Théétète
Yves Dorion
La théorie de la connaissance
(mise à jour le 24/03/11
mise en ligne des textes traduits)
le texte grec et
sa traduction intégrale :
Philippe Remacle
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Leçon I (Théétète 166a-168c)
Venant lui-même à notre rencontre, Protagoras nous dira, je pense, d'un ton méprisant : (trad Cousin+Dorion) L’objet que poursuit Platon dans Théétète est très
manifestement de définir la science. On peut le dire sans avoir même
besoin d’esquisser seulement une analyse, parce qu’on le lit. Mais une
fois qu’on l’a dit la question reste entière. En effet que désigne Platon
sous ce vocable : "epistèmè" ? Il ne pouvait pas entendre la
notion de science comme elle est entendue aujourd’hui, tout simplement
parce que la science, telle qu’elle est aujourd’hui, n’existait pas. La
lecture de la République par exemple, et singulièrement des pages consacrées à l'éducation du philosophe (521c-534a), rappelle qu’au-delà de la géométrie et d’une astronomie fort
réduite il n’y avait rien. Cela n’ôte pour autant rien de leur pertinence
aux propos du philosophe sur ces matières, mais cela donne à entendre que
lorsqu’il consacre tout un livre à définir la science ce n’est pas de cela
qu’il parle. Ce dont il parle c’est du savoir, de la connaissance. Il la
tient dans son ensemble, c’est à dire jusqu’au bout des problèmes que peut
poser sa théorie philosophique. Trois définitions en seront successivement
données. Sur la proposition de Théétète, l’interlocuteur de Socrate, un
jeune géomètre d’esprit ouvert et vigoureux, la science est d’abord
définie comme la sensation. Ce propos s’inspire ouvertement et directement
de la sophistique de Protagoras, mais aussi par une filiation un peu plus
lointaine de la philosophie d’Héraclite. La contribution du jeune homme se
réduisant à cette seule formule, étant donc un peu fruste, il fallait d’abord s’employer
à lui donner de la consistance. C’est ce que fait le début du livre. Il n’est assurément besoin d’aucun effort particulier
d’analyse pour découvrir que la fin poursuivie par l’auteur dans la page
dont je suis ici occupé n’est nullement de réfuter la doctrine qu’il
examine, mais au contraire d’en poursuivre et d’en approfondir le
développement, puisqu’il va mettre " belle et alerte vigueur " à
la secourir (168c). Mais on peut encore se fonder sur cette évidence pour
présumer que dans les pages précédentes, auxquelles il est ci-dessus fait
allusion, l’intention de réfuter existait tout aussi peu. Il faut en
chercher la visée déjà dans le déploiement de la doctrine. Son but était
peut-être en même temps "maïeutique" : malgré les mutuelles
congratulations de 160e-161a, il faut admettre que l’accouchement n’était
pas réussi et que le nouveau-né n’était pas viable. Socrate ne s’était pas
encore employé suffisamment bien à délivrer l’esprit de son interlocuteur.
Il doit donc y employer maintenant des efforts complémentaires. Bien que le passage 166a-168c soit célèbre sous le titre
d’ "apologie de Protagoras", il paraît excessif de prétendre y
trouver une intention apologétique. En même temps qu’il faut tenir compte
de ce que je viens d’indiquer, donc qu’il y a lieu de reconnaître
l’honnêteté toute maïeutique de l’orateur, que lui-même revendique par la
prétendue bouche de Protagoras, il convient aussi de conserver à l’esprit que l’auteur
ne saurait avoir de sympathie pour la thèse de ce sophiste. Il est bon de lui donner la parole,
sans doute, mais on ne saurait avoir à son égard la moindre complaisance. Plus loin (179b)
Socrate évoque ce passage comme un plaidoyer. Il constitue plus exactement une prosopopée,
mais assurément pas davantage. Il me paraît très remarquable que dans la présente page
il ne soit plus question d’Héraclite, alors que les précédentes y
faisaient abondamment référence (j’y reviendrai dans la leçon III). La
thèse qui est exprimée ici ne relève plus de la responsabilité du
philosophe d’Ephèse, mais de celle seulement du sophiste d’Abdère. Que
dit-elle en effet ? Elle ne s’en tient pas à lever la difficulté
devant laquelle reculait le garçon en affirmant, et en claironnant, que le
même homme peut en même temps savoir et ne pas savoir une seule et même
chose (166b-d). Car on ne peut assumer une telle déclaration sans devoir
poser aussitôt une distinction entre la vérité et la valeur d’une
proposition, sans dire que, si bien entendu aucune proposition ne surpasse
les autres en vérité, il y en a cependant une qui vaut mieux que l’autre,
qui la surpasse en valeur (166d-167b). Ce n’est assurément pas trahir la
pensée de Protagoras que de passer ensuite, comme le fait Socrate, de la
sagesse du médecin ou d’un artisan quelconque à celle de l’orateur
(rhéteur) dont la tâche est d’assurer le salut de la cité en la faisant
transiter d’une disposition et d’une opinion pernicieuses à une
disposition et une opinion bienfaisantes (167b-d). Je montrerai plus loin
(dans la leçon II) ce que peut signifier ce glissement et quelle peut être sa portée. La prosopopée renferme, je l’ai déjà remarqué, de
nouvelles indications relatives à la procréation des idées, c’est à dire à
la maïeutique. Elles ne lui sont ni plus ni moins essentielles qu’aux
nombreux autres passages de ce dialogue où Socrate rappelle les règles de
son art (161a, 161e ...) ou juge des réponses qui lui sont données (160e
...). On peut donc d’une part les tenir pour l’expression du souci
constant de l’auteur de donner à penser à son lecteur qu’il y a plus
important que les doctrines elles-mêmes, à savoir leur rapport à l’esprit
qui les engendre. Mais il faut aussi d’autre part relever scrupuleusement
quelles sont les allusions précises qui y sont faites en cet endroit
(166a-b et 167d-168b). Elles ont une portée mieux déterminée que celle qui
vient d’être dite. D’ailleurs on sera peut-être surpris du rapport que je
fais ici entre quelques propos, de circonstance chez le sophiste, et l’art
socratique. Mais il serait trop peu clairvoyant de n’y trouver qu’une
plainte déposée contre la malveillance de l’examen auquel il est soumis.
Certes le sophiste demande que sa thèse soit examinée non avec esprit
d’animosité ou de bataille, mais avec une compréhension bienveillante,
contrairement à ce qui lui semble avoir été le cas jusque là. Toutefois il
ne s’agit pas de solliciter une vague attitude complice. Ce sont en effet deux sortes de discussions qui sont ici
opposées l’une à l’autre. Car il y a deux manières de discuter une thèse.
On peut premièrement " la contredire en opposant discours à
discours " (167d), ce qui est la pratique du conteste oratoire, c’est à dire
du prétendu débat politique, telle que les adversaires de Socrate en
donnent souvent l’exemple. Il en est ainsi de Polos, auquel Socrate fait
une observation (Gorgias 471e-472c) à rapprocher de la présente
(sur ce sujet voir la leçon II). Là tous les arguments sont bons et tous
les coups sont bas, parce qu’on ne se soucie pas du rapport maïeutique
entre l’esprit et les idées qu’il engendre, qu’il procrée. On tient le
discours pour orphelin (164e), et plus exactement pour une chose morte,
qui de nature n’a rien à voir avec aucun esprit. L’alternative est
"la méthode interrogative" ou "dialogue", qui exige une "ardeur sérieuse" (167e), autant dire
attention et honnêteté. Il est piquant de remarquer que l’éloge de la
seule méthode qui soit maïeutique soit placé par Platon dans la bouche de
Protagoras, qui en tant que rhéteur pratique ordinairement l’autre. Sans
doute Platon s’amuse-t-il beaucoup en attribuant cette revendication à
l’un des principaux représentants des politiciens. Mais l’amusement n’est
pas gratuit, puisqu’il est évident que lorsqu’une joute oratoire tourne
mal pour l’un d’entre eux il est le premier à réclamer un examen honnête
et attentif de ses déclarations. L’amour du pugilat ne va pas jusqu’à
accepter les coups lorsqu’ils sont assénés forts et nombreux ! Dans
la défaite, ou du moins dans la faiblesse, se produit une soudaine,
passagère et admirable conversion à une variante démocratique du débat. Platon n’était cependant pas un partisan de la
démocratie. Dans sa classification des régimes politiques
(République, 545c-576b ; voir aussi ce qui en est dit dans le
Politique, 303a-b) elle trouve place juste avant la tyrannie, ce
qui signifie clairement qu’elle est accusée de lui ouvrir la voie. Puis-je
dans ces conditions légitimement affirmer que la méthode socratique de la
discussion est démocratique ? Il y a là au moins un paradoxe.
Néanmoins, si l’on s’efforce de ne pas se laisser abuser par les mots, on
peut penser que ce que combat Platon ce n’est pas tant la démocratie que
la démagogie. C’est bien de cette dernière que relève le conteste
oratoire. Les caractéristiques qui en ont été indiquées ne sont pas sans
rappeler ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler des débats politiques,
dont le trait principal est que personne n’y écoute personne, du moins
avec l’intention de le comprendre, mais seulement avec celle de provoquer
sa "chute". Il apparaît qu’au contraire un grand progrès de la
démocratie consisterait à leur substituer la méthode interrogative,
"la meilleure à poursuivre pour qui a du sens". Elle est ainsi
définie pour mettre en évidence quel but elle poursuit et quelle
différence l’oppose à l’autre. Cette dernière n’a que faire du sens. Il
lui suffit d’ "abattre l’adversaire aussi souvent qu’elle le
peut". Elle s’inscrit dans une sorte de guerre et de ce fait
l’interlocuteur est déterminé comme un adversaire, pour ne pas dire un
ennemi. Au contraire ce n’est pas en ennemi que Socrate traite Théétète,
et ce n’est pas en ennemis non plus qu’il traite même Calliclès ou
Thrasymaque. Il les traite en porteurs d’un sens qu’il peut être bon et
salutaire à chacun de s’accaparer. Il n’importe pas d’avoir raison à tout
prix à celui qui est "bien aise d’être réfuté" (Gorgias
458a), dès lors que cela peut lui épargner une erreur. Si le débat
démocratique ne consiste pas avant tout à prétendre imposer sa propre
conviction, si l’on attend de lui au contraire qu’il soit éclairant et
qu’on en sorte doté de plus de "sens" qu’on en avait en y
entrant, et si cela importe parce qu’il y va du salut de ceux qui y
participent, alors la discussion maïeutique en est le modèle. Malgré ses bonnes paroles ce n’est pas à cela que conduit
la thèse de Protagoras. Son point de départ est dans la proposition qui
effrayait le jeune géomètre. Il n’y a pas que celui-ci cependant qui en
serait effrayé. Car son corollaire est proprement atterrant. S’il n’était
pas logiquement coordonné à la définition donnée de la science au début du
dialogue, et s’il n’apparaissait pas aussitôt comme tel, il ne serait pas
considéré un seul instant avec attention. Il détruit le sujet. Plus
précisément ce que n’ose pas l’adolescent c’est affirmer et nier ensemble
une seule et même proposition. Si c’est la sensation qui fait la science,
on ne peut pas dire que sache celui qui a cessé de sentir. Cependant s’il
se souvient d’avoir senti il n’est semblable ni à celui qui sent, ni à
celui qui n’a pas senti. Donc à la fois il sait et ne sait pas. Le
souvenir actuel d’une sensation qui n’est plus n’est pas la même chose que
cette sensation. Je serais tenté de dire que chacun l’accordera. On
reconnaîtra sans trop de difficulté que celui dont on parle sait une
certaine chose dans la mesure où il garde un souvenir de la sensation
qu’elle lui a faite, et qu’il ne la sait pas dans la mesure où il ne garde
pas cette sensation proprement dite. Cela valait-il la peine de
s’effrayer ? Non, si ce n’est qu’un jeu sur les mots. Ce n’en est pas un cependant si l’on prend garde
que pour admettre ce qui précède il faut aussi prétendre que le sujet qui se
souvient d’une sensation n’est plus le même que le sujet qui avait cette
sensation. Placée où elle l’est, cette proposition ne peut plus surprendre
le lecteur qui avance en ordre dans le dialogue, puisqu’il l’a déjà
rencontrée (il la retrouvera dans la leçon II). Toutefois alors qu’elle a
été à peine suggérée plus haut (157b), elle est ici clairement énoncée et
fermement assumée par son auteur. Le sujet est pour lui une fiction ;
ce qui existe, ou ce qui devient, ce sont les sujets. La négation du sujet
à la fois ne fait aucune difficulté et pose la plus grande difficulté.
D’une part en effet, si l’on accepte de se placer au point de vue de
Protagoras, c’est à dire si l’on part du principe que tout se meut, on ne
voit aucune raison pour laquelle le sujet pourrait faire exception. Il va
de soi qu’autant il y a de mobilité dans l’élément actif de la sensation,
autant il y en a dans son élément passif. De la même façon que l’objet est
une abstraction, une commodité de langage, le sujet l’est aussi. Cela va
presque de soi. D’autre part néanmoins on ne peut ignorer le problème
auquel se heurte une telle philosophie. Celui qui affirme que le sujet
n’existe pas est-il prêt à soutenir sa thèse jusqu’au bout ? Ce n’est
que dans les mots qu’il le peut. Car cette thèse d’abord lui interdit de
se penser lui-même autrement que comme une collection d’états successifs
(comme le diraient les empiristes). Quel est alors le Protagoras qui nie
le sujet ? Si celui qui s’exprime à présent est sur cette position,
celui qui le suivra n’y sera peut-être pas. Quel est le Protagoras qui
affirme que l’homme est la mesure de toute chose ? L’objection faite ici est-elle trop facile ? Mais
elle ne peut être déclarée telle, que parce qu’elle est interprétée
superficiellement comme une accusation de légèreté, parce qu’on n’y voit
que l’expression d’un possible changement d’avis, alors que c’est
bien autre chose qui est en jeu. Si l’on ne prend pas garde qu’elle pose un
énorme problème, ce ne peut être que parce qu’on ne voit pas à quelle
contradiction s’expose Protagoras dès lors qu’il prétend soutenir une
thèse quelle qu’elle soit. Qu’il défende celle-ci ou une autre, il ne peut
le faire qu’en admettant implicitement ce que lui interdit pourtant la
seule thèse qui est la sienne, c’est à dire en admettant implicitement ce
qu’une autre philosophie appellera le cogito, ou une troisième l’unité
originairement synthétique de l’aperception. Ces concepts, bien entendu,
sont inconnus de Platon. Celui-ci n’est néanmoins pas incapable de montrer
clairement dans quelle contradiction s’empêtre son adversaire. En
remarquant en 171a-b que Protagoras reconnaît pour vraie l’opinion qui le
contredit, il détermine clairement le problème. Faute d’une science qui en
quelque sorte transcende la sensation, toutes les sensations se valent,
celle de l’un vaut celle de l’autre, celle de l’instant suivant vaut celle
de l’instant présent, celle du têtard de grenouille vaut celle de l’homme
(161d). Et la négation de la thèse vaut son affirmation. Contre cela le
sophiste pourra tempêter, protester, rien n’y fera. Son "moi
j’affirme que..." (166d) est dérisoire. Parce qu’il n’y a pas de
moi, il n’y a pas d’affirmation possible. Dans le "je pense"
le je est essentiel, parce qu’il n’y a pas de pensée sans le je. C’est
donc une question absolument fondamentale de la philosophie qui est
abordée ici (166b), et de belle manière, par l’auteur. Sa réponse en outre vaut bien celle de ses lointains
successeurs. L’accent sera déplacé par eux sur la substantialité du sujet,
ou du moins sur son unité comme si elle était déjà faite. Mais par là ils
le chosifient. Beaucoup plus fin, Platon en plaçant l’accent sur la
maïeutique montre que l’esprit est toujours au-delà de son savoir,
irréductible à lui, sans cependant jamais être ailleurs que dans son
rapport avec lui, ce qui évite de le chosifier et de tomber sous des
critiques qui, pour émaner de philosophies diverses, n’en contestent pas
moins l’illégitime transgression par Descartes et Kant d’une limite que
l’auteur de Théétète s’est très subtilement abstenu de franchir
(Spinoza : la pensée n’est pas une substance ; Nietzsche :
l’unité du je est une imposture ; Husserl : la conscience est intentionnalité). * C’est sur l’éclatement du sujet que se fonde donc
l’énoncé bien connu : l’homme est la mesure de toute chose. Cet
homme-ci n’est pas celui que Socrate croyait pouvoir opposer au pourceau
ou au cynocéphale (161c), mais c’est l’un qui s’oppose à l’autre
et c’est encore tel moment qui s’oppose à tel autre. Le relativisme s’appuie
sur le mobilisme. Derrière l’apparence il n’y a... rien ! Ainsi est-il vain
et illusoire de chercher la mesure de la vérité d’une sensation ailleurs
qu’en celui qui en est le siège. Mise à part cette proposition qu’il n’y a
pas de vérité, il n’y a pas de vérité. Faut-il pour autant renoncer à tout
critère de préférence d’une proposition à une autre ? Protagoras ne
va quand même pas ruiner délibérément son fonds de commerce. Il est un
sage, et il y en a d’autres. Il y a des sensations bonnes et il y en a de mauvaises.
Le rôle du sage est de substituer une sensation à une autre, la bonne à la mauvaise. Cette théorie se développe en une comparaison bien
connue, qui fait du sophiste le médecin de l’âme. Elle est d’ailleurs
double, puisqu’elle fait du rhéteur le médecin de la cité comme le sophiste
est celui de l’individu. Platon développe ailleurs dans sa totalité cette
comparaison : le rapport de la philosophie à la sophistique est le
même que celui de la médecine à la cuisine, Gorgias (464b-465e).
Elle trouve son point d’ancrage dans une observation très commune, que
Socrate a utilisée plus haut (159b-e) : le même objet, en
l’occurrence le vin, ne produit pas la même sensation sur l’homme malade
et sur le bien portant. Sur l’un il produit l’amertume et sur l’autre la
douceur. Personne, semble-t-il, ne préfère l’amertume à la douceur et, en
tout cas, personne ne préfère être malade plutôt que bien portant. Il y a
donc des sensations qui sont préférables à d’autres. Aucune certes n’est
plus vraie que l’autre, mais l’une est effectivement meilleure que
l’autre. Si le commun des mortels est en quelque sorte condamné à subir
ces alternances de maladie et de santé et, par voie de conséquence, ces
altérations de la sensation, il existe pourtant des hommes habiles qui
savent rendre la santé à celui qui est malade et la sensation la meilleure
à celui qui a la moins bonne. Tel est le rôle des médecins, qui dans
l’Antiquité comme aujourd’hui sont socialement reconnus. Sur cette reconnaissance Protagoras, mais pas seulement
lui, cherche à établir la valeur du sophiste et du rhéteur. Ceux-ci
interviennent sur l’âme comme le médecin intervient sur le corps ;
ils utilisent le discours comme celui-là utilise les remèdes. Comme il y a
des dispositions pernicieuses, pathologiques, du corps, qui lui font
ressentir amertume au lieu de douceur, il y en a de tout aussi
pernicieuses de l’âme, qui pareillement lui confèrent des opinions
mauvaises. Le rôle des sophistes et des rhéteurs est de produire une
inversion (metablèsteos, 167a, terme à distinguer de celui qui désigne le retournement, le détournement, la
conversion ou la révolution de la République, 518d : metastrofè), telle qu’à une
disposition moins bonne succède une disposition meilleure, et qu’à une
opinion malfaisante succède une opinion bienfaisante. En admettant la distinction sur le mode du passif et de
l’actif des rôles de l’âme et du corps, et en faisant de ceux-ci en
quelque sorte deux terrains parallèles d’intervention, on est conduit à
établir entre l’âme et l’opinion le même rapport qu’entre le corps et la
sensation. Cela pourrait soulever deux questions : 1° la sensation
appartient-elle au corps ? 2° l’opinion est-elle une impression reçue
par l’âme ? Elles seront discutées plus loin (voir la leçon IV),
lorsque Socrate interrogera le jeune géomètre sur ce qu’il appelle
"les communs" (184c-185e). Mais pour le présent il ne s’agit
pas de faire la théorie de la connaissance, l’analyse de la perception et
celle du jugement. On retiendra seulement que dans le cadre de la doctrine
implicite de Protagoras ces affirmations ont leur place, puisque du savoir
est exclue par lui toute transcendance. Si l’esprit n’est rien d’autre que
la somme de ses savoirs, on peut admettre tout à la fois que la sensation
appartient au corps et que l’opinion est imprimée en lui. Le sophiste et le rhéteur, ceux que Protagoras, plaidant
pro domo, appelle les sages, interviennent donc sur les âmes assiégées
d’opinions malfaisantes et, par leurs discours, en changent la
disposition, ce qui produit en elles des opinions bienfaisantes. Le
sophiste est un éducateur. Il lui est confié un jeune homme qu’il a la
charge d’élever. Point ici d’arithmétique, de géométrie, de stéréométrie,
d’astronomie, ni d’harmonie et moins encore de dialogue. Ce
n’est pas de détournement de l’âme qu’il s’agit. Seuls des naïfs
impénitents pourraient vouloir rechercher une vérité. La pédagogie ne vise
pas le vrai, mais le bienfaisant. Elle entreprend de donner au jeune homme
les opinions qui lui feront du bien. Pour atteindre ce résultat elle doit
changer, inverser, la disposition de son âme. On aimerait des détails.
Toutefois ce n’est pas sur ce point que s’arrête et ce n’est pas à ce
point qu’aboutit la démonstration de Protagoras. Elle n’a pour terme que l’évocation, tout aussi peu
détaillée, de l’action entreprise non sur le jeune homme individuellement,
mais sur la cité collectivement. Sur cette distinction s’articule celle du
sophiste et du rhéteur. L’un produit des discours privés, l’autre des
discours publics. Mais la fonction de ce dernier est semblable à celle de
l’autre, ils doivent inverser les opinions et substituer celles qui sont
bienfaisantes à celles qui ne le sont pas. Je me permettrai ici sans aucun
scrupule l’usage d’une locution vulgaire : à ceux qui voient la vie
en noir le politicien doit la faire voir en rose. Il ne s’agit nullement
bien entendu de changer les choses elles-mêmes. Pour se fixer un tel but
encore faudrait-il se soucier de la vérité, encore faudrait-il penser
l’être au-delà des apparences. Non, il s’agit seulement d’intervenir sur
la disposition de l’âme, donc de lui faire accepter ce que d’abord elle
refuse. L’opposition faite ailleurs entre persuader et convaincre (dans
Gorgias) prend ici tout son sens. Le rhéteur n’a pas de raisons à
fournir pour changer l’opinion de ceux qui l’écoutent. La raison n’est pas
son affaire. Il a seulement à produire des impressions, car, comme il le
dit, " toutes choses qui leur semblent justes et belles leur sont
telles " (167c). Le lecteur reste sur sa faim. Néanmoins un autre
passage lui permettra assez vite de retrouver la même question (171a-b),
où seront distingués le terrain sur lequel la thèse peut être tenue, celui
du juste et de l’injuste, du pieux et de l’impie, ou encore du beau et du
laid, et celui sur lequel elle serait imprudente de s’aventurer, celui de
l’utile et du nuisible, où les mots sont rattrapés par la réalité. Cette très célèbre prosopopée révèle la dérive
politicienne de ce que j’appelle la doctrine Héraclite-Protagoras. Elle n’est due
qu’au seul Abdéritain, il serait injuste d’accuser l’Ephésien,
mais elle procède bien des prémisses posées par lui et qui, pour cette
raison, ont été discutées plus haut (on les retrouvera dans la leçon III).
Ce que Platon vise à faire comprendre par ce passage, c’est qu’en
sacrifiant la vérité, comme il pense qu’y condamne l’héraclitéisme, on
laisse la voie libre aux manipulations politiciennes. C’est là tout
l’enjeu d’une définition de l’"epistèmè". Ou bien on ne mesure pas quelle
hauteur le savoir impose à l’esprit et on tombe dans les pièges de la vie
politique, ou bien on se fixe pour objectif de se sortir de ceux-ci et il
faut définir le savoir autrement que par la sensation. Ce texte et l’allégorie de la Caverne s’éclairent
mutuellement : du premier on peut tirer une interprétation pertinente
de ce que signifie cette étape du parcours initiatique, où le prisonnier
détaché se retourne et voit certes le feu et les objets dont celui-ci
projetait les ombres qu’il prenait antérieurement pour la réalité. Mais il
y voit aussi que ces objets sont manipulés par des hommes qui agissent en
montreurs de marionnettes. Ils tirent les ficelles de la vie du fond de la
caverne. Ils se croient très forts. Cependant eux-mêmes sont encore dans
la caverne... Ils sont à ce niveau de la connaissance que la
République, (511e) appelle "pistis" et qu’il faut traduire par la croyance.
Dans la mesure où il se trouve maintenant éclairé par l’analyse de
Théétète, il est d’autant plus justifié de conserver le mot
croyance. Il convient, pourvu qu’on retienne qu’il s’agit ici de cette
sorte de croyance qui guide ceux qui manipulent la croyance des autres,
l’imagination, "eikasia", laquelle par conséquent n’est pas nécessairement spontanée
et relève parfois de l’intoxication. C’est aussi inversement ce dernier dialogue qui reçoit de
la célèbre allégorie une certaine lumière. En effet le niveau de
connaissance où prétend s’enfermer Protagoras en définissant le savoir par
la sensation ne peut cependant se comprendre par lui-même. On peut
remarquer au début de 166d la déclaration solennelle :
" j’affirme que la Vérité (alètheia) est telle que je l’ai écrite ".
En soutenant sa thèse, et justement afin de pouvoir la soutenir, le
sophiste a besoin de la notion de vérité... qui la ruine, comme Socrate
ne tardera pas à le faire voir (171a-c). On ne peut à la fois prétendre
qu’aucune proposition n’est vraie et prétendre vraie la proposition
qu’aucune proposition n’est vraie. On ne peut pas faire ce que Protagoras
prétend faire : limiter le savoir à la croyance, remplacer le vrai
par le bienfaisant ou l’utile. Il y a dans le savoir quelque chose par
quoi il se transcende lui-même. C’est d’ailleurs pourquoi le savoir
suprême, apparemment non encore défini au terme de la discussion de ce
dialogue, est en réalité défini par le travail d’accouchement, la
maïeutique comme on l’appelle pédantesquement, en tant qu’elle est un
travail non plus des idées sur les choses, mais de l’esprit sur les idées. Leçon II (Théétète 172c-177c)
SOCRATE.
Mais, Théodore, un discours succède à un autre discours, et un plus important à un moindre. (trad Cousin+Dorion) La question des rapports de la philosophie et de la
politique était, je l’ai montré dans la leçon précédente, au cœur de la
prosopopée de Protagoras. Elle n’y a cependant pas été résolue. L’examen
de la pratique politique et de ses postulats implicites n’y a pas été
close. Car il aurait fallu pour cela sortir de la prosopopée, que Socrate
cessât d’être le porte-parole du politicien et qu’il parlât pour son
propre compte. C’est pourquoi le passage 172c-177c, qui constitue une
sorte de pause dans la discussion principale, répond mieux à ce besoin. Il
y apporte une confrontation directe entre les pratiques philosophiques et
les pratiques politiques. Thalès est le représentant des premières, tandis
que, sans qu’il soit nommé, Protagoras est le représentant des secondes.
Il n’en est néanmoins pas le seul possible. Mélétos, celui qui saura
devant le tribunal faire meilleure figure que Socrate, peut être tenu pour
un autre exemple auquel vraisemblablement l’auteur fait ici allusion.
Comment se convaincre cependant de la vanité et de l’inanité des mœurs
politiques ? Il faut reconnaître que ces pages n’y suffisent pas et
que ce but ne sera atteint que lorsqu’on aura compris ce qu’est le vrai
savoir, c’est à dire au mieux à la fin de ce dialogue, si l’on a bien
réfléchi à son sens. Dans un second temps (173c-176a), en donnant Thalès pour
modèle, Socrate distingue non plus seulement les deux types de discours,
mais les deux types d’objets qui sont les leurs. Le philosophe est
complètement ignorant de celui qui occupe les foules et il fait piètre
figure devant celles-ci. Mais inversement c’est le politicien qui est
complètement inapte aux études philosophiques et c’est lui qui se couvre
de ridicule au regard des hommes libres. Ce n’est toutefois pas seulement une affaire de discours
qui distingue le philosophe du politique, l’un touchant au vrai, l’autre
pas. Il en va du sort même que connaît chacun d’eux. C’est par le bonheur
et la misère qu’ils sont opposés pour conclure (176a-177c). L’idée de loisir (skholè) qui vient ici à plusieurs reprises, et
qui réapparaîtra plus loin (180b), reçoit dans ce contexte une portée qui
excède manifestement celle qui lui est ordinairement reconnue. Beaucoup ne
veulent voir dans le loisir que l’oisiveté (mot d’étymologie
rigoureusement identique et d’ailleurs plus proche de l’origine latine
‘otium’) de celui qui n’a rien à faire parce que d’autres font à sa place ce
qui lui est nécessaire, utile, ou même simplement agréable. En ce sens
l’aristocratie athénienne a loisir. Mais elle n’utilise pas son temps
libre à méditer et c’est exactement ce que lui reproche Platon : elle
le gaspille en des occupations qui, on va le voir, ne sont pas moins
serviles que celles dont elle est libérée. On retrouve cette question dans le Politique lorsque l'Etranger se demande comment les hommes s'occupaient sous Kronos. Les occupations politiques
auxquelles ils se consacrent ne laissent en effet aucune place à la
recherche de la vérité. Entre celle-ci et la rhétorique il y a une
exclusive. Celui qui se soucie de la vérité refuse nécessairement les
moyens de la persuasion tandis qu’à l’opposé celui qui est pressé par le
désir de réussir dans l’accomplissement de son projet se moque de la
nature des moyens qu’il emploie. Il y a donc deux types de discours. Bien
que tout Athènes se livre impudemment aux discours, il y a lieu d’établir
entre eux une distinction. S’il arrivait que le philosophe fût un moment
soustrait à ses méditations et qu’il eût à intervenir devant un tribunal,
il est prévisible qu’il ne saurait pas y défendre sa cause. Même si l’auteur se plaît ici, comme c’est souvent le
cas, à placer dans la bouche de son porte-parole des propos
rétrospectivement prophétiques, il ne s’agit pourtant pas seulement pour
lui de jouer trop facilement les Cassandres. Au-delà de la condamnation de
Socrate annoncée par lui-même, ce qui est en cause dans ce passage c’est
l’incompatibilité de deux sortes de discours. Ceux qui émaillent ce
dialogue (sur l’art d’accoucher les esprits, sur le mobilisme absolu
d’Héraclite, la prosopopée de Protagoras, le présent éloge de la
philosophie et le dialogue lui-même tout entier dans
lequel ils s’inscrivent) s’opposent à un autre type dont les plaidoiries
prononcées devant un tribunal par les plaideurs ne sont qu’un exemple, et
pas forcément le plus significatif. C’est en effet une joute oratoire qui
a été évoquée plus haut, une sorte d’exercice brutal où les discours
s’opposent aux discours, où, quoiqu’ils ne soient pas physiques, les coups
sont rendus pour les coups et où encore, quelle que soit leur bassesse,
ils sont admis pour leur efficacité. Les tribunaux et les plaidoiries ne
sont en fait ici qu’une image. Si on la prend au pied de la lettre on
n’est assurément pas dans l’erreur, mais on ne saisit certainement pas non
plus toute la portée du propos de l’auteur. Ce sont les débats politiques
qui sont visés. Ceux-ci ne sont pas caractérisés par la plus grande
honnêteté et loyauté. Plusieurs points de la métaphore socratique doivent
impérativement être relevés. Premièrement l’image de l’eau, qui est expliquée par
l’auteur et qui n’est donc pas sujette au moindre doute, représente la
nécessité, l’urgence de la solution à donner à un problème qui n’autorise
aucun délai de réflexion. Je ne sais si l’eau est seulement celle du
courant qui va sans jamais s’arrêter. Tout change et tout se meut, ce n’est pas
demain qu’il faut résoudre les problèmes d’aujourd’hui !
