Gorgias
Yves Dorion
Philosophie et politique
(mise à jour le 22/05/11)
le texte grec et
sa traduction intégrale :
Philippe Remacle
sur d'autres dialogues :
pla-abc
sur d'autres auteurs :
yves-dorion.com
contact : m’écrire
Leçon I (Gorgias 456a-457c)
GORGIAS. Si tu savais tout, Socrate, si tu savais que la rhétorique tient sous sa domination toutes les puissances ! Je vais t'en donner une preuve bien frappante. Je suis souvent entré, avec mon frère et d'autres médecins, chez certains malades qui ne voulaient point ou prendre une potion, ou souffrir qu'on leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne pouvant rien gagner sur leur esprit, j'en suis venu à bout, moi, sans le secours d'aucun autre art que de la rhétorique. J'ajoute que, si un orateur et un médecin se présentent dans une ville, et qu'il soit question de disputer de vive voix devant le peuple, ou devant quelque autre assemblée, sur la préférence entre l'orateur et le médecin, on ne fera nulle attention à celui-ci, et l'homme qui a le talent de la parole sera choisi, s'il entreprend de l'être. Pareillement, dans la concurrence avec un homme de toute autre profession, l'orateur se fera choisir préférablement à qui que ce soit, parce qu'il n'est aucune matière sur laquelle il ne parle en présence de la multitude d'une manière plus persuasive que tout autre artisan, quel qu'il soit. Telle est l'étendue et la puissance de la rhétorique. (trad. Cousin+Dorion) Socrate s'est déplacé afin d'entendre le célèbre
Gorgias. Celui-ci né en Sicile en ~483 est réputé extrêmement savant et c'est à ce
titre qu'il est nommé sophiste (sofia : la sagesse). On accourt de tous
les côtés pour l'entendre et il forme, contre argent, de nombreux élèves.
Est-il aussi savant qu'il semble l'être ? Est-il vraiment capable de
conférer un savoir à ceux auxquels il donne des leçons ? Tel est, au
moins dans le premier temps de l'entretien, le but des questions que lui
pose Socrate. Mais un tel questionnement peut bien avoir toutes les formes
de la politesse et même de l'amitié (Socrate insistera à plusieurs
reprises sur l'amitié que lui témoignent ses interlocuteurs), il ne
constitue cependant rien de moins qu'une déclaration de guerre.
"A la guerre et au combat ; polemou kai makhès", sont emblématiquement les premiers mots du dialogue (447a). Et si Socrate arrive en retard, c'est pourtant avec son arrivée que commence la vraie bataille. En effet il demande à Gorgias "ce qu'il est ; ostis estin" (447d). C'est une véritable provocation, que cependant peut-être
personne, pas même celui qui est visé, ne comprend comme telle. Mais
demander qui il est à celui qui fait profession de paraître, c'est exiger
d'un magicien qu'il produise des effets réels ! La question de savoir ce qu'est Gorgias
revient à celle de définir son art (tekhnè). Polos, enthousiaste disciple du sicilien, le définit comme le
plus beau de tous (448c). Cette réponse elle-même rhétorique pour définir
la rhétorique, semblable à celles que fournissent dans les autres
dialogues les Euthyphron, Ion, Hippias, etc. est disqualifiée par Socrate
et le maître lui-même entre en scène, se qualifiant d'orateur
(rhètora, 449a). La
discussion lui fait préciser successivement que la rhétorique est la
science des discours (449d), celle des opérations qui ne consistent en
rien d'autre que des discours (450b). S'agissant de dire quel est leur
objet, Gorgias tombe à son tour dans le travers illustré par Polos :
ce sont les plus grandes (megista) et les meilleures (arista) des choses humaines (451d).
Ce n'est pourtant pas par enthousiasme qu'il y verse, mais par calcul. La
définition même de son art est dangereuse pour lui et effectivement on ne
trouvera aucun démagogue qui souhaite se présenter comme démagogue. Si on
l'en croit il est même l'adversaire des démagogues. Gorgias sent venir
l'identification de la rhétorique à la flatterie, laquelle le contraindra
à mentir et à prétendre plus loin que l'orateur a la science de l'objet
dont il parle. Il aimerait bien éviter d'en arriver là, mais c'est trop
tard, il a commencé à répondre aux questions. Il doit donc ajouter que
l'objet de la rhétorique est de produire la persuasion (peithô) dans les discussions entre
citoyens, c'est à dire dans les discussions politiques (452e). Mais il ne
s'agit certainement pas d'enseigner aux citoyens ce qui est relatif aux
nombres, la rhétorique n'est pas l'arithmétique (453e). Le sophiste doit
donc en venir à l'objet de ses discours, c'est le juste et l'injuste. Il faut s'arrêter sur ces mots.
Tels qu'ils apparaissent
dans le texte de Platon, "dikaia kai adika" (454b), ce sont des adjectifs neutres pluriels.
Ils qualifient donc les choses qui sont justes ou injustes. Ainsi voit-on
qu'il ne s'agit nullement de l'idée du juste (et encore moins de celle
d'injuste, qui ne pourrait être que la négation de la précédente) qui peut
par ailleurs faire l'objet d'une recherche philosophique, comme c'est le
cas dans la République, et qui vise à déterminer une essence. Ce
dont parlent ici les deux personnages qui dialoguent c'est du jugement par
lequel les citoyens déclarent justes ou injustes les décisions qui leur
sont proposées et qui sont en discussion. Ainsi dans une assemblée
démocratique quelconque débat-on de savoir si l'on doit ou non faire ceci
ou cela. Qu'il s'agisse de budget, de politique étrangère ou de mesures
policières, si on les décide c'est parce qu'elles apparaissent justes, et
si on les refuse c'est parce qu'au contraire elles apparaissent injustes.
Ce jugement peut prendre pour critère l'idée même du juste ou seulement
une apparence qui en est donnée illégitimement et pas du tout
innocemment. C'est d'ailleurs pourquoi au-delà de la
définition de l'objet de la persuasion il reste à définir la persuasion elle-même. C'est
ce que fait Socrate en distinguant impitoyablement la science (mathesis) de la croyance (pistis). Son
interlocuteur doit donc avouer que la persuasion que produit la rhétorique
relève de la croyance et non de la science (454e). De là à dire que
l'orateur est un menteur il n'y a qu'un pas, Gorgias le sait bien. Aussi
va-t-il tenter d'échapper à la condamnation qu'il pressent en procédant à
une double manœuvre. Premièrement il va affirmer qu'il use de la
rhétorique en soumettant ses discours à la connaissance de la justice (dikaiôs, 457b). Mais
il est clair qu'en tentant de se mettre à l'abri de l'accusation de
mensonge il subordonne son art à la connaissance du juste et de l'injuste,
que la rhétorique ne peut pas en sortir grandie. C'est pourquoi
deuxièmement (mais c'est par là qu'il commence) il en dore le blason en
expliquant que la puissance de la rhétorique la met au-dessus du médecin,
de l'architecte et de n'importe quel homme de métier. L'orateur peut
emporter la persuasion là où le médecin ou l'architecte n'y parviennent
pas malgré leur science. La puissance de sa parole lui permet même de
l'emporter contre la science des hommes de métier. La rhétorique tient
sous sa domination toutes les puissances (456a). Prenant en compte les réponses qui lui ont été faites par
son interlocuteur jusqu'à celle qui avoue que la persuasion que produit la
rhétorique n'est que celle d'où résulte la croyance, Socrate déclare ne
pas voir clairement ce qu'il doit en penser (455b). Il propose pour
exemples des délibérations desquelles doit sortir soit le choix d'un homme
de métier (dèmiourgos), soit celui d'une décision propre à celui-ci. Il évoque donc le
choix d'un architecte naval ou d'un médecin, ou bien le choix relevant
d'une semblable compétence de construire un port, un arsenal, ou encore de
disposer les soldats d'une manière ou d'une autre. Ces exemples ne
déterminent pas des questions dans lesquelles il n'y aurait ni juste ni
injuste ; ils montrent que la détermination du juste et de l'injuste,
en quelle question que ce soit, implique une compétence. Il faut entendre
que d'une manière très générale un problème politique quelconque est un
objet sur lequel il y a un savoir, ou bien sur lequel il y a lieu d'en
constituer un. Ainsi pour ne pas entrer dans des distinctions qui
n'auraient ici aucun intérêt, comme celle qu'on pourrait faire entre la
politique financière et la politique militaire, je considèrerai la
politique comme un tout et la compétence qui y est nécessaire comme
quelque chose d'indivisible. Ce que veut dire Socrate c'est donc qu'il y a
une compétence en matière de politique comme il y en a une en matière de
médecine ou d'architecture. Et il ne voit ni où ni comment peut intervenir
l'orateur. Car pas plus que celui qui veut se soigner n'ira consulter le
médecin le plus mauvais, celui qui veut que sa cité soit bien dirigée
n'ira la confier au politique le plus mauvais. Et pas plus que le médecin
ne consultera l'orateur sur le traitement qu'il doit prescrire, le
politique ne le consultera sur les mesures qu'il doit prendre. Il faut
lire ici en filigrane ce qu'on peut lire en toutes lettres dans la
République (488b), à savoir que la cité est un navire,
que le politique en est le capitaine et qu'il y a dans les deux cas un art
de gouverner. Il y a une science du gouvernement et celui qui en dispose
n'a rien à demander à l'orateur. Il ne faut pas négliger que le théâtre de cet entretien
est le même où le Sicilien vient de se donner en spectacle. L'assistance
est nombreuse et elle lui est acquise. D'ailleurs nombre de dialogues
platoniciens ont pour cadre la rue, ou du moins la place, et la déconfiture
des adversaires du philosophe y est publique. Raison pour laquelle la
volonté de se débarrasser de lui n'était pas seulement fondée sur des
griefs puissants, mais sur des griefs largement partagés. En l'occurrence
de nombreux admirateurs entourent le maître, qui a parmi eux des élèves
potentiels, qui le rémunèreront d'autant mieux qu'ils seront plus
nombreux. La question de déterminer de quel savoir il dispose, si
toutefois il dispose de quelque chose qu'on puisse nommer ainsi, se pose
donc doublement. Elle est de déterminer premièrement de quelle compétence
il use lorsqu'il intervient dans les affaires de la cité, et deuxièmement
laquelle son enseignement peut transmettre à ses éventuels disciples. Car
un savoir s'enseigne. "Quelles sont donc les affaires politiques ;
peri tinôn tè polei" (455d), sur lesquelles il peut instruire les assistants ? Comme la plupart de ceux avec lesquels le philosophe
s'entretient Gorgias s'imagine raisonner dès lors qu'il fournit un ou
plusieurs exemples. C'est donc ainsi qu'il procède, plus peut-être en
raison du niveau de son auditoire qu'à cause d'une inexpérience
philosophique, lorsqu'il veut étaler "toute la puissance de la rhétorique ;
tès rhètorikès dunamis apasa". Il cite un fait historique récent susceptible de déchaîner
l'ambition des auditeurs. Qui d'entre eux ne voudrait devenir, grâce aux
leçons de Gorgias, le nouveau Thémistocle ou le nouveau Périclès, capable
de persuader à ses concitoyens des décisions aussi importantes que celles
qui concernent l'organisation défensive et offensive d'Athènes ?
Arsenaux, fortifications et ports de guerre dans cette ville ont en effet
été construits sur les conseils de ces deux hommes d'Etat. Or ni l'un ni
l'autre n'étaient des spécialistes des problèmes de sécurité, ils étaient
seulement des orateurs persuasifs. Pour une fois la réplique de Socrate ne vise pas à
rejeter l'exemple pour exiger une définition. Il serait pourtant tout à
fait possible ici comme dans les autres dialogues de Platon de dire au
naïf (ou à celui qui feint de l'être) que l'essence de la rhétorique ne se
trouve aucunement déterminée par son exemple. Et de fait c'est Socrate
lui-même qui plus loin (463a, etc.) devra exposer à Polos que l'essence de
la rhétorique est la flatterie. Mais pour l'heure il lui est plus utile de
reconnaître que ce qui vient de sortir de la bouche du sophiste est la
triste vérité. Il est vrai en effet que tout le système militaire de la
ville a été construit sur le conseil de gens qui ne comprenaient rien aux
problèmes de sécurité. Les grands hommes d'autrefois seront accusés en
519a d'être à l'origine de tous les maux dont souffre Athènes, parce qu'au
lieu de se préoccuper de la justice ils n'ont fait que flatter le peuple
et d'aller au-devant de ses désirs. Reconnaissant vrai ce que son
interlocuteur dit de Thémistocle et de Périclès il semble apporter de
l'eau à son moulin. Il fait bien plutôt l'âne pour avoir du son. Emporté par
le plaisir d'étaler la puissance de la rhétorique, trompé par la malice du
philosophe qui feint de l'admirer, "elle est divine ; daimonia" (456a), Gorgias ne
comprend pas la condamnation implicite de cette discipline et ne résiste
pas à la tentation de mentionner ses propres exploits : lorsqu'il
accompagne chez un malade son frère médecin, il est plus écouté que
celui-ci. Il se donne même l'air de faire une confidence, voire de trahir
un secret : "si tu savais tout, Socrate… ; ei panta ge eideiès" (456a). Car il
est condamné à dire une énormité. Il faut bien qu'il la dise afin de
marquer que, bien que la rhétorique ne soit pas un savoir, elle a plus de
puissance que le savoir ; et il faut que ce faisant il en désamorce
néanmoins ce qu'il va en présenter comme les blâmables excès d'apprentis
sans scrupules. Donc il lâche prudemment le morceau : devant une
commission qui doit désigner un médecin l'orateur qui ne connaît rien à la
médecine peut l'emporter sur le médecin. Il l'emporterait tout autant sur
l'architecte, sur le marin et, évidemment, sur celui qui serait en
possession de la science politique. La rhétorique n'est pas une science
qui vise un objet particulier, comme l'architecture vise la construction
des maisons, ou comme la science politique vise le gouvernement des cités.
Le Sicilien laisse entendre que c'est une autre sorte de science, à la
fois plus générale et plus puissante. Son objet serait moins limité que
celui des sciences particulières et cependant celui qui en dispose serait
plus efficace. "Merveilleuse facilité ; pollè rhastônè" dit lui-même Gorgias
(459c). Comment une science plus générale peut-elle être plus efficace
qu'une science plus particulière ? A quoi cette dernière
pourrait-elle bien être utile ? Ces difficultés ne s'expliquent que
parce que la rhétorique n'est nullement une science, mais une manière
persuasive de parler. N'est-elle pas capable de persuader du faux autant
que du vrai ? Ne peut-elle servir à des fins condamnables autant qu'à des
fins louables ? Le sophiste doit se prémunir contre cette conclusion
trop attendue. De ce souci vient la comparaison de la rhétorique avec la
boxe ou l'escrime. A main nue ou à main armée ce sont des arts de combat.
Ce qu'ils sont sur le plan corporel a un équivalent sur le plan
intellectuel. La rhétorique serait donc une sorte de sport intellectuel
assurant à celui qui s'y est exercé la victoire contre n'importe quel
adversaire, fût-il médecin ou architecte. Si cela était, elle serait
forcément une bonne chose ; on ne pourrait lui reprocher les abus,
les usages illégitimes que font d'elle peut-être quelques mauvais sujets.
On n'a pas le droit de porter au débit ni de la boxe ou de l'escrime, ni
des maîtres qui les enseignent, les mauvais coups portés par leur moyen.
Ni l'art lui-même, ni le maître ne doivent être tenus pour responsables de
leur détournement. En conséquence de la comparaison qui est faite, ni la
rhétorique, ni le maître Gorgias ne doivent être tenus pour responsables
de l'abus qui consisterait à se substituer au médecin en prescrivant un
mauvais traitement, ou à se substituer au général en prescrivant une
stratégie de défaite. La validité de cette comparaison, à laquelle il faut
opposer celle que développera Socrate dans un instant contre Polos, doit
être examinée. Elle est flatteuse parce qu'elle suppose à la rhétorique
des effets véritables sur les idées, comparables aux effets véritables que
la boxe et l'escrime peuvent avoir sur les choses frappées. Pourtant si le
corps frappé peut connaître la douleur, la blessure et la mort du fait
des coups qu'il reçoit, les choses injustes ne sont nullement changées en
choses justes du fait que la rhétorique les assure telles. Les effets de
celle-ci sont imaginaires, ils n'ont quelque existence que dans des
esprits faibles, incapables de distinguer la croyance de la science. C'est
pourquoi ce n'est pas au sport, à la gymnastique, qu'elle doit être
comparée, mais seulement au maquillage ou à la parure, qui ne peuvent
donner que l'illusion de la force et de la santé. Il est vrai que le
guerrier se donne par ces moyens la possibilité de terroriser son ennemi.
Mais d'une part des peintures de guerre ou une pointe sur le casque n'ont
jamais donné de force à un soldat chétif, et d'autre part ils n'ont jamais
terrorisé que celui qui n'avait pas la force d'aller au combat. La
rhétorique n'est donc qu'un artifice. Dès à présent (457c) la défaite de Gorgias est consommée.
Même si le texte doit se poursuivre jusqu'à 461a pour que le Sicilien soit
dans l'incapacité de répondre, il est d'ores et déjà vrai qu'il s'est
contredit. L'affirmation qu'un orateur peut user injustement de son art
est en effet incompatible avec l'idée posée plus haut que la rhétorique
est l'art des discours qui traitent du juste et de l'injuste (454b). Il
semble bien qu'on ne puisse prétendre à la fois que le sophiste peut être
injuste et qu'il a la science du juste et de l'injuste. En tout cas le
présent interlocuteur de Socrate préfère prudemment s'en tenir là. Mais le
bouillant Polos va aller plus loin en affirmant que de la justice il se
moque complètement. Leçon II (Gorgias 464b-465c)
SOCRATE. Voyons si je pourrai te faire entendre plus clairement ce que je veux dire. Je dis qu'il y a deux arts qui se rapportent l'un au corps et l'autre à l'âme. L'art qui se rapporte à l'âme, je l'appelle la politique. Pour l'autre, qui regarde le corps, je ne saurais le désigner d'un nom unique. Mais quoique la culture du corps soit une, j'en fais deux parties, dont l'une est la gymnastique, et l'autre la médecine. En divisant de même la politique en deux, je mets l'action législative vis-à-vis de la gymnastique, et l'action judiciaire vis-à-vis de la médecine. La gymnastique et la médecine d'un côté, et de l'autre l'action législative et l'action judiciaire ont beaucoup de rapport entre elles, car elles s'exercent sur le même objet. Mais elles ont entre elles aussi quelques différences. (trad. Cousin+Dorion) Afin d'éviter la contradiction où est tombé Gorgias,
Polos nie que l'orateur doive se soucier de connaître la justice et de
l'enseigner comme un préalable à ceux de ses disciples qui l'ignoreraient.
Cette négation à vrai dire est encore un euphémisme. Le bouillant
jeune homme, connu lui aussi par d'autres sources que le présent dialogue,
disciple de Gorgias et également sicilien, ne se contentera pas de servir
l'injustice à l'occasion, il donnera l'infâme Archélaos (470d, etc.) comme
un modèle. Cependant pour l'heure la discussion ne fait que commencer
entre lui et Socrate, lequel va immédiatement préciser ce qu'il pense de
l'essence de la rhétorique. Il le fait pour deux raisons. La première est
circonstancielle. Son interlocuteur prétend lui faire dire s'il la
trouve belle ou laide, or pour donner à cette question une réponse
légitime il faut nécessairement d'abord dire ce qu'elle est. Le parallèle
tracé par le philosophe répond donc premièrement à un souci de méthode.
Pourtant il n'a rien d'artificieux à ce moment de l'entretien. En effet la
seconde et la plus puissante raison de sa présence en cet endroit est
qu'il découle logiquement des derniers propos échangés avec Gorgias. Si
celui-ci a tort de faire de la rhétorique un outil, une arme, disait-il,
dont on peut se servir en vue d'une fin bonne ou mauvaise, sans pouvoir
elle-même en tant qu'outil être qualifiée de mauvaise, alors ce qui est
vrai c'est qu'elle est mauvaise ou, pour utiliser le vocabulaire de Polos,
laide. Le maître sicilien donnait de l'essence de sa discipline une
définition telle qu'elle y apparaissait comme un instrument intellectuel
supérieur. La vérité, c'est maintenant qu'il faut la dire, est qu'elle est
un faux outil et que nécessairement elle est l'instrument d'une tromperie.
Elle n'est que "le fantôme ; eidôlon" (463d) du véritable outil intellectuel supérieur. Non seulement chacun peut convenir qu'il a
ou qu'il est
un corps, mais il admet sans difficulté que la santé de celui-ci exige
qu'il soit en quelque sorte conduit d'une certaine manière. Il faut par
exemple qu'il prenne de l'exercice, qu'il s'alimente sainement,
qu'il
respire un air sain et autres actions semblables que Platon nomme "gumnastikè". En
d'autres textes (République, 411e) celle-ci comme
culture physique est associée à une culture intellectuelle nommée "mousikè", en tant que
commerce des muses. Mais dans le présent contexte la notion est utilisée
autrement, bien que dans les deux cas son usage soit révélateur de
l'intégration évidente de la civilisation grecque par l'auteur. Le gymnase
et le stade sont les lieux où se rencontrent les hommes libres. C'est dans
un tel décor que se déroule l'entretien de Théétète. La pratique
régulière, quoique modérée, de la course, de la lutte ou du javelot, en
même temps que la consommation de nourritures frugales mais équilibrées,
garantit la santé du corps. Il est vrai que des accidents peuvent survenir
et qu'il faut aussi remédier après coup à la mauvaise santé du corps. Soit
par le mépris des pratiques indiquées ci-dessus, soit par une cause
quelconque, il arrive qu'il faille rendre la santé au corps en mauvais
état. Si le corps n'a pas été convenablement conduit, il faut le soigner.
Celui qui n'a pas pris d'exercice ou celui qui a mal mangé (trop, trop
peu, pas bien ou de mauvais aliments) n'est pas condamné pour autant à la
maladie. Il a encore la possibilité d'en sortir. C'est à quoi vise la
médecine (iatrikè)
avec ses potions amères et ses interventions douloureuses. Ce qui n'a pas
été obtenu préventivement peut être retrouvé thérapeutiquement. Sur le
plan corporel il faut donc reconnaître la contribution de deux arts
complémentaires. Sur le plan de l'âme il y a lieu aussi
d'identifier une
santé et une maladie, premièrement, et il faut encore distinguer
deuxièmement une action préventive et une action curative. Il y a en
quelque sorte son éducation et son redressement. La première, agissant dès
l'origine, vise à soumettre l'âme à de bonnes lois. Platon l'appelle
"nomothetikè". Ce qui
signifie, au pied de la lettre, l'art de poser des règles. Un homme ne
sera bon et droit ou, pour parler un langage plus précis, il n'aura de
vertu (courage, honnêteté, tempérance…) que pour autant qu'il aura été
soumis, dans le temps de sa formation, à des maîtres qui auront travaillé
à les lui donner. Pour autant celui chez qui on aura laissé s'installer la
lâcheté, la fourberie ou l'intempérance ne sera pas condamné à ces vices
jusqu'à la fin de son existence. Comme le montrera la discussion avec
Calliclès, s'il en reçoit le juste châtiment, il deviendra meilleur.
L'intervention de la "dikaiosunè" a des effets thérapeutiques. La
justice, au sens d'un pouvoir qui décide de la punition, n'exerce pas une
vengeance comme peut le faire le principe du talion : œil pour œil,
dent pour dent ! Elle a toujours une visée curative. Certes on peut
se demander si effectivement l'homme emprisonné, soumis à l'enfermement et
à la promiscuité, devient meilleur qu'il n'était commettant son crime ou
son délit. Mais si le moyen n'est pas bon, il n'y a pas de doute sur la
fin. Ainsi l'action législative et l'action judiciaire sont deux arts
complémentaires qui visent à rendre l'âme saine. Ce que la gymnastique est au corps l'action législative
l'est à l'âme ; ce que la médecine est au premier l'action judiciaire
l'est à la seconde. Ou bien encore l'action judiciaire est avec l'action
législative dans le même rapport que la médecine est avec la gymnastique.
Ici déjà s'applique ce raisonnement que "dans le langage des géomètres ; ôsper oi geômetrai"
(465b) on appelle le calcul de la quatrième proportionnelle. Mais ce n'est
pour parler d'aucun des quatre arts jusqu'à présent nommés que Socrate
s'est lancé dans ce discours, c'est afin de déterminer avec exactitude
l'essence de la rhétorique et le même raisonnement qu'est la quatrième
proportionnelle va le lui permettre. Toutefois il faut d'abord introduire
un nouveau concept. Car ce que Socrate oppose aux quatre arts dont il
vient de parler ce ne sont plus des arts mais ce qu'il appelle
"kolakeutikè" ou plus simplement "kolakeia",
quelque chose qui prend l'apparence de l'art, des pratiques qui ne visent
plus la santé ou le bien, mais qui visent seulement l'agréable en flattant
le plaisir. Le concept nouveau qu'il convient d'introduire est donc celui
de flatterie. Il s'agit d'une pratique qui abuse délibérément des âmes
naïves en se faisant prendre d'elles pour l'art qu'elle n'est pas. Elle ne
produit que l'apparence d'une pratique utile, et en réalité elle est
nuisible. Ainsi la pratique oratoire devra-t-elle être qualifiée de
mauvaise. Mais avant d'en venir à elle il est nécessaire d'examiner
patiemment chaque partie de la flatterie. Chacun des arts véritables a donc son double. Pour
commencer ceux qui s'occupent du corps, la gymnastique et la médecine,
sont remplacés par la parure et la cuisine. Dans le premier cas au lieu de
former le corps afin de lui donner la santé, on ne cherche qu'à lui donner
l'apparence de celle-ci par l'habillement et par le maquillage. Il coûte
certes moins d'efforts de dissimuler la mollesse du corps sous un costume
bien taillé, de faire disparaître la morbide pâleur sous le fond de teint
et le fard à joues, que de pratiquer la gymnastique. Dans le second cas au
lieu de rééduquer le corps, avec tout ce que cela implique de pratique
pénible ou douloureuse, en particulier pour un palais délicat, on lui
propose des mets délicieux, dont l'effet sur la santé risque fort d'être
désastreux. Combien de gens mangent ce qu'ils savent très bien qu'ils ne
devraient pas manger ! Combien davantage vont-ils se faire du mal à
eux-mêmes si on leur a menti à ce sujet. Les adultes souvent ne sont pas
plus raisonnables que des enfants. C'est pourquoi le flatteur a toutes ses
chances devant eux. Qu'on appelle le médecin et le cuisinier devant un
tribunal d'enfants, il est inutile de dire à qui le jugement donnera
raison ! Mais ce n'est pas un médecin qui a été appelé en 399 devant
le tribunal d'Athènes et ses accusateurs n'étaient pas des cuisiniers. Ce
n'est pas une plaisanterie gratuite à laquelle se livrerait l'auteur.
