. Comme le soleil donne aux visibles non seulement la possibilité d'être vus, mais aussi leur naissance, leur croissance et leur nourriture, le bien donne aux connaissables (tois gignôskomenois) non seulement la possibilité d'être connus, mais aussi leur existence (to einai) et leur essence (è ousia). Le parallèle n'est pas possible entre le vocabulaire propre aux visibles et celui qui convient aux connaissables. C'est par une raison de fond : le monde visible est celui de ce qui naît et qui meurt, celui de la génération et de la corruption, celui du devenir. Les choses visibles ne sont jamais exactement assimilables aux idées, elles n'ont donc pas à proprement parler d'essence. Inversement les idées constitutives du prétendu monde intelligible sont ce qui est véritablement, qui ne naît pas et qui ne meurt pas, elles sont bien la seule chose dont on peut affirmer l'être (to einai), précisément parce qu'il est invariablement, de manière immobile, conforme à une essence (è ousia). Si l'œil fait le parallèle de l'âme, la vue celui de la pensée, la lumière celui de la vérité ou intelligibilité, le soleil celui du bien, il y a pourtant un moment où le parallèle doit être rompu. Or cette rupture, loin d'affaiblir en quoi que ce soit l'allégorie, lui confère au contraire un surcroît de sens. Car c'est précisément elle qui est signifiée dans l'affirmation que le bien n'est pas seulement le père de l'intelligibilité, de la pensée et de l'âme, mais qu'il est aussi celui du soleil. Assurément c'est en deux sens différents qu'il est père. Dans les deux cas d'ailleurs le sens est figuré, car il n'est proprement ni le géniteur du soleil, ni le géniteur de l'intelligibilité. Mais tandis que dans le second cas il est cause en tant qu'il explique, dans le premier cas il est cause en tant qu'il produit. "Par Apollon, quelle divine supériorité !" Cette bienveillante plaisanterie de Glaucon ne peut se comprendre vraiment que par référence à l'interprétation du bien qui est implicitement écartée. Celle-ci à vrai dire a été explicitement proposée par l'interlocuteur de Socrate d'abord dans la formulation de sa demande (506b), puis à l'instant pour la reconnaître fausse (509a). Il s'agit du plaisir (èdonè). Il est sans doute extrêmement important pour Platon de nier que le plaisir soit le critère du bien. Quoiqu'il ne pût pas connaître à l'avance tous les déboires qui devaient être ceux d'Epicure pour l'avoir affirmé, il pressentait à l'évidence les accusations qui allaient pleuvoir sur celui-ci. Ces deux philosophes sont en effet exposés à la même haine, celle des prêtres qui, comme Nietzsche l'a relevé à juste titre, sont les plus rancuniers de tous les hommes, y compris dans la nouvelle religion. Platon le premier, Epicure ensuite, définissent le bien autrement que comme ce qui est conforme à la volonté des dieux, dont les prêtres se réservent bien sûr l'interprétation. Ce que veulent les dieux personne ne peut le savoir, et pour cause ! mais les prêtres feignent d'en avoir reçu la révélation. Cela leur confère une situation prédominante tant dans la Grèce comme l'Egypte antiques, qu'aujourd'hui. Le philosophe du Jardin aura payé cher sa franchise. Mais Platon, mis en garde par le procès de son maître, sa condamnation et son exécution a été plus prudent. Pourtant il ne réserve pas sa pensée pour la rendre impénétrable aux prêtres, mais pour une raison exclusivement pédagogique : il se méfie des leçons récitées, pensées mortes dans lesquels il n'y a plus de philosophie, parce qu'elles ne sont pas le produit de l'intelligence vivante, laquelle n'est autre que le bien. Or l'exercice de l'intelligence ne va pas sans le plus grand des plaisirs. Il est vrai que celui-ci n'a rien à voir avec les jouissances vulgaires ; mais il est tout aussi vrai qu'il laisse à chacun la responsabilité du bien. |
Leçon XIV (République, 509d-511e)
- Conçois donc, comme nous disons, qu'ils sont deux rois, dont l'un règne sur le genre et le domaine de l'intelligible, et l'autre
du visible. Je ne dis pas du ciel de peur que tu ne croies que je joue sur les mots. Mais imagines-tu ces deux genres, le visible et l'intelligible? (trad. Baccou+Dorion) |
L'allégorie dans laquelle l'idée du bien était figurée par le soleil n'était que le préambule d'un exposé plus complexe, dans lequel au-delà de la distinction entre les visibles et les intelligibles s'opère maintenant à l'intérieur de chacune de ces deux catégories une autre distinction. Afin de donner une figure claire à son propos, Socrate ne craint pas de s'engager pour finir dans une nouvelle allégorie, celle de la ligne. A travers elle commence à se mettre en place une théorie très globale de la connaissance. Celle-ci est diversifiée en quatre opérations de l'esprit, exposées de la moins claire à la plus claire, donc aussi de la plus trompeuse à la plus véridique. Cependant ces opérations ne sont pas seulement distinguées les unes des autres. Elles ne sont pas simplement juxtaposées les unes auprès des autres sur la figure de la ligne ; elles sont aussi mises entre elles dans des rapports précis. Qui veut comprendre la pensée de l'auteur doit aller au-delà de la simple succession des opérations, de la plus obscure à la plus claire. Il doit aussi partager la ligne en quatre segments, dont les longueurs respectives sont strictement déterminées dans un rapport mathématique simple, qui les affecte toutefois de manière relativement complexe. Or ce n'est pas pour laisser entendre que "nul n'entre ici, s'il n'est géomètre", que les relations entre les opérations de l'esprit sont ainsi déterminées ; l'arithmétique n'est qu'un instrument au service d'une théorie philosophique. Celle-ci n'établit pas seulement des distinctions entre des degrés de la connaissance, mais elle veut montrer aussi comment est possible le mouvement qui va du plus bas au plus élevé d'entre eux. Le but du philosophe n'est pas seulement descriptif, il est aussi pédagogique : il ne peut pas se satisfaire de décrire comment l'ignorant est dans l'ignorance, il veut aussi montrer le chemin qui permet de l'en sortir. La plaisanterie de Glaucon, "quelle divine supériiorité !" (509c) permet une courte pause dans un exposé déjà difficile, quoique imagé, et qui doit devenir encore plus ardu. Socrate déclare avoir négligé beaucoup de choses et laisse entendre qu'il ne sera pas davantage exhaustif dans la suite. Effectivement sa fable du soleil fils du bien n'autorisait qu'une distinction trop simple entre le domaine des visibles et celui des intelligibles. Sa métaphore change de sens : ce n'est plus une simple fiction dans laquelle le soleil fournit une image du bien. Le soleil n'est pas qu'une image, car son existence est à présent prise en compte et il est avec le bien dans un certain rapport ; les visibles ne sont pas qu'une image, car leur existence est à présent prise en compte et ils sont avec les intelligibles dans un certain rapport. On passe donc d'une simple métaphore à un exposé très théorique, dans lequel les deux termes de la métaphore sont également pris en considération, parce qu'ils sont réels l'un et l'autre. Les sensibles, quoiqu'ils ne cessent pas de l'être, ne sont plus uniquement l'image des intelligibles, car les uns et les autres sont également connaissables. Le lecteur doit prendre en compte à la fois la distinction de deux ordres de connaissables, et l'articulation entre eux qui fait des uns l'image des autres. Or relativement à l'une et à l'autre de ces préoccupations la fable précédente a été largement lacunaire. Elle n'a indiqué ni toutes les distinctions qu'il faut établir dans les degrés de la connaissance, ni les rapports précis dans lequel ces degrés entrent entre eux. Il y a non pas deux mais quatre degrés, séparés en deux classes, dont l'une est à l'autre ce que dans chacune un terme est à l'autre. Un tel énoncé est trop abstrait pour une idée finalement simple, et telle est la raison pour laquelle la figure de la ligne est bienvenue. Il y a deux royaumes, celui du visible (oraton) et celui de l'intelligible (noèton), sur lesquels règnent respectivement le soleil et le bien, leurs deux rois. On est invité à figurer les deux royaumes comme les deux segments, expressément déterminés comme inégaux, d'une même ligne. Le segment figurant le visible n'a pas la même longueur que le segment figurant l'intelligible. Ils sont entre eux dans un certain rapport : le visible n'a pas la même valeur de connaissance que l'intelligible. Quoique cela ne soit pas précisé ici, on peut prendre le parti, cohérent avec l'idée d'une plus haute valeur du second, d'admettre que le premier segment soit plus petit que l'autre. Chacun des deux doit à présent être à son tour divisé en deux sections, selon le même rapport (ana ton auton logon, 509d) d'inégalité qui vient de présider à leur séparation l'un de l'autre. Chacune des quatre sections fait ensuite l'objet d'une très rapide explication. La première est celle des images (eikonas, 509e), qui sont aussitôt définies comme les ombres (skias) et les reflets (fantasmata) des objets. Ces derniers forment la seconde section, les animaux comme nous et les plantes, les uns et les autres produits par la nature, mais aussi bien ceux qui sont fabriqués par l'art humain. C'est avec les yeux que sont vues toutes choses visibles, aussi bien celles qui sont tenues pour réelles, vivantes ou fabriquées, que celles qui n'en sont que la projection, ombres ou reflets. Il y a donc dans le royaume du visible un domaine qui est en effet à la ressemblance (omoiôthen) de l'autre, qui inversement est sa référence (ômoiôthè). C'est dire que même sans accéder aucunement ni l'une ni l'autre au royaume de l'intelligible, il y a deux opérations de l'esprit qui touchent au visible, dont l'une l'atteint directement et l'autre indirectement. Dès maintenant peut être mise en évidence l'identification du rapport de l'image à son modèle avec le rapport de l'opiné (doxaston) au connu (gnôston). Dans ce qui est vu il y a d'une part ce qui est vrai et d'autre part ce qu'il ne l'est pas. Celui qui ne connaîtrait des choses que leurs ombres ou reflets, n'en connaîtrait pas ce qui est vrai : il ne formerait à leur sujet qu'une opinion, tandis que celui qui connaît les choses mêmes forme à leur sujet une connaissance. C'est du moins ce que chacun croit. Toutefois la signification précise qu'il faut accorder à chacun de ces degrés de connaissance ne pourra être entièrement décryptée que par l'allégorie de la Caverne, qui seule établira ce qu'il en est de la connaissance directe des visibles et de son éventuelle vérité. Le royaume de l'intelligible est à son tour divisé en deux domaines. Le rapport existant entre ceux-ci n'est pas précisé en cet endroit, mais on sait par ce qui précède qu'il est égal à celui qui a été déterminé entre les deux royaumes. La première indication que donne Socrate oppose deux démarches, celle qui conduit de l'hypothèse à ses conséquences dans la première section, et dans l'autre celle qui va de l'hypothèse à son principe. La première ne s'interroge donc pas sur la valeur de son hypothèse : la raison en est qu'elle effectue le passage d'un royaume à l'autre et que son énergie est toute entière investie dans cette échappée. Elle considère que de la même façon que dans le royaume du visible la première section est l'image de la seconde, cette dernière à son tour est l'image de la première section de l'intelligible. En d'autres termes la première section de l'intelligible forme avec la seconde section du visible un ensemble analogue à celui que forment entre elles les deux sections du visible. Les êtres vivants, animaux et végétaux, avec les objets fabriqués ne sont plus pour la première section du royaume intelligible que des images des réalités qui le constituent (510b et 511a). Les choses existantes sont des images des idées. De ce point de vue par conséquent l'opération de l'esprit à laquelle procède la première section de l'intelligible, loin de tourner le dos aux objets sensibles en fait usage, et parce qu'elle ne rompt pas totalement avec eux, elle est incapable de s'élever jusqu'au principe de l'intelligible. Celui-ci n'est atteint que par l'opération de l'esprit qui caractérise la seconde section de l'intelligible, qui cesse de faire usage des choses existantes, même en tant qu'images, et remonte de l'hypothèse à l'anhypothétique (ep arkhèn anupotheton, 510b). Ce trop bref exposé est vraiment inintelligible et son auteur en est le premier conscient. Une explication plus consistante va donc le suivre afin de préciser ce qu'est chacun des deux degrés de la connaissance dans le royaume de l'intelligible. Ce qui concerne le premier est développé de 510c à 511a. C'est le domaine au moins de l'arithmétique et de la géométrie, qui sont expressément nommées. Les mathématiciens procèdent à des démonstrations. Celles-ci sont déductives, c'est-à-dire qu'elles vont des propositions initiales à leurs conséquences. La démonstration consiste à lier de manière nécessaire une seconde proposition à la proposition initiale, une troisième à la seconde, etc. jusqu'à la conclusion. Une proposition est tenue pour démontrée lorsque la déduction l'enchaîne ainsi, par un nombre quelconque d'intermédiaires, à la proposition initiale. Les mathématiciens démontrent par exemple que la somme des angles du triangle est égale à deux droits en liant cette proposition à la définition, initialement posée, du triangle. Mais justement cette définition quant à elle, en tant que proposition initiale, n'est jamais examinée. La validité de la conséquence repose donc en dernière analyse sur celle de la proposition initiale. Si entre les deux il y a quelques intermédiaires, ils peuvent être tenus pour démontrés ; mais la proposition initiale, par laquelle se fait la démonstration de toute autre, reste nécessairement indémontrée. C'est pourquoi elle est ici nommée une hypothèse, dont il est dit aussi qu'elle n'est jamais rapportée au principe anhypothétique. Les hypothèses telles que le pair et l'impair pour l'arithmétique, mais on peut rajouter toutes les sortes de nombres, entiers, fractionnaires, négatifs, irrationnels, etc. et les hypothèses telles que le triangle ou le cercle, etc. pour la géométrie sont posées comme évidentes à tous (ôs panti fanerôn, 510c). Or si tous les acceptent, la raison en est qu'ils croient les voir dans les objets que produisent soit la nature elle-même, soit les arts humains. Ils voient le cercle dans la lune, dans la pupille de l'œil ; ils voient le pair dans les deux yeux, les deux oreilles, les deux bras, etc. Ces figures et ces nombres sont tenus pour allant de soi. Sans s'engager à présent dans un débat sur l'origine empirique ou rationnelle des éléments mathématiques, on peut pourtant relever que l'hypothèse de leur origine empirique n'a quelque crédit que parce qu'on croit les trouver dans les choses. Assurément l'attitude des mathématiciens n'est pas celle du vulgaire, car alors même qu'ils se servent de leurs doigts pour compter, ou du triangle tracé à la craie sur le tableau pour établir que la somme de ses angles est égale à deux droits, ils ne veulent cependant voir dans leurs doigts ou dans la figure tracée qu'une image grossière, qui peut à la limite être complètement fausse, des vrais nombres et des vraies figures. Comme tous les objets réels les doigts et les figures tracées produisent des ombres et des reflets. Mais le mathématicien les tient eux-mêmes pour des ombres ou des reflets, c'est-à-dire pour des images du vrai pair ou du vrai cercle, etc. qui ne sont que des idées. On a pu définir les mathématiques comme l'art de produire des raisonnements justes sur des figures fausses. C'est signaler légitimement leur capacité d'abstraction. Il n'en demeure pas moins qu'en tant qu'abstractions elles ont nécessairement leur origine dans le concret. Et c'est de ne pouvoir se séparer de lui qui les positionne ici au premier niveau du royaume de l'intelligible : les mathématiques restent hypothétiques. L'affirmation ne manque pas de fermeté, et il est beaucoup plus aisé de la soutenir aujourd'hui que dans l'Antiquité. Entre les différentes géométries qui sont proposées le choix est également possible, parce que, si elles constituent toutes des hypothèses aussi légitimes l'une que l'autre, les unes et les autres ne sont pourtant que des hypothèses. Si l'auteur ne parle que des mathématiques, il en parle de telle manière que sont avec elles concernées toutes les sciences, "les arts de la même famille", dont seule existe à son époque l'astronomie. Il est même très remarquable que la définition qu'il donne aux mathématiques est en fait exactement celle qui classiquement est reconnue aux sciences de la nature : on s'accorde à dire qu'elles sont " hypothético-déductives ". On entend par là qu'elles s'exposent dans un discours déductif, allant des lois à leurs conséquences, tandis que