Cela signifierait déjà, dans une variante un peu légère de
l’héraclitéisme, que la vie n’attend pas et qu’elle ne cesse de poser des
problèmes nouveaux, qu’il faut donc leur apporter immédiatement une
solution, sans se donner le temps de les examiner plus à fond. Un problème
non résolu, une question qui resterait comme en suspens, ça n’existe
toutefois pas. C’est pourquoi je suis tenté de donner à l’image de l’eau
une interprétation plus forte : celle de l’inondation qui emporte
tout sur son passage et qui ravage tout. La vie consiste en affrontements
non moins terrifiants dans la cité que dans la nature. Si d’un côté elle
est menacée par l’inondation, l’incendie ou le tremblement de terre,
auxquels il faut faire face (ce qui d’ailleurs n’en est pas moins un
problème politique), de l’autre elle l’est par la misère, par
l’esclavagisme ou par la guerre, qui peuvent tout détruire demain si on ne
leur trouve aujourd’hui une parade. C’est tout le contraire du loisir,
c’est la course contre la montre qui caractérise l’action politique, il y
faut courir le plus vite possible, car " la vie est le prix de la course " (173a). Deuxièmement les hommes qui prennent part à la lutte
politique sont qualifiés d’esclaves. C’est au moins surprenant, puisque le
propre des esclaves dans la Cité antique était d’être exclus de la vie
politique, qui était donc réservée aux hommes libres. Platon opère donc un
véritable renversement des valeurs. La liberté ne peut consister dans des
tâches qui, si prisées qu’elles soient du vulgaire, n’en restent pas moins
subalternes puisqu’elles visent à assurer le nécessaire. Curer les
chevaux, retourner la terre, marteler le fer sont des tâches d’esclaves,
nul n’en disconviendra. Mais qu’est-ce qu’administrer si ce n’est
curer, retourner, marteler à un niveau plus général ? Il y a des hommes dont
l’absence de loisir tient à ce qu’ils sont au service d’un particulier, il
y en a d’autres qui sont au service du général. Le politicien est esclave
au service du public. Les adversaires de Socrate lui reprochent de ne
parler dans ses entretiens que de cordonniers, charpentiers et autres
foulons ; que sont-ils eux-mêmes sinon d’autres artisans affectés à
un service plus général ? C’est bien connu : on tient d’autant
plus à se distinguer que la différence est bien mince ! Pour réparer
les chaussures le cordonnier ne peut attendre, pour prévenir les émeutes
de la misère ou les destructions de la guerre le politicien ne le peut
davantage. Aussi la vérité n’est elle point son affaire. Troisièmement ce n’est devant personne d’autre que leur
maître que plaident ces esclaves. Si la comparaison de la vie politique
avec celle d’un tribunal peut dans une certaine mesure être éclairante,
elle a aussi ses limites. Dans un tribunal digne de ce nom il n’existe
entre les plaideurs et leur juge aucun lien, aucun rapport de
subordination. Si l’on en découvrait un ce n’est plus de justice qu’il
serait question. Je trouve ici un indice induisant clairement que le
tribunal n’était qu’une métaphore. Celle-ci montre les plaideurs plaidant
devant leur maître commun, parce que les politiciens opposent discours à
discours, solution politique à solution politique, devant le peuple.
Celui-ci, quelle que soit la forme que prennent les institutions, est
appelé à choisir entre les solutions divergentes qui lui sont présentées
pour un même problème. La procédure peut être très directe ou très
indirecte, démocratique ou tyrannique, les politiciens ont toujours en
dernière instance à persuader le peuple que leurs solutions sont les
meilleures, voire les seules possibles. Qu’on n’ait pas pour autant la
naïveté d’imaginer que c’est le maître qui commande ! Il décide sans
doute, mais en aveugle, à la croisée des chemins entre la gauche et la
droite. Comme il est dit ailleurs (République, 488b)
" le patron est plus grand et plus fort que tout le reste de
l’équipage, mais est un peu sourd, a la vue basse et des connaissances
nautiques aussi courtes que sa vue " (cf. encore le
Politique, 299a). Aussi les politiciens emploient-ils tout leur art à le
flatter, à l’enjôler, à le séduire afin qu’il opte pour telle solution
plutôt que pour telle autre. Leurs plaidoiries doivent être adroites,
elles cherchent à incliner son jugement d’un côté plutôt que de l’autre
par des arguments qui n’ont rien de rationnel, elles cherchent à lui
plaire. Il n’y a pas de plus grande bassesse, de pire vilenie, aux yeux de
celui qui aime la vérité. C’est pourquoi les politiciens sont ici traités
d’ "âmes rabougries et tordues". Des deux types de discours on passe ainsi avec évidence à
deux types d’âmes. Elles seront cependant mieux opposées lorsque Platon
aura montré aussi quels sont les deux différents types d’objets qui les
occupent. D’une manière très remarquable il commence par indiquer quel est
l’objet qui ne retient pas le philosophe. Certes par là se détermine avec
précision ce qui constitue le centre des préoccupations du politicien.
Mais le procédé a un sens très fort : comment peut-on s’intéresser à
ces choses ? Est-il vrai qu’il puisse se trouver quelqu’un qui s’y
intéresse ? Le lecteur a d’abord la liste des lieux que ne fréquente
pas le philosophe. Ce sont d’ailleurs ceux que ne fréquente pas non plus
Théétète : tandis qu’il est soit aux soins de son corps (gymnastique)
avec les garçons de son âge, soit à ceux de son âme (musique) en suivant
les leçons de Théodore, qui préfigurent d’une manière précise, quoique
incomplète, le parcours initiatique de la République,
(calcul, géométrie, astronomie, harmonie, 145c-d), on ne le rencontre
jamais dans les lieux où l’on délibère. Il ignore l’agora, le tribunal,
l’assemblée et tous les endroits de ce genre, où l’on débat, certes, mais
de la manière qui a été décrite ci-dessus. Aussi n’y a-t-il là rien qu’il
puisse y apprendre, il n’a donc non plus rien à y faire. Il ne conçoit pas
d’intérêt pour les décisions prises de cette sorte, quand bien même ce
sont des décisions législatives, qui engagent sans qu’il le veuille et
sans qu’il le sache sa propre existence. Ce qui les fonde n’est pas en
effet un examen attentif des réalités, ce sont des pressions, des
coteries, des complots, lesquels s’ourdissent, s’organisent et se mettent
en œuvre dans des réceptions, banquets, parties fines, dont il n’a pas la
moindre idée. Il en a si peu idée qu’il ne sait même pas qu’il y a là
toute une vie qui lui échappe. D’autres connaissent l’existence de choses
auxquelles ils n’ont point part. Ils les imaginent avec envie. Ce n’est
pas son cas. Le jeune géomètre, tout simplement parce qu’il a de tout
autres valeurs que les politiciens, est loin d’imaginer à quoi ils passent
leur temps. Si on le lui disait, il ne le croirait pas. Comment
pourrait-il penser que ces gens-là, dont le nom est prononcé souvent et
avec la plus haute considération, descendent jusqu’à se faire espionner
mutuellement, jusqu’à se renseigner indiscrètement l’un sur l’autre afin
de pouvoir à l’occasion, et l’on fait en sorte qu’elle ne manque pas, se
salir l’un l’autre ? " Tout cela, pour lui, n’est que
mesquineries et néant " (173e). Ce qui l’intéresse est ailleurs. L’anecdote qui est ici
rapportée concernant Thalès est significative. Le personnage est loin
d’être quelconque : géomètre, astronome, philosophe, il serait dans
un monde catholique un saint patron tout trouvé pour le jeune Théétète. Sa
distraction pourrait être proverbiale tant il ignorait ce qui se tenait
autour de lui. Il n’était pas seulement inapte à la vie politicienne, il
l’était déjà à la simple vie matérielle. Aussi n’était-ce pas seulement
ceux qui se tiennent entre eux pour des hommes supérieurs qui se moquaient
de lui, mais une servante, simple et quelque peu barbare ! Mais la
participation aux petites intrigues par lesquelles on écarte les
concurrents et se place soi-même bien en vue, au premier rang, n’est pas
vraiment ce qui distingue la vie des hommes de celle des meutes ou des
hardes. Or ce qui anime le philosophe c’est ce qui élève la vie de l’homme
au-dessus de celle des autres espèces. Il ne s’agit pas tant de se poser
la question de savoir quelle est l’essence de l’homme que de permettre à
celle-ci de s’exprimer en soi-même, donc de se livrer à cette sorte de
recherches, que seul autorise l’esprit humain, auxquelles on ne voit se
livrer aucun bétail, aucune servante thrace, ni aucun politicien. Thalès
s’est attiré les moqueries d’une femme thrace, mais il s’attirerait celles
de tout le reste de la foule et aussi celles des veaux, si les veaux
pouvaient rire, car ce n’est pas dans un seul puits qu’il est tombé. La
vie de la Cité n’est pour lui qu’une succession de puits ; il ne sort
de l’un que pour retomber dans l’autre aussitôt. Qu’on ne croie pas
cependant que la vie lui soit dure et qu’il nourrisse quelque regret de
n’avoir pas appris dans sa jeunesse quelques rudiments de ce qui est utile
à la vie en société. Il ne trouve rien en celle-ci qu’il croie digne de
retenir son attention. Ce thème de la maladresse du philosophe dans le monde des hommes est développé également dans la République, lorsqu’à la fin du récit allégorique Platon fait redescendre le prisonnier délivré parmi ses anciens compagnons (517c-d). Ils se moquent de lui d’autant plus qu’ils savent qu’il a fait un long détour pour revenir à son point de
départ et qu’ils tiennent à se rassurer en se disant qu’il est vain de se
donner la peine de faire ce voyage. Cependant, comme toute l’ascension n’a
été qu’une suite d’éblouissements et de douleurs éprouvées par celui qu’on
tirait sans cesse plus haut, l’attraction de l’un quelconque de ceux qui
rient de Thalès vers les hauteurs de l’abstraction serait pour lui, à son
tour, source de difficultés. "C’est alors son tour de payer le talion" (175d). Chacun n’est à l’aise que dans son monde, les uns
dans la Cité, les autres dans les Idées. Mais les deux mondes ne se valent
pas. Il ne peut d’ailleurs à proprement parler y en avoir deux. Il y a
seulement deux façons de vivre le même : il y a une vie d’homme libre
et une vie d’esclave. Celui qui se soucie de savoir " comment
s’assaisonnent en flatteries les discours (...) ne saurait relever son
manteau sur l’épaule droite à la façon d’un homme libre " (175e). A
nouveau, dans l’évocation de ce geste noble et fier, Platon procède à un
renversement des valeurs. Il n’y a en effet aucune raison de douter que ce
sont ceux qui ont la conduite la plus vile qui sont les plus soucieux de
cette belle apparence. Toutefois ce n’est qu’une image et il n’y a pas
lieu de s’y arrêter plus longtemps. * Par contre on ne saurait être trop attentif à ce qui
suit. Ce n’est plus seulement des discours qu’il s’agit, de la catégorie à
laquelle ils appartiennent ou de l’objet qui est le leur. C’est de la
nature même de celui qui les tient. Pour parler bref : le philosophe
est de nature divine. C’est peut-être d’ailleurs dans la proposition
inverse qu’il y a le plus de vérité : qu’est-ce que Dieu sinon le
philosophe ? On peut en effet penser qu’en cette page (176a-177b) ce
que Socrate cherche à définir c’est plus le concept de Dieu que celui du
philosophe. Il semble vouloir parler de ce dernier et en parle
effectivement dans la mesure où c’est une forme de vie qu’il oppose à une
autre, l’évasion à la servitude. Cependant les termes qui ouvrent en 176a
la dernière étape du discours de Socrate parlent davantage d’autre chose
que de lui. Ils distinguent clairement le bien et le mal comme deux choses
qui toutefois ne s’opposent pas exactement, mais qui se situent à des
niveaux différents. S’il est vrai qu’ " il y aura toujours
nécessairement un contraire du bien ", leurs rapports ne sont pas
identiques à ceux qui lient le sec et l’humide, le chaud et le froid, dont
en quelque sorte l’un ne se conçoit pas sans l’autre, qui sont
complémentaires et qui relèvent aussi bien l’un que l’autre du monde
sensible. Le bien et le mal et, parallèlement à eux, le philosophe et le
politicien appartiennent à deux mondes différents. C’est pourquoi à vrai
dire le mal n’a pas de réalité, " il parcourt le lieu
d’ici-bas ", qui est celui de l’apparence. Le mal ne se conçoit pas
sans le bien, mais on n’a pas besoin de lui pour concevoir inversement le
bien. Ce qui est juste et pieux est situé sur un autre plan que ce qui est
injuste et impie. " Dieu n’est sous aucun rapport et d’aucune façon
injuste : il est au contraire suprêmement juste ". Non seulement
le juste et l’injuste ne se conçoivent pas comme le sec et l’humide dans
leurs rapports mutuels, mais ce n’est pas le juste qui se conçoit à partir
de l’injuste, c’est tout au contraire l’injuste, ou le mal, à partir du
juste, ou du bien. Dieu est suprêmement juste non parce qu’en partant de
ce que l’on constate de justice chez les hommes et en l’extrapolant on
parvient à s’imaginer ce qui peut être juste sans limite, au-delà de toute
limite, mais parce que c’est seulement dans d’étroites limites que les
hommes réalisent un tout petit peu de justice au milieu de beaucoup d’injustice. Vouloir que les hommes soient justes et pieux afin de
n’avoir pas la réputation d’être injustes et impies c’est encore
privilégier les apparences et admettre implicitement que si l’on pouvait
être méchant en ayant l’air d’être bon, on s’adonnerait sans remords à
tous les vices (cf. Gygès dans la République, 359b-360b), mais que,
comme malheureusement on ne saurait être sûr de n’être pas démasqué, il
faut bien se résoudre à la vertu. Cette justice-là n’est pas la justice,
elle n’est que le manque d’injustice (on la voit livrée à elle-même à la fin de la République, lorsque Er raconte ce qu’il advint de
cette âme qui n’avait été au "paradis" que parce que les
occasions de pécher lui avaient manqué, 619c). Bonne renommée vaut certes mieux
que ceinture dorée ! mais enfin ce n’est qu’un souci de bonne femme.
A Socrate ses accusateurs font la réputation d’être impie et de corrompre
la jeunesse. Que parmi ceux qui fréquentent les tribunaux et les
assemblées on lui fasse cette réputation-là il s’en défend quand on
l’interroge, mais il n’en a cure. Ce qui lui fait souci ce n’est point son
apparence, c’est la réalité, ce qu’il est effectivement. Car être juste et
saint c’est "s’assimiler à Dieu" (176b), c’est, en termes moins modestes, être
Dieu. Cela se fait non pas dans le calcul des intérêts, mais dans la sagesse. Comment s’assimiler à Dieu ? Ce n’est nullement
gagner une récompense qui vient s’ajouter à ce que l’on est et, du dehors,
apporter une sanction. L’homme juste n’est pas un chasseur de prime, qui
ne serait juste qu’afin d’être heureux, pour percevoir le bonheur en
rançon. Il n’est juste que parce qu’il est juste d’être juste. C’est
dans la justice qu’il est heureux. Inversement l’injustice se paie d’une
punition qui vient si peu s’ajouter à elle que les naïfs, qui sont
d’autant plus naïfs qu’ils se croient plus habiles, ne la voient
pas : c’est leur vie même à laquelle personne d’autre qu’eux-mêmes
ne les a condamnés, mais dans laquelle, méchants, c’est inévitablement aux
méchants qu’ils se frottent. Néanmoins si le bonheur n’est pas la
récompense de la justice, je me hasarderai à dire que, d’une autre
manière, il en est bien l’enjeu. Car si l’on n’est pas heureux pour avoir
cherché à être heureux, ce n’est pourtant bien nulle part ailleurs que
dans la justice qu’on est heureux. L’homme juste, ce ne peut être que le
philosophe, est Dieu, parce que la justice c’est le bonheur. Socrate, même
martyrisé par les politiciens mesquins, est heureux. C’est d’ailleurs
toute la leçon de Gorgias et de la République : le
juste supplicié est plus heureux que son bourreau. Cette proposition n’a
de sens véritable que si elle est bien entendue. Il ne s’agit pas en
procédant à une comparaison des malheurs de reconnaître que celui qui est
le moins malheureux c’est encore le juste. Ce n’est pas relativement qu’il
est heureux. C’est absolument. C’est bien là la raison pour laquelle l’homme juste est
Dieu. " L’évasion, dit Socrate (176b), c’est de s’assimiler à Dieu
dans la mesure du possible ". Ce qui est plus ou moins réussi c’est
l’évasion hors du monde sensible, hors de la vie de la Cité. Elle l’est
est dans la mesure des efforts que chacun fait pour y réussir. Mais à
supposer qu’il se rencontre un homme vraiment juste, celui-ci est tout à
fait Dieu. Il n’y a pas d’autre critère de la divinité que la justice.
Ainsi le but de cette page est-il bien de définir Dieu. L’emploi du mot
‘theos’ par Platon est rarement au pluriel. Cependant son emploi au singulier ne se fait ailleurs
jamais autrement que précédé de l’article défini. C’est ainsi qu’on l’a
trouvé plus haut en 151d (voir la leçon VII). On rencontre ailleurs encore
par exemple : "aei o theos geômetrei". Il s’agit alors dans tous les cas d’un
certain dieu, un dieu déterminé, celui dont il peut être question dans le
contexte. Quoiqu’il ne s’agisse pas de tel ou tel olympien, il ne s’agit
pas non plus pour autant d’un dieu unique. Mais ici, dans cette discussion
avec Théodore, il n’y a pas d’article, l’auteur semble employer le mot
comme le font les théologiens. Est-ce à dire qu’il se dégage de ce passage
une conception monothéiste ? " Dieu est suprêmement juste "
(176b), voilà tout ce qui est dit de lui. C’est peu pour une
théologie ! Il n’y a toutefois aucune raison de penser que d’autres
éléments de doctrine, qui seraient indispensables, feraient
malheureusement ici défaut et qu’on serait donc dans l’impossibilité de se
prononcer. Il faut au contraire considérer que toute la théologie de Platon est ici. Si l’on attend du monothéisme platonicien qu’il se
rapproche du judaïsme ou du christianisme, cela ne fait pas le compte. Son
Dieu n’est assurément pas créateur. Il n’a d’ailleurs pas plus à voir avec
les ridicules petits démiurges de la cosmogonie grecque qu’avec l’auteur
de toute chose tel qu’on le rencontre dans la Genèse. Simplement,
si l’idée de la création est étrangère à Platon, comme elle l’est aux
Grecs en général, s’il l’écarte, ce n’est pas pour lui préférer une sorte
de succédané, une pâle imitation, qui serait la mise en ordre du chaos
préexistant. Encore qu’il ne faille pas sous-estimer le sens que peut
prendre cette fonction démiurgique lorsqu’elle est repensée
philosophiquement. Socrate souligne ailleurs (dans Phédon, 97b-98b)
l’importance de l’héritage qu’il reçoit d’Anaxagore.
C’est l’esprit qui est le démiurge. Par là on sort de la cosmogonie sans même
y être entré. La fonction de Dieu dans la philosophie de Platon n’est donc pas de
répondre à la question : pourquoi tout ceci existe-t-il ? C’est
une fonction toute différente de celle que lui attribuent les mythes que
l’on rencontre absolument partout sur la planète, qu’il s’agisse de celui
de la Genèse, de celui que se racontent les Murngin de la terre
d’Arnhem, tel que le rapporte Claude Lévi-Strauss dans la Pensée
sauvage, ou des récits que se font les Japonais, les Esquimaux ou d’autres.
Son rôle n’est pas de rendre compte de l’arbre et de l’étoile,
de l’inondation annuelle, de la nuit polaire ou du séisme, etc. Le Dieu platonicien partage-t-il avec celui de la
Bible le rôle de juge ? N’est-il pas juge et
rémunérateur ? J’ai montré il y a quelques instants que chacun recevait exactement
ce qu’il méritait : l’homme juste est heureux, l’homme injuste est
malheureux. Mais j’ai montré aussi qu’il ne s’agissait
nullement d’une récompense et d’un châtiment. Comme l’explique encore le
mythe d’Er (République, 617e) on ne saurait séparer un
choix de ses conséquences ; celui qui choisit la vie la plus mauvaise
ne peut pas s’épargner de subir les atrocités qu’elle implique, "theos anaitios"
Dieu n’est pas cause ! Dieu n’a donc pas à
intervenir pour lier le bonheur à la vertu ou le malheur au vice. Le
bonheur est dans la vertu et le malheur dans le vice. Dieu n’a pas besoin
d’être juge et rémunérateur. Si le juste ne devait agir que par crainte de
la réputation qu’auprès de Dieu a l’injustice, la justice ne serait qu’un
conte de vieille femme (176b). C’est en fait un tout autre Dieu que celui
de la Bible qui apparaît dans Théétète. Si Dieu est
suprêmement juste, la justice qui lui est ainsi attribuée n’est cependant
pas celle de la fonction de juge. Il est juste en un autre sens. Tout le
sens du dialogue dans lequel est inséré ce passage est d’établir qu’il n’y
a d’esprit que dans un acte par lequel l’esprit outrepasse ses propres
connaissances, que dans la connaissance la plus basse il y a déjà tout
l’esprit, qu’on ne peut renoncer à une parcelle de souveraineté de
l’esprit sans perdre tout l’esprit. C’est cette leçon qui éclaire ce que
signifie la justice. C’est en effet dans l’opposition du philosophe au
politicien, dont Protagoras est le paradigme, que s’élabore la notion du
juste. Il est donc permis, et plus que cela requis, de penser que le juste
n’est rien d’autre que l’auto-proclamation de l’esprit et de ses
exigences. C’est en effet faute de la reconnaissance de cette nécessaire
transcendance, que Platon appelle ici Dieu, qu’on tombe entre les mains
des politiciens. Dieu c’est l’esprit. Leçon III (Théétète 156a-157d)
SOCRATE.
Regarde autour de nous, si aucun profane ne nous écoute, je veux dire ceux qui ne croient pas qu'il existe autre chose que ce qu'ils peuvent saisir à pleines mains, et qui nient l'existence et des actions et des générations et de tout ce qui est invisible. (trad Cousin+Dorion) La discussion qui vise à définir la science porte
nécessairement Socrate et Théétète vers le problème défini parfois comme
celui du relativisme. En effet si la science est sensation, comme le
garçon en propose l’hypothèse, il faut examiner ce que la sensation peut
enseigner. Or, évidemment, rien de constant, rien de fixe, rien
d’immuable, ne peut en être espéré. C’est pourquoi, comme le disent à
juste titre les commentateurs, se trouve exposée aux pages 155e-157d la
thèse du relativisme absolu. On peut assurément la juger excessive, déraisonnable, et
ne la tenir que pour une extrapolation bien représentative de la manière
de Platon, toujours enclin à développer ce qui est connexe ou seulement
sous-jacent et, au pire, prudemment implicite dans les doctrines qu’il
combat. Cependant on aurait tort de penser que la polémique est
aujourd’hui sans objet et que ce passage n’a aucune résonance
contemporaine. Il y a au contraire le plus grand intérêt théorique à bien
expliciter aujourd’hui tout ce qui peut se rencontrer derrière les mots
employés dans ce texte vieux de près de vingt-quatre siècles. Si l’on y
est suffisamment attentif ce n’est pas une simple hypothèse d’école qu’on
entend discuter ici, mais une philosophie qui, par d’autres moyens sans
doute que ceux dont on disposait dans l’Antiquité, soutient qu’il n’y a
pas de substances, que rien ne peut à proprement parler être, que tout
n’est que rapports et que ceux-ci sont nécessairement changeants. La
philosophie dialectique sans doute, dans son acception moderne, était
inconnue de Platon, mais non une certaine forme de pensée avec laquelle
l’hegelianisme et le marxisme ont bien du rapport. Les quelques lignes (155e-156a) dans lesquelles tout ce
qui va suivre est réservé aux initiés ouvrent le passage. Puis la doctrine
secrète est ainsi exposée : 1° le mouvement suppose un agent et un patient, et par
conséquent, relativement au problème qui est débattu dans cette œuvre,
relativement à la science, il suppose un sensible et une sensation (156a-c), Au delà (157c-d) Socrate rappelle à son interlocuteur le
rôle auquel il entend se borner, délivrer son esprit de la thèse dont il est porteur. Celle que Théétète précisément a avancée (151e) voulait
être celle de Protagoras, que la science n’est pas autre chose que la
sensation. S’en emparant, Socrate a aussitôt montré que dès lors qu’on
admet la définition proposée il en découle qu’il n’y a pas lieu de
rechercher au-delà de ce qui apparaît à la vue, au toucher, etc. une
science qui ne peut être qu’en eux. C’est à dire qu’elle impliquait que la
vérité fût dans l’apparence. Celle-ci ne peut même plus se distinguer de
l’être : telles les choses m’apparaissent, telles elles me sont. Or
comme rien ne saurait être qualifié toujours de la même manière, comme
toute chose est mouvante, on est du même coup conduit à dire qu’il n’y a
pas d’être mais seulement du devenir (152d). C’est cette dernière
affirmation qui fait l’objet du discours "ésotérique", qui ne
développe rien d’autre en effet. Dès le moment où il le présente, où il
l’introduit (155e), Platon substitue une définition de l’être à une
autre : l’être n’est pas dans ce qu’on peut à pleines mains
étreindre, il est dans les actions, dans les genèses, autrement dit il
n’est pas dans le stable, l’immobile ou le fixe, mais dans le mouvement.
Cette définition n’est assurément pas surprenante en soi. Ce qui retient
l’attention c’est l’opposition dans laquelle l’auteur la fait entrer.
Elle n’est pas ici destinée à contraster avec la thèse des Idées purement
intelligibles, mais avec celle qui réduirait le sensible à la chose, qui
le chosifierait. Une place est donc à l’avance réservée à une critique
dont on voit poindre le sens dès 157e : s’il arrive que je rêve ou
que je sois malade, comment puis-je échapper à l’affirmation que mes
songes ou mes folies sont vrais ? Et si je prétends y échapper,
comment puis-je maintenir que la science est dans la sensation ?
Comme effectivement chacun, même Protagoras, fait bien la différence entre
le rêve et la réalité, il est évident que la science est au-delà de la
sensation. Mais c’est anticiper. Il faut revenir au point de départ. L’affirmation que rien n’est mais que tout devient, la
thèse d’un mobilisme universel, conduit à celle d’un relativisme absolu,
c’est à dire à l’affirmation que dans l’ordre de la science il n’est
possible de connaître aucune substance, partant d’atteindre aucune vérité.
La démonstration procédant par étapes, il est utile de les suivre une à
une. La première consiste dans l’énonciation du principe que tout
mouvement (toute action) suppose un agent et un patient. Il y a un acteur
du mouvement et une chose qui le subit. En surmontant l’apparente banalité
de la remarque il convient de relever que cette définition de l’être
suppose la dualité et bien davantage que celle-ci, puisque l’auteur
précise aussitôt que chacune de ces deux formes est infinie en nombre. On
est bien là dans une philosophie opposée à celle de Parménide et qui
l’éclaire vivement. Pourquoi en effet celui-ci prétend-il que l’être est
un ? Ceci ne se comprend qu’en opposition avec la thèse présentement
examinée et soutenue par tous ses adversaires, que l’être est deux,
puisque le devenir, qui est le seul être, est deux. Sur ce point
absolument fondamental s’opposent deux philosophies. Ou bien on explique
toute chose par une essence, qui à défaut d’être infinie est au moins
éternelle, ou bien on explique toute chose par "l’approche et la
friction mutuelle" (156a). Ce que Platon veut montrer dans
Théétète, comme il le fait aussi par ailleurs, c’est les
difficultés auxquelles s’expose cette dernière philosophie. Mais, si
souvent qu’il semble vouloir soutenir la thèse des Idées éternelles, il ne
faut pourtant pas oublier que ce sont les difficultés auxquelles à son
tour elle s’expose qui sont mises en évidence dans Parménide
dialogue qui porte, significativement, le nom de l’illustre éléate, et qu'elle est radicalement rejetée dans le Sophiste, non par Socrate il est vrai, mais par un étranger qui ne vient de nulle part ailleurs que d'Elée. Quoi qu’il en soit de la relation du platonisme à
l’éléatisme, la doctrine d’Héraclite prolongée par Protagoras, que je vais
nommer par commodité doctrine Héraclite-Protagoras, formule aussi une
théorie de la connaissance. Trop sommairement elle peut être définie comme
un relativisme. Le relativisme est en ceci que " l’homme, comme le
dit Protagoras, est la mesure de toute chose " (152a). Et non pas
l’homme en général, mais tel et tel, y compris dans leurs contradictions.