Toute son œuvre est marquée par le scandale du procès de son maître et les
allusions qui y sont faites à son exécution sont nombreuses. Il serait
même légitime de dire que la philosophie platonicienne est toute entière
mue par la volonté de la dénoncer. Mais tout particulièrement dans ce
dialogue les références y sont transparentes et violentes. Ainsi entre
autres Calliclès dira plus loin " si l'on t'arrêtait… tu serais
condamné à mourir " (486ab). Dès lors il est légitime d'interpréter
ce qui est dit du médecin devant le tribunal d'enfants comme la métaphore
du véritable éducateur, inspiré par la "dikaiosunè", la justice, qui à l'inverse des
Thémistocle et des Périclès propose des mesures qui ne font pas plaisir,
non des murailles, des ports ni des arsenaux pour se préparer à recevoir
l'ennemi, mais du courage et de la tempérance. C'est plus difficile, mais
aussi plus efficace. D'ailleurs les murailles, les ports et les arsenaux
sont bien inutiles sans citoyens courageux et tempérants pour les
tenir. La comparaison entre la gymnastique et la médecine
d'une
part, la parure et la cuisine de l'autre, se double donc d'une autre
comparaison entre la parure et la cuisine d'une part, la sophistique et la
rhétorique d'autre part (465c). C'est dire combien ces dernières, malgré
une apparence… flatteuse ! sont en réalité dangereuses. Au lieu de
faire une âme droite et forte, elles ne lui donnent qu'une illusion de
droiture et de force, au lieu de l'éduquer ou de la redresser vers le
bien, dont elles n'ont aucune connaissance ou aucun souci, elles la
flattent pour leur seul et unique profit. Aussi lorsque arrive le temps
des épreuves ces âmes se trouvent-elles désarmées et vaincues. C'est comme
si un athlète imaginait se préparer sérieusement aux jeux olympiques en
mangeant tous les pots de confiture qui sont en haut de l'armoire de la
grand-mère ! Par ailleurs, Socrate le reconnaît, la distinction entre
l'action préventive et l'action curative a moins de pertinence dans le
domaine de la flatterie que dans celui de l'art, et sans doute dans le
domaine de l'âme que dans celui du corps. Bien sûr il est possible de
distinguer la rééducation de l'éducation, ce que le formateur doit à un
être qui a été déformé de ce qu'il doit à celui qui est tout neuf. Mais
enfin nul n'est jamais tout neuf et nul n'est jamais totalement épargné
par les distorsions. Quoi qu'il en soit de ce point, même à supposer que
"nomothetikè" et "dikaiosunè" relèvent de
deux spécialistes différents, on ne voit pas que le sophiste et le rhéteur
soient deux personnages différents. Prise au pied de la lettre chacune de
ces activités relève assurément d'une définition différente. Dans ce
contexte la première viserait à soumettre l'âme à des lois mauvaises,
tandis que l'autre proposerait des remèdes injustes. Cela n'a rien à voir
avec l'usage de ces mots. Mais leur distinction n'est pas plus claire dans
ce dernier. Plus fondamentale la sophistique serait l'art de persuader par
des raisonnements captieux, tandis que la rhétorique serait l'art de
persuader par la technique de la parole. Il est assez évident que des
raisonnements faux ne prennent quelque apparence qu'enrobés de belles
paroles, et que réciproquement les belles paroles ne peuvent servir qu'à
dissimuler la faiblesse des raisonnements. L'une de ces flatteries ne va
pas sans l'autre. Il en allait déjà de même au temps de Socrate. La seule chose importante, comme le montre la suite
(465d) est de reconnaître le principe sur lequel se fonde la distinction
entre les arts véritables et ceux qui n'en sont que le fantôme. Il faut
savoir si leur action se fonde sur la raison. Entre la parure et la
gymnastique, entre la cuisine et la médecine, la distinction est évidente.
Dans chaque cas la seconde seule se soucie de la nature des choses. La
gymnastique et la médecine reposent sur une connaissance du corps. Un
exercice ou un remède ne peuvent être proposés que parce que la nature de
tel muscle ou de tel organe est assez connue pour qu'on puisse mettre
légitimement une certaine action en rapport avec lui. C'est évidemment de
quoi ne se soucient ni la parure ni la cuisine. Les prétentions de cette
dernière à la diététique, que Platon ne connaissait manifestement pas, ne
prouvent qu'une heureuse tendance à la soumettre à la médecine. Il serait
néanmoins assez dérisoire d'aller s'imaginer que les hommes sont
aujourd'hui moins enfants qu'il y a vingt-cinq siècles. Les différences
sont moins évidentes lorsqu'on passe du domaine du corps (sôma) à celui de l'âme
(psukhè). Cependant on
peut espérer que l'action législative et l'action judiciaire se fondent
sur une connaissance de la nature de l'âme, et l'on peut penser que la
méconnaissance de celle-ci les dégrade en sophistique et en rhétorique.
C'est d'ailleurs ce dont Socrate va faire la démonstration dans tout le
cours de ce dialogue. En effet il ne va cesser de s'opposer aux thèses de
Polos et de Calliclès, ignorantes de la nature du juste et de l'injuste,
ignorantes de la nature du bien et du plaisir. Comme le montrera le
passage étudié par la leçon suivante (471e-472c) il y a deux sortes de
témoignages. Il y a ceux qui sont rendus par l'opinion, ou plus exactement
ici par l'expérience (empeiria) et il y a ceux qui sont rendus par la raison. Tandis que les
flatteries en appellent à la première, les arts véritables ne se
rapportent qu'à la seconde. Lorsqu'on est parvenu au terme de l'exposé
de Socrate,
une question se pose encore. Elle est de comprendre pourquoi l'art qui se
rapporte à l'âme est appelé politique? Puisque toute la métaphore
repose sur le parallèle de l'âme et du corps, s'il est logique d'appeler
physique ou somatique ce qui relève de ce dernier (gymnastique et
médecine), on pourrait s'attendre à trouver nommé complémentairement
psychique ce qui relève de celle-là. On pouvait croire que Socrate allait
parler de deux sortes de pratiques agissant sur l'âme, les unes en
connaissance de cause, psychologie rationnelle, les autres non,
psychologie empirique. Mais loin de là : "l'art
qui se rapporte à l'âme je l'appelle la politique ; tèn (tekhnèn) epi tè psukhè politikèn kalô" (464b). La République aussi traite parallèlement de la justice dans l'homme et
de la justice dans la cité. Il n'y a d'homme sage, courageux, tempérant et
juste finalement que dans ses rapports avec les autres hommes. Ces
rapports ne sont pas seulement interindividuels, ils sont constitutifs de
la cité. Et ce qui est relatif à celle-ci (polis) est, par définition politique. Il n'y a
d'homme juste ou injuste que dans la cité. Cette distinction n'a pas
de sens en dehors d'elle. Il n'y a de véritable psychologie que morale, et
les problèmes moraux sont essentiellement politiques. Cela implique une
certaine conception de l'âme. Elle ne peut être définie comme un principe
immatériel, provisoirement associé au corps et lui survivant. Elle est le
principe des actes de l'homme dans le monde qui est le sien, à savoir la
cité. La définition de l'art qui se rapporte à l'âme implique aussi une
certaine conception de la politique. L'action de l'homme dans la cité peut
être orientée soit rationnellement, par la connaissance qu'il a du juste
et de l'injuste, du plaisir et du bien, etc., soit en méconnaissance de la
nature de ces choses et de l'existence même de ces distinctions. Sur le
plan politique flatterie c'est démagogie. Ainsi voit-on que la rhétorique
de Gorgias vise à tromper les citoyens, à tirer un profit personnel de
leur sottise. Ses conséquences sont catastrophiques. Il ne s'agit pas
moins que de la destruction de l'Etat ou de la perte de sa liberté.
Inversement la politique de Socrate est d'éduquer les citoyens pour en
faire des hommes libres vivant dans un Etat libre. Question centrale et
cuisante au moment où écrit l'auteur. Leçon III (Gorgias 470c-472c)
POLOS. Comme il est difficile de te réfuter, Socrate ! Même un enfant réfuterait ton erreur.
(trad. Cousin+Dorion) Puisque Gorgias s'est coupé en admettant
que l'orateur
politique avait le souci du juste, Polos le nie. Son choix n'est pas
seulement guidé par des considérations logiques. La présente discussion ne
porte pas sur un problème mathématique, elle n'est pas engagée dans la
recherche impartiale des fautes d'un raisonnement, dont l'aboutissement
serait sans enjeu dans la vie des interlocuteurs. " l'objet dont nous
débattons n'est pas petit, c'est ce qu'il est le plus beau de savoir et le plus honteux d'ignorer ; tugkhanei peri ôn amfisbètoumen ou panu smikra onta alla skhedon ti tauta peri ôn eidenai te kalliston mè eidenai te aiskhiston " (472c). Si le jeune et fougueux sicilien
contredit son maître, ce n'est pas parce que celui-ci, par distraction,
aurait formulé une proposition que la logique lui interdisait, c'est parce
que, par honte, il est allé lui-même contre sa propre pensée. La
négation que la rhétorique ait le souci du juste lui a paru dangereuse et
il s'en est prudemment abstenu. Son disciple va au contraire en faire
l'aveu d'autant plus vigoureusement qu'elle est fondée carrément sur la
négation par la rhétorique de la valeur du juste. C'est ce que signifie
l'exemple d'Archélaos. Cependant il est évident que si la rhétorique ne
fait pas du juste la valeur suprême, c'est parce qu'elle a une autre
valeur. Dans cette passe du débat elle porte le nom de bonheur, mais les
développements ultérieurs permettront de comprendre que derrière cette
étiquette présentable il s'agit plus exactement du plaisir et même
simplement de la jouissance (une existence de pluvier, 493d-e). Déjà en 458a, indiquant à Gorgias dans quel esprit il
entendait poursuivre la discussion, il écartait le plaisir de quereller
l'autre et de le vaincre, au profit de la recherche de la vérité. C'était
au fond distinguer l'art dialectique, celui du dialogue, de la polémique.
Il se définissait lui-même comme un homme " qui est bien aise d'être
réfuté lorsqu'il se trompe ", parce qu'il ne connaît pas de plus
grand avantage que d'être délivré de l'erreur. Certes cette affirmation
peut surprendre de la part de celui que les dialogues de Platon montrent
mettant toujours les autres en difficulté, ayant toujours raison, n'étant
lui-même jamais acculé à désavouer ses propos antérieurs. Mais il n'y a là
qu'un petit paradoxe. La surprise vient de ce qu'on ne comprend pas que le
dialogue, la dialectique (dialegesthai) n'est rien de moins que la traque
intransigeante de l'erreur. Lorsque Socrate pose ses questions, c'est
aussi et d'abord à lui-même qu'il les pose. Il s'agit pour lui de voir
s'il peut être d'accord avec lui-même. C'est cette exigence qui est
l'indice de la vérité. Mais ici encore j'anticipe sur ce qui sera établi à
la fin de ce passage (471e-472c). J'en reste donc au bénéfice d'être
réfuté : il est exprimé une troisième fois dans ce dialogue, avec le
troisième interlocuteur. Au moment où Calliclès renonce à discuter et où
il faut à Socrate poursuivre tout seul la recherche de la vérité, il lance à ses interlocuteurs " si l’un de vous n’est pas d’accord avec mon point de vue, il faut qu’il vienne à mon secours et me convainque d’erreur " (506a). Cette volonté de faire de sa propre
réfutation un principe de la discussion est donc une constante dans ce
dialogue. La raison en est que c'est une question de fond, dont la portée
est à la fois philosophique et politique, comme je le montrerai dans un
instant. Polos va donc déployer son éloquence
sur l'exemple d'un
tyran qui a régné sur la voisine Macédoine. Il vaut la peine de prendre
quelques renseignements sur ce personnage. Il a régné de 413 à 399, date à
laquelle il fut à son tour assassiné. C'est un tyran dans le sens où son
accession au pouvoir se fit par des moyens illégitimes et abominables. Il
est exact qu'il n'avait aucun droit au trône et que pour y parvenir il
assassina ou fit assassiner ceux qui en étaient les héritiers, son oncle,
frère du roi défunt, à qui revenait la régence, le fils de celui-ci, son
cousin et enfin son demi-frère, fils légitime du roi défunt et légitime
héritier du trône. Ces faits que rapporte Polos sont confirmés par les
historiens. Il s'agit donc bel et bien d'une crapule, et c'est sur ce
point que porte la discussion dans l'œuvre de Platon. Une crapule
est-elle plus heureuse qu'un homme juste, est-elle même plus heureuse que
l'homme juste qu'elle spolie et assassine ? Toutefois les bons
historiens ne manquent pas de remarquer que ce parricide a conduit dans
son royaume des réformes militaires et administratives qui contribuèrent
beaucoup à en faire une puissance (travail dont en quelque sorte Alexandre
recueillera les fruits), et que sa cour était fort bien fréquentée par les
peintres, les poètes ou les musiciens, qu'Euripide même y fut accueilli.
Le roi était ami des arts et des lettres. Mais quoi ! Goering
aussi était collectionneur d'art. Socrate ne discute pas ici les décisions
prises par le tyran, il n'en discute pas davantage la culture
personnelle, il pose une autre question : est-il heureux ?
Pour ne pas se méprendre sur le sens de celle-ci il faut se souvenir de la
façon dont elle est amenée. L'idée de Polos est que le tyran est l'exemple
de l'homme qui a la puissance de faire ce qu'il veut. Ce qui lui paraît le
meilleur ou ce qui est le meilleur, demande Socrate (486e) ? Derrière
le mot bonheur il y a beaucoup plus que la jouissance de ce qu'apporte une
fortune en l'occurrence un peu aidée, il y a la paix de la conscience, qui
est la seule vie qui vaille la peine d'être vécue. C'est ce que Polos feint de ne pas comprendre. Il ironise
sur l'affirmation du philosophe qu'Archélaos est malheureux. Il serait
heureux s'il était resté esclave, c'est parce qu'il ne se rendait
pas compte du malheur dans lequel l'avaient fait tomber ses premiers
crimes qu'il en commit d'autres, il est tellement malheureux que
personne ne voudrait être à sa place ! Ces propos ne peuvent
s'entendre que par antiphrase. Le sophiste en réalité ne voit qu'une
chose : Archélaos fait exactement ce qu'il veut. Il le peut d'abord
parce qu'il ose écarter tous les obstacles qui s'interposent entre lui et
le pouvoir royal, il est tyran avant même d'accéder au pouvoir. Il le peut
ensuite parce qu'il jouit de celui-ci. Il est le modèle de l'homme
puissant, " il fait périr qui il veut, il spolie et exile qui il lui
plaît " (466c). L'homme heureux est celui qui peut s'emparer de tous
les biens qu'il convoite, y compris évidemment s'ils appartiennent déjà à
quelqu'un d'autre. L'homme heureux est celui qui accumule le plus grand
nombre de jouissances et les plus vives. Cela, qui est implicite ici, ne
sera dit clairement que par Calliclès (491e-492c). Le problème de la vraie
nature du bonheur ne sera donc résolu que plus loin. Ce qui doit d'abord
faire l'objet de la réflexion c'est la valeur du témoignage que vient de
fournir Polos, que selon lui confirmerait n'importe quel athénien et même
un enfant. Mais Socrate repousse ce témoignage. Il relève de la
rhétorique et nullement du dialogue ou de la dialectique (dialegesthai). La rhétorique en
effet consiste dans un certain nombre de procédés destinés à emporter la
persuasion de l'auditeur. Phèdre, dialogue dans lequel s'exprime un
admirateur des discours sophistiques, permet d'en juger. Un plaidoyer de
Lysias y est rapporté, dont on peut penser que même s'il l'est de façon
quelque peu caricaturale il n'en est pas moins révélateur de ce que combat
Platon. Ici en tout cas le procédé rhétorique consiste premièrement à
donner un exemple au lieu de faire une démonstration, puis à en appeler
sur cet exemple au témoignage d'autrui, en l'occurrence celui de tous,
" même un enfant ". " Le voilà donc ce fameux
raisonnement " (471d) s'exclame ironiquement à son tour Socrate. Il
ne vaut rien ; plus exactement ce n'est même pas un raisonnement. On
peut dire en premier lieu qu'un exemple ne prouve rien. C'est un lieu
commun des dialogues platoniciens que la mise en boîte de ceux qui
s'imaginent justifier quoi que ce soit en fournissant un exemple à l'appui
de leurs dires. On y voit ainsi Socrate se moquer d'Euthyphron qui prétend
éclairer la nature de la piété en disant que c'est ce qu'il est en train
de faire, d'Hippias qui prétend éclairer celle de la beauté en disant que
c'est une belle vierge, ou même de Théétète qui croit éclairer celle de la
science en disant que c'est ce qu'il apprend auprès de Théodore :
arithmétique, géométrie, etc. (voir les dialogues dont ces personnages
sont éponymes). Cependant la réponse de Socrate ici n'est pas la même. Il
ne dit pas qu'un exemple d'homme tyrannique heureux ne prouve rien et que
ce qu'il veut c'est comprendre par participation à quelle idée du bonheur
un homme tyrannique est heureux. Ce n'est pas que son argumentation soit
présentement autre que celle qu'il a coutume d'employer ;
c'est qu'il va beaucoup plus loin. Il ne se contente pas de hausser les épaules ou de rire
devant celui qui tient un exemple pour preuve. Il a pour dessein de
montrer ce qu'implique de terroriste ce procédé. On pourrait employer
d'autres mots pour le qualifier. Cependant il s'agit bien de faire
pression sur l'interlocuteur, de l'empêcher d'utiliser sa propre raison
pour répondre à la question et de l'amener à se ranger à l'opinion de
l'autorité, voire à celle du plus grand nombre. Ce terrorisme est un usage
de l'Inquisition, du fascisme, du nazisme, du stalinisme et de toutes les
variantes du totalitarisme, c'est à dire du régime de parti unique. Mais
Platon, très vigilant, le voit à l'œuvre dans la démocratie elle-même,
comme une menace constante contre la liberté. Il ne s'agit pas d'un parti
qui chercherait à utiliser les ressources de la démocratie elle-même afin
de l'abattre (vision naïve des choses politiques), mais de la soumission
de la raison à l'opinion du grand nombre. Comme la raison ne se reconnaît
pas à ce qu'elle porte son nom inscrit sur son front, le problème n'est
pas mince. Car quiconque prétendrait représenter la raison, de fait
empêcherait les autres d'user de leur raison et serait de fait l'agent du
terrorisme. Mais il faut regarder attentivement ce que dit le
philosophe. Le prétendu raisonnement de Polos consiste à recueillir
des témoignages nombreux ou précieux, j'entends précieux par le rang
social de ceux qui le fournissent. Lorsqu'il dit " même un
enfant ", cela implique qu'il n'est pas besoin d'être mûr pour avoir
déjà acquis de l'expérience la certitude qu'Archélaos et ses semblables
sont les plus heureux des hommes. Si même un enfant peut réfuter
Socrate c'est que tous les adultes le feront d'autant mieux. C'est donc à
la loi de la majorité que se rapporte le sophiste et, pour faire bonne
mesure il lui donne l'apparence de l'universalité. C'est ainsi, remarque
Socrate, qu'on procède devant les tribunaux, il faut entendre par là dans
tous les lieux où une décision n'est prise qu'à l'issue d'une délibération
publique, dans toutes les assemblées délibératives. Cela part certes des
juges qui décident du sort d'un accusé, qui le déclarent innocent ou
coupable, mais cela va jusqu'aux conseils formés de plusieurs centaines de
membres qui dirigent la vie de la cité. S'il peut être intéressant de
gagner un procès en citant en sa faveur plus de témoins ou de plus réputés
que l'adversaire, il est encore plus intéressant d'orienter la vie de la
cité vers telle ou telle solution dont on tirera un profit. La vie
politique est la référence par excellence de cet appel aux témoignages.
C'est dire qu'on n'y examine pas les problèmes sur le fond,
qu'on se garde
bien d'y réfléchir à l'essence des choses et que les solutions auxquelles
on se rallie sont illusoires. Il ne suffit assurément pas de confier à la
majorité la réponse à une question pour s'assurer qu'elle sera
correctement tranchée. Il n'est d'ailleurs pas meilleur
de la confier à des
Nicias, des Aristocratès et des Périclès. Ce dernier est bien connu,
Nicias est lui aussi un homme d'Etat, je suppose qu'Aristocratès
appartient à la même corporation. Les trépieds, la belle offrande dans tel
ou tel temple semblent vouloir dire que ces gens-là asseyaient leur
réputation devant le peuple en étalant ostensiblement une piété faite de
riches cadeaux aux dieux. Socrate, lui, sera accusé de ne pas honorer les
dieux de la cité… Mais le faux témoignage n'est pas de son côté. Ce sont
au contraire tous ces gens-là, qui se font remarquer par leurs belles
offrandes aux dieux, qui dissimulent aux hommes la vérité et qui leur
mentent. Car ils n'ont aucun souci de la rechercher et, avec le peuple
lui-même, se satisfont des apparences et se payent de mots. Peut-être plus
précisément grâce à leur bonne réputation parviennent-ils à influencer
l'opinion du peuple dans le sens qui leur est avantageux. En vérité c'est
bien là leur seule ambition. Leur témoignage, qui semble autorisé, n'a
cependant aucune valeur et Socrate ne cède pas devant lui. En l'occurrence
il se peut bien que tous ces politiciens disent qu'Archélaos est heureux,
et qu'à leur suite le répètent et les adultes et les enfants, mais c'est
sans raison qu'ils se prononcent en ce sens. " Mais moi quoique seul je ne donne pas mon accord, car tu ne m'y contrains pas ; All egô soi eis ouk omologô. Ou gar me su anagkazeis " (472b). Je ne suis pas contraint de reconnaître pour vraie une proposition, quels que soient le nombre et
l'autorité de ceux qui la soutiennent, si ma raison ne me conduit à la
soutenir. La contrainte par laquelle une proposition est reconnue vraie
n'est ni de l'ordre d'une pression physique telle que la torture
évidemment (ce point n'est pas discuté ici), ni même de l'ordre d'une
pression psychologique. Dans un vote à main levée, hypothèse que je ne
fais que pour la clarté, Socrate n'est pas du genre à regarder si les
autres lèvent la main avant de lever la sienne, ni à suivre le vote des
hommes influents. Il y a pourtant bien quelque chose qui contraint
n'importe quel esprit à reconnaître vraie une proposition, à reconnaître
par exemple que deux et deux sont quatre ou que la somme des angles du
triangle est égale à deux droits. C'est l'accord de l'esprit avec
lui-même, tel que le dialogue permet de le dégager. Socrate dira un peu
plus loin (482c) qu'il préfère être en contradiction avec tout le monde
plutôt que de l'être avec lui-même. Ce n'est pas parce qu'on pense à deux
qu'on pense mieux. A deux on pense exactement comme à mille, c'est à dire
qu'on ne pense pas du tout. La vertu du dialogue est en ceci que sous la
conduite impitoyable du questionneur, l'autre est contraint de ne
s'accorder que ce qu'il peut légitimement s'accorder. Le dialogue dont il
est question ici ne peut être que le dialogue maïeutique, celui qui vise à
la procréation des idées. On le voit dans Gorgias comme ailleurs,
c'est un entretien qui met à la question les idées proposées. Si elles
résistent à cette torture, elles peuvent être admises. Si elles n'y
résistent pas elles doivent être impitoyablement rejetées. Je ne m'étends
pas davantage sur ce point auquel Théétète donne les soins les plus
attentifs, mais j'y reviendrai dans une autre leçon. Ce qui ressort en
tout cas de l'étude de ce passage c'est que le dialogue ne saurait y être
entendu au sens vulgaire d'un échange de répliques, comme on l'entend par
exemple au théâtre. Ce dont il s'agit c'est d'une certaine technique
visant à établir la vérité. Le mot employé par l'auteur est d'ailleurs un
verbe (dialegesthai),
que les traducteurs rendent ordinairement par le substantif :
dialectique. L'alternative qu'expose ce dialogue,
l'alternative qui
oppose pour l'instant Socrate à Polos, est donc celle de la rhétorique et
de la dialectique. La première ne se préoccupe nullement de la
vérité ; elle se contente de témoins (martura), et comme ceux-ci par essence sont
incapables de l'atteindre ils ne sont que de faux témoins (pseudomartura). Ils se règlent sur
ce qui leur plait à eux-mêmes, c'est à dire sur ce qui plaît au plus grand
nombre. La rhétorique dont il est question dans Gorgias c'est la
démagogie. Ce qui est pourri par elle ce n'est pas seulement l'âme de
telle ou telle de ses victimes, c'est la vie de la cité. Le problème posé
par ce dialogue n'est donc pas un problème psychologique, c'est un
problème politique. Ce réquisitoire contre la rhétorique, alias la
démagogie, est réciproquement un plaidoyer pour la dialectique, alias la
philosophie, dans la vie de la cité. Il y a deux façons de consulter les
citoyens. L'une consiste à ne leur fournir pour tout élément de réflexion
que les propositions qui leur sont faites par les hommes influents. On
leur demande alors s'ils sont pour celui-ci ou pour celui-là. Celui qui
l'emporte est celui qui se prostitue le mieux, celui qui se vend au plus
grand nombre. L'autre manière de faire de la politique est celle de
Socrate. Elle consiste à prendre ses concitoyens un par un,
particulièrement ceux qui ont quelque réputation, et à leur demander
relativement à un problème quelconque quelle est la proposition sur
laquelle ils peuvent s'accorder avec eux-mêmes. On aurait tort de la
croire inefficace. Il est vrai qu'on y risque sa vie, mais c'est justement
ce qui montre qu'elle touche sa cible. Leçon IV (Gorgias 482e-485e)
CALLICLES. Généralement la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre ; c’est pourquoi, si on est pusillanime et qu’on n’a pas l’audace de dire ce qu’on pense, on se contredit nécessairement. Et toi qui as compris ce distingo tu en abuses dans tes propos. Quand on parle de la loi, tu interroges sur la nature, et si on parle de la nature, tu interroges sur la loi. Ainsi il y a un instant, à propos de commettre l’injustice et de la subir, Polos parlait de ce qui est mal selon la loi et toi tu le poursuivais au nom de la nature. Car, tandis que selon la loi c’est de la commettre, ce qui est le plus laid et le plus mal selon la nature c’est de subir l’injustice. Ce n’est pas être un homme en effet de subir l’injustice, mais un vaincu, à qui la mort est meilleure que la vie, qui subit l’injustice et les outrages sans être capable de se secourir soi-même, ni de venir en aide à quiconque. Mais les lois ont été établies, je pense, par les faibles, qui sont la majorité. C’est pour eux-mêmes et pour leur profit qu’ils ont établi les lois, et qu’ils distribuent l’éloge ou le blâme. Incapables de se satisfaire eux-mêmes, pour intimider les plus forts, qui sont capables d’obtenir satisfaction, ils disent qu’il est mal et injuste d’avoir plus que les autres et que l’injustice consiste à chercher à obtenir plus que les autres. Ces minables se satisfont, je pense, de l’égalité. Ce sont à-peu-près les paroles de Pindare, car je ne sais point cette ode par cœur. Mais son sens est qu'Héraklès emmena avec lui les bœufs de Géryon, sans qu'il les eût achetés ou qu'on les lui eût donnés. Il donne à entendre que cette action était juste, à consulter la nature, et que les bœufs et tous les autres biens des faibles et des médiocres appartiennent de droit au plus fort et au meilleur. La vérité est donc telle que je dis. Tu le reconnaîtras toi-même si, laissant là la philosophie, tu t'appliques à de plus grands objets. Au contraire on s'éloigne des choses où l'on réussit mal, et on en parle avec mépris, tandis que par amour-propre on vante les premières, croyant par là se vanter soi-même. Mais le mieux est, à mon avis, d'avoir quelque connaissance des unes et des autres. La philosophie est bonne à connaître dans la mesure où elle sert l’éducation et il n'est pas honteux à un jeune homme d'étudier la philosophie. Mais lorsqu'on est sur le retour de l'âge, et qu'on philosophe encore, la chose devient alors ridicule, Socrate. (trad. Cousin+Dorion) Polos avait cru mettre son interlocuteur en difficulté en
exhibant l'exemple d'Archélaos. Mais la suite de la discussion a abouti à
la déconfiture de sa thèse. Intervenant à son tour Calliclès analyse la
raison de cette défaite (482cd). De même que Gorgias s'était piégé
lui-même en concédant qu'il subordonnerait l'usage de la rhétorique à la
connaissance du juste, son disciple a miné sous ses pieds son propre
terrain en accordant qu'il fût plus laid de commettre l'injustice que de
la subir. C'était "par honte", par souci de ne pas
choquer les auditeurs, qu'ils n'avaient pas osé dire leur véritable
pensée. Puisque Socrate s'amuse à chicaner les gens sur leurs
contradictions au lieu d'entendre ce qu'ils veulent dire, au diable la
pudeur ! Calliclès va dire tout haut ce que les autres pensent tout
bas. Il est remarquable que, contrairement aux précédents, ce personnage
soit inconnu. Si Platon avait cru bon de ne combattre que les thèses
expressément déclarées, il se serait dispensé de poursuivre le dialogue
au-delà de la déroute de Polos, il l'aurait arrêté en 481b, où la
dernière phrase de son porte-parole sonne d'ailleurs comme une conclusion. Calliclès est donc chargé de dire cyniquement qu'il est
plus beau de commettre l'injustice que de la subir, et accessoirement
qu'il est plus beau pour le criminel de rester impuni que d'être châtié.