ces lois elles-mêmes ne sont jamais que les hypothèses les plus générales qu'on puisse énoncer à un moment donné de l'histoire des sciences. Newton déduit fort bien toutes sortes de choses, comme par exemple les marées, de la loi de la gravitation universelle, qui est la meilleure hypothèse qu'on puisse former au début du XVIIIe siècle ; mais au début du XXe siècle Einstein formule une nouvelle hypothèse. Les théories qui se substituent les unes aux autres reposent sur des hypothèses toujours plus larges, sans jamais pouvoir cesser d'être hypothétiques. Rompre avec les hypothèses ne peut pas être le fait de ce qui est vulgairement nommé la science ; ce n'est le fait que de l'opération de l'esprit qui caractérise la deuxième section du royaume de l'intelligible, dont le sens est développé de 511a à 511d. Comme le précédent degré de la connaissance s'appuyait lui-même sur les choses visibles qu'il tenait pour des images, celui-ci tient les hypothèses pour des points d'appui lui permettant d'atteindre l'anhypothétique. La pensée (logos) parce qu'elle se meut par la seule force du dialogue (dialegesthai dunamis, 511b) peut s'élever jusqu'au principe du tout. C'est à lui cette fois qu'elle peut rattacher toutes les idées, et ce faisant voyager de l'une à l'autre, sans jamais quitter le royaume de l'intelligible, c'est-à-dire le terrain des idées. Glaucon dans un excès de modestie déclare n'avoir pas très bien compris, mais il se trouve en réalité très capable d'expliciter la pensée de son maître. Le quatrième degré du savoir est constitué par la science du dialogue, je veux dire la science que donne le dialogue (dialegesthai epistèmè, 511c). C'est lui qui constitue la véritable science, non ce que tout le monde appelle des sciences, qui restent hypothétiques. Le dialogue platonicien est donc la réalisation, placée sous les yeux du lecteur, de la véritable science : il passe d'une idée à une autre, sans jamais sortir du royaume des idées, et en rapportant toute idée à un principe anhypothétique. Car dans cet exercice de la pensée on ne rapporte pas une idée à une référence qu'on s'est à soi-même accordée, mais on demande à l'interlocuteur s'il peut lui aussi l'accorder. Il ne s'agit plus de l'accord d'une pensée subjective avec elle-même, mais de celui d'une pensée avec une autre. Ce qui est manifesté par là n'est rien de moins que l'exigence de l'universalité, garante de l'intelligibilité, dans les termes de l'auteur l'exigence de la vérité. Ce que les commentaires nomment pédantesquement la dialectique, n'est donc jamais que l'art du dialogue. Il est vrai que c'est une grande chose. Ce n'est donc pas pour une raison anecdotique que Platon écrit sa philosophie sous la forme du dialogue, mais par une raison philosophique de fond, puisque celui-ci seul autorise l'intelligibilité. L'anhypothétique, le principe au-delà duquel il n'y a plus rien, le bien qui justifie tout, c'est l'intelligence elle-même : non pas la pensée de celui-ci ni la pensée de celui-là, avec leurs imperfections, leurs complicités, leurs compromis, leurs tolérances ; mais la pensée universalisable, d'une intelligibilité transparente, extralucide, parce qu'elle ne tolère, elle ne se tolère à elle-même aucun compromis, aucune complicité, aucune imperfection. Cependant chaque degré de la connaissance non seulement s'élève plus haut que le précédent, mais ne s'élève plus haut que parce qu'il s'appuie sur lui. Aller jusqu'au dernier degré de la connaissance, c'est nécessairement partir du premier, et passer ensuite par le second et le troisième. Chacun des trois derniers, prenant le précédent comme point de départ, agit comme un retour critique ou réflexif sur lui, et nécessairement le suppose. Nul ne saurait donc se situer d'emblée sur le quatrième degré de la connaissance. Il n'y a pas d'un côté ceux qui ne voient que des ombres et à l'autre extrême ceux qui ont vu l'anhypothétique. La connaissance est un cheminement, dont le point de départ obligatoire est dans les images des choses sensibles. Certains y resteront sans aller plus loin, d'autres s'élèveront un peu plus haut, d'autres enfin parcourront la totalité du chemin. On peut maintenant expliciter tout à fait la figure de la ligne. Elle doit être telle, écrit Platon, que le même rapport d'inégalité qu'on trouve entre l'intelligible et le visible se retrouve aussi entre les deux sections du visible et entre les deux sections de l'intelligible. Pour la simplicité je prends un rapport de deux à un, et je donne au premier segment de la première section une valeur unitaire. Donc si ce segment représentant l'imagination (eikasia) a pour longueur 1, le suivant représentant la croyance (pistis) a pour longueur 2, le troisième représentant la démonstration (dianoia) a pour longueur 2 lui aussi, et le dernier représentant l'intelligence (noèsis) a pour longueur 4. Du même coup la longueur totale du royaume de l'intelligible, 4 + 2 = 6, est également double de la longueur totale du royaume du visible, 2 + 1 = 3. Il est vrai que l'égalité du segment de la démonstration avec celui de la croyance est peu satisfaisante, puisque a priori on doit trouver le même rapport de la première à la seconde que de celle-ci à l'imagination. Toutefois cette égalité a l'avantage de rendre évidente l'existence d'un passage entre les deux royaumes séparés du sensible et de l'intelligible, marquée avec insistance par Socrate puisqu'il l'a formulée deux fois (510b et 511a). Il faut d'ailleurs se faire une raison : il n'existe pas de rapport mathématique tel qu'on puisse à la fois conserver l'égalité des rapports ci-dessus indiqués à 2 / 1 et obtenir de surcroît l'égalité à 2 / 1 de ce dernier rapport. Les mathématiques ont leurs limites !
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Leçon XV (République, 514a-515e)
- Maintenant, repris-je, pour avoir une idée de la conduite de l’homme par rapport à la science et à l’ignorance, figure-toi la situation que je vais te décrire. Imagine un antre souterrain, très ouvert dans toute sa profondeur du côté de la lumière du jour, et dans cet antre des hommes retenus, depuis leur enfance, par des chaînes qui leur
assujettissent tellement les jambes et le cou, qu’ils ne peuvent ni
changer de place ni tourner la tête, et ne voient que ce qu’ils ont en face. La lumière leur vient d’un feu allumé à une certaine distance en haut derrière eux. Entre ce feu et les captifs s’élève un chemin, le long duquel imagine un petit mur semblable à ces cloisons que les charlatans mettent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquelles apparaissent les merveilles qu’ils montrent. (trad. Cousin) |
La philosophie de Platon est autre chose que le platonisme, car un grand nombre de ceux qui se sont réclamés de la doctrine platonicienne n'avaient qu'une très faible idée de ce qu'est en réalité son patrimoine. Tous cependant reconnaissent qu'elle implique une profonde théorie de la connaissance, voire, en tout cas je l'affirme, qu'elle culmine avec elle. Elle est exposée plusieurs fois dans l'œuvre de l'auteur, souvent de manière partielle (cf. Parménide, Phèdre), quelquefois de façon très allusive (cf. Phédon), mais aussi très complètement (cf. Théétète), selon la préoccupation dominante du dialogue. Si l'objet majeur de la République n'est apparemment pas gnoséologique, il n'en est pourtant pas moins vrai que la théorie de la connaissance y trouve son exposé sinon le plus complet, du moins l'un des plus complets et assurément le plus synthétique. C'est aussi le plus célèbre. La grande image de la Caverne est le moyen de distinguer et d'identifier les différents degrés de la connaissance. J'en analyse dans la présente leçon les deux premiers, ceux que l'on peut rassembler sous le nom d'opinion. Le lecteur doit être particulièrement attentif au rapport que ce texte entretient avec les discussions que la question de la justice a engendrées sur l'Etat. Car les degrés de connaissance analysés ici, ceux de l'intérieur de la Caverne, sont ceux du monde politique, avec ses mystifiés et ses mystificateurs. L'exposé initié avec l'allégorie du fils du bien, poursuivi avec celle de la ligne, subit une nouvelle transformation avec celle de la Caverne. Dans ce texte la réponse donnée par Socrate à ses amis, qui l'interrogeaient sur la nature du bien, atteint enfin toute l'ampleur désirable d'une théorie de la connaissance. Encore qu'il n'énonce qu'une nouvelle image. Mais de la première à la seconde, puis à celle-ci le propos gagne en précision. Il n'a d'abord été question que d'un royaume donnant l'image d'un autre, l'un dominé par le bien, l'autre par le soleil, aux fonctions comparables : les deux souverains éclairant et nourrissant leurs sujets. Dans le second temps les deux royaumes ont été reconnus tous les deux réels et analysés en termes gnoséologiques, distinguant en quelque sorte quatre provinces, en même temps que leurs maîtres respectifs étaient négligés, ne faisant plus même l'objet d'une simple référence. A présent, avec la Caverne, non seulement on retrouve les deux rois, mais à travers tout un récit initiatique comme d'une aventure vécue, de nombreuses précisions sont fournies sur chacune des provinces que visite et que traverse l'initié. La lacune laissée béante par la première allégorie est maintenant comblée, puisque non seulement le soleil est l'image du bien, mais le feu est l'image du soleil. Par ailleurs les termes qui manquaient à la seconde, concernant les souverains, sont restitués. Les éléments nécessaires à une théorie de la connaissance sont maintenant tous en place. On pourrait se demander pour quelle raison il a fallu à Platon donner deux images préliminaires avant d'en venir à la plus complète. N'aurait-il pas pu d'emblée placer dans la bouche de son porte-parole cette seule et suffisante fable ? Négliger les deux précédentes, les tenir pour superflues, ce serait d'abord se priver de la clé d'interprétation du récit de la Caverne. Assurément elle est fournie par Socrate lorsqu'il en arrive à la fin (517b). Mais ce qu'il dit là n'est qu'une indication sommaire, rétablissant l'opposition du monde visible au monde intelligible, sans référence à la distinction des quatre opérations de l'esprit : seule l'image par là nécessaire de la ligne éclaire le lecteur à leur sujet. Ensuite ce serait ne pas voir que de l'une à l'autre des allégories le but de la réponse faite aux interlocuteurs se transforme. La question amenée par l'entretien sur la nature de la justice dans l'homme et dans l'Etat, à laquelle il fallait répondre pour commencer (506d), était celle de la nature du bien. Rien ne signalait jusqu'à ce moment le besoin d'entrer dans une théorie de la connaissance. Il est vrai que l'affirmation du rôle supérieur des philosophes dans l'administration de la Cité ne pouvait se justifier que par l'hypothèse que leurs connaissances les y rendent plus aptes que n'importe qui d'autre. Mais de là à développer dans un livre consacré à la question de la justice une théorie si difficile, il y avait une marge. Ce n'est qu'en avançant dans le problème de la nature du bien, qu'il pouvait devenir nécessaire de prolonger la réflexion éthique en pénétrant sur le terrain gnoséologique. Si le bien règne sur les idées, comme le soleil règne sur la nature, le bien est beaucoup plus qu'une notion morale. Il est la source et la force des idées, y compris les notions morales. On n'y accède pas par une révélation, mais par un long cheminement, dont la nature est pédagogique. Il faut en effet une éducation pour s'élever du premier degré de la connaissance aux suivants, car on n'en ressent pas spontanément le besoin. Le philosophe est non seulement celui qui a mené ce parcours jusqu'à sa dernière étape, mais il est aussi celui qui en fait apercevoir aux autres la nécessité. C'est le rôle que Socrate a exercé auprès de Platon. L'allégorie de la Caverne réalise enfin la fusion des préoccupations éthique, gnoséologique et pédagogique. Les deux premières lignes du passage (514a) constituent une transition assez brutale avec l'image de la ligne. De l'attribution d'un nom aux quatre opérations de l'esprit on est conduit sans ménagement à une vision aussi large que profonde, dont la portée est définie comme pédagogique. Le caractère abrupt de la transition laisse Glaucon sur place devant " l'étrange tableau et les étranges prisonniers " (515a) et Socrate est obligé de lui mettre les points sur les i, et de lui affirmer qu'il ne parle de personne d'autre que de nous, tous autant que nous sommes. Nous vivons dans le fond d'un trou, et ne savons pourtant pas que nous sommes au fond d'un trou. Il y fait tout noir, mais nous sommes habitués à la faible lumière et discernons les ombres qu'elle projette en face de nous. Si bien que ce trou et ce que nous en voyons est notre monde, de telle sorte que nous ne soupçonnons pas qu'il existe quelque chose d'autre. Mais il est bien normal que nous ne puissions le soupçonner puisque nous y sommes nés et que nous y sommes prisonniers. Nous y sommes nés prisonniers : il ne nous est pas arrivé d'être faits prisonniers, d'être mis dans les chaînes et les carcans en perdant une liberté antérieure. Les mouvements de nos membres n'ont jamais été libres, non plus que ceux de notre tête. Comment pourrions-nous être conscients d'une limitation, sinon pour avoir connu autre chose ? Nous sommes donc prisonniers sans le savoir dans un monde souterrain. Ce que nous voyons peut bien n'être qu'une petite partie du visible, voire même sa très obscure duplication, nous ne pouvons pas en être spontanément conscients. La plus grande partie de la caverne est insoupçonnée de nous. A plus forte raison nous sommes loin d'imaginer qu'il puisse y avoir hors de la caverne encore autre chose. Ce que nous voyons ne sont que des ombres. Ce que nous savons de nous-mêmes n'est que ce que nous en dit l'ombre projetée en face de nous ; ce que nous savons des autres pareillement, et ce que nous savons de toute chose. Nous ne savons donc pas même que les ombres ne sont que des ombres. Notre esprit ne forme que des opinions. Ce que nous appelons notre connaissance n'est que le produit de notre imagination. Ainsi nous déclarons savoir que le soleil tourne autour de la terre, puisque que nous le voyons passer de l'est tous les matins à l'ouest tous les soirs. De la même manière nous savons que les espèces sont fixes, puisque nous voyons bien que les chiens ne font pas des chats. On serait peut-être tenté d'objecter que ces questions-là sont difficiles et qu'il est tout à fait normal que la vérité à leur sujet nous soit apportée de temps à autre par un génie tel que Galilée ou Darwin. Mais à bien y regarder, il n'existe aucune question facile, et toute opinion, sur quel sujet que ce soit, est appelée à être renversée, dès lors qu'on se sera mis en peine d'en analyser plus sérieusement les données. Nous nous imaginons qu'une hausse des salaires, ou que les trente-cinq heures payées trente-neuf, ou que l'augmentation du nombre des jours de congé, conduisent nécessairement à la hausse des prix. C'est ce qu'on peut lire dans presque tous les journaux. Mais c'est raisonner, comme on nous l'a d'ailleurs appris à l'école, en admettant que le prix de vente d'une marchandise est égal à son prix de revient augmenté du bénéfice ! Or même du point de vue de l'économie politique bourgeoise, c'est voir les choses de manière trop simpliste. Que pourrait alors en dire une théorie économique moins étroite ? Je veux prendre un exemple moins sujet à controverse. Les "indigènes" sont-ils paresseux ? Les colons jurent que oui : cela va de soi, ils sont intéressés à "faire suer le burnous" autant qu'il est possible et même au-delà. Les voyageurs ensuite jurent que oui. C'est plus troublant, car ils sont désintéressés. Cependant ils ne prennent pas le temps d'en juger par eux-mêmes, ils se rapportent à ce que leur en disent ceux avec qui ils entrent en relations entre deux bateaux, à savoir les colons. Mais les ethnologues le disent aussi. Ils séjournent pourtant dans le pays, ils observent et interrogent les autochtones. Cependant Malinowski montre (cf. les Argonautes du pacifique occidental) que ses confrères sont incapables de se défaire de leur cadre conceptuel lorsqu'ils étudient les Kiriwiniens. Ils raisonnent spontanément avec les concepts de salaire et de prix, d'offre et de demande, de marché et de libre concurrence, dont aucun ne représente absolument rien pour les Kiriwiniens. Or ils ont leurs propres mobiles pour se mettre au travail, et ils s'y mettent alors très convenablement, très efficacement et très assidûment. Je veux dire que tout le monde, sauf Malinowski, voit très bien que sont paresseux les indigènes, qui pourtant ne le sont pas. Nous imaginons au lieu de concevoir. Puisque nos opinions ne sont que des ombres, il faut maintenant se demander de quoi elles sont les ombres, comment