C’est de cela que se moquera plus loin Socrate en demandant pourquoi
l’homme et non pas "le pourceau ou le cynocéphale" (161c).
Cependant cette interprétation, quoiqu’elle ne soit pas fausse, ne permet
pas encore de voir se déployer complètement la doctrine. L’agir et le
pâtir, le caractère mutuel des approches et des frictions d’où sortent les
rejetons, imposent une idée, qui est à la fois plus et moins que celle du
relativisme. Elle est moins parce qu’on voit mal ce qu’elle peut
clairement signifier dans le contexte gnoséologique de l’Antiquité
grecque. Comment un contemporain de Platon pourrait-il en effet expliquer
de quelle manière précise un corps agit et l’autre subit, de quelle
manière précise surgissent de leur rencontre d’un côté des sensibles et de
l’autre des sensations ? Plutôt que d’affronter une telle difficulté,
et plutôt que d’assumer la confusion qui en résulte immanquablement,
n’est-il pas préférable de faire le choix de la clarté, quand bien même le
prix à payer en serait une excessive abstraction ? C’est bien
pourquoi Platon, au moins implicitement ici renvoie son lecteur à la
doctrine des Idées, y compris dans une interprétation éléate : il y a
une essence immobile du blanc, du sec, du chaud, etc. Mais en opposition à
cette vénérable doctrine, par cette raison que le contexte gnoséologique
est différent, il ne m’apparaît pas aujourd’hui impossible de soutenir
plus solidement qu’il y a vingt-quatre siècles la doctrine
Héraclite-Protagoras. Parce qu’il est possible de lui conférer un contenu plus
précis qu’autrefois, ce n’est plus du relativisme. On n’est plus condamné
à faire la remarque que chacun a des sensations différentes de celles des
autres, ni que celles qu’il reçoit à un moment déterminé sont différentes
de celles qu’il reçoit à un autre moment. On n’en est plus à seulement
remarquer les variations qui interviennent d’un individu à l’autre, ou
chez un même individu d’un instant à l’autre. On est en mesure d’expliquer
dans quelles conditions d’une certaine rencontre doit nécessairement
surgir plutôt ceci que cela et en particulier comment de la friction d’une
puissance d’agir et d’une puissance de pâtir déterminées doivent
nécessairement sortir, à titre de rejetons, un sensible déterminé et une
sensation déterminée. Que le vin paraisse doux plutôt qu’amer (159c-e), ce
n’est plus seulement l’objet d’un constat quasi scandaleux, c’est celui
d’une explication de nature scientifique, biochimique en l’occurrence, qui
détermine très précisément comment s’édifient dans l’organisme des
molécules complexes. Dans cette perspective l’être ne réside plus dans une
substance mais dans un rapport. Aucune chose n’est ce qu’elle est en vertu
d’une essence éternelle, mais en fonction des relations dans lesquelles
elle entre avec les autres. Loin de condamner ceux qui l’adoptent au
relativisme, philosophie molle et superficielle en ce qu’elle aboutit
inévitablement au scepticisme, cette manière de penser leur permet au
contraire d’établir des savoirs, comme cela est devenu manifeste dans les
sciences au XIXe siècle. Il faut donc reconnaître que c’était
potentiellement à une philosophie dialectique qu’ouvrait la voie la
doctrine qui est discutée dans ce dialogue. Il serait évidemment
illégitime de reprocher à Platon de ne l’avoir pas vu. II est plus
judicieux de mettre en évidence au contraire que, malgré l’impossibilité
de donner en son temps à cette orientation le développement, la cohérence
et la pertinence nécessaires à sa bonne intelligence, il ait accordé dans
son œuvre à sa discussion une place non négligeable. * En quoi ce mythe nous concerne-t-il, demande Socrate à
son interlocuteur ? Si, après les remarques qui précèdent, la
question n’a plus besoin d’être posée, par contre on peut dire que la
façon dont elle l’est par Platon confirme les remarques qui viennent
d’être faites. La doctrine discutée est présentée comme un mythe :
parce qu’effectivement il est impossible de lui donner un contenu
rigoureusement exprimé, elle prend inévitablement l’apparence d’un récit
en quelque sorte généalogique, où il est question, sinon de mâle et de
femelle, en tout cas d’union et d’enfantement, de rejetons et de familles.
Les sensibles et les sensations sont les enfants du corps qui agit et de
celui qui pâtit, comme quelques instants auparavant (155d) Iris avait été
faite fille de Thaumas. Il y a donc bien là une manière allégorique de
parler, à ceci près que, contrairement à celle qu’on rencontrera dans la
leçon VII à propos de la maïeutique ou procréation des idées, ce n’est pas
le goût de la métaphore qui conduit à s’en servir, mais l’impossibilité de
s’exprimer en toute rigueur. Je ne saurais mieux définir ce qui distingue
le mythe de l’allégorie. Le mot doit donc recevoir ici la même valeur que
lorsqu’il est employé par exemple dans Phèdre à propos de
l’attelage ailé (246a, etc.). Est-ce littéralement qu’il faut entendre vitesse et
lenteur dans les mouvements qui produisent sensibles et sensations ?
Assurément non. Mais Platon, essayant de faire précise autant que possible
la description qu’il donne de ce que serait la science (epistèmè) selon la doctrine
Héraclite-Protagoras, emploie les termes lent et rapide afin de tenter de
concevoir comment des rapports déterminés produisent des résultats
déterminés. Ainsi dans leur rapport l’œil qui voit et l’objet vu
engendrent deux rejetons jumeaux : la sensation d’une part et de
l’autre la qualité sentie. Ici la métaphore généalogique touche à sa
limite, car les géniteurs ne survivent pas à l’engendrement de leurs
rejetons. Non qu’ils meurent, mais ils sont eux-mêmes transformés par cet
acte, par ce rapport de génération. L’œil se remplit de la vision et
devient voyant, l’objet vu se remplit de blancheur et devient blanc. En
même temps qu’il dit que la sensation et la qualité sont des abstractions,
Platon dit encore que l’œil qui ne verrait pas ou que l’objet qui ne
serait pas vu ne sont rien, autrement dit que l’œil immuablement identique
à lui-même et l’objet immuablement identique à lui-même, tels qu’ils
seraient dans une essence éternelle, qui n’entreraient en relation avec
rien, sont indéterminables. Moins encore, ils ne sont rien, absolument
rien : ce qu’il est, rien ne l’est en soi et par soi. Ce sont les
rapports dans lesquels elle entre qui font que chaque chose est ce qu’elle
est, ou, pour mieux dire, devient ce qu’elle devient, sans pouvoir jamais
être, au sens où l’être serait immuable, bien qu’elle ne puisse pour
autant se confondre avec une autre. Il est très remarquable que Platon,
qui ne peut tirer d’appui ni de la thermodynamique, ni de la théorie
évolutionniste, ni de la physique atomique, puisse néanmoins s’exprimer si
clairement. La capacité qu’il a eue de saisir l’héraclitéisme ou de lui
donner un sens est absolument admirable, et après son explication j’en
viens à douter qu’un philosophe antique puisse encore légitimement
qualifier Héraclite d’obscur ! On voit très bien en particulier que
la distinction de l’agent et du patient ne saurait aucunement conduire à
figer les choses en deux catégories, les unes étant toujours les auteurs
des mouvements et les autres toujours les subissant. De même on ne saurait
croire que la "chose" susceptible de sensation n’est
susceptible d’aucune qualité, ni que réciproquement la "chose"
susceptible de qualité est incapable de sensation. C’est seulement dans le
rapport avec une autre chose déterminée que telle est agent, qui avec une
tierce au contraire est patient. L’exposé s’achève par la formulation de ses conséquences
les plus abstraites. Il n’y a pas d’être. Le langage nous masque la
réalité. Les façons habituelles de parler, auxquelles en fait personne
jamais ne peut se soustraire (sinon, depuis Platon, on s’en serait aperçu)
ne peuvent pas rendre compte de ce qui fait les choses, à savoir le
devenir. Même le simple mot "chose" est trompeur. Mais on ne
dispose pas d’un vocable meilleur. On peut certes s’efforcer de dire que
les choses ne sont pas substantielles, qu’elles ne disposent pas d’une
essence éternelle, qu’elles ne demeurent pas identiques à elles-mêmes,
etc. Ces expressions demeurent critiquables en ce qu’elles emploient
toujours le mot chose, qui, à lui tout seul signifie le contraire de ce
qu’on cherche alors à dire. En réalité il n’y a pas de chose, pas d’objet.
Il n’y a pas davantage de sujet. La fixité ne peut davantage être
légitimement recherchée de ce côté plus que de l’autre. Prétendre à la
permanence de ce qui sent ou de ce qui pense, derrière "ses"
sensations ou "ses" pensées, c’est une imposture. Comme
l’affirmera beaucoup plus tard Rimbaud : "je est un
autre !" Cependant c’est aussi le verbe être lui-même qui pose
problème. Non seulement ce n’est pas "je" qui est (ou qui
suis), mais il n’ "est" pas même. On mesure à nouveau à
ce point de la discussion à quel degré atteint la pertinence de
l’interrogation qui vise à chercher s’il va rester possible à celui qui
adopte la doctrine Héraclite-Protagoras de dire quelque chose, de penser
quelque chose. Bien sûr aux substantifs on peut substituer les verbes sous
leur forme de participe et plus précisément de ce participe moyen dont le
français est dépourvu. Mais ce n’est qu’un pauvre subterfuge, puisque même
ce participe a un sujet, si implicite soit-il. L’"en train de" devenir, ou
de se faire (action constructive), de se détruire ou de s’altérer (action
destructive) a beau se garder de l’être en se faisant ou en se défaisant,
il n’en demeure pas moins un quelque chose. La difficulté de penser la
thèse est donc bien grande. On peut douter qu’existe la moindre
possibilité de ne pas créer de la fixité. L’ultime réflexion faite dans cet exposé, celle qui
concerne la nécessité de s’appliquer à un langage correct tant pour
évoquer les composés que les éléments, conduit à se demander sur quoi Platon
fait porter l’accent. Est-il plus difficile de nier la substantialité du
composé que celle du simple, ou au contraire celle du simple que celle du
composé ? On peut sans doute admettre qu’une pierre, un animal ou un
homme soient des composés, que le tout soit formé de parties, par exemple
de membres. Mais ça n’est pas une pensée bien hardie. Cependant si l’on
pense que les parties sont à leur tour formées de parties, etc. on est
conduit à s’interroger sur la pertinence de la notion d’élément, c’est à
dire d’atome. La question qui se pose alors est de savoir si ce passage
constitue une critique de la notion de composé stable, faite en se fondant
sur celle d’unité, ou une critique de la notion d’unité stable, faite en
se fondant sur celle de composé. Dans le premier cas, parce qu’on sait que
toute chose est composée, et parce qu’on pense qu’entre les éléments qui
la composent les rapports ne cessent de se faire et de se défaire, on doit
renoncer à croire à la fixité du composé, ce qui correspond à la thèse
formulée jusque là. Tandis que dans le second, simplement en poussant plus
loin le raisonnement précédent, on doit renoncer à croire à la fixité des
éléments, ce qui constituerait une critique de l’atomisme abdéritain au
nom du relativisme, lui aussi abdéritain. Platon cherche-t-il à mettre en
difficulté Protagoras en s’appuyant sur Démocrite, ou Démocrite en
s’appuyant sur Protagoras ? Il me paraît vraisemblable que l’un comme
l’autre sont visés par lui dans ce passage. Quoi qu’il en soit la critique
de l’atomisme viendra dans la discussion de la troisième hypothèse (voir
la leçon VI). S’étant efforcé de présenter le plus honnêtement du monde
une pensée qui lui paraît dangereuse, Socrate demande à Théétète s’il la
reconnaît pour sienne. L’adolescent tombe dans le piège tendu en s’avouant
incapable de régler sa réponse sur autre chose que sur le propre sentiment
de Socrate. Celui-ci se fait donc un plaisir de lui rappeler ce qu’il lui
expliquait quelques instants plus tôt à propos de son art
d’accoucheur : lui-même de cette théorie ne pense rien, c’est au
jeune homme qu’il revient de penser et de savoir si elle lui convient.
Qu’enseigne cette observation ? Rien évidemment si le lecteur croit
que Socrate ne fait qu’y confirmer ce qu’il a dit plus haut (voir la leçon
VII). Si toutefois il pense que plus haut l’explication de la maïeutique
était restée toute générale tandis que maintenant il la voit à l’œuvre sur
un exemple particulier, il se pourrait que le rappel qui est fait de ses
règles ne soit pas inutile. Le lecteur a bel et bien eu droit à l’exposé
d’une sagesse, d’une doctrine (sofia), à laquelle pourrait aussi bien être
opposée une autre (celle de Parménide). Mais la science, le savoir,
(epistèmè) ne commence
que maintenant, où il faut que le lecteur établisse un certain rapport
d’acceptation ou de refus, d’affirmation ou de négation, entre cette
sagesse et son propre esprit, ce que Théétète est en quelque sorte sommé
de faire pour lui. Plutôt que d’anticiper sur ce qui sera dit à ce sujet
dans la leçon VII, il peut être ici pertinent de tenter de déterminer ce
que Platon retient d’Héraclite-Protagoras. Cette sagesse n’a certes pas
les faveurs de Socrate et si l’on entretenait le moindre doute à ce propos on serait
bientôt édifié par la lecture des pages 179d-184a où l’on trouvera une
sorte de tableau d’honneur dans lequel ne lui est pas donnée la meilleure
place. Pourtant l’examen qui en est fait, la discussion qui lui est
accordée, autorisent à penser que si l’auteur ne tient pas cet adversaire
pour secondaire ce n’est pas seulement parce que le risque qu’on courrait
en adoptant ses thèses est particulièrement grand. Se prononcer en faveur
de cette doctrine c’est certes s’exposer à ne plus savoir ce qu’on dit.
Mais, comme on l’a vu ci-dessus, il s’en faut de peu qu’on ne le sache
suffisamment : en la travaillant l’auteur lui a donné beaucoup de
poids. C’est une bonne raison de penser qu’elle constitue une tentative
très sérieuse, et très respectable aux yeux de Platon pour rendre compte
et de l’existence et de la pensée. Elle n’aboutit pas à une solution
satisfaisante sans doute, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à en retenir. En effet on peut considérer que si Platon préfère
valoriser l’éléatisme celui-ci présente pourtant à ses yeux un risque
inverse de celui que fait courir la doctrine Héraclite-Protagoras, celui
de perdre la philosophie en fixant les Idées. Immobilisées les Idées sont
mortes. Alors la pensée est morte et il n’y a plus de philosophie. Sans
invoquer ici l’enseignement plus développé d’autres dialogues, c’est celui
que la leçon VII pourra tirer du passage concernant la procréation des
Idées. Si l’autre doctrine aboutit, dans l’Antiquité du moins, à
l’impossibilité de penser le quelque chose, parce que quel qu’il soit il
est indéterminable et se confond par suite avec tout, celle-ci à l’inverse
aboutit à l’impossibilité de penser quoi que ce soit du quelque chose
parce qu’en le distinguant inébranlablement de tout autre elle se réduit à
n’en dire que ce qu’autorise le principe d’identité. L’autre doctrine
pour pouvoir penser le mouvement dans les choses le met aussi dans la pensée et
ainsi, dans les conditions grecques, tombe dans la confusion. Celle-ci
afin de ne pas risquer la confusion fixe et les choses et les pensées, et
par là tombe dans le vide. La solution pour Platon va consister à séparer
les choses de la pensée, le sensible de l’intelligible, et à attribuer, de
ce fait, aux Idées un autre mouvement qu’aux choses. Le mouvement est
effectivement dans les choses sensibles, mais ça n’est qu’en elles que
règne la confusion. Car en ce qui concerne les Idées, elles restent bien
distinctes les unes des autres, elles ne passent pas l’une dans l’autre.
S’il y a bien pourtant un certain mouvement dans le monde intelligible,
c’est celui de l’esprit qui, lui, passe d’une Idée à l’autre et doit le
faire pour rester vivant. Il y a donc, comme on le sait, une dialectique
platonicienne, mais elle est toute différente de la dialectique
héraclitéenne. Chez l’Ephésien elle préfigure ce que sera la dialectique
hegelienne et marxiste parce que c’est la contradiction qui y est à la
fois le moteur du devenir et celui de la philosophie. Tandis que pour
Platon il serait scandaleux que la contradiction entre dans la
philosophie. Pour cette raison il se refuse à penser le devenir. Mais dans
la mesure où c’est l’esprit qui doit être porteur des Idées, sans quoi il
n’y a plus d’esprit, il y a une dialectique qui n’est rien d’autre que
l’inlassable mouvement de l’esprit de l’une à l’autre, inlassable parce
qu’il ne peut effectivement s’identifier à aucune, dans laquelle il se
reposerait, quoique cependant il ne soit rien d’autre que ses idées.
Platon refuse qu’il soit dans une idée ou même dans toutes, quoiqu’en
dehors d’elles il ne soit rien. Telle est la solution qu’il apporte au problème non pas
tant de l’être, qui pour lui n’en est pas un, mais de la connaissance. A
tout prendre, on le voit, autant elle est éloignée de la doctrine
Héraclite-Protagoras, autant elle l’est de la philosophie éléate (au moins
dans sa version historique, car Platon semble avoir des raisons de
considérer que celle de Parménide était "d’une profondeur absolument
sublime" et "d’une complexité inimaginable", comme il le
dit en 184a ; mais cette profondeur et cette complexité pourraient
bien n’être que celles de la philosophie platonicienne). Pourquoi dans ces
conditions tient-il la seconde en plus haute estime que la première ?
Le vide de la pensée vaut-il mieux à ses yeux que la confusion ? A
cette question il faut indiscutablement répondre par l’affirmative. On
peut d’ailleurs le comprendre dans son contexte. Sans insister sur ce qui
a été montré ailleurs, dans la leçon II, je peux me contenter de rappeler
ici que la très urgente lutte contre les sophistes, politiciens
démagogues, rendait particulièrement aiguë la nécessité de distinguer les
choses et, en quelque sorte, d’appeler un chat un chat. Leçon IV (Théétète 184c-185e)
SOCRATE. Fais attention : quelle est la plus correcte des deux réponses, que nos yeux sont ce en quoi nous voyons ou que nous voyons par leur moyen, que nos oreilles sont ce en quoi nous entendons ou que nous entendons par leur moyen ? (trad Cousin+Dorion) Ce passage est apparemment loin des préoccupations qui
dominaient le dialogue dans le moment où il discutait des thèses
d’Héraclite et, a fortiori, de Protagoras. La première invitait à
réfléchir au concept de l’être et à lui substituer celui du mouvement,
tandis que la seconde introduisait une méditation sur la politique, telle
du moins qu’elle était pratiquée par les rhéteurs de l’Antiquité.
Néanmoins c’est bien le présent passage qui seul exprime une réponse à la
question initiale posée à Théétète : qu’est-ce que la science ?
Non seulement il constitue un retour évident à l’objet du dialogue, mais
c’est un retour appelé par l’évocation même des philosophies ionienne et
thrace. C’est en tout cas dans l’examen de cette dernière que j’ai pu
relever (voir la leçon I) que se posaient des questions non encore
résolues sur le rapport de la sensation à l’âme. Protagoras assimilant la
sophistique à la médecine jouait sans doute trop rapidement son coup pour
qu’un auditeur acquis à ses thèses, comme Théodore, en relève le tour de
passe-passe, mais, même sans l’avoir relevé sur le moment et sans établir
à présent avec lui de relation explicite, il fallait bien que Socrate y
revienne. Ce passage (184b-187b) établit donc que la science est
autre chose que la sensation. Il a dans le dialogue une fonction tout à
fait décisive, puisqu’il permet d’écarter la première définition de la
science proposée par le jeune homme. Même s’il ne lui fournit pas encore
de réponse satisfaisante, il oblige à reformuler la question. Il peut
d’ailleurs être très justement retenu comme une contribution profonde de
la philosophie platonicienne à la théorie de la perception. Puis dans un deuxième temps, de la réponse fournie par le
jeune homme on va vers l’idée que les sens sont l’instrument de l’âme
elle-même et que ce n’est rien d’autre qu’elle qui sent, bien qu’il
faille rapporter les sens au corps. L’argument fourni par l’auteur est que sont
nécessaires à la perception certains concepts très abstraits, qui ne
peuvent évidemment avoir leur origine dans les sens : ce sont des
concepts communs aux sensations (184d-185c). La belle réponse fournie par Théétète mettant en évidence
l’intervention de l’âme, comble de joie Socrate, qui ayant fait un rapide
mais remarquable éloge de son interlocuteur (185e) lui fait dégager
(185c-186b) les premiers de ces concepts généraux : l’être et le
non-être, l’identité et la différence, l’unité et la pluralité, que Platon
appelle les communs (ta koina). De là enfin découle la conclusion attendue (186b-187a),
non seulement de ce bref passage mais encore de toute la longue première
partie du dialogue qui, avant deux autres plus brèves, examinait la
première définition que le jeune géomètre proposait de la science. Non,
elle ne peut pas consister dans la sensation, parce que celle-ci n’est pas
en mesure d’atteindre l’être et la vérité (ousia kai alètheia). Malgré une critique qui portait contre l’héraclitéisme
(179d-184b) et s’achevait en outre sur un éloge de Parménide, Socrate ne
s’estime pas encore vainqueur, parce que le combat ne s’est pas tant
déroulé sur le plan gnoséologique que sur le plan ontologique. Or la
question initiale ressortit bien au premier. Il faut d’autant plus y
revenir que lorsqu’il avait exhumé Protagoras, le faisant comme il le
disait peu après (171d) " sortir de terre jusqu’aux épaules ",
Socrate lui avait fait tenir certains propos qui méritaient d’être relevés
et qui ne l’avaient pas encore été dans le contexte d’un débat portant
plutôt sur la destination ou en tout cas l’utilisation que sur les
fondements philosophiques implicites et quelque peu ésotériques de la
sophistique et de la rhétorique. Mais on n’avait rien perdu pour attendre
et à présent le moment est venu de régler leur compte définitivement à celles-ci. Revenant donc de l’être à sa connaissance en même temps
que de Théodore, qui lui donnait la répartie depuis qu’il avait approuvé
la prosopopée de Protagoras, à son élève, Socrate lui demande par quoi
l’on voit et par quoi l’on entend. La réponse ne saurait surprendre,
puisqu’elle est dictée par le demandeur. Mais c’est plutôt sa question qui
mériterait de le faire, parce qu’elle ne va nullement au-devant d’une
évidence. Au contraire elle vise à dépasser la théorie implicitement
admise par ses adversaires et qui consiste à admettre que " les
sensations siègent en nous comme dans des chevaux de bois "
(184d). La finalité du débat est la mise en évidence de l’intervention du
jugement dans la perception, laquelle ne peut donc qu’abusivement être
réduite à la sensation. Même si l’objet de ce texte n’est pas d’établir
comment ce jugement est possible, je rappelle toutefois que sur ce point
Platon aime à recourir au mythe et qu’il donne le souvenir pour
explication (voir Ménon, 81b-d, Phèdre, 246a-249d et aussi
la République, 614b-621b). Est-ce que ce n’est pas une
tentative de concevoir un niveau supérieur, surempirique en quelque sorte,
de l’expérience, par lequel le niveau inférieur est informé ? Car
enfin, sauf à être prise au pied de la lettre (ce qui la fait sortir de la
philosophie), cette évocation d’une vie antérieure ne peut pas être prise
autrement que comme une métaphore de ce qu’il y a d’antérieur dans la vie.
Or ce qu’il y a d’antérieur dans la vie c’est ce que chacun appelle
l’expérience. Le mythe du souvenir est donc une invitation, c’est en tout
cas ainsi que je l’interprète, à distinguer dans l’expérience deux
niveaux, le premier simplement empirique, qui est celui du divers et
l’autre, le niveau que j’appelle surempirique, qui est celui des Idées, ou
formes qui déterminent ou informent le divers. J’y reviendrai plus loin
dans cette même leçon. La façon dont Socrate mène la discussion, plus encore que
son aboutissement, mérite attention. Car nullement anodine paraît être la
remarque qui est faite comme en passant sur la nécessité de bien s’entendre sur les mots.
L’auteur demande qu’on veuille bien l’excuser. Il n’a
pas coutume de pinailler. L’abstraction philosophique autorise une
certaine négligence sur le vocabulaire. Il n’est pas utile de le fixer
rigoureusement comme le font les géomètres, puisque c’est la discussion
dialectique qui lui donne son sens et non une quelconque définition. Ceux
qui croient pouvoir régler les problèmes philosophiques en procédant comme
font les géomètres se trompent de niveau de connaissance. Cela Socrate ne
le dit pas à Théodore et Théétète, qui pourraient s’en étonner. Mais le
lecteur de la République, et en particulier de la page 533b-c, se souvient que les mathématiques procèdent d’hypothèses, tandis
que la dialectique, c’est à dire la philosophie elle-même, ne le peut pas.
On ne peut donc qu’être attentif à la demande de précision scrupuleuse qui
est faite ici. Ne manque-t-on pas à la dialectique elle-même en étant
sourcilleux sur les termes, ne prend on pas les mots pour les
choses ? Cependant dans ce cas précis c’est la lutte contre les
sophistes qui exige la précision. La négligence serait coupable
puisqu’elle autoriserait la tromperie. Aussi longtemps que l’alternative
de la précision est la noblesse dialectique il n’y a pas lieu de se
laisser obnubiler par le vocabulaire. Lorsqu’en revanche l’alternative
est le sophisme il n’y a pas de honte, bien au contraire, à demander la
correction terminologique. Ce n’est pas du fétichisme que de se donner les
moyens de débusquer Protagoras et ses semblables dans les approximations
où il gîtent. Or en l’occurrence ils comptent bien sur l’insouciance ou
l’inattention pour faire passer en contrebande leur doctrine. Les sens sont-ils "ce en quoi" ou "ce
par le moyen de quoi" nous percevons ? L’alternative semble
effectivement oiseuse et de tout autre que de Théétète on s’attendrait à
ce que retentisse un ricanement ou une moquerie, une réaction par laquelle
en vérité il souhaiterait se protéger de la mise en examen de sa doctrine.
Mais l’interlocuteur de Socrate n’est ni un sophiste, ni un de leurs
admirateurs écervelés (comme Phèdre par exemple). C’est un garçon entraîné
à la rigueur de la pensée mathématique. Plus clairvoyant sans doute que le
lecteur, il comprend immédiatement l’intérêt de l’alternative proposée par
l’infatigable questionneur. De la même façon qu’il admettait que les
sensations fussent dans le corps (de l’homme malade ou du bien portant),
Protagoras retenait aussi que les opinions étaient dans l’âme. Le médecin
savait inverser les dispositions du corps afin que les sensations
malfaisantes cédassent la place aux bienfaisantes et, parallèlement, le
sophiste et le rhéteur devaient savoir inverser les dispositions de l’âme,
afin que les mêmes choses qui engendraient des opinions pernicieuses en
engendrassent de salutaires. Cette théorie en apparence simple et vraie
supposait cependant la proposition fondamentale nécessaire aux sophistes
que Platon combat inlassablement, à savoir que dans la connaissance
l’esprit fût passif. En effet elle implique premièrement que la perception
soit tenue pour une fonction passive, une fonction d’enregistrement, par
laquelle l’âme reçoit des choses une impression par l’intermédiaire du
corps et de ses sens, deuxièmement que l’opinion ne soit elle-même qu’une
impression reçue par l’âme des sensations qui l’ont assaillie, autrement
dit que le jugement soit lui aussi passif, pour ne pas dire inexistant.