Que chacun examine secrètement sa conscience et qu'il voie s'il a à
réclamer contre cette déclaration ! Les cris vertueux sont poussés
d'autant plus fort qu'ils sont plus hypocrites. Je renvoie à la fable de
l'anneau de Gygès (République, 359c-360d). Il faut bien
pourtant que cette " philosophie " se trouve un fondement
théorique. Calliclès le trouve (mais pas seulement lui, Glaucon aussi dans
la République) dans une distinction et même un renversement entre
la nature et la loi. La nature dicte et légitime des comportements que la
loi condamne. La nature seule peut donner un légitime fondement à nos
actes. La loi au contraire est un artifice honteux opposé
illégitimement à la nature. L'idée exprimée ici est que l'homme de valeur
est au dessus des lois. Celles-ci non seulement sont faites pour les
médiocres, mais faites par eux. Les lois sont bonnes pour les médiocres en
ce sens premièrement qu'eux seuls manquent de la valeur qui les ferait
s'élever au-dessus d'elles, et deuxièmement que ce n'est que de leur
application par tous qu'ils peuvent tirer subsistance et sécurité. Mais
que les lois soient bonnes pour les médiocres cela n'a rien d'étonnant,
puisqu'ils en sont les seuls auteurs. La loi interdit le vol, elle
interdit le meurtre. Mais seuls les médiocres dans leur masse peuvent y
trouver un avantage. Il appartient à l'homme supérieur de la transgresser,
de voler les biens d'autrui comme l'affirme la référence à Héraklès
s'emparant des bœufs de Géryon. Il appartient à l'homme supérieur de
commettre le meurtre comme fit Archélaos pour s'emparer du pouvoir. Comme s'opposent la loi et la nature
s'opposent deux
sortes d'hommes. Les uns sont vils, ou en tout cas avilis par les paroles
(katepadontes) et les gestes (goèteuontes)
charlatanesques des maîtres qui les prennent en bas âge et qui leur font
croire que ce qui est juste et beau c'est l'égalité. C'est l'éducation qui
est mise en cause parce qu'elle dénature les hommes. Dans leur petite
enfance, tels que la nature les a faits, ils sont comme de jeunes lions,
prêts à user des griffes et des dents pour s'emparer de ce qui leur plaît,
disposés à déchiqueter leur proie. Il y a à leur encontre tout un dressage
qui les inhibe, qui les empêche d'oser ce que la nature leur dicte, qui en
fait des animaux pusillanimes et domestiques. Cependant l'éducation n'est
elle-même que l'instrument de la loi. Elle n'existe que pour
l'avilissement et n'agit dans le sens de l'avilissement que parce qu'elle
est l'instrument de la loi. Cette loi contre laquelle le réquisitoire est
orienté, et qui commande l'égalité, est la loi démocratique. L'occasion me
semble bonne de relever que si Platon n'a guère de tendresse pour la
démocratie (donner le gouvernement au peuple c'est confier le gouvernail à
ceux qui ignorent tout de la mer, République, 486c-489c),
ceux qu'il désigne comme ses pires adversaires en ont encore moins. Il
faudra donc examiner ce que signifie l'hostilité de Platon à l'encontre de
la démocratie. Les Calliclès se croient d'une espèce supérieure à celle
des autres hommes et supérieure à la loi. Parmi les lionceaux qui se sont
couchés sous le fouet ils sont ceux qui rugissent, secouent la crinière,
donnent un coup de griffe au dompteur et le dévorent. Les bavardages et
les gesticulations moralisateurs sont sans effet sur eux. Ils sont les
âmes bien nées et bien douées, qui ne laissent pas entraver leur belle
harmonie par une infantile soumission à la loi. Mais l'insoumission à la
loi n'est pas seulement la soustraction à une autorité illégitime. C'est aussi forcément l'exploitation des médiocres. Ce que veut la nature c'est que les hommes supérieurs
dominent les autres. Le hors la loi n'est pas quelqu'un qui vit dans une
bulle où la loi n'aurait pas de prise. C'est quelqu'un qui vit dans le
même monde que les autres et qui dans ce monde-là, qui est le seul, pille
et tue les autres. De quel droit ? Certes pas du droit que donne une
quelconque loi, mais du droit que donne la nature, y compris contre toute
loi. Ainsi Darius avait-il étendu l'empire achéménide dans toutes les
directions et entre autres vers l'ouest sur le Danube, tandis que son fils
Xerxès, afin d'étouffer la rébellion des cités grecques d'Asie mineure, a
tenté d'annexer la Grèce entière. Il y a sans doute échoué, mais
l'évocation de ces grands rois perses a encore de quoi faire frémir les
contemporains de Platon. Leur irruption dans le monde hellénique ne
s'appuyait sur aucun droit, mais seulement sur la force que leur donnait
leur immense empire et l'organisation administrative, financière et
militaire qu'ils avaient su lui donner. Ils étaient tout simplement, ou
bien on les croyait, les plus forts et, sans s'embarrasser de l'ombre
d'une justification envoyaient leurs armées déferler là où ils le
voulaient. On pourrait trouver, plus proches dans l'histoire, d'autres
exemples qui permettent d'identifier et de mesurer ce dont Calliclès fait
l'éloge. Toutefois avant d'y venir il convient
d'examiner son
argumentation. La nature, dit-il, veut que le meilleur l'emporte sur le
moins bon. Cette proposition n'est pas choquante, sauf si l'on refusait
toute sélection au nom d'un égalitarisme forcené. Mais s'il s'agit de
pourvoir à une fonction, à un emploi, à un titre, il n'y a rien d'injuste
à transposer dans la cité la loi de la nature. La cité organise un
concours et, comme dans les compétitions sportives, l'arbitre
déclare : que le meilleur gagne ! Les professeurs, par exemple,
sont recrutés sur concours. En faisant abstraction de la question de
savoir si ses modalités permettent effectivement de distinguer les
meilleurs, en s'en tenant au principe du choix sur le critère de la
compétence et de la qualité, on peut dire que c'est l'abandon de ce
système qui serait scandaleux. Toutefois Calliclès ne s'en tient pas là.
Par un glissement imperceptible il substitue une autre proposition à
celle-ci. Liée à elle dans la même phrase, elle est donnée par lui comme
son équivalent : le capable doit l'emporter sur l'incapable. Et de
fait on ne voit guère la différence entre le meilleur et le capable, ni
celle entre le moins bon et l'incapable. Cependant l'insistance sur ces
notions amène la question de savoir de quoi il est capable ou incapable.
Car il n'y a pas d'un côté des hommes doués de la capacité en général, et
de l'autre des hommes auxquels est refusée toute capacité. Il est juste
sans doute que dans un concours de recrutement des professeurs de
philosophie on mette à l'épreuve la connaissance qu'ont les candidats de
la philosophie. Il est juste que dans un combat de boxe on mette à
l'épreuve la capacité des candidats de donner des coups et d'en recevoir.
Mais il ne serait pas juste que les uns soient soumis aux épreuves des
autres et réciproquement. La capacité en toutes choses n'existant pas, il
faut se demander quelle capacité réellement existante Calliclès entend
désigner lorsqu'il ne précise pas de laquelle il parle. Le renvoi à la loi
de la nature, qui ne connaît que des rapports de force, lui permet de
procéder à un second glissement qui interdit d'y reconnaître autre chose
que les rapports du fort au faible. Dans la nature, au moins chez certains
grands mammifères, c'est le mâle le plus fort qui l'emporte sur les
autres, qui les soumet et qui se garde toutes les femelles. Chez les
hommes ce fut sans doute vrai longtemps. Plus généralement le fort
casse la figure du faible qui a l'inconscience de vouloir rivaliser avec
lui dans la compétition pour un bien quelconque. Puisque cela est vrai
dans les rapports de nature, cela est juste et doit être vrai également
dans la cité. L'ordre de la cité est-il assimilable à celui de la
nature ? Faut-il que les professeurs de philosophie, les avocats, les
architectes, les menuisiers ou les plombiers soient recrutés sur un ring
de boxe ? Calliclès n'est peut-être pas sans avoir réfléchi à cela.
L'avertissement qu'il donne à Socrate sur la place qu'on peut reconnaître
à la philosophie et aux philosophes est parfaitement clair. La philosophie
est l'affaire des enfants. Elle est un jeu. Il est normal qu'on s'y essaie
lorsqu'on est jeune ; il est blâmable de continuer à s'y adonner
quand on est adulte. On n'en a plus l'âge. Un enfant qui zozote
(psellizoumenos) et qui fait joujou (paizon),
c'est très bien, très beau et très juste. Mais un vieux ! On a envie
de le frapper. C'est exactement l'envie que Socrate donne à Calliclès. On
a le droit de le frapper et même, comme il sera dit un peu plus loin
(486c), de le frapper impunément. On a le droit, un droit de nature
évidemment, de frapper les philosophes. Si le propos de Calliclès se
poursuit par une facile prophétie rétrospective du procès et de
l'exécution de Socrate, le sens de cette idée et sa portée vont pourtant
bien au-delà de son cas personnel. La philosophie à vrai dire en effet est
bien peu naturelle. Elle détourne, dit Calliclès, du monde réel, de la vie
réelle de la cité, des rapports réels qui existent entre les hommes, des
ressorts réels qui animent leurs actions. Il faut abandonner la
philosophie pour reconnaître lucidement quelle est la vraie loi de la vie
humaine. Le droit est une invention de la philosophie, le juste est une
invention de la philosophie… Ce sont des niaiseries. Aussi faut-il
supprimer celle-ci et le plus sûr moyen en est de supprimer les
philosophes. Il ne conviendrait pas de réagir ici en tant que membre de la
corporation, cela risquerait d'être un peu court. La philosophie ici mise
en accusation n'est que le nom que l'on peut donner à toute pensée
exigeante d'un accord avec soi-même, celle qui a été revendiquée dans la
discussion avec Polos. C'est une pensée dont, par exemple, le juriste a
besoin afin d'énoncer et de tenir fermement des principes qui soient autre
chose que la simple reconnaissance du fait. Ce juriste-là est visé tout
autant que le philosophe dans les propos de Calliclès. Et dans toute
discipline de pensée le sont forcément aussi ceux qui prétendent mener une
réflexion cultivée sur les fondements. En fait ce sont tous les
intellectuels que ces propos visent à supprimer. Un peu de philosophie quand on est enfant, concède le
champion de la franchise (mais il faut se souvenir qu'il est imaginaire),
est propre à une éducation libérale. Elle contribue, pourvu qu'elle soit
maintenue dans de justes limites, à faire un homme libre (eleutheros), tandis que son absence
fait une âme servile. " La philosophie est bonne à connaître dans la
mesure où elle sert l'éducation ", déclare-t-il (485a). L'éducation
ne pouvant être entendue ici dans le sens où elle a été précédemment
condamnée, il faut comprendre qu'un peu de philosophie est nécessaire pour
contester les valeurs admises par les faibles et pour prêcher le triomphe
de la force en lieu et place du droit. Un peu de philosophie est
nécessaire pour oser soutenir les paradoxes. C'est en ce sens seulement
qu'elle affranchit la pensée des lieux communs qu'elle contribue à faire
un homme libre. Elle lui donne la liberté du cynisme. Mais dans les
limites qui lui sont ici imposées elle ne soumet pas encore l'esprit à
l'exigence d'être en accord avec soi-même. Il est temps de tirer toutes les leçons du discours de
Calliclès. Le cynisme dont il fait preuve n'avait peut-être pas d'exemple
chez les Grecs il y a vingt-cinq siècles. Mais aujourd'hui il est
facilement identifiable. Une doctrine qui établit une hiérarchie entre
deux sortes d'hommes, qui les distingue sur le critère de la force et de
la faiblesse, qui légifère sur les moyens de la domination (y compris par
le meurtre) des uns sur les autres, qui planifie l'extermination des
intellectuels, cela ne relève pas d'une hypothèse d'école. Au
XXe siècle l'Europe et le monde ont connu l'exercice du pouvoir
par des gens qui proclamaient ces idées et qui ne craignaient pas de les
mettre en pratique. Il ne me paraît pas abusif de définir Gorgias
comme une œuvre toute entière tournée contre le nazisme. Calliclès est
l'exposant de cette politique qui ne reconnaît ni à tous les hommes la
même valeur, ni à tel ou tel d'entre eux la compétence qu'il a acquise par
la formation et le travail. Il est le représentant d'une caste qui
s'autoproclame l'élite de l'humanité et qui se recrute selon le principe
de la cooptation et sur la base d'une veulerie, d'une bassesse et d'une
ignominie sans limite parce qu'elle ne connaît d'autre loi que la
violence. Platon pourtant n'avait pas vu
l'arrivée au pouvoir de
Hitler et des sombres brutes qui l'accompagnaient. Il ne connaissait pas
les camps de concentration et d'extermination. Il n'a jamais entendu
parler d'holocauste, de l'anéantissement d'un groupe qui n'a commis
d'autre crime que d'avoir produit une culture déterminée, différente d'une
autre. Platon ne lit pas l'avenir dans les étoiles. Il fait bien
mieux : il lit les risques qui lui sont inhérents dans la pratique
des politiciens qui lui sont contemporains. Il voit Polos dans Gorgias et
Calliclès dans Polos. On a tort de croire innocente une pratique qui
prétend organiser des discours de façon à persuader par des moyens
indépendants de la recherche de la vérité : elle contient le mépris
du vrai du bien et du juste. Si on lui donne libre cours rien ne peut
l'empêcher de dériver jusqu'à l'imitation des Darius et Xerxès qui n'ont
avec Archélaos d'autre différence que de faire en grand ce que celui-ci
fait en petit. On voit alors ce que signifie l'hostilité de Platon à la
démocratie. Ce n'est nullement parce qu'il serait favorable à la
domination d'une caste sur une autre qu'il s'en prend au partage du
pouvoir par tous. Ce qui lui semble absolument dangereux c'est la
participation au pouvoir de ceux qui n'ont reçu ni de leur éducation ni de
leur propre travail la compétence nécessaire pour juger des choses
politiques. Par là la démocratie ouvre la carrière aux démagogues tels que
Gorgias, le maître de tous les Périclès en herbe. La pertinence de
l'analyse platonicienne est telle qu'elle distingue le fruit dans le
germe. Même si elle ne s'est portée à aucun excès relevant du crime contre
l'humanité, et loin s'en faut, l'action politique de Périclès doit être
condamnée parce qu'au lieu de rechercher la vérité elle flatte les
demandes populaires. Il est très remarquable que le nazisme se soit
installé démocratiquement. Si l'on croit qu'il est le contraire de la
démocratie on ne le comprendra pas. On verra là un mystère, alors que
c'est en l'absence d'une dialectique exigeante dans la pratique
démocratique qu'il faut voir sa source. Ce n'est d'ailleurs pas seulement
les Gorgias et Polos qu'il faut redouter. Calliclès est d'autant plus
dangereux qu'il manifeste courage et intelligence, et qu'il les tourne
contre la médiocrité. Qui ne serait pas tenté de se sentir en communion
avec quelqu'un qui exècre la sottise et la lâcheté ? Platon ne disant
les choses qu'à peine ce qu'il faut pour être quelquefois deviné, peu
comprennent la politique athénienne, peu comprennent son engagement
constant contre les sophistes. Ce n'est pas seulement Gorgias,
c'est toute son œuvre qui tente de sauver la liberté de sa cité. Leçon V (Gorgias 491e-494e)
CALLICLES. Comment un homme peut-il être heureux, s’il est esclave d’un autre ? Je vais te dire franchement ce qui est bon et juste selon la nature : pour bien bien vivre sa vie, il faut concevoir les plus grandes passions, et ne pas les tempérer, mais avoir le courage et l’intelligence de les satisfaire, et les assouvir de telle sorte qu’elles croissent toujours. Mais c’est, je pense, ce dont la majorité des hommes est incapable. Alors, par honte, pour cacher leur propre impuissance, ils blâment ceux qui en sont capables. Ils disent que l’intempérance est mauvaise, comme je l’ai déjà dit, afin d’asservir ceux qui sont meilleurs par nature. Eux-mêmes, incapables de se procurer ce qui les mettrait au comble du plaisir, par lâcheté ils louent la tempérance et la justice. Mais pour ceux qui sont supérieurs par nature, ou fils de roi, alors qu’ils sont capables par nature de se pourvoir d’un commandement, d’un pouvoir ou d’un gouvernement, y a-t-il en vérité plus honteux et plus mauvais que la tempérance ? Ceux à qui est permise, entravée par personne, une jouissance de tous les biens, ils se donneraient à eux-mêmes pour maître la loi de la majorité, son sermon et son blâme ? Soumis à la loi de la justice et de la tempérance, empêchés de donner à leurs amis et à eux-mêmes plus qu’à leurs ennemis, tout cela alors qu’ils commandent dans leur propre Etat, comment ne seraient-ils pas malheureux ? Mais la vérité, Socrate, celle que tu recherches, dis-tu, c’est que, bien soutenues, la jouissance, l’intempérance et la liberté font la vertu et le bonheur. Toutes les coquetteries, les conventions contre nature, sont des niaiseries sans aucune portée.
Peut-être sommes-nous réellement morts nous autres, comme je l'ai ouï dire à un sage qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, notre corps un tombeau, et que cette partie de l'âme, où résident les passions, est de nature à changer de sentiment, et à passer d'une extrémité à l'autre. Un homme habile dans l'art des fables, Sicilien peut-être ou Italien, appelait cette partie de l'âme un tonneau, à cause de sa facilité à croire et à se laisser persuader, et les insensés des hommes qui ne sont pas initiés aux saints mystères. Il comparait la partie de l'âme de ces hommes non initiés, dans laquelle résident les passions, en tant qu'elle est intempérante et ne saurait rien retenir, à un tonneau percé, à cause de son insatiable avidité. Il pensait tout au contraire de toi, Calliclès, que de tous ceux qui sont dans l'autre monde (entendant par là le monde invisible) les plus malheureux sont les hommes que l'initiation n'a pas purifiés, et qu'ils portent dans un tonneau percé de l'eau qu'ils puisent avec un crible également percé. Ce crible, disait-il en m'expliquant sa pensée, c'est l'âme. Il désignait par crible l'âme des insensés, pour marquer qu'elle est percée, et que le manque de foi et l'oubli ne lui permettent de rien retenir. Toute cette explication est assez bizarre. Néanmoins elle fait entendre ce que je veux te donner à connaître, si je puis réussir à te faire changer d'avis, et préférer à une vie insatiable et dissolue une vie réglée, qui se contente de ce qu'elle a et n'en désire pas davantage. Ai-je gagné en effet quelque chose sur ton esprit ? et revenant sur tes pas, admets-tu que les tempérants sont plus heureux que les déréglés ? ou n'ai-je rien fait, et quand j'emploierais encore bien des fables semblables, n'en serais-tu pas plus disposé à changer d'avis ?
(trad. Cousin+Dorion) Avec le premier discours de Calliclès le dialogue a
atteint un sommet. La recherche engagée par Socrate dès les premières
répliques échangées avec Gorgias est parvenue à son but. Il s'agissait en
effet de débusquer derrière le masque flatteur de l'orateur, maître
apparemment d'un certain savoir, et même du plus beau, le politicien
démagogue, prêt à généraliser l'usage de la violence et à l'instituer en
principe. Encore que Calliclès ne s'exprime pas aussi franchement qu'il
veut bien le donner à croire et qu'il n'ait pas ouvertement exprimé tout
ce que l'analyse découvre dans son propos, celle-ci est bien parvenue à
l'équation de la rhétorique et du nazisme. Mais les glissements successifs
qui ont conduit du meilleur au plus capable et du plus capable au plus
fort n'ont pas échappé à Socrate et c'est afin d'éclaircir cette obscurité
qu'il entreprend maintenant son interlocuteur. Il lui demande si plus
fort, plus capable et meilleur sont bien la même chose (488c). Il va donc
falloir qu'il précise le portrait de ce démagogue qu'il n'a jusque là
peint que sous des traits qui sont d'autant plus flatteurs qu'ils sont
plus vagues. Or ce qui va ressortir du nouveau discours qu'il est amené à
tenir, c'est un éloge de l'intempérance. La force doit être mise au
service de la recherche du plaisir sans frein et sans bornes. Le portrait
est celui d'un pluvier (494b), c'est à dire d'un oiseau glouton qui ne
fait que s'empiffrer. Cette image sera d'ailleurs remplacée par une autre
encore bien plus désobligeante (494e). Aussi à la première identification
de Calliclès, au nazi, s'en joint une seconde : son identification au
sadique. Le même personnage est analysé au plan moral après l'avoir été au
plan politique. Mais il faut bien s'entendre sur ce qu'est le sadique. Il
faut l'entendre au sens que lui donne l'œuvre du marquis de Sade :
c'est l'intempérant systématique. Le meilleur et le plus capable, dont Calliclès dit qu'il
lui revient de dominer les faibles, n'est pas tel par sa musculature. Son
modèle n'est pas l'Hercule de foire. Certes il sait bien qu'il risquerait
lui-même de ne pas faire très bonne figure aux Jeux olympiques et il ne
prétendra donc pas s'aligner dans une compétition qui se jouerait sur un
critère physique. Le meilleur n'est pas non plus celui qui a une
compétence quelconque. En chaussures le cordonnier est le meilleur, le
tisserand en vêtements, etc. (490d-e). La définition en est finalement
donnée en 491c : " ceux qui en ce qui concerne les affaires
publiques (ta tès poleôs pragmata) sont intelligents (fronimos) et courageuxs (ou virils :
andreios) ". Tels
sont ceux qui méritent de dominer les autres. On serait bien tenté de lui
donner raison ! comment ne souscrirait-on pas à la proposition de
recruter les gouvernants sur les critères de l'intelligence et du
courage ! Il faut assurément de l'intelligence pour discerner la
nature des problèmes qui se posent à la cité, pour déterminer la réponse
qui y convient. Il faut du courage pour proposer et soutenir la solution
qui ne fait plaisir à personne. C'est se soucier de ce qui est vrai
et juste, c'est être capable d'aller à contre courant : c'est même
tout le contraire de la démagogie. J'en conclus que ce n'est évidemment
pas comme cela qu'il faut entendre le propos de Calliclès. Le courage et
l'intelligence ne sont pas mis par lui au service du bien et du vrai. C'est pourquoi la question que pose Socrate
en 491d n'est
pas aussi saugrenue qu'on pourrait la croire au premier abord. Il vient
d'obtenir enfin une réponse claire et précise à son interrogation
précédente et, au lieu de rester sur le terrain défini par elle, celui du
gouvernement de la cité, il se déplace aussitôt vers celui de la morale.
Il ne serait peut-être pas hors de propos de lui reprocher un manque de
constance dans la discussion. Pourtant cette évasion ne lui est pas
reprochée. Et ce n'est pas parce que c'est Platon qui tient la plume et
qu'il ne fait dire à ses créatures que ce qu'il veut. C'est que le terrain
sur lequel se situe Calliclès lorsqu'il parle des affaires politiques ne
se rapporte à aucune règle dans la nature des choses ou dans la nature du
juste. S'il y a une règle, on ne la trouve dans aucune réalité objective,
mais seulement dans le plaisir. Il y a cependant une alternative : ou
bien le politique vise à satisfaire l'aspiration au plaisir du plus grand
nombre, ou bien il vise le sien propre. Ceci n'est d'ailleurs pas
incompatible, loin s'en faut, avec la démagogie la plus effrénée. C'est
pourquoi la question de Socrate, déroutante d'abord, est absolument
pertinente et reconnue telle par le porte-parole de la rhétorique. Le bref échange qui précède le second discours de
celui-ci l'atteste manifestement. La divergence de vue est en effet
totale. On trouve d'un côté une thèse selon laquelle le gouvernement de la
cité ne peut être le fait que de celui qui se gouverne soi-même, au sens
où il n'est pas esclave des plaisirs et des passions, et de l'autre la
revendication des plaisirs et des passions sans bornes et sans frein.