celles-ci sont projetées, et par qui. Il faut que nous soyons délivrés, que les mouvements de nos membres et ceux de notre tête deviennent possibles dans tout les sens, et que nous découvrions ce qui était dans notre dos de prisonniers. Les ombres appartenaient à des objets, instruments de toutes sortes, et effigies à la ressemblance des plantes, des animaux et des hommes. Il n'y a dans tout cela rien qui soit un produit de la nature, mais tout y est produit de l'art humain. Ce sont des faux, dont les originaux sont ailleurs. Or ces objets "fabriqués" sont manipulés par des hommes, dont les prisonniers ne voient pas les ombres, mais entendent la voix, réverbérée en écho par le mur du fond de la caverne, si bien qu'ils l'attribuent aux ombres des choses. Entre les porteurs de celles-ci et les prisonniers il y a le même rapport qu'entre les montreurs de marionnettes et leur public : le public ne voit que les marionnettes et pas leurs montreurs. Il croit les marionnettes autonomes dans leurs mouvements et leurs paroles. Il ignore que derrière la marionnette il y a son manipulateur ; et de la même manière dans le fond de la Caverne on ignore que derrière les ombres il y a leurs manipulateurs. Les ombres sont celles des marionnettes, comme on le comprend bien dans le cas des ombres chinoises, projetées par la lanterne magique. Peut-être si Platon avait vécu après Archimède, dont on raconte qu'il a incendié la flotte qui assiégeait Syracuse en concentrant sur elle à travers un verre les rayons du soleil, aurait-il eu un exemple de source lumineuse suffisamment puissante pour produire une ombre nette et pour évoquer une lanterne magique plutôt qu'un théâtre de marionnettes. Il est d'ailleurs très remarquable que la description qu'il donne d'un feu situé loin derrière les spectateurs, avec dans l'intervalle les objets imités dont ceux-ci voient les ombres, puisse correspondre à une projection cinématographique. Dans le fond de la caverne les prisonniers assistent à une séance de cinéma. Ils sont immobilisés, comme s'ils étaient incapables de bouger leurs bras et leurs jambes, et ils ne quittent pas des yeux le spectacle qui leur est offert sur l'écran. ça n'est d'ailleurs pas volontiers qu'ils s'extraient de leurs fauteuils et ils résisteraient de toutes leurs forces à celui qui prétendrait les sortir de la salle obscure au milieu de la séance. Ils savent pourtant que leur film est une fiction, mais ils collaborent à leur propre illusion. S'ils se retournaient, ils verraient le feu briller dans le fond de la salle, ils verraient s'intercaler entre lui et eux le ruban fabriqué de la pellicule, dont l'écran ne montre que l'ombre portée. Ils verraient aussi le projectionniste qui, quoique près du projecteur, ne projette pas d'ombre propre sur l'écran. Assis à leur place, les yeux fixés sur l'écran, les spectateurs voient projetée devant eux par le projecteur l'image de tout ce qui est derrière eux, sauf de l'auteur de leur illusion. Celui-ci, qui en sait davantage qu'eux et suffisamment pour les manipuler, n'a pourtant de connaissances que celles qu'il est possible d'avoir dans la Caverne. Son savoir n'est pas encore une science, c'est tout au plus un savoir empirique, aussi large qu'on voudra mais sans profondeur. Il est "instruit" par l'expérience c'est à dire qu'il a la crédulité de l'imaginer supérieure, et il abuse cyniquement de ceux qui en ont moins que lui. Il vit à l'aise dans le monde de la Cité et il y règne. C'est le démagogue, le politicien qui intoxique les naïfs. Certes il peut passer pour savant auprès de ceux qu'on vient de détacher et de tourner de force vers le fond de la caverne, où brille le feu qui les éblouit. Ils ne voient plus rien, ils marchent à tâtons et sont absolument incapables de répondre aux questions qu'on leur pose. Le simple citoyen lorsqu'il commence à vouloir se déniaiser, à s'instruire de la politique, trouve que c'est bien compliqué, beaucoup plus qu'il ne s'y attendait et constate à regret qu'il a perdu le peu de lumières qu'il croyait avoir. Il peut se douter qu'avant de s'élever à ce degré de connaissance il était dans l'erreur. Mais il ne se doute pas encore que ses erreurs ne devaient rien ni à sa spontanéité, ni au hasard. Il lui faudra encore un temps pour récupérer de son éblouissement, pour distinguer tout à fait les réalités, et pour comprendre que lorsqu'il croyait que les "indigènes" étaient paresseux, c'était parce qu'on le lui faisait croire ; il croyait que la hausse des salaires entraînait celle des prix, parce qu'on le lui faisait croire ; et de la même manière il croyait à la fixité des espèces et à la rotation du soleil, parce qu'on les lui faisait croire. Ses pensées ne relevaient pas d'un savoir, mais d'une imagination, et celle-ci n'était pas même la sienne, elle n'avait aucune originalité, elle lui était dictée. Ce qu'il croyait ses chères pensées personnelles n'était que de l'idéologie ; c'était le fruit d'une propagande. A maintes reprises dans ses dialogues Platon met Socrate aux prises avec ces dangereux manipulateurs. C'est tout particulièrement le cas dans Gorgias, où il doit affronter successivement Gorgias lui-même, puis Polos et enfin Calliclès pour arriver à faire voir ce que ces politiciens sans scrupules ont derrière la tête. De même, mais cette fois hors de leur présence, ils sont mis à leur place dans ce passage de Théétète où est évoquée la figure de Protagoras. Ces gens-là, tous les sophistes et les rhéteurs qui leur sont semblables, se pressent dans les assemblées, y prononcent des discours, cherchent à incliner les décisions dans un sens plutôt que dans l'autre, sans pourtant avoir de lumières suffisantes sur les questions débattues, mais avec un sens aigu de leur intérêt ou de celui du maître pour le compte duquel ils parlent. Ils exercent deux sortes d'influences, l'une sur la Cité en la poussant à des pensées et des actes qu'elle n'aurait pas eus sans eux, ce qui les fait apparaître comme de grands hommes ; la seconde, en raison même de la première, sur les jeunes gens qui se pressent pour entendre leurs leçons, d'ailleurs payantes, dans l'espoir de devenir leurs égaux et de leur succéder. Tout ceci pourtant n'est que pitreries. La lumière qui éclaire les objets que découvre le prisonnier émancipé n'est que celle d'un feu et non pas celle du soleil. De même que les objets qu'il voit maintenant ne sont que l'imitation des vraies choses de la nature, le feu qui les éclaire n'est que l'imitation de la vraie lumière. L'intelligence qui se déploie dans la vie politique, quoique réelle, n'est qu'une pâle image de la véritable intelligence. Les politiciens sont assurément gens d'expérience : plus ils en ont, plus ils sont habiles et plus ils l'emportent sur leurs rivaux. Ils en ont toujours assez pour tromper le citoyen naïf et pour tirer profit de son innocence. Mais comme l'a montré un précédent passage, ils sont comme un équipage ignorant sur un navire en mer, alors que pour le gouverner correctement et le mener à bon port ils devraient connaître la mer et les récifs, les éléments et les météores, le ciel et les saisons, sans oublier la route des autres navires. Autrement dit le gouvernement d'une Cité exige de nombreuses connaissances de nature scientifique. Faute de celles-ci la République athénienne est allée à la catastrophe. Les politiciens du parti démocratique, comme Périclès, sont encore encensés par les historiens et par les encyclopédies d'aujourd'hui. Ils ne valaient pourtant pas mieux que les autres, ils savaient seulement mieux flatter le peuple, mieux répondre à ses demandes, sans pourtant aucunement contribuer à l'éclairer, parce qu'ils en étaient totalement incapables manquant eux-mêmes des lumières nécessaires. Périclès, tellement honoré qu'on croit pouvoir résumer dans son nom le siècle qui a vu Hérodote et Thucydide, Eschyle et Sophocle, Myron, Polyclète et Phidias, Anaxagore et Socrate parmi beaucoup d'autres, est pourtant l'auteur d'une politique qui a mené sa ville à la défaite et à la ruine. Il n'est pas sorti de la Caverne. |
Hypothétique et anhypothétique
Leçon XVI (République, 515e-)
- Si maintenant on l’arrache de sa caverne malgré lui, et qu’on le traîne, par le sentier rude et escarpé jusqu’à la clarté du soleil, cette violence n’excitera-t-elle pas ses plaintes et sa colère ? Et lorsqu’il sera parvenu au grand jour, accablé de sa splendeur, pourra-t-il distinguer aucun des objets que nous appelons des êtres réels ? (trad. Cousin) |
La théorie de la connaissance identifie au-delà du niveau de l'opinion, qui a fait l'objet de la précédente leçon, celui du savoir. Comme le premier il est à son tour susceptible d'être divisé en deux moments successifs, celui des prétendues sciences, qui ne sont que démonstratives, et celui de la vraie science (epistèmè), à savoir du dialogue (dialegesthai). Ils sont figurés par la seconde partie de l'allégorie de la Caverne. L'initié, héros de l'aventure, initialement prisonnier, puis détaché mais encore à l'intérieur de la caverne, est maintenant conduit hors de celle-ci. De force il est extrait de son antre, où dans la promiscuité il se tenait au chaud, et il accède au monde supérieur. Comme dans une répétition des étapes de son parcours souterrain, il accède successivement aux images des idées, puis aux vraies idées et enfin au bien, qui engendre, éclaire et nourrit les idées. En même temps que s'achève la description ou la théorie (theoria = défilé), c'est aussi le cheminement d'une intelligence qui touche à son terme, une pédagogie qui atteint son but. L'intelligence d'abord soumise à toutes les illusions est devenue maîtresse des ses pensées. Cependant il faut aussi qu'elle retourne dans le monde de la Cité, puisque celle-ci ne peut être gouvernée mieux que par l'intelligence philosophique. D'une manière générale une allégorie est la comparaison d'un terme qu'on veut éclairer avec un autre qui est donné pour son image plus claire. L'image est explicitée et il est expressément indiqué de quoi elle est l'image. Dans ce cas, le plus simple, les deux termes sont étrangers l'un à l'autre. C'est ainsi que pour commencer le soleil a été présenté comme l'image du bien (508c). Ils sont aussi hétérogènes que peuvent l'être l'idée de Justice et la Dame aux yeux bandés, équipée d'une balance et d'un glaive. Toutefois l'allégorie a d'autant plus de sens que ses deux termes sont plus riches et décomposables en éléments qui correspondent les uns aux autres, les détails de l'image devenant alors significatifs, trait pour trait, des détails de l'autre terme. Ils peuvent donc eux-mêmes être très complexes. Ainsi voit-on dans Théétète (149b-151d) les diverses interventions de la sage-femme ou de la matrone devenir les images respectives des divers rôles de Socrate accoucheur des esprits : il reconnaît le jeune homme porteur d'une idée, il aiguise ou endort l'ardeur de sa recherche, il le soumet à un régime intellectuel afin qu'il soit capable de la développer ou il la fait avorter, il l'aide à la formuler, il l'examine afin de décider si elle est viable, il l'anéantit sans pitié si elle ne l'est pas, il envoie le jeune homme recueillir les germes d'autres idées chez les maîtres qui peuvent les lui apporter. On peut dire alors que non seulement Socrate (a) est à Théétète (b) ce que sa mère Phénarète (c) est à une femme enceinte (d), mais que le philosophe (a) distingue le jeune homme porteur d'une idée (e) comme la sage-femme (c) distingue la jeune femme porteuse d'un enfant (f), que la prescription d'un bon maître (g) est à l'un (b) ce que l'eugénisme (h) est à l'autre (d), etc. Bref, des rapports très déterminés existent entre les différents termes de l'allégorie et se répètent identiques : a/b = c/d ; a/e = c/f ; g/b = h/d ; de telle sorte que si l'un des termes était oublié dans l'énumération, il serait aisé de le calculer. Trois de ces termes étant connus, il est en effet facile de déterminer le quatrième. Ainsi par exemple Platon n'écrit-il pas que le rôle de la sage-femme soit de tuer les nouveaux nés qui seraient difformes ; mais connaissant les trois autres termes, le philosophe (a), la sage-femme (c) et le meurtre de l'idée non viable (i), il est impossible de manquer le quatrième. On sait que si le rapport a/i est égal au rapport c/x, alors ax = ci. Par conséquent x = ci/a, c.q.f.d. ! Il y a donc dans l'allégorie la trace d'un raisonnement mathématique. Non seulement Platon est mathématicien comme tout le monde le sait, mais il utilise dans plusieurs dialogues ce procédé de la proportion afin de se faire comprendre. Ainsi rencontre-t-on un rapport entre quatre termes : ce que la gymnastique est au corps l'action législative l'est à l'âme ; ce que la médecine est au premier l'action judiciaire l'est à la seconde (Gorgias 465b). Non seulement deux de ces termes sont métaphoriques par rapport aux deux autres, mais les quatre pris ensemble ont leur propre et globale métaphore dans la série : maquillage, sophistique, cuisine, rhétorique. Il s'agit d'ailleurs en fait dans ce texte de déterminer ce qu'est la rhétorique… Or il peut se faire aussi que le terme moyen soit commun aux deux rapports et, l'un des extrêmes étant connu, il est tout aussi facile de calculer l'autre. Par exemple si x/y = y/z, x = y 2/z. Dans ce cas comme dans le précédent il s'agit toujours de trouver le quatrième terme proportionnel. On trouve également dans l'œuvre de l'auteur au moins un exemple de rapport entre trois termes : " Ce que sont pour nos besoins l'eau et la mer, l'air l'est là-haut, et ce qu'est pour nous l'air, l'éther l'est pour les hommes d'en haut ". Si la question est de savoir ce qu'est l'éther, on peut répondre qu'il est à l'air ce que l'air est à l'eau. En outre ces trois termes sont collectivement l'allégorie de trois autres, car ce n'est évidemment pas de l'éther que Socrate veut proposer l'étude à ses amis au moment où il va boire la ciguë ! Il veut dire que l'âme a son milieu propre, distinct de celui du corps, comme le corps des hommes a son milieu propre, distinct de celui des poissons (Phédon 111a-b). Cette image est très proche de celle de la République, où le rapport s'établit aussi entre trois termes. Il s'agit de comparer l'intelligible et le visible ou, pour parler plus exactement, de comparer leurs maîtres respectifs : le bien et le soleil. De ces deux termes le premier est évacué de l'image, afin que le second puisse devenir justement son image. Il faut alors introduire dans l'image un troisième terme, qui puisse être l'image du second, lequel à son tour a besoin d'un substitut : le feu. Le sens de l'allégorie de la Caverne lui est donné par le glissement auquel Socrate demande (517b) d'en soumettre les termes, afin de revenir à l'image précédente du soleil fils du bien. Le travail d'interprétation consiste à faire glisser l'ensemble feu / soleil, vers l'ensemble soleil / bien. Et puisque tout ce qui est dit du feu peut être transposé au soleil, tout ce qui est dit du soleil doit être transposé au bien. Par exemple le rapport du feu (a) aux ombres qu'il projette (b) peut être dit du soleil (c) aux ombres qu'il projette (d). Et le glissement opéré par l'interprétation impose que le même rapport soit dit du bien (e) aux idées des prétendues sciences (f). a/b = c/d = e/f, etc. Tout le monde le voit bien, mais le plus intéressant est dans l'etc.! A-t-on remarqué que tous les termes relatifs au feu et au monde de la Caverne n'étaient pas traduits et ne recevaient pas explicitement un équivalent relatif au soleil et au monde extérieur, c'est à dire en fait relatif au bien et à l'intelligible ? Je pose la question : les lacunes de l'allégorie dans le texte doivent-elles être attribuées à une inadéquation du signifiant au signifié ? à une distraction de l'auteur ? Personne ne peut sérieusement retenir la seconde hypothèse. Quant à la première j'entends bien la réduire à néant. Tout, absolument tout de ce qui est dit relativement au feu peut être transposé relativement au soleil, et tout, absolument tout a du sens relativement au bien. Est-ce sans filet que je m'engage dans un périlleux exercice de trapèze consistant à transférer vers le royaume de l'intelligible les porteurs d'objets du royaume du visible ? N'est-il pas outrecuidant de prétendre faire parler Platon quand il ne dit rien ? Et singulièrement n'est-ce pas aller au-delà de toutes les audaces autorisées à l'exégèse que de prétendre que les idées scientifiques sont produites par les hommes dans leur pratique professionnelle, parce qu'elle est en prise sur la matière ? Tandis que les opinions, idées illusoires, idéologiques des politiciens sont engendrées par des hommes dénués de prise sur la matière, les idées scientifiques sont le fruit de l'application de l'intelligence au travail d'adaptation des conditions naturelles d'existence aux besoins humains sans cesse croissants ? De deux choses l'une : ou bien