Les deux points sont liés, mieux que cela enchaînés l’un à l’autre, et
leur portée philosophique est immense. Les tenant ensemble pour commencer,
je dirai que si la théorie de la connaissance ne fait pas apparaître le
plus haut niveau de l’esprit dans le degré le plus bas de la connaissance,
c’est immanquablement le plus bas qui apparaît dans le plus haut. Je vais être plus précis et je commence par la
perception. Platon montre que la perception est plus complexe qu’on ne le
croit souvent et qu’elle implique une activité de l’esprit dans laquelle
on ne peut reconnaître qu’un jugement, quel que soit le nom qu’on lui
donnera : cette fois le fétichisme n’est pas de mise. En effet, bien
qu’il ait l’air de pinailler à ce point qu’il se sente obligé de s’en
défendre, Socrate pose une question dont la portée est définitive. En
établissant une distinction entre "ce en quoi" et "ce
par le moyen de quoi" elle permet de rompre le consensus implicite qui
avait jusque là permis à la thèse de Protagoras de tenir contre les
assauts qui lui avaient été livrés. Elle ne pouvait se prévaloir d’une
apparence flatteuse que dans la mesure où n’avait pas encore été faite
l’analyse de la perception. Il ne suffit plus ici de poser au médecin de
l’âme, ni de noyer l’apprenti philosophe dans les flots universellement
mouvants du devenir. Ces idées étaient trop générales pour être mieux que
rhétoriques. Il faut résister à un examen scrupuleux et maintenant
s’entendre sur ce que c’est que voir, toucher, etc. Or ce qui apparaît
clairement à Théétète dès que la question pertinente lui est posée, c’est
qu’il y a dans la science (epistèmè) quelque chose qui ne doit rien à la
sensation, car ce que je vois, touche, etc. je le vois, le touche, etc.
effectivement "par le moyen" des yeux, des mains, etc. mais pas du
tout "en" eux. Il y a quelque chose que l’on voit, touche,
etc. et que cependant on ne peut pas du tout voir "en" les
yeux, toucher "en" les mains, etc. Cela prouve que ce que
l’on croit voir, toucher, etc. "en" eux n’est vu, touché,
etc. en fait que "par leur moyen". Autrement dit il n’y aurait
pas de perception visuelle, tactile, etc. si n’intervenait en celle-ci un
acte de l’âme, qui consiste à juger (doxazein). C’est "en" un jugement,
quoique "par le moyen" des yeux (par leur voie) ou des mains, ou
d’un quelconque autre sens, qu’est déterminée une sensation, c’est à dire
qu’elle devient une perception proprement dite. Il est d’ailleurs
complètement impossible que ce moment de détermination n’existe pas ;
si n’intervient aucun jugement il n’y a même pas de sensation : je ne
peux pas même dire que je suis le siège d’une sensation de sec ou de
chaud, de froid ou d’humide. Quelle est l’autre main ou l’autre épiderme
par lequel je sens que ma main ou mon épiderme est le siège de ces
sensations ? Supposer que " les sensations siègent en nous comme
dans des chevaux de bois " (184d), c’est inévitablement requérir
d’autres organes pour les y sentir. Cette jolie métaphore, qui évoque les
Grecs entrés frauduleusement dans la ville et attendant silencieusement
que l’heure soit venue de se livrer au carnage, montre à la fois la
passivité à laquelle cette théorie prétend réduire l’âme dans le processus
de la connaissance et l’inanité de cette prétention. D’une part en effet
elle veut dire que les sensations sont mises en l’âme " par les yeux
et par les oreilles " (184b) et que, comme il sera dit beaucoup plus
tard par les philosophes empiristes, " il n’y a rien dans l’âme qui
n’ait d’abord été dans les sens " . Mais d’autre part elle dit aussi
que la perception ne peut sortir de ce remplissage sans une initiative
comparable à celle par laquelle Ulysse, l’âme du cheval de Troie, commande
à ses guerriers, lesquels ne sont que les exécutants de son projet. La
question de Socrate s’inscrit donc dans un débat qui était, il faut le
croire, déjà vif en son temps, où s’opposent une philosophie qui fait de
l’esprit dans le savoir un pur réceptacle, une tablette de cire vierge, et
une autre qui lui reconnaît un certain pouvoir, par lequel il est capable
d’un acte, qui est indispensable à la formation d’une connaissance. * Secondement, concernant le jugement, en prétendant que
les opinions peuvent être remplacées par d’autres lorsque le sophiste
intervient pour changer la disposition de l’âme dans laquelle elles
siègent, Protagoras en remet en cause l’existence même. Selon lui il
n’existerait aucune sorte d’activité de l’esprit par laquelle il ferait
sienne une certaine idée et celle-ci ne serait en lui que comme un dépôt
qu’y laisseraient les multiples impressions subies. Il est d’ailleurs aisé
à partir de là de comprendre qu’il se refuse à distinguer entre elles les
opinions sur le plan de la vérité, puisqu’en anéantissant le seul critère
possible permettant de la distinguer : l’acte de jugement propre à
l’esprit, il a fait exactement ce qu’il fallait pour ôter à ce mot toute
signification. Il importe donc au plus haut point de comprendre que pas
plus que les sensations les opinions ne siègent en nous comme dans
des chevaux de bois. La manière dont est établie à partir de 184e
l’intervention du jugement dans la perception préfigure longtemps à
l’avance ce qui pourra, dans les siècles ultérieurs, être invoqué à ce
sujet. En premier lieu chacun des sens est attribué au corps. "Ce par le
moyen de quoi" on perçoit, la vue, le toucher, etc. appartient à un
organe du corps. L’affirmation relève de l’évidence, aussi est-il
intéressant de s’interroger sur la négation qui lui est implicitement
jointe : au corps n’appartient pas "ce en quoi" on perçoit, ceci
n’appartient en effet qu’à l’âme, ce n’est d’ailleurs rien
d’autre que l’âme elle-même, c’est son jugement. La question portant sur
l’attribution des sens au corps a donc une grande importance, puisque de
la réponse qui va lui être faite dépend l’orientation qui sera donnée à la
théorie de la perception. Il est clair que si, par extraordinaire,
Théétète déclarait que c’est à l’âme que doivent être attribuées la vue,
le toucher, etc. il engagerait par là infailliblement une théorie qui
restreindrait le rôle de l’âme dans la perception à une simple
réceptivité. Au contraire, en faisant la réponse qu’on peut lire, il
confirme la distinction de "ce en quoi" et de "ce par le
moyen de quoi", grâce à laquelle il est possible de reconnaître à
l’âme dans la perception une intervention active. Il s’agit ensuite de mettre en évidence beaucoup plus que
sa simple possibilité, sa nécessité. Le temps suivant de la discussion
procède à un brusque saut du sensible à l’intelligible, de choses telles
que le chaud et le froid, le sec et l’humide, ou encore la salinité, à
d’autres qu’on nommerait volontiers, dans un vocabulaire aristotélicien,
les catégories. Mais on n’est pas pour autant passé d’un problème à un
autre, car ce que montre Platon c’est que les concepts sont à l’œuvre dans
la perception. On ne perçoit pas sans attribuer au sensible un certain
nombre de déterminations, dont la première est nécessairement celle de
l’être. Le caractère commun à plusieurs sensibles, qui appartient à
plusieurs perceptions, est saisi par la pensée, il est conçu et non perçu.
Car les perceptions auxquelles est attribué par exemple l’être peuvent
parvenir par le canal de deux sens différents et par conséquent l’être ne
peut être connu ni par l’un ni par l’autre des deux sens. Il ne le peut
davantage par aucun autre. S’il s’agissait de percevoir un simple
caractère, tel que la salinité, commun à deux objets qui en dehors de lui
n’ont entre eux rien de commun, par exemple à quelque chose qui par
ailleurs est vu et à quelque chose qui par ailleurs est entendu, ce serait
évidemment par le moyen du goût que cela pourrait se faire. Mais quoique dans
cet exemple la salinité soit commune à deux perceptions, elle n’est pas
pour autant commune à toutes les perceptions possibles. Alors que chaque
qualité est perçue par le moyen d’un certain sens, qui est son instrument,
Socrate demande au jeune homme quel est l’instrument qui permet de
percevoir ce qui est commun à tous les sensibles. Quel est l’organe qui
sert d’instrument à l’âme dans la perception de l’être et des autres
communs ? Ou encore, puisque de l’objet de chaque sens on peut dire
qu’il est et lui attribuer quelques autres déterminations communes, quel
est le sens commun à tous les sens "par le moyen duquel" l’âme
perçoit l’être et les autres déterminations communes ? Bien que la question soit posée dans des termes qui
induisent l’idée qu’à cette fin l’âme se sert d’un certain organe, la
réponse de Théétète écarte cette hypothèse, épargnant à son vis à vis un
bien long détour, et va directement au but : pour concevoir les
communs l’âme ne se sert de rien d’autre qu’elle-même, il n’existe
et il n’est besoin d’aucun organe pour cette fin. La réponse ravit Socrate, je
le comprends. Pourtant j’aurais personnellement été beaucoup plus été
intéressé par une réponse qui n’aurait pas abandonné sans suite,
"orpheline", la métaphore de l’organe commun. S’il est en
effet nécessaire de renoncer à l’idée qu’un autre organe existerait
encore, à côté de la vue, du toucher, etc. on pourrait au contraire
examiner sérieusement l’idée d’un produit commun des organes des sens,
d’un résultat de toute l’expérience antérieure (ce qui n’implique pas
nécessairement que l’esprit y soit passif), qui consisterait dans les
communs. Ce n’est certes pas un enfant au berceau qui peut concevoir
l’être et le non-être, le semblable et le dissemblable, le même et
l’autre, etc. Au cinquième siècle avant J-C ça n’est peut-être même qu’un
Grec. Deux mille quatre cents ans plus tard un Murngin ou un Bororo n’en
sont pas encore capables. Il faut avoir assimilé un certain volume
d’expérience pour pouvoir l’organiser de manière complexe et pour que cela
se fasse par la mise en œuvre de "communs". Si indubitablement
intervient dans la perception un acte de l’esprit, il n’en est pas moins
vrai que celui-ci n’est rendu possible que par ce qui a été antérieurement
vécu. Autrement dit ce qui informe le sensible consiste dans
"certaines habitudes de l’esprit" (c’est l’expression de
Lagneau), il a lui-même son origine dans l’expérience. Pour ne pas
confondre ce niveau informant de l’expérience avec son niveau informé, je
l’appelle surempirique. C’est une autre réponse que fait le jeune géomètre, qui a
remarquablement bien compris de quoi on veut le faire accoucher. Toutefois
son intelligence ne relève pas du miracle, si l’on tient le dialogue pour
réel, ni de l’arbitraire de son auteur, si on le tient pour une fiction
littéraire. La réponse décisive du géomètre a été préparée par une
réflexion de géomètre. Avant de dire qu’à son avis c’était l’âme elle-même
et par elle-même qui procédait à l’examen des communs, il a donné une
nouvelle preuve de cette capacité vantée au début du dialogue. En
147d-148b, le lecteur du dialogue s’en souvient, il avait montré une
étonnante capacité de donner au problème des racines carrées une
formulation très générale en distinguant des nombres équilatéraux et des
nombres rectangulaires, les uns étant le carré d’une longueur, les autres,
et c’était là un terme qu’il fallait inventer, le carré d’une puissance.
Ainsi juste avant de parler de son art d’accoucheur des esprits le fils de
Phénarète avait pu admirer les qualités intellectuelles de l’élève de
Théodore. Ceci d’ailleurs explique cela. Il les avait en outre
caractérisées en affirmant : " tu as su comprendre la pluralité
sous l’unité d’une forme ". C’était évidemment un encouragement à
donner une définition de la science (148d). A présent la démarche
intellectuelle semble être inverse, puisque sous le seul vocable de
communs Théétète repère l’être et le non-être, la ressemblance et la
dissemblance, l’identité et la différence, l’unité et le nombre, ainsi que
le pair et l’impair. A l’exception des deux derniers, Socrate, il est
vrai, les avait nommés dans ses répliques précédentes et son interlocuteur
n’a donc pas exactement à les sortir de son propre fonds. Ce serait
toutefois sous-estimer gravement celui-ci que de croire qu’il ne fait que
répéter ce qui lui a été dit. Bien d’autres partenaires des dialogues, et
de moins jeunes, auraient été incapables de reprendre ces termes, tout
simplement parce qu’ils n’auraient pas compris la fonction des communs.
Quoiqu’il aille ici du général au particulier et non l’inverse, comme
c’était le cas au début de l’entretien, le jeune géomètre, précisément
parce qu’il a reconnu la fonction des communs, a compris quelle pluralité
se trouvait subsumée sous l’unité d’une forme. Il prouve ici la même
capacité d’abstraction qu’à propos des puissances. Ainsi se comprend l’exclamation de Socrate : tu es
beau (kalos)
Théétète ! Certes elle contraste avec le portrait physique (143e) qui
a été fait de lui par son maître avant qu’il n’entre en scène. Mais il
n’est pas mauvais de se souvenir que sa laideur est toute
socratique : " il n’est point beau, il te ressemble, et pour le
nez camus, et pour les yeux à fleur de tête ". Cette ressemblance, en
écartant le possible soupçon d’une ardeur passionnée, permet d’ailleurs à
Théodore de faire sans scrupule l’éloge des qualités intellectuelles du
jeune homme. C’est de la même façon qu’on peut maintenant penser que
l’exclamation du philosophe est libre de toute motivation passionnelle. Il
y a néanmoins plus intéressant. Puisque Théétète est l’image de Socrate,
c’est indirectement de ce dernier que parle l’auteur. C’est comme
s’il écrivait : "Tu es beau Socrate !" Bien que celui-ci
soit l’accoucheur qui ne sait lui-même rien et qui s’efforce de tirer de
l’esprit de son interlocuteur les idées dont il est porteur, qu’à ce titre
une comparaison entre lui et celui "qui parle bien" paraisse
inadéquate, c’est pourtant à lui aussi que s’applique le propos de Platon.
Car il lui fait préciser (185e) que sur la question débattue il avait bien
une conviction et que c’était justement celle qui vient d’être exprimée.
Il faut donc lui reconnaître que lui aussi est beau, dans l’exacte mesure
où il joue sur Platon un rôle tout à fait semblable à celui que Théétète
joue sur lui. Il est beau et bon (agathos) parce qu’il épargne à celui qui
bénéficie de son entretien une trop pénible discussion. La seule raison
pour laquelle il l’en fait quitte est qu’il pense droitement, qu’il ne dit
que ce que la raison peut l’autoriser à dire, qu’il ne fait rien d’autre
que de conduire correctement son propre accouchement. Dans cette conduite
se trouve le beau et le bien. On sait que l’aristocratie athénienne se
définissait par ces deux qualificatifs (kaloikagathoi) et que Platon par ses origines
familiales en était membre. Dans ce texte il déplace le sens de ces mots
et, à l’aristocratie de la naissance substitue celle de la pensée, qu’il a
rencontrée chez Socrate, fils d’un ouvrier sculpteur et d’une accoucheuse,
et tous les jours en butte à l’hostilité de ces "kaloikagathoi".
Ceux-ci, parce qu’ils n’ont
qu’une apparence, un semblant d’aristocratie, parce qu’ils se conduisent
généralement comme le font Mélétos, Anytos et Lycon, mais aussi comme les
y autorise l’exemple illustre de Protagoras et de plusieurs autres,
abaissent la cité athénienne jusqu’à juger, condamner à mort et exécuter
celui qui n’est pas seulement innocent, mais qui plus qu’eux est
"kaloskagathos". De la
même façon le jeune Théétète, bien que Théodore ne puisse pas se rappeler
qui était son père (144b), est digne d’être reconnu comme un membre de la
véritable aristocratie, "un homme de tout mérite", ainsi qu’il
est dit dans le prologue (142b). Il a identifié "les communs". Ce sont les
idées les plus générales qui se puissent énoncer au sujet de n’importe
quoi qui est perçu ou susceptible de l’être. Ces communs ne désignent pas
des choses. L’être ou le non-être dont il est question ici n’existent pas
en soi, pas davantage que les autres Idées. Elles n’existent que comme des
qualités attribuables aux choses qui existent et qui sont sensibles, mais
des qualités qui, contrairement au chaud et au froid, au sec et à
l’humide, doivent être attribuées à tout sensible sans exception. Il faut
bien en effet qu’un sensible quelconque soit existe soit n’existe pas, il
faut qu’il soit ou bien semblable ou bien dissemblable de tel autre, en
même temps qu’il est différent de l’autre il est nécessairement identique
à soi-même, chacun constitue une unité et pourtant simultanément il
constitue avec les autres une pluralité. Les communs vont par paire et si
l’on ne peut attribuer l’un il faut attribuer l’autre, ils constituent des
alternatives. Plus cependant que leur rang de commun, de catégories, ce
qui est retenu de ces idées c’est leur abstraction : " l’âme
s’efforce de les atteindre par elle seule et sans intermédiaire "
(186a). C’est pourquoi, bien qu’on ne soit pas absolument contraint de
déclarer que ce qui n’est pas beau est nécessairement laid, que ce qui
n’est pas bon est nécessairement mauvais, ces Idées pourtant sont ici
associées aux communs. Si leur origine n’est pas dans le sensible le plus
immédiat, rien n’empêche qu’elle soit au contraire dans le sensible
surempirique, cette part de l’expérience qui informe l’autre. Si les hommes ont été comme les bêtes dotés par la nature
d’une sensibilité, qui fournit leur âme en impressions d’origine
corporelle, ils ont aussi, et eux seuls, la capacité de produire des
raisonnements. Le mot de Platon (analogismata) évoque moins des chaînes de
raisons que des opérations synthétiques rassemblant le fruit d’une
expérience. Celles-ci, fondées sur une longue pratique et un enseignement
(elles n’ont donc rien de naturel) rapportent les sensations à l’être et à
l’utile. Autrement dit elles rapportent à ces sensations les concepts dont
il vient d’être question. Tout particulièrement elles ont à décider de
l’être (ousia) de ce
dont il y a sensation. C’était précisément une telle opération que Socrate
avait vainement espérée du jeune homme lorsqu’au début du dialogue,
suivant en cela le sentier battu par tous les autres interlocuteurs, au
lieu de dire ce qu’était l’être de la science il en donnait sottement des
exemples. C’est seulement quand on atteint l’être d’une chose
qu’on atteint aussi la vérité, car tant que l’on tient, comme le fait Protagoras
par un choix très délibéré et très conséquent, que toutes les impressions
se valent, c’est à dire que celle du malade est aussi vraie que celle de
l’homme bien portant, il n’est possible de concevoir aucune vérité.
Certaines sensations sont seulement plus agréables que d’autres. C’est au
niveau des apparences que l’on se tient alors. La sensation
" n’atteint donc point l’être (...) ni la science " (186e).
Cette dernière ne réside que " dans l’acte par lequel l’âme
s’applique seule et directement (autè kath
autèn) à l’étude des êtres " (187a). Alors que
ces mots closent tout l’ensemble de la première partie du dialogue,
puisqu’ils en finissent avec la première définition de la science, il est
particulièrement important que son acquis puisse être résumé par l’idée
que la science est un acte, puisqu’on a compris que l’injure faite par
Protagoras à l’esprit était de le tenir pour passif. Leçon V (Théétète 187b-201c) (197a-198a) SOCRATE. Oserai-je t'expliquer ce que c'est que savoir ? Aussi bien je pense que cela nous sera utile. (trad Cousin+Dorion) La discussion dont fait l’objet la seconde hypothèse est
beaucoup plus brève que celle de la première. (Ceci est vrai encore
davantage de la troisième). Mais ce qui l’en distingue surtout c’est
qu’elle ne comporte aucun morceau de bravoure comparable à ceux qu’on a
rencontrés dans les leçons précédentes, aucun développement ouvertement
relatif à la philosophie d’un auteur connu, ni même aucune allusion
clairement identifiable. Une étude de ce dialogue ne peut cependant pas se
permettre de l’ignorer. Même si l’auteur n’a pas cru bon de lui consacrer
le même développement qu’il a accordé à la précédente, les termes dans
lesquels elle s’énonce ne permettent évidemment pas de la négliger. La
seconde hypothèse en effet fait de la science l’opinion vraie (alèthès doxa), tandis
que la troisième ajoute que celle-ci doit être accompagnée de raison (meta logou). Il est
donc manifestement important de retenir de la fin du dialogue et de la
discussion qui y est menée relativement à ces hypothèses au moins deux
leçons concernant la théorie platonicienne de la connaissance. La première, à laquelle est consacré la présente leçon,
concerne le rapport de l’opinion avec la vérité. L’opinion
(doxa), en tant qu’elle en est le
plus bas degré de la connaissance, ne saurait en aucune façon être tenue
pour vraie. Ce niveau de la connaissance, quelle apparence qu’il puisse
donner de la vérité, lui est cependant complètement étranger. Ceci est
établi par une discussion d’où ressort la métaphore du colombier, qui en
est la dernière étape. Même si elle ne la résume pas à elle seule, il n’en
demeure pas moins qu’elle en constitue le but, vers lequel s’oriente tout
le reste. La discussion de la question de l’erreur dans la seconde partie
du dialogue passe en effet par plusieurs temps qui, bien qu’ils ne soient
pas susceptibles d’être coordonnés comme les étapes logiques d’un
parcours, s’ordonnent pourtant comme les phases successives de la mise en
œuvre d’une stratégie, qui ici vise à donner l’audace d’affirmer et de
nier simultanément la même chose. En premier lieu (187e) Socrate cherche à
expliquer l’erreur en distinguant l’opinion exprimée sur ce que l’on sait
de celle qui est portée sur ce que l’on ne sait pas. Après avoir montré
que ce n’est pas par cette voie qu’on peut y parvenir, il tente de le
faire (188c) en opposant le jugement qui affirme ce qui est et celui qui
affirme ce qui n’est point. Comme cette conjecture n’a pas plus de succès
que la précédente, il essaie ensuite (189b) d’établir quelle sorte de
confusion peut se produire pour qu’on prenne l’un pour l’autre, par
exemple le beau pour le laid, le juste pour l’injuste. Vainement. Malgré
la mise en jeu dans la définition du savoir d’une distinction entre la
sensation et la mémoire, malgré la métaphore de la cire (191c) et le
catalogage des esprits en cœurs poilus, en cœurs crasseux, humides ou secs,
il n’y parvient pas davantage. C’est alors (196d) qu’afin d’essayer
une dernière fois de donner du sens à l’hypothèse selon laquelle la
science résiderait dans l’opinion vraie, il forge l’image du colombier,
dans lequel les oiseaux doivent être capturés bien qu’ils soient déjà
pris, ou si l’on préfère sont déjà prisonniers avant d’être capturés. Cette nécessité de l’intervention du jugement pour faire
une opinion est plus évidente dans le deuxième temps de la discussion, où
Socrate déplace la recherche du savoir à l’être. En effet en refusant la
proposition de faire de l’opinion vraie celle qui affirme ce qui est, et
de l’opinion fausse celle qui affirme ce qui n’est point, il établit
clairement la nécessité d’un rapport entre l’esprit et l’être, rapport qui
est dans l’affirmation (ou la négation), c’est à dire dans le jugement.
L’esprit qui juge peut affirmer (ou nier) faussement aussi bien que
véridiquement, propose-t-il d’abord. Le deuxième temps semble devoir
calquer le précédent. Il ne se développe cependant pas parallèlement au
premier. On n’y retrouve pas les quatre explications évoquées ci-dessus.
Il est impossible en effet de situer maintenant la méprise dans le système
de suppositions opposées et complémentaires rapidement mis en œuvre dans
la page précédente. Par contre la discussion s’oriente vers un thème
éléatique. D’une part en effet le premier et d’ailleurs le seul attribut
que Parménide reconnaît à l’être, avec une telle exclusivité qu’on finit
par ne savoir plus lequel qualifie l’autre, c’est l’un. D’autre part dans
un passage souvent cité de son poème, le même auteur affirme que, pas plus
que le non-être ne peut être, il ne peut être pensé. C’est donc sous le signe de sa philosophie
que se poursuit l’entretien, puisqu’on va y retrouver ces deux idées. Celui qui juge, explique Socrate, juge une certaine
chose. Par là il veut dire à la fois et indissociablement que la chose
qu’il juge est déterminée et qu’elle est une. Elle est une parce qu’elle
est déterminée et elle est déterminée parce qu’elle est une. L’unité et la
détermination ne vont pas l’une sans l’autre. La raison pour laquelle elles
sont inséparables l’une de l’autre c’est fondamentalement qu’elles
sont inséparables de l’affirmation de l’être. Il n’y a pas d’être qui ne
soit à la fois un et opposé aux autres êtres. Les caractères quelconques
qui en sont affirmés font à la fois son unité et sa distinction. Par
exemple si j’affirme d’un certain nombre qu’il est un nombre carré, à la
fois je pose son identité de nombre dont la racine est rationnelle et je
l’oppose aux nombres qui ne sont pas dans ce cas et que j’appelle
rectangulaires. Le nombre carré à la fois est carré parce qu’il n’est pas
rectangulaire et il n’est pas rectangulaire parce qu’il est carré. Il n’y
a pas d’autre moyen de juger que de poser du même mouvement l’identité de
l’objet avec lui-même et sa différence avec les autres. C’est pourquoi la
définition selon laquelle l’erreur, le jugement faux, consisterait à juger
ce qui n’est pas doit être repoussée. Ici encore on peut être tenté de trouver quelque peu
expéditif le raisonnement socratique. Enoncer un jugement sur un sujet qui
n’est pas et donner à ce sujet un attribut qui ne lui appartient pas,
est-ce la même chose ? Parler de ce qui est en lui accordant un
attribut qui n’est pas le sien, est-ce la même chose que de parler de ce
qui n’est pas ? Mais c’est justement ce que refuse Platon :
" juger faux est donc autre chose que juger choses qui ne sont
point " (188b). Si l’on y prend garde on comprend que ce raisonnement
est caractérisé par le refus de faire de la science le simple
enregistrement, la pure intériorisation, par l’esprit d’une manifestation
qui lui est extérieure. La science implique un jugement, c’est à dire
l’affirmation (ou la négation), laquelle, établissant la distance et
l’incommensurabilité entre le juge et le jugé, établit du même coup le
premier en tant qu’esprit, ou sujet, et le second en tant que simple être, ou objet. Si l’argumentation platonicienne prend ici appui sur
l’héritage philosophique parménidien, cela signifie-t-il pour autant que
l’éléatisme sorte renforcé de la lecture de ce dialogue ? Il ne me le
semble pas pour autant. Car dans cette même philosophie, on le voit bien,
la pensée calque l’être. La pensée ne peut pas saisir le non-être tout
simplement parce que le non-être n’est pas. Elle est donc condamnée à
saisir l’être. Par conséquent, si l’on se tient à ses principes, l’erreur,
qui n’est rien, ne peut être pensée. Pas plus que la sophistique
Héraclite-Protagoras, qui est principalement visée par Platon, elle ne
parvient à faire de la pensée un acte de l’esprit. Le troisième temps de la discussion repousse la
suggestion selon laquelle l’erreur consisterait dans une méprise affirmant
l’un pour l’autre. Certes si l’auteur le voulait il serait assez aisé de
lui donner une consistance et une solidité convaincantes. Mais l’objet du
passage n’est pas là. Il est au contraire de mettre en évidence, dans une
nouvelle étape, qu’une théorie qui n’admet pas explicitement
l’intervention souveraine de la pensée dans le savoir reste incapable
d’expliquer et l’erreur et celui-ci. Qu’est-ce que penser
(dianoeisthai), demande en effet
Socrate (189e) ? Penser, répond-il, c’est s’adresser à soi-même des
questions, c’est balancer entre l’affirmation et la négation et c’est
enfin rendre un arrêt, c’est à dire comme l’affirmera plus clairement
encore le Sophiste se fixer sur une opinion. Le monologue qui
définit donc la pensée, en des termes qui seront repris par le
Sophiste (" dialogue - dialegesthai - que l’âme se tient à
elle-même ", 264a), semble bien d’abord avoir toutes les apparences
du dialogue platonicien et, comme le montre le passage bien connu des
pages 148e et suivantes, de la pratique socratique de l’accouchement.
Pourtant ça n’est pas vraiment le cas, puisqu’il reste au niveau de la
"dianoia" et qu’il y
manque le dialogue qui fait l’"epistèmè". Cette définition en tout cas est fort
éloignée de celle de la sophistique telle qu’elle ressort de la lecture de
la discussion relative à la première hypothèse de Théétète, et ce qui l’en
distingue c’est la reconnaissance du rôle actif de l’esprit. Or
précisément il n’est pas possible qu’un esprit actif tombe dans une
aberration telle qu’il confonde le beau avec le laid, le juste avec l’injuste.
Aussi longtemps que penser n’est pas entendu avec l’exigence de
la définition socratique il semble admissible de prétendre que l’erreur
est dans la confusion entre deux êtres. Les interlocuteurs sont en effet
conduits à cette supposition afin de se soustraire à la censure parménidienne qui interdit
de penser autre chose que l’être. Il faut donc bien que se tromper, faute de penser
le non-être, soit penser l’être d’un autre être. Mais si penser est autre chose que répondre sans y
réfléchir aux questions qui sont posées, il est totalement impossible que
l’on prenne l’un pour l’autre. Théétète par exemple, qui pense les
nombres, qui ne peut accepter de dire n’importe quoi à leur sujet, ne peut
pas même en rêve (oud en hupnô) se dire à soi-même que les impairs sont pairs (190b). Cette
méprise est impossible aussi bien dans le cas où l’on connaît les pairs et
les impairs que dans celui où l’on ne connaîtrait que l’une des deux
catégories. Dans le premier cas il faudrait être fou pour procéder à une
telle confusion, dans le second il faudrait contradictoirement connaître
celle des deux catégories que l’on ne connaît pas, comme l’indique le
jeune géomètre (190d). Le troisième temps de la discussion, comme les
précédents, débouche sur une impasse. Mais ce qui est très remarquable
c’est que l’explication qui se trouve ici déboutée ne relève pas tant de
la sophistique que de la tentative faite pour dépasser son insuffisance.
En d’autres termes elle ne relève pas tant d’une doctrine qui borne le
rôle de l’esprit à recevoir passivement, que d’une philosophie qui tente
de la dépasser en reconnaissant l’activité de l’esprit dans la
connaissance. Que celui qui parle sans réfléchir prenne l’un pour l’autre,
le pair pour l’impair, ce n’est pas cela dont est démontré
l’impossibilité. Ce qui est écarté c’est la supposition que celui qui
pense, celui qui parle en ayant réfléchi, puisse se tromper. A ce moment
du dialogue on se trouve donc dans la situation suivante : ne peuvent
expliquer l’erreur ni la sophistique qui ignore le rôle actif de l’esprit
dans la connaissance, ni une philosophie plus exigeante qui le reconnaît.
De là, je pense, vient la formule sibylline de Socrate (190e) qu’il faut
absolument sortir de cette impasse pour n’être pas contraint à des aveux
ridicules. Ceux-ci consisteraient à affirmer que celui qui pense, au sens
défini par lui, ne peut pas se tromper. Que manque-t-il à la définition
proposée pour expliquer l’erreur ? Ce n’est pas dans ce dialogue, et
ce n’est peut-être nulle part dans son œuvre que Platon le dit
explicitement. Mais à travers ce qu’il dit je crois pouvoir comprendre que
c’est le dialogue (dit la dialectique), qui est autre chose que la raison (dianoia).
L’exemple même du pair et de l’impair est suggestif : le géomètre, dans
l’exercice de la géométrie, assurément pense. Il écarte de sa pensée les
non-pensées. Mais il n’a pas encore à l’égard de sa pensée tout le recul
que rend souhaitable ce qui n’est qu’hypothétique. Dans les termes de
l’allégorie de la Caverne il n’est encore qu’à la troisième étape de son
parcours initiatique. Le remarquer c’est simultanément reconnaître qu’il
n’en est déjà plus à la seconde, au niveau de laquelle pourtant se situait
l’hypothèse qui faisait de la science l’opinion vraie. Cette partie du
dialogue constitue donc une anticipation sur la discussion de la troisième hypothèse. * Le quatrième temps d’une part reprend la suggestion, qui
vient d’être examinée, selon laquelle l’erreur serait une confusion, mais
en distinguant dans la science souvenir et sensation, afin à la fois de
rendre possible la confusion et de tenter de maintenir la discussion dans
le cadre de la "doxa" et non de la "dianoia".