" Tu me fais rire, ce sont les imbéciles que tu appelles les
sages ! " (491e). Autrement dit on peut se trouver d'accord très
largement sur la valeur de l'intelligence et du courage et reconnaître de
tous les points de vue que ce sont des vertus, tandis qu'il y a un
désaccord profond sur la tempérance. Aucun homme ne se donnera pour
objectif d'être sot ou lâche. Quand on l'est il n'est pas facile de se
l'avouer. Mais enfin on se dira modestement qu'on aurait préféré l'être
moins. Au contraire la plupart des hommes sont intempérants, ou s'ils ne
le sont pas le doivent aux règles sociales plus qu'à leur vertu (voir la
République, 619b-d, l'âme qui la première choisit son sort) :
ce n'est que contraints par ces mêmes règles qu'ils diront que
l'intempérance est blâmable, mais ils pensent le contraire. Loin que ce
soit la tempérance qui paraisse être une valeur, c'est la recherche du
plaisir. Tel est donc le point sur lequel il faut maintenant que porte
l'explication. Ce qui est dit ici est la suite logique du premier
discours. Celui-ci avait reconnu une distinction entre la nature et la
loi. Il avait rejeté ce qui est juste et beau selon la loi. Retenant
encore la nature pour guide, on définit maintenant relativement au plaisir
ce qui est juste et beau selon elle. La vie qui est digne d'être vécue,
loin de la tempérance, est celle qui entretient les passions les plus
grandes et les nourrit en usant de l'intelligence et du courage. Mais il
est plus facile de critiquer ceux qui ne l'admettent pas que de le
justifier. On peut en effet aisément remarquer que c'est par faiblesse que
le plus grand nombre condamne la thèse de Calliclès, uniquement par manque
de courage et d'intelligence. Ce n'est pas simple en effet d'être un
intempérant conséquent. S'il est à la portée du premier imbécile venu et
du premier lâche venu de commettre de temps à autre quelque petite
crapulerie, il est beaucoup moins facile d'être dans les plaisirs avec
constance. Archélaos lui-même n'a commis qu'une poignée de meurtres, après
lesquels il est devenu bien raisonnable, bon politique, ami des arts et
des lettres. Je ne sais ce qu'il en était de la vie des rois perses, si
leur vie était aussi intempérante que leur politique était injuste. Mais
peu importe. On voit bien ce qui manque au plus grand nombre des hommes
pour mener une vie intempérante. Leur jalousie et leur crainte justifiée
d'être dominés les conduisent à prêcher le contraire de ce qu'ils croient
juste et beau. Si eux n'ont pas les qualités nécessaires pour mener la
vraie vie, ils veulent du moins que les autres, les meilleurs ne la mènent
pas non plus. De là leur condamnation de ce qu'ils savent pourtant être
bien. De là vient aussi toute cette hypocrisie de l'éducation qui vise à
ramener les meilleurs au modèle commun, au niveau de la médiocrité
commune. C'est le nivellement par le bas qui est la compensation du manque
d'audace. Sur ce plan il faut reconnaître au propos de Calliclès le mérite
de toucher juste. Sans doute ne met-il pas pour autant la philosophie en
difficulté ; mais il est vrai que son attaque contre la médiocrité
est bien vue. C'est d'ailleurs ce qui le rend particulièrement dangereux.
L'apparence que prend inévitablement la thèse du sadisme est un énergique
refus de la médiocrité. Ce qu'il est possible de plaider en faveur de
l'intempérance se réduit en fait à lire à l'envers le réquisitoire
précédent. S'il est juste de blâmer ceux qui n'osent pas manifester avec
force leur volonté d'intempérance parce qu'ils manquent des qualités
élémentaires d'intelligence et de courage, il sera juste de féliciter au
contraire ceux qui osent le faire parce qu'ils ne manquent pas de ces
qualités. L'orateur prend à titre d'illustration un fils de roi. Ce n'est
pas parce que les fils de roi plus que d'autres auraient intelligence et
courage. Ces qualités ne sont pas héréditaires et sans doute peut-on les
rencontrer aussi bien chez un fils du peuple que chez un aristocrate ou un
riche. Mais le fils de roi est du fait de sa naissance dans une situation
qui devient la pierre de touche à laquelle se mesurent ses qualités.
Toutes les difficultés objectives qui pourraient effectivement constituer
pour d'autres un obstacle infranchissable sont annulées pour lui. Un
ordinaire fils du peuple est excusable de ne pas oser l'intempérance et le
crime, parce qu'il va avoir bien du mal à les dissimuler et à échapper à
la police. Au fils du roi rien n'est plus facile que d'agir impunément.
S'il n'ose pas l'intempérance ce ne peut être que
parce qu'il a une nature
médiocre. Donc le fils de roi n'est que l'exemple dont la lisibilité est
la plus grande. Mais ce qu'on peut dire de lui doit être dit aussi bien
(malgré la moins grande lisibilité) de celui dont la naissance est
quelconque et qui cependant trouve en sa nature le courage et
l'intelligence nécessaires pour la vraie vie. L'un comme l'autre seraient
coupables de se laisser tyranniser par la loi des hommes qui leur imposent la tempérance. La vraie vie en est à l'opposé : " bien soutenues, la jouissance, l’intempérance et la liberté font la vertu et le bonheur ; trufè kai akolasia kai eleutheria, ean epikourian ekhè, tout'estin aretè te kai eudaimonia " (492c). Calliclès accumule autour de la conduite qu'il recommande les termes positifs sans qu'on voie cependant
nullement par quelle sorte de raisonnement ils se trouvent liés. Le seul
propos clair dans ce passage est qu'un homme digne de ce nom se doit de
pouvoir donner plus à ses amis qu'à ses ennemis (492c). Mais c'est un
argument bien extérieur, qui ne touche pas encore à la nature de
l'intempérance. La lecture des pages qui suivent permet de s'en donner
une idée plus précise, en particulier lorsque Socrate propose l'image des
deux tonneaux. Il y aurait deux sortes d'hommes distinctes comme deux
sorte de tonneaux, les uns en bon état et les autres percés. Les premiers
sont bien remplis, quasi une fois pour toutes, les autres doivent être
abreuvés nuit et jour pour être maintenus à niveau (493de). Les hommes
tempérants sont comparables aux premiers, les intempérants aux autres.
Ceux-là ne sont-ils pas plus heureux que ceux-ci ? Calliclès avait
par anticipation déjà répondu qu'à ce compte on pouvait aussi bien
déclarer heureux les pierres et les morts (492e). Mais on peut alors lui
opposer que celle qu'il préconise est l'existence d'un pluvier
(kharadrios, 494b. Plus universellement connu que le pluvier, le canard le remplacera avantageusement dans la traduction). Cet
oiseau a une réputation de voracité. En effet dans l'imagination des Grecs
cet échassier, qui fait des ravages au bord de l'eau, doit représenter le
comble de la gloutonnerie, engloutissant sans trêve et indistinctement
tout ce qu'il trouve, poissons, batraciens, etc. Et de fait, contrairement
aux mammifères qui cessent de manger lorsqu'ils sont repus, les échassiers
semblent ne connaître jamais la réplétion. C'est peut être vrai de tous
les oiseaux, mais ça se voit moins chez celui qui est insectivore. On ne
voit pas les moucherons disparaître dans le bec de l'hirondelle, mais on
voit avec étonnement les gardons disparaître dans celui du pluvier. La
comparaison ne trouble encore pas profondément l'adepte de l'intempérance.
Il assume la représentation selon laquelle le bonheur consiste à éprouver
tous les désirs, à être capable de les satisfaire et à s'en donner le
plaisir (494c). L'assumera-t-il jusqu'au bout ?
L'insatiabilité de
l'excellent migrateur est après tout très avouable : il ne vit pas
pour manger, il mange pour vivre. Cependant ce qui constitue la thèse de
Calliclès ce n'est pas l'idée qu'il faille bien faire face aux besoins de
l'existence, idée qui ne souffre pas la discussion, mais celle de la
recherche de plaisirs gratuits. De là la substitution à l'exemple du
pluvier de celui du galeux. Il se gratte furieusement à cause de la
démangeaison, mais il éprouve du plaisir à se gratter. Faut-il dire du
galeux qu'il mène la vie la meilleure et qu'il est heureux ? Quoique
peut-être moins assuré de sa réponse le partisan de l'intempérance ose
encore dire que oui. D'ailleurs Socrate lui-même, au moment où ses amis le
retrouvent le dernier jour est en train de se gratter la jambe (au début
de Phédon, 60b). Il leur fait aussitôt remarquer comment plaisir et
douleur sont attachés l'un à l'autre et propose une fable dans le style
d'Esope, qui raconterait que la divinité voulant mettre un terme à leurs
luttes et n'y réussissant pas a attaché ensemble leurs deux têtes. Il y
revient encore dans Philèbe (46a). Mais la franchise de Calliclès,
déjà mise à rude épreuve, va-t-elle encore pouvoir proclamer hautement ce
qui suit ? Une seconde substitution amène à lui demander s'il
préconise la vie contre nature du débauché (kinaidos). Qu'on ne s'y trompe pas la
transition par le grattage donne à cet exemple une signification
précise : faut-il reconnaître bonne l'existence de celui qui se fait
sodomiser le plus possible parce que ça fait du bien par où ça
passe ? Bien qu'on soit chez les Grecs, il y a des limites. L'amour
des garçons, reconnu par exemple en 481d, autorise bien sans doute le
partisan de l'intempérance à quelques caresses, mais il n'avoue pas cette
existence-là. Pour en trouver l'aveu, il faut sortir de la philosophie
et chercher dans la littérature qui, elle, n'a pas le souci de prouver si
cela est bon. Sade dans ses romans met en scène des personnages qui, à cet
égard, sont de véritables pluviers, soucieux de gober tout ce qui passe.
Calliclès en ce point du débat qui l'oppose à Socrate, où il renonce à
dire qu'il est beau et juste selon la nature de se faire sodomiser un
maximum, a perdu la partie. Il va devoir distinguer entre deux sortes de
plaisirs, par conséquent il va devoir admettre qu'il y a un bien qui n'est
pas le plaisir et finalement que le bonheur n'est pas compatible avec
l'injustice. On se demandera peut-être s'il fallait évoquer le sadisme
pour venir à bout du nazisme. Platon établit clairement un lien qui ne
peut échapper à aucun lecteur du Marquis. Freud le confirme en attachant
l'usage de la violence au plaisir anal dans le concept du sadique-anal,
qui est donc un pléonasme. Plus proche de nous, et instruit par la
connaissance du fascisme et du nazisme historiques, Pier Paolo Pasolini
dans son film Salo ou les 120 jours de Sodome a lui aussi illustré
ce rapport. Leçon VI (Gorgias 505c-506c)
CALLICLES. Je ne sais ce que tu veux dire, Socrate. Interroge quelque autre.
(trad. Cousin+Dorion) Ce bref passage constitue une interruption du dialogue
et, sans doute, faut-il le prendre comme une pause nécessaire dans un
débat qui se prolonge au-delà des limites où l'attention peut se
maintenir. De semblables moments de détente ont déjà été ménagés plus
haut. En 457c on a vu une hésitation de Socrate à poursuivre le dialogue,
en 461b l'entrée en scène de Polos (ou son retour, puisqu'il avait été le
premier à intervenir) s'est faite avec une certaine théâtralité, de même
qu'en 481b celle de Calliclès. Il y a en en 497a une première velléité de
bouderie de ce dernier, remis au dialogue par Gorgias lui-même. La
reddition du dernier interlocuteur, même de mauvaise grâce, paraît devoir
légitimement en être un autre, d'autant plus qu'il a été mis sur le gril
aussi longtemps que les deux autres réunis. Mais la nouvelle parenthèse
est aussi tout autre chose qu'une occasion donnée au lecteur de reprendre
souffle. Loin d'être seulement un procédé de l'art consommé avec lequel
l'auteur présente une réflexion philosophique sous une forme littéraire,
elle a une signification qui à la fois la situe exactement à ce moment de
l'entretien et le dépasse de beaucoup. Mais on voit peut-être moins
d'autre part que ce qui se
trouve expliqué ici en peu de mots, c'est la vertu de la discussion en
général, celle du dialogue platonicien en particulier, donc finalement
celle de ce que les commentateurs nomment la dialectique. C'est une
question fondamentale de la philosophie, en tout cas de celle de Platon,
que celle du moyen par lequel on accède à la vérité. Ce n'est pas parce
que Platon est un artiste, parce qu'il est potentiellement le rival de
Sophocle, qu'il met sa philosophie en dialogues. Ce n'est pas une
coquetterie. Le dialogue en vérité ne peut être dépouillé par cette
philosophie, comme un vêtement sous lequel elle resterait elle-même dans
sa nudité. Il est essentiel à la marche de la pensée, il est essentiel à
la constitution par la pensée de quelque chose qui peut enfin être la
philosophie. Ce passage de Gorgias dit succinctement ce que
développe le célèbre passage de Théétète sur l'accouchement des
idées (148e-151d). C'est ce que je souhaite faire comprendre par cette
leçon. Dans le passage précisément considéré il y a d'abord
(505c) cette nouvelle plaisanterie de Socrate sur l'attitude de son
interlocuteur. Si l'intempérance est condamnable, alors le châtiment est
un bien. Or, refusant d'assumer la suite de la discussion, Calliclès
refuse le châtiment, cela même dont on parle et dont on dit que c'est un
bien. Mais c'est bien plus qu'une plaisanterie. La remarque touche au fond
l'essence de la philosophie. Il faut relever en premier lieu en quoi
consiste le châtiment. Certes il n'est pas glorieux de se faire mettre en
difficulté dans la discussion, de ne trouver rien d'autre pour échapper à
une conclusion que de se contredire, de devoir finalement admettre ce
qu'on refusait obstinément. C'est ce qui s'appelle prendre une raclée.
Toutefois ce n'en est une que métaphoriquement. En vain on chercherait sur
le corps de Calliclès les traces laissées par ce genre de coups. Pas de
blessures, pas de plaies, pas d'hématomes. Calliclès ne sera en outre
condamné ni à une peine d'amende, ni à la prison, ni à la mort, pour avoir
finalement reconnu ce que d'abord il niait. Ce châtiment n'est pas ajouté
à la faute par une autorité qui pourrait aussi bien décider d'une autre
peine (emprisonnement stérile ou travaux d'intérêt commun ?), ou à
laquelle on pourrait tenter de se soustraire. Il n'y a ici strictement
rien d'arbitraire ni d'aléatoire dans le lien entre la faute et le
châtiment (kolazesthai). Il ne relève pas d'une justice
institutionnelle avec ce que ses
lois pourraient comporter de relatif. Il ne relève pas davantage
d'une justice transcendante, divine, dont la valeur pourrait être
incontestable, mais qui resterait un artifice extérieur. (Je ne développe
pas ici ce qui concerne l'artificialité du lien entre la vertu et le
bonheur dans certaines philosophies). Le châtiment dont parle Socrate
relève d'une justice immanente. Chacun porte les conséquences de ses
propres actes, et plus exactement dans ce cas chacun assume le sens de ses
propres paroles. On ne peut impunément prétendre que le bien et le plaisir
soient une seule et même chose, ni déclarer qu'il est plus beau de
commettre l'injustice que la subir, ou que l'intempérance vaut mieux que
la tempérance. Qu'on le veuille ou non, on assume le sens de ses propos.
Il peut n'y avoir personne pour faire remarquer où ils conduisent. Il peut n'y avoir pas de Socrate pour questionner celui qui fait ces déclarations. Mais ce qu'on a dit on l'a dit, on ne peut à la fois
dire et ne pas dire une certaine chose. Si on ne l'a pas pensé on va le
penser, c'est le rôle de Socrate d'examiner les paroles et de juger si
l'on peut en faire des pensées. Ce n'est donc nullement parce
qu'il est un violent (biaios) que Socrate
demande que le dialogue se poursuive (505d). La seule tyrannie dont on
puisse parler est celle de la raison. La raison en effet n'autorise pas à
dire une chose et son contraire, elle n'autorise pas davantage à nier les
conséquences quand on a admis les prémisses. Elle ne permet pas de dire
une chose une fois et une autre une autre fois. Davantage qu'en tout autre
dialogue de Platon, par la relégation successive des intervenants dès
qu'il se sont contredits, on découvre dans celui-ci avec clarté la nature
du dialogue platonicien. Dans Théétète comme dans Ménon ou
Hippias, pourtant si différents entre eux, Socrate poursuit le
débat avec l'interlocuteur qui s'est trompé. Théétète énonce
successivement trois définitions de la science (epistèmè), le jeune esclave de Ménon se méprend
plusieurs fois sur la longueur du côté du carré, Hippias propose je ne
sais combien de définitions de la beauté, sans être ni l'un ni l'autre
disqualifiés comme sont ici en quelque sorte les trois interlocuteurs
successifs de Socrate. Que dire de Parménide ! Là c'est le
meneur de jeu lui-même qui examine l'une après l'autre neuf
hypothèses. Il est vrai que l'entreprise a un tour systématique et
même un tour expérimental, mais il reste qu'elle est menée sans pour
autant parvenir à une conclusion. Dans Gorgias il y a une réduction
au silence de celui qui s'est trompé, dès que sa contradiction est mise en
évidence. Sans doute faut-il tenir compte de l'objet du débat :
" la chose sur laquelle il est le plus beau et le plus important de
savoir la vérité ". On l'a compris à travers les leçons précédentes
l'enjeu n'est pas moindre que le nazisme et le sadisme. Cela pourrait
justifier que Socrate ne prenne pas de gants avec ses interlocuteurs et
les disqualifie sans autre précaution dès qu'ils se coupent. Mais c'est
aussi eux-mêmes le second à l'encontre du premier, le troisième à
l'encontre du second qui décident de la mise à l'écart. Ils croient que le
salut, celui de leur thèse, se trouve dans une fuite en avant. Ainsi Polos
va-t-il prononcer que la connaissance de la justice est étrangère à la
rhétorique, ce que Gorgias n'avait pas osé dire, puis Calliclès proclamer
qu'il est plus beau de commettre l'injustice que de la subir, ce que Polos
n'avait pas osé. On peut donc dire qu'à cette substitution d'un
interlocuteur à l'autre il y a des raisons psychologiques, à la fois de la
part de ceux-ci et de la part de Socrate. Pourtant ce serait un effet de
l'art de l'auteur que de parvenir à dissimuler sous ces raisons autre
chose de plus important. Ce n'est pas pour donner à son œuvre une
apparence plus vivante que l'auteur la met sous cette forme dialoguée. Si
telle était d'ailleurs son intention, force serait de constater que
l'accès n'y est pas rendu plus facile. Cette forme en vérité ne se
retrouve chez aucun autre philosophe. Le dialogue platonicien est
substantiellement différent de celui qu'on rencontre à l'occasion chez les
auteurs des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, dont le
premier modèle pourrait bien être Machiavel. Chez eux un interlocuteur
soutient une thèse, un autre une autre. Mais Socrate, lui, ne soutient
rien. Son unique rôle est de mettre à l'épreuve les propositions qui lui
sont fournies par les autres. Littéralement et métaphoriquement il les
soumet à la question. D'une part à celui qui propose une idée, quelquefois
avec arrogance (Polos, Calliclès), d'autres fois avec spontanéité
(l'esclave de Ménon), ou modestie (Théétète), il pose des questions visant
à s'assurer de son sens, des liens qu'elle entretient avec d'autres, des
conséquences qui en découlent. Mais si l'on s'en tient là on reste sur le
terrain d'une psychologie qui n'est pas encore le fond des choses. D'autre
part et moins naïvement il la soumet au choc de la polémique, de la guerre
des idées, afin de voir si elle est solide, si elle peut l'emporter sur
les autres. Il la torture sans aménité afin de tester sa résistance. Il
est évident que dans Gorgias les thèses proposées sont soumises à
la question impitoyablement, à la manière de l'Inquisition. Toutefois il
ne faudrait pas penser que la manière a un quelconque retentissement sur
le résultat de l'examen. Que Socrate s'y livre avec gentillesse
(Théétète, Phèdre, Ménon) ou sans aménité
(Hippias, Ion, Euthyphron… Gorgias), il s'agit
toujours de distinguer si une idée est viable. Je retrouve les termes du
fameux passage de Théétète où Socrate se compare à sa mère, la
sage-femme Phénarète. Elle accouche les femmes, il accouche les esprits.
Et les mêmes mésaventures peuvent survenir dans un cas comme dans l'autre…
jusqu'à la décision de ne pas laisser vivre un rejeton mal formé. Socrate
entend bien tuer une thèse inacceptable. L'enjeu de la poursuite du dialogue (506a) est donc la
découverte de la vérité sur la question qui importe le plus : quelle
vie faut-il vivre. Peut-être certains discours ou certains livres
partent-ils d'une certitude (le Discours de la méthode par exemple)
au-delà de laquelle leur auteur peut se permettre de développer seul des
suites de propositions qu'il tient pour vraies. Mais la philosophie de
Platon n'est pas de ce genre, où l'on a une fois pour toutes découvert la
vérité. C'est pourquoi l'affirmation déjà relevée que Socrate est bien
aise d'être réfuté ne prouve pas seulement l'amour de la vérité, mais plus
profondément une conception très déterminée de la philosophie
(epistèmè), qui passe
par le dialogue (dialegesthai). La vérité ne s'atteint que dans la réfutation. Cela ne signifie
pas qu'il y a plus de vérité dans la négation que dans l'affirmation, mais
que le choc polémique, la bataille entre les idées, est essentiel à la
découverte de la vérité. Une idée vraie ne se distingue pas d'une fausse à
un signe quelconque dont elle serait porteuse. L'évidence est illusoire. A
en juger par le mépris qu'il affiche d'abord pour Socrate, Calliclès tient
ses idées pour évidentes. D'ailleurs s'il y avait des évidences, je ne
comprends pas comment on pourrait être assez sot pour les laisser
échapper, même si l'on est distrait plus que la moyenne. Précipitation et
prévention, dit Descartes, sont les causes de l'erreur. Mais à quel
signe sait-il que lui-même est sans précipitation et prévention ?
Platon ne verse pas dans cette illusion. Si une idée peut être dite
vraie, ce ne peut être que parce qu'elle a victorieusement résisté à la
question. On ne peut être sûr de penser correctement aussi longtemps qu'on
tient son idée à l'abri de la discussion. Il faut la prêter à l'examen
sourcilleux et en quelque sorte malveillant (par principe non par
affection) d'un autre esprit. C'est ce qui s'appelle un dialogue. Entre
Théophile et Philalèthe, entre Hylas et Philonous il y a assurément un
échange d'idées. L'un toutefois est porteur des bonnes idées, l'autre des
mauvaises. L'un est le porte-parole de l'auteur, l'autre de l'adversaire à
pourfendre. A la limite on peut couper toutes les répliques de ce dernier,
il reste la bonne philosophie. Ce n'est pas du tout ainsi dans le dialogue
platonicien. Si d'abord on peut le croire formel parce que Socrate produit
tout le texte soumis à examen, tandis que son interlocuteur se contente de
répondre oui, d'accord, tu as raison, etc., il est au contraire essentiel
que l'accord du second soit donné au premier. C'est pourquoi Socrate est
prêt à faire le dialogue tout seul, comme Calliclès le lui
propose méchamment. On le voit aussitôt après cette
page, il le fait plutôt que de monologuer, sauf dans le mythe final. Son adversaire lui donne le choix entre un monologue et un
dialogue dont il fera seul les questions et les réponses. Dans sa
malveillance il croit bien entendu que c'est la même chose. Pourtant ce
n'est pas pareil et Socrate choisit la seconde solution. Il accepte de "parler pour deux" (505e), se mettant
alternativement dans le rôle de celui qui questionne puis dans le rôle de
celui qui répond (506c-507c). Heureusement pour le lecteur ça ne dure pas
davantage. Mais si fugace que soit ce procédé, il est la preuve de la
nécessité du "dialegesthai" dans la recherche de la vérité et même tout simplement dans
l'exercice de la pensée. Tel est le premier aspect sous lequel la
dialectique se présente chez Platon. C'est celui sous lequel on peut la
rencontrer dans tous les dialogues. Que ce soit avec un lâche (Gorgias),
un niais (Polos), ou un salaud (Calliclès), avec un écervelé (Phèdre), un
prétentieux (Hippias) ou un garçon très remarquable (Théétète), il en sera
toujours ainsi. En ce sens la dialectique est la pratique du dialogue, tel
que je l'ai ci-dessus déterminé. Il n'y a donc pas une œuvre de Platon qui
ne soit dialectique de cette manière-là. Néanmoins la dialectique, telle
qu'elle se pratique ici, est encore autre chose. Il faut relever qu'elle
n'est pas seulement l'élimination de la thèse qui serait contradictoire en
elle-même, mais son dépassement, c'est à dire le moyen, partant d'elle, de
se rapprocher de la vérité. Polos reprend la thèse de Gorgias en en
éliminant seulement la proposition malencontreuse qui y avait introduit la
contradiction. De même Calliclès reprend la thèse de Polos en en
éliminant la proposition malencontreuse qui y avait introduit la
contradiction. Et Socrate, quant à lui, se sert de cette thèse et de ses
variantes successives, dont la dernière est aussi contradictoire que les
précédentes, pour établir qu'il est meilleur pour le méchant d'être châtié
que de ne l'être pas, qu'il est meilleur d'être un innocent injustement
torturé que d'être son bourreau. Il n'est donc pas d'autre chemin pour
parvenir à une thèse qui soit solide que celui qui passe par la réfutation
de celles qui ne le sont pas. Autrement dit la vérité ne se décrète pas,
elle s'atteint à travers un long et pénible cheminement dont les étapes
sont à chaque fois différentes et propres à la question posée. Le
cheminement de Gorgias n'est pas celui de Théétète, ni celui
de Phèdre. Prise en ce second sens, plus proche des philosophies de
la contradiction, la dialectique est encore présente dans toutes les
œuvres de Platon. Elle a une troisième signification différente, qui
peut-être ne se comprend que par la connaissance d'autres dialogues, mais
que l'on trouve à l'œuvre dans celui-ci, tout à la fin. J'anticipe sur la
dernière leçon : le mythe est encore un état de la dialectique. Car,
comme le dit la République (533c), les idées, quelque
habilement qu'elles soient liées les unes aux autres pour former une
théorie, sont cependant toujours hypothétiques. Il n'y a qu'une seule
chose qui soit anhypothétique, c'est le soleil des idées, lequel n'est pas
une idée. C'est le bien. Tel est le terme auquel conduit le présent
dialogue, car tel est l'aboutissement de la démarche de Socrate. Il ne
peut pas tenir pour achevée la discussion avec les partisans de la
rhétorique, id est la démagogie, id est le nazisme, s'il ne fait pas
briller tout d'un coup la lumière aveuglante de l'esprit. Cela même que
nient et détruisent implicitement la démagogie et explicitement le
nazisme. Mais c'est ce qui devra faire l'objet de la dixième
leçon. Leçon VII (Gorgias 507c-508c)
SOCRATE. Pour être heureux, il faut, me semble-t-il, rechercher la tempérance et la pratiquer, fuir à toutes jambes l’intempérance et, du mieux qu’on peut, agir pour ne pas mériter de châtiment ; mais si on le mérite, soi ou ses proches, particulier ou Etat, il faut se soumettre au jugement et au châtiment pour pouvoir être heureux. Tel est le but, me semble-t-il, qu’il faut assigner à sa vie et vers lequel il faut tendre toutes ses forces et celles de l’Etat : mettre la justice et la tempérance en celui qui veut être heureux, faire qu’il n’entreprenne d’assouvir des désirs intempérants : mal sans fin, et vie de bandit. Cet homme ne peut recevoir l’amitié ni des autres ni de Dieu. Il est incapable de partage, et là où il n’y a pas de partage, il n’y a pas d’amitié non plus. Les sages, Calliclès, disent que le ciel, la terre, les dieux et les hommes ont en commun le partage, l’amitié, la modération, la tempérance et la justice ; qu’à cause de tout cela l’univers ils l’appellent l’ordre, mon cher, pas le chaos, ni la débauche. Toi, je pense, tu ne considères pas ces choses. Si malin que tu sois, tu oublies que l’égalité, celle de la géométrie, s’impose aux dieux et aux hommes. Toi, tu crois qu’il faut s’efforcer d’avoir plus que les autres : tu oublies la géométrie. (trad. Cousin+Dorion) C'est la philosophie du bonheur
qu'il convient de
préciser après les échanges qui précèdent. C'est celle-ci en effet qui est
en cause au fond des désaccords entre le représentant de l'auteur et ceux
de la rhétorique. Si l'un préfère subir l'injustice à la commettre tandis
que les autres au contraire préfèrent la commettre à la subir, si ces
derniers opposent ce qui est juste selon la nature à ce qui est juste
selon la loi des hommes, ce n'est pourtant pas tant sur la justice que sur
le bonheur que leurs vues divergent. Il faut donc en venir à l'essence de
celui-ci. La sagesse antique passe pour avoir élaboré la conception qui
fait du bonheur une propriété privée, selon laquelle c'est en marge de la
société, voire contre elle, qu'on l'atteint. Cette pseudo sagesse des Anciens est très
dangereuse. Assurément elle écarte celui qui la pratique de la zone de
risque maximum, mais elle ne le protège pourtant pas de tout danger. En se
tenant en dehors de la vie publique, on évite de se mettre en
confrontation avec ceux qui ont de gros appétits, on se fond dans
l'anonymat, dans l'obscurité protectrice. Au contraire ceux qui se
distinguent d'une manière quelconque du même coup s'exposent à la
jalousie, ou simplement au plaisir de prendre de ceux dont la ligne de
conduite est de jouir et de " donner plus à leurs amis qu'à leurs
ennemis ". Mais cette même ligne de conduite peut aussi leur donner
la fantaisie d'écraser quelques êtres inférieurs, voire des catégories
tout entières d'êtres inférieurs. Comme elles sont proclamées telles par
des causes qui ne doivent rien à la raison, il serait vain de se croire à
l'abri du pillage, du massacre ou de l'extermination. Si selon le principe
de la morale des médiocres Socrate fermait sa bouche, il ne s'exposerait
sans doute pas " à être souffleté injustement, ni à se voir couper
les membres ou la bourse " (508d-e), ni a fortiori à boire la ciguë.