le philosophe ne sait pas ce qu'il dit et il se rencontre dans son texte des éléments insignifiants, ou bien il faut reconnaître en lui un maître et tous ses propos ont du sens. D'ailleurs ce qui n'est pas explicitement écrit en un certain passage, en l'occurrence celui de l'allégorie, parce que Platon se refuse absolument à mâcher toutes ses idées pour livrer à ses lecteurs un ouvrage prédigéré (cf. la fable de Theuth à la fin de Phèdre), peut fort bien être dit ailleurs et, si les éléments nécessaires à la formation d'une doctrine complète ne sont pas rassemblés par lui, il peut fort bien les donner dispersés dans le même dialogue. Dans Théétète il va même jusqu'à faire conclure à Socrate que l'entretien n'a pas permis de définir la science, non celle des physiciens mais la sienne, alors qu'il l'a définie, mais sans dire qu'il le faisait, dans l'allégorie que je viens d'évoquer, qui est d'ailleurs le morceau le plus remarqué du livre ! Passant de l'allégorie du soleil fils du bien à celle de la ligne, Socrate avait d'ailleurs laissé entendre que, malgré sa complaisance à donner à ses interlocuteurs tous les détails, il en omettrait (509c). Pourtant en l'occurrence il est possible de trouver explicitement formulé dans une autre page de la République l'élément qui n'est ici qu'implicite. Au moment où il va reprendre la discussion sur la poésie et où il va la condamner une seconde fois en tant qu'imitation d'une imitation, Socrate va dire exactement ce qui manque dans l'allégorie. L'art en général, celui du peintre autant que celui du poète, est blâmé en tant que produit de l'imagination, premier degré du savoir. Il distingue trois connaissances du même objet, premièrement celle qui apparaît dans l'œuvre de l'artiste, deuxièmement celle que nous appelons tous réelle, de l'artisan qui le fabrique en bois, en cuivre ou dans la matière quelconque où l'on voudra le voir et le toucher, et troisièmement celle de l'homme qui en a l'usage. La première est une imitation de la deuxième, qui elle-même est une imitation de la troisième. Il demande qui connaît le mieux l'objet. Ce n'est ni Homère, qui pourtant en parle si bien, ni celui qui le fabrique qui en est le meilleur connaisseur. " C'est une nécessité absolue que celui qui se sert (khrômenos) d'une chose soit le plus expérimenté (empeirotatos) " (601d). La théorie platonicienne de la connaissance me semble parfaitement claire : de simples opinions, fort documentées pourtant, sont complaisamment exhibés au peuple naïf par les politiciens qui n'exercent aucune action sur la matière, et grâce auxquels tout le monde pourrait bien finir par perdre contact avec les réalités ; mais des images d'idées (ombres, reflets d'idées) sont produites par les hommes de métier, tels que les artisans fabricants, qui se soumettent au contrôle de la réalité c'est à dire à la sanction d'une clientèle qui veut faire de la marchandise un usage qui réponde à son attente. Pourquoi les idées que produisent les hommes qui se servent des objets ne sont-elles pas encore les vraies idées ? Ce ne sont encore que des hypothèses. Certes elles sont confirmées par l'expérience largement et plus que cela. Mais elles sont encore relatives à certaines conditions historiques, qui passent pour naturelles et nécessaires aussi longtemps qu'on n'en a pas aperçu la relativité. L'auteur a évoqué l'idée du lit (596b) : on croit que les hommes veulent des lits doux et moelleux jusqu'à ce qu'on rencontre par exemple les Bantous, qui les veulent durs mais élastiques. On croit semblablement que la somme des angles du triangle est égale à deux droits aussi longtemps que les triangulations auxquelles on procède ne se font que sur une surface assez limitée pour pouvoir sans inconvénient être tenue pour un plan. Si Platon ne pouvait évidemment connaître les Eléments d'Euclide, proprement dits parce qu'ils lui sont postérieurs, il se tenait par contre suffisamment informé des travaux de ses contemporains pour être clairement conscient que leurs théories, si abstraites fussent-elles, reposaient pourtant en dernière analyse sur des choix qu'ils étaient incapables de justifier, sur des hypothèses comme il le dit page 511a. Et c'est effectivement une hypothèse qui paraît longtemps raisonnable que d'admettre que par un point extérieur à une droite il passe à cette droite une parallèle et une seule. Lorsque Euclide la fait sienne, ce n'est certes pas pour l'avoir enfin démontrée. Elle lui semble évidente. Il faut cependant se demander pourquoi elle lui semble plus plaidable que toute autre alternative. C'est tout un ensemble de pratiques (dans le vocabulaire de Marx : praxis) relevant de la plus haute qualification, par exemple celle de la navigation d'une rive à l'autre de la Méditerranée, qui lui dictent cette proposition. Sur une telle surface il faut que par un point extérieur à une droite il passe une parallèle à cette droite, et n'en passe qu'une seule. Sinon comment le navire qui rallie depuis Athènes Alexandrie pourrait-il retrouver sa route pour le retour avec une cargaison qui justifiera son armateur d'avoir commandité le voyage ? Il ne viendrait assurément pas à l'esprit du capitaine de prendre un cap au nord pour aller de la première de ces villes à la seconde. Il n'imaginerait pas davantage pour rentrer à la première de poursuivre un cap plein sud depuis la seconde. Pourtant la contrainte d'aller dans une unique direction pour rallier un port partant d'un autre, pourvu qu'on veuille suivre le plus court chemin, est totalement relative à leur situation dans un plan. C'est ce que comprend bien Colomb, qui propose de partir vers l'ouest et non plus vers l'est pour atteindre les Indes. S'il ne fut certainement pas le premier à aborder le nouveau monde, son génie fut bien de proposer et de prendre une route opposée à celle qui non seulement était connue depuis toujours, mais qu'imposait le plan. La contrainte de faire demi-tour pour revenir du second port au premier n'est pas moins relative à leur situation dans un plan. C'est ce que comprend bien Magellan, qui se propose de rentrer chez lui en continuant tout droit et qui y parvient, quoique de manière posthume. Celui qui aurait prétendu lever ces contraintes dans la navigation méditerranéenne aurait assurément été fou. Mais celui qui se serait opposé à un tel projet, sans subordonner explicitement son refus à l'idée du plan, aurait été absurde. Car le plan est son hypothèse nécessaire, celle par laquelle seule il peut justifier d'imposer une direction unique et le demi-tour. Je ne suggère évidemment pas que Platon, qui désigne expressément comme des hypothèses les idées des géomètres (510c), ait eu le moindre soupçon d'une géométrie non-euclidienne, celle de Riemann en l'occurrence, qui seule permet de penser la pratique des navigateurs sur la surface sphérique de la terre. Mais j'admire comment sa doctrine de la connaissance est apte à rendre compte des révolutions scientifiques. Une théorie scientifique est pour elle une hypothèse ; une hypothèse n'est sérieuse que pour autant qu'elle puisse passer pour une évidence ; elle cesse de l'être lorsque s'impose une autre évidence. Les idées mathématiques, mais avec elles aussi bien les idées de la science de la nature, ne sont pas les vraies idées, car leur vérité n'est que relative. Je ne dis pas subjective, ce qui n'a aucun sens. Est subjective une affirmation qui relève d'une position particulière avec une vue particulière et des intérêts particuliers, contredite par un autre intérêt, fondé sur une autre vue, fondée sur une autre position. Mais la position du navigateur méditerranéen est commune à tous les navigateurs méditerranéens, et elle impose à tous la même vue d'un trajet dans une unique direction avec un retour par demi-tour. Elle est pourtant relative aux dimensions de la Méditerranée, qui autorisent à la tenir pour une portion de plan. D'autres positions feront sortir de cette vue, parce qu'elles imposeront à ceux qui agissent (khrômenoi) d'autres pratiques (praxis). Les idées que nous appelons scientifiques n'ont leur justification que dans une position ; elles ne peuvent être que relatives comme l'est celle-ci. C'est pourquoi elles ne sont pas les vraies idées, mais seulement leurs images. La vraie idée au contraire a sa justification dans son rapport au bien, c'est à dire à l'intelligence. Fondée sur l'intelligence elle n'a pas une réalité objective autre que celle de l'image d'idée, puisque celle-ci peut en être l'image ! mais elle a une réalité formelle toute différente, puisque celui qui la pense la pense expressément et consciemment comme fruit de l'intelligence. Si la géométrie d'Euclide est pensée dans son rapport non plus avec les choses mais avec l'intelligence, alors la géométrie de Riemann peut être pensée aussi bien qu'elle. Voilà ce que rend possible la philosophie de Platon. Ce n'est pas le cas de toutes les philosophies. Celle de Descartes croit énoncer des vérités éternelles, un temps dissimulées derrière des préjugés, mais enfin dévoilées glorieusement par elle. Elle croit à l'évidence comme critère de la vérité. Mais rien n'est plus évident que le préjugé ! Cette philosophie ne peut absolument pas concevoir le dépassement d'une doctrine scientifique par une autre, puisqu'elle ne comprend entre la vérité et l'erreur que l'alternative de l'absolument vrai et du totalement faux, à laquelle elle se condamne à croire parce qu'elle ne conçoit pas que les idées scientifiques sont les hypothèses qu'impose une pratique (praxis) à ceux qui agissent (khrômenoi). Au terme de ce parcours qui l'a mené hors de la Caverne, l'ex-prisonnier doit reprendre sa place parmi ses anciens codétenus, lesquels n'ont jamais fait le voyage et le tiennent pour vain et dangereux, puisque celui qui l'a fait subit un autre éblouissement dû cette fois au passage de la lumière à l'obscurité, et reste un long temps aveugle au monde visible. On se moque de lui, on le tient pour inapte à y vivre et surtout à y commander. C'est pourtant le retour au politique qui constitue la seule raison de sa redescente. Car premièrement il n'y a pas deux mondes distincts et l'intelligible n'est que l'élucidation du sensible ; et deuxièmement seul le philosophe mène cette élucidation jusqu'à son terme. |
Leçon XVII (République, 518b-d)
- L'éducation
n'est pas ce que certains la déclarent ; ils
prétendent introduire la connaissance dans l'âme, où
elle n'est pas, comme on donnerait la vue à des yeux
aveugles. (trad. Dorion) |
Comment la République doit-elle être gouvernée ? Telle est la question centrale du dialogue, autour de laquelle s'ordonnent toutes les autres, depuis le discours hargneux du misérable Thrasymaque jusqu'à la fin du livre. Ceux à qui revient le gouvernement doivent être justes, mais dans ce but même ils doivent aussi avoir reçu une éducation qui les aura conduits jusqu'au bien. La possibilité de cette éducation et sa finalité sont clairement indiqués dans l'allégorie de la Caverne. Son programme, du moins la partie supérieure de celui-ci, celle qui commence lorsqu'on fait son premier pas hors de la Caverne, est exposée dans les pages qui suivent (521c-534e). Avant de procéder à son examen il convient de préciser ce qu'on attend de l'éducation, ce qu'est sa nature. La réponse que Platon donne à cette question est opposée, cela ne peut surprendre, à celle des sophistes ses contemporains. Sa conception tient en un mot : le retournement. La pédagogie consiste à détourner de ce qu'il regarde vulgairement l'attention de l'esprit vers le vrai. L'esprit n'est pas tourné spontanément vers ce qui doit faire l'objet de sa contemplation ; elle est au contraire ordinairement absorbée par ce qui n'est pas digne de la retenir, dont il faut donc la détourner. Tourner l'esprit, le détourner, le retourner tel est le rôle de l'éducation. C'est le message qui était implicitement contenu dans l'allégorie, que Socrate entreprend page 518b d'expliciter. Il est utile de se donner pour point de départ le contenu polémique de la conception platonicienne de la pédagogie. Les premiers mots qui sont utilisés pour la présenter nient que le rôle de l'éducation soit de mettre la science dans l'esprit où elle ne serait pas. La conception rejetée est celle des sophistes. La racine du mot sophiste est en elle-même l'indication du programme de la sophistique. Le sophiste (sofistès) est celui qui dispose d'un savoir, d'une doctrine (sofia) qu'il se propose de transmettre à des disciples. Il faut se représenter ce qu'a de positif le sens évoqué par cette définition. Disposer d'un savoir n'est pas chose négligeable, mais au contraire louable, car mieux vaut disposer d'un savoir plutôt qu'en manquer. Le sophiste est donc d'abord originellement un savant, il est celui qui sait tandis que d'autres ne savent pas. C'est à lui qu'il faut s'adresser quand on se pose une question qu'on est incapable de résoudre par soi-même. C'est donc un homme qui mérite d'être respecté et dont le statut social mérite d'être élevé. Il doit d'ailleurs être d'autant plus honoré, qu'au lieu de conserver jalousement et égoïstement son savoir pour lui seul, il se propose de le faire partager par tous ceux qui voudront bien se donner la seule peine d'écouter ses leçons. Un sophiste tel que Gorgias, comme on le voit dans le dialogue dont il est éponyme, ou Protagoras dans celui qui porte son nom, se déplace de ville en ville, se fait entendre dans une conférence publique, fait naître chez un certain nombre de jeunes auditeurs le désir d'écouter ses leçons, puis éduque ceux-ci en leur communiquant ce qu'il sait. D'une manière générale le sophiste est aux yeux des Grecs un personnage éminent. Or de la même façon qu'il ne peut entrer dans le concert des éloges le plus souvent adressés aux hommes politiques, fussent-ils du parti démocrate comme Périclès, Platon ne peut concourir à ceux qui sont adressés aux sophistes. Il est bien connu qu'il leur voue au contraire le mépris le plus profond et que toute son œuvre est un incessant combat contre eux. Dans Protagoras, entre autres choses, il les met en scène dans l'exercice public et privé de leur art ; dans Gorgias il entend mettre au jour les principes dissimulés de leur doctrine, sur lesquels ils fondent leur activité politique. Au début de la République c'est encore un de leurs représentants, Thrasymaque, qui est poussé à dire cyniquement ce qu'il pense, afin que sa réfutation permette de le vaincre totalement. Platon est donc fort loin d'éprouver la moindre sympathie à l'égard du genre de savoir qu'enseignent les sophistes. Cependant la question sur laquelle il se sépare radicalement d'eux n'est pas tant celle de la nature, vraie ou fausse, de leur savoir que celle du rapport de celui-ci à la pensée, tant celle des sophistes eux-mêmes que celle de leurs élèves. Certes ils ne savent pas ce qu'ils disent ; celui qui est interrogé sur la vertu ou sur la justice est incapable de dire ce qu'elle est, quoique pourtant il l'enseigne ; ceux qui sont interrogés sur le beau, sur la piété, sur le courage, etc. ignorent ce dont pourtant ils font leur métier. Mais la distinction entre savoir et ne pas savoir ce dont on parle, si elle ne manque pas d'importance, n'est pourtant pas la plus profonde qui puisse opposer Platon aux sophistes. Socrate lui-même est-il en mesure plus que ses adversaires de conclure les entretiens qu'il a avec eux par une belle et bonne définition de la vertu, du beau, de la piété, du courage, etc. ? Y a-t-il même un seul savoir qui repose sur autre chose que sur des hypothèses ? Assurément il est nécessaire d'opposer à la malhonnêteté de ceux qui prétendent enseigner ce qu'ils ne savent pas, l'honnêteté intransigeante de celui qui refuse de se payer de mots et qui préfère laisser une question sans réponse plutôt que d'étourdir ses interlocuteurs par un beau discours. Cependant le fond de cette opposition n'est pas que les uns feignent de savoir tandis que l'autre avoue ne rien savoir : " Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien " ; il est entre deux conceptions du rapport entre la pensée et l'esprit qui la forme. Celle des sophistes admet plus ou moins ouvertement que tout savoir est une richesse, que l'esprit est d'autant plus riche qu'il en a davantage, que l'esprit est au savoir ce que le coffre-fort est à l'argent. Les jeunes gens de cette ville ne savent pas ce qu'est la vertu ? On va le leur dire. La justice ? On va le leur dire. Les sophistes se proposent de mettre dans l'esprit où ils ne sont pas les savoirs dont on leur fait la demande. Ils vont faire passer ce qu'ils savent, qu'ils le sachent vraiment ou pas vraiment, de leur propre esprit à celui des autres. C'est là ce que Platon ne peut pas accepter, non parce que les sophistes ne savent pas vraiment ce qu'ils se proposent d'enseigner, mais parce que cette prétention n'a aucun sens, en tout cas pédagogique. Dans le Banquet