Outre l’allégorie des cœurs velus, encrassés, trop secs ou trop humides
(194c-195a), constituant une psychologie de l’erreur, donc un moment
secondaire d’une discussion qui se situe sur le plan logique, ce passage
contient un examen méthodique de toutes les combinaisons imaginables entre
la sensation ou le défaut de sensation d’une part et de l’autre le
souvenir ou le défaut de souvenir, qui se fait d’abord dans une longue
intervention de Socrate les énumérant (192a-d), écartant celles qui ne
permettent pas d’expliquer l’erreur, retenant celles qui apparemment le
permettent. On peut présenter de la manière suivante l’ensemble des
possibilités livrées autrement par l’auteur :
1 souvenir + 1 sensation x 1 souvenir + 1 sensation =A Les seuls cas où l’erreur est susceptible de se produire
sont ceux que j’appelle ici A, où l’on a à la fois souvenir et sensation
de deux objets, qui sont confondus (194b). Beau résultat d’une bien laborieuse
discussion ! L’ effort aura été à nouveau vain puisqu’il n’y
aurait de solution qu’à la condition d’admettre qu’il est possible de
ne pas savoir ce qu’on sait (196c). Cependant cette phase de la discussion
aura produit un effet non négligeable. D’une certaine façon elle aura
préparé la suivante. En effet la distinction introduite dans la science
entre souvenir et sensation vise à dissocier les unes des autres les
conditions de sa possibilité : puisque celui qui ne sait pas ne peut
pas commettre d’erreur et que celui qui sait ne le peut pas non plus, si
l’on veut expliquer l’erreur il faut bien pousser un coin entre certaines
conditions qui seraient satisfaites et les autres qui ne le seraient pas.
Mais aller jusqu’au bout de cette démarche exige de prétendre que celui
qui sait en même temps ne sait pas. Mais on ne l’ose pas. Et pour
cause ! puisque c’était une affirmation scandaleuse de Protagoras
(166b, voir leçon I). On essaie de parvenir au but en plaçant le coin
entre des conditions qui relèvent de la science proprement dite, telle
qu’elle a été définie antérieurement (la sensation), et quelque chose
d’autre qui n’en relève pas (le souvenir). Il était nécessaire de montrer
que cette voie est une impasse avant d’oser s’engager à fond dans
l’affirmation et la négation simultanées de la science. C’est ce à quoi engage l’allégorie du colombier,
cinquième et dernier temps de la discussion. La façon dont il est amorcé
par Socrate montre bien son enjeu. Il s’agit en effet d’une distinction
entre posséder et détenir. De la même façon que le colombier permet de
posséder un oiseau sans le détenir, il est possible de posséder une science
sans la détenir. Cette image permet de relever le défi posé par l’idée que la
chose que l’on sait on peut en même temps ne pas la savoir. Si savoir
c’est posséder, quand on possède on sait ; mais si savoir c’est
détenir, on ne sait pas pour autant. Ainsi il y a de ce coup deux
acquisitions d’une même science, comme il y a deux chasses du même oiseau,
l’une pour mettre l’oiseau dans le colombier et le posséder, l’autre pour
le prendre en main et le détenir. Pareillement celui qui cherche à posséder
un savoir le chasse et celui qui cherche à le détenir le chasse aussi. On
peut donc ne pas savoir ce qu’on sait parce que détenir est autre chose que
posséder. La contradiction est de cette manière évitée. Mais à peine
Socrate a-t-il établi ce résultat qu’il découvre son inanité. S’il semble
satisfaisant d’admettre que l’erreur viendrait de ce que de deux sciences
possédées au moment de passer du posséder au détenir on ferait confusion,
cette interprétation laisse cependant pendante la question de savoir
comment est possible à l’âme de ne pas croire qu’elle sait quand elle ne
sait pas. Si la vérité appartient à l’âme qui cherchant à détenir une
science qu’elle possède chasse celle-là même qu’elle cherche et l’obtient,
si l’erreur appartient à celle qui chasse et obtient une autre que celle qu’elle
cherchait, la conscience qu’on est dans l’erreur (comme d’ailleurs
la conscience qu’on est dans la vérité, dès lors qu’elle doit être fondée)
ne peut pourtant venir que d’ailleurs. Au terme de ce parcours on se
retrouve donc exactement dans la même position qu’à son début. L’erreur ne
peut être expliquée ni par la confusion d’une chose qu’on sait avec une
autre qu’on sait, ni par celle d’une chose qu’on ne sait pas avec une
autre qu’on ne sait pas, ni par celle d’une chose qu’on sait avec une
qu’on ne sait pas, ni inversement. A présent comme au début de l’examen de
la seconde hypothèse on est dans l’incapacité d’expliquer l’erreur parce
qu’on a fait de la science une peinture morte suspendue dans l’âme, à
laquelle il faudrait une autre âme pour en juger. La métaphore du colombier exprime l’idée aisément repérable
que si l’opinion vraie est la science (epistèmè), elle ne peut cependant l’être que
par hasard et qu’en conséquence, pour savoir qu’elle dispose d’une opinion
vraie l’âme a besoin d’un autre savoir que la science. Platon le dit pour
clore le débat et amener Théétète à formuler une nouvelle proposition, le
jugement d’un tribunal lorsqu’il est fondé sur un témoignage peut bien
relever de l’opinion droite mais nullement de la science (201c). Pour
savoir qu’on sait il faut un autre savoir que le savoir... Ce qui est en
jeu dans ce redoublement du savoir c’est la conscience qui, en tant que
degré supérieur de la connaissance doit nécessairement accompagner le
degré inférieur. Platon a montré dans la discussion de la première
hypothèse qu’on ne peut définir la science par la sensation qu’à la
condition que la sensation soit accompagnée de quelque chose qui n’est pas
elle et qui constitue en fait l’œil que jette l’âme sur ce que lui
attestent ses yeux (qui ne sont donc que "ce par le moyen de quoi"
et non "ce en quoi" elle voit). Parallèlement et un degré
au-dessus, il montre maintenant qu’on ne peut définir la science comme
l’opinion vraie (et j’ajoute dès à présent : fût elle accompagnée de
raison) qu’à la condition que l’opinion vraie soit accompagnée de quelque
chose qui n’est pas elle et qui constitue le jugement que jette l’âme sur
ce qu’elle même affirme ou nie. La métaphore du colombier en disant qu’il
ne suffit pas que les colombes soient dans le colombier, mais qu’il faut
en outre qu’elles y soient prises, ou capturées une deuxième fois,
signifie que dans l’âme il n’y a de connaissance que si celle-ci fait
simultanément l’objet d’un jugement, c’est à dire d’un acte par lequel
elle est approuvée ou rejetée. Or cet acte pas plus qu’il n’est dans la
sensation, n’appartient à l’opinion (fût elle accompagnée de raison). La démonstration de cette thèse se fait à travers la
discussion de la question de l’erreur. Celle-ci constitue en effet la
pierre d’achoppement de toute théorie de la connaissance. Car si, en la
négligeant, on peut toujours s’imaginer avancer une explication plausible
de l’idée vraie en la tenant pour une projection dans l’esprit de ce qui
est d’abord donné aux sens, par contre si l’on se demande d’où vient
l’idée fausse, comment elle est possible, il devient alors problématique
de se tenir à l’hypothèse proposée et d’ignorer l’activité de l’esprit
dans la connaissance. Ainsi pour comprendre par exemple la philosophie
marxiste, il ne faut pas relever seulement à travers les notions de
reflet, d’écho et même de sublimé la subordination de la conscience à
l’activité matérielle, mais il faut retenir encore que l’image qui en est
donnée est nécessairement inversée. Dès lors c’est l’existence d’une image
droite qu’il devient indispensable d’expliquer. Ce n’est que dans la mesure où il fait de l’erreur une
illusion inévitable, où corrélativement il fait non plus de l’erreur mais
de la vérité l’objet de son questionnement, où par là conséquemment il
retourne le problème de la théorie de la connaissance, que Marx réussit à
donner du savoir une interprétation essentiellement autre que celle qu’en
fournit ce courant qui part des sophistes et qui va au moins jusqu’à
l’empirisme. Celui-ci est aussitôt combattu par Platon parce qu’il
cantonne l’esprit à un rôle d’enregistrement. La philosophie de la
connaissance, pour le dire autrement, n’aurait aucune consistance si elle
se bornait à voir dans la science ce qui n’est qu’idéologie. Exprimée dans
ces termes la thèse combattue a des prolongements très évidents, que l’on
peut assurément qualifier de dangereux politiquement. Ce n’est peut-être
cependant pas sur ce plan qu’elle est la plus contestable. Car ne retenir
du marxisme que la leçon de l’expression dans une conscience de la
pratique sociale, ça n’en est qu’une caricature, précisément sophistique.
Cette interprétation en est singulièrement réductrice. Elle ne tient pas
compte que cet avatar très novateur de la philosophie matérialiste part du
principe, pourtant par ailleurs bien connu de ses zélateurs, que ces
idées, qui ne sont dans la conscience que le reflet ou l’écho de
l’activité sociale matérielle, loin d’être vraies ne sont qu’idéologiques
et que dès lors toute la difficulté pour la conscience est de les dépasser
pour former une science, par exemple une science du capital à la place des
illusions bourgeoises. Si la conscience de l’auteur du Capital, par
exemple, n’était que le reflet ou l’écho de la pratique capitaliste du
XIXe siècle, fût ce dans le pays le plus avancé, elle ne serait
pas plus remarquable que n’importe quelle autre conscience placée dans les
mêmes conditions. Si au contraire elle se distingue des autres par la
preuve qu’elle a faite de sa capacité particulière de redresser ce qui est
mis à l’envers dans l’idéologie, il faut bien qu’il y ait dans la
philosophie marxiste de la connaissance un principe qui reconnaît
l’activité de l’esprit. Ce rapprochement entre Platon et Marx peut surprendre. Il
me paraît d’autant plus légitime cependant que je me demande parallèlement
s’il y a dans la philosophie platonicienne un seul élément précis qui
contraigne le lecteur à lui attribuer une interprétation idéaliste. Il ne
s’agit assurément pas d’en faire une doctrine annonciatrice du
matérialisme historique. Ce n’était tout simplement pas possible au
quatrième siècle athénien. Mais je relève que certaines images, certains
mythes bien connus ne sont pourtant pas interprétés jusqu’au bout, que le
maximum de sens ne leur est pas donné dans les commentaires qui en sont
faits par les tenants de l’idéalisme. Dès lors que personne ne prétend les
entendre au pied de la lettre, tout simplement parce qu’ils sortiraient
ainsi du domaine de la philosophie, il existe à leur propos une totale
liberté d’interprétation. Entre deux lectures quelconques qui en sont
faites, et particulièrement entre une lecture idéaliste et une autre
matérialiste, il n’est pas assuré que la première soit la plus féconde. Fait-on attention par exemple que dans l’allégorie de la
Caverne ce sont des hommes qui portent les simulacres d’objets dont les
ombres sont vues des prisonniers ? Oui sans doute lorsqu’il s’agit
d’expliquer ce qui se passe à l’intérieur de la caverne. Mais alors que
l’auteur fait du monde inférieur un double du monde supérieur, on oublie
que ces hommes de l’intérieur devraient être le double d’autres hommes,
eux situés à l’extérieur, et des manipulations desquels les vrais objets,
c’est à dire les Idées, sont l’expression. Cette remarque ouvre la voie à
une réflexion que je crois loin d’être stérile en ce qu’elle donne des
Idées une explication au lieu de leur donner un statut : elles ne
trouvent leur fondement que dans l’activité des hommes... Pense-t-on,
autre exemple, que le cortège des Dieux dans Phèdre, que personne
bien entendu ne reçoit tel quel, au lieu de renvoyer à je ne sais quelles
notions primitives, idées innées, ou concepts purs a priori, autorise tout
aussi bien une interprétation non pas vulgairement empiriste mais
surempiriste en quelque sorte, selon laquelle l’expérience actuelle est
informée par des éléments de nature intellectuelle, qui ne sont cependant
issus de nulle part ailleurs que de l’expérience antérieure, dans la
mesure et pour la part où elle exprime seulement les conditions les plus
générales de l’existence ? Le souvenir, que les traducteurs appellent
réminiscence, n’est pas le souvenir d’un autre monde mais celui de cette
part surempirique de l’expérience... Enfin et toujours à ce propos il me
paraît que la même métaphore du colombier développée dans ces pages, mais
employée dans un contexte qui serait celui de l’explication non plus de
l’erreur mais du savoir, constituerait aussi une très pertinente allégorie
de la théorie du souvenir. Si l’on est attentif à l’affirmation que "cette réserve est vide dans l’enfance" (197e) l’hypothèse
surempiriste se trouve confirmée. Ainsi je crois légitime de remarquer que
les interprétations ordinaires de la philosophie platonicienne,
idéalistes, ne sont pas plus autorisées que ne peut l’être une
interprétation matérialiste et qu’au contraire elles le sont moins parce
qu’elles produisent moins de sens. Leçon VI (Théétète 201c-210d)
(201c-203e) THEETETE.
Ecoute une chose que j'ai ouï dire à quelqu'un, et que j'avais oubliée. Il prétendait que l'opinion vraie accompagnée de raison est la science, que celle dont on ne peut donner raison est en-dehors de la science, que ce dont on ne peut pas donner raison ne peut être objet de science, et que ce qui a une raison est seul objet de science. Ce sont ses propres termes. (trad Cousin+Dorion) Il faut encore tirer de la fin du dialogue une autre
leçon. Elle porte maintenant la réflexion sur la connaissance du degré
supérieur à la précédente, c’est à dire non plus au niveau de l’opinion,
mais à celui du savoir proprement dit, qu’on peut aussi appeler, comme le
fait la République (511a-e), la raison (dianoia), puisque c’est le discours
(logos), en quel sens
qu’il soit entendu, qui le caractérise. Elle n’est pas suffisante pour
faire la science (epistèmè), il lui manque encore quelque chose. Par conséquent le problème
qui se pose ici, à tout prendre, n’est pas d’une nature différente de
celui qui se posait au niveau précédent. Cependant il faut bien se décider à le résoudre enfin.
Si chaque degré de la connaissance, imagination (eikasia), croyance (pistis), raison (dianoia), suppose un degré supérieur,
il est pourtant évidemment nécessaire de trouver enfin celui qui ne renvoie à
rien d’autre qu’à lui-même. Toutefois c’est ce à quoi justement ne peut
pas suffire la raison démonstrative, parce qu’elle est hypothétique. Ainsi
l’entretien va-t-il se terminer sans pouvoir conclure. On pourrait être
tenté de rapprocher cette situation de celle dans laquelle se trouvent les
interlocuteurs des œuvres dites aporétiques. Mais à cet égard je remarque
sans attendre davantage qu’il n’est par suite nullement indifférent que le
constat d’échec sur lequel apparemment se clôt le dialogue se fonde en un
éloge de l’art d’accoucher. Celui-ci en effet, quoique Platon ne s’en
explique pas dans ces termes, constitue un examen qui porte jugement
précisément sur les hypothèses. Il les met en relation avec l’esprit qui
les produit et, de ce fait, elles sortent du domaine de l’hypothétique et
entrent dans celui de l’anhypothétique, qui ne relève plus d’aucune
hypothèse parce qu’il ne relève plus que de l’exercice le plus conscient
de la pensée. Il ne me paraît donc pas que l’œuvre se termine sans
s’achever. Si je remarque que le thème sur lequel elle se clôt a été
largement développé plus haut (148e-151e), je trouve quelque raison de
penser qu’au contraire, et quoique le plus jeune des interlocuteurs ne
s’en avise pas, la question de savoir ce qu’est la science (epistèmè) y reçoit belle
et bonne réponse. Mais avant de retrouver ce problème dans la leçon suivante, il
faut maintenant examiner la dernière tentative faite pour définir la science. A Socrate qui vient de lui montrer que lorsque les
avocats ont bien parlé la sentence du juge peut bien être juste sans pour
autant être fondée sur une science, Théétète propose une troisième
hypothèse : la science ne résiderait pas dans l’opinion vraie mais
dans l’opinion vraie accompagnée de raison. Par là assurément le jeune
homme tient compte de la partie précédente de l’entretien : il ne
suffit pas de rencontrer le vrai, ce qui peut se faire par hasard, il faut
encore pouvoir en rendre raison. Le fou peut bien dire en plein jour qu’il
fait jour, il n’a pas pour autant raison. Il n’a pas non plus science de
ce qu’il dit. La science ne se distingue donc pas par le fait qu’elle
atteint le vrai, mais par le fait qu’elle sait pourquoi ou comment elle
l’atteint. Cependant cette détermination n’est pas claire. La définition
de la science doit-elle être double, comporter deux attributs ? Mais
alors se pose le problème de leur coordination et de leur hiérarchisation.
Si l’on admet que celui du vrai n’est pas le premier, a-t-il encore une
nécessité ? Que devient la vérité en face de la raison ? D’une
manière ou d’une autre il faudra répondre à cette interrogation. Ainsi Théétète s’étant opportunément souvenu d’une
définition de la science ouïe par lui d’un inconnu, Socrate lui propose
une nouvelle prosopopée, par laquelle cette fois il fait parler cet
inconnu (201e-202c). Bien qu’aucun nom ne soit cité, simplement parce
qu’il n’est pas digne de l’être (je crois que dans toute l’œuvre
de Platon le nom de Démocrite n’est pas cité une seule fois), la notion d’élément
(stoikheia) autorise à penser que c’est l’atomisme que ce détour de la discussion
se donne pour objet d’abattre. La prétention de ne vouloir parler que des lettres et des
syllabes me paraît trop inutilement insister pour être aussi innocente qu’elle s’en
donne l’air et je crois qu’il faut l’entendre par antiphrase.
L’argument qui réfute l’Abdéritain est d’une grande simplicité. On peut le
résumer de la manière suivante. Il faut choisir entre les deux termes de
cette alternative. Ou bien les composés (sullabas) sont de même nature que leurs
éléments, ils en sont la somme, et dans ce cas on ne voit pas comment le
composé serait plus connaissable que ses éléments inconnaissables. Ou bien
les composés ne sont pas de même nature que leurs éléments, ils
constituent une certaine forme unique douée de sa propre unité formelle,
et on ne voit ni comment ils pourraient en être formés ni par suite
comment ces nouveaux éléments pourraient eux-mêmes être plus connaissables
que les autres. Bref aucun des deux termes de l’alternative n’autorise à
penser que les composés soient intelligibles si les éléments ne le sont
pas eux-mêmes. C’est la supposition d’éléments ultimes, jusqu’auxquels il
faudrait remonter pour comprendre quoi que ce soit, et au-delà desquels au
contraire il serait impossible d’aller, qui donc seraient inintelligibles,
qui est particulièrement absurde aux yeux de Platon. Peut-être ne serait-il pas trop mal venu de rapprocher
cette discussion du célèbre morceau de Phédon (96a et suivantes) où
quelques heures avant de boire le poison le philosophe s’interroge sur la
raison pour laquelle il est là à en attendre l’ordre. Il rapporte comment
dans sa jeunesse il admirait, c’est du moins ce qu’il prétend, Thalès et
ses successeurs milésiens, les Physiciens, qui affirmaient qu’au
commencement de toute chose il y avait tel élément ou tel autre, l’eau ou
l’air, peu importe dans ce contexte qu’il y ait entre eux une polémique.
C’était l’explication, ou la raison, de toute chose qu’il attendait d’eux.
Mais, affirme-t-il ensuite, il s’est lassé de ces philosophies parce qu’il
lui est apparu qu’elles n’étaient pas capables de justifier pourquoi lui,
Socrate, choisissait par exemple de se soumettre à sa condamnation plutôt
que de s’y soustraire. Ainsi, dit-il dans sa geôle, la raison pour
laquelle je suis là n’est pas que mes os, mes muscles etc. sont dans tels
rapports plutôt que dans tels autres, mais c’est que j’ai décidé que le
respect de la loi valait mieux que la fuite et l’évasion. Si les Physiciens régressent en quelque sorte d’un pas
dans la recherche de l’élément en n’en reconnaissant plus qu’un seul, les
trois autres lui étant réductibles, les Atomistes régressent d’un pas de
plus en cherchant l’élémentaire non plus dans l’un quelconque des quatre
prétendus éléments mais dans quelque chose qui leur est antérieur et
sous-jacent, l’atome indivisible. On peut admirer le mouvement de pensée
qui dans sa grande abstraction a l’audace d’avancer, pour une raison de
principe, une hypothèse qu’il n’a cependant aucun moyen de vérifier. Il
n’en demeure pas moins que du point de vue socratique il ne change rien.
Il me semble que c’est là la raison de l’examen qui en est fait dans cette
page de Théétète. L’atomisme, comme la doctrine des physiciens,
veut trouver dans les choses l’explication ultime de la connaissance que
nous en avons. Par là, qu’il le veuille ou non, il projette la raison dans
les choses. Sans s’attarder sur ce qui peut constituer le mérite de
l’atomisme, sans discuter de la hardiesse de son anticipation, il est
permis de remarquer aussi la hardiesse de la réfutation qu’en fait ici
Platon. En effet ce qu’il explique dans cette page c’est qu’il est
impossible de se satisfaire d’une explication qui renvoie
l’intelligibilité d’un composé à des éléments, qui en tant que tels sont
nécessairement inintelligibles. En d’autres termes il est impossible
d’admettre qu’il y ait de derniers éléments qui expliquent tout, mais qui
eux-mêmes ne s’expliquent par rien. Car l’intelligibilité n’est pas donnée
par les choses, elle est donnée par une démarche de l’esprit. Forcément ce
que l’esprit à un certain moment de son effort d’explication tient pour
élémentaire devra par lui à un autre moment être tenu pour composé. Ou
plus exactement ce que l’esprit à un certain moment tient pour explicatif
devra par lui une autre fois être expliqué. Comme cela est prévisible il est parfaitement clair qu’il
faut d’avance, pour une raison de principe, renoncer au concept d’atome.
Rien n’est proprement atomique. Si Démocrite devance d’une vingtaine de
siècles les chimistes du XIXe qui imaginent des atomes
indivisibles afin d’expliquer les rapports quantitatifs dans lesquels les
corps chimiques entrent en réaction les uns avec les autres, Platon
devance d’autant les physiciens de la même époque qui refusent que l’atome
soit indivisible et ceux du vingtième qui n’admettent l’existence de
l’atome que par cette raison qu’ils sont parvenus à le diviser, qu’il ne
leur apparaît plus comme élémentaire, bref parce que l’atome au sens
moderne du mot n’est pas atomique au sens étymologique. Platon prévoit
donc la nécessaire régression à l’infini, d’un moins élémentaire à un plus
élémentaire, dans la recherche du terme ultime d’une explication, dès lors
que celle-ci serait recherchée dans les choses. Si l’on veut en sortir, il
n’y a pas lieu de proclamer que dans la régression il faut bien s’arrêter,
comme le prétend Aristote lorsqu’il affirme la nécessité de
reconnaître l’existence d’un moteur non mû (Physique, VIII 256a). Il faut seulement sortir des
choses et reconnaître le rôle éminemment actif de l’esprit dans la
connaissance. De là, on le voit bien, on est renvoyé à l’idée de Dieu.
J’ai remarqué dans la leçon II qu’il y avait chez cet auteur un concept de
Dieu qui n’était pas sans une détermination précise : Dieu c’est
l’esprit, en tant qu’il se sépare des choses, qu’il s’oppose à elles,
qu’il décide (ce qui relève toujours de l’arbitraire) de les penser et de
les penser d’une manière plutôt que d’une autre, sous une hypothèse plutôt
que sous une autre. Le Dieu de Platon est donc bien autre que celui de
l’aristotélisme et que celui du christianisme. Il s’en distingue en ce
qu’il ne relève pas de l’extériorité, ni matérielle comme elle l’est chez
le premier en tant qu’elle est celle d’un moteur chargé d’expliquer le
mouvement, ni spirituelle comme chez le second en tant qu’il est censé
être le créateur, supérieur à la matière par lui créée. Mais même
spirituelle l’extériorité fait retomber l’esprit à la chose. C’est ce que
ne semblent avoir compris ni l’aristotélisme et les philosophies qui ont
avec lui des accointances, ni le christianisme lui-même, malgré
l’interprétation spiritualiste qu’il se donne de la philosophie
aristotélicienne. Une fois réglé ce compte, la réflexion peut s’engager
dans la détermination du sens du mot raison. La première proposition que
fait Socrate à Théétète est d’entendre par raison l’expression vocale
claire de sa propre pensée articulée en verbes et en noms. Si cette
définition semble bien légère, ce que le philosophe fait immédiatement
remarquer, elle est pourtant justifiée par la langue grecque où c’est le
même mot "logos" qui
désigne le discours et la raison. Ainsi il n’était pas possible à l’auteur
de ne pas évoquer ce premier sens. Il mérite cependant mieux qu’une
curiosité ethnolinguistique. En effet l’image qui suit la définition
montre clairement que c’est en fonction d’un rapport déterminé de la
pensée au langage qu’elle est écartée. On penserait d’abord, puis comme un
miroir réfléchit ce qui existe sans lui et en donne une image, on
donnerait de sa pensée une image réfléchie dans les noms et les verbes.
Dans cette acception le "logos" est passif, c’est extérieurement à lui, et antérieurement,
qu’intervient activement l’esprit. Autrement dit ce sens du mot raison
laisse échapper la raison. A ce compte, même le fou qui dit en plein jour
qu’il fait jour paraîtrait avoir raison. Il faut par conséquent avancer une seconde proposition.
Selon celle-ci la raison consisterait à donner de la chose sur laquelle on
a une opinion les éléments constitutifs, autrement dit son essence (207c).
Mais il peut arriver que celui qui ne connaît pas l’essence de la chose en
énonce correctement un élément constitutif et, pourquoi pas, plusieurs
voire tous. Il répondra alors au critère qui vient d’être énoncé et
pourtant il serait abusif de le prétendre doué de raison. Un enfant qui
connaît mal l’orthographe, qui se trompe en écrivant le nom de Théodore,
mettant à l’initiale un "t" au lieu d’un "th", peut fort bien écrire
correctement le nom de Théétète, y mettant un "th" à l’initiale. Ce
serait cependant une erreur manifeste que de lui attribuer la science de
l’orthographe. " Il y a donc une opinion droite accompagnée de raison
qu’on ne doit pas encore appeler science " (208b). Cette définition
échoue pour la même cause que la précédente. Comme l’autre elle laisse la
porte ouverte au hasard. A l’en croire on pourrait dire le vrai sans
savoir pourquoi. Il pourrait se faire que l’on ait raison, comme il peut
se faire que la pièce lancée en l’air retombe sur face plutôt que sur
pile. Si les termes de la définition forcent à admettre que celui qui a
joué face a raison, il faut cependant refuser de lui attribuer une
quelconque science. Il est donc nécessaire d’avancer une troisième
proposition. Socrate formule ainsi l’idée que la raison d’une chose
quelconque consisterait dans la différence par laquelle elle se distingue
de toute autre. Ainsi la raison de Théétète ne serait pas seulement dans
le nez, les yeux, la bouche, etc. par lesquels il ressemble encore
" au dernier des Mysiens " , ni dans le nez camus et les yeux à
fleur de tête, par lesquels on le peut encore confondre avec Socrate, mais
dans la distinction de sa camardise d’avec toutes les autres camardises.