Mais ce n'est pas là " le comble de la honte ". Il est si peu là
que quand bien même on serait ainsi accablé de maux, il n'y aurait encore
aucune raison de se sentir honteux, et que quand bien même on serait
épargné par tous ces maux, il n'y en aurait encore aucune d'être épargné
par la honte. Cette honte est indépendante de ce qu'on subit. Et lié à
elle, indépendant aussi de ce qu'on subit, est le malheur. Archélaos est
bien le plus malheureux des hommes, comme Polos l'avait finalement accordé
(507b) et Socrate, bien qu' " à la merci du premier venu ", est
le plus heureux. Cela impose une conception du bonheur toute différente de
celle qui émane de la prétendue sagesse antique. Peut-être relativement à ce passage où est fait le bilan
du dialogue, qui va au-delà se transformer en monologue, et en attendant
le mythe qui approfondira cette conception du bonheur, pour la comprendre
le chemin le plus droit est-il de considérer la notion d'ordre.
" A cause de tout cela l’univers ils l’appellent l’ordre ; to olon touto dia tauta kosmon kalousin " (508a) : le tout c'est
l'ordre. La justice, et
par voie de conséquence le bonheur, exigent un ordre. L'injustice et
l'intempérance sont le désordre. Indépendamment de Platon on peut dire que
dans tout bonheur il y a deux choses. D'une part l'effet que
produisent sur l'âme ses bonnes actions, de l'autre ce que lui apporte ce
qui n'est relativement à elle que le hasard. On peut se conduire bien et
n'avoir que des ennuis de santé, d'argent, d'amour. Il ne faut pas
douter qu'on a déjà le bonheur que gagne le fait d'être maître de soi. Si
l'on est épargné par la maladie et la pauvreté, si de surcroît on a la
grâce de rencontrer une personne digne d'une relation affective
privilégiée, on ajoutera alors le bonheur de rencontre à celui de mérite.
La philosophie platonicienne lie ces deux bonheurs. Ce qu'apportent les
circonstances n'a de sens ni même d'existence, y compris si l'on travaille
à produire ces circonstances, que pour celui qui d'abord se donne à
lui-même ce qui ne dépend que de lui et non des circonstances : la
tempérance et la justice. Pour l'homme intempérant et injuste la santé,
l'argent, l'amour ne sont pas des biens. Il est un tonneau sans fond qu'il
faut remplir sans cesse, un puits béant par lequel il ne faut cesser de
faire passer tout ce qu'on peut. Travail sans fin, condamnation infernale,
comme celles des grands coupables de la mythologie : Tantale,
Sisyphe… Ils ont rompu l'ordre, ils se sont moqué de lui. Il y a dans les
choses des relations qui les lient entre elles, soit qu'elles les
associent nécessairement, soit qu'elles les dissocient non moins
nécessairement. Le propos du philosophe est quelque peu allégorique :
" l’égalité, celle de la géométrie, s’impose aux dieux et aux hommes ; è isotès è geômetrikè kai en theois kai en
anthrôpois mega dunatai " (508a). Certes Calliclès a ci-dessus (483c) plaidé contre l'égalité et du même mouvement pour l'intempérance. S'agit-il pour autant maintenant du point de vue de Socrate de rétablir parmi les hommes l'égalité des droits ? N'y
a-t-il de justice que celle qui accorde à tous la même chose ?
Faut-il entendre que la démocratie au sens où elle pratique le nivellement
et met fin à tout privilège, à toute hiérarchie de castes, est le parangon
de la justice ? Nullement. Ce serait comprendre la justice comme elle
était comprise dans l'ancienne Russie, où au décès du père les fils, si
nombreux qu'ils fussent, se partageaient également les pierres de la
maison et tous ses matériaux… Eisenstein dans la Ligne générale
(film qui fut de propagande, mais de propagande pour quoi ? il
demeurait et demeure subversif) donne de cette égalité-là une image
sinistre. L'égalité géométrique se moque de savoir si l'un recevra plus
que l'autre. La seule chose qui l'intéresse est que chacun recevra
ce qu'il mérite. Si le bonheur pouvait se mesurer en monnaie, peut-être
serait-il juste que chacun en reçoive la même part. Mais ce n'est pas
ainsi. L'égalité géométrique n'est pas non plus si simpliste et si
grossière qu'elle se contente d'enregistrer que la part de chacun est
égale à ce qu'il a volé. " La propriété c'est le vol ", notait
Proudhon. Peut-être, mais le bonheur non. L'égalité géométrique est plus
complexe. Elle ne se contente pas d'enregistrer, elle établit des
relations nécessaires. Ainsi la somme des angles du triangle doit-elle
nécessairement être égale à deux droits. Elle ne dit pas que tous les
triangles doivent être identiques. Elle ne dit pas non plus que les uns
sont plus ceci (équilatéraux par exemple) et les autres plus cela
(rectangles par exemple). Dans le premier cas on énonce une exigence
abstraite, à laquelle on n'a pas tort d'opposer dans le second le fait de
la différence et de la supériorité des uns sur les autres. Mais si le fait
est une réponse à l'exigence abstraite, il n'en est pas une à la relation
nécessaire. Le mérite de la géométrie, en tout cas aux yeux du philosophe
Platon, est de révéler et de mettre en évidence qu'il y a de la nécessité
dans la nature des choses. Cependant la nature des choses dont il est ici question
n'est pas la "fusis". La
référence aux dieux montre clairement que la nécessité dont il s'agit
relève d'une réalité plus haute, qui est seulement humaine, celle de
l'esprit. Mais si élevée qu'elle soit, cette réalité est cosmique aussi.
Les notions d'intelligence, de courage, de tempérance et de justice n'ont
aucun sens relativement à la "fusis", aux minéraux, aux végétaux et même aux
animaux. Elles n'en ont que pour les hommes. Cependant de la même façon
que dans l'ordre de la nature il existe des relations nécessaires, il en
existe dans l'ordre de l'esprit. Si l'auteur ignorait la physique
galiléenne, il n'en avait pas moins l'idée que les choses étaient régies
par des lois, dont le mouvement circulaire (ou cru tel, peu importe) des
planètes donnait l'image. Parmi les hommes il y a encore d'autres lois,
figurées ici par celle de l'amitié (ou de l'amour, "filia", 508a). Si la connotation
affective du mot a son importance, est plus important encore ce qu'elle
implique d'accord, c'est à dire d'obéissance commune à la règle commune.
L'amitié en ce sens est le "cosmos" lui-même. Lorsque Socrate déclare que
l'homme intempérant ne peut être aimé ni des autres hommes ni des dieux,
ce qu'il a en vue, au-delà de la signification affective, qu'il assume
bien entendu aussi, c'est qu'un tel homme ne s'intègre pas dans l'ordre
spirituel cosmique, et qu'à ce titre, qu'il en soit conscient ou non,
qu'il le veuille ou non, il en paye le prix. Bien évidemment il le paye de
l'inimitié des autres, dont il n'a cure, mais il le paye aussi de la perte de son
propre bonheur. La rançon est aussi spirituelle que l'ordre qui est
affronté. Le bonheur perdu ne se mesure pas en problèmes de santé ou
d'argent. Il ne se mesure pas même en problèmes sentimentaux, car les
gueules bien fendues par le sourire ne lui manquent pas, ni les fesses
bien fendues. L'intempérant est trop grossier pour apercevoir la
différence entre l'amitié ou l'amour librement donnés et ceux que lui
obtiennent sa puissance et ses largesses. Comme cependant la différence
n'en est pas moins réelle, ce qui lui est refusé et dont il ne soupçonne
pas même l'absence est de nature spirituelle. Si on l'aime pour son argent
ou pour sa puissance, il le sait bien, il méprise ceux qui s'abaissent
pour eux, il jouit de leur bassesse. Mais il ne jouit pas de l'amitié
libre et de l'amour libre, dont il dira même qu'ils n'existent pas, qu'ils
ne sont que les chimères des pauvres et des impuissants. Qu'il n'est aimé
des hommes ni des dieux signifie donc que par la nécessité des relations
grossières dans lesquelles il se complait il se refuse à lui-même ce qui
constitue le vrai et le seul bonheur. Le rapport du bonheur à la vertu est alors évident. La
vertu, celle qui s'appelle intelligence, courage, tempérance et justice,
consiste à s'inscrire dans les relations nécessaires de l'ordre spirituel
des choses, et le bonheur consiste dans rien d'autre que dans la
jouissance de cet ordre. On peut donc dire que la vertu donne le bonheur.
Toutefois cette affirmation n'exprime pas totalement le rapport entre le
bonheur et la vertu. Car elle laisse planer une hypothèse qu'il faut au
contraire refuser. Elle permet en effet encore de croire que le
bonheur est extérieur à la vertu et qu'il lui est ajouté, par on ne sait
quelle opération. Or non seulement rien ne saurait être rajouté de
l'extérieur à la vertu, mais rien n'a besoin de lui être rajouté. La
pratique de la vertu donne le bonheur parce qu'elle est la réalisation de
ce dont le bonheur est la jouissance. Le rapport entre le bonheur et la
vertu est lui même cosmique, il est de l'ordre de la nécessité. Ils
entretiennent un rapport tellement serré qu'on ne peut séparer l'un de
l'autre et qu'on pourrait aussi bien dire que le bonheur n'est rien
d'autre que la vertu. Celui qui pratique l'intelligence ou le courage ne
se plaint sûrement pas d'avoir à produire un effort pénible pour le mérite
duquel il réclamerait récompense. La même chose qui d'un côté a
l'apparence d'un effort, d'un autre côté a celle d'un plaisir. Quelle
pourrait être la récompense de l'intelligence ? Seuls les sots
peuvent l'imaginer en dehors de l'intelligence. Mais diront-ils qu'à
défaut de récompense ils renoncent à être intelligents ? Quelle
pourrait être la récompense du courage ? Seuls les lâches peuvent
l'imaginer en dehors du courage. Mais diront-ils qu'à défaut de récompense
ils renoncent à être courageux ? Ce qui est moins évident sans doute,
puisqu'il faut tout ce dialogue pour l'établir, est que la tempérance est
à elle-même sa propre récompense et que d'une manière générale la vertu
n'a besoin d'aucune récompense parce que la vertu est le bonheur.
Peut-être les amateurs de hasard (je laisse un instant de côté les
amateurs de justice divine) n'y trouveront-ils pas leur compte. Mais la
philosophie platonicienne n'exclut nullement celui-ci. Car, pour
commencer, c'est bien un hasard, relativement à sa vertu, si Socrate est
injustement accusé, injustement condamné et injustement exécuté. Il n'a
pas eu le "bonheur" de trouver dans Athènes des citoyens ni
des politiques eux-mêmes suffisamment vertueux pour le suivre. Un hasard
contraire, moins probable à vrai dire, eût pu inversement lui faire
rencontrer des âmes à la hauteur de la sienne. Mais un tel hasard n'est
susceptible d'être apprécié que par ce type d'âme. Un intempérant n'a rien
à faire de la rencontre d'une âme généreuse. L'âme généreuse qui n'a pas
cette chance est cependant capable de s'en consoler, comme le montre par
ailleurs l'article 212 des Passions de l'âme, où Descartes va
jusqu'à dire qu'elle peut même tirer de la joie de tous ses maux. Lui
aussi a reconnu, bien que d'une autre manière, un ordre de nécessité dans
les choses de l'esprit. C'est sur ces relations
qu'est fondée la hiérarchie des
sorts, telle qu'elle est présentée par Socrate. Seules elles peuvent
justifier que le premier des sorts, le meilleur, soit de ne pas commettre
l'injustice, même si l'on doit la subir, que le second soit d'en être
châtié si on la commet et que le troisième, le pire, soit d'être un
injuste impuni. L'ordre cosmique, non pas au niveau de la "fusis", mais à celui de la
"psukhè", exige que le
méchant (c'est à dire l'intempérant, l'injuste) soit redressé. Il le faut
pour le cosmos et il le faut pour le méchant lui-même. Il lui est en effet
désavantageux d'être méchant. Il ne s'en rend pas compte sans doute, comme
l'entretien avec Polos l'a fait voir plus haut et c'est pourquoi Socrate
dit en 509e (et par ailleurs à peu près dans la République) que nul
n'est méchant volontairement. Le dialogue avec Socrate va mener Calliclès,
malgré toute sa mauvaise foi, à le reconnaître (513c). Tout le monde n'est
pas dès l'origine vertueux. Personne sans doute, peut-être pas même
Socrate, ne l'est ni dès ses débuts, ni constamment. Il faut donc que
chacun ait à chaque instant une nouvelle chance de s'inscrire dans l'ordre
cosmique auquel il a manqué. C'est à quoi vise le châtiment. Cependant pas
plus que la récompense de la vertu n'est en dehors de la vertu, le
châtiment du vice n'est en dehors du vice. Dans le vice, dans
l'intempérance par exemple, l'homme est malheureux. " Le méchant,
agissant mal, est misérable " (507c). Il est misérable non pas parce
qu'une autorité supérieure sanctionnerait de cette façon sa méchanceté,
mais par et dans sa mauvaise action elle-même. On objectera que s'il en
est ainsi l'hypothèse d'un méchant impuni n'a plus aucun sens. Reste
pourtant la différence entre celui qui prend conscience de sa méchanceté
et de son malheur et celui qui n'en prend pas conscience. Par conséquent
le châtiment dont parle Platon réside dans la prise de conscience,
laquelle viendra d'autant plus d'une contribution extérieure, comme celle
par laquelle Socrate châtie Calliclès, que le criminel sera plus endurci.
Sans doute faut-il envisager les peines telles qu'amendes,
emprisonnements, comme des marques symboliques (et non des moyens) de la
prise de conscience. Si le criminel s'est rendu compte de son erreur, s'il
la reconnaît et la publie, comment convaincra-t-il ses victimes et la
société toute entière de sa volonté d'amendement ? Comment
convaincra-t-il que ses regrets sont autre chose que des mots ?
Seules de nouvelles actions, plus vertueuses, auront cet effet. Mais en
attendant l'amende reste une image et une promesse de l'amendement. Quant
à l'emprisonnement il est l'image de l'emprisonnement
de l'âme elle-même
dans sa méchanceté et il est quelque peu le renoncement à toute promesse
d'amendement. La peine de mort infligée à un coupable est le renoncement
absolu de la société à l'améliorer. Donc les peines, au sens judiciaire
sont des signes sociaux de la foi ou de l'absence de foi dans
l'amélioration du criminel. Elles ne sont pas le châtiment. Celui-ci
ne peut être que dans la conscience que prend le méchant de son acte
méchant. Ce sont par conséquent de pauvres philosophies que celles
qui conçoivent un bonheur extérieur à la vertu ou une peine extérieure au
crime, car elles sont obligées de concevoir un Juge suprême qui distribue
les récompenses et les châtiments. La justice des hommes étant faillible,
les juges humains étant notoirement achetés (d'une manière ou d'une
autre : je n'examine pas s'ils perçoivent des avantages ou si leurs
convictions vont au devant de la demande) par les puissants, la vertu
étant fort peu récompensée en ce sens, et le crime l'étant tellement,
comme dit ce bon Marquis de Sade, il faut inventer et projeter dans les
cieux un juge infaillible et tout puissant. On peut même se demander si
ces doctrines ne séparent pas le bonheur de la vertu rien que pour
conduire vers l'idée alors indispensable d'un Dieu rémunérateur. Il n'est
que de s'interroger : cui prodest, à qui profite le crime pour
comprendre que contrairement à celle de Platon elles sont les servantes de
la théologie. Leçon VIII (Gorgias 511a-513c)
CALLICLES. Je ne sais, Socrate, quel secret tu as de tourner et de retourner le discours en tous sens. Ne vois-tu pas que l’imitateur du tyran pourra, s’il lui plaît, faire périr l’homme qui se refuse à cette imitation, et lui enlever tous ses biens ?
(trad. Cousin+Dorion) La discussion prend un tour plus polémique lorsqu'elle
revient à la rhétorique par le biais d'une nouvelle métaphore. La
rhétorique n'est pas plus que la navigation et la navigation ne s'occupe
certes pas de l'essentiel. L'essentiel en effet, comme il ressort de ce
qui précède, est d'améliorer son âme, de la rendre plus juste qu'elle
n'est. Si un art se préoccupe de cela et en fait le but de l'existence
elle-même, ce n'est nul autre que la philosophie. Mais la rhétorique, s'il
faut en croire Calliclès, se préoccupe surtout de prolonger l'existence,
de la préserver de subir le meurtre, le vol et tout autre dommage. Socrate
pose la question de savoir quelle est la valeur de ce prolongement de la
vie, si la vie est injuste. Ce passage constitue une comparaison entre
deux modes de vie, deux définitions du bien, qui sont à entendre tant sur
le plan de la conduite morale individuelle que sur celui de la vie
politique. Je ne me rapporte à
l'histoire qu'autant qu'il est utile de le faire pour mesurer la portée de
la question discutée par Platon. S'il n'a pas connu le vingtième siècle,
il n'est pourtant pas sourd (511b). Il entend bien ce que disent les
citoyens athéniens tous les jours dans la rue et dans les
assemblées. S'il n'a trouvé aucun Gorgias, aucun représentant
aussi connu qu'autorisé de ces pensées pour les dire, s'il a dû inventer
Calliclès, c'est bien parce qu'il les analyse à fond et qu'il en perçoit
clairement toutes les implications. Quel est le politicien qui mesure la
portée de ce qu'il dit ? Est-ce Périclès qui met en garde ses
concitoyens ? Est-ce le Président de la République française, est-ce
le Premier ministre ? Ce ne peut être qu'un philosophe et c'est très
exactement le premier dont les œuvres aient été conservées. La voix qui
s'exprime ici a vingt-cinq siècles et son actualité est totale. Telle est
la nature de la philosophie : la réflexion philosophique transcende
les conditions dans lesquelles elle apparaît. Parce qu'elle est la
recherche et la reconnaissance de ce qu'il y a d'absolu dans le pouvoir de
penser, elle dépasse les conditions de l'exercice de la pensée. C'est ce
que ne font évidemment ni la pensée politique, ni la pensée scientifique.
Pour situer correctement l'une et l'autre par rapport à la philosophie, il
faudrait se reporter à Théétète et à la République. Socrate ayant parfaitement saisi
qu'il n'est pas possible
d'avancer dans une question si lourde de conséquences sans prendre le
recul nécessaire à la vision d'un tableau d'ensemble, s'emploie à une
comparaison qui n'est à vrai dire nullement désavantageuse pour la
rhétorique, mais qui permet de la remettre à sa place (511d). Une première
métaphore repoussée à peine esquissée n'était pourtant pas dénuée de sens,
puisque on dit encore d'un politicien qu'il sait nager ! En effet il
arrive souvent que les gens honnêtes, mesurant la conduite des politiciens
sur la leur, croient finie la carrière, ou pour longtemps compromises les
ambitions de tel personnage dont le parti a perdu les élections, ou qui
est trempé dans un scandale financier. Et ces braves gens découvrent, à
peine les élections passées, ou à peine séchée l'encre des journaux qui
dénonçaient le scandale, que le personnage est en bonne place. En riant,
pour ne pas pleurer, ils font l'éloge de ses capacités de nageur.
Toutefois ce n'est pas à ce scepticisme et à ce pessimisme politiques
qu'invite le texte de Platon. Il cherche plutôt à faire prendre conscience
de tout l'écart qui sépare cet art de bien nager de la recherche du vrai
bien. Dans ce but il ne faut pas choisir une caricature mordante de l'art
des politiciens. On ne triomphe pas de la thèse adverse en la présentant
sous son jour le plus désavantageux. Il faut au contraire en donner une
image qui puisse être acceptée par ses propres tenants. C'est pourquoi
Socrate abandonne la métaphore de la natation et lui substitue celle de la
navigation. Ce n'est pas qu'on ne dise du même politicien qu'il sait
naviguer ! Mais tandis que le nageur ne sauve que lui-même du danger
de la mer, le navigateur en sauve quelques dizaines ou quelques centaines
de personnes. En ce que son action a d'avantageux pour la collectivité
elle peut être l'image de l'action politique. Il ne s'agit pas pour
l'auteur de discuter de l'action des mauvais politiques, mais de celle des
bons ! Il ne les compare pas au mauvais capitaine, qui ne sait sortir
de la tempête et éviter au bateau le naufrage, mais au bon navigateur qui
malgré le déchaînement des éléments amène le navire à bon port, sauve ses
passagers et sa cargaison. La métaphore de la navigation a présentement un
tout autre sens que dans la République (488a-e). Il ne s'agit pas de
discréditer la démocratie au profit de la monarchie, il ne s'agit pas
d'opposer aux jean-foutre un royal navigateur, mais de montrer que la
navigation, même dans les meilleures règles de l'art, n'est pas encore un
art digne de ce nom. La perspective est donc toute différente de celle qui
ne voit de salut pour la République qu'à la condition que les philosophes
soient rois ou les rois philosophes. Ce n'est pourtant pas un manque de
cohérence dans la philosophie de l'auteur, puisque de toute façon il
cherche à faire comprendre qu'au dessus de la pensée politique
(doxa) règne la pensée
philosophique (epistèmè). Peut-être hésite-t-il entre deux solutions. L'une, illustrée par
la République marquerait davantage la continuité du mouvement de la
pensée de l'inférieur au supérieur, l'autre, illustrée par le présent
dialogue marquerait davantage la nécessaire rupture de l'une à l'autre.
C'est pourquoi dans le contexte d'une discussion différente la même
métaphore du gouvernail reçoit une signification différente. Dans ce
dialogue comme dans l'autre le lecteur découvre une allégorie en ce sens
que la pensée de l'auteur est exprimée par une image, et que cependant
celle-ci, contrairement à ce qui est le cas du mythe proprement dit, est
aussitôt traduite clairement. Le lecteur n'a pas à deviner, il n'a pas à
exercer sa perspicacité, comme il faudra pourtant le faire pour comprendre
plus loin le sens du mythe final, il n'a pour l'instant qu'à se laisser
guider. Il faut donc retenir que le pilote est bon, il est en pleine
possession de son art, puisqu'il sauve les passagers et la cargaison qui
lui ont été confiés. D'un certain point de vue il est estimable au même
titre que le politicien, puisqu'il assure la survie non seulement des
corps et des biens, mais aussi celle des âmes, à condition toutefois qu'on
l'entende dans ces deux cas seulement comme ce qui anime le corps et qui
périt avec lui, dans le sens fort limité où l'on dit qu'il a charge
d'âmes. Malgré ce haut mérite, le capitaine de navire ne demande
à ceux qu'il sauve par son art de la mort certaine qu'un salaire fort modeste.
Deux oboles pour une navigation de cabotage, deux drachmes pour un trajet
de haute mer, c'est bien moins que ce que demande Gorgias pour une
navigation dont les périls sont les mêmes : on n'y saurait risquer
plus que ses biens et sa vie. Le pilote est-il trop modeste ? Il est
modeste assurément, mais pas trop. Il est conscient en effet que ce qu'il
sauvegarde n'est pas le plus grand bien. Relativement au plus grand bien
il n'a rien apporté à ses passagers, il les a débarqués tels qu'il les
avait embarqués, parce que son art ne s'étend pas jusqu'à la sauvegarde de
l'essentiel, qui est la justice. Je laisse de côté ce qui est dit de
l'homme malade, qui n'est là que parce que la rhétorique elle aussi est
capable de faire survivre au danger de mort pour une cause politique un
homme dont le corps est affecté des plus grands maux et qui ne tardera pas
à mourir de cause morbide. La seule question qui soit posée cependant est
de savoir si l'on fait bien de sauver de la mort celui dont l'âme est
corrompue par l'injustice. Si le précédent est rendu malheureux par la
souffrance physique d'une maladie grave et incurable, celui-ci est rendu
malheureux par son injustice même, comme il a été montré dans les pages
précédentes. Plutôt que de le sauver de la mer, comme fait le marin, ou
des tribunaux, comme fait la rhétorique, il vaudrait mieux le leur livrer.
" Le méchant n'a aucun avantage à vivre, puisqu'il ne peut vivre que
malheureux ". La phrase est lumineuse et affirme sans équivoque que
le châtiment de l'injustice n'est pas dans l'au-delà mais bien ici-bas. Ce
dont il faudra se souvenir dans l'interprétation du mythe final. Voilà
pourquoi, dit Socrate, le marin ne demande à ses passagers qu'un salaire
modeste : il le mesure à la modestie de son rôle. Une seconde, ou même une troisième comparaison
(si l'on
compte celle de la natation) succède à la précédente (512b). Ce n'est pas
tellement dans le but de faire bon poids : sauver des villes entières
et non plus seulement quelques dizaines ou quelques centaines de
personnes, que dans celui de rabaisser l'orgueil de Calliclès et de
l'amener à un peu de modestie. L'homme qui est maintenant comparé à
l'orateur dont Gorgias est l'exemple, est celui que j'appellerais
volontiers le militaire du génie. Une armée n'a pas seulement besoin des
jambes des fantassins ou de celles des chevaux. L'énergie musculaire est
une bonne chose, mais devant des murailles elle risque d'être
insuffisante. C'est pourquoi les assaillants, mais aussi les défenseurs,
ont besoin de machines. Puisque le contexte impose de sauver des vies,
l'image se place ici du côté de ces derniers. Les assiégés se défendent
contre l'agression grâce aux machines que leur fournit l'intelligence et
le travail du génie militaire. Il peut s'agir essentiellement de projeter
sur l'ennemi tout ce qui peut permettre de lui faire lâcher prise. Ainsi
ce dont parle Socrate serait-il aussi bien l'ancêtre de l'artillerie. Quoi
qu'il en soit de l'identité du personnage, général du génie ou général
d'artillerie, son art permet de sauver non plus quelques dizaines ou
quelques centaines de passagers, mais des milliers d'habitants d'une
ville, une ville entière. On sait ce que pouvait espérer de la puissance
assiégeante une ville investie : si la population torturée par la
faim hissait le drapeau blanc, comme si l'ennemi pénétrait dans la ville
de haute lutte, son sort était égal. Elle était de toute façon
condamnée : massacrée d'une manière quelconque dans le pillage et
l'incendie si l'ennemi prenait la ville par ses propres moyens, passée
posément au fil de l'épée, hommes et femmes, des vieillards aux nouveaux
nés, si elle se rendait, car elle avait de toute façon eu l'outrecuidance
de résister au vainqueur. On peut mesurer à cela le respect dû au général
qui sauve la ville et le salaire qu'il serait bon de lui consentir.