Socrate ironise sur la demande que lui présente Agathon de lui faire part de ce qui l'a retenu dans la rue avant qu'il n'arrive chez lui. On sait qu'il a coutume de s'arrêter lorsque ses réflexions l'absorbent, et de ne plus bouger d'une heure ou de toute la nuit selon le temps qui lui est nécessaire. Il s'excuse en déclarant que son génie (daimon) l'a retenu. Ce soir-là invité par le poète tragique il arrive en retard au banquet et son hôte lui demande la faveur, qui de la part d'un autre ne serait pas exorbitante, de connaître les réflexions qu'il s'est faites tandis qu'il était attendu. " Ah ! si seulement, répond en substance Socrate, le savoir était quelque chose qui pût couler d'une tête dans l'autre... " Le savoir n'est pas de cette nature. Pour la même raison à la fin de Phèdre on voit le roi Thamous (Thoutmès) rejeter l'invention de l'écriture qui lui est apportée par le dieu Theuth (Thot), qui se propose de fournir par elle une aide à la mémoire et à la connaissance des Egyptiens ; ils trouveraient dans le livre de quoi combler les lacunes de l'une et de l'autre. La réponse du pharaon est que cette invention est tout le contraire de ce qu'on lui dit : elle dispensera les hommes et de la mémoire et de la connaissance, puisque ce qui devrait en faire l'objet serait dans le livre. Le savoir qui pourrait se transvaser d'un esprit dans l'autre, soit à l'écoute des leçons des sophistes, soit à la lecture d'un livre, n'est pas le savoir. C'est un savoir mort, lequel est comme une pierre au fond d'une mare. Le vrai savoir, le savoir vivant c'est celui que forme l'esprit lui-même, celui qu'il produit par son propre travail d'intelligence. Il peut être aidé en cela par de bons maîtres, mais l'effort de constituer une connaissance et une mémoire ne peut revenir à nul autre qu'à lui. L'éducation n'a donc pas pour rôle de mettre le savoir là où il ne serait pas. Comme l'œil a la force de voir, l'esprit a la force de connaître (enousan dunamis), et pas davantage qu'il n'est nécessaire d'apprendre à l'œil à voir, il n'est nécessaire d'apprendre à l'esprit à connaître. Le parallèle est à vrai dire poussé un peu plus loin par l'auteur, puisqu'il désigne l'œil comme l'organe par lequel le corps voit. Il y a donc dans l'esprit un organe par lequel il connaît, parmi d'autres organes dont les fonctions sont autres. Quoique ce passage ne soit pas de nature allégorique, et qu'il ne soit pas utile d'entrer dans tous les détails possibles, il faut pourtant retenir que la pédagogie s'adresse à tout l'esprit. Car il se trouve également en lui la force de prendre du plaisir. Or la pédagogie est une sorte de révolution par laquelle l'esprit doit être détourné des plaisirs qu'on prend dans le commerce des choses sensibles vers celui que donne la pratique de l'intelligence. Lorsqu'un homme tourne le dos à la lumière, afin qu'il la voie il ne suffit pas de réorienter son œil, il faut retourner son corps tout entier. De la même manière c'est l'esprit tout entier que la pédagogie doit détourner. La théorie du souvenir (anamnèsis, cf. Phédon), ni celle de l'accouchement (maieusis, cf. Théétète), ne font nullement l'objet du présent passage, ni même d'aucune page de la République. Mais elles ont dans le présent passage un équivalent dans une théorie de la périagogie (periagôgè) ou de la métastrophe (metastrofè, 518d). L'un ou l'autre mot signifie le retournement. L'un ou l'autre mot peut trouver une heureuse traduction latine dans conversio. En grec comme en latin l'idée est celle de la mutation qui s'opère dans la direction d'un mouvement, comme entre autres de la révolution des planètes. Les auteurs chrétiens, Saint-Augustin parmi les premiers, ont évidemment donné à ce mot latin une signification religieuse qui depuis, dès qu'on l'entend, s'impose à la pensée. Le dictionnaire Robert place ce sens théologique en premier : " action de se tourner vers Dieu " ; il l'élargit en deuxième lieu à toute croyance ; et ce n'est qu'en troisième lieu qu'il lui reconnaît comme une acception vieillie celle de " changement, métamorphose, mutation, transformation ". C'est pourquoi, quoique à la lettre la traduction du mot platonicien par conversion soit tout à fait exacte, elle est néanmoins malvenue : elles sent trop la volonté des traducteurs de Platon d'orienter sa philosophie dans le sens de la théologie et de faire de lui une sorte de prophète, précurseur obscur du christianisme : il aurait ressenti ou compris la transcendance d'un dieu créateur, l'immortalité de l'âme, le jugement dernier, toutes notions sur lesquelles repose le fonds de commerce de l'Eglise. Le mot révolution a moins d'inconvénients. Entre l'interprétation opiniâtrement suggérée et celle que je construis la différence est celle-ci : ce vers quoi la pédagogie tourne l'esprit qu'elle a la charge d'éduquer est-il un autre être que l'esprit, forcément supérieur à lui, ou est-ce sa propre exigence d'intelligibilité ? Le bien n'est situé par Platon ni au-delà de l'être, ni comme l'être en général, mais comme " ce qu'il y a de plus éclatant dans l'être ; tou ontos to fanotaton " (518c). Ceci étant dit, ce rapport n'exige pas de l'esprit moins que l'autre, au contraire. L'intelligibilité impose non seulement une discipline de la vie, mais aussi une discipline de la pensée. L'esprit tout entier fait l'objet du détournement afin que puisse se retourner aussi l'organe à qui revient en lui la fonction de connaître. Comment autour de la notion de détournement ou de révolution une thèse semblable à celles du souvenir et de l'accouchement s'exprime-t-elle ? Parmi les forces ou vertus (aretai, 518d) de l'esprit celle de la pensée (fronèsis, 518e) se distingue comme étant plus éminente. Toutes les autres, semblables en cela à celles du corps, peuvent être aiguisées, accrues, voire acquises quand on n'en dispose pas d'abord. Le corps ne dispose pas d'emblée de la force de nager. Cependant celle-ci peut faire l'objet d'un apprentissage : elle est alors à la disposition du corps aussi bien que celle de marcher. De même l'esprit ne dispose pas d'emblée d'une sensibilité esthétique, mais petit à petit par la fréquentation des chefs-d'œuvre de l'art il s'éveille, il s'affine et, quoique acquise, cette nouvelle capacité est comme innée : elle signale aussi violemment et aussi immédiatement le beau et le laid que s'il en était capable par un don de nature. Il est même remarquable qu'une disposition aussi artificielle puisse disposer d'une telle puissance et d'une telle évidence. Quant à la vertu de la pensée, elle est plus divine que les autres, car jamais ne peut être ôtée à l'esprit sa force de penser. Jamais rien ne peut l'empêcher de penser, de former des idées. Cette force peut seulement devenir bonne ou mauvaise selon l'orientation qui lui est donnée. Ce qui la distingue donc relativement aux autres qui peuvent être acquises, c'est que la capacité de former des idées n'a pas besoin d'être acquise. Autrement dit les idées appartiennent à l'esprit de manière irrévocable, et la seule chose qui soit acquise c'est l'usage qu'il en fera. C'est pourquoi l'éducation n'a aucun besoin de verser dans l'esprit des connaissances : elles y sont. Elle ne consiste par conséquent qu'à détourner l'esprit de ce qu'il regarde lorsque c'est mauvais, et à le retourner vers ce qu'il ne regardait pas, qui est le bien. La force de penser n'a pas besoin d'être créée, ni entretenue, ni accrue : l'esprit pense. Le propre de l'esprit est de penser, comme le dira aussi Spinoza, et rien ne peut jamais l'en empêcher. Il ne cesse de produire des idées et la seule question qui puisse se poser à leur sujet est de savoir si elles sont tournées vers le mal ou vers le bien. Et en effet un individu malfaisant n'est pas quelqu'un à qui l'on doive enseigner quoique ce soit, ni quelqu'un dont la pensée manquerait d'exercice ; il se montre tout aussi savant qu'un autre, et tout aussi lucide ; mais il a, comme on dit, le génie du mal. On peut considérer par exemple un personnage sadien, comme la Juliette des Prospérités du vice. Elle a au moins autant d'intelligence que sa malheureuse sœur Justine et elle en use manifestement davantage. Le rôle de l'éducation est de tourner l'esprit des gens comme Juliette vers ce qu'il ne regarde pas. Mais tout le monde est comme Juliette, car tout le monde est d'abord dans le fond de la Caverne. Au lieu de s'orienter vers le haut et d'y découvrir le bien, l'esprit des hommes en général est tourné vers le bas. Ils ne s'intéressent pas aux idées, au beau en soi, au juste en soi, etc. qui relèvent de l'être, mais à ce qui relève du devenir, de ce qui est produit par le mélange d'idées différentes les unes des autres et même opposées. Ils sont attirés par ce que tout le monde croit être l'être et qui n'est que le lieu de la lutte des contraires. Dans ce lieu-là ils se livrent à ce qu'ils croient être des plaisirs, qui ne sont en fait que beuveries, orgies et débauches en tout genre. Tout se passe comme si depuis la naissance leur esprit était tiré vers le bas par des masses de plomb. Les plaisirs du bas-ventre, ceux de cet animal polycéphale qui sera décrit plus loin (588b), sont des masses de plomb qui détournent l'esprit humain de s'élever jusqu'au bien. On pourrait presque rêver d'une intervention chirurgicale à laquelle on procéderait dès l'enfance, semblable à celle par laquelle on noue le cordon ombilical du nouveau-né, ou à celles qui quelques mois ou quelques années plus tard le délivrent de ses amygdales ou de son appendice, et qui consisterait cette fois à lui couper ces masses : ce serait en quelque sorte une plombectomie ! Mais une telle ablation est une chimère digne du Meilleur des mondes de Huxley, de celles dont on peut se féliciter qu'elles restent dans l'utopie. Puisque heureusement n'existe pas ce remède pire que le mal, il faut que l'éducation se substitue à la chirurgie. C'est donc à elle qu'il appartient de tourner l'œil de l'esprit vers le bien. Or ce n'est manifestement pas ce qui se fait dans les écoles, dont la préoccupation ressemble davantage à celle des sophistes qu'à celle de Socrate. L'éducation (paideia) n'est pas l'enseignement. Sans doute le jeune Platon avait-il reçu tous les enseignements souhaitables, dans lesquels d'ailleurs il s'était montré partout si brillant qu'on pouvait espérer qu'il devînt aussi bien le nouveau Périclès que le nouveau Phidias ou le nouveau Sophocle. Cela se pouvait sans l'intervention de l'éducation. Mais la rencontre de l'éducateur en a décidé autrement. Contrairement à l'intervention chirurgicale qui eût été systématique, l'intervention pédagogique est aléatoire. C'est un fait, et en l'occurrence un fait exceptionnel, que le jeune homme bien doué ait rencontré Socrate. A-t-on remarqué que l'intervention par laquelle le prisonnier de l'allégorie est délivré de ses chaînes et de son carcan reste anonyme ? Quelqu'un, on (tis) le détache, le contraint à se lever, à se retourner, le force à regarder le feu, le conduit à l'extérieur malgré ses cris de douleur, ne cesse de lui poser des questions (515d). L'auteur de ces violences n'est pas nommé et le pronom employé au début (515c) disparaît même au profit de la tournure passive : celui qui a été délivré est contraint, etc. Le pédagogue, qui vient troubler l'ordre dans lequel les politiciens manipulent les citoyens naïfs tout en étant eux-mêmes ignorants de la vérité, n'est pas lui-même un élément de l'allégorie. Or celle-ci n'est pas un spectacle fabriqué par un extraterrestre pour d'autres extraterrestres, ce n'est pas un documentaire destinée à informer de manière désintéressée, c'est une intervention pédagogique. Le pédagogue ne peut être que celui qui raconte l'allégorie, parce que celle-ci n'a d'autre fonction que de détacher le prisonnier et de le conduire vers le bien. Il est donc nécessairement extérieur à elle. Non seulement son intervention, mais son existence elle-même est aléatoire. Socrate aurait pu ne pas exister, Platon aurait pu ne pas le rencontrer, il pourrait n'y avoir nulle part aucun homme qui fût à la fois philosophe et pédagogue. Il existe des quantités de pédagogues qui ne sont nullement philosophes, il existe des quantités de philosophes qui ne sont nullement pédagogues et qui ne tournent ni les uns ni les autres aucun esprit vers le bien. Platon qui a bénéficié d'une rencontre exceptionnelle essaie de jouer le même rôle à l'égard de son lecteur. |
Leçon XVIII (République, 523a-525b)
- Je te montrerai donc, si tu veux bien y faire attention, cette distinction dans les perceptions des sens. Les unes n’invitent point l’entendement à la réflexion, parce que les sens en sont juges compétents, les autres sont très propres à l’y inviter, parce que les sens n’en sauraient porter un jugement sain. (trad. Cousin+Dorion) |
Qui devra assumer dans l'Etat le rôle de premier magistrat devra d'abord être sorti de la Caverne. Il devra s'être élevé par étapes jusqu'au bien. Par où cependant le pédagogue qui le mène devra-t-il le faire passer au préalable ? Son éducation devra suivre tout un parcours dont l'aboutissement, en l'état actuel du dialogue avec Adimante et Glaucon, est mieux connu que le début. C'est celui-ci qu'il faut maintenant préciser : il faut indiquer ce qui peut mettre en mouvement une pensée paisiblement assoupie dans les dogmes de l'idéologie. Comment peut-on exciter une pensée à s'élever au-dessus des apparences produites par les manipulations dont elle est la victime inconsciente ? Le pédagogue va soumettre à son élève des observations propres à mettre sa pensée dans l'embarras. Il vaudrait mieux dire d'ailleurs qu'une pensée n'est pas encore une pensée, tant qu'elle n'est pas mise dans l'embarras. Seul l'embarras fait sortir la pensée de sa torpeur, de son engourdissement auto satisfaits et l'incite à l'activité. La vue d'un objet quelconque la laisse au sein des fausses évidences. L'attention portée à une qualité de ce même objet la contraint au contraire à remarquer qu'il est porteur à la fois de celle-ci et de son contraire. Cette observation est troublante, parce qu'elle décèle l'intervention d'un choix de la pensée dans le lieu où l'on pouvait croire que l'objet lui imposait son évidence. Platon fait implicitement remarquer à son lecteur que cette intervention lui signale déjà le terme du processus pédagogique en tournant son attention vers le soleil intelligible. L'éducateur commencera donc par diriger le regard de son élève vers une certaine sorte de sensibles. Car il y en a de deux sortes : d'une part ceux qui sont suffisamment distingués par la sensation (aisthèsis), et de l'autre ceux dont la sensation ne produit rien de sensé (ugiès), et qui ne se peuvent distinguer que par l'intervention de l'intelligence (noèsis). Il y a ceux dont le sens est déjà donné et il y a ceux à qui il faut donner leur sens. Pourtant ce ne sont pas deux sortes d'objets, car tous les objets sont susceptibles et de laisser dormir la pensée et de l'éveiller. Ce sont donc plus exactement d'une part les objets et de l'autre leurs qualités. Si je dis qu'un doigt est un doigt, c'est la même chose qu'affirmer l'identité A = A, ce qui n'exige pas vraiment que je cesse de dormir. Mais dès que je dois affirmer une qualité de ce même doigt, il ne s'agit plus d'identifier, mais d'attribuer et je me trouve face à une difficulté, celle de l'attribution. Je dois alors décider si le doigt que je vois est grand ou petit, si A est x plutôt que y. Ceci ne présenterait assurément aucune difficulté, si les propriétés pouvaient être attribuées aux choses par définition. Mais la définition : "l'hermine et blanche" permet-elle d'affirmer les yeux fermés que cette hermine particulière qu'on me désigne ici et maintenant est blanche plutôt que grise ou rousse ? Les propriétés d'un objet ne sont décelables que dans l'existence, elles ne peuvent être affirmées de lui que sous le contrôle de celle-ci. Or l'existence me place dans un embarras, que m'épargnent les définitions, parce que des observations contradictoires me font sortir de l'affirmation de l'identité de l'objet avec lui-même. " Les sensibles qui n'excitent pas l'intelligence sont ceux qui ne deviennent pas en même temps la sensation contraire ; ceux qui la deviennent l'excitent, parce que rien ne rend évident que la sensation soit ceci plutôt que son contraire ; ta men ou parakalounta osa mè exbanei eis enantian aisthèsin ama, ta d ekbainonta parakalounta, epeidan è aisthèsis mèden mallon touto è to enantion dèloi " (523bc). Lorsqu'il s'agit d'identifier un doigt l'âme humaine n'a nul besoin de l'intelligence, parce que jamais la sensation du doigt, par exemple la vue du doigt, ne l'a mise dans le moindre embarras. Si c'est un doigt, la vue montre un doigt. Mais la vue ne montre pas clairement que le doigt soit petit plutôt que grand, blanc plutôt que noir, etc. D'où cette différence vient-elle ? L'identité du doigt