Il faudrait donc que celui qui reconnaît très particulièrement Théétète et
qui forcément par là le distingue de tous les autres, pour avoir raison ne
se contente pas de le distinguer de tous les autres, mais encore le
distingue de tous les autres ! Elle exige de celui qui connaît cela
même que spontanément il fait. La prescription effectivement devient tout
à fait ridicule (209d). On a à nouveau cru trouver la raison là où elle
n’est pas, là où aucune sorte de travail de l’esprit ne serait nécessaire
pour former une science. * Quelle conclusion peut-on tirer de cette troisième partie
du dialogue ? J’ai ci-dessus laissé de côté une question que l’auteur
tient discrètement dans l’ombre, mais qui me semble essentielle non
seulement si l’on veut savoir ce qu’est la science, mais si l’on veut
comprendre la philosophie platonicienne. Il s’agit du rapport de la
science avec la vérité, à quoi je reviens donc maintenant, bien qu’il ne
puisse vraiment être éclairci que par la compréhension de ce qu’est l’art
d’accoucher, lequel fera l’objet de la leçon suivante. Toute
l’argumentation qui a écarté les trois sens proposés du mot raison visait,
on le voit mieux avec le recul, à interdire à la raison d’être un simple
lieu d’enregistrement. Si elle ne peut être ni un miroir verbal, ni
l’énumération des éléments constitutifs, ni la différence caractéristique,
c’est parce que dans un cas comme dans les deux autres se trouve négligée
l’intervention active de l’esprit. Mais ce devant quoi elle s’efface c’est
précisément la capacité qu’a l’esprit d’atteindre la vérité. Il y a donc
un conflit entre la raison et la vérité. Le moment est maintenant venu
d’en tirer toutes les conséquences. En s’efforçant d’introduire dans la définition de la
science la notion de discours, la troisième et dernière partie du dialogue
établissait la discussion non plus au niveau de l’opinion (doxa) mais à celui du savoir, de la
raison (dianoia), dans
la mesure exacte où elle s’y oppose. Bien sûr en retenant encore dans les
termes de sa proposition la notion d’opinion Théétète, sans s’en
apercevoir, était dans la contradiction. Avec cette dernière notion il
tirait sa définition vers les degrés inférieurs du savoir, tandis qu’avec
celle de raison il tentait de la tirer vers les degrés supérieurs. Mais on
pourrait dire que ce qui compte dans l’expression "opinion
vraie" plus que la notion de l’opinion c’est celle de vérité. En
effet c’est par l’introduction de celle-ci qu’il tente de dépasser le
niveau de la sensation où il s’était d’abord placé. Il n’a peut-être pas
compris que savoir c’est autre chose qu’opiner droitement, mais il cherche
à positionner sa définition à un niveau tel qu’elle ne puisse plus tomber
sous la critique qui renversait celle qui était inspirée de Protagoras et
d’Héraclite. Puisque celle-ci pouvait être accusée d’être incapable de
sortir du relativisme dans lequel ne saurait être trouvée aucune vérité,
il élimine le relativisme de la sensation en introduisant la notion de
vérité. Avec la seconde définition cependant il se situait encore dans la "doxa", tandis qu’à
présent il croit se porter au niveau de la "dianoia", par cette simple différence qu’il y
ajoute la notion de raison. Ce que j’ai mis en lumière en critiquant à la
suite de l’auteur les divers sens du mot "logos" c’est la contradiction entre les notions
d’opinion et de raison. Ce qu’il convient à présent de critiquer c’est la
notion de vérité, contradictoire avec celle de "logos". Que la notion de vérité soit contradictoire avec celle de
raison cela n’appartient pas à n’importe quelle philosophie. Cela suppose
une interprétation complexe de la connaissance. Si l’on peut admettre que
le rôle de la raison est de découvrir la vérité, tout va bien, il n’y a
pas de difficulté à établir la relation de la raison et de la vérité. La
raison est alors une sorte d’instrument comme sont les yeux, et de la même
façon que ceux-ci découvrent ce qui est et leur est donné celle-là voit
l’être qui lui est offert. La vérité est alors la traduction, le reflet de
cet être dans des expressions verbales. La raison ne serait pas la raison
si ce qu’elle découvre n’était pas la vérité. Réciproquement la vérité ne
serait pas la vérité si elle n’était pas ce que découvre la raison. Mais
une telle théorie repose sur des fondements douteux. Elle admet en effet
que la vérité préexiste à l’exercice de la raison, que celle-ci pourrait
être mise en sommeil comme la belle-au-bois-dormant sans que cela ôte quoi
que ce soit à l’existence de celle-là qui de toute façon l’attend à son
réveil comme fait le prince-charmant. Or la relation entre la raison et la
vérité est d’une tout autre nature. C’est faute de le comprendre
d’ailleurs et faute de courage intellectuel que devant la moindre
difficulté on devient sceptique et qu’on admet "à chacun sa
vérité". C’est qu’effectivement les hommes, quoique tous
raisonnables, ne sont pourtant pas d’accord sur la vérité. Si l’on ne
comprend pas que la vérité est une construction de l’esprit, la notion
perd alors toute signification comme il ressort clairement de l’étude
faite de la doctrine Héraclite-Protagoras (la leçon III). La plupart
croient que pour sauver la notion de vérité il faut admettre qu’elle est
intangible, sacrée, divine. Et les voilà partis à la recherche de la
Révélation ! L’orientation de Platon est tout autre. Si quelque chose
est chez lui divinisé, ce n’est assurément pas la vérité, ni l’être
lui-même. L’allégorie de la Caverne par exemple ne dit pas que ce qui
brille au-dessus de tout le monde intelligible ce soit le vrai ou l’idée
du vrai. Ce qui brille au-delà de toute chose c’est l’idée du bien, dont
je montrerai dans la leçon suivante quelle est la signification. Quoi
qu’il en soit de cette dernière, la vérité dans la philosophie
platonicienne est un produit de l’esprit. C’est ce qu’il était déjà
possible de comprendre en analysant la critique que fait l’auteur de la
première hypothèse. La science ne pouvait pas résider dans la sensation
parce qu’il y avait dans la sensation autre chose qu’elle-même. Il se
manifestait dans l’activité la moins élevée de l’esprit l’intervention de
quelque chose qui relevait du plus élevé, sans quoi il n’y aurait pas eu
la moindre activité et par conséquent pas la moindre connaissance. C’est
de la même manière qu’un, et même deux degrés plus haut, il n’y a
d’activité et par suite de connaissance que parce qu’il intervient dans la
raison démonstrative autre chose qu’elle même, qui relève de plus élevé
qu’elle. Mais à présent on ne peut plus renvoyer, comme on l’a fait
précédemment de l’imagination (eikasia) à la croyance (pistis) ou
de celle-ci à la raison (dianoia), vers un degré de la connaissance qui serait encore suivi d’un
autre dans lequel il trouverait ce qui lui manque. Il faut enfin parvenir
au plus élevé, qui n’est tel que parce qu’il ne lui manque rien, que parce
qu’enfin il est indépendant. Il n’y a donc pas d’autre science (au sens
qui est aujourd’hui donné à ce mot) que la
"dianoia", parce que s’il y en avait une autre il
faudrait que celle-ci à son tour trouve dans un niveau encore supérieur la
justification qui lui manque. C’est pourquoi l’"epistèmè",
qui est au-dessus d’elle, ne peut pas
être un niveau supérieur de la science exactement au même sens que les
précédents. Car c’est enfin à ce niveau que doit se jouer le rapport non
plus entre les idées et les choses, mais entre les idées et l’esprit. Ce
n’est pas dans le premier que se fonde la vérité, c’est dans ce dernier.
Ainsi la vérité n’est elle pas dans l’adéquation de la connaissance à
l’être, mais dans un certain rapport de la connaissance à l’esprit. Or ce
rapport n’est pas celui de la "dianoia" à l’esprit, pas plus qu’il ne pouvait
être celui qu’entretenaient avec lui l’"eikasia" ou la "pistis".
Il ne peut pas l’être parce que dans le
dernier cas comme dans les précédents l’esprit risque une hypothèse et ne
sait pas que ce n’est qu’une hypothèse. Il croit se faire le reflet des
choses. Et parce qu’il n’ambitionne pas d’être autre chose que ce reflet,
parce que sa connaissance n’est pas à tout instant animée par la
conscience que c’est de lui et non des choses qu’émanent les idées, il se
chosifie. Aussi comme le dit gentiment Socrate à Théétète, tu auras au
moins gagné ça à mon entretien, que tu accorderas moins de crédit à tes
mauvaises idées (210c). Quel est ce rapport de la connaissance à l’esprit dans
lequel consiste la vérité ? Comme va le montrer plus amplement la
leçon suivante, c’est un rapport tel que l’esprit y est enfin conscient de
sa totale responsabilité dans la représentation qu’il se fait des choses.
C’est le libre exercice de la pensée. Si cet exercice est libre il ne peut
justement pas consister à penser n’importe quoi ni n’importe comment. Il
n’y a pas de liberté de l’esprit et il n’y a pas de vérité de ses
propositions à prétendre par exemple que la somme des angles du triangle
fasse autre chose que deux droits. Mais cette proposition n’est une vérité
qu’à la condition que l’esprit qui la proclame soit conscient qu’elle est
hypothétique et qu’il a en l’occurrence fait l’hypothèse d’un espace
réductible à une portion de plan, ramené au cas particulier le plus
simple, celui de l’indice de courbure zéro. Autrement dit l’esprit ne
parvient au niveau de la connaissance anhypothétique qu’à la condition
qu’il se donne la liberté de faire le choix de cette hypothèse plutôt que
d’une autre. Lorsqu’au contraire il n’y a pas de choix, mais que
l’hypothèse est imposée à l’esprit par son manque de conscience de soi,
alors si conforme que sa proposition soit à l’être, elle n’a pas de
vérité. Donc la vérité n’est pas dans la proposition qui serait conforme à
l’être, mais dans la liberté de l’esprit qui assume sa responsabilité dans
le choix d’une doctrine. La perspective platonicienne décentre également quelque
peu la notion de raison par rapport à l’interprétation qu’en donnent
d’autres philosophies. Ce ne peut pas être une faculté, elle ne peut pas
appartenir par nature à l’espèce humaine et elle ne peut pas être
identique en tous les hommes comme le prétend gentiment Descartes. Cette
sorte d’instrument donné à tous, qui s’en serviraient les uns mieux que
les autres, grâce auquel les hommes pourraient découvrir ce qui est et qui
leur est donné, comme la main est un autre outil donné à tous, grâce
auquel s’ils ne sont pas trop maladroits ils peuvent prendre ce qui leur
est présenté, est rigoureusement étranger à la philosophie platonicienne.
Une telle interprétation pose le problème de la provenance de
l’instrument : il est un don de la nature à l’être le plus capable de
s’en servir, dit Aristote (les Parties des animaux, IV, 687b), un don de Dieu, disent les partisans de
la création. Mais surtout elle n’explique pas que l’usage qui en est fait
puisse varier d’une époque à l’autre, comme le constate quiconque examine
sans préjugés l’histoire des activités humaines de connaissance. Ainsi, et
ce n’est pas un exemple anodin parmi mille autres qui le vaudraient, la
raison s’est donné pour tâche pendant des milliers d’années de classer les
êtres, de les distinguer, en donnant à chacun une place et en mettant à
chaque place un être, tandis qu’à présent, sans même craindre de ruiner
les classifications si laborieusement établies, elle se fixe pour objectif
de comprendre comment peut se faire tout changement, par lequel l’un
devient l’autre. L’exercice de la raison, après s’être longtemps fondé sur
le principe d’identité, n’y trouve plus qu’une entrave, dont il doit
s’émanciper. C’est alors au contraire la contradiction qui devient son
principe fondamental. Héraclite prétendait déjà tenter de le mettre en
œuvre en tant qu’explication du devenir. Il était vraisemblablement très
conscient de ne pouvoir y parvenir. Avec un énorme recul on peut
comprendre que les connaissances scientifiques lui manquaient. Son
anticipation était si hardie que Parménide ne pouvait la comprendre, ni
Platon en reconnaître ouvertement la valeur. Leçon VII (Théétète 148e-151d)
THEETETE.
Je t'avoue, Socrate, que j'ai essayé plus d'une fois de résoudre cette difficulté qu'on disait avoir été posée par toi. Je ne puis me flatter d'avoir jusqu'ici rien trouvé de satisfaisant, et jamais, que je sache, je n'ai entendu personne répondre à cette question comme tu le demandes. Je suis loin, malgré cela, d'être quitte du tourment de savoir. (trad Cousin+Dorion) Théétète se clôt sur un éloge de l’art
d’accoucher : si la discussion n’a pas permis de savoir ce qu’est la
science, prétend Socrate, au moins a-t-elle eu le mérite de permettre au
jeune homme d’écarter de lui des propositions qui n’étaient pas
satisfaisantes. En cet endroit (210b-d), délibérément, l’auteur reste
court. C’est un choix stratégique. Mais le lecteur attentif retourne alors
au passage plus développé qui a déjà été consacré à cette question
(148e-151d). Dans ces quelques très célèbres pages Platon expose une idée
absolument centrale de sa philosophie. On ne saurait pourtant la qualifier
de thèse : il ne s’agit pas en effet d’une prise de position sur un
quelconque problème relevant de la philosophie, comme il y a une thèse
platonicienne sur l’opinion, ou sur la connaissance de la nature, ou sur
la justice, ou sur la cité juste, etc. C’est une idée qui touche à la
relation du porte-parole de l’auteur avec ses interlocuteurs, donc au-delà
de ce premier écran une idée qui touche aux rapports de l’auteur lui-même
avec ses lecteurs, et ainsi derrière cette seconde médiation c’est au fond
de la nature même du dialogue philosophique qu’il est question, c’est à
dire de la dialectique (au sens platonicien évidemment). Comme il ne
saurait y avoir de savoir suprême (epistèmè) sans un constant mouvement d’une idée
à l’autre et de l’esprit lui-même aux idées, la philosophie, en tout cas
celle de Platon, ne saurait être transmise au lecteur par un livre sur
lequel elle serait écrite et dans lequel il n’y aurait plus qu’à la lire
pour la connaître. C’est tout un travail, comme on dit justement dans les
maternités, que d’engendrer une philosophie. Par ailleurs comme c’est aussi le cas dans la
République, après la Caverne, où justement se trouve un exposé très précis
de la nature de la discussion dialectique, le lecteur dispose
successivement d’un récit métaphorique d’abord et d’une traduction ensuite
de l’image en langage discursif. C’est à dire qu’il a ici affaire à une
allégorie, comparable, sinon en étendue, du moins par sa construction à celle de la Caverne. C’est sur un mot de Théétète que Socrate introduit la
comparaison qu’il propose entre lui-même et sa mère, de laquelle suit la
notion de ce que les commentaires nomment la maïeutique. Son interlocuteur
en effet disait sa déception de ne pouvoir ni apporter aux questions qu’il
se posait de réponse qui le satisfît, ni cesser de s’interroger. Il
définissait cette cruelle situation comme " le tourment de
savoir ". Il affirmait donc que son esprit connaissait une certaine
forme de souffrance, qu’ignorent à la fois celui qui ne soucie pas
d’apporter des réponses aux questions et celui qui en a trouvé de
satisfaisantes. Certes celui qui ne s’interroge pas est plongé dans une
sorte de stupidité qui ne suffit peut-être pas à son bonheur, mais qui lui
épargne l’insatisfaction, tandis que celui qui, à tort ou à raison,
connaît la certitude a lui aussi l’esprit en repos. Mais le jeune géomètre
est dans une situation particulière en ce qu’il ne peut écarter les
questions et que cependant il ne peut en atteindre les réponses. Son
esprit est dans le même cas où se trouve un corps qui a été sorti du
bien-être par quelque sollicitation physique et qui n’a pas encore trouvé
comment s’apaiser. Ce sont donc les propos mêmes de ce garçon qui
introduisent la notion de tourment (melein). Cependant ce n’est qu’à Socrate qu’il revient en
déplaçant quelque peu l’image utilisée par celui qu’il interroge de
substituer à la notion de douleur en général celle de douleur de
l’accouchement. Il le fait par le biais de l’opposition du vide et du
plein. Ce faisant il contredit tout à fait son interlocuteur, car celui-ci
voulait bien dire qu’il lui manquait quelque chose, non seulement le repos
que connaît un esprit satisfait de ses connaissances, mais les réponses
mêmes dont il ne dispose pas. Celles qu’il entend formuler autour de lui
pas plus que celles qu’il essaie d’élaborer lui-même ne lui paraissent
bonnes. A la place qui leur est réservée dans son esprit il y a un vide.
Mais Socrate, qui a mesuré à qui il a affaire, proteste en quelque sorte
que son esprit n’est pas vide mais plein. Il est porteur d’une réponse et
il faut qu’il s’en délivre. C’est déjà toute une conception de la vérité
qui se trouve engagée dès les premiers mots de la métaphore de
l’accouchement. La vérité en effet ne constitue pas un trésor qui vient du
dehors et qu’en s’en accaparant on fait passer au-dedans, elle est au
contraire le fruit, sinon des entrailles du moins de l’esprit, de celui
qui la pense. La vérité n’est pas reçue, elle est produite. Et c’est au
fond pourquoi Socrate n’a personnellement rien à dire. Il faudra bien que
son interlocuteur, et à travers sa médiation le lecteur, engendre une
pensée. S’il ne faisait que recevoir dans son esprit celle de Socrate,
cette pensée reçue ne serait qu’une pensée morte. Amicalement le vieux maître s’adresse à Théétète en
faisant mine de lui livrer une confidence. C’est que celui-ci n’est
assurément pas un interlocuteur comme les autres. Il n’est peut-être pas
unique en son genre. Du moins y a-t-il des interlocuteurs de deux genres
différents. Les uns, avec lesquels il convient d’être bienveillant, qui
sont à la recherche de la vérité, les autres imbus de leur position
sociale, qui croient détenir un savoir, dont on va s’apercevoir qu’il
n’est que du vent. A ces derniers Socrate produit l’effet d’une torpille
(cf. Ménon 80a-c). Ses questions les paralysent, ils sont saisis de doute, incapables
d’y réagir et ils perdent leur superbe. Ils font partie des esprits dont l’accoucheur
va découvrir qu’ils sont vides. C’est d’ailleurs bien parce qu’ils
ne sont gros d’aucune idée qu’ils ne peuvent
pas même s’apercevoir qu’ils ont affaire à un accoucheur d’esprits. Le ton
confidentiel de Socrate a donc bien un sens et le fait que ce soit à
Théétète qu’il s’adresse sur ce ton est significatif de l’estime dans
laquelle il le tient. Ce garçon n’est assurément pas de ceux auprès
desquels il va, depuis qu’on lui a rapporté l’oracle, faisant mine de
vouloir démontrer qu’ils sont plus savants que lui et démontrant
réellement qu’ils ne savent rien, que leur arrogante supériorité n’est
qu’une imposture. Platon parsème toute son œuvre d’allusions au procès et
à la mort de Socrate : ici une fois de plus c’est à cet originaire de
sa philosophie que renvoie l’auteur. Son maître avec ses questions semble
avoir un esprit bizarre, c’est à dire un esprit qui ne partage pas les
certitudes des autres et qui produit en eux, selon leur nature, soit la
perplexité honteuse et désireuse de basse vengeance des Ion, Euthyphron,
Gorgias, etc. soit la délivrance d’un esprit plus rare. Mais comme dans ce
dialogue très spartiatement il tue les uns après les autres les avortons
qu’engendre celui-ci, si même sans intention de nuire on allait rapporter
à ceux de la première catégorie la confidence faite ici, on grossirait de
ce simple fait l’acte d’accusation. Mais il n’y aura pas de baiser de
Théétète et Socrate ne sera pas trahi par l’un de ses disciples. Bien que l’allégorie de l’accoucheuse soit immédiatement
traduite par son auteur, il peut s’avérer profitable de la suivre pas à
pas et d’en commenter les termes avant de passer à l’examen de leur
traduction. Certains en effet en seront vivement éclairés tandis que
d’autres resteront dans l’ombre. Le premier concerne le rapport de
l’accoucheuse et de l’accouchée, autrement dit le rapport de
l’accouchement avec la sagesse. Ce sont deux choses différentes que de
produire des idées et de les faire produire aux autres. L’art de
l’accouchement des idées ne peut appartenir qu’à celui qui en quelque
façon a cessé de pratiquer la sagesse. Accouchement et sagesse s’excluent
mutuellement. Celui qui philosophe est trop jeune pour se vouer à
l’accouchement, tandis que c’est parce qu’il est trop vieux pour
philosopher que l’autre au contraire s’adonne à l’accouchement. On ne
passe sans doute pas nécessairement de l’une à l’autre, mais on ne passe à
l’autre que parce qu’on a été exclu de la première. Seulement faut-il
croire que c’est l’âge qui interdit de philosopher ? Cette exclusion
relève-t-elle même de l’interdiction ? Il y a sans doute une
cohérence entre ce passage et d’autres dialogues où c’est Socrate jeune
qui est dans la situation de répondre aux questions d’un autre
interlocuteur. Cependant cette cohérence n’est que celle de la métaphore
elle-même et elle ne prouve rien sur le fond de la question. C’est pourquoi je suggérerai que d’une autre manière
c’est en abandonnant la production des idées et des doctrines qu’on
parvient à la véritable philosophie. Une théorie achevée, close,
" bien arrondie " comme dirait Parménide, n’est philosophique
que pour autant que l’on admette que la philosophie consiste en une ou des
doctrines. Mais c’est une pensée morte. Ce dernier défaut aux yeux de
Platon lui interdit la vérité. Il n’y a pas de vérité dans un système
coordonné d’idées, dès lors qu’il est livré à lui-même, orphelin de
l’esprit qui l’a engendré et susceptible de tomber en la possession de
quelqu’un qui ne l’aura pas véritablement pensé. La façon dont les
philosophies sont enseignées aboutit à en faire des recueils d’opinions.
L’étudiant en philosophie peut ouïr l’opinion d’untel après celle de tel
autre, etc. sans jamais former de lui-même en son esprit une seule idée
et, encore moins, une seule doctrine. La vérité n’est possible que dans la
pensée vivante, dans celle que l’on soumet à l’épreuve de la question. En
d’autres termes il n’y a de vérité possible que dans le secours qu’apporte
à une idée mise en difficulté celui qui décide de ne pas la laisser
orpheline et qui de ce simple fait devient en quelque sorte son père.
C’est aussi pourquoi s’il ne faut pas confondre la vraie philosophie (la
"maïeutique") avec ce qui n’est pas encore elle (la simple
production des idées et des doctrines), il importe pourtant au plus haut
point que l’accoucheur ne soit pas sans expérience de la production des
idées. Il doit avoir lui-même connu la paternité pour pouvoir mettre les
autres dans le rapport de paternité. Celui qui ne sait pas ce que c’est
que produire une idée est forcément mal placé pour juger du rapport
qu’entretiennent ses interlocuteurs avec leurs idées. On n’atteint cette
place que par un cheminement tel que les étapes n’en sont franchies que
dans un ordre déterminé, comme le montre par ailleurs l’allégorie de la Caverne. C’est Artémis, affirme Socrate, qui a promulgué cette
loi. Le nom de cette divinité pourrait bien avoir du sens aussi dans le
domaine de la philosophie. Rien ne contraignait Platon à la nommer.
Peut-être même ne suit-il aucune tradition. Le rôle de la déesse pourrait
bien ici être compris comme celui du soleil dans le texte que je viens
d’évoquer. Certes il n’est pas seulement celui qui rend visible, il est
aussi celui qui engendre toutes choses. Artémis, elle, n’a jamais
engendré. Pourtant la comparaison entre les deux images conserve du sens.
Car ce qui importe aussi dans l’image du soleil, c’est qu’il soit
d’une autre nature que ce dont il est le père. Assurément la déesse est stérile,
mais elle est aussi de ce fait d’une autre nature que l’accoucheur à qui
elle donne sa loi, c’est à dire qu’elle éclaire. Au demeurant, même s’il
n’est pas très pertinent de pousser la transposition d’une image, il faut
néanmoins reconnaître que le nom cité est étonnant : on aurait plus
volontiers attendu celui de Pallas Athéna. Mais la déesse reconnue de la
sagesse, n’est pas seulement sans enfants, elle est vierge. Si la
puissance qui légifère sur l’accouchement peut n’avoir pas elle même
produit de sagesse, il est impossible qu’elle ne se soit pas pourtant mise
en position d’en produire. Sans insister davantage sur le rôle et sur l’identité de
la déesse, l’image indique ensuite qu’il est dans le rôle de l’accoucheur
de discerner ceux qui ont conçu une idée. Qui mieux que lui serait en
mesure de discerner qui a besoin d’être accouché ? Au-delà de ce qui
est affirmé explicitement par le texte, on peut penser que la comparaison
n’est pas appelée uniquement entre lui et un quelconque autre individu,
mais entre lui et celui-là même qui est porteur d’une idée. C’est celui-là
qui peut ne pas savoir qu’il en est porteur, c’est celui-là qu’il
appartient à l’accoucheur de devancer dans son diagnostic. L’image de la
sage-femme est propre à éclairer quelque peu ce point. On admettra
volontiers qu’elle discerne non pas seulement avant une quelconque
étrangère mais quelquefois aussi avant la femme concernée que celle-ci est
enceinte, que son habitude des grossesses lui permet d’établir ce
diagnostic en tout cas avant la jeune personne inexpérimentée. Ce que
Théétète admet à la demande de son interlocuteur, ce n’est pas seulement
une évidence du genre : le spécialiste discerne, mieux qu’un autre,
celui qui a un problème. Il reconnaît aussi que le spécialiste est plus
clairvoyant que celui qui a le problème. Ces brèves considérations
impliquent la conséquence intéressante que ce n’est donc pas à ceux qui
conçoivent une idée qu’il revient de s’adresser à qui peut les en délivrer
lorsque le besoin s’en fait sentir à eux, mais qu’il revient à
l’accoucheur de prendre les devants et de se mettre au service de qui a
besoin de lui, même si ce dernier ignore encore ce besoin. Socrate
lorsqu’il exerce son art ne répond pas à l’invitation de ceux qui se
seraient sentis dans la nécessité de recourir à ses bons offices. C’est de sa propre initiative
que dans la conversation il décide d’aider l’autre à mettre bas. Les attributions dont il est question ensuite ne
présentent pas de difficulté. Une fois le "maïeuticien" à
l’œuvre, il lui revient évidemment de diriger les opérations, d’accroître
ou de diminuer chez son patient ces interrogations ou ces perplexités,
comme il a été dit plus haut, qu’il ressent dans son esprit, afin
d’accélérer ou de ralentir la production d’une idée. Il lui revient aussi,
avant même qu’elle soit mise au jour, de la juger, et de conduire la fin
du processus comme il l’entend. La première chose qui relève de son
autorité est assurément d’apporter son aide à celui qui est en difficulté,
d’intervenir afin qu’il puisse effectivement conduire son idée à maturité.
Mais la seconde est qu’il a le droit, et le devoir, d’interdire à tel
avorton d’idée de parvenir jusqu’au jour. Si sur le plan de
l’interprétation de la métaphore ce passage ne fait aucune difficulté, il
n’en va pas de même sur le plan de ce que le lecteur peut en penser. On
risque en effet de trouver bien autoritaire et bien dangereuse cette
attitude par ailleurs bien dans la manière de celui qui chasse les
artistes de sa cité et qui réserve le gouvernement à ceux qui en ont la
science. Il convient toutefois d’examiner ces propos avec la plus extrême
prudence et sans préjugé. Or, si l’on en restait là, on ne voit pas bien
ce qui distinguerait Platon des sophistes qu’il a toujours combattus.
Toute démagogie mise à part, il dirait seulement tout haut ce qu’ils pensent tout bas. Pour comprendre ce qui fait le fond de la thèse
platonicienne, il faut revenir à ce point essentiel : ce ne sont
justement pas des opinions que l’accoucheur se charge de mettre au jour,
de mener à terme ou de faire avorter, ce sont des pensées. Les opinions
sont dénuées de justification et, pour cette raison, elles se valent
toutes. Ce n’est donc pas entre elles qu’il y a lieu de procéder à un
choix. Mais penser est autre chose qu’opiner. Ici il faut savoir ce que
l’on dit. Ici il y a un rapport de l’énoncé à l’esprit qui le forme, comme
d’un enfant à son père. C’est bien pourquoi se pose la question de la
maturité et de la viabilité d’une idée. Et on comprend mieux ce qui a été
dit plus haut de l’accoucheur, qu’il est autre que le philosophe, qu’il
est au-delà de cette tâche de production des idées et théories. S’il y
était encore engagé, son jugement pourrait être soupçonné de
partialité ; on pourrait croire qu’en faisant avorter son patient il
est guidé par des intérêts partisans. Au contraire si lui-même quoique
ayant engendré des idées n’en engendre plus, il est alors tout à fait
semblable à la sage-femme, dont les décisions, quoique sans appel, ne
relèvent pourtant pas de l’arbitraire. Reste que si la qualification de
cette dernière (obtenue autrefois sans doute par d’autres voies
qu’aujourd’hui) bénéficie d’une reconnaissance publique, il n’en va
pas de même de celle de l’accoucheur. Quel est le signe auquel on reconnaît que
Socrate est Socrate ? qu’il n’est pas cet emmerdeur dont Anytos,
Mélétos et quelques autres se débarrassent de la manière que l’on sait,
mais ce maître inoubliable que célèbre l’œuvre de Platon ? Ce dernier
peut répondre : il n’y a pas de signe. Et de la même manière que
Socrate a pris le risque de la condamnation, celui qui s’entretient avec
lui peut bien prendre celui de l’avortement. * L’affirmation suivante surprend Théétète et c’est sans
doute pour l’auteur une façon de reconnaître qu’elle s’écarte de la
réalité, donc qu’elle est de son crû. C’est du même coup pour le lecteur
une raison supplémentaire d’être attentif à projeter sur l’accoucheur ce
qui va être dit de la sage-femme. Il n’est pas seulement l’accoucheur des
esprits, il est également leur entremetteur, c’est à dire qu’il les met en
relation avec un autre esprit capable de déposer en eux le germe d’une
idée. Peu importe ici que les Anciens n’aient pas eu une compréhension
exacte du rôle de la femelle dans la reproduction : le rôle du père
de l’idée ne se réduit pas à être son porteur. Mais il est assuré qu’il
n’a pas tout seul conçu cette idée et que sa conception, comme celle de
tout autre rejeton, a demandé une fécondation. Il revient donc à
l’accoucheur de reconnaître auprès de quel maître le jeune esprit doit
prendre des leçons pour devenir capable de produire des idées et de
produire les meilleures idées possibles. Il semble bien en outre que cette
partie de l’art maïeutique (l’ensemencement) soit aux yeux de Socrate plus
important que l’autre (qui recueille le fruit, la récolte) : il
déclare, et ça demeure tout aussi vrai si ça n’est qu’indirectement, que
c’est ce dont il est le plus fier. Certainement il ne peut délivrer
d’esprit que s’il est porteur d’une idée. Mais si tel n’est pas le cas,
sa fonction d’accoucheur n’est pas d’actualité et par contre celle du marieur
est à l’ordre du jour. Au lieu de renvoyer le jeune esprit à un tiers qui
remplirait cette fonction l’accoucheur la reconnaît pour sienne. Et de fait Socrate reconnaît plus loin avoir envoyé plusieurs
élèves à Prodicos. Ce philosophe, en tant que tel, est en mesure de donner des leçons, il est
en mesure de montrer à un élève le monde des idées, mais, s’il n’est pas
accoucheur, il n’est pas en mesure d’établir entre les idées et l’esprit
de son élève le rapport de paternité qui constitue le savoir suprême. S’il
n’est pas comparable à Socrate, du moins est-il un vrai philosophe, pas un
de ceux à qui une personne honorable rougirait d’adresser un disciple. En
termes assez crus est posé ici le problème de la sophistique.
L’entremetteur n’est pas un proxénète, la philosophie n’est pas la
sophistique, le sophiste n’est qu’un prostitué. C’est contre de
l’argent qu’il fournit des idées. Or pas plus qu’il ne faut chercher
l’amour dans les étreintes tarifées, il ne faut chercher la philosophie dans les leçons
payantes. Comme l’amour celle-ci exige le désintéressement. Le sophiste
est prêt à soutenir n’importe quelle thèse pourvu qu’il soit payé. Plus
encore, il est prêt à soutenir la thèse la plus inouïe, parce que c’est
celle dont l’originalité lui permet de demander la rémunération la plus
élevée. Il fait "boutique-ma-tête" comme d’autres font
boutique-mon-cul. Il y a là une logique qui est celle du commerce, une loi
qui est celle de l’argent. Dans d’autres endroits Platon a déjà dit des
choses peu amènes sur les sophistes, mais il est ici particulièrement
vigoureux. Il ne faut vraisemblablement pas chercher ailleurs la raison
pour laquelle cette partie de l’allégorie n’est pas traduite dans la page qui suit. Celle-ci commence par énoncer un point en quoi l’image
est différente de l’original auquel on accède par elle. Ce n’est que par
rhétorique que l’auteur distingue ici un manque dans l’image :
puisqu’il a déjà ajouté aux attributions de la sage-femme le rôle
d’entremetteuse, il aurait aussi bien pu lui ajouter le rôle de distinguer
les faux rejetons des vrais. Il est juste de dire que la parabole a dû lui
sembler excessivement difficile en un temps où l’on ignorait les
grossesses psychiques ! Il est vrai aussi que présentée comme elle
l’est cette remarque sert de transition entre les deux parties de
l’allégorie. Quoi qu’il en soit, il y a lieu de remarquer sa volonté de
mettre en exergue cette supériorité de Socrate sur Phénarète. Il commence
par elle la traduction de son image, sans en développer l’idée dans
l’immédiat, se réservant de plus amples explications quand il aura fait le
détour par tout ce qui est commun à la sage-femme et au sage-homme.