Gorgias rend-il le même service ? Quel salaire mérite-t-il ? Si
vraiment, comme le croit Calliclès, rien ne vaut plus qu'on s'en occupe
que de sauver sa vie et ses biens, il n'a aucun droit à réclamer un
salaire supérieur à celui de l'homme qui sauve une ville entière, ni même
à celui du médecin, qui prenant ses patients un par un au bout de sa
carrière en a sauvé des milliers. Après les développements métaphoriques Socrate parle
clair (512d). Un homme digne de ce nom a mieux à faire que de sauver sa
peau. Il doit reconnaître ce qu'est la vraie vie, et la considérer tant
sur le plan de la morale personnelle que sur celui de la vie politique. La
durée de la vie, ce qui y survient d'un fait qui n'est pas celui de sa
volonté, cela donc qui est accident provoqué par les circonstances ou par
l'action d'autrui est indifférent et à la vertu et, par conséquent, au
bonheur. Là-dessus il faut être fataliste. Dans les choses qui ne
dépendent pas de soi les femmes ont peut-être plus de sagesse que les
hommes : elles ne cherchent pas à les maîtriser et se disent à peu
près " à-Dieu-vat ", "epi trepsanta peri toutôn tô theô". Elles ne perdent pas de
temps avec cette question et passent tout de suite à l'autre, la seule qui
compte, savoir comment on doit conduire son existence. Il n'y a pas lieu
de revenir sur les exigences de la morale personnelle, dont personne ne
pourra croire ni faire croire qu'elles puissent être autres que celles de
la vertu, y compris de la tempérance. Par contre, puisqu'il s'agit de
répondre à l'exclamation de Calliclès, il est bon de s'appesantir sur la
conduite politique. Il faut être attentif au fait que même s'il ne prêche
pas ouvertement le nazisme, il présente au moins le pétainisme comme une
nécessité réaliste. En somme si l'on n'est pas soi-même le tyran qui pille
et assassine ses sujets, il faut se mettre à l'abri de l'assassinat et du
pillage. Pour ce faire il convient d'imiter le tyran et d'être de ses
amis. Ainsi si le nazisme n'est pas le bien, il serait au moins la moins
mauvaise des solutions politiques. C'est une position de repli qu'il faut
évidemment combattre aussi fermement que le discours initial du disciple
des sophistes. A vrai dire l'argument est simple et immédiat : celui
qui se résout à ce qui lui paraît être le moindre mal y perd son âme. On
ne saurait être pur dans son for intérieur tandis qu'on commerce avec le
mal. C'est ce que dit la fable des Thessaliennes. On ne piège pas le
diable, c'est lui qui piège celui qui tente de se jouer de lui. Raison
pour laquelle les autorités religieuses condamnent toute pratique magique,
si bien intentionnée soit-elle. Ce que prêche Calliclès n'est rien d'autre
qu'une compromission si coupable que rien ne saurait la distinguer de la
complicité dans le crime. A la vraie vie s'oppose absolument et sans milieu
possible la mauvaise qui, sur le plan politique ne peut se nommer
autrement que démagogie (513b). Le tyran exerce sur tous la même pression.
En perpétrant ses crimes sur quelques uns, qu'ils soient pris au hasard ou
choisis selon un certain critère, c'est tous sans exception qu'il pousse à
la complicité. La question de savoir s'il faut faire comme tout le monde
est absolument indiscernable de la question de savoir s'il faut imiter le
tyran. Entre la tyrannie, le totalitarisme, le nazisme, quel que soit le
nom qu'on lui donne, et la démagogie le rapport est étroit. Peut-on
sérieusement prétendre que la démagogie a une chance de conduire à une
République vertueuse ? La démagogie ne peut engendrer que le nazisme.
Celui qui se soucie de l'approbation du grand nombre, celui qui veut
plaire aux foules, rentre dans une autre logique que celle que retient
Socrate lorsqu'il pose la question de savoir s'il y a un seul politique
qui par ses discours ait un tant soit peu amélioré le peuple (515a). Elle
en est non seulement différente, elle lui est complètement opposée. Car
celui-là non seulement renonce à améliorer le peuple, mais il accepte
d'être avili à son contact. C'est d'ailleurs pourquoi même s'il avait
l'intention d'être utile au peuple au lieu de vouloir l'exploiter, tel un
apprenti sorcier le démagogue stalinien n'aboutissait à rien d'autre que
le démagogue hitlérien. L'alternative formulée plus haut par Socrate
devant Polos (472b-c), entre reconnaître la vérité d'une proposition parce
que tout le monde la dit vraie et la reconnaître telle parce que la raison
y oblige, n'est pas seulement un énoncé philosophique. Elle a une portée
politique. Plus précisément c'est l'alternative entre la démagogie (donc
le nazisme) et la philosophie. Or la forme du dialogue platonicien fait
obligation à Calliclès de consulter sa raison. Ce n'est donc pas pour rien
qu'il est maintenant obligé, dans le sens où la raison ne lui laisse pas
d'autre solution, de reconnaître la vérité des propos de son
interlocuteur. Le dialogue atteint ici un nouveau tournant. Leçon IX (Gorgias 517b-519d)
SOCRATE. Je ne méprise pas les hommes d'autrefois comme serviteurs de la cité. Il me paraît au contraire qu'à ce titre ils l'emportent sur ceux d'aujourd'hui, et qu'ils ont mieux procuré à la cité ce qu'elle désirait. Mais pour ce qui est de faire changer d'objet à ses désirs, de ne pas lui permettre de les satisfaire, et de tourner les citoyens, soit par persuasion, soit par contrainte, vers ce qui pouvait les rendre meilleurs, c'est en quoi il n'y a, pour ainsi dire, aucune différence entre eux et ceux d'aujourd'hui. C'est pourtant la seule tâche du bon citoyen. A l'égard des navires, des murailles, des arsenaux, et de beaucoup d'autres choses semblables, je conviens avec toi que ceux d'autrefois s'entendaient mieux à nous procurer tout cela que ceux d'aujourd'hui. (trad. Cousin+Dorion) Dans les dernières pages de la partie dialoguée de
Gorgias Socrate revient à l'idée de la flatterie par laquelle il a
commencé l'entretien avec Polos. Il n'emploie pas le mot, mais il reprend
l'image des quatre arts singés par quatre fausses pratiques. A plusieurs
reprises antérieurement il a été question des "hommes d'Etat ; politikoi androi" athéniens du Ve
siècle, Thémistocle, Miltiade, Cimon et surtout Périclès. A leur sujet le
désaccord entre lui et son interlocuteur est total, de même qu'il est
total entre lui et les historiens d'aujourd'hui. Sans doute dans les
passages où ils ont été nommés antérieurement à celui-ci voyait-on mal ce
qu'il leur reproche. Mais l'heure du règlement de compte a sonné. Ces
politiciens étaient des démagogues. Peut-être ont-ils sur d'autres la
supériorité d'avoir répondu aux désirs de la cité (polis) mieux que d'autres,
cependant derrière cette qualité c'est précisément son orientation qui en
fait des serviteurs (diakonos) de la cité qu'il y a lieu de leur reprocher.
Ce n'est pas là en
effet le rôle d'un véritable homme d'Etat. Ainsi au-delà de la critique de
la démagogie (aujourd'hui nommée démocratie) se dessine en creux un
véritable art politique, sur lequel Socrate donne peu de détails, mais
dont sa pratique quotidienne est cependant la parlante illustration. La doctrine
est claire. Elle distingue le désir de la volonté, le premier étant
dénué de raison. Ainsi le rôle du véritable homme politique apparaît
clairement de soumettre l'action de la cité à la raison. Dont se moquent
éperdument les démagogues. Il le fera en l'éduquant, la persuadant,
(peithontes) ou en la
soumettant la contrainte (biazomenoi). Cette alternative pourrait poser
un problème. Que l'homme politique, dira-t-on, tente de convaincre ses
concitoyens, qu'il tente de remonter le courant qui les porte à une
décision mauvaise pour la cité et pour eux, s'il est lui-même convaincu
qu'elle est mauvaise, passe encore. C'est à ses risques et périls.
S'il doit y perdre son fauteuil il n'aura que ce qu'il aura mérité. Mais
qu'il ne tente pas d'obtenir par la violence ce que les suffrages ne lui
auront pas accordé, ce serait anti-démocratique. Et de fait ce
serait bien pis que cela, ce serait tyrannique. Ce ne peut pas être ce que
veut dire Platon. Par contre la notion de châtiment a été éclairée par les
pages précédentes. L'alternative signifie donc que la réussite du
véritable homme politique peut être soit préventive, soit curative. Il se
peut qu'il réussisse par un exposé rationnel à convaincre les citoyens de
se diriger d'eux-mêmes vers les solutions rationnelles et qu'ainsi
d'emblée la cité prenne des décisions justes. Mais s'il n'y réussit pas,
il lui reviendra de redresser une vie politique qui a été si mal engagée
en faisant prendre conscience à la cité fautive de ses erreurs et de ses
fautes. Que fait d'autre Socrate
dans ce dialogue et particulièrement à ce
moment du dialogue ? C'est le moment de remarquer que l'unique office
dont il parle est à ses yeux celui du bon citoyen. Il n'y a pas d'un côté
les spécialistes de la cité et de la politique et de l'autre des citoyens
quelconques qui n'auraient qu'à suivre les premiers, ni inversement une
masse de citoyens quelconques que les premiers devraient suivre
démagogiquement. La véritable activité politique, celle qui n'est pas
démagogique, est le fait du premier citoyen qui veut s'en donner la peine.
Elle est le fait de l'homme de bonne volonté qui n'hésite pas à faire
entendre au milieu de la concorde universelle une voix discordante. Tout
Athènes concorde à penser et à dire que si l'on veut se mettre à l'abri
des caprices du tyran, il faut se faire son ami et pour cela devenir
soi-même tyrannique. Au milieu de ce beau concert se fait entendre un
couac : c'est la voix de Socrate ! Il joue son rôle politique de
citoyen libre. Pas libre de dire ce qui lui plaît, comme les crétins et
les sots disent ce qui leur plaît. Mais libre parce qu'il accorde ses
paroles à sa raison, ce que personne d'autre ne songe à faire. Que peut
une faible voix isolée contre la multitude déchaînée de celles qui lui
sont contraires ? La réponse est donnée par son procès : on ne
me fera pas croire qu'on a étouffé une voix qui n'était pas entendue.
Saint Jean avait beau prêcher dans le désert, il a quand même fallu lui
couper la tête : on ne me fera pas croire que c'était seulement pour
complaire à la danseuse. (La Salomé de Strauss est un magnifique
opéra, mais c'est une libre création poétique de Wilde). Platon sait bien que ses propositions sont tellement
paradoxales (au sens propre) qu'il recourt au moyen de l'image pour se
faire comprendre. L'opposition entre la méthode servile (diakonikè) et la méthode libre
(eleuthera) est en
premier lieu considérée relativement aux soins du corps (517c). C'est ici
qu'on retrouve la parabole déjà énoncée pour Polos de la cuisine et de la
gymnastique à laquelle est associée la médecine. La question posée par le
dialogue est celle des soins qu'il faut donner à l'âme. Ceux qu'il faut
donner au corps n'en sont que l'image. Aussi longtemps qu'on ignore
l'existence de la gymnastique (prévention) et de la médecine
(thérapeutique), on peut s'imaginer que ceux qui accordent au corps les
soins dont il a besoin sont les cuisiniers, pour ce qui est de le nourrir,
les tisserands et les cordonniers pour ce qui est de le vêtir, et beaucoup
d'autres qui interviennent encore dans le même but (boulangers, tanneurs,
etc.). Toutefois ces métiers, non ces arts, sont serviles. Ils apportent
au corps ce que demandent les gens auxquels ils proposent leurs produits.
Il ne revient assurément pas au cuisinier de refuser à sa clientèle les
sauces qu'elle demande en lui expliquant qu'elles sont irritantes pour le
foie et qu'elles compromettent la santé ! C'est le médecin qui
prononcera contre elles le réquisitoire qui lui paraît être nécessaire.
Entre le cuisinier et le médecin il existe le même rapport qu'entre le
démagogue et le politique véritable. Le premier va dans le sens du courant
en ne se souciant que du désir de sa clientèle, si déraisonnable qu'il
soit, le second va à contre courant parce qu'il oppose le bien à ce qui
fait plaisir. Le premier exerce un métier servile dans la mesure où il se
soumet aveuglément à la loi du désir, le second exerce un art
(tekhnè) libre parce
qu'il impose la loi de la raison. En conséquence dès que l'on connaît
l'existence de la gymnastique et de la médecine, on leur soumet la cuisine
et tous les autres métiers qui se rapportent aux soins du corps. Il
appartient aux premières de dominer (arkhein) les autres et d'être leurs maîtresses
(despoinas). Si de
fait ce propos nous apparaît, au moins aujourd'hui, peu urgent, il ne faut
pas perdre de vue qu'il n'a de sens qu'à titre d'image
d'une autre domination et d'une autre maîtrise. C'est cependant encore
de manière parabolique que Socrate
fait entendre à Calliclès quelle est son erreur (518a). Tout se passe dans
son discours comme s'il faisait fi de la distinction précédente. Interrogé
par Socrate sur les hommes qui ont rendu leurs concitoyens meilleurs, il
cite le boulanger, le cuisinier, le marchand de vins, au lieu de donner en
exemple tel excellent maître de gymnastique ou tel excellent
médecin ! Socrate substitue les noms de Théarion, Mithaecos et
Sarambos à ceux de Thémistocle, Miltiade, Cimon et Périclès, qui ont été
donnés un instant auparavant. Mais ces gens de métier, si braves
soient-ils, ne connaissent rien à la santé du corps, à ce qui est bon pour
lui. Ils peuvent emplir (emplèsantes) et grossir (pakhusantes) le corps (sôma) de leurs clients et même
obtenir leur gratitude pour cette raison, alors qu'ils détruisent leur corps, leur chair (sarx). Ils
agissent en fait contre sa santé et le rendent malade. Mais le pire est
qu'une fois affaiblis et malades ceux qui n'avaient jamais songé qu'à
s'empiffrer (ces intempérants qui, si on les laissait suivre leur pente
naturelle, rouleraient jusqu'au sadisme) accuseront leur médecin, appelé à
leur secours beaucoup trop tard, et privé des moyens de les guérir, d'être
l'auteur de tous leurs maux. Si l'on se déplace maintenant du plan du
corps à celui de l'âme, cela signifie que Périclès et consorts sont les
vrais responsables des maux d'Athènes, qu'ils continuent pourtant à jouir
des éloges des Athéniens, et que les maux réels qu'ils ont causés sont
attribués à ceux qui aujourd'hui tentent, sans trop de succès, d'y
remédier. En exemple de ces derniers Platon cite Calliclès lui-même, ce
qui ne peut être évidemment que fictif, et Alcibiade, que Socrate a connu
jeune. Je ne sais si ce politicien a réellement eu l'intention de faire du
bien à Athènes, mais le fait est que l'histoire le présente plutôt comme
un aventurier, un jour à la tête des Athéniens, l'autre avec les
Lacédémoniens et même avec les Perses. Peu importe à vrai dire, parce que
derrière ces deux noms le seul qu'il faille lire est celui du philosophe
qui présentement dans ce dialogue d'imagination cherche à convaincre son
interlocuteur de faire ce qu'il fait lui-même, et très réellement dans sa
vie a voulu convaincre Alcibiade d'être un politicien non démagogue.
Socrate n'a cessé de mettre le doigt sur les vrais maux d'Athènes et c'est
bien pourquoi les démagogues l'ont éliminé. De tout ce qui précède on peut tirer une condamnation des
politiciens qu'admirent en chœur Calliclès et les historiens d'aujourd'hui
(518e). Il ne faut pas aller chercher ailleurs les responsables de
l'abaissement d'Athènes, dont Platon est le malheureux témoin. Les propos
qui sont ici placés dans la bouche de Socrate constituent une fausse
prophétie. Il faut les comparer à ceux par lesquels il annonce son procès
et sa mort. Leur rédacteur place dans sa bouche la prévision d'événements
qui se sont produits après la date fictive de l'entretien. Ce n'est donc
pas sans raison qu'il évoque des maux qu'aurait provoqués la politique des
Périclès et autres démagogues. Ceux-ci peut-être ont eu quelques déboires
dans leur vie publique. Miltiade a eu un procès (en ~489), Thémistocle a
subi l'ostracisme (en ~474) et a été banni (en ~471), Cimon a été frappé
d'ostracisme (en ~461), Périclès a subi un procès (en 430). Mais, aussi
inconséquente que peut l'être une cité qui ignore la distinction entre le
bien et le plaisir, Athènes les regrette quelque temps après. Cependant la
raison pour laquelle Platon les condamne n'a rien à voir avec la cause de
leurs ennuis. " On ne voit pas les bons cochers d'abord fermes sur
leur siège, et plus tard ayant dressé leur attelage et ayant eux-mêmes
pris de l'expérience, se faire désarçonner " (516e). Ce qui est
reproché à ces politiciens par leurs contemporains relève de la démagogie.
A démagogue, démagogue et demi. Ils ont trouvé leur maître en matière de
démagogie. Mais ce n'est pas d'être insuffisamment démagogues que leur
reproche Platon, c'est de l'être trop, de l'être tout court. Ils ont
construit ports, arsenaux et murs pour complaire à la foule, mais ils ne
se sont pas toujours mis à l'abri de ses accusations. Cependant ce dont
les accuse l'auteur c'est de n'avoir rien fait qui fût susceptible de
rendre la foule meilleure, plus vertueuse. L'auteur ne se contente donc pas de condamner
Périclès et les autres politiciens. Sa condamnation n'est en effet pas fondée sur la
considération des événements qui ont suivi de loin leur gouvernement et
dont il les tient pour responsables. Elle est fondée sur un principe,
celui de la distinction entre la cuisine et la gymnastique, alias la
rhétorique et la philosophie. C'est pourquoi il en déduit (519b) que leurs
échecs, dans le sens où ils ont de leur vivant connu l'ostracisme, l'exil
ou diverses condamnations, sont mérités. La formulation donnée à cette
idée est d'ailleurs bien plus cinglante : "ce n'est jamais
injustement qu'un chef d'Etat est condamné par sa cité ; prostatès gar poleôs oud'an eis pote
adikôs apoloito hup'autès tès poleôs ès prostatei" (519c).
L'auteur n'y va
pas par quatre chemins. Cela ne signifie pas cependant que la cité qui
condamne justement son chef elle-même soit juste, bien au contraire. Elle est injuste, mais c'est la preuve éclatante que son chef a manqué à
sa mission et qu'il est juste qu'il soit condamné. Il y a là comme un
automatisme : sans que soit nullement nécessaire une intervention
extérieure, le chef d'Etat qui a manqué à son devoir de rendre juste la
cité qu'il gouverne se retrouve mis en accusation précisément du fait de
l'injustice à laquelle il n'a pas remédié. Il croit cette accusation
injuste, parce qu'il est incapable de voir plus loin que les services
qu'il a rendus à la patrie. Et certes plus que d'autres il lui en a
rendus. Mais c'est là ce qu'il n'aurait jamais dû faire s'il avait été
soucieux de la justice. Il aurait dû au contraire soustraire son
gouvernement au principe démagogique, suivant lequel il est allé au devant
des désirs de ses concitoyens et a flatté sa cité. Il lui revenait d'user
de son crédit et de la position où il était placé pour remonter le
courant, lequel mène toujours plus bas. Par exemple, puisque c'est de
défense qu'il est question dans le cas de Périclès et des autres, il avait
le devoir de refuser à Athènes ces défenses illusoires que constituent les
armes et les murailles derrière lesquelles s'épanouissaient les vices qui
faisaient la vraie faiblesse de la cité. Contre les remparts de Thémistocle les Lois
(778d-779a) sont explicites : " le rempart dispose habituellement les habitants à
la mollesse, il les invite à s'y réfugier sans lutter contre l'ennemi... "
Le luxe, la mollesse et
l'intempérance, l'injustice, la lâcheté et la sottise sont les vraies
causes de la perte d'Athènes. Si élevés que soient les murs dont on les
entoure, si puissantes que soient les armes dont on l'équipe, une telle
cité est d'avance ruinée. Qu'a fait contre elles Périclès ? C'est
bien à tort qu'il se plaint de l'ingratitude des gouvernés, lui qui n'a
rien fait pour enraciner en eux cette vertu, ni les autres. Le même sévère
jugement est encore formulé dans le Politique, 299a. Il est rejoint par Michelet dans son Histoire de la révolution française : " Qu'on sache bien que le jour où le pesant matérialisme de la royauté a fortifié Paris, il l'a énervé (amolli). Le jour où vous le voudrez imprenable, vous abattrez ses remparts " (Livre VII, chapitre 8). Quant au sort
de la cité elle-même, qui dans les temps où elle la prononce ne s'imagine
pas un seul instant que la condamnation qu'elle prononce contre son idole
d'hier soit injuste, le simple fait que plus tard elle la regrette, sans
plus de raison pour autant, montre combien elle est injuste. Elle l'est
doublement : elle l'est au moment de la condamnation, parce qu'elle
condamne par des raisons opposées à celles qui seraient justes, elle l'est
plus tard parce qu'elle regrette sa décision par des raisons qui ne valent
pas mieux que les précédentes. Elle passe de se plaindre d'un manque de
bienfaits qui n'en est pas un à la reconnaissance de bienfaits qui n'en
sont pas ! Si elle est inconstante à l'égard de ses serviteurs, elle
est constante dans son ignorance de la justice. Aussi est-il juste qu'elle
soit gouvernée par des démagogues serviteurs de ses caprices, au lieu de
l'être par des hommes qui la soumettent à la domination et à la maîtrise
du véritable bien. Pourtant l'équation, qui établit que la condamnation
d'un homme d'Etat par sa cité soit toujours juste, n'est pas une
illustration du principe de la justice immanente selon lequel chacun a
très exactement ce qu'il mérite. Il est vrai que ce n'est pas dans
l'au-delà, des mains d'un juge transcendant, que Périclès et les autres
recevront en compensation de leurs actes d'ici-bas le sort qui leur est
lié par la justice et qu'ils méritent. Il a toutefois été expliqué plus
haut que le sort du méchant était de mener une vie malheureuse quand bien
même les apparences laisseraient croire le contraire. Il faut en outre
tenir compte que Socrate, qui n'est pas un homme d'Etat, qui lui
précisément se mêle de donner à la cité la notion de la justice, est cette
fois bien injustement condamné par elle. Encore que sa condamnation vienne
de la caste des démagogues plus que de la cité elle-même. Cette équation
relève bien plutôt d'un principe de réciprocité, semblable à celui que
prononce Jésus : " qui sème le vent récolte la
tempête " ! C'est bien de cela en effet qu'il s'agit lorsque la
vie de la cité est aux mains des démagogues. Leçon X (Gorgias 524b-526c)
SOCRATE. La mort n'est rien, à mon avis, que la séparation de deux choses, l'âme et le corps. Après qu'elles sont séparées l'une de l'autre, chacune d'elles n'est pas beaucoup différente de ce qu'elle était du vivant de l'homme. Le corps garde sa nature, et les vestiges bien marqués des soins qu'on a pris de lui, ou des accidents qu'il a éprouvés. Par exemple, si quelqu'un étant en vie avait un grand corps, qu'il le tint de la nature ou de l'éducation, ou de l'une et de l'autre, après sa mort son cadavre est grand. S'il avait de l'embonpoint, son cadavre en a aussi, et ainsi du reste. S'il avait pris plaisir à cultiver sa chevelure, il conserve beaucoup de cheveux. S'il avait été fouetté, que de son vivant il portât sur le corps les cicatrices de coups ou de toute autre blessure, on y retrouve tout cela après la mort. S'il avait quelque membre rompu ou disloqué durant sa vie, mort, ces défauts sont encore visibles. En un mot, tel qu'on s'est étudié à être pendant la vie pour ce qui concerne le corps, tel on est après sa mort, en tout ou en grande partie, pendant un certain temps. J'ajoute donc, Calliclès, foi à ces discours et je m'étudie à paraître devant le juge avec l'âme la plus saine.
(trad. Cousin+Dorion) Arrivé au terme de l'exposé qui visait explicitement la
rhétorique, implicitement la démagogie, Socrate conclut l'entretien par un
récit. Il est emprunté aux bonnes femmes, qui prétendent à l'existence
d'un au-delà de la mort, dans lequel sont jugés et rétribués les hommes,
de telle sorte que les méchants qui auraient échappé à la justice des
hommes (et pour cause !) soient enfin châtiés, et que les innocents
qui auraient injustement souffert soient enfin récompensés. Il s'agit très
exactement de la croyance que prétendent raisonnable les philosophies
servantes de la théologie. Qu'elle soit antérieure au christianisme,
qu'elle soit une illustration parmi beaucoup d'autres de l'emprunt et de
l'intégration par celui-ci de dogmes et de rites païens, de son incapacité
d'être une religion de l'esprit tout à fait nouvelle, loin de plaider en
sa faveur sous le fallacieux argument de son universalité, montre au
contraire qu'elle se situe dans le domaine de l'imagination. Cela ne
signifie pourtant pas qu'il faille la mépriser. Socrate, qui a expliqué
plus haut que le méchant ne peut mener qu'une vie malheureuse, qui n'a par
conséquent nul besoin de lui infliger un nouveau châtiment, qui n'a pas
davantage besoin de se donner à lui-même une autre félicité que sa vertu,
déclare néanmoins qu'il faut la prendre au sérieux et que ce n'est pas un
mythe (muthos). Mais
jamais il ne présente comme imaginaires les récits de ce genre. Sa négation n'est pas à prendre au pied de la lettre. Elle ne nie pas tant que ce récit soit mythique qu'elle n'affirme de quelle manière il
faut le prendre en considération, lui et tous les mythes. Un tel récit,
derrière une apparence irrationnelle, formule une idée très importante,
puisqu'il la dit de cette manière afin de la rendre connaissable à chacun.