en tant que doigt relève d'une définition tout à fait arbitraire. Dès lors qu'on a montré à l'enfant que ceci est un doigt, il sait que ceci est un doigt, parce qu'il ne s'agit pour lui comme pour quiconque que de mettre un nom sur une chose. La question n'est pas tant de savoir ce qu'est la chose, que de savoir comment on la nomme. La question ne relève pas de l'intelligence, elle ne relève d'ailleurs pas davantage de la sensibilité, mais seulement de l'association : à la vue de la chose le lexique associe un nom. Celui-ci est ailleurs arbitraire, puisque que la même chose est nommée par le grec daktulos, par le latin digitus et par le français doigt. D'ailleurs la capacité qu'ont certains animaux de procéder à ces mêmes associations montre suffisamment qu'elles n'exigent aucune intelligence. On dit à Médor : "donne la patte, Médor" et Médor donne la patte. Il ne fait aucun doute que le chien a associé le mot patte à son propre membre. Par contre il est bien vain de demander à Médor si sa patte est grande ou petite, il est incapable de le dire. La raison de son incapacité est que les mots grand et petit ne peuvent pas être arbitrairement associés le premier à un certain doigt, le second à un autre. Il ne s'agit pas ici de mettre une étiquette sur une chose, qui pourrait aussi bien en porter une autre. Il faut procéder à une estimation, une mesure, un jugement qui situe le doigt par rapport à d'autres doigts, relativement auxquels il est une fois grand et une autre fois petit. La grandeur ou la petitesse ne sont pas dans l'objet, elles sont dans sa relation à d'autres objets. Dire s'il est grand ou petit exige donc la capacité d'établir un rapport entre lui et les autres. Or ce n'est pas la vue qui établit le rapport de cet objet à un autre plus grand ou plus petit, ni le toucher qui établit le rapport de cet objet à un autre plus dur ou plus mou. Voici trois doigts, dit Socrate, le pouce, l'index et le majeur : la vue me les montre de trois tailles différentes, et l'index qui est au milieu des deux autres est grand relativement au pouce, mais petit relativement au majeur. Il est à la fois grand et petit. A la question de savoir s'il est grand, il est tout aussi légitime de répondre négativement que affirmativement : la vue ne peut pas en décider. Le toucher ne peut pas davantage décider de la réponse qu'il convient d'apporter à la question de savoir si telle chose est dure ou molle, car elle est dure relativement à une deuxième et molle relativement à une troisième. Donc le même est à la fois grand et petit, dur et mou, etc. " Dans ces sortes de questions il est inévitable que l'âme soit mise dans l'embarras ; anagkaion en tois toioutois au tèn psukhèn aporein " (524a). Platon dit même davantage : l'un est l'autre et réciproquement ! Plus exactement " la sensation signale que le lourd est léger et le léger lourd ; aisthèsis to te baru koufon kai to koufon baru sèmainei " (524a). Dans le sensible le lourd n'est pas séparé du léger, il n'est pas autre que lui, ni le léger autre que le lourd. Ils ne sont pas deux choses, mais une seule. Dans le sensible à un même objet sont attribuables les qualités contraires. Afin de se sortir de son embarras, l'âme va devoir aller au-delà de la sensation et recourir au raisonnement (logismos) et à l'intelligence (noèsis). L'intelligence va devoir séparer ce que la sensation ne sépare pas, elle va devoir concevoir à part le grand et le petit, qui dans le sensible sont ensemble. Le travail de l'intelligence commence donc par établir des distinctions telles que grand et petit, dur et mou, lourd et léger, etc. Procédant à ces distinctions, elle se distingue de la sensation. Et comme l'intelligence s'oppose à la sensation, l'intelligible s'oppose au sensible. C'est dans l'intelligible que le petit est autre chose que le grand, autrement dit qu'il y a un grand en soi et un petit en soi. C'est dans l'intelligible qu'il y a un juste en soi, un beau en soi, etc. Mais le chemin qui mène au beau et au juste est encore long et pour l'instant l'objectif de Socrate est d'indiquer par quelles connaissances doit commencer l'éducation avant de parvenir à l'idée du juste et à l'idée du beau. A vrai dire les idées du petit et du grand, du lourd et du léger ne sont pas non plus les plus faciles à distinguer. Les plus faciles sont les plus abstraites et c'est pourquoi le dialogue, qui n'a pris en considération les idées précédentes que comme un intermédiaire très commun pour conduire aux plus abstraites, enchaîne avec celles-ci. Or il n'y a rien de plus abstrait que les nombres. Tout ne peut pas être dur ou mou, ces qualificatifs ne s'appliquent proprement qu'aux solides. L'eau, l'air ni le feu ne peuvent être qualifiés de durs ni de mous. De même le grand et le petit, le léger et le lourd ne peuvent se dire de toute chose : les sons ne sont pas qualifiables de cette manière. Mais toute chose est dénombrable, et pour commencer toute chose est une. La quantité est une qualité tellement abstraite qu'on l'extrait de la liste des qualités et qu'on en fait quelque chose à part. Ainsi procède Aristote, distinguant les catégories et y plaçant aussi bien la quantité que la qualité, celle-ci d'ailleurs après celle-là (cf. Catégories, Topiques, Métaphysique). Dans ce domaine du nombre, plus clairement qu'en tout autre, il apparaît qu'on a affaire à des relations. Une chose quelconque considérée à part, sans rapport avec les autres, n'est ni une ni deux. On reconnaît certes aisément qu'elle n'est pas deux, mais je suis sûr qu'on le dit par une très mauvaise raison, car on dit qu'elle n'est pas deux parce qu'elle est une. Et dans ce cas on montre qu'on n'a pas compris ce qu'est le nombre, qui ne peut pas être dans la chose. Si une chose à part n'est pas deux, ça n'est pas parce qu'elle est une, mais parce qu'elle est à part, parce qu'elle est coupée de toute relation avec les autres. Pour être deux il faut entrer en rapport avec autre chose, assurément, mais cela est vrai tout aussi bien de l'unité. Pour être une, il ne suffit pas de n'être pas deux ni davantage, il faut être en rapport. L'un n'est pas ce qui est à part, il est ce qui se trouve dans un certain rapport avec le deux, dans un autre rapport avec le trois, etc. Socrate a donné en exemple son pouce, son index et son majeur. Si l'on fait abstraction que ce sont ses doigts, si l'on retient entre eux uniquement leur rapport quantitatif, ils sont trois parce qu'ils sont deux plus un, par exemple le pouce et l'index plus le majeur. Le pouce, l'index plus le majeur sont autre chose que le pouce plus l'index. La quantité n'est pas la même, et l'une ne se définit que relativement à l'autre. Il en va de même de l'unité qui ne se définit que relativement aux deux, aux trois, etc. par exemple le pouce tout seul face à l'index et au majeur. Il n'est donc possible de dénombrer les choses que lorsqu'on les met en rapport les unes avec les autres, en ayant fait abstraction de toutes les qualités dont elles peuvent éventuellement être porteuses. Le centurion dénombre cent hommes, parce qu'ils sont les uns avec les autres dans un rapport tel qu'ils sont quatre-vingt-dix-neuf plus un, ou qu'ils sont dix fois dix, car il sait qu'il a sous ses ordres dix décuries. Mais il les considère très abstraitement, car il ne veut pas savoir que parmi eux il y a des gros et des maigres, des vieux et des jeunes ; il ne veut pas savoir qu'il y a parmi eux des Romains et des Gaulois, des Numides et des Grecs. Les vieux il les comptera un autre jour, lorsqu'il aura besoin de soldats aguerris, expérimentés dans un certain but pas trop physique, et les Gaulois il les comptera dans un autre but. En fait ils sont tous différents et leurs différences sont multiples. Mais il les a tous revêtus d'un uniforme et, ce faisant, il a fait disparaître leurs différences : il a cent hommes. Cependant les mêmes qui sont cent sont un aussi, puisque ils sont une centurie. Si au lieu de mettre en rapport ces hommes les uns avec les autres, on met en rapport maintenant les centuries entre elles, ils sont un, comme leur centurion est un. Cent et un c'est la même chose, en même temps que ça n'est pas la même chose. La vue ni aucun autre sens ne pourra dire ce qu'est l'unité, il faut pour cela un jugement, un acte de l'intelligence. L'arithmétique est la première des sciences que le pédagogue doit enseigner à ceux qui doivent devenir les plus hauts magistrats de la cité. La raison n'en est pas qu'ils devront faire des calculs, comme des épiciers qui doivent additionner les prix des différentes marchandises achetées par leurs clients afin de pouvoir leur présenter la note. La raison pour laquelle l'éducation des magistrats passe par l'arithmétique n'est nullement utilitaire. Ce serait se tromper sur la pensée de l'auteur que de mettre en avant les services que peut rendre la connaissance de l'arithmétique. D'une manière générale on passe à côté de l'essentiel si l'on choisit pour critère de l'admission d'un savoir dans un processus pédagogique sa plus ou moins grande utilité. On aura tôt fait d'écarter ce qui prétendument est inutile ; et réciproquement en retenant ce qui prétendument est utile, on risque fort de ne pas voir ce à quoi il est vraiment utile. Si l'on recommande l'étude de l'arithmétique, et qu'on rejette celle de la littérature, parce que la première est utile et la seconde inutile, la raison de ce choix est fort mauvaise. Car en quoi l'étude de la littérature est-elle inutile ? Elle est inutile à celui qui veut s'enfermer dans une étroite pratique d'épicier, de pompier ou de professeur de mathématiques. Mais si l'on va par là, l'étude de l'arithmétique sera-t-elle plus utile ? Elle est inutile à celui qui veut devenir professeur de lettres ou pompier ; et même pour l'épicier il ne faut pas surestimer son utilité, qui s'arrête aux quatre opérations. S'il faut retenir l'arithmétique dans l'éducation des hommes d'Etat, ce n'est pas parce qu'elle les aidera dans l'accomplissement de telle ou telle tâche, mais parce qu'elle est susceptible de détourner leur regard du sensible à l'intelligible. C'est par la même raison que la littérature, ou comme la nomme Platon la musique, est aussi une part nécessaire des études. Il y a plus utile que l'utilitaire, qui n'est utile qu'à ceci ou à cela, dans telle ou telle opération ; qui finalement n'est utile que fort peu souvent. Au contraire ce qui n'est utile ni aux comptes d'épicerie, ni à l'extinction des incendies, ni etc. peut cependant être bien plus utile, utile à éveiller l'intelligence. Alors il n'est pas utile à une opération, il est utile au développement de la pensée. L'arithmétique est donc retenue dans le cours des études, parce qu'elle détache la pensée du sensible et la détourne vers l'intelligible. Platon le dit encore autrement : elle est nécessaire au philosophe pour atteindre l'essence (ousia), l'être des choses et non plus seulement leur devenir. Il n'y a pas de vérité dans ce qui naît et meurt, il n'y a que des apparences. Ce qui est soumis au devenir naît et meurt par la coexistence de qualités contradictoires. Or il n'y a pas de pensée possible dans la confusion. La pensée suppose la distinction : mettre d'un côté le grand, de l'autre le petit ; d'un côté le lourd, de l'autre le léger. Je ne veux pas dire classer les choses les unes grandes, les autres petites ; les unes lourdes, les autres légères : toute cette page de la République a montré que ce n'est pas possible. Mais il faut séparer l'idée du grand de celle du petit et l'idée du lourd de celle du léger. Cela seul permettra d'établir dans des relations déterminées à quelle chose peut être attribué proprement tel qualificatif. L'arithmétique est la première des connaissances qui produisent une séparation des idées et des choses, à montrer que les idées n'appartiennent pas aux choses, mais leur sont attribuées dans un acte de jugement en fonction des rapports où elles entrent avec les autres choses. La même chose est dénombrée une ou cent selon les rapports qu'elle entretient. Les qualités en général, et en particulier le nombre, ne sont attribuées aux choses que par une puissance qui n'est pas en elles, qui est au-dessus d'elles, qui appartient à un autre monde. C'est une grande question philosophique de savoir comment se constitue la connaissance. Ce dialogue ne la développe pas, mais les rapides allusions qu'on rencontre dans cette page s'éclairent aisément si l'on pense à ce que leur auteur a écrit ailleurs. Il a posé dans Théétète la question de savoir si la science est dans la sensation. Il y fait s'exprimer très vigoureusement Protagoras, qui est certainement jusqu'à l'aube du quatrième siècle celui qui a le plus fermement exprimé cette thèse. Mais il la rejette sans concession, car ce que n'aperçoivent pas ses tenants, c'est que même à son niveau le plus bas, celui de la perception, la connaissance ne se constitue que par l'intervention active de l'intelligence. Lorsque je perçois le grand ou le petit, le lourd ou le léger, il n'est pas possible que je me contente d'enregistrer de la manière la plus passive des données de la sensation. Peu de philosophes y sont aussi attentifs que Platon, car malgré sa pauvreté la thèse empiriste, qui ramène la science à la sensation, ou qui veut qu'il n'y ait rien dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans les sens, a été largement reprise au dix-septième et dix-huitième siècles, et revient toujours. Elle ne voit pas que la plus basse des connaissances implique déjà la participation du plus haut de l'esprit. Personne ne s'en rend compte. L'homme qui somnole dans le métro en attendant de parvenir à destination ne se contente pas d'enregistrer ce qu'il aperçoit, lorsqu'il entrouvre un œil au moment où le choc de l'arrêt se fait sentir. Il analyse les éléments lacunaires, confus et déformés que ses sens lui font parvenir. En conséquence de quoi il reste assis et continue à dormir jusqu'au moment où il jugera qu'il est parvenu à la station où il doit descendre. On le surprendrait beaucoup en lui assurant qu'il lui a fallu l'activité de son esprit pour identifier sa station. Il se contenterait pour sa part de déclarer qu'il l'a reconnue. Mais ça n'est pas si simple : reconnaître c'est premièrement comparer, et deuxièmement décider, malgré toutes sortes de différences, que les deux termes sont identiques. |
Leçon XIX (République, 529a-530c)
- Puisque tu m’as reproché d’avoir fait un éloge maladroit de l’astronomie, je vais la louer d’une manière conforme à tes idées. Il est, ce me semble, évident pour tout le monde, qu’elle oblige l’âme à regarder en haut et à passer des choses de la terre à la contemplation de celles du ciel. (trad. Cousin+Dorion) |