N’étant pas tenu par les mêmes considérations rhétoriques, je ne
m’attarderai donc pas pour l’instant sur ce point. Contrairement à ce qui concerne cette supériorité, le
parallèle est possible sur tous les autres points. De la même façon que la
sage-femme délivre les femmes, le sage-homme délivre les hommes ; de
la même façon que la première met au jour le fruit des corps, le second
met au jour le fruit des âmes. Comme Phénarète n’exerçait son art que
lorsqu’elle était devenue stérile, son fils n’exerce le sien que lorsqu’il
est devenu incapable de produire des idées. Toutefois alors que un peu plus haut il avait été
expressément écrit qu’il n’était permis à une femme d’être
l’accoucheuse qu’à la condition qu’elle eût d’abord enfanté,
il n’est pas rappelé ici que le maïeuticien n’acquiert cette fonction qu’à
la condition expresse qu’il ait d’abord lui aussi enfanté des idées. Cela
n’en demeure pas moins vrai, j’ai indiqué pourquoi. L’insistance de
l’auteur porte à présent sur l’actuelle stérilité de Socrate. Il n’est en
possession d’aucune sagesse (sofia). Socrate nie donc avoir la moindre
doctrine. Si l’on prend au pied de la lettre cette négation, et il n’y a
aucune raison de la prendre autrement, on rencontre une idée qui est tout
de même étonnante. Car elle signifie en effet qu’en posant ses questions
il n’a aucune idée préconçue, qu’il ne sait pas où il mène son
interlocuteur, et que d’une certaine manière l’auteur du dialogue ne vise
pas lui non plus à soutenir une thèse. Cette dernière affirmation paraîtra
peut-être excessive. Cependant on est bien en face d’une
alternative : ou bien on veut que Socrate, quoi qu’il dise, dispose
d’une doctrine et on ne peut plus prendre au sérieux rien de ce qui est
dit en ces quelques pages de l’art de l’accoucheur, ou bien on prend comme
l’expression d’une donnée indiscutable tout ce qui y est dit et en
particulier que Socrate n’a pas de doctrine. Et il y insiste assez pour
que l’on soit contraint de l’admettre. Va pour Socrate, dira-t-on, mais
pour Platon ? Il n’y a pas lieu de distinguer ce à quoi vise Platon
de ce à quoi vise Socrate. Quelle qu’ait été l’admiration de celui-là pour
son maître, quel qu’ait été le culte qu’il lui rendait dans son œuvre, le
maître qui apparaît dans l’œuvre n’est que le porte-parole de l’auteur.
De quoi témoigne-t-il en l’occurrence ? Comme l’a montré l’analyse
de l’image allégorique, la doctrine, la théorie en tant qu’ensemble coordonné
d’idées, n’est pas encore le savoir suprême et l’on n’accède à
ce dernier qu’à la condition d’abandonner celle-là. En d’autres termes
ce n’est pas dans la doctrine que consiste la philosophie et ce dont Socrate manque ce
n’est assurément pas de philosophie. La philosophie n’est pas "sofia"
mais "epistèmè", c’est d’elle qu’il est question dans
ce dialogue et non point de la science au sens vulgaire. Certes le
dialogue peut s’achever sans que le jeune géomètre se croie en possession
d’une réponse satisfaisante, mais il n’en est pas de même pour le lecteur,
qui, justement dans le passage qu’on a sous les yeux, a pu comprendre ce
qu’est ce savoir suprême. Aussi a-t-il compris que l’accouchement n’est pas autre
que la philosophie, qui n’est pas autre que la science, qui n’est pas
autre d’ailleurs que le dialogue. C’est donc le rôle de la philosophie qui
est défini ci-après (150d-151a). Pour l’essentiel le commentaire de
l’image allégorique a déjà permis d’en discuter. Quelques points méritent
cependant qu’on s’y arrête. Le premier d’entre eux tient au partage des
tâches : s’il revient au jeune esprit de produire des idées, une
doctrine, il n’appartient pas à l’accoucheur seul de l’en délivrer. Son
office ne se fait que sous le contrôle du dieu. Ce dieu, sans autre
précision est invoqué, directement ou indirectement sept fois entre
l’explication de la stérilité de Socrate et la fin de ces quelques pages
(151d). Il tient dans cette traduction la place qu’Artémis tenait dans son
image. Elle présidait à l’accouchement des corps, lui à celui des esprits.
Elle dictait ses lois aux sages-femmes, lui aux sages-hommes. Certes
Socrate assume son rôle et même son destin, mais justement il y a un
moment où dans l’exposé des raisons rien ne se justifie plus, parce qu’on
est parvenu à l’acte par lequel se pose une valeur, laquelle justifie sans
doute tout le reste, sans jamais pouvoir être justifiée elle-même. C’est à
ce moment-là que Socrate invoque le dieu. Ainsi le dieu impose-t-il à
Socrate de délivrer les autres et du même coup de ne pas procréer, car
Socrate ne peut pas justifier autrement que par une sorte d’héroïque
décision le refus de confondre la philosophie avec une sagesse. Pour la
même raison c’est le dieu qui permet ou qui ne permet pas que l’élève sous
la conduite de son maître produise ou ne produise pas des idées, etc. Le
dieu est donc l’expression symbolique de l’acte d’un esprit qui décide
d’être plutôt que de ne pas être. Si l’esprit se croit dans ses idées, il
s’y dissout et il n’est pas. S’il refuse de s’y croire, alors il est. Mais
c’est quelque chose que ne comprend pas encore le jeune qui a hâte de
produire des idées, et il est nécessaire effectivement qu’il commence par
là. C’est aussi pourquoi l’accoucheur, comme l’accoucheuse, est vieux.
Quand on pense à l’accusation de Calliclès (Gorgias 485 a), selon
laquelle la philosophie est excusable chez un jeune homme mais
impardonnable chez un homme mûr, elle est proprement renversante. Mais
c’est que Calliclès fait justement partie des prostitués, il est même le
plus putassier d’entre eux. Le second point qu’on peut maintenant relever concerne le
rapport de la doctrine avec la philosophie. Comme un enfant elle a besoin
d’être menée à son terme, et elle a besoin d’être bien nourrie pour
croître jusqu’à sa maturité. Il est du rôle du philosophe d’y répondre. Le
commerce du jeune esprit avec lui ne se borne donc pas à tirer bénéfice de
ses services d’accoucheur. Plusieurs qui le croyaient se sont crus aptes à
se passer de Socrate lorsque celui-ci leur était encore nécessaire. Non
seulement ils se sont ainsi rendus incapables de mener jusqu’à terme un
certain nombre d’idées dont leur esprit était pourtant porteur, mais
celles-là mêmes qui avaient été mises au jour ont été par eux si mal
nourries qu’elles ont dépéri. C’est dire que d’une façon ou d’une
autre les sages théories qu’on était en droit d’attendre de ces jeunes gens
n’ont pas été produites par eux et qu’ils se sont au contraire
discrédités. L’exemple en est donné par cet Aristide, dont on ne sait
paraît-il rien, ce qui pourrait bien constituer une preuve qu’il n’a rien
fait de bon. Ainsi une théorie, quel qu’en soit l’objet, doit, au moins
dans ses débuts, être mise en rapport avec l’esprit pour être pensable.
Une sorte de mal guette toutes les productions de l’esprit, toutes les
théories, c’est d’être abandonnées à une certaine mécanique
intellectuelle, qui enchaîne certes les idées les unes aux autres, mais
qui ne les lie pas pour autant à leur objet supposé. Cette mécanique,
avilissement de l’esprit, pourrait bien d’ailleurs ne toucher qu’aux
apparences et constituer ce que l’on appelle, dans une autre philosophie,
des idéologies. La question que se pose Platon est donc de savoir comment
empêcher une théorie (scientifique au sens vulgaire, alors même qu’il peut
s’agir des lois morales autant que de celles de la nature) de retomber
dans l’idéologie. Sa réponse est qu’elle doit être soumise à la critique
philosophique. Ce qui me paraît être parfaitement soutenable près de deux
mille cinq cents ans plus tard, alors que les sciences sont ce que Platon
ne pouvait pas encore prévoir. Il y a en effet une ou plusieurs doctrines
idéologiques de la politique, de l’économie, mais aussi bien de la
biologie ou de la physique. Il est décisif que la philosophie intervienne
dans les discussions internes à chacun de ces champs afin d’empêcher que
l’esprit n’y retombe au niveau de l’opinion. C’est enfin à la question des apparences d’enfant
qu’arrive Socrate : il y a en effet des esprits en gestation d’un
avorton d’idée, qu’il convient d’éliminer sans fausse pitié. En 150c, au
moment où il passait de l’image à sa traduction, il se flattait de
disposer sur les accoucheuses du privilège de mettre à l’épreuve le fruit
de l’esprit et par voie de conséquence de le rapporter à l’une des deux
catégories suivantes, la vérité ou le mensonge. Toute métaphore sans doute
a ses limites. Mais atteint-on vraiment ici celle de l’allégorie de
l’accoucheuse ? Une référence aux pratiques spartiates est
imaginable. Elle est peut-être sous-jacente, implicite, tant les termes
employés à la fin du passage (p. 151c) sont violents. Si l’on réfléchit à
la fois à la suite de ce dialogue et à ce que sont toutes les autres
œuvres de Platon, il est remarquable que la partie de l’art maïeutique à
laquelle il est donné au lecteur d’assister est justement celle-ci. C’est
bien à la mise à l’épreuve de l’idée qu’il assiste et au rejet sans
concession de celle qui est fausse. Par contre le lecteur ne voit pas
Socrate repérer l’interlocuteur porteur d’une idée, il ne le voit pas
envoyer à Prodicos ou à un autre maître celui qui n’en est pas porteur, il
ne le voit pas régenter la grossesse pour la mener autant que possible à
son terme en éveillant ou apaisant les douleurs. Au fond l’allégorie de
l’accouchement ne devient véritablement utile pour comprendre la
philosophie platonicienne telle qu’on peut la lire qu’à partir du moment
où elle touche sa limite. Cette étrangeté cesse d’intriguer si l’on décide
de lire entre les lignes les éléments manquants de l’image, c’est à dire
en l’occurrence d’admettre que l’auteur joue sur la comparaison avec les
pratiques d’euthanasie néonatale. Est-ce que Platon était partisan d’une
variante ferme de l’eugénisme, il est impossible de l’affirmer, bien que
la lecture de la République puisse livrer une réponse sur ce sujet
(contrairement à ce que prétend l’adage il faudrait admettre ici que si
l’auteur n’en dit mot c’est qu’il n’y consent pas).
Quoi qu’il en soit le rôle de l’accoucheur se trouve précisé à cet endroit.
Il lui appartient de distinguer l’apparence, la niaiserie et le mensonge, il lui appartient
aussi de les éliminer. Tout fruit de l’esprit n’est pas viable et, quel
que soit l’attachement que lui manifeste, peut-être légitimement, celui
qui l’a engendré, il faut le tuer. La cruauté de cette mesure n’est
qu’apparente, elle n’est dictée que par la considération du bien des
hommes. Très clairement le choix de l’esprit est ici affirmé et, comme on
l’a déjà signalé, Socrate se justifie par les ordres de la divinité.
S’agissant de la reconnaissance d’une valeur, et laquelle ! il ne
saurait en être autrement. Contre celle-ci d’autres, les sophistes,
choisissent l’apparence, la niaiserie ou le mensonge. Libre à eux. Mais
comme le montrera un peu plus loin la discussion de la thèse de
Protagoras, ils se contredisent. retour à
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" C'est donc ainsi que l'honnête Socrate m'a tourné en ridicule dans ses discours. Un enfant, effrayé de la question qu'il lui a faite, s'il est possible que le même homme se souvienne d'une chose et en même temps n'en ait aucune connaissance, en tremblant lui a répondu que non, pour n'avoir pas la force de porter sa vue plus loin. Mais, c'est une vraie lâcheté, Socrate, et voici ce qu'il en est à cet égard. Lorsque tu examines par manière d'interrogation quelqu'une de mes opinions, si celui que tu interroges est battu en répondant ce que je répondrais moi-même, c'est moi qui suis confondu. Mais s'il dit autre chose, c'est lui qui est vaincu. Et pour entrer en matière, crois-tu qu’on te concède que la mémoire présente de l’affection passée est la même affection, celle dont on a été affecté et dont on n’est plus affecté ? Loin s’en faut ! Ou qu’on recule devant l’affirmation que le même à la fois sait et ne sait pas la même chose ? Ou, si l’on craint de l’affirmer, qu’on accordera que celui qui est devenu autre soit le même qu’avant de devenir autre ? Ou plutôt, s’il faut s’armer l’un contre l’autre dans une guerre des mots, crois-tu qu’on accordera qu’on est un et non plusieurs, alors même que cette pluralité devient infinie en nombre dès qu’il y a altérité ? Mais mon excellent ami, dira-t-il, combats plus généreusement ce que je dis moi, si tu en as la force. Réfute l’affirmation que nos sensations sont propres à celui d’entre nous à qui elles surviennent, et que si elles lui surviennent en propre, celle qui survient n’apparaît qu’à un seul d’entre nous, ou s’il faut employer le mot être, qu’elle n’est que pour celui à qui elle apparaît.
" Au surplus, quand tu parles de pourceaux et de cynocéphales, non seulement tu montres toi-même à l'égard de mes écrits la stupidité d'un pourceau, mais tu engages ceux qui t'écoutent à en faire autant ; et cela n'est pas bien. Moi j'affirme que la vérité est telle que je l'ai écrite, et que chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas. Cependant il y a une différence infinie entre un homme et un autre homme, en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là. Bien loin de ne reconnaître ni sagesse, ni homme sage, je dis au contraire qu'on est sage lorsque, inversant le sens des choses, on les fait paraître et être bonnes à celui auquel elles paraissaient et étaient mauvaises auparavant. Du reste, ne va pas de nouveau m'attaquer sur les mots, mais conçois encore plus clairement ma pensée de cette manière. Rappelle-toi ce qui a été dit précédemment, que les aliments paraissent et sont amers au malade, et qu'ils sont et paraissent agréables à l'homme en santé. Il n'en faut pas conclure que l'un est plus sage que l'autre, car cela ne peut pas être ; ni s'attacher à prouver que le malade est un ignorant, parce qu'il est dans cette opinion, et que l'homme en santé est sage, parce qu'il est dans une opinion contraire. Il faut inverser l'état du malade, parce qu'un état est meilleur que l'autre. De même, en ce qui concerne l'éducation, il faut inverser l'état des hommes du mauvais au bon. Le médecin emploie à cette inversion les remèdes, et le sophiste les discours. Jamais en effet personne n'a fait avoir des opinions vraies à quelqu'un qui en eût auparavant de fausses, puisqu'il n'est pas possible d'avoir une opinion sur ce qui n'est pas, ni sur d'autres objets que ceux qui nous affectent, et que ces objets sont toujours vrais. Mais on fait en sorte, ce me semble, que celui qui avec une âme mal disposée avait des opinions relatives à sa disposition, passe à un meilleur état, et à des opinions conformes à cet état nouveau.
" Quelques-uns par inexpérience appellent ces opinions des images vraies ; quant à moi, je conviens que les unes sont meilleures que les autres, mais non plus vraies. Et il s'en faut bien, mon cher Socrate, que j'appelle les sages des grenouilles. Au contraire, en ce qui concerne le corps je tiens les médecins pour sages, et les laboureurs en ce qui concerne les plantes. Car, selon moi, les laboureurs, lorsque les plantes sont malades, au lieu de sensations mauvaises leur en procurent de bienfaisantes, de salutaires et de vraies. Et les orateurs sages et vertueux font que pour les cités les bienfaisantes soient justes à la place des mauvaises. En effet, toutes choses qui leur semblent justes et belles leur sont telles, tant qu'elles en jugent ainsi. Le sage fait que le bien soit et paraisse tel à chaque citoyen au lieu du mal. Par la même raison, le sophiste capable de former ainsi ses élèves est sage, et mérite de leur part un bon salaire. C'est ainsi que les uns sont plus sages que les autres, et que néanmoins personne n'a d'opinions fausses. Bon gré, malgré, il faut que tu reconnaisses que tu es la mesure de toutes choses, car tout ce qui vient d'être dit suppose ce principe.
" Si tu as quelque chose à lui opposer, contredis-le en opposant discours à discours ; ou si tu aimes mieux interroger, à la bonne heure, interroge. Car je ne dis pas qu'il faille rejeter cette méthode, qui est au contraire la meilleure à poursuivre pour qui a du sens. Mais uses-en de la manière suivante : ne cherche point à tromper en interrogeant. Il y aurait une grande contradiction à te porter pour amateur de la vertu, et à te conduire toujours injustement dans la conversation. Or, c'est se conduire injustement en conversation, que de ne mettre nulle différence entre la dispute et le dialogue. La première se joue de l'adversaire et l'abat aussi souvent qu'elle le peut, tandis que le dialogue travaille avec une ardeur sérieuse à redresser celui avec qui on converse, et ne cherche qu'à lui faire apercevoir les fautes qu'il aurait reconnues de lui-même à la suite d'entretiens antérieurs. Si tu agis de la sorte, ceux qui converseront avec toi s'en prendront à eux et non à toi de leur trouble et de leur embarras. Ils te rechercheront et t'aimeront, ils se prendront en aversion et, se fuyant eux-mêmes, il se jetteront dans le sein de la philosophie pour qu'elle les renouvelle, et en fasse d'autres hommes. Mais si tu fais le contraire, comme font la plupart, le contraire aussi t'arrivera. Au lieu de rendre philosophes ceux qui te fréquentent, tu leur feras haïr la philosophie, lorsqu'ils seront plus avancés en âge. Si tu m'en crois donc, tu examineras véritablement, sans esprit d'hostilité et de dispute, comme j'ai déjà dit, mais avec une disposition bienveillante, ce que nous avons voulu dire en affirmant que tout se meut, et que les choses sont telles pour les particuliers et les cités qu'elles leur paraissent. Et tu partiras de là pour examiner si la science et la sensation sont une même chose, ou deux choses différentes, au lieu de partir, comme tout à l'heure, de l'usage ordinaire des mots, dont la plupart des hommes détournent le sens arbitrairement, se créant par là mutuellement toutes sortes d'embarras. "
THEODORE.
Ne sommes-nous point de loisir, Socrate ?
SOCRATE.
Il le paraît. Et j'ai souvent fait réflexion en d'autres rencontres, mais surtout aujourd'hui, mon cher, combien il est naturel que ceux qui ont passé un temps considérable dans l'étude de la philosophie, fassent de ridicules orateurs lorsqu'ils se présentent devant les tribunaux.
THEODORE.
Comment l'entends-tu ?
SOCRATE.
Il me semble que les hommes élevés dès leur jeunesse dans les tribunaux et les affaires, comparés à ceux qui ont été nourris dans la philosophie, sont comme des esclaves vis-à-vis d'hommes libres.
THEODORE.
Par quelle raison ?
SOCRATE.
Par la raison que les uns ont toujours ce que tu viens de dire, du loisir, et conversent ensemble en paix et à loisir. De même que nous changeons maintenant de discours pour la troisième fois, ils en font autant lorsque le propos qui survient leur plaît davantage, ainsi qu'à nous. Il leur est indifférent que leur discours soit long ou court, pourvu qu'ils parviennent à la vérité. Les autres, au contraire, n'ont jamais de temps à perdre lorsqu'ils parlent. L'eau qui coule les oblige à courir, et ne leur permet pas de parler de ce qu'ils aimeraient le mieux, la partie adverse est là qui leur fait la loi, en faisant lire la formule d'accusation qu'ils appellent serment, du contenu de laquelle il est défendu de s'écarter. Leurs plaidoyers sont toujours pour ou contre un esclave comme eux, et s'adressent à un maître, qui siège et tient en sa main une plainte. Leurs disputes ne sont jamais sans conséquence, il y va toujours de quelque intérêt personnel, souvent même leur vie est le prix de la course. Tout cela les rend âpres et ardents, habiles à gagner leur maître par des paroles flatteuses, et à lui complaire dans leurs actions. Ce sont des âmes rabougries et tordues. Car la servitude où ils s'engagent dès leur jeunesse les empêche de se développer, leur ôte toute élévation et toute noblesse, en les contraignant d'agir par des voies obliques. Comme elle expose leur âme encore tendre à de grands dangers et à de grandes craintes, qu'ils n'ont pas assez de force pour affronter au nom de la justice et de la vérité, ils ont recours de bonne heure au mensonge et à l'art de se nuire les uns aux autres. Ils se plient et se rompent en mille manières, et passent de l'adolescence à l'âge mûr avec un esprit entièrement corrompu, s'imaginant avoir acquis beaucoup d'habileté et de sagesse. Voilà, Théodore, quels sont les habiles et les sages de ce monde. Quant à ceux qui composent notre chœur, veux-tu que nous en parlions aussi, ou que, les laissant là, nous revenions à notre sujet, pour ne pas trop abuser de cette liberté de changer de discours, dont il était question tout à l'heure ?
THEODORE.
Point du tout, Socrate, parlons-en. Tu as dit toi-même avec beaucoup de raison que nous qui faisons partie de ce chœur, ne sommes point les serviteurs des discours, mais qu'au contraire ce sont les discours qui sont comme nos serviteurs, et que chacun d'eux attend le moment où il nous plaira de le terminer. En effet, nous n'avons, comme les poètes, ni juge, ni spectateur qui préside à nos entretiens, nous réprimande et nous fasse la loi.
SOCRATE.
Parlons-en donc, puisque tu le trouves bon, mais des coryphées seulement, car qu'est-il besoin de faire mention de ceux qui s'appliquent à la philosophie sans génie et sans succès ? Le vrai philosophe ignore dès sa jeunesse le chemin de la place publique, il ne sait où est le tribunal, où est l'assemblée, et les autres lieux de la cité où se tiennent les conseils. Il ne voit, ni n'entend les lois et les décrets prononcés ou écrits. Les factions et les brigues pour parvenir au pouvoir, les réunions, les festins, les divertissements avec des joueuses de flûte, rien de tout cela ne lui vient à la pensée, même en rêve. Vient-il de naître quelqu'un de haute ou de basse origine ? le malheur de celui-ci remonte-t-il jusqu'à ses ancêtres, hommes ou femmes ? il ne le sait pas plus que le nombre des verres d'eau qui sont dans la mer, comme dit le proverbe. Il ne sait pas même qu'il ne sait pas tout cela, car s'il s'abstient d'en prendre connaissance, ce n'est pas par vanité. A vrai dire, il n'est présent que de corps dans la cité. Tout cela, pour lui, n'est que mesquineries et néant. Son âme se promène de tous côtés, mesurant, selon l'expression de Pindare, et les profondeurs de la terre et l'immensité de sa surface, s'élevant jusqu'aux cieux pour y contempler la course des astres, portant un œil curieux sur la nature intime de toutes les grandes classes d'êtres dont se compose cet univers, et ne s'abaissant à aucun des objets qui sont tout près d'elle.
THEODORE.
Explique-toi un peu mieux, Socrate.
SOCRATE.
On raconte de Thalès, Théodore, que tout occupé de l'astronomie et regardant en haut, il tomba dans un puits, et qu'une servante de Thrace, d'un esprit agréable et facétieux, se moqua de lui, disant qu'il voulait savoir ce qui se passait au ciel, et qu'il ne voyait pas ce qui était devant lui et à ses pieds. Ce bon mot peut s'appliquer à tous ceux qui font profession de philosophie. En effet, non seulement un philosophe ne sait pas ce que fait son voisin, il ignore presque si c'est un homme ou un autre animal. Mais ce que c'est que l'homme, et quel caractère le distingue des autres êtres pour l'action ou la passion, voilà ce qu'il cherche, et ce qu'il se tourmente à découvrir. Comprends-tu ou non ma pensée, Théodore ?
THEODORE.
Oui, et je la partage entièrement.
SOCRATE.
C'est pourquoi, mon cher ami, dans les rapports particuliers ou publics qu'un tel homme a avec ses semblables et, comme je le disais au commencement, lorsqu'il est forcé de parler devant les tribunaux ou ailleurs des choses qui sont à ses pieds et sous ses yeux, il prête à rire, non seulement aux servantes de Thrace, mais à tout le peuple, son peu d'expérience le faisant tomber à chaque pas dans le puits de Thalès et dans mille perplexités. Son embarras le fait passer pour un imbécile. Si on lui dit des injures, il ne peut en rendre, ne sachant de mal de personne, et n'y ayant jamais songé. Ainsi rien ne lui venant à la bouche, il fait un personnage ridicule. Lorsqu'il entend les autres se donner des louanges et se vanter, comme on le voit rire, non pour faire semblant, mais tout de bon, on le prend pour un extravagant. Fait-on devant lui l'éloge d'un tyran ou d'un roi, il se figure entendre exalter le bonheur de quelque pâtre, porcher, berger, ou bouvier, parce qu'il tire beaucoup de lait de ses troupeaux. Seulement il pense que les rois ont à faire paître et à traire un animal plus difficile et moins sûr, que d'ailleurs ils ne sont ni moins grossiers, ni moins ignorants que des pâtres, par manque de loisir de s'instruire, renfermés entre des murailles, comme dans une pâture de montagne. Dit-on en sa présence qu'un homme a d'immenses richesses, parce qu'il possède en fonds de terre dix mille arpents ou davantage, cela lui paraît bien peu de chose, accoutumé qu'il est à considérer la terre entière. Si les admirateurs de la noblesse disent qu'un homme est bien né, parce qu'il peut prouver sept aïeux riches, il pense que de tels éloges viennent de gens qui ont la vue basse et courte, et n'ont pas l'habitude d'embrasser la suite des siècles, ni de calculer que chacun de nous a des milliers innombrables d'aïeux et d'ancêtres, parmi lesquels il se trouve une infinité de riches et de pauvres, de rois et d'esclaves, de Grecs et de Barbares. Quant à ceux qui se glorifient d'une liste de vingt-cinq ancêtres, et qui remontent jusqu'à Héraklès fils d'Amphitryon, cela lui paraît d'une petitesse d'esprit inconcevable. Il rit de ce que ce noble superbe n'a pas la force de faire réflexion que le vingt-cinquième ancêtre d'Amphitryon, et le cinquantième par rapport à lui, a été tel qu'il a plu à la fortune. Il rit de ce qu'il n'a pas la force de se délivrer d'aussi folles idées. Dans toutes ces occasions, le vulgaire se moque du philosophe, qui tantôt lui paraît plein d'orgueil et de hauteur, tantôt aveugle à qui est à ses pieds, et embarrassé sur toutes choses.
THEODORE.
Il faut bien l'avouer, Socrate.
SOCRATE.
Mais, mon cher, lorsque le philosophe peut à son tour attirer quelqu'un de ces hommes vers la région supérieure, et que celui-ci consent à passer de ces questions, "Quelle injustice te fais-je ?" ou, "Quelle injustice me fais-tu ?" à la considération de la justice et de l'injustice en elles-mêmes, de leur nature, du caractère qui les distingue l'une de l'autre et de tout le reste ; ou bien de la question si un roi est heureux ou celui qui possède de grands trésors, à l'examen de la royauté, et en général de ce qui fait le bonheur ou le malheur de l'homme, pour voir en quoi l'un et l'autre consiste, et de quelle manière il faut rechercher l'un et fuir l'autre : quand il faut que cet homme, dont l'âme est petite, âpre, exercée à la chicane, réponde sur tout cela, c'est alors son tour de payer le talion. Suspendu en l'air, et n'étant pas accoutumé à regarder les choses de si haut, la tête lui tourne. Il est étonné, interdit, il ne sait ce qu'il dit, et il prête à rire, non point aux servantes de Thrace ni aux ignorants, car ils ne s'aperçoivent de rien, mais à tous ceux qui n'ont pas été élevés comme des esclaves. Tel est, Théodore, le caractère de l'un et de l'autre sage. Le premier, celui que tu appelles philosophe, élevé dans le sein de la liberté et du loisir, ne tient point à déshonneur de passer pour un homme simple et qui n'est bon à rien, quand il s'agit de remplir certains emplois serviles, par exemple, d'arranger un bagage, de relever un mets, ou d'assaisonner en flatteries les discours. L'autre, au contraire, entend parfaitement l'art de s'acquitter de tous ces emplois avec dextérité et promptitude, mais il ne saurait relever son manteau sur l'épaule droite à la façon d'un homme libre. Il est incapable de s'élever jusqu'à l'harmonie des discours, et de chanter dignement la véritable vie des dieux et des hommes qui participent de leur félicité.
THEODORE.
Si tu pouvais persuader à tous les autres, comme à moi, la vérité de ce que tu dis, Socrate, il y aurait plus de paix et moins de maux parmi les hommes.
SOCRATE.