Tout le monde n'est pas philosophe, tout le monde n'est pas en mesure de
comprendre le dialogue qui s'achève ici. Il y a bien des gens qui ont plus
d'imagination que de raison. Il faut bien les persuader, à défaut de les
convaincre. Seulement ce n'est pas à eux que s'adresse Platon :
ceux-là ne liront pas la première ligne de Gorgias. La raison pour
laquelle il emploie personnellement le mythe est ailleurs. Il faut
parvenir à la comprendre. Ce qu'affirme
l'auteur dans ce parallèle c'est l'existence même de l'âme. On peut
laisser de côté Minos, Eaque et Rhadamante, on peut abandonner les Iles
fortunées et le Tartare, qui ne sont là que pour le trompe-l'œil. La seule
chose qui importe, la chose de laquelle découlent les éléments du récit,
c'est l'affirmation de ce principe : l'homme a une âme. Autrement
dit, et encore une fois, qu'il y ait ou non un juge immortel, la valeur de
l'homme ne se mesure pas sur l'apparence, c'est à dire sur son corps tel
qu'il est revêtu, éventuellement, de beaux habits, de riches parures et
d'admirables bijoux, qui lui valent de son vivant la considération des
vivants. Pourquoi la justice a-t-elle un bandeau sur les yeux (526b),
sinon pour montrer qu'un homme a une valeur que lui donnent ses actes et
que savent mesurer tous ceux qui sont capables de prononcer un jugement
moral. Je dis moral le jugement libre qui ne se laisse pas asservir aux
apparences, celui qui n'est pas courtisan. Mais chacun en est capable. Y
compris le criminel le plus endurci, Archélaos par exemple, porte sur
lui-même le jugement qui convient. C'est d'ailleurs bien la raison pour
laquelle il se donne une apparence propre à réunir autour de lui des
courtisans. Se donnerait-il la peine de produire cette apparence menteuse
s'il ne savait bien ce qu'il vaut ? Les gens superficiels s'imaginent
peut-être pouvoir balancer la réalité par l'apparence, mais en aucun cas
ils ne croient l'apparence significative de la valeur d'une personne. Ils
sont prêts à s'y soumettre parce qu'il y a une majorité de criminels et de
courtisans et que le monde dans lequel ils vivent est tout entier un monde
bidon. Dans le bidon chacun bidonne comme les autres, mais qui est
dupe ? Les discours et les actes fondés sur les apparences flatteuses
ont été l'objet de la discussion de Socrate avec Polos. La démagogie
engendre un monde où chacun flatte l'autre. Le maître y flatte le
courtisan, comme celui-ci le flatte. Mais cette belle et avantageuse
façade se lézarde dès que se présente quelqu'un qui dit tout haut
" le roi est nu ", selon le beau conte de Schwartz, dès qu'un
homme se lève et prononce un jugement libre. La déclaration de
Calliclès : "qu'il vienne quelqu'un d'assez bien doué pour briser la
chaîne…" (484a) constitue exactement une inversion de la réalité et même
une inversion des rapports qui existent entre les personnages de ce
dialogue. Ce n'est pas un Calliclès qui, se dressant comme un Hercule de
foire, va briser le monde de Socrate. C'est inversement Socrate qui,
refusant de se coucher devant la démagogie, ébranle tellement le monde de
Gorgias que les démagogues réunis vont l'éliminer. Cela a déjà été dit
plus haut, et cela est redit par le mythe d'une autre manière. La mort en
tant que séparation de l'âme d'avec le corps est surtout l'affirmation de
l'existence de l'âme, c'est à dire d'une valeur de l'homme
accessible, contre toute démagogie, au jugement libre. La mort est une image. Les âmes ne sont pas seulement jugées, elles
reçoivent ce qu'elles méritent, récompense dans un cas, châtiment dans
l'autre. Il ne faut cependant pas être naïf sur ce que peuvent signifier
la récompense et le châtiment (525a). Les juges sont fils de Zeus,
auxiliaires du roi des dieux. Par leurs arrêts ils instaurent un
ordre qui n'a ni commencement ni fin. Ils mesurent l'exacte valeur d'une
âme et celle-ci reçoit, du fait de l'égalité géométrique comme il a été
dit en 508a, ce qu'elle mérite exactement. Il n'y a pas deux mondes, l'un
dans lequel le crime serait impuni et le criminel heureux, l'autre dans
lequel enfin tout s'inverserait. Non seulement une telle interprétation
serait contraire à la philosophie qui a été développée durant tout
l'entretien avec Polos et avec Calliclès, mais la lettre du récit rapporté
par Socrate l'interdit aussi. Je ne reviens évidemment pas sur ce que j'ai
expliqué dans les leçons précédentes. Par contre j'attire l'attention sur
les termes dans lesquels s'énonce le mythe. Le châtiment a pour fonction
d'amender et le criminel et celui qui en a le spectacle. Ce n'est pas pour
se donner une vengeance et s'y faire plaisir que les fils de Zeus
condamnent les méchants. Il n'y a dans la condamnation aucune
compensation. Elle n'a pas pour rôle d'ôter un bonheur à celui qui ne le
méritait pas et de le plonger dans le malheur à la fois parce que c'est ce
qu'il méritait et parce qu'il doit payer le bonheur immérité. Il n'est pas
non plus question de lui faire subir ce que lui-même a fait subir aux
autres. On est loin de la loi du talion ! Le châtiment est ce qui
rend meilleur (beltioni gignesthai, 525b) le méchant qui le subit. Or ce méchant n'aurait nullement à
s'amender, ni les autres, s'ils n'étaient en vie ! L'au-delà dont il
est ici question n'est nullement l'au-delà chrétien. Il ne se situe pas
dans un après, mais dans un au-dessus, ou un en arrière, comme c'est
au-dessus des apparences, ou derrière elles, que se trouve la réalité.
Souvent les hommes vivent à ras de terre, à ras des apparences, mais ils
savent néanmoins qu'il y a quelque chose au-dessus d'elles, ou derrière
elles, qui n'est rien d'autre que la réalité elle-même, c'est à dire la
seule chose qui compte. C'est bien parce que dans chaque acte au-delà de
sa matérialité se trouve aussi sa valeur que chaque acte est porteur en
lui-même de sa charge de bonheur ou de malheur, j'entends pour son auteur.
Ces notions de bonheur et de malheur n'ont aucun sens relativement à la
matérialité des actes. Certes celui qui vivrait réellement en brute, comme
vivent les bêtes, ne connaîtrait pas plus qu'elles le bonheur et le
malheur. Dans l'inconscience il n'y a rien de tel. Le méchant, le criminel
essaient de se faire croire à eux-mêmes et aux autres, qu'ils sont heureux
et plus heureux que leurs victimes et cependant ils ne peuvent perdre
cette conscience qui donne sens et valeur à leurs actes, par laquelle ils
sont, en vertu de l'égalité géométrique, tout à fait malheureux. Ce n'est
pas ailleurs que dans l'acte mauvais lui-même qu'il faut chercher la leçon
édificatrice susceptible d'amender et le méchant et celui qui le juge, je
veux dire tout simplement l'autre. Car plus que Minos, Eaque et
Rhadamante, personnages de fiction, c'est toujours l'homme qui juge
l'homme. Le récit rapporté par Socrate présente d'ailleurs une alternative qui serait
inintelligible sous l'hypothèse d'un au-delà qui serait compris en tant qu'après la mort.
Pourquoi y serait-il question (525b) successivement d'une peine infligée
" par les dieux ou par les hommes ", qui est éprouvée " sur
terre et dans l'Hadès " ? Les dieux et le séjour des morts ne
sont là que pour le décor. Ce dont parle l'auteur ce ne peut être que de
la vie des hommes. Les crimes cependant sont quelquefois inexpiables (525c).
Il en est desquels nul malheur ne saurait amender. Sans que ce soit un
lien nécessaire, on peut remarquer que les plus grands criminels sont
souvent les hommes les plus puissants. Bien sûr il y a des rois
justes, tous ne sont pas Archélaos. Peut-être les lois de la
monarchie française étaient-elles meilleures que d'autres, on n'y voit
rien de semblable. Certains personnages historiques néanmoins ressemblent
fort au tyran macédonien, comme celui que Shakespeare immortalise dans son
Richard III. Pour ne pas entrer dans des débats aux résonances trop
polémiques, pourtant très nécessaires mais étrangers à la philosophie, je
n'évoquerai pas avec précision les actes de l'ignoble Pinochet. Il est
digne de réflexion cependant que ceux qui conspirent à trouver les moyens
de lui assurer une retraite paisible ne sont rien d'autre que le
gouvernement démocratique anglais et le gouvernement démocratique
espagnol, tandis que le gouvernement démocratique français reste sur cette
affaire d'une discrétion remarquable. Si la démocratie n'est pas autre
chose que la démagogie, elle est complice des crimes les plus abjects. Il
est donc clair que si tous les puissants ne sont pas condamnables, c'est
pourtant la puissance qui suscite les convoitises les plus criminelles,
tandis que par ailleurs c'est encore elle dont les abus sont banalisés et
entretenus par la démagogie. Y a-t-il un criminel, doté d'un peu de
réussite, qui ne soit atteint de mégalomanie, de la folie de s'élever au
plus haut ? Y a-t-il un seul criminel qui se satisfasse de son petit
crime dans son petit coin ? Mais peu importe ce qu'il en est des
criminels en général, la seule chose dont prétende parler Platon c'est de
la tyrannie extrême, c'est à dire du nazisme. L'affirmation du caractère
exemplaire de son châtiment peut-il convaincre les hommes du vingtième
siècle ? Les personnages mythiques qui sont donnés en exemple ont
commis des crimes inexpiables. Tantale, ancêtre des Atrides, leur a donné
l'exemple de l'abominable. Il a donné son propre fils en banquet aux
dieux, lesquels ne lui reprochent pas tant son meurtre odieux (qui
ressemble fort à celui que sans broncher Abraham s'apprêtait à commettre)
que son manque de respect à leur égard. Son châtiment est la faim et la
soif insatiables : jamais il ne peut s'emparer de la nourriture ni de
la boisson qui est pourtant à sa portée. Sisyphe lui aussi s'est moqué
d'eux en enchaînant la mort qu'ils lui envoyaient par mesquine vengeance,
de telle sorte que personne ne mourait plus. Son châtiment est d'amener en
haut d'une montagne un rocher qui retombe inexorablement. Assurément il ne
convient pas au mythe platonicien de montrer les dieux tels qu'ils sont
dans la mythologie. Il tient les crimes de Tantale et de Sisyphe pour de
grands et horribles crimes en se gardant d'en rappeler la nature. Quoi
qu'il en soit, l'idée est exprimée qu'il y a des fautes dont on ne se remet
pas. Elles abaissent tellement leur auteur qu'aucune conscience, pas même
la sienne, ne peut s'en dissimuler l'abomination ni feindre de ne pas la
voir. Non seulement celui qui les commet est le plus malheureux des
hommes, mais il sert aux autres de repoussoir. Son malheur les
écarte des mêmes fautes. Peut-on aujourd'hui être convaincu de cela ? Si personne n'ose parler, si personne n'ose
appeler un chat un chat, si malheureux que soit le méchant tout le monde le croira heureux, comme
Calliclès croit heureux Archélaos, comme les néonazis croient heureux
leurs modèles. Et de fait sous l'empire de la démagogie on craint de
rappeler de quels crimes Pinochet s'est rendu coupable et l'on cherche à
noyer la question sous des considérations politiques et juridiques… d'où
il ressort infailliblement qu'il faut le renvoyer chez lui, sur son siège
de sénateur à vie. C'est pourquoi le jugement dont parle Platon ne saurait
être seulement in petto. Prononcer un jugement ce n'est pas seulement en
son âme et conscience se dire que le tyran est un tyran et faire ensuite
comme si de rien n'était. Dans les termes propres au mythe il apparaît à
nouveau que l'attitude socratique, parce qu'elle est impitoyable à la
démagogie, est la meilleure défense contre les tyrans. Il faut des hommes
qui osent parler clair pour que chacun refuse d'approuver le tyran et de
s'en rendre complice. Socrate est mort pour cela, parce qu'il était seul.
Mais les démagogues auraient-ils tué un second Socrate ? Déjà le
premier ils voulaient seulement le réduire au silence et n'ont dû le tuer
que parce qu'en refusant toute compromission (cf. l'Apologie de
Socrate et Criton) il les plaçait impitoyablement devant leur
logique qui du mensonge mène au nazisme. Reste maintenant une ultime question, qui n'est plus
relative au contenu du mythe, mais à sa forme même. Quelle est la raison
pour laquelle il faut que l'existence de l'âme soit l'objet d'un mythe,
quelle est la fonction ultime du mythe platonicien ? Lorsque Platon
substitue au dialogue un conte de bonne femme, c'est parce que le "dialegesthai",
du moins en tant que dialogue, atteint sa limite. Il y a quelque chose en effet que
l'intelligence ne peut pas prouver. Je ne dirai pas qu'elle est
impuissante à le prouver, parce que ce n'est pas d'une incapacité qu'il
s'agit, mais de sa nature. Tout simplement il n'appartient pas à
l'intelligence de prouver la valeur de l'intelligence ! Que
l'intelligence soit la valeur cela ne s'établit pas dans une preuve, mais
dans un choix. Si l'on fait celui du nazisme et du sadisme, il n'y a plus
d'intelligence et plus rien ne peut prouver que le nazi et le sadique ont
tort. Ils se contrediraient eux-mêmes en cherchant à prouver qu'ils ont
raison, ils feraient appel à ce qui nie qu'ils puissent avoir raison.
C'est pourquoi ils s'en gardent soigneusement. L'irrationalisme, la
négation de la valeur de l'intelligence est leur seul discours possible.
Il faut en sortir. A cette fin de rendre possible tout exercice de
l'intelligence il faut bien affirmer sans preuve la souveraineté de
l'intelligence. Que l'intelligence soit un absolu, que dans l'exercice de
la pensée il y ait à la fois la relativité à l'objet qu'elle pense et le
dépassement de tout objet et de toute relativité, cette affirmation exige
non plus une pensée mais un acte. Telle est la fonction du mythe, comme il
apparaît dans les dialogues de Platon. Voilà pourquoi aussi Socrate
déclare qu'on ne saurait le traiter légèrement, tout incroyable qu'il
paraisse. Qu'il faille le croire ne signifie pas qu'il faille l'entendre
au pied de la lettre, comme font ceux qui ne philosophent pas, mais qu'il
y a un moment où il n'appartient plus à la discussion d'établir ce sur
quoi repose tout le reste. Il faut bien un acte pour poser qu'on ne
laissera pas le champ libre à l'irrationalisme. retour à
http://www.yves-dorion.com
Il faut cependant, Socrate, user de la rhétorique, comme on use des autres arts de combat. Parce qu'on a appris le pugilat, le pancrace, le combat avec des armes véritables, de manière à pouvoir vaincre également ses amis et ses ennemis, on ne doit pas pour cela frapper ses amis, les percer ni les tuer. Il ne faut pas non plus, parce que quelqu'un ayant fréquenté les gymnases, s'y étant fait un corps robuste, et étant devenu bon lutteur, aura frappé son père ou sa mère, ou quelque autre de ses parents ou de ses amis, prendre pour cela en aversion et chasser des villes les maîtres de gymnase et d'escrime. Ils n'ont dressé leurs élèves à ces exercices qu'afin qu'ils en fissent un bon usage contre les ennemis et les méchants, pour la défense, et non pour l'attaque, et ce sont leurs élèves qui, contre leur intention, usent mal de leur force et de leur art. Il ne s'ensuit donc pas que les maîtres soient mauvais, non plus que l'art qu'ils professent, ni qu'il en faille rejeter la faute sur lui. Elle retombe, ce me semble, sur ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique. L'orateur est, à la vérité, en état de parler contre tous et sur toute chose. Il sera plus propre que personne à persuader en un instant la multitude sur tel sujet qu'il lui plaira. Ce n'est pas une raison pour lui d'enlever aux médecins ni aux autres artisans leur réputation, parce qu'il est en son pouvoir de le faire. Au contraire, on doit user de la rhétorique comme des autres armes, selon les règles de la justice. Et si quelqu'un, s'étant formé à l'art oratoire, abuse de cette faculté et de cet art pour commettre une action injuste, on n'est pas, je pense, en droit pour cela de haïr et de bannir des villes le maître qui lui a donné des leçons. Car il ne lui a mis son art entre les mains qu'afin qu'il s'en servît pour de justes causes, et l'autre en fait un usage tout opposé. C'est donc le disciple qui abuse de l'art qu'on doit haïr, chasser, faire mourir, et non pas le maître.
Ces quatre arts que j'ai dits, ont toujours pour but le plus grand bien, les uns du corps, les autres de l'âme. La flatterie s'en est aperçue, non en y pensant mais par hasard. S'étant partagée en quatre, elle s'est insinuée sous chacun de ces arts, et s'est donnée pour celui sous lequel elle s'est glissée. Elle ne se met nullement en peine du bien. Par l'appât du plaisir, elle attire et séduit la sottise, et s'en fait adorer. La cuisine s'est glissée sous la médecine, et s'attribue le discernement des aliments les plus salutaires au corps, de façon que si le médecin et le cuisinier avaient à disputer ensemble devant des enfants, ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les enfants, pour savoir qui des deux, du cuisinier ou du médecin, connaît mieux les qualités bonnes et mauvaises de la nourriture, le médecin mourrait de faim. Voilà donc ce que j'appelle flatterie, et c'est une chose que je dis laide, Polos, car c'est à toi que j'adresse ceci, parce qu'elle ne vise qu'à l'agréable et néglige le bien. J'ajoute que ce n'est point un art, mais une pratique empirique, parce qu'elle n'a aucun principe fondé sur la nature des choses dont elle s'occupe, et qu'elle ne peut rendre raison de rien. Or je n'appelle point art une chose qui est dépourvue de raison. Si tu prétends me contester ceci, je suis prêt à te répondre.
La flatterie s'est donc cachée comme cuisine sous la médecine, comme je l'ai dit. Sous la gymnastique s'est glissée de la même manière la parure, pratique frauduleuse, trompeuse, ignoble et lâche, qui emploie pour séduire les airs, les couleurs, le poli, les vêtements, et substitue le goût d'une beauté empruntée à celui de la beauté naturelle que donne la gymnastique. Et pour ne pas m'étendre, je te dirai dans le langage des géomètres (peut-être ainsi me comprendras-tu mieux) que ce que la parure est à la gymnastique, la cuisine l'est à la médecine. Ou plutôt, ce que la parure est à la gymnastique, la sophistique l'est à l'action législative, et ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l'est à l'action judiciaire. Telles sont les différences naturelles de ces choses. Comme cependant elles ont aussi des rapports ensemble, les sophistes et les rhéteurs se confondent, s'appliquant aux mêmes objets, et ne savent pas eux-mêmes quel est leur véritable emploi, ni les autres hommes non plus. Si l'âme en effet ne commandait point au corps, et que le corps se gouvernât lui-même, si l'âme n'examinait point par elle-même, et ne discernait pas la différence de la cuisine et de la médecine, mais que le corps en fût juge et qu'il les estimât par le plaisir qu'elles lui procurent, rien ne serait plus commun, mon cher Polos, que ce que dit Anaxagore (et tu connais cela, assurément), toutes choses seraient confondues, on ne pourrait distinguer ce qui est salutaire en fait de médecine et de cuisine.
SOCRATE. Je serais fort redevable à cet enfant, et je ne te le serais pas moins, si tu me réfutes, et si tu me délivres de ma niaiserie. Ne te lasse point d'obliger un ami, de grâce, montre-moi que j'ai tort.
POLOS. Il n'est pas besoin, Socrate, de recourir pour cela à des exemples anciens. Ceux d'hier et d'aujourd'hui suffisent à te confondre, et pour démontrer que beaucoup d'hommes injustes sont heureux.
SOCRATE. Lesquels ?
POLOS. Tu vois cet Archélaos, fils de Perdiccas, roi de Macédoine.
SOCRATE. Si je ne le vois pas, du moins j'en entends parler.
POLOS. Qu'en penses-tu, est-il heureux ou malheureux ?
SOCRATE. Je n'en sais rien, Polos. Je ne l'ai encore jamais vu.
POLOS. Quoi donc ! Tu saurais ce qu'il en est si tu l'avais rencontré, et tu ne peux connaître d'ici même par un autre moyen s'il est heureux ?
SOCRATE. Je n'en ai aucun, bon sang !
POLOS. Evidemment, Socrate, tu diras aussi que tu ignores si le grand roi est heureux !
SOCRATE. Et je dirai vrai, car je ne sais ni quelle est son éducation, ni quelle est sa justice.
POLOS. Et quoi ! Est-ce que tout le bonheur consiste en cela ?
SOCRATE. Oui, selon moi, Polos. Je prétends que l'homme et la femme bien éduqués sont heureux, et quiconque est injuste ou méchant, malheureux.
POLOS. Cet Archelaos est donc malheureux, à ton avis ?
SOCRATE. Oui, mon cher, s'il est injuste.
POLOS. Et comment ne serait-il pas injuste ? Il n'avait aucun droit au trône qu'il occupe, étant fils d'une esclave d'Alkétès, frère de Perdiccas. Selon la justice il était esclave d'Alkétès. Il aurait dû le servir, s'il eût voulu être juste, et en conséquence il aurait été heureux, à ce que tu prétends. Au lieu qu'aujourd'hui le voilà devenu souverainement malheureux, puisqu'il a commis les plus grands forfaits. Ayant d'abord envoyé chercher Alkétès, son maître et son oncle, comme pour lui remettre l'autorité dont Perdiccas l'avait dépouillé, il le reçut chez lui, l'enivra lui et son fils Alexandre, qui était son cousin et à-peu-près du même âge, et les ayant mis dans un chariot et transportés de nuit hors du palais, il les fit égorger tous deux et s'en débarrassa ainsi. Cela fait, il ne s'aperçut point du malheur extrême où il était tombé, il ne conçut nul repentir. Peu de temps après, au lieu de consentir à devenir heureux, en prenant soin comme la justice l'exigeait de l'éducation de son frère, fils légitime de Perdiccas, âgé d'environ sept ans, en lui rendant la couronne qui lui appartenait de droit, il le jeta dans un puits après l'avoir fait étouffer et dit à Cléopâtre, mère de l'enfant, qu'il était tombé dans ce puits en poursuivant une oie et qu'il y était mort. Aussi s'étant rendu coupable de plus de crimes qu'aucun homme de Macédoine, est-il aujourd'hui, non le plus heureux, mais le plus malheureux de tous les Macédoniens. Et peut-être y a-t-il plus d'un Athénien, à commencer par toi, qui préférerait la condition de tout autre Macédonien à celle d'Archélaos.
SOCRATE. Dès le commencement de cet entretien, Polos, je t'ai fait compliment sur ce que tu me paraissais fort versé dans la rhétorique, mais je t'ai dit que tu avais négligé l'art de discuter. Le voilà donc ce fameux raisonnement avec lequel même un enfant me réfuterait ? A t'entendre, tu as détruit avec lui ma proposition que l'homme injuste n'est point heureux. Par où, mon cher ? puisque je ne t'accorde absolument rien de ce que tu as dit.
POLOS. C'est que tu ne le veux pas. Car du reste tu penses comme moi.
SOCRATE. Tu es admirable de prétendre me réfuter avec des procédés de rhétorique, comme ceux qui croient faire la même chose devant les tribunaux. Là en effet un avocat s'imagine en avoir réfuté un autre, lorsqu'il a produit un grand nombre de témoins distingués pour appuyer ce qu'il avance, et que la partie adverse n'en a produit qu'un seul, ou point du tout. Mais ce mode de réfutation ne sert de rien pour découvrir la vérité. Car quelquefois un accusé peut être condamné à tort sur la déposition d'un grand nombre de témoins, qui paraissent de quelque poids. Et dans le cas présent presque tous les Athéniens et les étrangers seront de ton avis. Si tu veux produire contre moi des témoignages pour me prouver que la vérité n'est pas de mon côté, tu auras, quand il te plaira, pour témoins Nicias, fils de Nicératos, et ses frères, qui ont donné tous ces trépieds qu'on voit rangés dans te temple de Bacchus. Tu auras encore, si tu veux, Aristocratès, fils de Skellios, de qui est cette belle offrande dans le temple d'Apollon pythien. Tu auras aussi toute la famille de Périclès, et telle autre famille d'Athènes qu'il te plaira de choisir. Mais moi quoique seul je ne donne pas mon accord, car tu ne m’y contrains pas. Tu ne fais que produire contre moi une foule de faux témoins pour me déposséder de mon bien et de la vérité. Pour moi, à moins que je ne te réduise à rendre toi-même témoignage à la vérité de ce que je dis, je n'ai à mon sens rien gagné contre toi, ni toi je pense contre moi, à moins que je ne témoigne seul en ta faveur et que tu ne comptes pour rien le témoignage des autres. Voilà donc deux manières de réfuter, l'une que tu crois bonne avec beaucoup d'autres, la seconde que je juge telle aussi de mon côté. Comparons-les ensemble, et voyons si elles ne diffèrent en rien. Car l’objet dont nous débattons n’est pas petit, c’est ce qu’il est le plus beau de savoir et le plus honteux d'ignorer, puisqu'il s'agit en somme de savoir ou d'ignorer qui est heureux ou ne l'est pas.
Voilà pourquoi, dans l'ordre de la loi, il est injuste et laid de chercher à l'emporter sur les autres, et ce qui fait qu'on a donné à cela le nom d'injustice. Mais la nature démontre, ce me semble, qu'il est juste que le meilleur l’emporte sur le moins bon, et le capable sur l’incapable. Elle fait voir en mille rencontres qu'il en est ainsi, tant en ce qui concerne les animaux que les hommes eux-mêmes, parmi lesquels nous voyons des Etats et des nations entières où la règle du juste est que le plus fort commande au plus faible, et soit mieux partagé. De quel droit en effet Xerxès fit-il la guerre à la Grèce, et son père aux Scythes ? Sans parler d'une infinité d'autres exemples qu'on pourrait citer. Dans ces sortes d'entreprises, on agit, je pense, selon la loi de la nature, si ce n'est pas selon celle que les hommes ont établie. Nous prenons dès l'enfance les meilleurs et les plus forts d'entre nous, nous les formons et les domptons comme des jeunes lions, par des paroles et des gestes charlatanesques, et nous leur enseignons qu'il faut respecter l'égalité, et qu'en cela consiste le beau et le juste.
Mais qu'il vienne quelqu'un d'assez bien doué pour briser la chaîne, qu'il foule aux pieds nos écrits, nos bavardages, nos gesticulations et nos lois contraires à la nature, et s'élève au-dessus de tous, comme un maître, lui dont nous avions fait un esclave, c'est alors qu'on verra briller la justice telle qu'elle est selon l'institution de la nature. Pindare me paraît appuyer ce sentiment dans l'ode où il dit
des mortels et des immortels. Il poursuit
elle la légitime.
J'en juge par les actions d'Héraklès, qui, sans les avoir achetés...
J'avoue, Socrate, que la philosophie est une chose amusante, lorsqu'on l'étudie avec modération dans la jeunesse. Mais si l'on s'y arrête trop longtemps, c'est un fléau. Quelque beau naturel que l'on ait, si on pousse ses études en ce genre jusque dans un âge avancé, on reste nécessairement neuf en toutes les choses qu'on ne peut se dispenser de savoir, si l'on veut devenir un homme comme il faut, et se faire une réputation. Les philosophes n'ont en effet aucune connaissance des lois qui s'observent dans une ville. Ils ignorent comment il faut traiter avec les hommes dans les rapports publics ou particuliers qu'on a avec eux, ils n'ont nulle expérience des plaisirs et des passions humaines, ni en un mot de ce qu'on appelle la vie. Aussi, lorsqu'ils se trouvent chargés de quelque affaire domestique ou civile, ils se rendent ridicules à peu près comme les politiques, quand ils assistent à vos assemblées et à vos disputes. Car rien n'est plus vrai que ce que dit Euripide :
Y consacrant la meilleure partie du jour,
Afin de se surpasser lui-même.