Si l'arithmétique est la plus abstraite de toutes les sciences, parce que les nombres servent à dénombrer toutes choses sans exception, et qu'elle est de ce fait la plus apte à éveiller l'intelligence, il n'en est pas moins vrai que les études scientifiques en général font appel à l'œil de l'âme et contribuent à son détournement du visible vers l'intelligible. C'est pourquoi elle doivent être inscrites dans le cours des études imposées à ceux qui auront la charge du gouvernement de la République. Ainsi après l'arithmétique viennent la géométrie et la stéréométrie (géométrie dans l'espace), toutes deux toujours très abstraites, et enfin l'astronomie et l'harmonie avec lesquelles on touche quelque chose de relativement plus concret puisqu'elles ont pour objet le mouvement, l'une dans le domaine du visible et l'autre dans celui de l'audible. Ainsi l'astronomie n'est pas pour Platon à proprement parler la science des astres, mais celle des rapports entre les objets qui se meuvent. La notion de mouvement (fora) étant elle-même très vaste, irréductible à la seule translation, il ne me paraît pas excessif de comprendre sous le nom d'astronomie non pas la propédeutique à toutes les sciences de la nature, mais plus exactement leur embryon. Archimède ne commencera à faire connaître le résultat de ses recherches qu'environ cent cinquante ans après la rédaction de ce texte, qui ne pouvait donc dans l'évocation d'une connaissance de la nature aucunement aller au-delà du point où il s'arrête. Cependant, quand bien même il l'eût pu, il n'en aurait pas dit autre chose que ce qu'il affirme de l'astronomie, car les sciences de la nature ne l'intéressent nullement en tant que connaissances de tel et tel types d'objets, mais seulement en tant qu'exercice de la pensée qui établit des rapports. L'exposé relatif à l'astronomie ayant été d'abord interrompu par un retour en arrière, Glaucon tente de corriger l'éloge malvenu qu'il en avait d'abord prononcé (527d). En effet poursuivant l'idée que le programme d'études développé par Socrate était destiné aux gardiens de la cité et que ce qu'ils apprenaient devait leur être utile, il avait cru pouvoir l'interpréter dans un sens utilitariste et il avait donc insisté sur l'avantage pratique que le chef militaire pouvait tirer, selon lui, de la connaissance du ciel et des astres. Je me demande ce que à ce propos le général doit savoir, que ne sache pas le premier quidam venu, mais peu importe. Le jeune homme a maintenant compris que la véritable utilité de l'astronomie n'est pas dans les applications qu'on en peut tirer, fussent-elles militaires, mais dans le détournement de l'âme vers le haut. Seulement il interprète cette réorientation de manière erronée et ridicule : parce que le ciel est au-dessus de nos têtes et que le soleil, la lune et les étoiles sont dans le ciel, l'âme serait tirée vers le haut ! Mais, on le comprend facilement, si c'était là le mérite de cette science il faudrait reconnaître que ce n'est pas l'œil de l'âme, mais seulement celui du corps qui serait détourné. Or un tel résultat n'a évidemment rien qui permette d'atteindre l'objectif pédagogique de s'élever jusqu'au bien. Tourner le regard de l'œil du corps vers les choses du ciel peut même avoir un résultat diamétralement opposé à celui que recherche l'éducation. Il y a une manière de considérer les astres qui abaisse les regards vers le bas, c'est-à-dire qui abaisse l'âme en lui faisant rebrousser chemin vers l'opinion. Peu désireux de s'exposer à la haine des prêtres, Platon en reste à une allusion, mais il n'est pas difficile de la décrypter : ceux qui élèvent l'étude des astres au niveau d'une philosophie (filosofia), c'est à dire dans ce cas d'une discipline de vie, ce sont les astrologues. Assurément ils sont de ces gens qui lèvent la tête pour regarder les étoiles, les constellations qu'elles forment et en particulier celles qui se trouvent dans le plan de l'écliptique et qui constituent le zodiaque, le mouvement des planètes et singulièrement leur passage dans lesdites constellations. Mais leur préoccupation n'est nullement d'établir des rapports, de formuler des lois en termes mathématiques ; elle consiste seulement à interpréter superstitieusement des coïncidences. Etant donné le goût que beaucoup manifestent pour leurs sottises, y compris chez les diplômés de l'Université, je les énonce sommairement. Ils prétendent que le caractère, voire la destinée des êtres humains sont dictés par la constellation zodiacale dans laquelle s'est levé le soleil le jour de leur naissance. Ils veulent que certaines règles de conduite leur soient imposées par des alignements remarquables des planètes : conjonction, opposition, quadrature. Ils assurent encore que les stations et rétrogradations de ces mêmes satellites solaires déterminent dans la vie de tous certains types d'accidents. Sur ces bases enfin ils prédisent à chacun son avenir. Il suffit de savoir que constellations, zodiaque, conjonctions, oppositions, quadratures, stations et rétrogradations n'existent pas, ne sont que des apparences, pour mesurer la valeur de l'astrologie. Les tireurs d'horoscope sont d'habiles faiseurs, qui maintiennent pour leur plus grand profit les naïfs dans le fond de la Caverne, ou qui y enfoncent derechef ceux qui tentent d'en sortir. Leur pratique n'a d'ailleurs rien d'innocent. Parce que Glaucon a ouvert la porte à une interprétation aussi consternante des mouvements célestes, Socrate le reprend vertement : il ne suffit pas pour élever l'âme que les yeux du corps soient tournés vers le haut. Si c'était le cas il suffirait pour être savant de " se mettre sur le dos depuis l'enfance sur terre ou en mer ; kan ex huptias neôn en gè è en thalattè manthanè " (529c), il suffirait d'avoir au-dessus de soi non pas le ciel mais un modeste plafond et d'en admirer crédulement les peintures (poikilmata). C'est d'ailleurs ce que semblent faire ceux qui imaginent trouver dans le ciel un Père éternel, ses anges, et ses saints. Ils détournent leurs yeux des spectacles terrestres indignes de leur haute élévation spirituelle, et les tournent vers quelque chose qui pour être invisible n'en est pas pour autant plus intelligible. Les représentations peintes ou sculptées qui sont données de la piété, particulièrement à l'époque baroque, par exemple par Zurbaran (cf. ses diverses interprétations de Saint-François), Rubens (L'extase de Marie-Madeleine, musée de Lille), etc. montrent des personnages désireux de se détacher des choses terrestres, voire déjà détachés d'elles, les yeux déjà au ciel, faute de pouvoir y transporter immédiatement leur corps. Le ciel est pour eux un plafond où ils voient un décor que les autres ne voient pas, mais qui n'en demeure pas moins vu avec les yeux du corps. Comme Glaucon ils confondent toujours l'intelligible et le sensible. La bonne manière de se servir du ciel est d'y lire des rapports mathématiques. Elle est de prendre les étoiles (poikilmata) comme l'image visible des idées invisibles. Il est vrai qu'elles sont ce qu'on peut trouver de plus beau et de plus exact dans la nature. Mais l'intelligible auquel leur contemplation permet d'accéder est encore plus beau qu'elles. Ce qui est dit ici implique que sous le nom d'étoiles Platon désigne en fait les planètes. Si pour la beauté on peut se rapporter à l'ensemble du ciel nocturne, l'exactitude par contre ne peut être que l'apanage des seules planètes. Les Grecs de l'Antiquité avaient parfaitement bien repéré parmi les étoiles qu'ils tenaient pour des astres fixes, des astres errants, qui a vrai dire ne vagabondaient pas de manière anarchique. Les planètes se meuvent parmi les étoiles selon une trajectoire fermée, qui les fait revenir périodiquement, que les Grecs appréciaient comme circulaire. C'était une petite erreur, comme on le sait depuis Kepler, mais une erreur particulièrement stimulante, puisque la divine perfection attachée au cercle les conduisait à rechercher dans le ciel des rapports mathématiques. Ce qu'on voit dans le ciel, si beau qu'il soit, est donc bien inférieur à ce qu'on peut en comprendre. Ce qu'est en réalité la vitesse, ce qu'est en réalité la lenteur des mouvements planétaires ne peut être compris que par la raison (logos) et la démonstration (dianoia). Le déplacement de Vénus dans le ciel ou celui de Jupiter sont indécelables si l'on ne les recherche pas plusieurs nuits de suite. On peut les dire lents. Cependant si l'on constate qu'ils reviennent à la même place après quelques mois ou quelques années, et que dans l'intervalle ils ont parcouru le ciel entier, on peut les dire rapides. Mais ce ne sont là que des appréciations très superficielles et la réalité de leur mouvement ne peut être déterminée que par la démonstration. C'est elle qui établira le vrai nombre qui permet de le définir, comme un rapport entre la distance parcourue et le temps utilisé à la parcourir. C'est elle qui établira la vraie figure orbitale, qu'elle soit un cercle divin, une ellipse parfaite, ou une ellipse pâtissant de nombreuses perturbations. Par la démonstration encore on établira si les rapports existant entre les temps que durent les diverses révolutions planétaires sont aussi simples et harmonieux que le croyaient les Anciens, ou s'ils sont liés aux distances respectives qui séparent les planètes de leurs foyers, que ce soit la terre ou le soleil. On a tout lieu de penser que l'esprit mathématicien de Platon aurait été très excité par les découvertes qui lui sont malheureusement demeurées inconnues. Qu'il s'agisse de la mobilité de la terre, de l'orbite des planètes, voire de l'éloignement des étoiles, toutes les idées modernes qui ont troublé la représentation que les Anciens se faisaient du ciel, pouvaient renforcer son sentiment qu'il appartenait à l'intelligence de déceler derrière le visible des mouvements, dont l'intelligibilité pouvait passer par des rapports extrêmement complexes. Les mouvements des astres, tels qu'ils peuvent être observés par l'œil, doivent être traités, dit Socrate, comme les peintures de Dédale. Celui-ci n'est pas seulement l'ancêtre des aviateurs, mais celui des inventeurs en général et des artistes novateurs en particulier. C'est à lui que l'Antiquité attribue les œuvres d'art de la période archaïque. Platon les évoque aussi dans Ménon (97d), où il affirme que ses statues s'échapperaient si on ne les attachait pas. Cette plaisanterie est liée à la nouveauté que la tradition attribue à Dédale, en faisant de lui le premier sculpteur à s'être débarrassé de la pose hiératique immobile, les jambes jointes, dans laquelle était primitivement enfermée la figure humaine, pour lui donner l'attitude de la marche, en lui plaçant un pied devant l'autre. Son nom évoque donc un artiste d'une habileté supérieure, capable de réalisations répondant à des lois complexes, opposé à d'autres dont les figures suivent des règles plus simples. Ses œuvres cependant, veut dire Platon, ne doivent être tenues que pour des exemples approximatifs de lignes géométriques plus complexes, comme les figures dessinées par les géomètres sont prises par eux : elles leur permettent d'accéder à un rapport conçu, intelligible qu'elles ne représentent qu'imparfaitement. Si subtiles que soient les peintures découvertes, elles ne doivent être tenues que pour l'image grossière de rapports abstraits. La peinture que dessinent dans le ciel les étoiles et les planètes doit être considérée de la même façon. L'ouvrier qui en est l'auteur est peut-être encore plus subtil que Dédale, son œuvre cependant n'a pas à être prise comme si l'on pouvait saisir en elle ce qu'est en soi l'égalité, ce qu'est en soi le double et ce que sont en soi tous les rapports (summetrias). Les rapports sont intelligibles et ce n'est que par ces rapports intelligibles que peuvent être comprises les relations d'égalité, de double, etc. qu'on trouve dans les choses, si complexes qu'elles soient, fussent-elles même celles du ciel. Cette idée est encore développée par les références concernant les rapports du jour à la nuit, du jour et de la nuit au mois, des mois à l'année, et par les rapports du mouvement des autres astres avec ces unités de temps et entre eux (530b). Le sujet est d'importance puisqu'il ne s'agit de rien de moins que du calendrier. L'astronomie n'a jamais été réduite à une contemplation désintéressée des objets célestes ; elle a toujours reçu la charge de mesurer le temps. Certaines unités de temps s'imposent visiblement. J'insiste sur cet adverbe : c'est la vue qui impose la première unité naturelle, le jour. Quand je vois, c'est le jour ; quand je ne vois pas, c'est la nuit. Mais les jours sont inégaux, du moins sous nos latitudes, puisque celui du solstice d'été est environ deux fois plus long que celui du solstice d'hiver. Le rapport du jour à la nuit est égal seulement lors des équinoxes, par définition. Pour déterminer des jours légalement égaux, on peut prendre pour point origine le passage du soleil au zénith ; mais alors à midi on passe au lendemain ! Il faudra donc décaler d'une demi-journée ce repère visible pour fixer le début du jour. Une seconde unité naturelle est imposée par la lune : c'est le mois de vingt-huit jours, quatre semaines. Mais sa valeur moyenne est en fait plus exactement de vingt-neuf jours et demi. Afin de suivre la lune le calendrier pourrait donc alterner des mois de vingt-neuf jours avec des mois de trente jours. Malheureusement il a fallu admettre que ni douze, comme c'est le cas dans le calendrier musulman, ni treize mois ainsi conçus ne pouvaient coïncider avec la durée d'une année. Les Chaldéens, suivis par les Juifs, ont intercalé un treizième mois tous les trois ans, mais ça ne donne pas encore un nombre entier d'années. Celles-ci sont une troisième donnée de la nature, plus cachée que les précédentes, mais imposée par le retour des saisons et définissable comme l'intervalle qui sépare deux solstices de printemps. Sa durée a elle-même dû faire l'objet de rectifications successives. Après qu'elle ait été estimée à 365 jours, ce qui est un peu trop court, la réforme julienne l'a amenée à 365,25 jours, ce qui est légèrement trop long, assez long pour faire tomber en 1582 l'équinoxe de printemps au 11 mars. Cette année-là la réforme grégorienne non seulement rétablit l'équinoxe au 21, mais surtout décida de supprimer trois jours en 400 ans. Malgré cette rectification l'année grégorienne est encore trop longue de 0,0003 jours. Cette différence est négligeable, pour l'instant... Certes Platon ignorait la réforme de Jules César et à plus forte raison celle de Grégoire XIII. Mais le problème qu'il pose est bien de savoir s'il est possible de trouver une commune mesure entre le jour, le mois et l'année. Il demande s'il est possible de faire du mois un multiple entier du jour et de l'année un multiple entier du mois. Il demande même s'il est possible de trouver entre la révolution de la terre, c'est-à-dire l'année, et celle des autres planètes le même genre de rapports sans décimale. Nos connaissances actuelles étant plus étendues que celles de son époque, à toutes ces questions nous pouvons répondre négativement. Il n'y a pas de rapport, et il n'y a pas de raison pour qu'il y en ait un, entre ces différentes durées. Mais ce que voulait Platon ce n'était pas une réponse, c'était une prise de conscience que les rapports, parce qu'ils sont intelligibles, sont au-delà du sensible. Et de ce point de vue il importe peu que la réponse donnée ci-dessus soit négative plutôt que positive. De ce point de vue en effet il est absurde d'espérer trouver dans les réalités sensibles les rapports intelligibles. A supposer même qu'il puisse se trouver un rapport simple entre la révolution de la terre et celle de la lune, ou bien entre la révolution de la terre et la durée de sa rotation sur elle-même, Platon ne voit aucune raison pour qu'il reste stable. Le soleil, la lune, la terre et les autres planètes, en tant qu'objets sensibles sont soumis au devenir, c'est-à-dire qu'il y a en eux toujours quelque chose qui naît et toujours quelque chose qui meurt. Il n'y a donc aucune raison de croire que des rapports simples, qui existeraient par hasard à un moment donné entre ces diverses révolutions, pourraient se maintenir éternellement. Le sensible n'est pas le domaine de l'éternel, il est celui du mouvant, celui de la génération et de la corruption. L'intelligible commence nécessairement au-delà. L'astronomie et avec elle, je le répète, l'ensemble de la connaissance de la nature, n'est donc en fait qu'un appendice des mathématiques. Le processus éducatif part de la plus abstraite des connaissances, l'arithmétique, qui est comme la mathématique unidimensionnelle. Vient ensuite la géométrie, qui est bien évidemment la mathématique bidimensionnelle. Vient ensuite la stéréométrie, qui est la mathématique tridimensionnelle. En dehors de l'ajout de dimensions supplémentaires qui ne peuvent pas apporter quelque chose de fondamentalement nouveau à la complexité des calculs, il n'y a que le passage à la considération supplémentaire des différents mouvements qui puisse exiger davantage d'intervention de la part de l'intelligence. Ce surcroît de subtilité est recherché par Platon dans ce qu'il appelle l'astronomie et l'harmonie, qui sont l'embryon de ce que nous connaissons sous le nom de sciences. Leur objet essentiel n'est donc pas pour lui d'apporter aux hommes une connaissance de la nature. Même si rien ne peut conduire à mépriser celle-ci, ce n'est pas d'elle qu'ont besoin les futurs hommes d'Etat pour se préparer à assumer leurs fonctions. Il y a dans les sciences de la nature quelque chose de bien plus important que leur objet, en tant que domaine, c'est de pousser au développement de ce qui est intelligent par nature dans l'âme humaine. |
Leçon XX (République, 532e-534a)
- Dis-nous donc quelle est la nature de la puissance de discuter, en combien d’espèces elle se divise, et par quels chemins on y parvient. Car il y a apparence que ce sont ces chemins qui conduisent au terme où le voyageur fatigué trouve le repos et la fin de sa course. (trad. Cousin+Dorion) |