Il n'est pas possible, Théodore, que le mal soit détruit, parce qu'il y aura toujours nécessairement un contraire du bien. On ne peut pas non plus le placer parmi les dieux, c'est donc une nécessité qu'il parcoure le lieu d'ici-bas, et tourne autour de notre nature mortelle. C'est pourquoi nous devons tâcher de nous évader au plus vite de ce séjour à l'autre. Or, l'évasion c'est de s'assimiler à Dieu dans la mesure du possible. On ressemble à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse. Mais, mon cher ami, ce n'est pas une chose aisée à persuader, qu'on ne doit point s'attacher à la vertu et fuir le vice par le motif du commun des hommes. Ce motif est d'éviter la réputation de méchant et de passer pour vertueux. Tout cela n'est, à mon avis, que contes de vieille femme, comme l'on dit. La vraie raison, la voici. Dieu n'est sous aucun rapport et d'aucune façon injuste, il est au contraire suprêmement juste. Rien ne lui ressemble davantage que celui d'entre nous qui est parvenu au plus haut degré de justice. De là dépend le vrai mérite de l'homme, ou sa bassesse et son néant. Qui connaît Dieu, est véritablement sage et vertueux, qui ne le connaît pas, est évidemment ignorant et méchant. Et pour les qualités que le vulgaire appelle talents et sagesse, elles ne font dans le gouvernement politique que des tyrans, et dans les arts des mercenaires. Aussi on ne saurait mieux faire que de refuser à l'homme injuste qui blesse la piété dans ses discours et dans ses actions le titre d'homme habile. Car c'est un reproche qui plaît à leur vanité. Ils se persuadent qu'on veut dire par là que ce ne sont point des gens méprisables, d'inutiles fardeaux de la terre, mais des hommes tels qu'on doit être pour se tirer d'affaire en cette vie. Il faut leur dire, ce qui est vrai, que moins ils croient être ce qu'ils sont, plus ils le sont en effet, dans leur ignorance déplorable de la vraie punition de l'injustice. Cette punition n'est pas celle qu'ils s'imaginent, les supplices, la mort, auxquels ils réussissent souvent à se soustraire, tout en faisant mal. C'est une punition à laquelle il leur est impossible d'échapper.
THEODORE.
Quelle est-elle ?
SOCRATE.
Il y a, dans la nature des choses, mon cher ami, deux modèles, l'un divin et bienheureux, l'autre sans dieu et misérable. Ils ne s'en doutent pas, et l'excès de leur folie les empêche de sentir que leur conduite pleine d'injustice les rapproche du second et les éloigne du premier. Aussi en portent-ils la peine, menant une vie conforme au modèle qu'ils ont choisi d'imiter. Et si nous leur disons que, s'ils ne renoncent à cette habileté prétendue, ils seront exclus après leur mort du séjour où les méchants ne sont point admis, et que pendant cette vie ils n'auront d'autre compagnie que celle qui convient à leurs mœurs, savoir, d'hommes aussi méchants qu'eux, dans le délire de leur sagesse, ils traiteront ces discours d'extravagances.
THEODORE.
Il n'est que trop vrai, Socrate.
SOCRATE.
Oui, mon cher. Mais voici ce qui leur arrive. Lorsqu'on les presse dans un entretien particulier d'expliquer leur mépris pour certaines choses et d'écouter les raisons d'autrui, pour peu qu'ils veuillent soutenir durant quelque temps la discussion et ne point quitter lâchement la partie, ils se trouvent à la fin, mon cher ami, dans un embarras extrême. Rien de ce qu'ils disent ne les satisfait, et toute cette rhétorique s'évanouit, au point qu'on les prendrait pour des enfants. Mais finissons ce propos, qui d'ailleurs n'est que secondaire. Sinon, les digressions venant sans cesse l'une après l'autre nous feront perdre de vue le premier sujet de cet entretien. Revenons-y donc, si tu le veux bien.
THEODORE.
Ce n'est pas, Socrate, ce que j'ai entendu avec le moins de plaisir. A mon âge, on suit plus aisément de pareils discours. Néanmoins, si tel est ton avis, reprenons notre premier propos.
THEETETE.
Tu parles là, Socrate, d'une espèce d'hommes secs et opiniâtres.
SOCRATE.
Ils sont en effet bien incultes, mon garçon. Mais il en est d'autres plus fins, dont je vais te révéler les mystères. Leur principe, d'où dépend tout ce que nous venons d'exposer, est le suivant. Tout est mouvement, et il n'y a rien autre chose. Or, le mouvement est de deux formes, toutes deux infinies en nombre, mais dont l'une a la puissance d'agir et l'autre de pâtir. De leur approche et de leur friction mutuelles se forment des rejetons innombrables, rangés sous deux classes, le sensible et la sensation, laquelle toujours apparaît et nait avec le sensible. Les sensations se nomment vision, audition, odorat, froid, chaud et encore plaisir, douleur, désir, crainte, sans parler de bien d'autres, dont une infinité manque d'un nom. La forme du sensible produit en même temps pour chaque sensation un rejeton nouveau ; des couleurs de toute sorte pour des visions de toute sorte, des sons divers pour diverses auditions, et les autres sensibles pour les autres sensations. Comprends-tu, Théétète, ce que nous veut ce mythe après ce que nous avons dit ?
THEETETE.
Pas du tout, Socrate.
SOCRATE.
Fais donc attention à le mener à son terme. Il veut dire, comme nous l'avons déjà expliqué, que tout cela est en mouvement, et que ce mouvement est lent ou rapide. Ce qui se meut lentement exerce son mouvement dans le même lieu et sur le voisinage et ce qui est ainsi produit a plus de lenteur. Au contraire, ce qui se meut rapidement déploie son mouvement plus loin, produit d'une manière différente, et ce qui est ainsi produit a plus de vitesse, car il change de place dans l'espace, et son mouvement consiste dans la translation. Lors donc que l'œil d'une part, et de l'autre un objet en rapport avec l'œil se sont rencontrés, et ont engendré la blancheur et la sensation qui lui répond naturellement, lesquelles n'auraient jamais été engendrées si leurs géniteurs ne s'étaient rencontrés, alors la vision se mouvant dans l'intervalle vers les yeux, et la blancheur vers le sensible qui produit la couleur conjointement avec les yeux, l'œil se trouve rempli de la vision, il voit, et devient non pas vision, mais œil voyant. De même, le co-géniteur de la couleur, est rempli de blancheur, et devient non pas blancheur, mais blanc, que ce qui reçoit la teinte de cette couleur soit du bois, de la pierre, ou toute autre chose. Il faut se former la même idée de toutes les autres qualités, telles que le dur, le chaud, et ainsi du reste. Il faut concevoir que ce qu’il est, rien ne l’est par soi ; c’est dans le rapport avec les autres que toute chose est produite, et sous des formes de toutes sortes, selon le mouvement, puisqu’on ne peut concevoir de manière fixe, disent-ils, l’agent et le patient chacun à part. Il n’y a pas d’agent avant qu’il n’entre en rapport avec le patient, pas de patient avant qu’il n’entre en rapport avec l’agent. Ce qui dans un rapport est agent se montre patient en un autre. Il ressort de tout cela, comme nous l’avons dit au début, que ce qu’il est, rien ne l’est par soi, et que toujours en rapport à autre chose tout devient. Il faut exclure l’être de toute chose, quoique l’habitude et l’ignorance nous aient contraints souvent et à l’instant même d’utiliser le mot. Si l’on en croit les sages, il faut écarter les "quelque chose", ou "quelqu’un", ou "moi", ou "ceci", ou "cela" ou tout autre mot qui fixe les choses. Et pour suivre la nature, il faut dire "en train de" se produire, de se faire, de se détruire, de s’altérer. Fixer les choses par son langage, c’est s’exposer à la critique. On doit donc pour sa part parler ainsi et des nombreux éléments qui se composent, et de leurs composés qu’on nomme homme, pierre, animal ou toute autre espèce. Prends-tu plaisir, Théétète, à ces propositions, et te donnent-elles satisfaction ?
THEETETE.
Je ne sais, moi, Socrate ; car je ne puis découvrir si tu parles ici selon ta pensée, ou si c'est pour me mettre à l'épreuve.
SOCRATE.
Tu as oublié, mon cher ami, que je ne sais ni ne m'approprie rien de tout cela, et que ce n'est pas moi qui l'engendre ; mais que je te fais accoucher, et que dans cette vue je te fais entendre des incantations. Je propose à ton goût les doctrines des sages, jusqu'à ce que j'aie mis la tienne au jour. Lorsqu'elle sera sortie de toi, j'examinerai alors si elle est stérile ou féconde. Sois donc confiant et ferme, noblement et courageusement réponds à mes questions comme il te semble.
THEETETE.
Tu n'as qu'à m'interroger.
SOCRATE.
Dis-moi donc à nouveau si tu te satisfais que le bon, le beau, et tout ce dont nous parlons ne soient pas mais toujours deviennent.
THEETETE.
Lorsque je t'écoute développer ce discours, il me paraît étonnamment qu'il faut le tenir pour vrai comme tu l'as exposé.
2° c’est seulement dans leur mouvant rapport que l’organe du sens
et l’objet deviennent l’un sensible et l’autre sensation (156c-e),
3° rien non plus n’est voué à être agent davantage que
patient ou réciproquement, c’est le mouvement qui en décide (157a),
4° la conclusion "qui ressort de tout cela" (157a-c)
c’est que rien ne mérite à proprement parler le nom d’être, que la réalité
ne peut être rendue dans le langage par des substantifs, mais seulement par des participes.
THEETETE. Nous percevons chaque chose par leur moyen, me semble-t-il Socrate, plutôt qu’en eux.
SOCRATE. Ce serait étrange en effet, mon garçon, que des sensations, nombreuses, siègent en nous comme dans des chevaux de bois, et qu’il n’y ait pas une forme unique, qu’il faille la nommer âme ou autrement, en laquelle, toutes ces sensations se rassemblant, nous percevons les nombreux sensibles atteints au moyen de ces instruments.
THEETETE. Cela me semble être plutôt ainsi qu’autrement.
SOCRATE. Je veux te faire examiner s’il y a quelque chose en nous-mêmes, toujours le même, en quoi, et au moyen des yeux nous atteignons le blanc et le noir, au moyen des autres sens les autres sensibles ; et si tu rapportes toutes ces fonctions au corps. Mais il vaut mieux que tu répondes plutôt que je me tue à le faire à ta place. Donc dis-moi : ce au moyen de quoi on perçoit le chaud, le dur, le léger, le doux le rapportes-tu au corps ou à quelque chose d’autre ?
THEETETE. A rien d’autre.
SOCRATE. Voudras-tu m’accorder aussi que ce que tu perçois par un certain moyen, il est impossible de le percevoir par un autre ? par exemple par le moyen de la vue ce qu’on perçoit par celui de l’ouïe, et réciproquement ?
THEETETE. Comment n’y pas consentir ?
SOCRATE. Si donc tu connais quelque chose qui se rapporte aux deux, ce n’est ni au moyen de l’un ni au moyen de l’autre que tu perçois ce qui se rapporte aux deux ?
THEETETE. Sûrement pas.
SOCRATE.
La première pensée que tu as au regard du son et de la couleur tous les deux, c'est que tous les deux sont ?
THEETETE.
Oui.
SOCRATE.
Et aussi que chacun est différent de l'autre et identique à lui-même ?
THEETETE.
Oui.
SOCRATE.
Et encore que l'un avec l'autre ils sont deux, mais que chacun est un ?
THEETETE.
Cela aussi.
SOCRATE.
N'es-tu pas aussi en état d'examiner s'ils sont semblables ou dissemblables entre eux ?
THEETETE.
Egalement.
SOCRATE.
Tout cela sur ces deux objets, par le moyen de quoi en acquiers-tu la pensée ? Car ce n'est ni par le moyen de l'ouïe, ni par celui de la vue qu'on peut saisir ce qu'ils ont de commun. En voici une nouvelle preuve : suppose qu'on examine la salinité de l'un et de l'autre, ou leur non salinité, tu pourrais dire, n'est-il pas vrai, par quoi tu en décides : ce n'est ni par la vue, ni par l'ouïe, mais par quelque autre sens.
THEETETE.
Assurément. Par celui dont la langue est l'organe.
SOCRATE.
Tu parles bien. Mais quel moyen te fait connaître ce qui est commun à ces deux objets et à tous les autres, ce que tu appelles en eux être et n'être pas, et tout ce sur quoi je t'interrogeais tout à l'heure ? Par le moyen de quels organes expliques-tu que ce qui sent en nous sente chacune de ces choses ?
THEETETE.
Tu parles de l'être et du non être, de la ressemblance et de la dissemblance, de l'identité et de la différence, et encore de l'unité et des autres nombres ; tu parles évidemment du pair et de l'impair et de tout ce qui en suit et tu me demandes par le moyen de quel organe du corps l'âme les sent.
SOCRATE.
Tu me suis parfaitement, Théétète, c'est cela même que je te demande.
THEETETE.
Bon sang, Socrate, je ne sais que dire, sinon qu'il me paraît pour commencer que nous n'avons point d'organe propre à ces sortes de choses, et qu'il me semble que c'est l'âme elle-même et par elle même qui examine en toutes choses ce qui est commun.
SOCRATE. Tu es beau, Théétète, et non pas laid, comme disait Théodore. Car celui qui parle bien est bon et beau. Tu n'es pas seulement beau, tu es bon de m'épargner un long discours, puisqu'il t'apparaît qu'il y a des choses que l'âme examine elle-même et par elle-même, et d'autres par les moyens du corps. C'était en effet ce qu'il m'apparaissait à moi-même, et je voulais que ce fût aussi ton jugement.
THEETETE.
Eh bien, c'est en effet ce qui m'apparaît.
THEETETE.
Ose donc, bon sang. On te fera grâce aisément des expressions que tu emploieras.
SOCRATE.
As-tu entendu comment on définit aujourd'hui le savoir ?
THEETETE.
Peut-être ; mais je ne m'en souviens pas pour le moment.
SOCRATE.
On dit que savoir, c'est détenir une science.
THEETETE.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Pour nous, faisons un léger changement à cette définition, et disons que c'est posséder une science.
THEETETE.
Quelle différence mets-tu entre l'un et l'autre ?
SOCRATE.
Peut-être n'y en a-t-il aucune. Ecoute pourtant, et pèse avec moi celle que je crois y voir.
THEETETE.
Oui, si j'en suis capable.
SOCRATE.
Il ne me paraît pas que posséder soit la même chose que détenir. Par exemple, si quelqu'un a acheté un habit et ne le porte point, nous ne dirons pas qu'il le détient, mais seulement qu'il le possède.
THEETETE.
Et avec raison.
SOCRATE. Vois s’il est possible de posséder le savoir sans le détenir, comme qui aurait pris à la chasse des oiseaux sauvages, colombes ou autres, et les élèverait dans un colombier construit chez lui. En un sens, nous pourrions dire qu’il les détient toujours, puisqu’il les possède. N’est-ce pas ?
THEETETE. Oui.
SOCRATE. Et en un autre sens nous dirions qu’il n’en détient aucun, mais puisqu’il les a sous la main dans son enclos, qu’il a la puissance de les prendre et de les détenir quand il le voudra, en chassant à chaque fois celui qu’il désire, et à nouveau de le libérer, et qu’il peut le faire aussi souvent qu’il lui plaît.
THEETETE. C’est bien cela.
SOCRATE.
Maintenant, de même que nous avons supposé tantôt dans les âmes je ne sais quelles tablettes de cire, construisons dans chaque âme une sorte de colombier avec toutes sortes d’oiseaux, les uns vivant en colonies séparés les unes des autres, les autres en petit nombre, et quelques-uns uniques et volant au hasard parmi tous les autres.
THEETETE. Le voilà construit, et ensuite ?
SOCRATE. Il faut dire que cette réserve est vide dans l’enfance, et au lieu des oiseaux se représenter des savoirs. Le savoir possédé étant enfermé dans l’enclos, il faut dire que la chose dont on a le savoir on l’a étudiée ou découverte, et que cela est savoir.
THEETETE. Soit.
SOCRATE. Et maintenant, de ces savoirs chasser celui qu’on veut, et en le prenant le détenir et puis le libérer, examine de quels noms désigner ces opérations, des mêmes que dans la première prise de possession ou d’autres ?
1 souvenir + 1 sensation x 1 souvenir + 0 sensation =B
1 souvenir + 1 sensation x 0 souvenir + 1 sensation =C
1 souvenir + 1 sensation x 0 souvenir + 0 sensation =D
1 souvenir + 0 sensation x 1 souvenir + 0 sensation =E
1 souvenir + 0 sensation x 0 souvenir + 1 sensation =F
1 souvenir + 0 sensation x 0 souvenir + 0 sensation =G
0 souvenir + 1 sensation x 0 souvenir + 1 sensation =H
0 souvenir + 1 sensation x 0 souvenir + 0 sensation =I
0 souvenir + 0 sensation x 0 souvenir + 0 sensation =J
SOCRATE.
Assurément. Mais dis-moi par où tu distingues ce qui est objet de science de ce qui ne peut pas l'être. Je verrai par là si nous avons entendu l'un et l'autre la même chose.
THEETETE.
Je ne sais si je m'en acquitterai bien. Mais il me semble que si un autre me le disait, je pourrais le suivre aisément.
SOCRATE.
Ecoute donc un songe pour un autre songe. Je crois avoir aussi entendu dire à quelques-uns que les éléments primitifs dont l'homme et l'univers sont composés, seraient sans raison, que chaque élément pris en lui-même ne pourrait que se nommer. Il serait impossible d'en dire rien de plus, ni pour ni contre, car ce serait déjà lui attribuer l'être ou le non être. Il ne faudrait rien ajouter à l'élément, si on veut parler de lui seul, qu'on ne devrait pas même y joindre ces mots : "le, ce, celui-ci, chaque, seul", ni beaucoup d'autres semblables. En effet ils n'ont rien de fixe, ils s'appliquent à toutes choses, et sont toujours par quelque côté différents de ceux à qui on les joint. Il faudrait énoncer l'élément en lui-même, si cela était possible, et s'il avait une raison qui lui fût propre, au moyen de laquelle on pût l'énoncer sans le secours d'aucune autre chose. Mais il serait impossible de rendre raison d'aucun des premiers éléments, on ne pourrait que les nommer simplement, parce qu'ils n'ont rien en plus du nom. Au contraire pour les êtres composés de ces éléments, comme il y a une combinaison de principes, il y en aurait aussi une de noms qui permettrait alors la raison, car celle-ci résulterait essentiellement de l'assemblage des noms. Ainsi les éléments n'auraient pas de raison, ne seraient pas connaissables, mais seulement sensibles, tandis que les composés seraient connaissables, exprimables, et objets d'une opinion vraie. Par conséquent, quand on porte sur quelque objet une opinion vraie, mais dénuée de raison, l'âme à la vérité penserait juste sur cet objet, mais ne le connaîtrait pas, parce qu'on n'a point la science d'une chose tant qu'on n'en peut ni donner ni entendre la raison. Mais lorsqu'on joint la raison à l'opinion vraie, on serait alors en état de connaître, et on aurait tout ce qui est requis de la science. Est-ce ainsi que tu as entendu ce songe, ou de quelque autre manière ?
THEETETE.
Précisément ainsi.
SOCRATE.
Eh bien, es-tu d'avis qu'on définisse la science, une opinion vraie avec raison ?
THEETETE.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Quoi donc, Théétète, aurions-nous ainsi découvert en ce jour ce que tant de sages ont cherché depuis longtemps, arrivant aux portes du tombeau avant de l'avoir trouvé ?
THEETETE.
Pour moi, Socrate, il me semble que cette définition est bonne.
SOCRATE.
Il est vraisemblable en effet qu'elle l'est. Car quelle science pourrait-il y avoir hors de l'opinion vraie accompagnée de raison ? Il y a pourtant dans ce qu'on vient de dire un point qui me déplaît.
THEETETE.
Quel est-il ?
SOCRATE.
Celui-là même qui paraît le mieux dit, savoir, que les éléments ne peuvent être connus, et que les composés peuvent l'être.
THEETETE.
Cela n'est-il pas juste ?
SOCRATE.
Il faut voir. Aussi bien nous avons pour garants de cette opinion les exemples sur lesquels son auteur s'appuie.
THEETETE.
Quels exemples ?
SOCRATE.
Les éléments des lettres et les syllabes. Penses-tu que l'auteur de cette opinion eût en vue autre chose, lorsqu'il disait ce que nous venons de rapporter ?
THEETETE.
Non, rien autre chose.
SOCRATE.
Attachons-nous donc à cet exemple, et examinons-le. Ou plutôt voyons si c'est ainsi ou autrement que nous avons nous-mêmes appris les lettres. Et d'abord les syllabes auraient une raison, et leurs éléments n'auraient pas de raison ?
THEETETE.
Probablement.
SOCRATE.
Je pense tout comme toi. Si donc quelqu'un t'interrogeait sur la première syllabe de mon nom en cette manière : Théétète, dis-moi, qu'est-ce que SO ? que répondrais-tu ?
THEETETE.
Que c'est une S et un O.
SOCRATE.
N'est-ce point là la raison de cette syllabe ?
THEETETE.
Oui.
SOCRATE.
Dis-moi de même quelle est la raison de l'S.
THEETETE.
Comment pourrait-on te nommer les éléments d'un élément ? L'S, Socrate, est une consonne, un simple bruit que forme la langue en sifflant. Le B n'est ni une voyelle, ni même un bruit, non plus que la plupart des lettres. De sorte qu'on est très fondé à dire que les éléments sont sans raison, puisque les plus sonores d'entre eux, au nombre de sept, n'ont que la voix, et n'admettent aucune raison.
SOCRATE.
Voilà donc, mon cher ami, relativement à la science, un point où nous avons réussi.
THEETETE.
Il me semble.
SOCRATE.
Quoi ? avons-nous bien démontré que l'élément ne peut être connu, et que la syllabe le peut être ?
THEETETE.
Il y a toute apparence.
SOCRATE.
Dis-moi. Entendons-nous par syllabe les deux éléments qui la composent, ou plusieurs s'ils sont plus de deux ? ou bien est-elle une certaine forme unique née de leur assemblage ?
THEETETE.
Il me paraît que nous entendons le tout.
SOCRATE.
Vois ce qu'il en est de ces deux, le S et le O font ensemble la première syllabe de mon nom. N'est-il pas vrai que celui qui connaît cette syllabe, connaît ces deux éléments ?
THEETETE.
Sans doute.
SOCRATE.
Il connaît donc l'S et l'O ?
THEETETE.
Oui.
SOCRATE.
Quoi ? il ignorerait chacun, et n'en connaissant aucun il les connaîtrait tous deux ?
THEETETE.
Ce serait étrange et absurde, Socrate.
SOCRATE.
S'il est indispensable de connaître l'un et l'autre, pour les connaître tous deux, il est de toute nécessité pour quiconque doit connaître une syllabe, d'en connaître auparavant les éléments. Cela étant, notre beau discours s'évanouit et s'échappe de nos mains.
THEETETE.
Oui, vraiment, et tout à coup.
SOCRATE.
Tu éprouves, mon cher Théétète, les douleurs de l'enfantement, douleurs de plein, non de vide.
THEETETE.
Je n'en sais rien, Socrate. Je t'ai dit ce qui se passe en moi.
SOCRATE.
Tu te moques : n'as-tu pas entendu dire que je suis fils d'une sage-femme habile et renommée, Phénarète ?
THEETETE.
Je l'ai ouï dire.
SOCRATE.
T'a-t-on dit aussi que j'exerce le même art ?
THEETETE.
Jamais.
SOCRATE.
Sache donc que rien n'est plus vrai. Mais, mon ami, ne vas pas me dénoncer à d'autres. Car personne ne me connaît ce talent, et, comme on ignore cela de moi, on n'en parle pas. On dit seulement que je suis bien le plus étrange des hommes, et que je me plais à mettre tout le monde en difficulté. Ne l'as-tu pas déjà entendu dire ?
THEETETE.
Souvent.
SOCRATE.
Et veux-tu en savoir la raison ?
THEETETE.
Volontiers.
SOCRATE.
Rappelle-toi bien toutes les pratiques des sages-femmes, et tu comprendras plus facilement où j'en veux venir. Tu sais bien qu'aucune d'elles ne se mêle d'accoucher les autres femmes, tant qu'elle peut elle-même avoir des enfants, et qu'elles ne font ce métier que quand elles ne sont plus capables de concevoir ?
THEETETE
En effet.
SOCRATE.
On dit qu'Artémis est à l'origine de cela, car sans enfanter elle-même elle préside aux accouchements. Elle n'a pas pu confier cet emploi aux femmes stériles, la nature humaine étant trop faible pour pratiquer un art où elle n'aurait aucune expérience. La déesse a confié ce soin à celles qui, par leur âge, ne sont plus en état de concevoir, honorant en elles ce en quoi elles lui ressemblent.
THEETETE.
Cela me semble convenable.
SOCRATE.
N'est-il pas convenable aussi et nécessaire que les sages-femmes sachent mieux que personne si une femme est enceinte ou non ?
THEETETE.
Sans doute.
SOCRATE.
Elles peuvent même par des remèdes et des incantations éveiller les douleurs de l'enfantement ou les adoucir, conduire les accouchements difficiles, ou bien faire avorter du rejeton, quand elles jugent bon de faire avorter.
THEETETE.
En effet.
SOCRATE.
N'as-tu pas aussi entendu dire qu'elles sont de très habiles entremetteuses, parce qu'elles savent parfaitement distinguer quel homme et quelle femme il convient d'unir pour avoir les enfants les meilleurs ?
THEETETE.
Je ne le savais pas du tout.
SOCRATE.
Eh bien ! sois persuadé qu'elles sont plus fières de ce talent que même de leur adresse à couper le cordon. En effet, penses-y bien. Crois-tu que ce soit le même art, ou deux arts différents, de savoir soigner et cueillir les fruits de la terre, et de distinguer quel terrain convient à tel plant ou à telle semence ?
THEETETE.
C'est le même art.
SOCRATE.
Et par rapport à la femme, crois-tu que l'ensemencement et la récolte soient deux arts différents ?
THEETETE.
C'est invraisemblable.
SOCRATE.
En effet. Mais à cause du commerce malhonnête et inexpert qu'on appelle prostitution, les sages-femmes par respect pour elles-mêmes ne veulent point se mêler des mariages. Elles craignent qu'on ne les soupçonne aussi de faire un métier déshonnête. Il n'appartient pourtant qu'aux sages-femmes de bien assortir les unions conjugales.
THEETETE.
Il est vrai.
SOCRATE.
Tel est l'office des sages-femmes. Mon rôle est plus important. En effet, il n'arrive point aux femmes d'enfanter tantôt de faux enfants, tantôt des vrais, distinction qui serait fort difficile à faire. Mais s'il en était ainsi, le triomphe de l'art de la sage-femme serait alors, n'est-il pas vrai, de savoir distinguer ce qui est vrai en ce genre de ce qui ne l'est pas?
THEETETE.
Je le pense aussi.
SOCRATE.
Eh bien, mon art de l'enfantement est en tous points le même, à cela près que j'aide à la délivrance des hommes et non des femmes, et que je veille à l'accouchement non des corps mais des âmes en travail. Mais ce qu'il y a de plus admirable dans mon art, c'est qu'il peut discerner si la pensée d'un jeune homme va produire un faux et un mensonge, ou porter une vraie semence. J'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes, que par moi-même je suis stérile de sagesse. L'accusation que m'ont adressée bien des gens, que je suis toujours disposé à interroger les autres, mais que jamais moi-même je ne réponds à rien, parce que je n'ai jamais rien de bon à répondre, elle est vraie. La cause en est que le dieu m'impose d'aider les autres à enfanter, et m'empêche de rien enfanter moi-même. De là vient que je ne suis pas du tout un sage, et que je n'ai fait aucune trouvaille qui soit un rejeton de mon âme. Au lieu que ceux qui m'approchent, fort ignorants d'abord pour la plupart, si le dieu les assiste, font à mesure qu'ils me fréquentent des progrès merveilleux qui les étonnent ainsi que les autres. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils n'ont jamais rien appris de moi. Ils font d'eux-mêmes et en eux-mêmes toutes sortes de belles trouvailles et enfantements. Le dieu et moi ne sommes causes que de leur délivrance. La preuve en est que plusieurs qui l'ignoraient et s'attribuaient à eux-mêmes leur avancement, m'ayant quitté plus tôt qu'il ne fallait, soit par mépris pour ma personne soit à l'instigation d'autrui, ont depuis avorté dans toutes leurs procréations, à cause des mauvaises liaisons qu'ils ont contractées. Ils ont mal nourri les rejetons dont je les avais délivrés. Ils ont fait plus de cas du mensonge et du faux que du vrai, et ils ont fini par paraître ignorants à leurs propres yeux et aux yeux d'autrui. De ce nombre est Aristide, fils de Lysimaque, et beaucoup d'autres. Lorsqu'ils viennent de nouveau pour renouer commerce avec moi, et qu'ils font tout au monde pour l'obtenir, le démon né avec moi me défend de converser avec quelques-uns, et me le permet à l'égard de quelques autres. Ceux-ci profitent comme la première fois. A ceux qui s'attachent à moi, il arrive la même chose qu'aux femmes en travail. Jour et nuit ils éprouvent des difficultés et des douleurs d'enfantement plus vives que celles des femmes. Ce sont ces douleurs que je puis réveiller ou apaiser quand il me plaît, en vertu de mon art. Voilà pour les uns. Quelquefois aussi, Théétète, j'en vois qui ne me semblent pas porter de rejeton, et je reconnais qu'ils n'ont aucun besoin de moi. Je m'entremets en leur faveur et, grâce au dieu, je devine assez heureusement auprès de qui je dois les placer pour leur avantage. J'en ai ainsi donné plusieurs à Prodicos, et à d'autres hommes sages et admirables. La raison pour laquelle je me suis étendu sur ce point, mon cher ami, est que je soupçonne, comme tu t'en doutes toi-même, que tu es dans les douleurs de l'enfantement et que tu portes un rejeton. Agis donc avec moi comme avec le fils d'une sage-femme, expert lui-même en cet art. Efforce-toi de répondre du mieux que tu peux à mes questions. Si ayant examiné ta réponse je pense que c'est un faux, et non un vrai, et qu'en conséquence je te l'arrache et le jette, ne t'emporte pas contre moi, comme font au sujet de leurs enfants celles qui sont mères pour la première fois. En effet, mon cher, plusieurs se sont déjà tellement courroucés, lorsque je leur enlevais quelque niaiserie, qu'ils m'auraient véritablement mordu. Ils ne peuvent se persuader que je ne fais rien en cela que par bienveillance pour eux. Ils ne se doutent pas qu'aucun dieu ne veut du mal aux hommes, que je n'agis point ainsi non plus par aucune mauvaise volonté à leur égard. Une loi divine ne me permet aucunement de consentir au mensonge ni de cacher le vrai. Essaie donc de nouveau, Théétète, de me dire en quoi consiste la science. Et ne m'allègue point que cela passe tes forces ; si le dieu le veut et te donne courage, tu en viendras à bout.