Pour moi, je suis, par rapport à ceux qui s'appliquent à la philosophie, dans la même disposition d'esprit qu'à l'égard de ceux qui zozotent et qui font joujou. Quand je vois un enfant, à qui cela convient encore, zozoter ainsi en parlant et faire joujou, j'en suis fort aise, je trouve cela gracieux et séant à l'enfance d'un homme libre. Tandis que si j'entends un enfant articuler avec précision, cela me choque, me blesse l'oreille, et me paraît sentir l'esclave. Mais si c'est un homme que l'on entend ainsi zozoter ou qu'on voit faire joujou, la chose paraît ridicule, indécente à cet âge, et digne du fouet. Voilà ce que je pense de ceux qui s'occupent de philosophie. Quand je vois un jeune homme s'y adonner, j'en suis charmé, cela me semble à sa place et manifester un homme libre. S'il la néglige au contraire, je le regarde comme une âme basse, qui ne sera jamais capable d'une action belle et généreuse. Mais un vieillard qui philosophe encore, et ne cesse jamais, on a le droit de le frapper, Socrate. Comme je disais en effet tout-à-l'heure, quelque beau naturel qu'ait un pareil homme, il ne peut manquer de tomber au-dessous de lui-même, en évitant les endroits fréquentés de la ville, et les places publiques, où les hommes, selon le poète, acquièrent de la célébrité. Il passe ainsi caché le reste de ses jours à jaser dans un coin avec trois ou quatre enfants, sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours libre, grand, intelligent.
SOCRATE. Tu viens, Calliclès, d'exposer ton sentiment avec beaucoup de courage et de franchise : Tu t'expliques nettement sur des choses que les autres pensent, il est vrai, mais qu'ils n'osent pas dire. Je te conjure donc de ne te relâcher en aucune manière, afin que nous voyions clairement quel genre de vie il faut embrasser. Et dis-moi, tu soutiens que, pour être tel qu'on doit être, il ne faut point combattre ses passions, mais il faut concevoir les plus grandes passions et les faire croître, et se donner moyen de les assouvir, et qu'en cela consiste la vertu.
CALLICLES. C'est bien ce que j'ai dit.
SOCRATE. Cela posé, on a donc grand tort de dire que ceux qui n'ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLES. A ce compte, il n'y aurait rien de plus heureux que les pierres et les morts.
SOCRATE.
Mais aussi ce serait une terrible vie que celle dont tu parles. En vérité, je ne serais pas surpris que ce que dit Euripide fût vrai :
Et la mort une vie ?
CALLICLES.
C'est cette dernière affirmation qui est vraie, Socrate.
SOCRATE.
Souffre que je te propose une nouvelle image venue de la même école que la précédente.
Vois si ce que tu dis de chacune de ces vies, celle du tempérant et celle de l’intempérant, ne ressemble pas à ce que serait celle de deux hommes ayant chacun un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont en bon état et pleins, remplis de vin, de miel, de lait, etc. toutes choses rares coûteuses, qu'on ne se procure pas sans difficulté et sans peine. Mais une fois pleins il n’y verse plus rien désormais, et n’y pense plus, il est tout à fait serein à leur sujet. L’autre peut comme le premier se procurer les liquides, même si ce n’est pas facile, mais ses tonneaux étant percés et mauvais, il est contraint de les remplir toujours, nuit et jour, ou de souffrir les plus grandes douleurs. Ainsi chacune des vies étant peinte, dis-tu que la vie de l’intempérant est plus heureuse que celle de l’homme bien ordonné ? Est-ce que, en disant ces choses, je te convaincs de m’accorder que la vie bien ordonnée est meilleure que la vie intempérante, ou est-ce que je ne t’en convaincs pas ?
CALLICLES. Tu ne me convaincs pas, Socrate. La vie de l’homme aux tonneaux bien pleins n’est aucunement une vie de plaisirs, elle est, comme je l’ai déjà dit, semblable à celle d’une pierre : ses tonneaux pleins, il ne jouit ni ne souffre. La vie de plaisir au contraire consiste à y verser sans cesse le plus possible.
SOCRATE. Mais à y verser beaucoup, il faut nécessairement que beaucoup s’en écoule, et qu’il y ait de grands trous pour les fuites ?
CALLICLES. Eh oui !
SOCRATE. C’est une vie de canard dont tu parles ! Mais non plus celle d'un mort ou d'une pierre. Dis-moi, tu veux dire qu'il est bon d'avoir faim et, ayant faim, de manger ?
CALLICLES. Oui.
SOCRATE. Et d'avoir soif et, ayant soif, de boire ?
CALLICLES. Je dis qu'il est bon de ressentir tous les autres désirs, et capable de les satisfaire de jouir d'une vie heureuse.
SOCRATE. Merveilleux, ô excellent ami, poursuis comme tu as commencé, sans honte. Mais moi non plus je ne dois pas avoir honte. Dis-moi en premier lieu : celui qui a la gale et qui se gratte, qui se gratte abondamment, qui se gratte jusqu’à la fin de ses jours, a-t-il une vie heureuse ?
CALLICLES. C'est absurde, Socrate, et d'un populisme grossier.
SOCRATE. C'est bien pourquoi, Calliclès, j'ai stupéfait et frappé de honte Gorgias et Polos. Mais toi, tu n'es ni stupéfait ni honteux, tu es courageux. Réponds-moi seulement.
CALLICLES. Eh bien, je dis que vivre en se grattant, c’est vire dans le plaisir.
SOCRATE. Le plaisir et le bonheur ?
CALLICLES. Tout à fait.
SOCRATE. Dis-moi ensuite, suffit-il de se gratter la tête ? ou encore autre part ? je te le demande. Vois, Calliclès, ce que tu répondras, si on te pose toutes les questions qui peuvent suivre. Et, pour les ramener toutes à la principale, la vie des débauchés infâmes est-elle mauvaise, laide et misérable ? Ou bien as-tu le culot de prétendre qu’ils sont heureux, s’ils obtiennent abondamment ce qu’ils recherchent ?
CALLICLES. Tu n’as pas honte, Socrate, de dire des choses pareilles !
SOCRATE. Voilà un homme qui ne saurait souffrir ce qu'on fait pour lui ! ni subir la chose même dont nous parlons, c'est-à-dire, le châtiment.
CALLICLES. Je me soucie bien de tous tes discours ! Je ne t'ai répondu que par complaisance pour Gorgias.
SOCRATE. Soit. Que ferons-nous donc ? Laisserons-nous cette discussion inachevée ?
CALLICLES. Décides-en seul.
SOCRATE. Mais on dit communément qu'il n'est pas permis de laisser ainsi tronqués même les contes, et qu'il faut y mettre une tête, afin qu'ils ne courent point sans tête de côté et d'autre. Réponds donc à ce qui reste, pour donner une tête à cet entretien.
CALLICLES. Que tu es violent, Socrate ! Si tu m'en crois, lu laisseras là cette dispute, ou tu l'achèveras avec quelque autre.
SOCRATE. Eh bien, qui se présente ? Allons, ne quittons pas ce discours sans l'achever.
CALLICLES. Ne pourrais-tu point l'achever seul, en parlant de suite, ou en te répondant toi-même à toi-même ?
SOCRATE. Il m’arrive à moi ce que est arrivé à Epicharme, de devoir parler pour deux. Mais ça risque d’être absolument nécessaire. Si nous le faisons, je pense qu’il nous faudra mettre tout en œuvre vigoureusement afin de savoir le vrai et le faux de notre question ; car il est de notre intérêt commun à tous de le mettre en évidence. Je continuerai dans mon discours à me faire le porteur de mon point de vue, et si l’un de vous n’est pas d’accord avec mon point de vue, il faut qu’il vienne à mon secours et me convainque d’erreur. Car ce que je dis, quant à moi, je ne dis certes pas que c’est vrai ; je cherche avec vous. Et si celui qui vient à mon secours me semble dire vrai, je serai le premier à lui donner mon accord. Cependant je ne dis ceci que s’il vous semble qu’il faut mener ce propos à son terme : si vous ne le voulez pas, renonçons à nous régaler de discours et rentrons chez nous.
GORGIAS. Il ne me semble pas à moi, Socrate, qu’il faille rentrer chez soi, mais que tu achèves ton propos ; et je crois que c’est aussi ce que pensent les autres. C’est ce que je veux afin de pouvoir moi-même t’entendre en exposer la fin.
SOCRATE. Et moi, Gorgias, je reprendrais de tout mon cœur la conversation avec Calliclès, jusqu'à ce que je lui aie rendu le discours d'Amphion pour celui de Zéthos. Mais, puisque tu ne veux pas, Calliclès, achever avec moi ce propos, écoute-moi du moins, et s’il ne te semble pas que je dise vrai, viens à mon secours et convaincs moi d’erreur. Je ne me fâcherai pas contre toi, comme tu le fais contre moi, mais je te désignerai comme mon plus grand bienfaiteur.
CALLICLES. Eh bien ! mon cher, parle toi-même, et achève.
Soit. Il nous faut donc réfuter ce que je viens de dire, et montrer que les heureux ne le sont point par la possession de la justice et de la tempérance, et les malheureux par celle du vice. Ou si ce discours est vrai, il faut examiner ce qui en résulte. Or il en résulte, Calliclès, tout ce que j'ai dit plus haut, et sur quoi tu m'as demandé si je parlais sérieusement, lorsque j'ai avancé qu'il fallait en cas d'injustice s'accuser soi-même, son fils, son ami, et se servir de la rhétorique à cette fin. Et ce que tu as cru que Polos m'accordait par honte était vrai, à savoir qu'il est plus laid, et par conséquent plus malheureux de commettre une injustice que de la subir. Il n'est pas moins vrai que, pour être un bon orateur, il faut être juste et versé dans la science des choses justes. Ce que Polos a dit pareillement que Gorgias m'avait accordé par honte.
SOCRATE. Je le sais, mon cher Calliclès, il faudrait que je sois sourd pour l'ignorer, après l'avoir entendu tout-à-1'heure plus d'une fois de ta bouche, de celle de Polos, et de presque tous les habitants de cette ville. Mais écoute-moi à mon tour. Je conviens qu'il mettra à mort qui il voudra, mais il sera méchant, et celui qu'il fera mourir, homme de bien.
CALLICLES. N'est-ce pas précisément ce qu'il y a de plus irritant ?
SOCRATE. Pas pour celui qui est intelligent, comme ce discours le prouve. Crois-tu donc qu'on doive s'appliquer à s'assurer une longue vie et pratiquer les arts qui préservent des périls en toute rencontre, comme la rhétorique que tu me conseilles d'étudier et qui fait notre sûreté devant les tribunaux ?
CALLICLES. Et, bon sang, je te donne là un bon conseil.
SOCRATE. Eh quoi, mon cher, l'art de nager te paraît-il bien sublime ?
CALLICLES. Bon sang, non.
SOCRATE. Cependant il sauve les hommes de la mort, lorsqu'ils se trouvent dans les circonstances où l'on a besoin de nager. Mais si celui-ci te paraît méprisable, je vais t'en nommer un plus important, l'art de la navigation, qui ne sauve pas seulement les âmes, mais aussi les corps et les biens des plus grands dangers, comme la rhétorique. Cet art est modeste et sans pompe. Il ne fait point grand étalage, et ne se pavane pas, comme s'il procurait des résultats merveilleux. Eh bien, quoiqu'il nous procure justement les mêmes avantages que l'art oratoire, il ne prend, je crois, que deux oboles, pour nous ramener sains et saufs d'Egine ici. Si c'est de l'Egypte ou du Pont, pour un si grand bienfait, et pour avoir sauvé tout ce que je viens de dire, notre personne et nos biens, nos enfants et nos femmes, lorsqu'il nous a mis à terre sur le port, c'est deux drachmes qu'il lui faut. Quant à celui qui possède cet art et nous a rendu un si grand service, dès qu'il est débarqué, il se promène avec simplicité le long du rivage et de son vaisseau.
Car il sait, à ce que je m'imagine, se dire à lui-même qu'il est difficile de connaître quels sont les passagers à qui il a fait du bien, en les sauvant de la noyade, et ceux à qui il a fait tort, sachant bien qu'ils ne sont pas sortis meilleurs de son vaisseau qu'ils n'y sont entrés, ni pour le corps, ni pour l'âme. Il pense que si quelqu'un dont le corps est travaillé de maladies considérables et sans remède ne s'est pas noyé, c'est un malheur pour lui de n'être pas mort, et il ne lui a aucune obligation. Et si quelqu'un a dans son âme, qui est beaucoup plus précieuse que son corps, une foule de maux incurables, est-ce un bien pour lui de vivre, et lui rend-il service en le sauvant de la mer, ou des mains de la justice, ou de tout autre péril ? Au contraire, il sait que ce n'est pas pour le méchant un avantage de vivre, parce que c'est une nécessité qu'il vive malheureux. Voilà pourquoi, quoique nous lui devions d'être sauvés, il n'est point d'usage que le pilote tire vanité de son art.
Non plus, mon cher ami, que l'ingénieur militaire qui dans certains cas peut sauver autant de choses, je ne dis pas que le pilote, mais que le général d'armée, et tout autre, quel qu'il soit, puisqu'il est telle circonstance où il sauve des villes entières. Prétendrais-tu le comparer à l'orateur ? Cependant, Calliclès, s'il voulait tenir le même langage que vous autres et vanter son art, il vous écraserait par ses raisons, en vous prouvant que vous devez vous faire ingénieurs militaires, et en vous y exhortant, parce que les autres arts ne sont rien auprès de celui-là. Et il aurait belle matière à discourir. Tu ne l'en méprises pas moins toutefois lui et son art, et tu lui dirais comme une injure qu'il n'est qu'un ingénieur militaire. Tu ne voudrais ni donner ta fille en mariage à son fils, ni prendre sa fille pour bru. Néanmoins à examiner les raisons qui élèvent si fort ton art à tes yeux, de quel droit méprises-tu l'ingénieur militaire et les autres dont j'ai parlé ? Je sais bien que tu vas me dire que tu es meilleur qu'eux, et plus noble. Mais si par meilleur il ne faut pas entendre ce que j'entends, et si toute la vertu consiste à sauver sa personne et ses biens, ton mépris pour l'ingénieur militaire, le médecin, et les autres arts dont l'objet est de nous sauver, est digne de risée.
Mon cher, prends garde que la noblesse et le bien ne soient autre chose que sauver et être sauvé. Vois si celui qui est vraiment homme ne doit point négliger le plus ou le moins de temps qu'il pourra vivre, et se montrer peu amoureux de l'existence, et s'il ne faut pas, laissant aux dieux le soin de tout cela, et ajoutant foi à ce que disent les bonnes femmes, que personne n'a jamais échappé à son heure fatale, s'occuper de quelle manière on s'y prendra pour passer le mieux qu'il est possible le temps qu'on a à vivre, si c'est en se conformant aux mœurs de la cité dans laquelle on se trouve. Il faut que dès ce moment tu t'efforces de ressembler le plus qu'il se peut au peuple d'Athènes, si tu veux lui être cher et avoir un grand crédit dans cette ville. Vois si c'est là ton avantage et le mien, de crainte, mon cher ami, qu'il ne nous arrive la même chose qui arrive, dit-on, aux femmes de Thessalie, lorsqu'elles attirent la lune, et que nous ne puissions attirer à nous une telle puissance dans Athènes, qu'aux dépens de ce que nous avons de plus précieux. Et si tu crois que quelqu'un au monde t'apprendra le secret de devenir puissant auprès des Athéniens en différant d'eux, soit en mieux soit en pis, mon avis est que tu te trompes, Calliclès. Car il ne suffit pas d'imiter les Athéniens, il faut leur ressembler de nature, pour contracter une amitié réelle avec ce peuple (demos), comme avec Demos, fils de Pyrilampe. Ainsi quiconque te rendra semblable à eux, fera de toi un politique et un orateur, comme tu le désires. L'un et l'autre aiment dans les discours ce qui se rapporte à leurs mœurs, ils détestent ce qui leur est étranger. Mais peut-être, mon cher ami, es-tu d'un autre avis. Avons-nous quelque chose à opposer à cela, Calliclès ?
CALLICLES. Je ne sais trop comment, Socrate, il me paraît que tu as raison. Je subis le même trouble que la plupart. Mais je ne suis pas pleinement convaincu.
Mais il nous arrive à toi et à moi une chose risible dans cette dispute. Depuis le temps que nous dialoguons, nous n'avons pas cessé de tourner en rond, et nous ne nous entendons pas l'un l'autre. Il me semble que tu as souvent avoué et reconnu que par rapport au corps et à l'âme il y a deux manières de les soigner. L'une est servile, qui se propose de procurer par tous les moyens possibles des aliments au corps lorsqu'il a faim, de la boisson lorsqu'il a soif, des vêtements pour le jour et la nuit, et des chaussures lorsqu'il fait froid, en un mot toutes les autres choses désirables pour le corps. Je me sers exprès de ces images, afin que tu comprennes mieux ma pensée. Lorsqu'on est en état de satisfaire ces désirs, comme marchand en gros ou au détail, comme artisan de quelqu'une de ces choses, boulanger, cuisinier, tisserand, cordonnier, tanneur, il n'est pas surprenant qu'en ce cas on se regarde soi-même et qu'on soit regardé par les autres comme chargé du soin du corps. Mais c'est ignorer qu'outre tous ces métiers, il y a un art dont les parties sont la gymnastique et la médecine, auquel la culture du corps appartient véritablement, que c'est à lui qu'il convient de dominer tous les métiers, et de se servir de ce qu'ils font, parce qu'il sait ce qu'il y a dans le boire et le manger de salutaire et de nuisible à la santé, et que les autres ne le savent pas. C'est pourquoi il faut qu'en ce qui concerne le soin du corps, les autres métiers soient réputés des méthodes serviles et non libres ; et que la gymnastique et la médecine soient leurs maîtresses.
Les mêmes choses ont lieu à l'égard de l'âme. Il me paraît quelquefois que tu comprends que telle est ma pensée et tu me fais des aveux comme un homme qui entend parfaitement ce que je dis, puis tu me viens ajouter un moment après qu'il y a eu dans cette ville d'excellents hommes d'Etat. Quand je te demande qui c'est, tu me présentes des hommes qui, pour les affaires politiques, sont précisément tels que, si te demandant quels ont été ou quels sont les gens habiles dans la gymnastique et capables de dresser le corps, tu me nommais très sérieusement Théarion le boulanger, Mithaecos qui a écrit sur la cuisine sicilienne, et Sarambos le marchand de vin, prétendant qu'ils s'entendaient merveilleusement dans l'art de prendre soin du corps, parce qu'ils savaient apprêter admirablement, l'un le pain, l'autre les ragoûts, le troisième le vin. Peut-être te fâcherais-tu contre moi, si je te disais à ce sujet : tu n'as, mon ami, nulle idée de la gymnastique. Tu me nommes des serviteurs de nos désirs, dont toute l'occupation est de les satisfaire, mais qui ne connaissent point ce qu'il y a de beau et de bon en ce genre, qui après avoir rempli de toutes sortes d'aliments, et fait grossir le corps des hommes, et en avoir reçu des éloges, font périr leur chair première. Ceux-ci, vu leur ignorance, n'accuseront point ces pourvoyeurs de leur gourmandise d'être cause des maladies qui leur surviennent, et de la perte de leur chair première. Non, ils rejetteront la faute sur ceux qui pour lors se trouvent présents, et leur donnent quelques conseils. Et lorsque les excès qu'ils ont faits sans aucun égard pour leur santé auront amené longtemps après les maladies, ils s'en prendront à ces derniers, ils les blâmeront, et leur feront du mal, s'ils le peuvent. Pour les premiers, au contraire, qui sont la vraie cause de leurs maux, ils les combleront de louanges.
Voilà précisément la conduite que tu tiens à présent, Calliclès. Tu exaltes des hommes qui ont fait faire bonne chère aux Athéniens, en leur servant tout ce qu'ils désiraient. Ils ont agrandi la cité, disent les Athéniens, mais ils ne s'aperçoivent pas que cet agrandissement n'est qu'une enflure malsaine, et que c'est là tout ce qu'ont fait ces anciens politiques, pour avoir rempli la république de ports, d'arsenaux, de murailles, de tributs, et d'autres frivolités semblables, sans y joindre la tempérance et la justice. Quand donc la crise viendra, il s'en prendront à ceux qui se mêleront pour lors de leur donner des conseils, et ils n'auront que des éloges pour Thémistocle, Cimon et Périclès, les vrais auteurs de leurs maux. Peut-être même se saisiront-ils de toi, si tu n'es sur tes gardes, et de mon ami Alcibiade, quand avec leurs acquisitions ils auront perdu ce qu'ils possédaient autrefois, quoique vous n'en soyez point les premiers auteurs, mais peut-être les complices.
Au reste, je vois qu'il se passe aujourd'hui une chose tout-à-fait déraisonnable, et j'en entends dire autant de ceux qui nous ont précédés. Je remarque en effet que, quand la cité punit quelqu'un de ses hommes d'Etat, comme coupable de malversation, il s'emporte et se plaint amèrement des mauvais traitements qu'on lui fait, après les services sans nombre qu'il a rendus à la cité. Est-ce donc injustement, comme ils le prétendent, qu'elle les punit ? C'est un énorme mensonge. Ce n'est jamais injustement qu'un chef d'Etat est condamné par sa cité. Mais il paraît qu'il en est de ceux qui se donnent pour politiques comme des sophistes. Les sophistes, si savants qu'ils soient, font une chose tout à fait absurde. En même temps qu'ils font profession d'enseigner la vertu, ils accusent souvent leurs élèves d'être coupables envers eux d'injustice, en ce qu'ils les frustrent de l'argent qui leur est dû, et ne témoignent pour eux aucune reconnaissance des bienfaits qu'ils en ont reçus. Or y a-t-il rien de plus illogique qu'un pareil discours ? Des hommes devenus bons et justes, auxquels leur maître a ôté l'injustice et donné la justice, agir injustement par un vice qui n'est plus en eux ! Ne juges-tu pas cela tout-à-fait absurde, mon cher ?
Tu m'as contraint, Calliclès, en refusant de me répondre, à parler vraiment en démagogue.
Or il me paraît, Calliclès, qu'il en est de même à l'égard de l'âme et que, quand elle est dépouillée de son corps, elle garde les marques évidentes de sa nature, et de toutes les modifications qu'elle a subies du fait des manières de vivre auxquelles l'homme l'a soumise. Lors donc que les hommes arrivent devant leur juge, par exemple ceux d'Asie devant Rhadamanthe, les faisant approcher il examine l'âme d'un chacun, sans savoir de qui elle est. Souvent ayant entre les mains le grand roi, ou quelque autre roi ou prince, il ne découvre rien de sain en son âme. Il la voit toute déchirée de parjures et d'injustices par les empreintes que chaque action y a gravées. Ici les détours du mensonge et de la vanité, et rien de droit, parce qu'elle a été nourrie loin de la vérité. Là les monstruosités et toute la laideur de la licence, de la mollesse, de la démesure, et de l'intempérance. Il la voit ainsi, et de suite il l'envoie ignominieusement à la prison, où elle ne sera pas plus tôt arrivée, qu'elle éprouvera les châtiments convenables.
Or quiconque subit une peine et est châtié d'une manière raisonnable, en devient meilleur, et gagne à la punition, ou il sert d'exemple aux autres, qui, témoins des tourments qu'il souffre, en craignent autant pour eux, et s'amendent. Mais pour gagner à une peine infligée par les dieux ou par les hommes, les fautes doivent être de nature à pouvoir s'expier. Toutefois, même alors, ce n'est que par les douleurs et les souffrances que l'expiation s'accomplit et profite, sur terre et dans l'Hadès, car il n'est pas possible d'être délivré autrement de l'injustice. Pour ceux qui ont commis les pires crimes, et qui pour cette raison sont incurables, on fait sur eux des exemples. Leur supplice ne leur est d'aucune utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison, mais il est utile aux autres, qui contemplent les tourments les plus grands, les plus douloureux, les plus effroyables qu'ils subissent pour leurs crimes, en quelque sorte suspendus dans la prison des enfers comme un spectacle épouvantable et édifiant donné à tous les criminels qui y abordent sans cesse. Je soutiens qu'Archélaos sera de ce nombre, si ce que Polos a dit de lui est vrai, ainsi que tout autre tyran qui lui ressemblera.
Je crois même que la plupart de ceux qui sont ainsi donnés en spectacle sont des tyrans, des rois, des princes, des politiques. Car ce sont eux qui, à cause du pouvoir dont ils jouissent, commettent les actions les plus injustes et les plus impies. Homère est ici pour moi. Ceux qu'il représente comme tourmentés pour toujours aux enfers, sont des rois et des princes, comme Tantale, Sisyphe et Tityos. Quant à Thersite et aux autres méchants qui ont mené une vie de particuliers, aucun poète ne l'a représenté souffrant les plus grands supplices comme ayant commis des crimes inexpiables, sans doute parce qu'il n'avait pas le pouvoir de mal faire. En quoi il était plus heureux que ceux qui l'avaient. En effet, mon cher Calliclès, c'est des puissants que viennent les plus grands criminels. Rien n'empêche pourtant qu'il ne se rencontre parmi eux des hommes vertueux, et on ne saurait assez les admirer. Car c'est une chose bien difficile, Calliclès, et digne des plus grandes louanges, de vivre longtemps dans la justice, lorsqu'on a une pleine liberté de mal faire. Ils sont peu nombreux. Il y a eu néanmoins, et dans cette ville et ailleurs, et il y aura sans doute encore des hommes excellents et vertueux, qui administrent les affaires en toute justice. De ce nombre a été Aristide, fils de Lysimaque, qui s'est acquis par là tant de célébrité dans toute la Grèce. Mais la plupart des hommes puissants, mon cher, deviennent méchants.
Pour revenir donc à ce que je disais, lorsque quelqu'un d'eux est reçu par Rhadamante, celui-ci ne connaît nulle autre chose de lui, ni quel il est, ni quels sont ses parents, sinon qu'il est méchant. L'ayant reconnu tel, il le relègue au Tartare, après lui avoir mis un certain signe, selon qu'il le juge susceptible ou incapable de guérison. En ce lieu le coupable est puni comme il mérite de l'être. D'autres fois, voyant une âme qui a vécu saintement et dans la vérité, l'âme d'un particulier, ou de quelque autre, mais plus souvent, comme je le pense, Calliclès, celle d'un philosophe uniquement occupé de ce qui le concerne, et qui durant sa vie a évité l'embarras des affaires, il en est ravi, et l'envoie aux îles Fortunées. Eaque en fait autant de son côté. L'un et l'autre exerce ses jugements tenant une baguette en main. Pour Minos, il est seul assis, et il veille sur ces jugements. Il a un sceptre d'or, comme Ulysse dans Homère rapporte qu'il l'a vu,