Le processus d'éducation a pour aboutissement la véritable science, qui atteint les véritables idées et non plus leurs images hypothétiques, qui atteint aussi la source qui les éclaire et les nourrit, à savoir le bien. De la même façon que dans la Caverne le prisonnier détaché et retourné découvre les vrais objets dont il n'avait jusque-là aperçu que les ombres, et peut regarder le feu qui les projette devant ceux qui sont encore dans les chaînes et les carcans, celui qui est amené dans le monde extérieur après n'avoir pensé que les ombres et les reflets des idées s'en détourne et lance l'œil de son âme vers les vraies idées, dont les précédentes n'étaient que les images, et enfin vers le bien qui en est la source. La vraie science, celle qui s'élève jusqu'au bien anhypothétique, est le dialogue, l'entretien platonicien, dans lequel l'un des interlocuteurs mène la discussion, tandis que l'autre par son accord réalise la preuve de l'intelligibilité du propos tenu. C'est encore sans en avertir ni l'interlocuteur de Socrate, ni le lecteur, comme il le fait aussi dans Théétète, que Platon identifie la plus haute science, celle à qui ce nom revient légitimement, à sa propre pratique philosophique. Comme il a déjà demandé à Socrate de définir le bien, Glaucon lui demande à présent de définir la manière d'être (tropos) ou la nature de ce degré le plus élevé du savoir, en quoi consiste la connaissance des vraies idées et du bien. Toutefois c'est d'abord son nom qui pose problème. Ce degré supérieur n'est jamais directement nommé par Platon. La première mention qui en est faite ne désigne que ceux qui en sont capables sous le nom de discuteurs : celui qui dispose de ce savoir est discuteur (dialektikos, 531e, 534b) et son savoir lui-même est qualifiée de la même façon (è dialektikè mathesis, 534e). Sa pratique, telle qu'elle s'exerce, n'est désignée que par la tournure verbale : le discuter (dialegesthai, 532a, deux fois, comme dans beaucoup d'autres textes ; cf. dialegesthai epistèmè, 511c), ou exceptionnellement comme marche en discussion (dialektikè poreia, 532b, ou dialektikè methodos, 533c). En tant que puissance appartenant à l'esprit, force ou capacité de celui-ci, elle est nommée puissance de discuter (dialegesthai dunamis 532d, 533a). Sous une forme substantivée : " la dialectique ", comme on dit la science, le savoir, la philosophie, la dialectique est une invention des traducteurs. Les commentateurs parlent pédantesquement de la dialectique platonicienne, laissant planer sur ce substantif un épais mystère. Et pour cause ! Il n'y a pas de dialectique platonicienne, il y a un dialogue platonicien. On pourrait d'ailleurs se demander à quoi servirait la définition du plus haut degré du savoir, si loin d'être mis en œuvre à tout instant par le philosophe, il était renvoyé par lui dans un inaccessible ciel des idées. Il faut choisir : ou bien le plus haut degré du savoir est une chose certes difficile mais praticable, et c'est lui que l'auteur réalise en chaque page de son œuvre, ou bien on ne voit Platon nulle part mettre en pratique la vraie science dont il fait l'éloge, et ce n'est qu'une fumisterie. Je ne mentionne que pour la forme cette dernière hypothèse ! Tout l'art (tekhnè) de discuter consistant dans la discussion, ou le dialogue lui-même, je n'emploierai que ce dernier mot pour désigner la science suprême. L'auteur cependant n'entretient-il pas lui-même le mystère à son sujet ? On peut se le demander, car la réponse que fait Socrate à son interlocuteur semble être dilatoire : " tu ne serais plus celui qui m'accompagne ; ouket oios t esei akolouthein " (532e-533a). Mais pour la comprendre, il faut penser à ce qu'implique sa pratique, qui n'a rien de mystérieux, puisqu'on ne cesse de la voir à l'œuvre dans toute la République comme dans tous les livres de l'auteur à l'exception du plus gros morceau de Parménide et de Timée. Partout en effet l'un des interlocuteurs, le plus souvent celui qui est nommé Socrate, pose les questions tandis que l'autre lui répond. Or contrairement à ce qui se passe dans une discussion à bâtons rompus, où chacun peut intervenir au même titre que les autres, ici le premier s'exprime longuement tandis que le second est en général réduit à ne prononcer que quelques mots, voire un seul. C'est même tout le contraire d'un interrogatoire dans lequel le meneur énonce une brève question mais attend de l'autre une réponse développée et argumentée. Le dialogue philosophique a ceci d'unique, qu'on ne retrouve dans aucune autre forme de dialogue, que celui qui pose les questions ne les pose pas afin d'obtenir une réponse qu'il ignorerait, car c'est bien lui seul qui est en état de la proposer, mais afin d'obtenir l'assentiment de l'autre, qui est toujours libre de le lui refuser, si son intelligence (logos) ne lui permet pas de l'accorder. Dans un tel dialogue il y a donc d'un côté le philosophe, qui se refuse à tenir pour vraies ses propres assertions tant qu'elles n'ont pas reçu l'accord de celui qui est de l'autre côté, son compagnon de marche, son acolyte (akolouthos), qui s'accorde avec lui. Les deux personnages ne sont pas sur le même plan, c'est évident. Il ne faut toutefois pas limiter leur inégalité à celle de leur rôle technique : l'un parlant longuement, l'autre répondant brièvement. C'est en même temps une inégalité philosophique, car Socrate sait où il va, et il n'a besoin de Glaucon ou d'Adimante que pour soumettre sa propre intelligence à l'exigence d'intelligibilité d'une intelligence universelle, tandis que son interlocuteur le suit, certes autant qu'il le peut, mais tient un rôle passif, qui n'implique pas la formation de l'idée, et qui par voie de conséquence n'a pas le même rapport à l'intelligence universelle. Or il n'y a pas d'autre bien que celle-ci. Le soleil des idées, celui qui les éclaire et les nourrit, n'est autre que l'intelligence, pourvu qu'elle s'élève au-dessus des hypothèses, c'est-à-dire qu'elle puisse s'accorder à elle-même l'idée qu'elle produit sous la plus intraitable exigence d'intelligibilité. Il est tout à fait clair que ce rôle dépasse celui de l'acolyte. La raison pour laquelle Socrate lui dit en réponse à sa demande d'éclaircissement sur la science suprême, et à travers eux Platon à son lecteur, qu'il ne le suivrait pas, n'est nullement l'expression d'un doute sur son intelligence, mais une raison philosophique de fond : il faudrait qu'ils échangent leurs places respectives, que le répondant devienne le questionneur, que le lecteur devînt Platon lui-même. " Prends la place et joue mon rôle, si tu veux savoir ce qu'est la science suprême ", semble dire celui-ci à celui-là. Mais ça n'est pas pour l'écarter, pour le dissuader de le faire car, je l'ai indiqué plusieurs fois par ailleurs, sans lui demander s'il le veut bien, sans lui demander si ça lui fait mal, l'auteur installe son lecteur dans la position qui exige de lui qu'il philosophe. Aussi est-ce pour le lecteur davantage que pour Glaucon que Socrate répond. Seule la force qui s'exerce dans le dialogue peut découvrir le bien à celui qui a déjà parcouru les étapes précédentes du cursus pédagogique : arithmétique, géométrie, stéréométrie, astronomie et harmonie. En résumé : " nul n'entre ici, s'il n'est géomètre ", comme Platon, rapporte-t-on, l'avait fait inscrire à la porte de son école. Tout le monde ici est suffisamment géomètre pour comprendre quel raisonnement conduit à déterminer le quatrième terme proportionnel, les trois autres étant connus, lorsque deux rapports sont égaux. L'allégorie de la Caverne, récit par lequel le lecteur est conduit à comprendre ce qu'est la science suprême et ce qu'est le bien, n'est pleinement intelligible qu'avec la mise en œuvre de ce même raisonnement. Elle est rapidement résumée (533bc), et d'une manière délibérément lacunaire. Il est question dans ce passage des différents degrés du savoir, à l'exception du premier, lequel est si spontané qu'il ne mérite pas le nom de savoir. Le vulgaire, qui ne comprend pas le monde dans lequel il vit, ni sur le plan physique ni sur le plan politique, a bien quelques opinions mais pas de savoir. Il a d'ailleurs souvent la modestie de l'admettre. Il n'en va pas de même des cyniques démagogues qui le manipulent. Ils pensent avoir un savoir. Les savoirs de ce genre sont désignés ici sous le nom d'arts (tekhnai), le même qui dans Gorgias à la fois les désigne et leur est refusé. Il n'est pas critiqué dans le présent contexte, où son opposition à la science (epistèmè) le détermine assez clairement. Donc les arts qui sont pratiqués par les manipulateurs pour faire vagabonder dans une direction très déterminée l'imagination des naïfs sont ceux que dans Gorgias tous les présents nomment sophistique et rhétorique. Aujourd'hui Socrate ne les compare pas à cuisine et maquillage, il les détermine avec exactitude comme des arts qui s'occupent des opinions des hommes ou de leurs désirs, qui se tournent vers ce qui naît et se mélange, ou encore qui ont du respect (therapeia) pour ce qui naît et se mélange. Ils ont donc bien pour but d'exercer un pouvoir sur la pensée des hommes les moins clairvoyants en agissant sur leurs croyances et leurs passions, en les maintenant au niveau des apparences, c'est-à-dire de ce qui apparaît et disparaît, de ce qui meurt et reparaît, de ce qui est de l'ordre du devenir, de la génération et de la corruption, et nullement de l'être. Est ensuite désignée une autre sorte d'arts, bien supérieure à la précédente, constituée par tous les savoirs comme l'arithmétique, etc. qui sont la propédeutique à la vraie science. Ils sont situés à la fois comme des sciences qui visent l'être et non plus l'apparence, et comme des sciences qui ne l'atteignent qu'en rêve (oneirôtousi). La raison de cette situation médiane finalement peu flatteuse est dans leur caractère hypothétique. Le sens de ce qualificatif étant largement exposé par ailleurs, je n'y reviens pas. Le genre de connaissance qui est par là rendue possible n'est pas pleinement intelligible, puisque au-delà des propositions qui peuvent être accordées parce qu'elles sont cohérentes avec celles qu'on a déjà admises, il implique des propositions sur lesquelles l'accord (homologia) de l'esprit avec lui-même, comme avec les autres, ne peut être fait, non qu'il soit refusé, mais tout simplement parce qu'il n'est pas recherché. Ces sortes d'arts, les sciences de la nature comme les mathématiques, ne peuvent pas être tenus pour la vraie science. La marche en discussion, je veux dire le dialogue, est la science suprême, parce qu'elle dépasse l'hypothétique pour s'élever jusqu'au principe (arkhè) qui permet seul d'assurer les conclusions. Platon ne dit jamais rien nulle part de ce principe, sauf qu'il est le bien, le soleil des idées. Le lecteur est-il pour autant condamné à se perdre en conjectures à son sujet ? Je pense au contraire qu'on ne peut nourrir le moindre doute à son égard. Le principe anhypothétique - ce mot sans être fréquent en grec y est toutefois moins barbare qu'en français - ne peut évidemment être de même nature que les principes hypothétiques. C'est-à-dire qu'il ne peut nullement être une idée. Le cercle est une idée, la parallèle est une idée, l'atome est une idée, la gravitation universelle est une idée, etc. On pourra autant de fois qu'on le voudra substituer une idée à une autre, on n'atteindra pour autant jamais une idée anhypothétique parce que toutes les idées par définition sont hypothétiques. A l'idée d'une parallèle passant par un point, on peut substituer l'idée de deux parallèles à la même droite ; à l'idée d'une gravitation qui s'exerce instantanément, on peut substituer l'idée d'une gravitation qui se propage à la vitesse finie de la lumière ; etc. On n'est passé par là que d'une hypothèse à une autre. La dernière est, il est vrai, plus large que la précédente ; mais on ne peut avoir aujourd'hui la naïveté de croire qu'elle exprime une vérité absolue. La précédente se substituait déjà à une autre, qui elle-même etc. : celle qui est aujourd'hui admise ne connaîtra pas un autre sort. Il n'y a d'anhypothétique que l'intelligence elle-même, qui produit les idées. C'est le fait ultime à l'évidence duquel il faut se rendre. Il y a de l'intelligence (nous, disait Anaxagore, cf. Phédon, 97b) et " c'est elle qui est cause de toutes choses et de leur ordre ; diakosmôn kai pantôn aitios ". Qu'il y ait de l'être et non pas rien, c'est encore trop peu dire : il y a de l'intelligence, c'est-à-dire quelque chose qui anime l'être, qui lui donne sens. Ce qui met l'être en mouvement a été désigné dans le Banquet sous le nom d'amour, qui lui-même n'est autre que le désir d'être éternellement dans le bien (206a). La philosophie de Platon est opposée à toutes celles qui excluent de l'être le mouvement, et qui par conséquent situent l'origine de celui-ci dans un transcendant, qui le lui apporte de l'extérieur. L'allégorie de la Caverne, quant à elle, et tout ce qui la suit jusqu'à ce passage qui définit le dialogue en tant que science suprême, situe le bien dans l'être, puisque le feu est dans la Caverne et par analogie avec lui le soleil dans les objets réels. De la même façon l'intelligence est dans les idées, quoiqu'elle soit irréductible à toute idée. Le bien, principe de toute idée, est l'intelligence elle-même. Encore faut-il comprendre qu'il ne s'agit pas de celle de X. ou de Y., éventuellement malfaisante (cf. 519a), mais de l'intelligence qui entretient à l'égard de ses propres idées l'exigence inébranlable de leur intelligibilité, celle qui s'exprime dans le dialogue. Chaque homme, y compris le philosophe, avec son intelligence personnelle ne réalise qu'assez imparfaitement cette intelligence universelle. En même temps cependant chaque homme, et le philosophe plus que tout autre, ressent le besoin de cette exigence d'intelligibilité, par laquelle sa propre intelligence s'élève à l'intelligence universelle, c'est à dire au bien. La comparaison qui vient d'être faite entre ces trois degrés de la connaissance conduit à remettre en cause l'attribution du nom de science. Seule la mérite le degré le plus élevé ; il faut donc désigner autrement celui qui le précède. Comme précédemment ces degrés ont été classés de celui qui enferme le plus de lumière à celui qui en a le moins, Socrate propose à ses amis de trouver un nom qui implique moins de lumière que celui de science, mais davantage que celui d'opinion. Il propose le terme que Glaucon avait déjà indiqué juste avant l'allégorie de la ligne (511d), dianoia, que je comprends comme la démonstration. A vrai dire une autre traduction lui convient bien mieux, parce qu'elle est moins étroitement liée aux mathématiques, à savoir la raison. Je n'ignore pas qu'il est dans l'habitude de la philosophie française de désigner sous ce mot le moyen propre à l'homme de connaître. C'est en ce sens que la définit Descartes : " la puissance de bien juger et de discerner le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes " (Discours de la méthode, I). Mais en même temps que ce philosophe manifeste un louable souci démocratique en déclarant tous les hommes égaux dans la puissance de juger, il fonde cette égalité sur un don de la nature, c'est-à-dire dans son langage : de Dieu. La raison est alors une faculté qui appartient à l'homme, comme celle de nager aux poissons et celle de voler aux oiseaux. Il lui est donc possible de distinguer le vrai, dès lors qu'il se garde " de la précipitation et de la prévention " et qu'il se soumet à quatre petites règles qui se ramènent exclusivement à la sacro-sainte évidence. Par tout ce qui précède il me semble avoir montré que cette doctrine est complètement étrangère à Platon et qu'on ne saurait nullement déterminer dans sa philosophie la pensée comme une faculté. L'exercice de la pensée commence dans le fond de la Caverne avec l'imagination (eikasia), se poursuit avec la croyance (pistis), continue avec la raison (dianoia) et s'achève dans la science (epistèmè). L'exercice de la pensée ne relève donc nullement d'une faculté, qui se manifesteraient nécessairement toujours par les mêmes voies, autrement dit par une unique méthode, mais d'une force ou puissance (dunamis) qui commence nécessairement dans l'aveuglement et qui par autocritiques successives dépasse tout aveuglement. Dans ce contexte le mot raison ne désigne plus l'exercice de la pensée mais seulement ce degré très défini par lequel elle sort de l'opinion et use de la déduction, de l'enchaînement logique, de la démonstration. Dans une semblable démarche ces opérations sont nécessairement suspendues à des prémisses, des propositions initiales qui échappent à l'examen, en d'autres termes des hypothèses. Je pense donc très légitime la traduction de dianoia par raison. Afin d'achever cette recherche de la nature de la science suprême et plus largement de celle du savoir, l'ensemble du vocabulaire de l'allégorie de la ligne est repris. Selon que la pensée se déploie relativement à ce qui naît et périt ou à ce qui est, il faut l'appeler opinion ou intelligence. Chacune se subdivise à son tour en deux, la première commençant par l'imagination et finissant par la croyance, la seconde commençant par la raison et finissant par la science.
Socrate indique maintenant (534a) les rapports qui existent entre elles et confirme par là ceux qu'il avait déjà indiqués plus haut (509e). Ce que l'intelligence est à l'opinion, la science l'est à la croyance et la raison à l'imagination. Ces rapports sont l'expression d'un mouvement de la pensée qui porte du premier terme au dernier, pourvu qu'on soit fermement sollicité par un aventureux précurseur. Tel est le rôle à la fois infiniment modeste et infiniment ambitieux que Platon entend jouer lorsqu'il écrit la République, comme tout autre dialogue. |
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